3) LES QUATRE ÉLÉMENTS
Comme tous les autres peuples, les Celtes ont spéculé sur la valeur et l’identité des éléments traditionnels en tant qu’énergie manifestée. La Terre, l’Air, l’Eau et le Feu ont été conçus comme des « passages » grâce auxquels l’énergie se transforme et se régénère. C’est ce qui ressort de certaines incantations, et plus particulièrement des poèmes du barde gallois Taliesin, ou attribués à lui, dans lesquels apparaît le thème des métamorphoses. « J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive », dit le poète[223]. On a souvent interprété ces métamorphoses comme la preuve que les Celtes croyaient aux réincarnations successives. Mais rien, absolument rien, en dehors de quelques cas individuels bien définis, et nettement symboliques, ne vient confirmer cette thèse. La métempsycose, quelles qu’en soient les nuances, est totalement inconnue des Celtes. Les métamorphoses témoignent seulement de la prise de conscience que l’être appartient à tous les règnes, donc à tous les éléments, et qu’il n’est pas séparable du cosmos. Sans le Cosmos, l’être ne s’explique pas, mais inversement, sans l’être, le Cosmos ne s’explique pas davantage puisqu’il n’y a personne pour poser la question.
La Terre et l’Air
La Terre, en tant qu’élément primordial, ne semble pas avoir eu une importance exceptionnelle dans la pensée druidique. Dans la mythologie celtique, il n’y a pas, à proprement parler, de déesse-terre. Tailtiu, la mère nourricière du dieu Lug, n’est pas une divinité tellurique comme la Déméter grecque, et les déesses maternelles représentent bien davantage la communauté humaine, l’Irlande en particulier, que le sol où cette communauté s’est implantée. Le concept de déesse-terre appartient non pas aux Celtes, mais aux populations mégalithiques qui les ont précédés. D’ailleurs, en gaélique, le mot talamh, « terre » (apparenté au latin tellus), est du masculin. Cela se conçoit aisément si l’on considère que toutes les sociétés celtiques sont pastorales au départ, et non agraires. La société se déplace, donc peu importe la terre. Mais cela n’empêche nullement des rituels de concerner les rapports de l’homme avec la terre.
Il faut bien en effet que l’être humain vive sur la terre et qu’il s’accorde avec elle par une sorte de contrat. Ce qui exprime le mieux cette idée, c’est le rite de la Pierre de Fâl, cette pierre phallique, donc masculine, qui se trouvait à Tara, et qui criait lorsqu’un roi, ou un futur roi, s’asseyait dessus. On en a un souvenir évident dans le « Siège Périlleux » de la légende du Graal. La pierre qui crie est alors le signe que la Terre accepte un individu comme roi, c’est-à-dire comme intermédiaire privilégié entre elle et la société qui s’y établit de façon temporaire, dans la mesure où tout royaume celtique dépend de la capacité du roi et de l’étendue de son regard. C’est une notion assez difficile à comprendre pour nous qui sommes habitués à une tout autre conception de l’État-nation et qui sommes constamment confrontés à la « patrie » et à la « terre des ancêtres ». Il n’y a pas de lien direct entre la Terre et le peuple ou la tribu : le médiateur est le roi, dont la légitimité doit être reconnue à la fois par le groupe social (élection et approbation sacerdotale) et par la Terre dont il se fait l’occupant contractuel. Il n’y a pas possession de la Terre, celle-ci restant toujours universelle.
C’est pourquoi c’est dans les cérémonies funèbres que la Terre apparaît comme élément primordial, en même temps qu’ultime. Il est d’usage de laver le cadavre dans une rivière. Puis se déroule la cérémonie elle-même. César parle d’incinération, mais nous savons que l’inhumation était également pratiquée. Il est malheureusement impossible de déterminer si une de ces pratiques était réservée à une classe ou à une autre. Incinération et inhumation ont existé conjointement, sans qu’on puisse tirer quelque conclusion de ce fait. Mais, de toute façon, le défunt était remis à la Terre. Parfois, comme dans beaucoup de civilisations anciennes, « tout ce que le mort aimait est jeté dans le bûcher, même les animaux, et, il n’y a pas encore bien longtemps, les esclaves et les clients qui étaient chers au défunts étaient brûlés avec lui » (César, VI, 19). Cette coutume n’est certes pas spécifique des Celtes.
Une fois que l’inhumation était faite, on érigeait un pilier funéraire, et l’on gravait dans la pierre une formule. Alors un poète chantait ou psalmodiait la lamentation funèbre. Nous avons d’excellents exemples de lamentation, aussi bien dans l’épopée irlandaise (en particulier la lamentation pour Ferdéad, faite par Cûchulainn dans la Tain Bô Cualngé) que dans la poésie galloise[224]. Après quoi, c’était l’éloge du défunt qui était prononcé, certainement par un druide, et sans aucun doute sous forme poétique. De cela également nous avons des exemples, comme les poèmes du barde gallois Taliesin qui sont considérés comme authentiques :
« Uryen de la plaine cultivée,
le plus généreux des hommes du baptême,
abondance tu as donnée
aux hommes du monde…
Ah ! jusqu’à ce que je défaille de vieillesse,
vers la dure angoisse du trépas,
jamais je n’aurais de joie
si je ne célébrais Uryen… »[225].
Après cela avaient lieu les « jeux funèbres » proprement dits, qui pouvaient aussi bien être des combats simulés, de duels à la façon du tournoi médiéval, des sortes de représentations dramatiques, que des festins dégénérant en beuveries. La signification essentielle de ces funérailles étaient d’accompagner le défunt, non pas à sa dernière demeure, mais au point symbolique où, confié à la terre, il pouvait entreprendre son voyage dans l’Autre-Monde.
D’autres rites mettant la terre en jeu étaient pratiqués. La légende hagiographique de saint Patrick met en évidence un culte sanglant rendu à l’horrible idole de Crom Cruaich, en Irlande[226]. Toutes les descriptions concordent : il s’agit d’un cromlech, d’un cercle de pierres datant de l’époque mégalithique. Il ne semble donc pas que ce soit un élément du culte druidique, tout juste une survivance de croyances et de coutumes antérieures, plus ou moins tolérées par le druidisme.
