11

La route qui montait au village ragyapa avait délibérément été construite de manière à se terminer avant le village proprement dit, à près d’une centaine de mètres, pour culminer dans une vaste clairière où étaient disposées des pierres plates faisant office de plates-formes de déchargement. Le sergent approchait de la clairière quand un petit camion à plateau en sortit à vitesse excessive. Shan entrevit une femme à la vitre. Elle pleurait.

Sur le sentier conduisant au village, un âne tractait une charrette chargée d’un colis épais de forme allongée enveloppé de toile.

À la grande surprise de Shan, Yeshe fut le premier à descendre. De l’arrière du camion, il sortit un sac en jute plein de vieilles pommes et avec un air de résolution farouche commença à remonter la pente. Shan descendit à son tour, tandis que Feng, après un bref coup d’œil au long colis sur la charrette, se dépêchait de verrouiller les portières et de remonter les vitres. En dernier recours, il alluma une cigarette et commença à remplir l’intérieur du véhicule de fumée.

Aux yeux des ragyapa, Shan était un étranger absolu. Ils n’avaient pas l’habitude de voir de Han, morts ou vivants. Ils n’avaient l’habitude de personne, hormis d’eux-mêmes. Il était même rare que d’autres Tibétains s’aventurent jusqu’à eux, sauf pour leur laisser la dépouille d’un être cher accompagnée d’une bourse d’argent ou d’un panier de victuailles en guise de paiement. Près de Lhassa, dans un village de découpeurs, deux soldats avaient été tués pour avoir essayé de filmer leur ouvrage. Près de Shigatsé, des touristes japonais avaient été frappés à coups de tibia et de fémur parce qu’ils s’étaient approchés trop près.

Shan se dépêcha de rattraper Yeshe pour rester sur ses talons.

— Vous donnez l’impression d’avoir un plan bien défini, remarqua-t-il.

— Naturellement. Partir d’ici aussi vite que possible, répondit Yeshe à voix basse.

Un garçon crasseux, à la longue chevelure mal soignée, était assis à même le sol près de la première hutte, occupé à empiler des galets. Il leva les yeux sur les visiteurs et poussa un cri, non pas d’alarme, mais de douleur brutale, comme s’il avait reçu un coup de pied. Une femme sortit aussitôt de l’intérieur de la hutte. D’une main, elle tenait une théière ébréchée, de l’autre, un bébé en équilibre sur la hanche. Elle examina Shan sans croiser ses yeux, en le détaillant lentement des pieds à la tête, comme si elle prenait ses mesures à des fins mystérieuses.

Au-delà de la hutte, autour de la cour centrale du campement, on voyait plusieurs bâtisses. Certaines étaient des huttes montées de bric et de broc, à partir de perches, de planches, voire de carton. Plusieurs, à la surprise de Shan, étaient petites mais substantielles, construites en pierres solides. Un groupe d’hommes travaillaient devant l’une d’elles, occupés à affûter un assortiment de haches et de couteaux.

Tous avaient quelque chose de simiesque : courte taille, bras épais et yeux petits. L’un d’eux se détacha du groupe et s’avança vers Shan en brandissant une hachette. Son regard était vide au point d’en être dérangeant, comme emprunté aux morts. Il remarqua le sac que portait Yeshe et son visage s’adoucit. Deux autres hommes s’avancèrent en ouvrant solennellement les bras. Yeshe leur tendit le sac, et ils le remercièrent par un hochement de tête, en signe de sympathie, avant d’afficher une expression perplexe. L’un d’eux regarda à l’intérieur du petit sac en toile de jute et éclata de rire en en sortant une pomme. Les deux autres se joignirent à lui, s’esclaffant à leur tour, quand il balança la pomme à ceux qui étaient restés assis en cercle. Ce n’était pas le genre de sac que les ragyapa recevaient d’habitude, comprit soudain Shan, ce n’était pas l’un de ces petits colis de mort que même les découpeurs de chairs devaient détester recevoir.

Le geste de Yeshe rompit la tension. D’autres pommes furent lancées, les hommes sortirent des couteaux de poche – les lames plus longues étaient réservées à leurs devoirs sacrés – et commencèrent à distribuer des morceaux de fruit. Shan examina les outils. De petits couteaux aux lames en forme de crochet. De longs couteaux d’écorcheur. Des hachettes grossièrement forgées qui pouvaient être vieilles de deux siècles. La moitié de ces lames auraient pu aisément sectionner la tête d’un homme.

Des enfants firent leur apparition, se pressant pour avoir un fruit. Ils restèrent à l’écart de Shan, mais tournèrent autour de Yeshe, heureux, les yeux comme des billes.

— Nous sommes venus de la librairie en ville, annonça Shan.

Ses paroles n’eurent aucun effet sur les enfants, mais les hommes furent instantanément silencieux. Ils se mirent à chuchoter, puis l’un d’eux se sépara du groupe pour remonter au pas de course la colline derrière le village.

Du bout du doigt, les enfants commencèrent à toucher Yeshe, qui parut soudain s’intéresser à eux de plus près. Il s’agenouilla pour lacer la chaussure d’un petit, examinant au passage les vêtements du gamin, puis toute la troupe lui sauta sur le dos et le fit tomber au sol. Quelques-uns parmi les plus âgés sortirent des jouets, des lames en bois et, avec un rire hystérique, se mirent à pratiquer des mouvements de scie sur ses articulations.

Shan observa un moment la mêlée avant de lorgner vers l’homme qui courait. Il comprit bien vite que sa destination était un gros rocher au sommet de la corniche peu élevée qui surplombait le camp. Shan commença à remonter la piste à son tour, puis il s’arrêta en remarquant les oiseaux : des vautours, pour la plupart, plus d’une douzaine, qui tournoyaient haut dans le ciel. D’autres oiseaux de proie, grands et petits, étaient perchés sur des arbres rabougris en bordure du sentier. Ils paraissaient étrangement dans leur élément, à croire que le village leur appartenait autant qu’aux ragyapa. Ils regardèrent passer le coureur avec une curiosité tranquille.

