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Sur la route qui conduisait hors de la ville, des ouvriers étaient en train de repeindre les lampadaires couleur argent, sans doute en l’honneur des invités qui devaient bientôt arriver de Pékin et d’Amérique. Mais à cause des vents d’altitude, les grains de sable adhéraient à la peinture aussitôt celle-ci appliquée et les poteaux avaient l’air encore plus minables qu’auparavant. Shan enviait au prolétariat sa capacité à saisir tout le sens de la leçon la plus importante de leur société : l’objectif du travailleur n’est pas de faire un bon travail, mais un travail correct. On peignait également les kiosques abritant les téléphones publics, même si le sergent Feng fut incapable d’en trouver un seul en état de fonctionnement. Il suivit un fil jusqu’à un magasin de thé aux relents de moisi en bordure de la ville et réquisitionna l’appareil.
— Personne ne vous arrêtera, avait répondu le colonel Tan quand Shan lui avait dit qu’il avait besoin d’inspecter la caverne aux crânes. Je l’ai fermée le jour où nous avons découvert la tête. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Ce ne sont quand même pas quelques ossements qui vous effraient ?
Le camion gravissait tranquillement les contreforts gravillonnés des collines en fond de vallée, mais Yeshe paraissait plus agité que d’habitude.
— Vous n’auriez pas dû faire ça, finit-il par exploser. Vous ne devriez pas vous mêler de ça.
Shan pivota sur son siège. Les yeux de Yeshe ne cessaient d’aller et venir sur la ligne d’horizon alors qu’ils se dirigeaient vers la masse énorme des griffes du Dragon. Des cumulus géants, d’un blanc presque aveuglant sur fond de ciel cobalt, étaient accrochés aux sommets dans le lointain.
— Me mêler de quoi ?
— Ce que vous avez fait. Le mantra du crâne. Vous n’aviez aucun droit d’invoquer le démon.
— Vous êtes donc convaincu que c’est bien ce que j’ai fait ?
— Non. C’est juste que ces gens…
La voix de Yeshe mourut doucement.
— Ces gens ? Vous voulez dire vos compatriotes ? Votre peuple ?
— L’invocation, répondit Yeshe, le front plissé, est une chose dangereuse. Pour les anciens bouddhistes, les mots étaient de toutes les armes les plus dangereuses.
— Vous êtes convaincu que j’ai invoqué un démon ? répéta Shan.
— Ce n’est pas aussi simple, répondit le jeune homme, bien en face, avant de se détourner très vite. Les gens entendront parler des paroles que vous avez prononcées. Certains diront que le démon possédera l’invocateur. D’autres qu’on l’a invité à passer à nouveau à l’acte. Khorda avait raison. L’absence de pitié marche sur les pas du nom du démon.
— Je croyais que le démon avait déjà été libéré.
Yeshe contemplait ses mains d’un regard douloureux.
— Nos démons ont une manière bien à eux de devenir autonomes.
Sa réponse laissa Shan songeur. Jamais encore il n’avait rencontré d’individu capable un instant de parler comme un moine pour se changer en fonctionnaire du Parti l’instant suivant.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je ne sais pas. Il va se passer des choses. Ça deviendra une excuse.
— Pourquoi ? Pour dire la vérité ?
Yeshe fit la grimace et se retourna vers la vitre.
Une seule chose avait un sens dans tout ce que Shan avait entendu de la bouche de Khorda : suivre le chemin de Tamdin. Le tueur Tamdin était parti de la 404e, puis il avait traversé les montagnes, direction la caverne aux crânes. Shan devait suivre ce même chemin, il se devait de retourner au lieu horrible et sacré des lamas morts.
À l’embranchement conduisant à la caverne aux crânes était posté un camion de l’armée, avec deux gardes somnolents, envoyés là par Tan afin de garder l’exploitation fermée pour l’enquête. Surpris par la soudaine apparition des visiteurs, les soldats attrapèrent leur fusil avant de se décontracter en voyant Feng au volant.
L’air était d’une immobilité étrange à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la petite vallée. Les nuages filaient vite dans le ciel, mais à leur arrivée au premier plateau, aucun souffle de vent n’agitait les branches de l’arbre solitaire. Shan sortit du camion, plein d’une étrange appréhension. Pas le moindre bruit non plus. Et, hormis les bruns et les gris des rochers et de la cahute, une absence presque totale de couleur, à l’exception d’un nouveau panneau en caractères rouge vif : DANGER – ENTRÉE INTERDITE PAR ORDRE DU MINISTÈRE DE LA GÉOLOGIE.
Mal à l’aise, Yeshe suivit Shan vers la bouche de la caverne. Tandis que les deux hommes vérifiaient leur torche, Feng resta ostensiblement en arrière, examinant les pneus du camion comme si ceux-ci exigeaient soudain toute son attention.
Ils avancèrent en silence dans le tunnel d’entrée, Yeshe traînant des pieds chaque fois que Shan faisait un pas.
— Ce n’est pas… commença nerveusement Yeshe en rattrapant Shan sur le seuil de la salle principale.
À la lueur tremblotante de leurs lampes, les énormes silhouettes des fresques donnaient l’impression de danser en les dévisageant d’un air furieux.
— Pas quoi ?
— Pas un endroit où…
Yeshe luttait, mais contre quoi ? Shan n’était pas certain de connaître la réponse à cette question. Lui avait-on demandé d’arrêter Shan d’une manière ou d’une autre ? Ou avait-il décidé, qui sait, de renoncer à son affectation ?
Démons et bouddhas sur les murs semblaient s’adresser directement à Yeshe, dont le visage s’assombrit. Non par peur des images ni par haine pour Shan. Mais par simple souffrance. Rien d’autre.
— Nous ne devrions pas entrer là, dit-il. Ce lieu est réservé aux plus saints.
— Vous refusez de poursuivre pour des motifs religieux ?
— Non, répliqua Yeshe sur la défensive, refusant de contempler les peintures. Mais ceci n’a de sens que pour les minorités religieuses.
Il finit par relever la tête en évitant de croiser le regard de Shan.
— Le bureau des Affaires religieuses dispose de spécialistes. Ceux-ci seraient mieux qualifiés pour se lancer dans des interprétations culturelles.
— Étrange. Je croyais qu’un moine bien entraîné conviendrait encore mieux.
Yeshe feignit de n’avoir pas entendu et lui tourna le dos.
— Je crois que vous avez peur, déclara Shan. Peur qu’on vous accuse d’être tibétain.
Un bruit, comme un semblant de rire, jaillit de la gorge de Yeshe, mais quand il pivota vers Shan, ses yeux ne riaient pas.
— Qui êtes-vous, au juste ? insista Shan. Le bon Chinois qui aspire à se perdre au milieu d’un milliard d’individus exactement pareils à lui ? Ou le Tibétain qui reconnaît qu’il y a ici des vies en jeu ? Pas juste une seule vie, mais des quantités. Que nous sommes les seuls à avoir une chance de sauver. Moi. Et vous.
Yeshe faillit lâcher la question qui lui brûlait les lèvres, mais il se figea sur place. Des lumières venaient d’apparaître à l’autre extrémité de la salle, accompagnées de voix haut perchées tout excitées. Ils éteignirent aussitôt leur lampe et reculèrent dans le tunnel. Tan avait interdit tout accès. Personne n’était autorisé à entrer, eux deux excepté. Aucun véhicule n’était stationné à l’extérieur de la caverne. Les intrus couraient de grands risques s’ils venaient à être capturés.
— Des purbas, murmura Yeshe. Nous devons partir, et vite.
— Mais nous venons de les quitter au marché.