Très différentes sont les pratiques opérées par les druides sur la Terre. Il s’agit non plus d’adorer une entité divine terrienne, ou de se la rendre propice, mais de maîtriser la Terre et de la mettre au service de la volonté humaine. Ainsi, ce qu’on appelle la « haie du druide » empêchait quiconque de franchir une certaine limite, de pénétrer à l’intérieur d’un cercle ou d’en sortir. Nous avons des exemples de cette sorte, en particulier dans la Tain Bô Cualngé, quand Cûchulainn place une branche fourchue à quatre pointes sur un gué, et grave des ogam dans la pierre. L’armée ennemie ne peut franchir le gué qui a servi de théâtre à cette opération magique. Cela fait penser au « château invisible » ou à la pierre (tout dépend des versions de la légende) où Merlin est enfermé par Viviane. Il arrive aussi que les druides puissent prétendre bouleverser et transformer le paysage, creuser la terre ou aplanir des collines. Avant la bataille de Mag Tured, l’un des sorciers de Lug, nommé Mathgen (= né de l’ours), « dit que par sa contrainte il jetterait les montagnes d’Irlande sur les Fomoré et que leurs sommets rouleraient à terre. Il dit que les douze premières montagnes de la terre d’Irlande seraient aux ordres des Tuatha Dé Danann, qu’elles se battraient pour eux »[227]. Il y a là quelque chose d’identique au Combat des Arbres : une libération de l’énergie contenue dans le minéral et son utilisation à des fins guerrières. Dans le récit de la Courtise d’Étaine, Oengus, qui doit obtenir la jeune Étaine pour son père adoptif Mider-Mananann, est soumis à des obligations de la part du père d’Étaine. Avec l’aide du Dagda et des Tuatha Dé Danann, il défriche douze plaines en une seule nuit, et creuse douze rivières également en une nuit. Plus tard, pour reprendre Étaine au roi Éochaid, Mider est obligé, magiquement, d’enlever toutes les pierres de Meath et de construire une digue sur des marais.
Le deuxième élément, l’Air, est le domaine mystérieux et fluctuant où seuls les êtres divins et féeriques peuvent se mouvoir. C’est pourquoi les dieux, surtout les déesses, apparaissent souvent sous forme de corneilles ou de cygnes. Précisément, les fameuses « druidesses » de l’île de Sein, qui, selon Pomponius Méla, avaient le pouvoir de revêtir une forme animale, étaient également réputées savoir « calmer les vents par leurs incantations » (III, 6). Donc, les druides prétendent maîtriser les vents et s’en servir pour des buts bien précis.
Les récits épiques parlent souvent de « vent druidique ». Quand les Fils de Mile, ayant débarqué une première fois en Irlande, s’en retournent sur leurs navires, pour se mettre à l’abri, les druides des Tuatha Dé Danann « chantèrent des incantations derrière eux, si bien qu’ils furent entraînés loin d’Irlande »[228]. Quand Fuamnach, la première épouse de Mider, veut se débarrasser de la nouvelle femme, Étaine, qu’elle a déjà transformée en flaque d’eau, puis en insecte, elle fait « souffler un vent d’agression et de druidisme »[229] qui emporte l’insecte au loin. Et il arrive aussi que le vent druidique sème la confusion dans une troupe de guerriers, lesquels ne se reconnaissent plus et s’entretuent. C’est le cas dans le récit du Siège de Druim Damhgaire où la magie opératoire du druide Mog Ruith fait merveille[230]. D’ailleurs Mog Ruith l’explique lui-même : « Mon dieu m’a promis que je les transformerai en pierres quand je les aurai à ma portée, si seulement je parviens à souffler sur eux. Il leur envoya un souffle druidique, et il les transforma en pierres »[231].
Les Eaux
Le troisième élément, l’Eau, semble d’une importance considérable dans les pratiques druidiques. Symboliquement, l’eau de la source est une sorte de don des puissances invisibles qui règnent au cœur de la terre. L’eau est fécondante. Les ruisseaux, les rivières, les fleuves ont le même caractère sacré, parce que sans eux toute vie serait impossible. De nombreux sanctuaires se trouvaient à la source des rivières, en particulier la Seine, où l’on a retrouvé de nombreux ex-votos. Mais il y en avait bien d’autres, et toutes les sources, toutes les fontaines devaient être des loci consecrati. La Fontaine de Barenton en témoigne. Celle de la ville antique de Glanum, à Saint-Rémy de Provence, qui porte la marque des Gaulois, des Grecs et des Romains, également. Le nom de Glanum réfère à une racine signifiant la « pureté » : c’était donc une source purifiante, une source de santé, analogue à celle du dieu Diancecht.
Car l’eau est guérisseuse, non seulement quand elle contient des plantes, comme dans la Fontaine de Santé, mais parce qu’elle lave, parce qu’elle élimine les impuretés. Bien entendu, dans ce cas, le plan physique et le plan spirituel ne sont pas séparés. L’eau qui purifie le corps purifie l’âme et inversement. L’idée est largement répandue, et le baptême chrétien n’en est qu’une des nombreuses illustrations. Les sources thermales, avant d’être récupérées par la médecine profane, étaient censées, elles aussi, agir sur les deux plans. Mais tout cela n’allait pas sans rites spécifiques, gestes, ambulations et invocations. C’est ce que l’on retrouve dans tous les usages populaires concernant les fontaines guérisseuses ou les eaux d’une rivière purifiante. Et si nous n’avons retrouvé aucun rituel gaulois ou celtique ancien, nous sommes en droit d’imaginer que les pratiques actuelles ne doivent pas être tellement différentes de celles de nos lointains ancêtres.
