3) L’ESPRIT ET LA MATIÈRE

Une conséquence particulièrement importante résulte de cet état d’esprit moniste : la distinction fondamentale entre Esprit et Matière n’existe pas. Les tenants du Spiritualisme pur, prônant la primauté de l’Esprit créateur de la Matière, sont aussi ridicules que les tenants du Matérialisme qui cherchent désespérément à prouver que l’Esprit surgit de la Matière. Pour les Celtes, ce n’est qu’un faux problème. L’Esprit est la Matière, et la Matière est l’Esprit. L’apparente dualité n’est que le résultat de la relativité du monde : l’Esprit qui ne bute pas contre la Matière ne pense pas et ne sait pas qu’il existe. C’est le même problème que pour le Dieu innommable et absolu. L’Esprit n’est qu’une apparence fonctionnelle de la totalité de l’Être, la Matière étant une autre apparence fonctionnelle découlant du dédoublement ou de l’éclatement du Soi primitif. Dans la doctrine druidique, l’accent est mis sur l’action. Or l’action est l’énergie manifestée. Tout est énergie, la Matière comme l’Esprit, les deux termes jouant leur rôle spécifique, irrémédiablement liés l’un à l’autre. Le corps est alors considéré comme une manifestation provisoire de l’Esprit qui affirme ainsi son existence, quitte à manifester celle-ci par d’autres moyens quand il le jugera utile. Aussi peut-on imaginer d’autres vies, et même d’autres formes de vie.

Mais dans le monde des relativités qui est celui de la vie actuelle, la matière équivaudrait au chaos si on la laissait se développer de façon anarchique. C’est ce qu’exprime le mythe des Fomoré, ou des mythes équivalents, comme les monstres, les dragons, les êtres dits maléfiques lorsqu’on recourt à la morale judéo-romano-chrétienne. Quand Lug tue son grand-père Balor, il affirme la prédominance de l’Esprit évolué sur la Matière brute et brutale. Lug organise la matière dont il est le petit-fils, affirmant par là qu’il est un dans sa dualité. Le tout est de prendre conscience de la puissance infinie de l’Esprit : et là, seuls les héros sont capables de tirer le meilleur parti de cette puissance. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils sont des héros. Et c’est pourquoi les premiers saints du christianisme celtique seront des héros. Depuis l’Œuf Cosmique primordial, l’univers n’a pas cessé d’évoluer, et l’Esprit s’est lentement dégagé de sa gangue qui l’étouffait et l’empêchait de réfléchir, c’est-à-dire d’agir. Il peut parvenir au suprême degré et participer lui-même à la transformation de l’univers. Car la charge de l’univers revient à chacun des êtres qui le composent. En langage sociologique, on traduirait cela par le terme « autogestion ». Mais pour que toute autogestion soit efficace, il faut qu’il y ait d’abord conscience de l’unité du Tout dans ses diversités apparentes.

Alors seulement l’Esprit peut diriger l’univers, et lui-même, puisqu’il fait partie de cet univers. Chaque manquement, chaque faiblesse, chaque erreur, sont autant de retards à l’élan évolutif universel. Cela suppose évidemment une notion dont on ne fait guère grand cas de nos jours, celle de la responsabilité. Aveuglés par le déterminisme scientifique – qui vient à point remplacer le fatalisme religieux des temps passés –, endormis par les lois de l’hérédité et la reconnaissance du rôle de l’inconscient dans la vie psychique, nous ne nous rendons même plus compte que toute liberté est inexistante sans responsabilité. Être libre suppose la pleine conscience des causes et des effets de ses actes, et leur totale prise en charge. Cela est valable sur le plan moral, comme sur le plan de la vie quotidienne, comme sur le plan métaphysique.

C’est ce que semblent avoir compris les Celtes. En éliminant toute notion de péché, ils n’ont pas éliminé l’idée de responsabilité. S’il n’y a ni châtiment, ni récompense dans l’Autre-Monde, chacun assume cependant ses actes et en subit lui-même les conséquences. Et, sur le plan juridique, il en est de même : la règle des compensations n’est pas un châtiment, c’est une juste contribution pour rétablir l’équilibre social – donc universel – compromis par un acte perturbateur. Tout cela se retrouve dans la doctrine que Pélage, Breton converti au christianisme, devenu théologien et moraliste, a tenté de diffuser dans l’Église, se heurtant ainsi aux doctrines méditerranéennes de la faiblesse humaine et du péché, défendues âprement par saint Augustin. La proposition essentielle de Pélage était que l’être humain était en possession du Libre-Arbitre absolu : par lui-même, l’homme était capable de se sauver ou de se damner, de choisir Dieu ou de s’en écarter, quitte à assumer les conséquences de ce choix. Partant de là, la doctrine pélagienne débouchait sur une négation de la grâce divine, et aussi sur une mise en doute du rôle de l’Église. Et l’on sait que l’Église a réagi avec vigueur contre cette « hérésie » pélagienne, l’éliminant presque complètement, alors qu’elle semble avoir été facilement acceptée par les Bretons et les Irlandais[351]. C’est assez significatif : la pensée pélagienne provenait en grande partie de l’héritage des druides.