— Non. Ils sont nombreux, et très dangereux. Un édit de la capitale stipule qu’il est du devoir de tout citoyen de les dénoncer.
: – Et donc vous voulez partir, me laisser là et les dénoncer ?
— Que voulez-vous dire ?
— Depuis que nous avons vu les purbas au marché, le sergent Feng est resté avec nous. Pourtant, vous vous êtes tu.
— Ce sont des hors-la-loi.
— Ce sont des moines. Vous allez les dénoncer ? répéta Shan.
— Si nous sommes pris à travailler avec eux, ce sera considéré comme un complot, chuchota Yeshe avec angoisse. Au moins cinq ans de lao gai.
Apparemment, les intrus ne se trouvaient pas dans le tunnel aux crânes, mais dans une alcôve plus petite au milieu du mur opposé. Shan poussa Yeshe dans leur direction, et avança sans bruit contre le mur de la grande salle. Soudain, à moins de dix mètres des deux hommes, explosa l’éclat brutal d’une lumière de flash. Celui-ci était dirigé vers les peintures murales situées à côté de lui, mais Shan le reçut en pleine figure. Momentanément aveuglé, il entendit un hurlement aigu vite étouffé.
— Saloperie, grogna une autre voix, plus grave.
Tout en se protégeant les yeux d’un nouvel éclair, Shan ralluma sa lampe. Rebecca Fowler, la main serrée sur sa poitrine comme si on l’avait frappée, les regardait, changée en statue.
— Seigneur, les gars, dit l’homme à l’appareil photo. Sûr que je vous avais pris pour des fantômes.
Tyler Kincaid lâcha un rire bref et forcé en pointant le faisceau d’une puissante torche derrière eux.
— Z’êtes seuls ?
— L’armée est à l’entrée, lâcha Yeshe, comme s’il voulait les prévenir.
— Le sergent Feng est à l’entrée, corrigea Shan.
— Ainsi donc, nous voilà tous réunis, reprit Kincaid en faisant une nouvelle photo. Comme des voleurs dans la nuit.
— Des voleurs ?
— Je plaisantais – vous voir apparaître de cette manière, en douceur, sans la moindre lumière, ça ne fait pas très officiel, vous ne croyez pas ?
— Quand on m’interrogera, comment devrai-je justifier le fait que cette caverne est directement liée à votre projet d’exploitation minière, mademoiselle Fowler ? demanda Shan.
Le commentaire de Kincaid avait apparemment rendu toute sa confiance à la dame.
— Je vous l’ai expliqué. La commission des Antiquités des Nations unies. Et qui vous posera la question ? ajouta-t-elle en inclinant la tête. Pourquoi êtes-vous ici ?
Shan ignora l’interrogation.
— Et M. Kincaid ?
— C’est moi qui lui ai demandé de venir. Pour prendre les photos.
Shan se rappela les clichés de Tibétains dans le bureau de l’Américain.
— Et vous en avez vu beaucoup, de cette caverne ?
— Rien que ceci, indiqua-t-elle avec un geste circulaire embrassant la salle, le visage impressionné. Nous arrivions aux archives.
— Les archives ?
Elle escorta Shan dans l’alcôve, partiellement masquée par une toile de bâche tendue. Trois tables improvisées avaient été dressées, de simples planches en appui sur des cageots en bois. Sur l’une étaient posés des cartons de dossiers et la deuxième était pleine de bouteilles de bière vides et de cendriers débordant de mégots de cigarettes. Sur la troisième, beaucoup mieux rangée, et couverte d’un tissu, s’alignaient de petites boîtes en carton pleines de disquettes d’ordinateur, un sous-main destiné à un ordinateur portable, et un grand registre ouvert.
Kincaid ne cessait de prendre des clichés tandis que Shan et Fowler examinaient le registre. On l’avait ouvert un mois auparavant pour y noter l’enlèvement d’un autel et de reliques, de lampes d’offrande et d’une statue de Bouddha. Dimensions, poids et quantité y étaient précisés dans le détail.
— Qu’est-ce que ça raconte ? demanda Fowler.
Les étrangers qui apprenaient le chinois n’étudiaient souvent que la langue orale, sans s’intéresser à l’écrit. Shan hésita avant de résumer rapidement le contenu.
— Et les livres alors ? demanda Tyler Kincaid. Les manuscrits anciens. Jansen affirme qu’ils sont d’habitude bien conservés. Qu’on peut facilement les sauver.
Sur une page était noté le déménagement de deux cents manuscrits. Un jour, à la 404e, un camion-poubelle avait vidé son chargement : plusieurs centaines d’anciens textes religieux. À la pointe du fusil, on avait obligé les prisonniers à déchirer les volumes en petits fragments, qu’on avait fait cuire dans de grandes marmites avant de les mélanger à de la chaux et du sable pour en faire du mortier destiné aux nouvelles latrines des soldats.
— Et sur la première page ? demanda Fowler.
— La première page ?
— Qui a écrit ça ? Qui est le responsable ?
Shan ouvrit le registre en troisième de couverture.
— Le ministère de la Géologie. Par ordre du directeur Hu.
Fowler tendit la main afin de maintenir l’envers de la couverture bien à plat et appela Kincaid pour qu’il photographie la page.
— Le salaud, marmonna-t-elle. Pas étonnant que Jao ait voulu l’arrêter.
Est-ce que Fowler se trouvait dans la caverne pour son permis d’exploitation ? Et non pas à cause des antiquités ? Shan songea que la question méritait réflexion.
Kincaid changea d’objectif et commença à photographier les pages en s’arrêtant sur les détails du registre.
— Ils ont pris un autel. Où est-ce que c’est écrit ?
Shan lui montra.
— Et ça, c’est quoi ? interrogea Kincaid en posant le doigt sur une colonne à droite de la page.
— Des poids et des dimensions, expliqua Shan.
— Trois cents livres, dit l’Américain en hochant la tête. Regardez ici. Encore plus lourd : quatre cent vingt livres.
— La statue.
— Impossible, contesta Kincaid, en suivant la ligne. Elle ne mesure que quatre-vingt-dix centimètres de haut.
Shan regarda à son tour. L’Américain avait raison.
— Dans les anciens mausolées, expliqua Yeshe d’une voix crispée par-dessus leurs épaules, la statue de l’autel était souvent en or massif.
Kincaid poussa un sifflement.
— Mon Dieu ! Mais ça vaut des millions !
— Inestimable, dit Fowler, le regard brillant d’excitation. Le bon musée…
— Non. Je ne pense pas, l’interrompit Shan.
— Vraiment ? Avez-vous la moindre idée de la rareté d’une telle statue ? Une découverte majeure. La découverte de l’année.
— Non, répéta Shan en secouant lentement la tête.
La passion des Américains le mettait presque en colère.
Non, pas leur passion. Leur innocence.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Fowler.
Shan répondit en balayant la salle de sa torche. Il trouva ce qu’il espérait sous l’une des autres tables : un tas de marteaux et de burins.
— Quatre cents livres d’or, ce n’est pas très pratique à transporter d’un seul tenant.
Il ramassa l’un des burins et montra aux Américains les mouchetis de métal brillant enchâssés dans l’acier de la lame. Rebecca Fowler se saisit de l’outil et l’examina avant de le lancer contre le mur.
— Salopards ! s’écria-t-elle.
Furieuse, elle prit plusieurs disquettes qu’elle fourra dans sa poche de chemise, sans quitter Shan des yeux, comme pour le mettre au défi d’intervenir. Kincaid resta simple spectateur, mais il était visiblement sous le charme, complètement admiratif. Il se remit à prendre des photos tandis que Yeshe feuilletait le registre pour s’arrêter en fin de volume. Il releva la tête, tout excité, et tendit à Shan une page libre qu’on y avait glissée.