D’ailleurs, si l’on s’interroge sur le chaudron de Brân Vendigeit et sur la cuve où Peredur voit jeter des cadavres qui renaissent, on fait de curieuses constatations. C’est en relation étroite avec le rite barbare décrit par le scholiaste de Lucain à propos de Teutatès, à savoir plonger la tête d’un homme dans un chaudron jusqu’à ce qu’il suffoque. N’est-ce pas là un rite de l’eau ? Il y a des récits légendaires qui parlent de mort sacrificielle du roi, celui-ci se noyant dans une cuve. On ne peut pas négliger de telles indications.
Accomplir un rituel au-dessus de l’eau, autour de l’eau, dans l’eau, ou incanter l’eau, c’est maîtriser l’énergie mystérieuse contenue dans l’élément liquide et la faire servir selon la volonté de l’opérateur. C’est peut-être de la magie, mais c’est surtout une prise de conscience qu’il y a dans la nature des forces invisibles qu’il suffit de libérer et d’utiliser selon certaines méthodes pour en arriver à des résultats positifs. Mais qui dit positif, dit aussi négatif. Dans plusieurs récits irlandais, les druides incantent les eaux de tel ou tel lac, de telle ou telle rivière, afin qu’elles disparaissent et qu’elles ne puissent plus servir aux ennemis. Avant la bataille de Mag Tured, l’échanson des Tuatha Dé Danann déclare à Lug qu’il fera disparaître les lacs d’Irlande aux yeux des Fomoré de façon qu’ils n’y trouvent pas d’eau, « quelle que soit la soif qui les saisirait »[232].
Il semble d’ailleurs y avoir un rituel spécial pour assoiffer le roi ennemi. Dans la première Bataille de Mag Tured, le roi des Fir Bolg, Éochaid, commence à être assoiffé au moment où la bataille tourne mal, et c’est sans doute le résultat de la puissance druidique des Tuatha Dé Danann. Dans un curieux récit irlandais, la Mort de Muirchertach, l’héroïne, Sin, pour se venger du roi, l’attire dans ses pièges magiques, et finit par l’assoiffer complètement, et le roi se noie dans une cuve. Dans le récit de la Destruction de l’Hôtel de Da Derga. Le roi Conairé est attaqué par des « pirates ». Le combat fait rage, mais les sorciers qui sont avec les pirates lancent un charme sur Conairé, « une soif inextinguible ». Le roi a beau demander de l’eau, il n’y en a pas. Il envoie le héros Mac Cecht en chercher. Mais Mac Cecht a beau parcourir toute l’Irlande, il ne trouve pas d’eau : tous les lacs et tous les cours d’eau ont été asséchés. Seul un petit lac contient encore de l’eau et Mac Cecht y remplit une coupe avant de revenir en hâte vers Conairé. Mais il est trop tard. Conairé est mort : « Sa grande soif l’oppressa et il périt d’une fièvre consummante, car il n’eut pas à boire ». Pour éviter que les ennemis ne s’emparent la puissance du roi, Mac Cecht coupe la tête de celui-ci, mais auparavant il lui verse le contenu de la coupe sur le visage. Alors la tête de Conairé se met à parler : « Brave homme, Mac Cecht, excellent homme… Il donne un breuvage, il sauve un roi… Bon serais-je pour le fameux Mac Cecht, si j’étais en vie, brave homme ! »[233]. Cela n’est pas sans faire penser au personnage de Pantagruel qui lance du sel sur ses ennemis pour les altérer. Mais comme toute chose à son contraire, on ne peut pas méconnaître les nombreuses légendes concernant des saints chrétiens faisant jaillir des sources en frappant le sol de leur bâton.
On remarquera que tout cela est du domaine de l’eau douce. Il n’est pas question de pratiques culturelles concernant la mer, comme si celle-ci était ignorée, des Irlandais particulièrement. On est très loin de cérémonies du genre « bénédiction de la mer », pratiquées par le clergé chrétien, surtout en Bretagne. Pourtant, on a au moins la trace d’un rituel de conjuration de la mer. Strabon raconte que les Cimbres, c’est-à-dire en fait les Celtes, « menacent et repoussent de leurs armes le flot qui monte » (VII, 2). Le rituel est confirmé par Aristote qui, dans sa Morale à Eudème (III, 1), se moque des pauvres Celtes « qui prennent leurs armes pour marcher contre les flots ». De toute évidence, il s’agit d’une cérémonie propitiatoire que les Grecs n’ont pas comprise et qu’ils mettent au compte de la naïveté barbare.
Il y a pourtant là une chose qui n’est pas sans importance et qui pose un nouveau problème. Comment se fait-il que la mer ne soit pas plus présente dans la mythologie et la liturgie des Celtes ? Nous avons dit que les Celtes, contrairement à l’opinion reçue (ce sont les Celtes actuels qui sont devenus, par nécessité, des marins, et encore pas tous), sont avant tout des terriens. Leurs vagues d’invasion en Europe occidentale se sont déroulées sur terre. Ils viennent tous de l’Europe centrale. Certes, ils ont passé la Manche et la Mer d’Irlande, mais c’est tout. On ne peut guère prendre à la lettre les nombreux récits de navigation à travers des îles merveilleuses : ce sont des illustrations du thème de la quête dans lesquelles l’errance est renforcée par la notion de l’immensité et des pays inconnus. Les ennemis viennent toujours par la mer, les Fomoré les premiers. L’île d’Avallon, l’île d’Émain Ablach sont quelque part dans l’océan, mais c’est l’Autre-Monde. C’est pourquoi Mananann est censé résider au-delà de la mer, dans l’île de Man, ou ailleurs. La seule légende celtique où la mer joue un rôle primordial, c’est l’histoire de la Ville d’Is. Elle raconte la malédiction jetée sur une ville à la suite de la faute commise par la princesse de cette ville : le pays, qui est plus bas que la mer, est alors envahi par les flots. La légende est connue au Pays de Galles et concerne la baie de Cardigan, mais curieusement, ce n’est pas la mer qui engloutit tout, mais l’eau d’une fontaine, par suite de la négligence de la gardienne de cette fontaine. Il en est de même en Irlande, où par la faute d’une femme, un puits magique déborde et forme le Lac Neagh[234]. Un étrange conte de Haute-Bretagne, localisé à Combourg, prétend qu’il y a une pierre blanche au fond de la Fontaine de Margatte et qu’elle l’empêche de déborder[235]. Si un imprudent retirait la pierre, tout le pays serait inondé. Assurément, tout cela témoigne de la peur de l’inondation[236].