Mais ce privilège concédé à l’Esprit n’est pas une négation de la Matière, ni même sa relégation à un rang inférieur, bien au contraire. La façon dont les druides se comportent vis-à-vis de la Matière, la disposant à leur gré, maîtrisant les éléments et les utilisant, est une preuve que l’Esprit ne peut rien sans la Matière qui en est la complémentarité. Chez les Celtes, le corps n’est jamais négligé, n’est jamais nié. Les Celtes ne sont pas des « désincarnés », et l’on ne peut y observer aucune trace d’ascétisme à la mode de la chrétienté médiévale. Être druide ne signifie pas renoncer à la chair, comme cela a été le cas dans le christianisme héritier de saint Paul et de saint Augustin. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que Paul et Augustin, avant de sombrer dans la désincarnation, furent de joyeux vivants. Leur renoncement à la chair est survenu au moment où, rassasiés et repus, voire dégoûtés, ils n’y trouvaient plus aucun charme ni aucun plaisir. Il est facile, dans ces conditions, de prêcher l’abstinence et l’ascétisme. Les pires sectaires du « moralisme » sont généralement des hépatiques, des impuissants ou des syphilitiques qui ne peuvent admettre que les autres fassent ce qu’ils ne peuvent plus faire. Mais ce « moralisme » n’existe pas chez les druides, puisqu’il n’y a pas de morale, du moins dans le sens négatif qui a prévalu depuis les Pères de l’Église.

Il s’ensuit une participation active, pleine et entière du corps et de la matière, d’une façon générale à la vie de l’Esprit. L’évolution humaine, parallèle et concomitante à l’évolution de l’univers, passe par l’exploitation commune du corps et de l’esprit. Être un héros, c’est être intelligent, « voyant », utile, efficace, mais c’est aussi être fort physiquement, beau, bien portant, capable de supporter les fatigues du combat aussi bien que celles de l’ivresse, capable de mener à bien un « rendez-vous de femme », comme disent les vieux textes. Lorsque le Dagda, après la ripaille que lui ont fait subir les Fomoré, est incapable de copuler avec la femme qu’il rencontre, celle-ci se moque de lui et lui en fait de violents reproches. Et tant pis pour les spiritualistes de tous bords qui s’imaginent que l’humanité devrait être châtrée pour parvenir au but final. Après tout, Abélard n’a été un grand philosophe qu’avant. La seconde partie de sa vie n’est qu’une suite de redites, même si l’on observe chez lui une sorte de transcendance sexuelle. À cet égard, le personnage de Gargantua, chez Rabelais, se présente comme le modèle du héros celte. Celui de Frère Jean des Entommeures est le modèle du druide. La tradition gauloise n’est pas un vain mot pour Rabelais.

En fait, dans la pensée druidique, le problème ne se pose pas. Si un être a un corps, c’est pour s’en servir, et il ne viendrait à l’idée de quiconque de nier cette réalité. Le tout est de savoir s’en servir. Tout nous prouve que les druides en étaient arrivés à un très haut degré de puissance dans l’évocation et l’utilisation de la pensée. Certes, dans les « miracles » qu’ils opèrent, il ne faut voir que des images symboliques, le plus souvent décrites pour frapper l’imagination et pour témoigner de cette puissance. Mais les druides, par leur discours, par leur parole, par leurs gestes, sont essentiellement là pour maintenir et perpétuer une création qui a débuté in illo tempore et qui doit se poursuivre in saecula saeculorum. Ils ne font jamais de « miracles » gratuits, ou sur simple demande. Au premier temps du christianisme, il y a eu des joutes entre druides et clercs chrétiens. Les clercs demandaient aux druides de faire preuve de leur puissance, de faire des « miracles ». Les druides n’en ont jamais fait. Pourquoi l’auraient-ils fait, d’ailleurs, puisqu’ils n’étaient pas là pour satisfaire la curiosité méprisante de quelques clercs imbus de leur foi nouvelle ? La puissance de l’Esprit se manifeste parfois par l’inaction, qui est en elle-même une forme d’action. Le vrai miracle, c’est celui qui concerne l’intelligence, puisque toute matière est, en dernière analyse, la réalisation de la pensée. Et quand la déesse Brigit, au triple visage, eut disparu de l’univers druidique, on vit apparaître sainte Brigitte, abbesse de Kildare, « l’Église des Chênes », où, dit-on, les moines et les nonnes entretenaient le feu perpétuel des anciens temps.