— Une page de recensement, murmura-t-il, comme pour empêcher les Américains d’entendre. Du bureau des Affaires religieuses.
— Elle est vierge.
— Oui. Mais regardez bien. Ces colonnes avec, en entête, les noms des gompas, les dates, les reliques découvertes, et leur répartition. Si les Affaires religieuses font des recensements, nous pourrions savoir s’il existait des gompas possédant un costume de Tamdin.
— Et si c’est le cas, quand il a été découvert, et où il se trouve aujourd’hui, confirma Shan avec une pointe d’excitation dans la voix en hochant la tête.
— Exactement.
Shan replia la feuille pour la glisser dans sa poche, avant de changer d’avis et la donner à Yeshe, qui la fourra dans sa chemise avec, pour la première fois, un semblant de satisfaction.
Shan sortit lentement de l’alcôve, laissant Yeshe et les Américains face aux fresques murales. Il s’avança dans le tunnel où le colonel Tan l’avait conduit. Il s’arrêta juste avant que le cercle de sa torche frappe le premier des crânes, cherchant ses mots pour préparer ses compagnons. Mais les mots ne vinrent pas, et il obligea ses pieds à aller de l’avant.
Même les morts étaient différents au Tibet. Au pays, après la Révolution culturelle, il avait vu des fosses communes pleines d’ossements. Mais là-bas, les morts n’avaient rien évoqué de ce sentiment de sainteté, de sagesse, voire de complétude. On s’était servi d’eux, c’était tout.
À mesure qu’il avançait le long du mausolée, il se surprit à manquer d’air, le souffle court. Il s’arrêta et passa en revue les rangées d’orbites vides. Ils paraissaient tous le surveiller, ces alignements de crânes sans fin pareils au rosaire de crânes interminable que Khorda l’avait contraint à serrer entre ses mains avant de l’obliger à invoquer Tamdin. Il sursauta : les crânes avaient été témoins. Tamdin était venu là avec la tête du procureur Jao, et les crânes avaient tout vu. Ils savaient.
Il sentit un frémissement derrière lui. Les autres avaient découvert le tunnel. Fowler gémit. Kincaid lâcha un juron sonore. Une plainte s’échappa des lèvres de Yeshe. Shan serra la mâchoire et avança jusqu’à l’étagère où la tête de Jao avait été déposée. Il essaya d’esquisser la scène dans son calepin, mais ce fut impossible. Sa main tremblait trop.
— Qu’est-ce que vous espérez trouver ? murmura Yeshe d’un ton anxieux par-dessus son épaule, en tournant le dos à Shan, comme s’il craignait à tout instant d’être pris en embuscade. Nous ne devrions pas nous attarder ici.
— Le meurtrier est venu ici avec la tête de Jao. Je veux trouver le crâne qu’on a enlevé afin de faire de la place pour Jao. Pourquoi a-t-on dérangé cette étagère-ci, précisément ? Y avait-il une raison pour qu’on ait choisi ce crâne-là en particulier ? Où l’a-t-on posé ensuite ?
Shan avait la quasi-certitude de connaître la réponse à cette dernière question. On l’avait jeté dans la cabane avec les autres crânes qu’on transformait en engrais.
— S’il vous plaît, supplia Yeshe, comme s’il n’avait pas entendu. Il faut que nous partions.
Les Américains approchaient en parlant de l’histoire tibétaine.
— Kincaid pense qu’il s’agit probablement de la caverne de Gourou Rimpotché, annonça Fowler, en chuchotant elle aussi.
— Gourou Rimpotché ? demanda Shan.
— Le plus célèbre des ermites anciens, intervint Yeshe. Il a vécu dans des cavernes sur tout le territoire du Tibet, et il a fait de chacune un lieu de grand pouvoir. La plupart ont été transformées en sanctuaires il y a des siècles.
— Je ne savais pas M. Kincaid aussi savant, remarqua Shan.
— Jao voulait les arrêter, dit soudain Fowler, d’une voix cassée, une larme coulant sur sa joue.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura Yeshe avec inquiétude. J’ai cru entendre quelque chose.
Il y avait effectivement quelque chose, perçut Shan. Mais ce n’était pas un bruit. Ni un mouvement. Ni une présence. Quelque chose d’indicible et d’immense avait été déclenché par la tristesse de Fowler. Shan laissa retomber son calepin pour rester là, comme les autres, poignardé par les regards aux orbites vides des crânes luisants. Ils n’étaient plus au cœur de la montagne, mais au cœur de l’univers, et le silence qui émoussait leurs sens en montant alentour telle une houle n’avait plus rien d’un silence : c’était un enrouement qui déchirait l’âme, pareil à l’instant qui précède un hurlement.
Choje avait raison, comprit soudain Shan : savoir si Tamdin était effectivement le monstre grotesque qu’il avait vu peint sur le mur n’avait aucun sens. Peu importait le tueur. Homme, bête ou chose, il s’agissait bien d’un démon. Non pour avoir décapité le procureur Jao, mais parce qu’il avait introduit toute la laideur de son geste en un lieu aussi parfait.
Il prit conscience d’un son tout nouveau, un léger bruissement qui se transforma en babil. Un babil qui paraissait venir des crânes. Rebecca, le regard plein d’effroi, se rapprocha de Kincaid, et les Américains demeurèrent là, tout ouïe, telles deux statues, quand Kincaid pointa soudain, sans prévenir, son appareil photo sur Yeshe. Il fit cracher son flash comme s’il s’agissait d’une arme, et le bruit cessa. C’était les échos d’un mantra qu’ils avaient entendu. Un mantra commencé par Yeshe.
Le charme était rompu.
— Vous pourriez malgré tout nous aider, suggéra Shan en reprenant ses esprits.
— Tout ce que vous voulez, dit Fowler, une expression hagarde sur le visage.
— Nous avons besoin d’archives. M. Kincaid pourrait-il photographier toutes les étagères ?
Les crânes savaient, se répéta Shan pour lui-même. Peut-être parviendrait-il à les faire parler.
Kincaid hocha lentement la tête.
— Je peux prendre les trois niveaux sur un seul cliché. Il devrait me rester juste assez de pellicule.
— J’ai besoin que soient incluses les inscriptions pour chaque crâne. Une fois que j’aurai étudié les photos, peut-être pourrons-nous les rendre à votre commission des Nations unies.
Fowler gratifia Shan d’un petit hochement de tête pour le remercier, et s’attarda un instant quand Kincaid, avec l’aide de Yeshe, entama sa première série de clichés des crânes. Elle suivit Shan avec prudence dans le tunnel. Les étagères se terminaient pour être remplacées par d’autres images de démons peintes sur les murs.
— Est-il vrai que vous êtes obligé de faire ce que vous faites ? Que vous êtes un prisonnier ? demanda soudain Fowler.
— Qui vous a dit cela ? demanda Shan sans s’arrêter pour autant.
— Personne. Tyler a juste précisé que personne ne sait qui vous êtes. Nous pensions que vous étiez une sorte de représentant officiel de l’autorité venu de l’extérieur. Mais les représentants extérieurs – je ne sais pas, ils ont droit à beaucoup de respect.
Elle fit la grimace devant ses propres paroles. Shan fut touché par sa gêne manifeste.
— Tyler dit que c’est drôle, la manière dont votre sergent ne vous quitte pas de l’œil. Il a une arme, mais ce n’est pas un garde du corps. Un garde du corps surveillerait le terrain à côté de vous, autour de vous. Votre sergent se contente de vous surveiller. Vous, et rien d’autre.