Ce ne peut être que le souvenir de lointaines catastrophes, sans doute celles dont parle Ammien Marcellin à propos des « insulaires étrangers venus d’au-delà des mers » qui auraient contribué au peuplement de la Gaule. En fait, pour Marcellin, la Gaule est une sorte de fourre-tout qui désigne l’ensemble des pays celtiques. Mais alors, comment concilier cette information – qu’Ammien Marcellin rapporte d’après Timagène – avec le fait que les Celtes sont incontestablement venus d’Europe centrale ?
Une première réponse est que les Celtes étant peu nombreux, il subsiste dans les pays celtiques une forte proportion, pour ne pas dire une majorité, d’autochtones d’abord soumis, puis assimilés. Une deuxième réponse est en fait un nouveau problème, celui des Vénètes.
Voici comment César décrit ces Vénètes : « Ce peuple est de beaucoup le plus puissant de cette côte maritime. C’est celui qui possède le plus grand nombre de navires, et sa flotte fait le commerce avec l’île de Bretagne. Il est supérieur aux autres par sa science et son expérience de la navigation. Enfin, comme la mer est violente et bat librement une côte où il n’y a que quelques ports, dont ils sont les maîtres, presque tous ceux qui naviguent habituellement dans ces eaux sont leurs tributaires » (III, 8). C’est assez net. Ces Vénètes qui occupent la côte sud de l’Armorique, à peu près entre la Vilaine et l’Odet, sont les maîtres de la navigation dans l’Atlantique, mais aussi dans la Manche, puisqu’ils font du commerce avec l’île de Bretagne. Voilà en tout cas qui contredit l’affirmation que les Celtes sont des terriens. Ou alors, il faut comprendre que les peuples celtes étaient ravis que les Vénètes s’occupassent de la navigation à leur place. Et dans ce cas, cela prouverait que les Vénètes n’étaient pas des Celtes, mais des populations allogènes celtisées.
Ce qui complique les données du problème, c’est qu’il y a des Vénètes ailleurs, et qui sont, comme par hasard, d’habiles navigateurs : ce sont les Vénètes de l’Adriatique, autrement dit les Vénitiens. À leur sujet, l’historien grec Polybe dit : « Cette nation ancienne ne se distingue guère des autres peuplades gauloises par les mœurs et le costume, mais parle une langue différente » (II, 17). Mais Strabon est plus affirmatif : « Je serais assez porté à croire que les Vénètes de l’Adriatique sont une colonie des Vénètes de l’océan » (IV, 4). En plus, on ne peut que rapprocher le nom des Veneti avec celui du nord-ouest du Pays de Galles, Venedotia, devenu Gwynedd en gallois. Comme par hasard, ce sont des Bretons venus pour la plupart du nord du Pays de Galles qui ont émigré aux VIe et VIIe siècles, vers l’ancien pays des Vénètes, y formant le Browaroc’h, autrement dit le Vannetais. Or le Gwynedd a été un fort royaume, en contact permanent avec l’Irlande, et qui a subi, semble-t-il, une influence gaélique que certains récits gallois mythologiques auraient tendance à prouver, ce qui n’exclut d’ailleurs pas une influence galloise de Gwynedd sur les Irlandais. Et dans ce cas, que penser de l’étrange confraternité guerrière des Fiana d’Irlande, dont le roi est Finn ?
Le nom de Finn et celui des Fiana sont en effet de même racine que Gwynedd, Venedotia, Veneti. Le nom de Veneti, qui a donné l’italien Venezia, le français Vannes (et Vénètes par reconstitution) et le breton-armoricain Gwened, provient en effet d’un ancien celtique vindo qui a les sens de « blanc, beau, blond, sacré, de bonne race ». On sait que le blanc est la couleur sacerdotale réservée aux druides, en tant que personnages « sacrés ».
Mais qui sont ces Vénètes, et d’où viennent-ils ?
La question est posée. Il est impossible d’y répondre. Mais on peut se laisser aller à une hypothèse, et cela sous toutes les réserves possibles.
Le point de départ est l’Atlantide dont parle Platon dans le Critias et dans les fragments du Timée qui ont pu être conservés. L’Atlantide aurait été une île située au-delà des Colonnes d’Hercule, peuplée d’habitants parvenus à un haut degré de civilisation, mais à caractère essentiellement maritime, et qui vénéraient surtout une divinité assimilée à Poséidon. À la suite d’une catastrophe, au moment où les Atlantes se préparaient à conquérir le bassin méditerranéen, 9 500 ans avant notre ère, l’île Atlantide aurait disparu « en une seule nuit fatale », tandis que des tremblements de terre et des raz de marée auraient ravagé l’Europe et les rivages de la Méditerranée. Si l’on ramène la date de la catastrophe à la fin de l’Âge du Bronze, c’est-à-dire vers le IXe ou le VIIe siècle, cela n’a rien d’impossible. Cela corroborerait même ce que dit Ammien Marcellin d’après Timagène, à propos de certaines composantes des peuples celtes, venus d’îles lointaines et chassés de leurs pays par des inondations.
Mais la mythologie celtique est riche en événements de ce genre. Et tous les envahisseurs de l’Irlande sont venus d’au-delà des mers, ce qui est logique. De plus, le récit de Platon est suspect, et on peut se demander s’il n’a pas inventé l’Atlantide pour illustrer ses thèses sur la grandeur et la décadence des civilisations. Un détail cependant fait réfléchir : la référence au dieu Poséidon qui est, répétons-le, le maître de la mer et aussi des tremblements de terre selon la mythologie grecque. La coïncidence est trop belle : ou elle est voulue par Platon, ou elle est le témoignage d’une réalité supérieure. Mais nous ne pouvons pas le savoir.