On appelait cela les funérailles de plein ciel. Le moyen le plus rapide de rompre les liens terrestres de sa propre existence. Dans certaines parties du Tibet, on abandonnait les cadavres pour les laisser dériver au fil des rivières, ce qui expliquait pourquoi le poisson était tabou. Shan avait entendu dire que dans les régions encore fortement liées à l’Inde, l’immolation se pratiquait toujours. Cependant, dans la majeure partie du Tibet, pour le bouddhiste fervent, il n’existait qu’une seule manière de disposer de la chair qui restait quand une incarnation était arrivée à son terme. Les Tibétains ne pouvaient pas vivre sans les ragyapa. Mais ils ne pouvaient pas vivre avec eux.

Un homme apparut au sommet de la corniche à l’approche du coureur. Il tenait à la main un long bâton muni à une extrémité d’une large lame. Entre deux âges, il portait une casquette militaire d’hiver, dont les rabats d’oreilles matelassés pendaient telles deux ailes de chaque côté de son visage. Shan, qui se méfiait des volatiles, s’assit sur le gros rocher et attendit. L’homme examina Shan d’un regard soupçonneux en s’approchant.

— Pas de touristes ! aboya-t-il d’une voix haut perchée. Faut vous en aller !

— La fille de la librairie. Elle vient de ce village, annonça Shan de but en blanc.

L’homme prit un air sinistre avant d’abaisser sa lame. Il sortit un chiffon et commença à essuyer des parcelles de matière rose et humide, l’œil rivé à Shan et non sur sa lame pendant l’ouvrage.

— C’est ma fille, reconnut-il. Je n’ai pas honte.

L’aveu était grave, et ne manquait pas de bravoure.

— Nul besoin de honte. Mais ce fut une surprise de trouver l’une des vôtres travaillant en ville.

Shan savait qu’il n’était pas nécessaire de parler de permis de travail. Le fait de savoir qu’il avait éventé le mensonge était la seule raison pour laquelle l’homme lui adressait la parole. L’homme changea de contenance, et son expression de défi céda la place à une résolution farouche.

— Ma fille est une bonne travailleuse. Elle mérite une chance.

— Je ne suis pas venu ici pour parler de votre fille. Je suis venu vous parler des affaires qui lient votre famille au vieux sorcier.

— Nous n’avons pas besoin de sorciers.

— Khorda lui fournit des charmes. Et je pense que c’est ici qu’elle les apporte.

L’homme pressa le poing contre la tempe, comme saisi d’une douleur soudaine.

— Il n’est pas illégal de demander des charmes. Plus maintenant.

— Mais vous essayez malgré tout de le cacher, et vous demandez à votre fille de les acheter.

Le ragyapa réfléchit soigneusement.

— Je l’aide à s’en sortir. Un jour, elle aura sa propre boutique.

— Une boutique peut coûter beaucoup d’argent.

— Encore cinq ans. J’ai tout calculé. Les ragyapa ont les emplois les plus stables de tout le Tibet.

C’était là une bien vieille plaisanterie.

— Est-ce que Tamdin est venu ici ? Est-ce la raison pour laquelle vous avez besoin de charmes ?

Ou est-ce que Tamdin vit ici ? devrait-il peut-être demander. Cela pouvait-il vraiment être aussi simple ? Les ragyapa, amers et oubliés de tous, devaient détester le monde, et plus particulièrement ses représentants officiels. Et qui était le plus qualifié pour le travail de boucherie exécuté sur le procureur Jao ? Ou pour découper le cœur de Xong De du ministère de la Géologie ?

— Les charmes ne sont pas pour ici, avoua l’homme après un soupir.

— Alors pour où ? Pour quoi ? Vous voulez dire que vous les revendez à quelqu’un d’autre ?

— Ce ne sont pas des choses dont il faut parler.

L’homme essuya à nouveau sa lame, d’un geste chargé de menace.

— Est-ce que vous les vendez ? répéta Shan. Est-ce ainsi que vous allez lui payer sa boutique ?

L’homme leva la tête vers les oiseaux qui tournoyaient dans le ciel. Un village ragyapa serait l’endroit parfait pour commettre un meurtre, comprit Shan. Comme d’abattre son officier sur un champ de bataille parce qu’on le hait. Un corps, ici, deviendrait vite impossible à différencier des autres corps.

L’homme ne réagit pas. Il se retourna vers le village où les habitants l’observaient toujours. Il aboya un ordre et tous se remirent à l’ouvrage sur leurs outils. Yeshe, étrangement, continuait à chahuter avec les enfants.

Shan étudia à nouveau le personnage. Il était plus âgé que les autres et était, apparemment, le chef du village.

— Je veux juste savoir qui. Quelqu’un doit se sentir trop gêné, ou avoir trop peur, pour aller demander les charmes directement. Est-ce quelqu’un du gouvernement ?

L’homme se détourna.

— Mes questions pourraient venir à l’esprit d’autres personnes, poursuivit Shan dans son dos. Qui auraient d’autres moyens de persuasion.

— Vous voulez parler de la Sécurité publique ? chuchota l’homme.

Son visage donna l’impression de se briser en morceaux lorsqu’il prononça les deux mots. Il ne faisait aucun doute que le bureau serait bien plus intéressé que Shan par le permis de travail de sa fille. Il baissa la tête et contempla le sol.

Shan lui dit son nom. Le chef releva la tête, surpris : il n’était pas habitué à de tels gestes.

— On m’appelle Merak, dit-il à son tour, d’une voix hésitante.

— Vous devez être très fier de votre fille.

Merak examina Shan d’un nouvel œil.

— Quand j’étais un petit garçon, je n’ai jamais compris pourquoi personne ne voulait me laisser approcher. J’allais jusqu’aux abords de la ville et je me cachais, rien que pour observer les autres en train de jouer. Vous savez qui était mon meilleur ami ? Un jeune vautour. Je l’avais dressé pour venir jusqu’à moi quand je l’appelais. C’était la seule chose qui avait confiance en moi, qui m’acceptait tel que j’étais. Un jour que je l’ai appelé, il y avait un aigle qui attendait. Il a tué mon ami. Il l’a arraché et l’a emporté dans les airs, parce que lui me surveillait, et pas le ciel.

— Il est difficile de mériter la confiance de quelqu’un.

— Nous aussi nous sommes des vautours. C’est ce que le monde pense de nous. Ça faisait rigoler mon père. Il disait toujours : « C’est ça, l’avantage que nous avons sur les autres. Nous savons exactement qui nous sommes. »

— Quelqu’un vous a demandé d’acheter un charme. Quelqu’un qui pense avoir offensé Tamdin.