Cette fois, Shan s’arrêta et tourna sa lampe vers le visage de l’Américaine.
— Quand je n’enquête pas sur des meurtres, je construis des routes. Dans ce qu’on appelle une brigade de travaux forcés.
— Mon Dieu, chuchota Fowler en se mordillant une phalange. Dans une de ces abominables prisons ? ajouta-t-elle en se retournant vers les démons.
Elle avait les larmes aux yeux quand elle se remit à parler.
— Je ne comprends rien. Comment êtes-vous… pourquoi voudriez-vous… Je suis désolée, balbutia-t-elle en secouant la tête. Je me comporte comme une imbécile.
— Un membre du Parti très âgé m’a expliqué un jour qu’il n’existait que deux catégories de gens dans mon pays, fit remarquer Shan. Les maîtres et les esclaves. Je ne le crois pas, et je serais attristé que vous le pensiez.
— Mais comment pourriez-vous être enquêteur ?
— C’était mon talent jadis, avant que je sois promu au grade de travailleur de routes. J’étais enquêteur à Pékin.
— Mais vous défiez Tan. Je vous ai vu faire. S’il est votre…
Shan leva la main : il ne voulait pas entendre le mot à venir. « Gardien de prisonniers », peut-être ? Ou même « maître des esclaves » ?
— C’est peut-être là la raison – parce qu’il ne peut plus infliger de mal supplémentaire.
Une Américaine était susceptible de croire ce genre de demi-vérité.
— Ce qui explique pourquoi vous n’allez pas prouver que ce moine a tué Jao ?
— Je ne peux pas faire une chose pareille. Il est innocent.
Fowler ne cilla pas. Peut-être en savait-elle un peu trop sur la Chine pour accepter une affirmation aussi péremptoire ? songea Shan.
— Alors est-ce que vous pouvez m’expliquer ? Vous entrez ici comme un voleur. Li, de son côté, mène sa propre enquête, mais il n’est pas ici. Qu’est-ce qui tracasse Tan à ce point ?
Elle comprenait effectivement mieux la Chine que Shan ne l’aurait espéré.
— Moi non plus, je ne sais trop à quoi m’en tenir vous concernant, mademoiselle Fowler, rétorqua-t-il. Vous êtes la directrice de la mine, mais c’est le père de M. Kincaid qui est propriétaire de la compagnie.
— C’est une longue histoire, ronchonna-t-elle d’un air amusé. La version brève se résume à ceci : ce n’est pas parce que le père de Tyler dirige la compagnie que les deux hommes s’entendent bien.
— Ils ne sont pas très proches ? Pour Kincaid, le Tibet est une punition ?
— Vous savez ce qu’est un marginal ? Tyler est allé à l’école des mines, selon les vœux de sa famille, de manière à pouvoir un jour reprendre les rênes de la compagnie. Mais une fois son diplôme obtenu, il a annoncé que ça ne l’intéressait pas. Il a expliqué que les entreprises de son père détruisaient l’environnement, qu’elles appauvrissaient les populations locales. Il a dépensé plusieurs centaines de milliers de dollars de ses fonds en fidéicommis pour se bâtir un ranch en Californie, où il a vécu quelques années, avant de le donner à un groupe de défenseurs de la nature qui bloquait une nouvelle mine que son père voulait construire. Il a fallu quelques années pour que les tensions s’apaisent et que les deux hommes en arrivent à pouvoir se parler, et quelques années supplémentaires pour que Tyler accepte un poste dans la compagnie. Mais son père ne lui fait pas encore suffisamment confiance pour lui confier la direction de ses entreprises. Ils continuent à se parler, cependant. Tyler veut se refaire une vie à lui seul, comme un grand. Et c’est un ingénieur sacrement doué. Il sera P-DG un jour, et l’un des hommes les plus riches d’Amérique.
— Et vous-même ? Vous êtes bien jeune pour de telles responsabilités !
— Jeune ? s’exclama-t-elle, interloquée, avant de secouer la tête avec un soupir. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas sentie jeune.
Elle s’arrêta. Le tunnel ouvrait sur une autre salle.
— Je dirais que je suis l’opposée de Tyler. Jamais eu dix cents en poche quand j’étais gosse. J’ai travaillé dur, économisé, gagné des bourses d’études. J’ai bossé pendant dix ans comme une malade pour arriver ici.
— Et vous avez choisi le Tibet ?
Elle haussa les épaules et continua à avancer.
— Ce n’est pas tout à fait ce que je m’attendais à trouver.
À l’intérieur de la salle, les peintures offraient un panorama de la géographie tibétaine, des images de montagnes, de palais et de mausolées. À une extrémité, ils virent au sol des éclats d’ossements et un triangle constitué d’une douzaine de crânes. À cinq mètres de distance, une autre rangée des mêmes reliques était entourée par des empreintes de semelles et de mégots de cigarettes : les soldats avaient joué au bowling.
Fowler ramassa un des crânes et le tint avec respect entre ses paumes, puis elle se mit à récupérer les autres dans l’intention, apparemment, de les replacer sur les étagères. Shan lui toucha le bras.
— Vous ne pouvez pas. Ils sauront que vous êtes venue ici.
Elle acquiesça en silence et reposa le crâne avant de retourner vers le tunnel avec une expression de désespoir. Ils rejoignirent Yeshe et Kincaid qui attendaient dans la salle principale, et tous les quatre se dépêchèrent de quitter les lieux. Pas une parole ne fut échangée jusqu’à l’entrée.
— Attendez un quart d’heure, suggéra Shan, avant de repartir par le chemin que vous avez pris pour venir.
Il ne leur demanda pas comment ils connaissaient l’itinéraire secret.
— Je viendrai chercher les photos à la mine…
Il fut interrompu par Fowler qui sursauta, le souffle coupé. Une silhouette était apparue dans l’embouchure de la caverne, illuminée par le soleil éclatant comme par un projecteur.
— C’est lui ! murmura Fowler, la voix rauque, avant de disparaître dans les ombres en compagnie de Kincaid.
Shan n’avait nul besoin d’explication. L’homme dans l’entrée ne pouvait être autre que le directeur Hu du ministère de la Géologie.
Shan s’avança en pleine lumière.
— Camarade inspecteur ! s’écria le petit homme trapu. Quel plaisir ! J’avais espéré vous trouver encore ici.
Sur son large visage, ses minuscules yeux noirs ressemblaient à deux scarabées.
— Nous n’avons pas été présentés, fit remarquer lentement Shan.
— Non, mais me voici. Et j’ai fait tout ce chemin pour vous aider. Et vous voilà qui vous donnez tant de mal pour m’aider vous aussi.
D’un geste cérémonieux, il tendit sa carte à Shan. Une carte en vinyle. Directeur des mines, comté de Lhadrung. Hu Yaohong. Hu Qui Veut Être Rouge.
Un camion rouge était rangé à côté du leur. Un camion que Shan avait déjà vu : il était garé sur le chantier le jour de la découverte du corps de Jao. Il l’examina de plus près. Une Land Rover britannique. Le véhicule le plus cher qu’il ait jamais vu à Lhadrung.
— Vous êtes venu m’aider ? demanda Shan.
— Vous aider, et aussi procéder à un contrôle de sécurité.
Un homme était en pleine discussion avec Feng. Le ventre noué, Shan comprit que Hu ne faisait pas allusion à la sécurité à l’entrée de la grotte. Le second visiteur était le lieutenant Chang, de la 404e. Chang le contempla avec indolence, tel un boutiquier s’assurant d’un coup d’œil de l’inventaire de ses marchandises.
