5) LA QUÊTE

L’Autre-Monde est difficile d’accès. D’abord, il est invisible pour des yeux humains qui sont aveuglés par la réalité apparente des choses. Ensuite, les humains n’ont pas le don des Tuatha Dé Danann, celui de voir sans être vu. Enfin, parce que le chemin qui mène à l’Autre-Monde est aussi dangereux, aussi plein de pièges que le pont chamanique. C’est là où réside l’enseignement druidique : indiquer à chacun comment suivre le difficile chemin qui mène à l’Autre-Monde, étant bien entendu que les chemins sont multiples et divers, parfaitement individuels et même singuliers. L’expérience de tous n’est jamais l’expérience de l’un multipliée par celle des autres. L’expérience ne concerne qu’un seul être, puisque, dans ce monde des relativités, l’être est totalement isolé, totalement autonome. Ainsi se trouve sauvegardée sa liberté d’ailleurs, et tout enseignement digne de ce nom doit prendre cela en compte sous peine d’être inefficace. Il semble bien que, contrairement au Christianisme qui veut enseigner une vérité universelle à laquelle chacun n’a que le droit de se conformer, le druidisme ait tenté, comme certains systèmes philosophiques orientaux, de préparer à chacun la voie qui lui est propre dans le déroulement de sa quête.

Pour arriver à un résultat, il est nécessaire d’accumuler les obstacles dont doit triompher celui qui prétend à l’initiation. Et le premier obstacle, c’est le vague, le flou, l’inexistence même de la localisation, ou tout au moins l’aspect peu engageant ou dangereux du paysage dont on entoure l’entrée de l’Autre-Monde. Les contes populaires réussissent fort bien à décrire l’atmosphère trouble et sulfureuse qui se répand dans ces régions frontières : les chemins rétrécissent ou sont encombrés de ronces, les manoirs ou forteresses sont sinistres, sombres, protégés par des murailles ou des grilles indiquant le délabrement ou l’abandon, mais sournoisement peuplées d’êtres fantastiques. Parfois, il y a une rivière ou un torrent à franchir. Il en est de même dans les romans arthuriens : des géants ou des personnages antipathiques interdisent le passage des gués ou des ponts, les ponts eux-mêmes sont étroits, dangereux, des bêtes sauvages rôdent dans la forêt. Dans les récits celtiques eux-mêmes, l’accès à l’Autre-Monde est plus direct, moins chargé de fantasmes culpabilisants. C’est que le Christianisme n’a pas encore altéré l’univers primitif qui est sans péché. Ce qui empêche le héros celte de pénétrer dans l’Autre-Monde, c’est son manque de valeur, de connaissance ou de courage, et les interdits sont beaucoup plus intériorisés.

Car franchir les zones frontières n’est pas évident. L’être humain vit dans un monde imparfait, au sens strict du terme, c’est-à-dire non-achevé : d’où la souffrance, la maladie, le chagrin, la violence, le dénuement, qui représentent les hésitations de l’esprit devant le chemin à parcourir. Un peu comme chez les Stoïciens, il s’agit de réduire l’importance de ces empêchements intérieurs. Vaincre la souffrance, le chagrin, la violence, le dénuement, c’est le premier pas vers une libération de l’âme. Cela ne se passe pas sans combats, traduits généralement par des luttes héroïques entre guerriers. Mais il faut aussi vaincre son propre désespoir, ses propres hésitations. Et il arrive qu’on ne voie pas la porte de l’Autre-Monde : elle n’est visible que de temps en temps, ou si on la cherche vraiment avec la vue intérieure, la seule qui compte dans la quête. En un mot, l’être humain qui se lance dans la quête doit corriger par son action toutes les imperfections du monde. La solution est peut-être celle qui se présente quand il a réussi à éliminer les « monstres » qui incarnent ces imperfections et qui sont des obstacles à la dynamique universelle. Voilà pourquoi tout être humain, selon la pensée druidique, est « missionné » pour accomplir quelque chose. L’attitude druidique n’est pas une attitude passive comme celle des orientaux qui se contentent de dénoncer la maya, c’est-à-dire l’illusion du monde, en prônant le renoncement comme seule source d’harmonie et de joie. L’attitude druidique est tournée vers l’action : chaque être humain a un rôle à jouer pour par-faire le monde, pour l’achever, et cet achèvement ne peut être réalisé que par l’action individuelle au sein d’une action collective[364].