Merak embrassa du geste les bâtiments en contrebas.

— Pourquoi aurions-nous besoin d’eux ?

— Les ragyapa ne croient pas aux démons ?

— Les ragyapa croient aux vautours.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— D’abord, dites-moi.

— Vous dire quoi ?

— Vous venez de ce monde-là, déclara Merak, avec un signe de tête vers la vallée. Dites-moi que vous ne croyez pas aux démons.

Retentit un bruit de bagarre, un peu plus haut sur la piste. Shan leva la tête pour instantanément le regretter. Deux vautours se disputaient une main humaine, en tiraillant comme deux lutteurs à la corde.

Shan regarda un instant ses propres mains, ses doigts frottant ses cals.

— Je vis depuis trop longtemps pour affirmer cela.

Merak acquiesça d’un air entendu avant de reconduire Shan en silence jusqu’au village.

— La mine américaine, dit Shan à Feng.

Il y avait un autre ragyapa là-bas, se rappela-t-il, qui escaladait les hautes crêtes où habitait Tamdin.

Yeshe, sur la banquette arrière, tendit une chaussette d’enfant à Shan comme s’il s’agissait d’un trophée.

— Vous n’avez pas vu ? interrogea-t-il avec un grand sourire entendu.

— Vu quoi ?

— Les fournitures militaires disparues dont je faisais le recensement pour le directeur Zhong. Les casquettes, les chaussures, les chemises. Et tout le monde portait des chaussettes vertes.

— Je ne comprends pas, avoua Shan.

— Les fournitures égarées. C’est ici qu’elles sont. Ce sont les ragyapa qui les ont.

 

— Non, lança Shan lorsqu’ils quittèrent la grand-route pour s’engager sur la voie d’accès à la Source de jade. La mine américaine.

— Très bien, acquiesça le sergent Feng. Rien qu’un arrêt. Pas longtemps.

Il se rangea près du réfectoire et, à la surprise de Shan, lui ouvrit la portière et attendit.

— Pas longtemps, répéta-t-il.

Shan suivit, perplexe, puis se souvint.

— Vous parliez au lieutenant Chang.

Feng grogna sans vouloir répondre.

— A-t-il été réaffecté ? On ne le voit pas beaucoup à la 404e.

— Dans un lieu complètement bouclé ? Avec deux cents commandos de la frontière campés sur place ? Quel est l’intérêt ?

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Bavarder, c’est tout. Il m’a parlé d’un raccourci pour rejoindre la mine américaine.

Dans le réfectoire, de petits groupes de soldats prenaient le thé. Feng inspecta la salle puis il conduisit Shan vers trois hommes qui jouaient au mah-jong dans le fond.

— Meng Lau ! s’écria-t-il.

Deux hommes redressèrent la tête à son appel et se mirent au garde-à-vous. Le troisième, qui leur tournait le dos, éclata de rire et déposa un domino. Les deux premiers se reculèrent lorsque Feng posa la main sur l’épaule du dernier joueur. Surpris, l’homme jura et se retourna. Il était jeune, presque encore adolescent, avec des cheveux graisseux et des paupières tombantes sur des yeux sans lumière. Des écouteurs dont l’arceau passait sous son menton lui couvraient les oreilles.

— Meng Lau, répéta Feng.

Le rictus méprisant qu’affichait le soldat disparut. Il baissa lentement ses écouteurs. Shan déboutonna une poche et lui montra le papier fourni par le directeur Hu.

— Vous avez signé ça ?

Meng regarda Feng et hocha lentement la tête. Il avait un défaut à l’œil gauche qui bougeait sans se poser sur rien, comme s’il était artificiel.

— Est-ce le directeur Hu qui vous l’a demandé ?

— Le procureur est venu, c’est lui qui voulait, répondit nerveusement Meng en se levant.

— Le procureur ?

Meng acquiesça à nouveau.

— Il s’appelle Li.

— Donc vous avez signé un papier pour Li et un pour Hu ?

— J’en ai signé deux.

Ainsi, c’était donc vrai, se rendit compte Shan. Li Aidang était en train de constituer un dossier séparé. Mais pourquoi se donner le mal de fournir à Shan un duplicata de la déposition ? Pour s’assurer qu’il en termine le plus vite possible ? Pour le tromper ? Ou peut-être pour le prévenir que Li aurait toujours une étape d’avance ?

— Et les deux disaient la même chose ?

Le soldat se tourna vers Feng, d’un air hésitant, avant de répondre.

— Naturellement.

— Mais qui a écrit les mots sur le papier ? demanda Shan.

— Ce sont mes mots à moi, dit Meng en reculant d’un pas.

— Avez-vous vu un moine cette nuit-là ?

— C’est ce que dit la déposition.

Un instant, Feng parut complètement démonté par la réponse. Avant que la colère n’embrase son visage.

— Espèce de foutu morveux ! aboya-t-il. Réponds-lui sans finasser !

— Étiez-vous de service cette nuit-là, soldat Meng ? demanda Shan. Vous n’étiez pas inscrit au rôle des gardes.

Le jeune soldat commença à tripatouiller ses écouteurs.

— Parfois on s’échange.

La main de Feng sortit de nulle part et gifla le soldat sur la bouche.

— L’inspecteur t’a posé une question.

Shan regarda Feng avec surprise. Inspecteur. Meng le lorgna à son tour, d’un œil vide, comme s’il avait l’habitude d’être frappé.

— Avez-vous vu un moine cette nuit-là ? demanda à nouveau Shan.

— Je suis témoin au procès et je crois qu’à cause de ça je ne dois parler à personne.

La colère monta à nouveau au visage de Feng, pour s’évanouir aussi vite, non sans que le soldat s’en aperçoive et batte en retraite.

— C’est politique, marmonna-t-il, avant de prendre la fuite.

Feng le suivit des yeux : il n’avait pas l’air furieux, mais blessé.

 

Le sergent conduisait, l’air morose, en faisant grincer les vitesses, freinant à peine dans les croisements, jusqu’à ce qu’ils entament la longue montée de la griffe nord en direction de la mine américaine.

— Tenez, finit-il par marmonner en sortant un sachet en cellophane de sa poche. Des pépins de citrouille.

Il tendit le sachet à Shan.

— C’est des bons. Et pas les merdes moisies qu’on trouve au marché. Salées. Les ai eus à l’intendance.