Voyant le directeur Hu se diriger vers la caverne, Shan fit quelques pas pour lui barrer le chemin.
— J’ai effectivement quelques questions à vous soumettre.
— Dans ma mine, je peux vous montrer…
— Non, insista Shan.
Hu avait-il vu les Américains ? C’est tout juste s’il ne s’attendait pas à voir Kincaid ressortir de la caverne pour prendre un cliché.
— Je vous en prie. J’aimerais mieux pas, dit Shan, une main sur l’estomac, comme s’il avait la nausée. Je ne supporte pas très bien cet endroit.
— Vous avez peur ?
L’idée semblait amuser le directeur des mines. Avec sa grosse bague en or, il était excessivement bien habillé pour un géologue.
— Nous pourrions aller nous asseoir dans la voiture si cela vous convient, proposa-t-il. C’est une anglaise, vous savez.
— Il faut que je retourne en ville. Le colonel Tan.
— Excellent ! Je vais me faire un devoir de vous y conduire. Il faut que je vous explique les preuves que j’ai en ma possession.
Hu appela Chang qui lui lança les clés, avant d’acquiescer quand Hu lui ordonna de le suivre en compagnie de Feng et de Yeshe.
— Des preuves ? demanda Shan.
Hu feignit de ne pas avoir entendu. Ils n’échangèrent plus une parole avant d’avoir rejoint la route principale. Hu conduisait sans ménagement, comme s’il prenait un malin plaisir à cette chaussée défoncée en voyant Shan agripper le tableau de bord au passage des ornières. Dans les virages, il accélérait et riait quand les roues arrière dérapaient dans la poussière.
— La civilisation, déclara soudain le directeur Hu. C’est un processus, vous savez, et non un concept.
— Vous avez parlé de preuves, dit Shan, qui n’y comprenait plus rien.
— Exactement. C’est plus qu’un processus. C’est une dialectique. Une guerre. Mon père était en poste à Xinjiang, chez les musulmans. Jadis, les musulmans étaient bien pires que les bouddhistes. Des explosions à la bombe. Des attaques à la mitrailleuse. Beaucoup de bons ouvriers du gouvernement ont été ainsi sacrifiés. La dynamique de la civilisation. Le nouveau contre l’ancien. La science contre la mythologie.
— Vous voulez parler des Chinois contre les Tibétains ?
— Exactement. C’est le progrès, c’est tout. Des techniques d’agriculture avancées, des universités. Une médecine moderne. Vous croyez que les améliorations dans le domaine médical ont eu lieu sans batailler ? C’est une lutte contre le folklore et les sorciers. Jadis, la moitié des bébés qui naissaient ici mouraient. Aujourd’hui, ils vivent. N’est-ce pas une raison suffisante pour se battre ?
Peut-être pas, voulut répliquer Shan, si le gouvernement ne vous laisse pas avoir de bébés.
— Si je comprends bien, vous êtes en train de m’expliquer que le procureur Jao est un martyr de la civilisation.
— Naturellement. Sa famille recevra une lettre du Conseil d’État, vous savez. C’est une leçon pour nous tous. Le défi, c’est de s’assurer qu’eux aussi la comprennent bien.
— Eux ? Mais qui ça ?
— Cette affaire doit également être l’occasion pour les populations minoritaires de reconnaître à quel point leurs façons d’être et de vivre sont arriérées, tournées vers le passé.
— Donc vous voulez apporter votre aide en nous apportant des preuves.
— C’est mon devoir.
Hu mit la main à la poche et en sortit un papier plié.
— Voici une déposition du garde posté à l’embranchement qui mène à la caverne aux crânes. La nuit du meurtre, un moine a été vu qui marchait le long de la route près de l’entrée.
— Un moine ? Ou un homme vêtu d’une robe de moine ?
— Tout est là-dedans. Le signalement correspond à celui de Sungpo.
Un moine a été vu se comportant de manière louche près de l’entrée, avait écrit le garde. Il était de taille moyenne, de corpulence moyenne. Il avait la tête rasée. Il avait une allure agressive et portait quelque chose dans un sac en toile. Le garde avait signé sa déposition. Soldat Meng Lau. Shan mit le papier dans sa poche.
— Quand le garde a-t-il vu cet homme ?
— Plus tard, dit Hu d’un air désinvolte. Après le meurtre. C’est bien arrivé la nuit, non ?
— À quelle distance se trouvait-il ? C’était la nouvelle lune. Il n’y avait pas beaucoup de lumière.
— Les soldats font de bons témoins, camarade, soupira Hu, qui perdait patience. Je m’attendais à plus de reconnaissance de votre part.
Il accéléra en arrivant en fond de vallée, et éclata de rire en voyant le nuage de poussière qui noya Feng, Yeshe et Chang derrière eux.
— Vous aviez des questions à me poser, camarade inspecteur ?
— Essentiellement sur la sécurité. Et sur la manière dont un individu pourrait éventuellement s’introduire dans la caverne la nuit, répondit Shan.
— Lorsque nous l’avons découverte, nous avons placé des gardes à son entrée. Mais lorsque les hommes ont appris la nature de ce qu’elle contenait, ils ont été pris d’une peur panique. Et donc nous avons posté un détachement sur la route. C’est le seul accès possible. Cela paraissait suffisant.
— Mais quelqu’un a trouvé un autre chemin.
— Ces moines. Ils grimpent comme des écureuils.
— Qui a découvert la caverne ?
— Nous, reconnut Hu. J’ai des équipes d’exploration.
— Et donc c’est également à vous que l’on doit la découverte des dépôts de saumure des Américains.
— Naturellement. Nous avons délivré la licence.
— Mais aujourd’hui vous voulez l’annuler.
Hu, manifestement irrité, se tourna vers Shan et ralentit. Ils arrivaient aux abords de Lhadrung.
— Pas du tout. Ce qui est en cours de discussion, c’est le permis d’exploitation, qui garantit que les opérateurs satisfont à des procédures d’encadrement spécifiques. Nous sommes tous engagés dans un dialogue sur l’encadrement. Je suis un ami de la compagnie américaine.
— Par « encadrement », vous voulez parler des directeurs, nommément ?
— Technique de construction de bassins, technologie de récolte, détail de l’équipement, consommation des utilitaires, comportement de leurs directeurs, tout cela relève des critères pertinents pour l’attribution des permis. Pourquoi posez-vous la question ?
— Si je comprends bien, si vous vouliez qu’un directeur bien particulier quitte l’exploitation, vous pourriez suspendre le permis d’exploitation.
— Et moi qui croyais que votre intérêt pour la géologie se limitait à trimbaler des pierres ! répondit Hu en éclatant de rire.
Shan réfléchit à ce qu’il venait d’entendre tandis qu’ils se garaient devant le bâtiment municipal.
— Il y a un point que je trouve très intéressant. Vous savez que je suis un prisonnier. Mais vous avez néanmoins fait tout ce long trajet jusqu’à la caverne pour venir me voir. J’aurais pensé qu’un directeur des mines se contenterait de donner des ordres pour que je me présente à lui.
Hu répondit, avec un sourire de bois.
— J’apprends à conduire au lieutenant Chang. Aussi, quand le colonel Tan m’a dit où vous étiez…
Il ne termina pas sa phrase et haussa les épaules.
— Chang doit apprendre à circuler sur les routes de montagne.
— C’est pour cette raison que vous vous trouviez sur le chantier de la 404e le jour de la découverte du corps ? demanda Shan.
Hu soupira en essayant de contenir son impatience.
— Nous devons être vigilants et prévenir les failles.
— Géologiques, je suppose.