Ici se pose un autre problème : les druides croyaient-ils à l’âme universelle comme les Hindous indo-européens, ou bien en l’âme individuelle, personnalisée et spécifique ? Si l’on considère leur conception d’un Dieu qui est Tout, et dont les êtres humains sont des composantes actives dans son devenir, on serait tenté de répondre qu’ils croyaient à l’âme universelle collective. Or, les auteurs de l’Antiquité affirment que, selon eux, « les âmes sont immortelles », et font référence au système pythagoricien, lequel exalte l’âme individuelle. D’ailleurs, si les Celtes se sont convertis si facilement au christianisme, c’est aussi parce que le christianisme leur présentait une doctrine du salut individuel. Il n’est donc pas possible de concilier la pensée druidique et la pensée bouddhique : ce sont deux registres complètement opposés, deux conceptions parallèles. Cette croyance en l’âme individuelle se manifeste par le soin mis, dans tous les récits celtiques ou d’origine celtique, à décrire l’action individuelle, la démarche personnelle, la responsabilité de l’être, et par conséquent son Libre Arbitre. Comme dans la doctrine pélagienne, l’homme est entièrement libre d’assumer son destin, de choisir son chemin. Ce choix, il le fait lui-même. D’où l’importance de la quête individuelle comme moyen de connaissance et tentative de perfection. L’essentiel, encore une fois, est le dépassement héroïque.

C’est dire que l’action prime tout, ce qui est en opposition formelle avec le système oriental. Le héros celte vit dans le monde et agit sur le monde, désirant changer le monde de façon à le rendre conforme au plan divin. Le royaume du Celte est dans ce monde comme dans l’autre. Dans ces conditions, il serait vain d’attendre passivement, avec résignation, que la situation s’inverse dans un Au-Delà de justice et de réparation. Tous les efforts doivent être accomplis ici-bas pour faire respecter la justice : les druides sont aussi des législateurs et des juges qui veillent à l’application de la justice divine. La plus grande intolérance dénoncée par les druides est celle de l’injustice. Ils veulent réaliser dans ce monde-ci la perfection de l’Autre Monde. C’est peut-être le seul moyen d’échapper à la mort.

Mais, pour instaurer la perfection dans ce monde, il faut savoir comment se présente la perfection de l’Autre-Monde, ce qui justifie la nécessité de la quête. Chaque individu, reconnu comme autonome, comme libre, comme doué de talents spécifiques, a le devoir de tenter la quête et de revenir dire ce qu’il a vu. Tous les « quêteurs » n’auront pas vu la même chose, et l’expérience individuelle enrichira la collectivité. La meilleure illustration de cette démarche est probablement celle de la Chevalerie de la Table Ronde, conception héritée en grande partie de la pensée druidique. Chaque chevalier accomplit une quête solitaire et singulière vers un but unique, le Graal par exemple. Mais quand le chevalier revient à la cour raconter ce qu’il a fait et ce qu’il a vu, on sent très bien que la responsabilité du groupe est engagée dans l’action individuelle d’un de ses membres.

Le paradoxe est là. Mais la pensée druidique est paradoxale parce qu’elle participe d’une hétérologie. C’est une pensée dialectique. Dieu est la Totalité. Dieu est donc l’ensemble multiforme de toutes les actions individuelles. Il y a unité dans le multiple, multiplicité dans l’unité. C’est là où la logique celtique creuse un fossé en face de la logique méditerranéenne. La pensée druidique n’est ni collectiviste ni individualiste, elle est les deux à la fois, puisqu’elle refuse tout dualisme. On dira que c’est une pensée irrationnelle. Cela n’a aucun sens : l’irrationnel n’existe pas, ou plutôt c’est seulement une structure mentale qui ne s’appuie pas sur les mêmes références que la raison courante et dominante dans une civilisation donnée. Les Grecs et les Latins n’ont pas compris les Celtes, qu’ils ont pourtant admirés bien souvent. Leur incompréhension était normale. Les Celtes n’ont certainement pas eux-mêmes compris la démarche des Grecs et des Latins. C’est en tout cas la preuve de l’infinie variété de l’esprit humain qui, confronté aux réalités de l’existence et du destin, parvient à trouver des explications, des justifications, des solutions. La tradition universelle unique est un leurre. Si une telle tradition provenait d’une révélation unique dans les temps primitifs – de l’Âge d’Or, par exemple –, on en retrouverait les traces. Mais en dehors de la tendance au syncrétisme, lequel brouille les données au lieu de les clarifier, il est difficile de discerner une « ténébreuse et profonde unité » dans la pensée humaine. Cette unité de la pensée humaine serait d’ailleurs un appauvrissement. Puisque Dieu et le monde sont en perpétuel devenir, c’est à chaque individu, à chaque collectivité d’apporter quelque chose. Qu’il y ait des convergences, c’est certain. Qu’il y ait des erreurs, des retours en arrière, des oublis, des incompréhensions, c’est évident. L’esprit humain se cherche en cherchant le « Graal », quel qu’il soit. C’est le sens de la quête, puisque le mot signifie « recherche ».