Ils se mirent à mâcher les pépins, lentement et en silence, comme deux vieillards sur un banc dans un parc de Pékin. Avant longtemps, Feng commença à se pencher sur son volant pour surveiller l’accotement de la route.

— Chang a dit qu’on gagnerait une heure, annonça Feng lorsqu’il s’engagea sur une piste cabossée et creusée de ravines qui méritait à peine le nom de sentier chevrier. Comme ça, retour pour la cantine du soir.

Cinq minutes plus tard, ils suivaient la piste qui montait vers la crête d’une corniche abrupte. À droite, à moins d’un mètre de leurs pneus, le chemin s’arrêtait sur une falaise presque perpendiculaire qui se terminait sur des éboulis de pierres plusieurs centaines de mètres en contrebas.

— Comment cette piste pourrait-elle nous conduire aux Américains ? demanda Yeshe d’un ton inquiet. Il faudrait qu’elle franchisse ce précipice.

— Pique un somme, grommela Feng. Épargne ton énergie pour tout le boulot qui t’attend à ton retour à la 404e.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Yeshe, soudain alarmé.

— J’ai fait comme tu m’as demandé, j’ai parlé à la secrétaire du directeur de la prison. Elle a répondu que personne ne travaille aux ordinateurs. Le directeur leur a dit : mettez le boulot de côté. Il y a quelqu’un qui arrive dans deux semaines.

— Ça pourrait être un autre que moi, protesta Yeshe.

Feng secoua la tête.

— Elle a posé la question à l’un des officiers administratifs. Il a répondu que le petit toutou tibétain du directeur allait revenir.

Un minuscule geignement s’échappa de la banquette arrière. Shan se retourna et vit Yeshe plié en deux, la tête entre les mains. La douleur au cœur, Shan se détourna. Il avait prévenu Yeshe : il était temps pour lui de décider qui il était.

— Là-bas !… s’écria soudain Shan en levant la main alors que le sergent ralentissait.

Il indiqua une série de marques de pneus récentes qui quittaient le sentier pour disparaître au-delà de la crête.

— Nous ne sommes donc pas les seuls à nous servir de ce raccourci, constata Feng.

Des tas de gens s’en servent, songea Shan – comme des Américains cherchant d’anciens mausolées.

Shan ouvrit la portière et fit doucement le tour du camion, d’un pas prudent, en faisant attention au précipice à pic. Il ramassa une tige de bruyère sur les marques au sol et la tendit à Feng.

— Sentez ça. On l’a écrasée il y a moins d’une heure.

— Et alors ?

— Alors, je vais suivre cette piste toute fraîche. Le chemin contourne cette formation rocheuse jusqu’à la crête. Je vous retrouve sur l’autre versant.

Feng plissa le front puis remit le camion en route pour avancer au pas.

Shan remonta la pente en essayant de retrouver ses repères. La caverne aux crânes se trouvait à moins de deux kilomètres. Ce chemin était-il l’accès utilisé par les Américains pour rejoindre discrètement la caverne ? Fowler et Kincaid avaient-ils été assez stupides pour retourner au mausolée ? À l’approche du sommet, il entendit un bruit étrange. Des cloches. Non, des tambours. Quelques pas plus loin, il se rendit compte qu’il s’agissait de musique. Du rock’n’roll. Arrivé en haut de la crête, il s’accroupit pour se reculer bien vite. Il voyait un camion, mais ce n’était pas celui des Américains. Il était rouge vif.

Il se raisonna et, calmement, avança la tête au-dessus des rochers. Il s’agissait de la grosse Land Rover que conduisait Hu, mais la silhouette au volant, occupée à battre le rythme de la musique, était trop grande pour être Hu.

C’était absurde de se garer là. Rien à y voir et personne à attendre. Même pas un paysage digne de ce nom, car la formation rocheuse coupait une bonne part de la vue en contrebas de la crête. La curiosité fut la plus forte et Shan se releva. Il aperçut deux monticules de terre fraîche derrière les roues arrière du véhicule, à l’arrêt devant un énorme roc rond d’un mètre cinquante de haut posé en équilibre précaire sur le rebord d’un talus qui retombait en pente raide sur la route. Soudain, l’homme à l’intérieur de la Land Rover se redressa et observa avec attention la piste qui montait. Leur propre camion commençait à être visible. La silhouette leva le poing en signe de victoire et emballa le moteur.

— Non ! hurla Shan.

Il se mit à courir vers le véhicule tout-terrain dont les roues tournaient maintenant à pleine vitesse au milieu des projections de terre. Le gros rocher commençait à bouger.

Shan se lança au cœur du nuage de terre, de pierres et de poussière pour venir violemment frapper à la vitre du conducteur. Qui tourna la tête pour le fixer d’un air niais. C’était le lieutenant Chang. Shan le vit qui tendait la main vers le levier de vitesses. Le lieutenant batailla avec ses commandes, et le véhicule donna d’abord l’impression de retomber en arrière avant de bondir en avant. Dans le même mouvement, sous la violence de la poussée, roc et camion dévalèrent le rebord du talus.

Comme au ralenti, Shan regarda Feng qui s’arrêtait avant de sauter de son véhicule en compagnie de Yeshe, à l’instant où le roc passait en trombe à côté d’eux pour disparaître dans le ravin. La Land Rover, suspendue dans les airs, retomba au sol et toucha le talus sur le flanc comme une masse, avant de rouler sur elle-même au long de la pente abrupte, dans un fracas de métal broyé, moteur emballé et roues tournant dans le vide, tandis qu’explosaient les vitres comme des coups de pétard. Elle toucha la route au beau milieu d’un tonneau et atterrit côté conducteur parmi un nuage de poussière, la moitié avant du véhicule suspendue dans le vide.

Shan, hors d’haleine, arriva à la route à l’instant où un bras se levait par la vitre éclatée de la portière passager. Il vit Chang, le front barbouillé de sang, qui commençait à se tracter pour s’extraire du véhicule. La musique continuait de jouer. Le lieutenant s’immobilisa et cria à Feng, à trois mètres de là, de venir à son aide. On entendit alors un geignement de métal et un bruit de cassure. Chang hurla quand la Land Rover dégringola de quelques dizaines de centimètres dans le vide pour se stabiliser à nouveau. La colère monta au visage de Chang.