Car le Feu, qui n’est pas un élément, mais qui transcende les trois formes de la matière en les mutant et en les permutant, est le symbole le plus exact de l’énergie spirituelle sans laquelle rien n’existe. Mais le Feu n’est pas Dieu : il est seulement la Parole de Dieu, cette parole qui crée perpétuellement et qui équilibre l’univers, et dont les druides sont les dépositaires.

C’est par là que se justifie la religion druidique. Si Dieu est inconnu, abscons, innommable, c’est parce qu’il est Tout. Mais la Parole de Dieu représente l’énergie de ce Tout en pleine action. Les êtres humains doivent donc connaître cette Parole pour s’y conformer et agir selon les plans divins, condition sine qua non pour que l’univers existe. D’où le besoin de connaissance : l’être humain ne peut rester indifférent devant ce qui, en apparence le dépasse, en réalité le concerne, puisqu’il fait partie du Tout. Et si le Dieu druidique n’est pas à proprement parler une Providence, au sens chrétien du terme, il n’est pas, lui non plus, indifférent au cas individuel, puisque tout cas individuel se répercute sur le Tout. Dans ces conditions, l’être humain peut prier : sa prière sera une tentative pour se mettre à l’unisson du Tout universel, et ce qu’il souhaite peut se réaliser si cela concorde avec le plan divin. D’autre part, la prière orale, c’est-à-dire en fait l’invocation rituelle, si elle est prononcée par le plus grand nombre, aura d’autant plus de puissance, puisque les énergies individualisées se grouperont en une seule énergie spirituelle dont l’efficacité sera ainsi le résultat d’une harmonie pour ainsi dire universelle. La plupart des grandes religions n’ont jamais prétendu autre chose, le christianisme en premier lieu, qui insiste tant sur la puissance de la prière collective[352]. Ainsi, les pratiques rituelles organisées par les druides, si elles sont accomplies sincèrement et de toute la force des énergies individuelles rassemblées, influent sur le devenir de Dieu, puisque ce devenir divin est celui de l’univers. Pour un Celte, croyant aux principes druidiques, le grand Dieu innommable se réalise à chaque instant du temps relatif, grâce à l’action individuelle et collective. Mais rien, aucun être ou aucune chose, n’est en dehors de ce devenir. La preuve de cette croyance se trouve dans les nombreuses descriptions qui montrent l’être passant par tous les éléments, toutes les formes, tous les états[353]. Le fondement de la pensée druidique est l’harmonie universelle des êtres et des choses dans une perpétuelle réalisation.

Bien entendu, tout « n’est pas au mieux dans le meilleur des mondes possible ». Des forces « obscures » entrent en jeu et mettent le monde en péril. Dans la religion des anciens Germains, c’étaient les Géants, toujours prêts à envahir Asgard, le séjour des divinités garantes de l’équilibre universel : d’où la nécessité du Valhalla, ou plutôt de la Valhöll, rempart composé de guerriers destinés à interdire le passage des Géants. Dans la pensée des anciens Iraniens, c’était Arhiman, le principe des ténèbres contre lequel luttait Ahura-Mazda, le principe de la Lumière. Cette conception iranienne a influencé de façon irréversible la tradition judéo-chrétienne, faisant d’Arhiman le modèle du Satan négateur de Dieu. Mais le sens symbolique de l’opposition entre Ahura-Mazda et Arhiman n’a plus été compris qu’au premier degré. De simple image rendant compte de la dynamique vitale sujet-objet, source de toute existence dans le domaine des relativités, cette opposition est devenue dualisme, manichéisme, et aboutissant, en dehors même du catharisme, à une théologie chrétienne vidée de toute réalité ontologique, à une morale laïque du Bien et du Mal, incompréhensible parce que privée de ses racines. Cette opposition, dans la pensée druidique, n’est pas ressentie au premier degré, chaque chose, chaque être, ayant un double aspect et résolvant ses contradictions internes dans une prise de conscience de la totalité.

Mais le problème de l’imperfection du monde subsiste. Les forces dites obscures sont la projection fantasmatique de l’irrésolution de l’être. Placé en face des réalités supérieures, l’être humain ne sait pas toujours comment agir, ou réagir. Il ne participe pas pleinement à l’agir universel, d’où les carences, les déviations, les impasses, le Mal métaphysique – et non pas moral. Si tous les êtres savaient, c’est-à-dire s’ils pouvaient utiliser leur pensée au maximum, l’équilibre de l’univers ne serait jamais menacé. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, la pensée humaine n’est pas encore capable d’assumer pleinement sa réalité. La religion druidique lui montre le chemin à parcourir pour atteindre ce degré à partir duquel les fausses oppositions apparaissent pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire une querelle dialectique. D’où la nécessité d’affirmer la toute-puissance de l’Esprit, la nécessité du rituel qui, en termes symboliques, engage l’être humain à toujours aller au-delà de l’horizon. En définitive, le Réel est une barrière illusoire que, par paresse ou ignorance, l’être humain imagine en face de lui.

Mais il n’y a pas de barrière. L’horizon n’existe pas.