Et la quête est obligatoire. Nul ne peut s’y dérober sans s’attirer la « honte » vis-à-vis de la collectivité, cette « honte » magique et sacrée étant la chose la plus terrible qui puisse recouvrir un individu, selon la doctrine druidique. Blaise Pascal n’a pas dit autre chose, dans son fameux « argument du pari » : tout être humain est engagé dans le jeu de la vie, il doit parier. La quête est un pari. Et il vaut mieux parier une infinité de gains.

Dans le très beau récit irlandais de la Navigation d’Art, fils de Conn, le jeune héros, à la suite d’une partie d’échecs jouée avec la concubine – indigne – de son père, est obligé de partir à la recherche d’une jeune fille qu’il devra épouser[365]. Mais il ignore où se trouve la jeune fille en question, et personne ne semble le savoir[366]. Il ne peut se dérober. Il entreprend donc cette quête désespérée de la Femme, d’île en île, d’aventure en aventure, de danger en danger. Il finira par conquérir celle qui lui était destinée. Mais cela n’aura pas été sans errements, ni sans souffrances. Et quand il reviendra, avec son épouse, le peuple d’Irlande l’accueillera avec joie et bonheur, parce que le succès de l’entreprise rejaillit sur l’ensemble du groupe. Le bonheur individuel est celui de la collectivité. D’ailleurs, de cette quête impossible, le héros a rapporté non seulement une épouse, mais toutes les richesses qu’il a pu trouver là-bas, dans cet Autre Monde qui est un ailleurs, sans doute peu différent de notre monde.

Rêve, que tout cela… Peut-être. Mais il y a des rêves qui rendent compte plus fidèlement des réalités supérieures que la vision quotidienne d’un univers en perpétuelle transformation. Les druides étaient des « très voyants ». Ils ont estimé que tous les individus pouvaient parvenir à ce très haut degré de vision intérieure. Ils faisaient confiance à l’être humain, prétendant qu’il n’y a aucune impossibilité qui ne puisse être surmontée parce que l’être humain, à l’image des dieux-druides et à l’image du Dieu innommable, possède une infinie puissance dont il ne mesure pas toujours la portée et dont il ne sait pas se servir.

En ce sens, le druidisme est un humanisme. Mais un humanisme sacré. La conception moniste des druides fait qu’il n’y a aucune distinction entre le profane et le sacré. L’être humain est sacré. C’est parce qu’il l’a oublié que l’univers est la proie des forces obscures. Le druidisme se présente donc comme un système parfaitement cohérent, parfaitement organisé, parfaitement humain et divin, pour aller le plus loin possible à la découverte des rivages de l’île merveilleuse, là où, enfin, les contradictions apparaissent telles qu’elles sont, c’est-à-dire des jeux stériles d’une pensée qui doute d’elle-même. C’est une tentative généreuse pour réconcilier l’être avec lui-même.

Il importait de le dire. Le druidisme est mort, définitivement mort en tant qu’institution, en tant que religion, puisqu’il ne peut exister que dans un cadre socioculturel qu’il hiérarchise et dont il émane. Mais le message druidique n’a pas entièrement disparu. C’est à nous de le retrouver sous les arborescences trompeuses des jardins féeriques que des enchanteurs ont fait surgir du désert. Le rire de Merlin peut nous égarer. Mais c’est peut-être en nous égarant qu’il nous fait découvrir le tracé d’un chemin sinueux qui mène vers le sidh.[367]