— Sergent ! gueula-t-il. Faites-moi…

Il ne termina jamais sa phrase. La Land Rover bascula soudain et disparut du paysage. Ils continuèrent à entendre la musique pendant sa chute.

 

Ils n’échangèrent pas une parole en redescendant la piste en marche arrière pour rejoindre la route principale. Le visage de Feng s’était assombri, le sergent nageait en pleine confusion. Sa main tremblait sur le volant. Il avait beau essayer de se voiler la face, il ne pourrait nier la vérité : Chang avait bien essayé de le tuer.

Lorsqu’ils quittèrent finalement la crête au-dessus de la mine de bore, Shan fit signe à Feng de s’arrêter. Sur une rive à cent mètres au-dessus du fond de la vallée, il aperçut un mausolée qu’il n’avait pas vu lors de leur première visite. Des drapeaux de prières battaient au vent autour d’un cairn. Certains n’étaient que des morceaux de tissu de couleur. D’autres étaient d’énormes bannières couvertes de prières peintes que les Tibétains appelaient les cheveux du vent.

— Je veux des renseignements sur ce mausolée, dit-il à Yeshe et à Feng tandis qu’ils garaient le camion. Trouvez un moyen d’aller là-haut. Essayez de savoir qui sont ceux qui l’ont construit et d’où ils viennent.

Yeshe releva la tête vers le mausolée, absolument fasciné, et commença à gravir la pente à flanc de coteau sans regarder derrière lui. Feng jeta à Shan un coup d’œil peu amène, haussa les épaules, vérifia le chargement de son pistolet et se mit à trottiner sur les pas de Yeshe.

Le bureau de la mine était presque vide. La femme qui servait le thé était assoupie sur un tabouret, appuyée contre le mur. Deux hommes en tenue de travail maculée de boue étaient assis à la grande table, collés l’un à l’autre tels deux conspirateurs. L’un d’eux salua Shan d’un signe de tête en le voyant approcher. C’était Luntok, l’ingénieur ragyapa. La porte rouge sur l’arrière était de nouveau fermée. On entendait néanmoins des bruits de voix et le ronronnement étouffé d’équipements électroniques.

Les deux hommes relevaient des mesures sur l’une des cartes polychromes que Shan avait déjà vues. Un rectangle bleu occupait son centre, sous des rangées de rectangles bleu-vert plus petits. Soudain Shan reconnut les images.

— Ce sont les bassins, n’est-ce pas ? Jamais encore je n’avais vu de telles cartes, s’émerveilla-t-il. Est-ce que vous les fabriquez ici ?

Luntok releva la tête avec un grand sourire.

— C’est mieux qu’une carte. C’est une photographie prise du ciel. Par satellite.

Shan fixait l’image, abasourdi. La photographie par satellite ne dépassait pas, à proprement parler, son imagination, mais ce qu’il avait sous les yeux était au-delà de tout ce qu’il pouvait espérer. Le Tibet existait désormais tout à la fois dans ses nombreux et différents siècles.

— Il faut que nous soyons avertis de la fonte des neiges, expliqua Luntok. Des débits des rivières. Des avalanches au-dessus de nous. Des conditions des routes pour le départ de nos expéditions. Sans ces clichés, il nous faudrait des équipes de surveillance dans les montagnes toutes les semaines.

Luntok montra les lacs d’exploitation, les bâtiments du camp, et un groupe de formes géométriques sur la gauche, à l’extrémité de ce qui était les faubourgs de la ville de Lhadrung. Il suivit du doigt le contour de la grande digue à l’entrée de la gorge du Dragon avant de ramasser la carte et de montrer une deuxième photo, prise précédemment.

— Ça, c’est il y a deux semaines, juste avant que la construction soit terminée.

Shan vit les taches de couleur qui devaient être des engins d’équipement près du centre de la digue brune.

— Mais comment obtenez-vous ces clichés ?

— Il y a un satellite américain et un satellite français. Nous avons des abonnements. La surface de la Terre est divisée en secteurs, dans un catalogue. Nous pouvons commander un cliché par section numérotée. Il est transmis à notre console, dit-il en pointant le pouce vers la porte rouge.

— Mais l’armée… commença Shan.

— Il y a une licence, expliqua patiemment Luntok. Tout est légal.

Une licence pour permettre à une entreprise occidentale de mettre en œuvre un équipement capable de repérer du ciel mouvements de troupes, exercices aériens et installations militaires aussi facilement qu’il pouvait repérer des accumulations de neige. Que les Américains aient obtenu un tel permis d’exploitation au Tibet tenait du prodige.

Shan trouva la route menant à la mine, visible sous la forme d’une minuscule ligne grise s’étirant en méandres qui pénétraient, pour en ressortir un peu plus loin, dans les ombres projetées par les sommets. Il trouva la route venant du nord, vers le gompa de Saskya, et finalement le chantier de travail de la 404e. Le nouveau pont était un étroit tiret qui tranchait sur le serpentin de grisaille de la gorge du Dragon.

Shan s’assit à côté de Luntok.

— Je suis allé au village ragyapa, annonça-t-il.

Le voisin de Luntok se raidit et jeta un coup d’œil à l’ingénieur qui continuait à étudier les cartes sans réagir. Il attrapa son chapeau et quitta le bâtiment.

— J’ai parlé à Merak. Connaissez-vous Merak ?

— C’est une petite communauté, fit laconiquement remarquer Luntok.

— Ça doit être difficile.

— Pour nous, il y a maintenant des quotas. J’ai été autorisé à suivre les cours de l’université. J’ai un bon travail.

— Je voulais dire pour eux. Voir ainsi certains d’entre eux, ici et en ville, en sachant malgré tout que la plupart ne parviendront jamais à se sortir de là où ils sont.

Les yeux de Luntok se rétrécirent, mais il ne releva pas pour autant la tête de la carte photographique.

— Les ragyapa sont fiers de leur travail. C’est une tâche sacrée qui leur est confiée, la seule pratique religieuse qui ait été autorisée à se poursuivre sans restriction.

— Ils paraissent ne manquer de rien. Des enfants heureux. Pleins de vêtements chauds.

Comme si le commentaire de Shan était le signal qu’il attendait, Luntok prit sa propre casquette et se leva.

— On considère que c’est un signe de mauvais augure que de sous-payer un ragyapa, annonça-t-il à Shan avec circonspection avant de pivoter sur les talons et de sortir.