Si nous admettons que l’Atlantide a bien existé, et qu’une catastrophe l’a fait disparaître, ce qui est fort loin d’être impossible quelles qu’en soient les circonstances et la date exactes, nous devons également admettre qu’il y a eu des rescapés de cette catastrophe, ne seraient-ce que ceux qui commençaient, d’après Platon, à envahir le bassin méditerranéen. Et si l’île Atlantide se trouvait, selon toute vraisemblance, dans l’océan Atlantique, il n’est pas interdit de penser qu’un certain nombre de survivants aient pu se réfugier sur les côtes occidentales de l’Europe. C’est là que nous retrouvons les Vénètes, qui ne sont pas des Celtes, et qui sont d’habiles navigateurs, reconstituant une sorte d’empire maritime. Car il est probable que si ce peuple n’avait pas été vaincu et décimé par César, il aurait joué un grand rôle dans l’évolution de la Gaule. Le proconsul romain ne s’y est pas trompé quand il a engagé, en 56 av. J. -C., une lutte acharnée contre eux : il savait qu’en frappant les Vénètes, il démantelait la résistance gauloise à l’occupation romaine.
Il existe aussi une information qui mérite toute notre attention. Diodore de Sicile (IV, 56) rapporte, d’après Timée, lequel a vécu de 346 à 250 av. J. -C., que les Celtes de l’Océan adoraient les Dioscures plus que tous les autres dieux. Et il affirme que ce culte est venu de l’océan. On veut bien le croire. Il n’y a, pour ainsi dire, aucune trace du culte des Dioscures en Gaule, sauf sur certaines monnaies armoricaines à l’ouest de la Loire, région où l’on vénérait le deus Vintius Pollux. On remarquera que Vintius se rapproche du nom des Veneti : ce nom devrait en principe désigner une divinité gauloise du cheval. N’oublions pas non plus que Pollux est, des Dioscures, celui qui est mortel. Pourquoi un culte à Pollux et non pas à Castor ? De toute façon, on sait que les Dioscures étaient invoqués essentiellement par les marins, parce qu’ils avaient la réputation d’assurer une bonne navigation et qu’ils évitaient aux navires de se perdre sur l’immensité de la mer. Le culte des Dioscures, comme celui de Poséidon, est caractéristique d’un peuple de navigateurs. Si l’on considère que le culte de Castor et Pollux, ou de deux divinités jumelles assimilées, prouvé vers l’an 300 avant notre ère sur la côte atlantique, à l’ouest de la Loire, est un culte maritime, pourquoi ne pas conclure qu’il s’agit des Vénètes ? On ne voit pas pourquoi ceux-ci, classés par César comme étant les meilleurs navigateurs de l’Atlantique, n’auraient pas eu des égards particuliers pour des divinités maritimes, ou protectrices de la navigation. Si nous n’avons aucune preuve, du moins avons-nous des présomptions très fortes en ce sens.
Oui, mais Strabon affirme que ce culte venait de l’océan. Cette information pose plus de problèmes qu’elle n’en résoud. Tout en restant dans le domaine des conjectures, il est quand même permis d’aller plus loin.
Les Vénètes de Vannes, les hommes de Gwynedd et les Fiana d’Irlande, seraient peut-être les rescapés de l’Atlantide échoués sur les côtes occidentales de l’Europe, et les Vénètes de l’Adriatique les rescapés de l’expédition atlante en Méditerranée. Cela ne constitue qu’une hypothèse, une simple hypothèse de travail. Cela expliquerait d’une part la terreur qu’ont les Celtes de la mer et les légendes du type de la Ville d’Is, d’autre part le rituel de conjuration signalé par Aristote et suggéré d’ailleurs par Strabon (VII, 2). Mais en aucun cas nous ne pouvons considérer les Celtes comme les descendants des Atlantes – s’il y en a. À l’heure actuelle, certains auteurs, qui se retranchent d’ailleurs derrière Fabre d’Olivet et Édouard Schuré, affirment péremptoirement que les Celtes sont des Atlantes et que le druidisme est l’héritage de l’ancienne religion de l’Atlantide. C’est une contre-vérité absolue[237], doublée d’une méconnaissance complète des éléments du problème[238]. L’histoire, l’archéologie et la mythologie nous montrent clairement que la civilisation celtique est articulée sur les structures indo-européennes de base. C’est une certitude. Mais il serait tout aussi stupide de négliger les apports indigènes et autres qu’on décèle dans la civilisation celtique et le druidisme. C’est pourquoi il est possible d’envisager des hypothèses comme celle des Atlantes, mais seulement à propos des Vénètes, dont l’identité exacte et l’origine demeurent un mystère. C’est tout.
Cela dit, il y a peut-être un souvenir de ce rituel de conjuration de la mer dans un poème gallois attribué à Taliesin. La référence est imprécise, mais on peut comprendre que le roi-magicien Math, qui est de Gwynedd, « avait libéré les éléments ». Alors, « la tempête se déchaîna pendant quatre nuits en pleine belle saison. Les hommes tombaient, les bois n’étaient même plus un abri contre le vent du large ». Mais le magicien Gwyddyon, lui aussi héros de l’épopée de Gwynedd, personnage qui incarne assez bien le druidisme, au même titre que Merlin, tient conseil avec un certain Aeddon, qui doit être en réalité Amaethon, le « Laboureur », fils de Dôn et frère de Gwyddyon (tous deux étant d’ailleurs neveux de Math). Et « ils firent un bouclier d’une telle puissance que la mer ne put engloutir les meilleures troupes »[239]. Tout y est : le vent druidique, le pouvoir druidique sur les éléments, la parade druidique opérée par Gwyddyon, l’antagonisme entre l’oncle maternel Math, dont le nom est celui de l’ours, emblème royal, et son neveu Gwyddyon dont la « science » est liée au bois, et à la mise en œuvre de l’énergie végétale, la participation d’Amaethon, le « Laboureur ». Cela dénote une opposition entre terriens et marins, et dans un cadre qui est celui de Gwynedd, c’est-à-dire dans un pays marqué par les Vénètes, les « Blancs », les « Sacrés ». Il resterait à savoir ce que signifie exactement le bouclier fabriqué par Gwyddyon. Mais ces traces de rituel nous plongent dans un passé obscur que nous n’avons pas la possibilité, pour le moment, d’éclairer davantage.