— Les massifs sont instables, répondit Hu avec un large sourire. Nous devons veiller sur les routes du peuple.
Une nouvelle fois, Shan fut tenté de demander si Hu parlait de géologie.
— Camarade directeur, voudriez-vous, je vous prie, m’accompagner chez le colonel ? se contenta-t-il de demander.
Hu garda la même expression amusée. Il jeta les clés à Chang, qui venait d’apparaître derrière eux, et suivit Shan dans le bâtiment.
Mme Ko les salua d’un hochement de tête et se précipita dans le bureau de Tan plongé dans la pénombre. Le colonel avait les yeux bouffis. Il s’étirait. Sur la table près du bureau était posé un oreiller tout fripé.
— Colonel Tan, j’aimerais poser une question au directeur Hu, déclara Shan d’emblée.
— Et c’est pour cette raison que vous m’avez interrompu ? grommela Tan en allumant une cigarette.
— Je voulais le faire en votre présence. Directeur Hu, pourriez-vous nous dire pour quelle raison vous avez suspendu le permis des Américains ?
Hu fronça les sourcils et s’adressa à Tan.
— Cet homme s’immisce dans les affaires du ministère. Cela va à rencontre du but recherché que de s’engager devant des tiers dans une discussion concernant nos problèmes avec la mine américaine. C’est une entrave à la productivité.
— Vous n’êtes pas obligé de répondre, répliqua Tan en hochant lentement la tête. Le camarade Shan se montre parfois trop enthousiaste.
Il regarda Shan d’un œil sévère.
— Alors, insista Shan, peut-être pourriez-vous nous dire où vous vous trouviez la nuit où le procureur Jao a été assassiné ?
Le directeur des mines n’en crut pas ses oreilles. Il sourit en regardant Tan et son sourire se changea vite en franche rigolade.
— Le directeur Hu, expliqua Tan avec un sourire glacé, se trouvait avec moi. Il m’a invité à dîner à son domicile. Nous avons joué aux échecs et bu de la bonne bière chinoise.
Hu riait à en avoir les larmes aux yeux.
— Faut que j’y aille, dit-il entre deux haut-le-cœur.
Avec une parodie de salut à l’adresse de Shan, il passa la porte et disparut.
— Vous avez de la chance qu’il soit aussi facile à vivre, l’avertit Tan, sans ironie aucune.
— Colonel, la caverne aux crânes est-elle un projet officiel ?
— Naturellement. Vous avez vu tous les soldats qui y sont. Il s’agit d’une grosse opération.
— Est-ce que Pékin est au courant ? demanda Shan avec insistance.
— Cela relèverait de la responsabilité du ministère de la Géologie.
— La caverne est pleine d’objets culturels. L’opération à proprement parler relève de l’armée. Comment Hu et le ministère de la Géologie s’inscrivent-ils dans tout ça ?
— Ce sont les hommes de Hu qui ont fait la découverte. C’est lui le responsable de l’exploitation. Mais il ne dispose que d’un personnel très limité. En tant qu’administrateur du comté, j’ai proposé l’assistance de l’armée. Un excellent exercice de terrain.
— Qui est le grand bénéficiaire de l’or qui a été trouvé ?
— Le gouvernement.
— En ce cas précis, quel service du gouvernement ?
— Je ne connais pas toutes les agences engagées dans l’entreprise. Plusieurs ministères sont impliqués. Il y a des protocoles à respecter.
— Combien votre bureau a-t-il reçu ?
Tan se hérissa devant le sous-entendu.
— Pas un fichu fen. Je suis un soldat. Et l’or ramollit les soldats.
Shan le crut, mais pas pour la raison avancée. Pour un homme comme Tan, c’était la position politique, et non l’argent, la source du pouvoir.
— Peut-être existe-t-il des membres du gouvernement qui s’opposeraient au pillage des tombes ?
— Ce qui signifie ?
— Saviez-vous que le procureur Jao et le directeur Hu s’étaient disputés à propos de la caverne ? L’Américaine a été témoin de leur altercation. Et je crois que Hu essaie maintenant de l’obliger à quitter le pays.
Tan laissa filer un sourire en lame de couteau.
— Camarade, on vous a induit en erreur. Vous n’avez aucune idée de l’objet de la dispute qui a opposé Hu et Jao.
— Jao voulait mettre un terme à ce que faisait Hu, proposa Shan.
— Exact. Mais vous faites erreur sur un point : il ne voulait pas arrêter l’exploitation de la caverne, mais le recensement de son contenu. En prétextant qu’une plus grosse part de l’or devait revenir au ministère de la Justice. Plus précisément, à son service. Je l’ai là, noir sur blanc. Il m’a adressé des lettres de réclamation parce qu’il voulait que je serve de médiateur. Mme Ko peut vous en fournir des copies.
Shan s’affala dans un fauteuil et ferma les yeux. Ce n’était pas Hu.
— Et son personnel, en ce cas ? Pouvons-nous obtenir leurs dossiers ?
Tan fit signe que oui en hochant la tête avec indulgence.
— Mme Ko passera un coup de fil.
— Par son geste, celui qui a tué Jao a voulu faire passer un message. Un message concernant la caverne. Mais lequel ?
— Demandez-lui.
— Le prisonnier ne parle pas.
— Alors allez demander à votre satané démon ! s’exclama Tan avec agacement.
— J’aimerais bien. Où suggérez-vous que j’aille chercher ?
— Je ne peux pas vous aider sur ce point. Je n’ai aucune autorité sur les démons.
Il se saisit d’un dossier et montra la porte du geste. Shan se remit debout et comprit soudain où il devait se rendre, très exactement. Il existait effectivement quelqu’un qui avait des démons sous son autorité.
Comme tant d’autres choses au Tibet, le temps était absolu. Il était rarement sec sans sécheresse à la clé, rarement humide sans des averses à n’en plus finir. Le soleil brillait avec éclat à leur départ du bureau de Tan, mais à leur arrivée au bureau des Affaires religieuses, au nord de la ville, le ciel commença à leur balancer de minuscules boulettes de glace. Shan avait lu un jour que cinquante Tibétains par an trouvaient la mort lors de tempêtes de grêle. Il tendit à Feng un morceau de papier avant de sortir du camion.
— Soldat Meng Lau du camp de la Source de jade. J’ai besoin que vous vérifiiez qu’il était bien de garde la nuit du meurtre sur la route de la caverne.
Le sergent Feng accepta le morceau de papier sans rien laisser paraître, ne sachant comment réagir devant une requête de Shan.
— Vous savez qui interroger. Même si j’essayais personnellement, jamais on ne me répondrait. S’il vous plaît. Camarade sergent.
Feng, avec un désintérêt manifeste, balança le papier sur le tableau de bord et défit l’emballage d’une barre de sucrerie pour bien montrer le peu de cas qu’il faisait de Shan et de sa demande.
On fit entrer Shan et Yeshe dans un bureau vide au premier étage. Suivirent de rapides excuses et l’inévitable proposition d’une tasse de thé. Shan se promena dans la pièce. Sur le bureau, une corbeille de classement offrait plusieurs revues dont la première, La Chine au travail, était diffusée par un organe du Parti spécialiste des belles images du prolétariat sur papier couché. Sur la table basse il vit un livre, un seul : Les Héros Travailleurs des usines de tapis socialistes. Shan souleva les revues et, sous la pile, découvrit quelques magazines d’informations américains dont le plus récent remontait à plus d’un an.
Ils étaient seuls dans la pièce.
— Avez-vous décidé de ce que vous allez faire ? demanda Shan à Yeshe. À propos des purbas.
Et des Américains, faillit-il ajouter.