Que les ragyapa aient eu les moyens d’exécuter le meurtre de Jao, Shan n’en doutait nullement. Les fournitures militaires avaient-elles été une récompense ? Si oui, quelqu’un avait payé les trancheurs de chairs pour tuer Jao. Quelqu’un qui avait un droit de regard sur les fournitures militaires. Shan se recula de la table et examina la pièce. La femme ronflait maintenant. Elle était seule. Shan alla à la porte rouge et l’ouvrit.

Des terminaux d’ordinateur, quatre au total, dominaient la pièce. Quelques bols, restes d’un repas, aux rebords desquels s’accrochaient encore des nouilles, étaient posés sur une grande table de conférence. Deux Chinois habillés à l’occidentale, dont l’un arborait une casquette de base-ball tirée bas sur le front, étaient assis en train d’étudier des catalogues sur papier couché en sirotant du thé. Un rock’n’roll occidental sortait d’un équipement audiophonique de prix. Au bureau en coin était assis Kincaid, en train de nettoyer son appareil photo.

— Camarade Shan, lança une voix familière depuis le fond de la pièce.

Li Aidang se leva d’un canapé.

— Si seulement j’avais su, je vous aurais invité à faire la route avec moi.

Il montra la table du geste.

— Nous avons une réunion-déjeuner deux fois par mois. Le comité de direction.

Shan tourna lentement autour de la pièce. Sur le dessus d’un haut-parleur était posé un boîtier de cassette vide : The Grateful Dead. Peut-être, songea Shan sans remords, était-ce ce que Chang écoutait tout en plongeant avec son camion dans l’abîme. Li sortit un Coca-Cola d’un petit réfrigérateur.

Des cartes photographiques occupaient un mur. Des photos étaient punaisées à un autre : encore des études de visages tibétains, dénotant la même sensibilité que sur celles que Shan avait vues dans le bureau de Kincaid. Li offrit le Coca à Shan.

— J’ignorais que le bureau du procureur s’intéressait à l’exploitation des mines, dit Shan, qui reposa la boîte sur la table sans l’ouvrir.

— Nous sommes le ministère de la Justice. La mine est le seul investissement étranger du district. Le gouvernement du peuple doit faire en sorte qu’il soit une réussite. Il y a tant de problèmes à régler. L’organisation de la main-d’œuvre. Les permis d’exportation. Les permis d’échange avec l’étranger. Les permis de travail. Les permis pour l’environnement. Le ministère doit être consulté pour les diverses approbations relevant de ces domaines.

— Je ne savais pas que le bore était un produit important.

L’adjoint du procureur afficha un large sourire généreux.

— Nous voulons que nos amis américains soient heureux. Un tiers des royalties restent dans le district. Après trois années de production, nous pourrons construire une nouvelle école. Au bout de cinq, peut-être une nouvelle clinique.

Shan alla jusqu’à un des moniteurs d’ordinateur, le plus proche de Kincaid. Des nombres défilaient sur l’écran.

— Vous connaissez notre ami, le camarade Hu, déclara Li en montrant le premier des deux hommes à la table.

Hu offrit à Shan la parodie de salut sur laquelle il l’avait laissé dans le bureau de Tan. Shan ne l’avait pas reconnu sous sa casquette. Il examina le directeur de la Géologie de plus près. Hu était-il surpris de le voir ?

— Camarade inspecteur, le salua sèchement Hu, ses petits yeux de scarabée fixant Shan un instant avant de se reporter sur le catalogue.

Celui-ci offrait des photos de couples blonds souriants, debout dans la neige, et vêtus de chandails aux couleurs vives.

— Vous donnez toujours des leçons de conduite, camarade directeur ? demanda Shan en essayant de paraître distrait par la console.

Hu éclata de rire. Li désigna le second homme, silhouette athlétique et élégante qui se tenait debout pour mieux examiner Shan.

— Le commandant appartient à l’armée frontalière, expliqua Li en lançant à Shan un regard entendu. Ses ressources sont parfois utiles pour notre projet.

Le commandant, rien de plus. La première impression de Shan fut que l’individu en question était tellement briqué de partout qu’on aurait pu le croire sorti des pages du catalogue. Lorsqu’il se tourna vers lui, Shan aperçut la crevasse de tissu cicatriciel qui courait sur la joue gauche, séquelle d’une blessure par balle. Les lèvres se retroussèrent en signe de bienvenue mais les yeux restèrent sans vie. Une insolence tout à fait familière. Le commandant, décida Shan, appartenait au bureau de la Sécurité publique.

— Quel équipement fascinant ! lança Shan d’un ton absent en continuant à traîner dans la pièce. Plein de surprises.

Il s’arrêta devant les photographies.

— Un triomphe du socialisme, fit remarquer le commandant d’une voix juvénile que contredisait son allure.

Tyler Kincaid salua Shan d’un lent signe de tête sans prononcer un mot. Il avait la moitié de l’avant-bras enveloppée d’un grand morceau de gaze maintenu par du sparadrap. La blessure était récente : une ombre de sang séché était visible à travers le pansement.

— Le camarade Shan enquête sur un meurtre, annonça Li au commandant. Il a mené par le passé des campagnes anticorruption à Pékin. C’est à lui que nous devons la fameuse affaire de l’île de Hainan.

L’affaire de l’île de Hainan. Au cours de laquelle Shan avait découvert que des représentants du gouvernement achetaient des cargaisons entières de voitures japonaises – pour une île qui comportait moins de deux cents kilomètres de routes – et les détournaient vers le marché noir en Chine continentale. Elle avait fait de Shan une célébrité l’espace de quelques mois. Mais c’était il y avait quinze ans. D’où l’adjoint du procureur tenait-il ses renseignements ? Du directeur de la prison ? De Pékin ?

Il décida de s’intéresser au commandant de plus près. Celui-ci n’avait pas prêté attention aux propos de Li. En outre, en dépit de son intrusion brutale, Shan n’avait pas vu trace d’interrogation dans ses yeux ni de question dans sa voix : le commandant connaissait déjà l’identité du nouvel arrivé.

— C’est ici que fonctionne votre système de transmissions téléphoniques ? demanda Shan à Kincaid.

L’Américain se leva et s’obligea à sourire.