Le Feu
Le Grec Strabon dit que les druides enseignent que « les âmes des hommes sont immortelles, le monde aussi, mais qu’un jour, cependant, seuls le feu et l’eau régneront » (IV, 4). C’est d’ailleurs la seule référence eschatologique que nous ayons à propos des Celtes. Mais cela nous indique l’importance que revêtent l’eau et le feu dans la vie liturgique comme dans la pensée symbolique des druides.
Il faut d’abord bousculer un peu le « ce qui va de soi ». Le Feu n’est pas un élément, mais la transformation des trois autres. C’est la manifestation et la métamorphose de l’énergie contenue dans un élément. Sans les trois autres éléments, le Feu n’existe pas. Les ésotéristes de chef-lieu de canton, qui abondent en notre époque, se gardent bien de nous renseigner à ce sujet quand ils parlent pompeusement du « Feu secret des Alchimistes ». Il n’y a que trois éléments fondamentaux, comme il n’y a que trois dimensions dans notre espace, et, nous le verrons, trois points cardinaux. Les druides le savaient fort bien, eux qui ont privilégié la formule ternaire – et finalement légué aux chrétiens la notion de Trinité. Quand un solide brûle, il devient gazeux : la terre devient air grâce à l’acte du feu. Quand un liquide brûle, il devient gazeux : l’eau devient air grâce à l’acte du feu. Quand un gaz brûle, il devient soit un gaz différent, soit un liquide (l’hydrogène et l’oxygène qui produisent de l’eau), soit un solide : l’air devient air, eau ou terre par l’acte du feu. Car le Feu est action.
Cela dit, le Feu semble avoir été privilégié chez les Celtes. Ils ne sont certes pas les seuls, tous les peuples ayant utilisé le feu dans leurs rituels, et continuant à le faire, même quand la notion s’est laïcisée (flamme olympique, flamme perpétuelle du souvenir, etc.). Mais ce qui est intéressant, chez les Celtes, c’est que le Feu semble vraiment avoir été compris comme l’indice réel de la transformation de l’énergie cosmique. Ainsi, lorsque les Tuatha Dé Danann abordent en Irlande, ils brûlent leurs navires. Ils manifestent ainsi leur propre métamorphose : quelque chose change, plus rien ne sera comme avant, et pourtant ce sera toujours la même chose. Il est significatif que cette arrivée soit datée au 1er mai, c’est-à-dire à la fête de Beltaine.
Cette fête de Beltaine, l’un des deux pôles de l’année celtique, est la fête du Feu et de la Lumière, la fête du début de l’été, placé sous le signe de Bel, ou Belenos, le « Brillant ». Le texte irlandais de la Courtise d’Émer signale que, lors de cette fête, les druides allumaient du feu avec de grandes incantations et qu’ils faisaient passer les troupeaux entre les feux. Le Glossaire de Cormac dit exactement la même chose : « « Beltaine », « feu de Bel », « feu bénéfique ». C’est un feu que les druides faisaient par leur magie ou leurs grandes incantations. Contre les épidémies, on amenait les troupeaux à ces feux chaque année. On faisait passer les troupeaux entre les feux »[240]. Il n’y a aucune raison de douter de la réalité de ce rite : il a perduré jusqu’à nos jours dans les coutumes des Feux de Mai, des Feux de la Saint-Jean, et autres manifestations populaires. Il a été même récupéré par le christianisme, avec le Feu Pascal[241]. La Fête des Brandons, pendant le Carême, en Grande-Bretagne, est assez significative : on allumait des torches et on les promenait à travers les champs, dans les jardins et dans les forêts, visiblement pour que la récolte d’été fût bonne et abondante. Saint Patrick le savait très bien, lui qui alluma le Feu Pascal, d’après la légende, quelques instants avant que les druides du roi pussent allumer leur feu païen sur la colline de Tara[242].
Le Feu druidique exigeait une préparation minutieuse. Dans Le Siège de Druim Damghaire, le druide Mogh Ruith dit à son assistant de préparer le feu. Celui-ci « le forma comme une baratte, avec trois côtés et trois angles, mais sept portes, alors qu’il n’y avait que trois portes dans le feu du nord. Il n’était ni disposé, ni arrangé, mais on avait mis le bois en tas »[243]. L’ensemble du rituel nous échappe, mais il semble que la construction du bûcher dépende de l’orientation, et que cette orientation ne tienne compte que de trois points cardinaux.
Cela nous amène à un autre rituel, dont témoigne César : « Ils ont de grands mannequins aux parois d’osier, qu’ils remplissent d’hommes vivants ; ils y mettent le feu, et les hommes y meurent, enveloppés par les flammes » (VI, 16). Le scholiaste de Lucain dit à peu près la même chose à propos des sacrifices à Taranis : « On brûle un certain nombre d’hommes dans une cage en bois ». Et Strabon affirme que certains Gaulois « fabriquaient un colosse avec du bois et du foin, y enfermaient des animaux sauvages et domestiques ainsi que des hommes, et brûlaient le tout » (IV, 5). Souvenons-nous que le nom du dieu gaulois Taranis est le résultat d’une métathèse d’un thème en tanar- reconnaissable dans le germanique Donar, et que ce thème contient la racine tan, « feu », encore d’usage en breton-armoricain. Mais ces mannequins ou ces cages de feu méritent une explication.