Yeshe se tourna vers la porte d’un air inquiet, la tête rentrée entre ses frêles épaules, le visage tordu en grimace comme s’il allait éclater en sanglots.
— Je ne suis pas un informateur. Mais parfois on pose des questions. Qu’est-ce que je peux faire ? Pour vous, c’est facile. Moi, j’ai ma liberté dans la balance. Il faut que je pense à ma vie. À mes projets d’avenir.
— Est-ce que vous comprenez seulement ce que le directeur de la prison a fait de vous ? Il faut vous sortir de là.
— Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il m’apporte son aide. C’est peut-être le seul ami sur lequel je puisse compter.
— Je vais demander au colonel un nouvel assistant. Il faut vous sortir de là.
— Qu’est-ce qu’a fait Zhong ? insista Yeshe.
— Vous comprenez très mal les organes de la justice. Pour vous, Tibétain, un emploi à Chengdu immédiatement après une rééducation dans un camp de travaux forcés serait non seulement une chose extraordinaire mais tout à fait impossible. Elle n’est pas du ressort de Zhong. Il faudrait que la Sécurité publique de Chengdu donne d’abord son aval, après une requête officielle de la Sécurité publique de Lhassa. Il faudrait que le nouvel employeur approuve votre nomination sans vous connaître, ce qui est exclu. Il faudrait délivrer des laissez-passer au nom de votre nouvelle unité de travail, laquelle n’existe pas. Zhong n’a aucun papier qui vous soit destiné. Il n’a aucune autorité sur ces choses-là. Il a menti pour ne pas rompre le contact avec vous, que vous continuiez à lui rapporter des informations à mon sujet. Ensuite, quand tout sera terminé, quand il aura été décidé que j’ai une nouvelle fois failli, et à ma mission et au peuple, en refusant de condamner Sungpo, il vous accusera d’avoir conspiré avec moi. Et vous replacera en détention. Pour une détention administrative d’une durée inférieure à un an, il suffit de la seule signature d’un officier de la Sécurité publique locale. Et Zhong retrouvera ainsi son assistant tant apprécié.
— Mais il m’a promis ! s’écria Yeshe en se tordant les doigts. Je n’ai nulle part où aller. Je n’ai pas d’argent. Pas de recommandation. Pas de laissez-passer pour voyager. Où voulez-vous que j’aille ? Le seul boulot que je pourrais trouver, c’est à l’usine chimique à Lhassa. Là-bas, ils aiment bien engager les Tibétains, même sans papiers. J’ai vu les ouvriers qui y travaillent. En quelques mois, ils ont perdu tous leurs cheveux. À l’âge de quarante ans, il ne leur reste pratiquement plus une dent.
Quand Yeshe releva les yeux, Shan s’attendit à y lire de l’amertume. Au lieu de quoi il y vit briller une lueur de gratitude.
— Même si vous avez raison, qu’est-ce que je pourrais faire ? Et vous, vous êtes piégé de la même manière, mais pire encore.
— Moi, je n’ai rien à perdre. Je ne suis qu’un prisonnier lao gai condamné à une peine à durée indéterminée, dit Shan avec une indifférence forcée en s’avançant vers la fenêtre. Pour moi il est possible que le piège soit délibéré. Mais pour vous, ce n’est qu’un mauvais concours de circonstances. La faute à pas de chance. Peut-être faudrait-il que vous tombiez malade.
Le vent chassait violemment les grêlons contre les vitres. Les lumières vacillaient. Quand arrivait un temps comme celui-là, les prisonniers de la 404e tressaillaient d’inquiétude : le bruit des grêlons sur leurs toits en tôle ressemblait un peu trop à des rafales de pistolet-mitrailleur.
— Si on me pose la question, je dirai que je n’ai jamais vu les purbas, murmura Yeshe dans le dos de Shan. Mais ce n’est pas uniquement de cela qu’il s’agit. Si on découvre que les purbas aident Sungpo, on tiendra pour acquis, comme une preuve irréfutable, que les radicaux étaient derrière le meurtre, et que Sungpo en fait partie.
Sa voix mourut d’elle-même. Une vieille limousine Red Flag, sans doute retirée du service dans une ville de l’Est des années auparavant, s’était arrêtée en contrebas. Un homme sortit du bâtiment avec un parapluie en lambeaux et courut jusqu’à la voiture pour escorter la personne qui occupait le siège arrière.
Deux minutes plus tard, le directeur du bureau des Affaires religieuses débarquait en trombe dans la pièce. Plus jeune que Shan de plusieurs années, il avait l’air d’un bureaucrate convaincu avec son complet bleu qui avait connu des jours meilleurs et sa cravate rouge. Il portait les cheveux courts à la mode militaire, et, au poignet, une montre, avec drapeau chinois émaillé sur le cadran, comme celles qu’on offrait aux membres dévoués du Parti.
— Camarade Shan ! claironna l’homme en guise de bienvenue. Je suis le directeur Wen.
Il se tourna vers Yeshe.
— Tashi delay, déclara-t-il maladroitement.
— Je parle le mandarin, dit Yeshe, visiblement mal à l’aise.
— Merveilleux ! Voilà une illustration parfaite du nouveau socialisme. J’ai fait un discours à Lhassa le mois dernier. Nous devons mettre l’accent et le regard, non pas sur nos différences, ai-je répété, mais sur les ponts qui nous relient.
Il parla avec conviction et sincérité, avant de se tourner vers Shan avec un grand soupir.
— C’est pourquoi le hooliganisme est une telle tragédie quand il prend des dimensions culturelles. Il sépare les gens comme par un coin de force.
Shan ne répondit pas.
— Le bureau du colonel Tan a appelé à propos de l’enquête, continua Wen avant de s’interrompre, gêné. On a demandé mon entière collaboration. Il va de soi que ce n’était absolument pas nécessaire.
— Vous êtes responsable de tous les gompas du comté de Lhadrung, commença Shan après que le thé fut servi.
— Ils doivent tous obtenir leurs licences auprès de mon bureau.
— Ainsi que chaque moine. Individuellement.
— Chaque moine, sans exception, confirma le directeur Wen en se tournant vers Yeshe.
— Lourde responsabilité, fit remarquer Shan.
Yeshe fixait le sol en silence, incapable, semblait-il, de regarder Wen en face. Lentement, avec raideur, comme s’il avait mal, il sortit son calepin et commença à noter les termes de la conversation.
— Dix-sept gompas. Trois cent quatre-vingt-onze moines. Et une longue liste d’attente.
— Et pour ce qui est des archives des gompas ?
— Nous en avons quelques-unes. Les formulaires de demande de licence sont longs et précis. Et exigent des renseignements détaillés.
— Je veux parler des anciens gompas.
— Anciens ?
Shan fixa Wen sans ciller.
— Je connais des moines qui vivaient ici il y a des décennies. En 1940, il y avait quatre-vingt-onze gompas dans le comté. Et des milliers de moines.
D’un geste de la main, Wen balaya l’argument.
— C’était bien longtemps avant ma naissance. Avant la Libération. Lorsque l’Église était utilisée comme moyen d’oppression du prolétariat.
Yeshe, étrangement, gardait le nez rivé à son calepin. Et ce n’était pas, comprit Shan, les explications qu’il lui avait fournies sur les véritables intentions de Zhong qui étaient en cause, mais bien Wen, le directeur de Affaires religieuses en personne. Et ce qu’il lisait dans les yeux de son assistant n’était pas la douleur. Mais la peur. Pourquoi cet homme dérangeait-il Yeshe à ce point ?
— À cette époque, poursuivit Shan, certains parmi les grands gompas organisaient des cérémonies dansantes spéciales les jours de festival.