— Là-bas, répondit-il en indiquant un haut-parleur au-dessus d’une console sur un petit bureau contre le mur. Vous voulez commander une pizza à New York ?

Li et le commandant éclatèrent de rire. Haut et fort.

— Et les cartes ?

— Les cartes ? Nous avons une bibliothèque de référence entière. Des atlas. Des revues d’ingénierie.

— Je veux parler de celles du ciel.

— Stupéfiantes, pas vrai ? l’interrompit Li. La première fois que nous les avons vues, c’était comme un miracle. Le monde apparaît tellement différent.

Il avança jusqu’à Shan et se pencha vers son oreille.

— Nous devons discuter de nos dossiers, camarade. Le procès commence dans quelques jours à peine. Nul besoin de s’embarrasser indûment.

Shan réfléchissait à l’invitation du procureur adjoint quand la porte s’ouvrit pour laisser entrer Luntok, qui fit un signe de tête à Kincaid et se dépêcha de ressortir en laissant la porte ouverte. Kincaid s’étira et invita Shan du geste.

— Cours d’escalade de l’après-midi. Que diriez-vous d’un peu de rappel ?

— Vous grimpez avec votre blessure ?

— Ça ? demanda l’Américain avec bonne humeur en levant le bras. Blessé, mais valide. Je suis tombé sur un morceau de quartz tranchant. Je ne peux pas me laisser arrêter par ça. Faut toujours remonter en selle après une chute, vous savez.

Li rit à nouveau et recula vers le canapé. Hu retourna à ses catalogues. Le commandant alluma une cigarette et, d’un regard aussi acéré qu’un coup de poignard, signifia à l’intrus de quitter la pièce.

Au-dehors, Shan trouva Rebecca Fowler assise sur le capot de son camion, qui contemplait la vallée. Il pensait qu’elle ne l’avait pas remarqué jusqu’à ce qu’elle s’adresse à lui :

— Je n’arrive pas à imaginer ce que ça doit être pour vous.

Il se sentit gêné par la sympathie qu’elle lui manifestait.

— Si je n’avais pas été expédié au Tibet, jamais je n’aurais rencontré de Tibétains, répondit-il.

Elle lui offrit un sourire triste et mit la main à la profonde poche de son gilet en nylon.

— Tenez, dit-elle, en sortant deux livres de poche. C’est juste deux romans en anglais. J’ai pensé que peut-être…

Shan accepta son cadeau avec un petit salut de la tête.

— Vous êtes gentille. La lecture en anglais me manque.

Ces deux livres étaient un vrai trésor, mais il n’eut pas le cœur d’avouer à l’Américaine qu’on les lui confisquerait dès son retour à la 404e. Il s’appuya, dos au camion, et admira les sommets environnants. Les calottes de neige brillaient au soleil de cette fin d’après-midi.

— Les soldats sont partis, fit-il remarquer.

— Ça n’a pas été une de mes plus brillantes idées, répondit Fowler. Ils ont été appelés pour une autre urgence.

— Une urgence ?

— Quelque chose à voir avec le commandant.

Shan se mit à marcher de long en large devant le camion en examinant l’exploitation. Quelqu’un s’était posté sur l’une des digues, le regard tourné vers les montagnes. Il plissa les yeux et reconnut Yeshe. Le sergent Feng était assis sur le capot de leur propre camion. Son champ de vision s’élargit jusqu’au-delà des bâtiments. Shan se figea : derrière la première bâtisse était garé un véhicule familier. Une Land Rover rouge. Une autre Land Rover rouge.

— À qui appartient cette voiture ? demanda-t-il.

Fowler releva les yeux.

— La rouge ? Ça doit être celle du directeur Hu.

Shan résista à l’envie de courir jusqu’au véhicule pour l’inspecter. Les membres du comité pouvaient sortir à tout moment.

— Ces Land Rover. Est-ce qu’elles appartiennent toutes au ministère de la Géologie ?

— Je ne sais pas. Je ne pense pas. J’ai vu que le commandant en conduisait une.

Shan hocha la tête, comme s’il s’attendait à la réponse.

— Qu’est-ce que vous savez sur ce commandant ?

— Un salopard plein de pouvoir, c’est tout. Il me fiche la trouille, répondit l’Américaine.

— Pourquoi siège-t-il à votre comité ?

— Parce que nous sommes très près de la frontière. C’était la condition pour que nous obtenions la licence satellite.

Shan avait le sentiment de connaître cet homme. Une crispation lui déchira le ventre et il se souvint : le signalement que Jigme avait donné de l’homme venu arrêter Sungpo. Un visage tailladé par une profonde cicatrice. Il s’appelait Meh Jah, avait précisé Jigme.

— Et si ce n’était pas Hu qui voulait voir votre permis suspendu ? interrogea Shan, brutalement.

— C’est lui qui a signé la notification.

— Il était forcé de la signer en tant que directeur des mines, mais il se peut que ce soit sur l’ordre d’un autre. Ou un service politique qu’il rendait à quelqu’un.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Fowler, soudain intéressée.

— Je ne sais pas, avoua-t-il en secouant la tête avec découragement. Je dois trouver des réponses, et tout ce que je trouve, ce sont de nouvelles questions.

Son regard se perdit vers les bassins de décantation. Des ouvriers avançaient sur les digues d’un pas décontracté, chargés de pelles et de tuyaux. Yeshe et Feng redescendaient la pente et approchaient des bâtiments.

— Est-ce que quelqu’un – est-ce que vous avez effectué un cérémonial ? Pour vos ouvriers ? questionna Shan.

L’Américaine tourna vers lui un visage douloureux.

— J’avais presque oublié – c’était votre idée, non ? Jamais je n’aurais cru que ça arriverait si vite.

Elle sauta du capot du camion et lui fit signe de la suivre le long des bâtiments.

— Qui est le prêtre qui est venu ?

— On n’a pas cité de nom. Nous n’étions pas censés citer son nom, je crois. Quelqu’un d’âgé. Étrange.

— Quel âge ?

— Pas vieux en tant que tel. Quarante, cinquante ans. Mais vieux tellement il était austère. Comme s’il n’avait pas d’âge. Mince comme un fil. Un ascète.

— Qu’est-ce que vous entendez par étrange ?

— On aurait cru qu’il venait d’un autre siècle. Ses yeux. Je ne sais pas. Parfois il donnait l’impression de ne voir personne. Ou qu’il voyait des choses que nous autres étions incapables de voir. Et ses mains.