Pour comprendre ce dont il s’agit, il est nécessaire de recourir aux coutumes populaires concernant le Carnaval et les lépreux. Le mannequin dont parle César est évidemment comparable au mannequin grotesque de Carnaval, que l’on brûle. Quant aux lépreux, on sait qu’ils formaient de petites communautés isolées et qu’ils habitaient à l’écart du village, dans des huttes ou des cabanes. Or un certain nombre de lépreux exerçaient le métier de cordier : du fait qu’ils habitaient en dehors de l’agglomération, ils avaient de l’espace pour tirer leurs cordes. Or, en France, bien souvent, le Feu de Carnaval s’appelle « un feu des bordes, ou bordelinière, cabanou ou cabanelle. Ces noms désignent une cabane, précisément une de celles construites dans des zones limites : la hutte du lépreux »[244]. Le folkloriste Van Gennep se demandait pourquoi on appelait « cabanes » les bûchers de Carnaval, alors que le propre d’une cabane (qui provient, comme le mot « cave », du latin cava, « creuse ») est d’être creuse, ce qui n’est pas le cas d’un bûcher. Or, nous venons de voir dans la description irlandaise du bûcher druidique que celui-ci avait trois côtés, trois angles et sept fenêtres, ce qui fait supposer qu’il n’était pas entièrement plein.
La solution, selon Claude Gaignebet, est fournie par la hutte du lépreux-cordier. « Le bûcher était primitivement construit en forme de cabane, avec les déchets du chanvre, et surmontait une fosse creusée dans le sol. On connaît de tels sites souterrains, le plus souvent en forme de bouteille. Au bas, une banquette permettait de s’asseoir. Les lépreux ou les membres des confréries initiatiques de Carnaval une fois descendus dans ces fosses, le feu brûlait au-dessus d’eux. Les vapeurs de chanvre auxquelles ils étaient soumis les faisaient voyager dans l’au-delà »[245]. Car le chanvre européen, sans avoir la puissance du « chanvre indien », fait quand même rêver et a été longtemps employé à cet effet dans les campagnes. Il est tout à fait probable que les druides s’en servaient.
Un conte populaire de Basse-Bretagne constitue une excellente illustration de cette coutume. Le héros, Yann, au terme d’aventures compliquées, est condamné par le roi de Bretagne à être brûlé sur le bûcher. Son père naturel, un magicien qui a revêtu la forme d’un cheval, lui enseigne ce qu’il doit faire pour se sauver : « Tu n’auras rien d’autre à faire qu’à aller voir le roi et à lui dire que tu veux faire ta niche dans le bûcher… Tu lui demanderas aussi le temps de faire tes prières… Apporte avec toi un escabeau pour t’asseoir lorsque tu seras entré dans le bûcher »[246]. Ensuite, Yann doit s’enduire tout le corps avec le contenu d’une bouteille et en tremper sa chemise. Ce qui est fait. Le feu est mis au bûcher. Tout le monde regrette la mort du jeune homme. « C’est alors que Yann sauta du milieu du brasier, tremblant de froid de tous ses membres »[247]. Et les assistants s’aperçoivent qu’il est « bien plus beau qu’il n’était avant »[248]. Il s’agit bel et bien, à travers une anecdote merveilleuse intégrée à un schéma narratif, de la description d’un rituel de régénération : le héros sort de l’épreuve plus beau qu’auparavant.
Il faut signaler que de nombreux contes, en particulier bretons, font allusion à cette forme de rituel : il est en effet courant, dans les contes populaires du moins, de jeter quelqu’un dans un four à pain, et pas forcément un malfaiteur. Mais, cela dit, on peut sans aucun doute rapprocher toutes ces histoires qui paraissent légendaires d’un texte fort bien connu et dont le sérieux n’échappera à personne, un passage de la première Épître aux Corinthiens, de saint Paul. L’apôtre dit en effet qu’il faut bâtir avec du bois, de la paille, du foin, de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, mais que « l’ouvrage de chacun sera mis en lumière. Le Jour (du Seigneur) le fera connaître, car c’est par le feu qu’il se manifeste, et le feu, précisément, éprouvera la qualité de l’œuvre individuelle. Celui-là dont la construction restera debout recevra son salaire, celui dont l’ouvrage brûlera en subira la perte : lui-même cependant sera sauvé, mais comme on l’est à travers le feu » (III, 12-15). N’est-ce pas là une définition symbolique du Purgatoire, dont le concept s’est répandu dans la doctrine chrétienne à partir des spéculations du christianisme irlandais ?
Nous sommes en tout cas devant un rituel qui paraît bien avoir été spécifique chez les Celtes. La deuxième branche du Mabinogi explique ainsi l’origine du chaudron de Résurrection de Brân : un jour, on voit sortir d’un lac un grand homme roux, avec sa femme, et portant un chaudron sur son dos. C’est évidemment un être de l’Autre-Monde. Ils se fixent dans le pays, c’est-à-dire en Irlande, mais se font haïr à cause de leurs exactions. Les habitants se décident à s’en débarrasser, ce qui n’est pas facile. « Dans cet embarras, mes vassaux décidèrent de construire une maison en fer. Quand elle fut prête, ils firent venir tout ce qu’il y avait en Irlande de forgerons possédant tenailles et marteaux, et firent accumuler tout autour du charbon jusqu’au sommet de la maison. Ils passèrent en abondance nourriture et boisson à la femme, à l’homme et à ses enfants. Quand on les sut ivres, on commença à mettre le feu au charbon autour de la maison et à faire jouer les soufflets jusqu’à ce que tout fût chauffé à blanc. Eux tinrent conseil au milieu du sol de la chambre. L’homme, lui, y resta jusqu’à ce que la paroi de fer fût blanche. La chaleur devenant intolérable, il donna un coup d’épaule à la paroi et sortit en la jetant dehors, suivi de sa femme. Personne d’autre qu’eux deux n’échappa »[249]. On remarque que l’homme roux – qui ressemble fort au Dagda – aurait pu sortir à n’importe quel moment, puisqu’il lui suffit de donner un coup d’épaule à la porte pour l’ouvrir. Mais il attend que la chaleur soit intolérable. Il y a certainement une bonne raison à cela. Et, par la suite, l’homme roux et sa femme s’étant installés aux pays de Brân, « ils se multiplient et s’élèvent en tout lieu : partout où ils sont, ils se fortifient en hommes et armes les meilleurs qu’on ait vus »[250]. De toute évidence, ils ont accompli là un rite de régénération qui décuple la puissance.