— J’ai vu des films, confirma Wen. Les déguisements étaient symboliques, très sophistiqués. Divinités, dakinis, démons, clowns.
— Savez-vous où pourraient se trouver ces costumes aujourd’hui ?
— Fascinante question, répondit le directeur en décrochant le téléphone.
Quelques instants plus tard, une jeune Tibétaine apparaissait à la porte.
— Ah ! mademoiselle Taring. Nos… nos amis s’interrogeaient sur les anciens déguisements utilisés lors des festivals. Sur la manière de les retrouver aujourd’hui. Mlle Taring est notre archiviste, ajouta Wen en se tournant vers Shan.
La femme s’assit dans un fauteuil près du mur et s’adressa à Shan, qu’elle salua d’un petit signe de tête.
— Les musées, commença-t-elle d’un ton raide et professionnel, en ôtant ses lunettes à monture d’acier. Pékin. Chengdu. Le musée culturel de Lhassa.
— Mais on continue encore aujourd’hui à découvrir des objets d’art et d’artisanat traditionnels, rétorqua Shan.
— Peut-être, avança à son tour Yeshe, a-t-on trouvé un costume lors d’un recensement récent ?
Mlle Taring parut surprise par la question et chercha un appui auprès de Wen, dont Yeshe refusait toujours de croiser le regard.
— Nous faisons effectivement des contrôles de conformité, oui, c’est vrai, répondit le directeur des Affaires religieuses. Les licences n’ont pas de sens si on ne les fait pas appliquer.
— Et vous tenez la liste des objets d’art et d’artisanat ? demanda Shan.
— Ils font partie intégrante des richesses de l’Église redistribuées, et, en tant que tels, ils appartiennent au peuple. Les gompas les détiennent pour nous, ils en ont l’usufruit. Il est évident que nous sommes bien obligés de vérifier ce qui existe et à quel endroit.
— Mais parfois il arrive que de nouveaux objets soient découverts, insista Shan.
— Parfois.
— Mais pas de déguisements costumés.
— Pas depuis que je sers ici.
— Comment pouvez-vous en être certain ? demanda Shan. Il doit y avoir des milliers d’objets répertoriés dans vos inventaires.
Wen sourit avec condescendance.
— Estimé camarade, vous devez comprendre que les costumes en question sont des trésors irremplaçables. S’il s’en trouvait un aujourd’hui, ce serait une grande découverte.
Shan vérifia si Yeshe continuait à noter. Avait-il entendu correctement ? Estimé camarade ? Il se tourna vers l’archiviste.
— Mademoiselle Taring. Vous dites que tous les costumes connus se trouvent dans des musées.
— Certains, parmi les grands gompas près de Lhassa, ont obtenu une licence qui leur permet de reprendre les cérémonies dansées. Pour certains événements autorisés. Des touristes y assistent.
— Dans le cadre d’échanges avec l’étranger, je présume, suggéra Shan.
Mlle Taring acquiesça d’un air impassible.
— Votre bureau a-t-il autorisé des événements de ce genre à Lhadrung ?
— Jamais. Les gompas ici sont trop pauvres pour financer de telles cérémonies.
— Je pensais que, peut-être, avec l’arrivée des Américains…
Le regard du directeur Wen brillait quand il s’adressa à l’archiviste.
— Pourquoi n’y avions-nous pas pensé ?
Il se retourna vers Shan.
— Mlle Taring a la charge des dispositions à prendre concernant les Américains. Les visites guidées des sites culturels. Elle parle anglais avec un accent américain.
— Excellente idée, camarade directeur, dit l’archiviste. Mais il n’y a pas de danseurs entraînés. Beaucoup de ces costumes ne sont pas ce que vous imaginez – ils ressemblent à des machines spéciales. Avec des bras mécaniques. Des fixations complexes. Les moines étaient formés et entraînés des mois durant, rien que pour comprendre la manière de les manœuvrer. Pour les utiliser lors d’une cérémonie, pour connaître les danses et les mouvements, certains danseurs subissaient des entraînements de plusieurs années.
— Mais une brève représentation sur l’un des nouveaux sites, soutint Wen avec insistance. Les Américains n’auraient pas besoin de la danse authentique. Rien que les costumes. Quelques gracieux déhanchements. Quelques cymbales et tambours. Ils pourront prendre des photos.
Mlle Taring fixa le directeur Wen avec, aux lèvres, un petit sourire qui refusait de s’engager.
— De nouveaux sites ? questionna Shan.
— Je suis heureux d’annoncer que certains gompas sont en cours de reconstruction sous notre contrôle. Il existe des subventions.
Des subventions. Qu’est-ce que ça signifiait ? s’interrogea Shan. Qu’ils pillaient d’antiques mausolées pour en construire de nouveaux prétendus tels ? Qu’ils détruisaient des antiquités afin de s’offrir des décors de théâtre devant lesquels des mascarades bouddhistes pourraient être représentées pour les touristes ?
— Le procureur Jao a-t-il participé au détail des attributions de licences pour ces nouveaux sites ? demanda-t-il.
— Merci, mademoiselle Taring, dit le directeur en reposant sa tasse sur la table.
L’archiviste se leva et fit une petite courbette à l’adresse des deux visiteurs. Wen attendit qu’elle fût sortie pour reprendre la parole.
— Je suis désolé. Je crois que vous vouliez parler du meurtre.
— Camarade directeur, je ne fais que parler du meurtre depuis mon arrivée.
Wen examina Shan avec une curiosité toute neuve.
— Il existe un comité. Jao, le colonel Tan et moi-même. Chacun des membres a droit de veto sur n’importe quelle décision.
— Uniquement pour les reconstructions.
— Les permis. Les reconstructions. Les autorisations d’accepter de nouveaux novices. La publication de tracts religieux. L’invitation au public à participer aux services religieux.
— Le procureur Jao a-t-il rejeté l’une quelconque de ces demandes ?
— Nous l’avons tous fait. Les ressources culturelles doivent être allouées de manière à éviter les abus. La minorité tibétaine ne constitue qu’une partie de la population de la Chine. Nous ne pouvons pas donner l’aval à toutes les requêtes, énonça Wen d’une voix pleine, signe d’une longue pratique.
— Mais récemment. Y a-t-il eu une demande particulière que Jao ait refusé de soutenir ?
Wen leva la tête au plafond, les mains croisées sur la nuque.
— Il n’y en a eu qu’une seule au cours des derniers mois. Il a rejeté une demande de reconstruction. Celle du gompa de Saskya.
Saskya était le gompa de Sungpo.
— Pour quel motif ?
— Il existe un autre gompa à l’extrémité aval de la même vallée. Plus grand. Le gompa de Khartok. Il a déjà déposé une demande de reconstruction. Beaucoup plus pratique pour les visiteurs, et meilleur investissement.
Shan se leva pour partir.
— Je crois comprendre que vous êtes nouveau à ce poste.
— Cela fait presque six mois maintenant.
— On raconte que votre prédécesseur a été tué.
Le directeur Wen hocha tristement la tête.
— On le considère comme un martyr, ou presque, là-bas, au pays.
— Mais ne craignez-vous pas pour votre vie ? Je n’ai pas vu de gardes.
— Nous ne pouvons nous permettre de céder à la menace, camarade. J’ai une tâche à accomplir. Les minorités ont le droit de préserver leur culture. Mais à moins d’atteindre à un juste équilibre, les réactionnaires présentent toujours un danger. Nous ne sommes que quelques-uns à avoir la confiance de Pékin pour nous interposer entre les deux camps. Sans nous, ce serait le chaos.