— Ses mains ?

— Elles n’avaient plus de pouces.

Sur le côté du dernier bâtiment, face à la vallée, se trouvait un carré, une longueur de bras de côté, un charme constitué d’éléments dissociés, pictogrammes complexes et textes écrits, flanqué de deux poteaux garnis de drapeaux de prières. Yeshe apparut derrière lui et marmonna quelque chose entre les dents, sur le ton d’une prière.

— Puissante magie, chuchota-t-il avec un haut-le-cœur avant de lever son rosaire, en guise de protection, sembla-t-il, et de reculer.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Shan.

Il se rappelait le bâtiment lors de sa dernière visite. Une file de Tibétains s’était formée au-dehors, attendant quelque chose.

— C’est très vieux. Très secret, murmura Yeshe.

— Non, objecta Fowler. Ce n’est pas vieux. Examinez le papier. Il y a des caractères d’imprimerie au dos.

— Les signes sont vieux. Je ne peux pas tous les lire. Même si je le pouvais, je ne serais pas autorisé à les réciter. Ce sont des mots de pouvoir, ajouta Yeshe, sincèrement effrayé. Des mots dangereux. Je ne sais pas qui… la plupart des lamas qui avaient le pouvoir d’écrire de tels mots sont morts. Je n’en connais aucun à Lhadrung.

— S’il venait de loin, il a dû faire très vite, déclara Fowler en regardant Shan.

— Les anciens, ceux qui possédaient ce genre de pouvoir, poursuivit Yeshe, de toute évidence encore sous le choc, impressionné par le charme, ils disaient qu’ils utilisaient le rituel de la flèche pour voler. Ils étaient capables de sauter d’une dimension à l’autre.

Non, fut tenté de répliquer Shan, le charme n’était pas venu de loin. Mais peut-être était-il sorti d’entre les dimensions.

Fowler sourit, mal à l’aise.

— Ce ne sont que des mots.

Yeshe secoua la tête.

— Non, ce ne sont pas que des mots. Vous ne pouvez pas écrire ces mots-là si vous n’avez pas le pouvoir. Non, pas le pouvoir, exactement. La vision. L’accès à certaines forces. Dans les écoles anciennes, on aurait expliqué que si moi, j’essayais d’écrire cela, moi ou un autre sans la formation adéquate…

Yeshe hésita.

— Oui ? demanda Fowler.

— Je volerais en éclats. En milliers de morceaux.

Shan s’approcha et observa le papier.

— Mais qu’est-ce que ça dit ? demanda Fowler.

— Ça parle de mort et de Tamdin.

Elle frissonna.

— Non, reprit Yeshe en se corrigeant. Pas exactement. C’est difficile à expliquer. C’est comme un panneau indicateur pour Tamdin. Qui célèbre ses exploits. Ses exploits, c’est la mort. Mais une bonne mort.

— Une bonne mort ?

— Une mort protectrice. Une mort qui transporte. Ce charme lui offre le pouvoir de toutes les âmes qu’il y a ici pour l’aider à ouvrir la voie vers la lumière. L’édification. Une perception plus grande vers plus de conscience.

— Vous avez parlé de mort.

— Mort et lumière. Parfois les anciens prêtres utilisaient les mêmes mots. Il y a toutes sortes de morts. Toutes sortes de lumières.

Yeshe se tourna vers Shan un instant, comme s’il venait de se rendre compte de ce qu’il avait prononcé.

— Toutes les âmes qu’il y a ici ? demanda Fowler. Nous ?

— Nous tout particulièrement, acquiesça doucement Shan en se rapprochant du charme.

— Personne ne m’a demandé si je voulais offrir mon âme, dit Rebecca Fowler sur le ton de la plaisanterie.

Mais elle ne sourit pas.

Shan passa le doigt sur les éléments du charme. Celui-ci était constitué de trente ou quarante petits feuillets cousus ensemble à l’aide de cheveux humains. Il n’eut pas besoin d’en soulever le rebord pour savoir que les feuillets venaient des registres de la 404e. Il avait assisté à la fabrication du charme.

— Et c’est tout ce qu’a fait ce prêtre ? demanda-t-il.

— Non. Il y a eu autre chose. Il a fait bâtir le mausolée sur la montagne.

Fowler montra à Shan le tumulus de pierres qu’il avait vu peu de temps auparavant.

— Je suis censée aller là-bas ce soir.

— Pourquoi vous ? Pourquoi ce soir ?

Elle ne répondit pas, mais les conduisit dans le bâtiment, un dortoir pour les ouvriers. La pièce d’entrée ressemblait à un foyer ou une salle de jeu, mais elle était abandonnée. Sur les étagères s’entassaient des puzzles, des livres et des jeux d’échecs. Tables et chaises avaient été repoussées contre les étagères aux murs. Dans une gamelle en fer-blanc vide brûlait de l’encens. Une petite table restait au centre de la pièce. S’y trouvait posé un paquet, entouré de lampes à beurre aux flammes vacillantes.

— Luntok l’a trouvée près de l’un des bassins, expliqua Fowler. Là où un vautour l’avait laissée tomber. Au début nous avons cru qu’elle était humaine.

— Luntok ?

— Il est originaire d’un de ces anciens villages où ils pratiquent – vous savez, les funérailles de plein ciel. Il ne craint pas ces choses.

— Est-ce qu’il connaît le directeur Hu ? questionna Shan. Ou le commandant ? Est-ce qu’il lui arrive de leur parler ?

— Je ne sais pas, répondit l’Américaine d’un air distrait. Je ne pense pas. Il est comme la plupart des ouvriers, je pense. Les représentants du gouvernement lui font peur.

Shan voulait insister, lui demander comment Luntok en était venu à travailler pour elle, mais elle donna soudain l’impression de ne plus rien entendre. Elle fixait le paquet d’un air affligé.

— Les ouvriers disent que nous devons la rendre ce soir.

Sa voix se brisa.

— Ils disent que c’est le travail du chef du village. Et qu’ici, c’est moi le chef du village.

Shan s’avança et ouvrit le paquet. C’était une main sectionnée, une énorme main noueuse, aux doigts grotesques d’une longueur disproportionnée, qui se terminaient par des griffes couvertes d’argent finement ouvragé.

C’était la main d’un démon.