Nous connaissons une autre version du thème, irlandaise celle-là, dans le fantastique récit de L’Ivresse des Ulates. Après des disputes sans fin, des beuveries interminables et des errances à travers l’Irlande, les Ulates, complètement ivres, se sont perdus et atteignent la forteresse d’Ailill et Medbh, roi et reine de Connaught, leurs ennemis jurés. Ailill et Medbh demandent conseil à leurs druides et à un vieillard. On leur répond ceci : « Leur venue a été prédite depuis longtemps et on y a pensé. Voici ce qu’il faut faire : une maison de fer entre deux maisons en bois, avec une maison souterraine au-dessous, une plaque de fer très dur où seront entassés des fagots et des charbons de sorte que cette maison souterraine en soit pleine. On a prédit que les nobles d’Ulster seraient tous rassemblés une nuit dans la maison de fer »[251]. Ailill et Medbh suivent le conseil. On construit la maison, on entasse le combustible. On fait venir les Ulates dans la maison et on leur distribue nourriture et boisson. Mais on referme ensuite la porte sur eux et on fixe la maison à sept piliers de pierre grâce à sept chaînes de fer. Alors, « on amena trois fois cinquante forgerons qui activèrent le feu avec leurs soufflets. On fit trois cercles autour de la maison, on alluma le feu non seulement au-dessous, mais encore au-dessus de la maison, de telle sorte que la chaleur du feu pénétra la maison »[252]. Les Ulates se sentent pris au piège et accusent Cûchulainn d’être le responsable des événements. Cûchulainn, vexé, saute en l’air, démolit le toit et délivre ses compagnons. Le roi Ailill, plein de remords, les fait aller dans une maison de chêne et leur fournit de la bière et de la nourriture.
Les deux versions concordent sur l’essentiel, mais le récit irlandais place le foyer dans la cave, tandis que le récit gallois parle d’un foyer autour et au-dessus de la maison-cave. Il est vrai que le récit irlandais signale qu’on met le feu également au-dessus de la maison, ce qui finit par revenir au même. Ce qui est tout à fait remarquable, c’est que les « sacrifiés » sont placés à l’intérieur du brasier. Il en était de même pour le héros du conte breton, et cela ne contredit pas la description du bûcher druidique qui a sept fenêtres, pas plus que l’usage signalé par Claude Gaignebet de la « cabane du lépreux ». Et chose également très intéressante : on fournit aux « sacrifiés » nourriture et boisson, et on les enivre. Le rite de régénération ne fait aucun doute. Et ce sont les souvenirs de ce rite qu’on retrouve à la fois dans le Feu Pascal, les feux du Carnaval, la fête des Brandons, le passage des animaux entre deux feux au 1er mai, et dans le saut des danseurs au-dessus du feu ou des braises, au moment de la Saint-Jean. Il s’agit non seulement de se purifier par le feu, mais aussi de régénérer l’énergie qui est engourdie par le sommeil de l’hiver, autrement dit d’assurer un dépassement de soi-même.
Il est évident que les sacrifices signalés par César, par Strabon et le scholiaste de Lucain, appartiennent à la même catégorie. Il est certain que les mannequins ou les cages que les témoins grecs et latins ont vues embrasées se trouvaient au-dessus de caves, dans lesquelles les « sacrifiés » se tenaient, probablement munis de nourriture et de boisson, pour y célébrer en quelque sorte un festin d’immortalité ou de renaissance. Et pourquoi, parmi le combustible employé, n’y aurait-il pas eu du Chanvre dont les fumées absorbées par les « sacrifiés » leur permettait de « décrocher » et d’accomplir leur voyage de régénération dans l’Autre-Monde ? On notera au passage que le fameux Pantagruelion, cette herbe magique dont Rabelais fait l’éloge dans le Tiers-Livre, n’est autre que du chanvre. Et aussi que le Pantagruel de la tradition médiévale est un démon jeteur de sel, c’est-à-dire un brûleur, donc un maître du Feu.
Les rituels du Feu paraissent innombrables. Et ils ont perduré à travers des siècles de christianisme, soit dans la liturgie chrétienne elle-même, soit dans les coutumes et croyances populaires. Il serait trop long de tout énumérer et de tout classer[253]. Les anciennes cérémonies du 1er mai et les Feux de la Saint-Jean sont suffisamment décrits et répertoriés pour qu’il soit utile d’y revenir. Mais il faut signaler une survivance très particulière, celle de la roue enflammée. « Autrefois dans le pays d’Agen, suivant un antique usage, les païens, pour célébrer une cérémonie de leur culte, s’assemblaient, en Gaule, dans un nemet (temple). À un moment donné, les portes du sanctuaire s’ouvraient comme par l’effet d’une puissance invisible, et aux yeux de ce peuple abusé apparaissait une roue entourée de flammes, qui, précipitée sur la pente, roulait jusqu’à la rivière, au pied du coteau. Ramenée au temple par un détour, et lancée à nouveau, elle recommençait à vomir de vaines flammes »[254]. Il s’agit d’un texte hagiographique sur la vie de saint Vincent d’Agen. Mais une cérémonie identique est décrite dans un poème anglais du XVIe siècle. « Les gens prennent une vieille roue pourrie, hors d’usage. Ils l’entourent de paille et d’étoupe qui la cachent entièrement ; puis ils la portent au sommet de quelque montagne. Quand la nuit devient obscure, ils y mettent le feu et la font rouler avec violence. C’est un spectacle étrange et monstrueux. On dirait que le soleil est tombé du ciel »[255]. On ne peut que penser aux figurations du dieu à la roue chez les Gaulois, et aux nombreuses monnaies gauloises où la roue est mise en évidence. Et on ne peut pas oublier le druide irlandais Mog Ruith, dont le nom signifie « Fils de la Roue », doué de pouvoirs extraordinaires, en particulier du pouvoir de maîtriser le feu.