1) LE NOM DES DRUIDES
Chaque fois que les auteurs de l’Antiquité classique ont parlé des druides, ils l’ont fait avec une certaine admiration. En aucun cas, les historiens grecs ou latins ne les ont confondus avec des sorciers de bas étage. L’éduen Diviciacos, déjà mentionné par César, l’est aussi par Cicéron qui se flatte de l’avoir connu et d’avoir discuté avec lui : « Il prétendait connaître les lois de la nature, ce que les Grecs appellent physiologie, et il prédisait l’avenir, soit par des augures, soit par des conjectures » (De Divinatione, I, 40). Les auteurs plus tardifs vont même plus loin : Ammien Marcellin (XV, 9) met les druides en rapport avec les disciples de Pythagore, Hippolyte (Philosophumena, I, 25) affirme qu’ils ont étudié assidûment la doctrine de Pythagore, tandis que Clément d’Alexandrie (Stromata, I, XV, 71) rapporte une tradition selon laquelle Pythagore était l’élève à la fois des Brahmanes et des Galates, autrement dit des druides galates.
Le rapport des druides et de Pythagore, dans un sens comme dans l’autre, paraît hautement improbable, mais cette tradition témoigne d’une certaine parenté entre le pythagorisme et le druidisme, tout au moins d’après ce que les Grecs pouvaient en comprendre. Et l’on sait qu’ils l’ont mal compris. Cependant, c’était de ce fait reconnaître au druidisme la valeur d’un système de philosophie parfaitement honorable, c’est cela qui est important. Même si leur compréhension était incomplète, voire erronée (pour différentes causes : défaut d’informations précises, système de logique différent, mentalité opposée, parti pris de syncrétisme), les Grecs se sont étonnés que des Barbares aient pu posséder une tradition philosophique et religieuse d’une haute tenue intellectuelle et même spirituelle. Cela ne les a pas empêchés, ni les auteurs latins, de se montrer très confus quant aux fonctions des druides et à leurs dénominations.
Nous avons vus qu’on leur attribuait les fonctions de philosophes, de mages et de poètes chantants (bardes). Mais, comme le dit Cicéron, étant donné qu’ils se livrent à l’art augural, ce sont aussi des vates, et de ce dernier terme, le néo-druidisme contemporain, dont nous aurons à parler, a fait le mot ovate, qui signifie simplement « devin », désignant le grade inférieur des participants à une assemblée druidique (gorsedd). Et César, toujours à propos de Diviciacos, utilise le terme sacerdos, ce qui définit le druide comme un authentique « prêtre », non seulement au sens latin, mais au sens actuel donné universellement à ce mot. Ailleurs, il sera question d’aeditus, c’est-à-dire de prêtre gardien et desservant d’un temple dédié à une divinité particulière, l’équivalent d’un actuel curé de paroisse, ou encore, en Bretagne, d’un « recteur », lequel est canoniquement le véritable responsable du sanctuaire. Et si le mot magus est utilisé par Pline et quelques autres pour traduire le terme druide, c’est sans connotation dépréciative : les « mages » d’Assyrie ou du Proche-Orient n’étaient pas seulement des magiciens, mais aussi des prêtres, des astronomes (en réalité astrologues, car l’observation scientifique était confondue avec la spéculation astrologique), des savants, des philosophes et des devins. Et pour la plupart des auteurs de l’Antiquité, les druides sont également des « médecins » et des « théologiens » qu’on présente comme équivalents des « Sages » de la Grèce ou de l’Orient. Ils sont parfois des « semnothées », ce qui les apparente bien davantage aux prêtres des religions à mystères qui commençaient à envahir le monde gréco-romain qu’aux administrateurs de la religion d’État qui était en fait celle de Rome. Il faut également signaler le terme eubages ou euhages désignant la catégorie des druides-devins. On trouve ce terme chez Ammien Marcellin qui traduit en latin le grec Timagène : en fait, euhages est une mauvaise transcription d’un gaulois vates (passé tel quel en latin) par l’intermédiaire d’un grec ouateis.
Il existe cependant une appellation druidique sur laquelle on a pu longuement discuter. Elle se trouve dans le huitième livre des Commentaires de César, celui écrit par Hirtius, mais prise comme un nom propre de personne : gutuater. Le terme est attesté par quatre inscriptions gallo-romaines, une fois considéré comme un nom propre (au Puy-en-Velay) et trois fois comme un nom commun. Dans un des cas, la formule gutuater Martis ne laisse aucun doute : il s’agit d’un prêtre voué à Mars, ce dernier remplaçant une divinité gauloise de la guerre. Gutuater est donc une indication de fonction sacerdotale. Le mot n’a rien de mystérieux, car on y trouve le terme gutu-, littéralement « voix », et le terme -ater (ou tater, apparenté à la racine indo-européenne du nom du père). Il est le « Père de la Voix », ou le « Père de la Parole », autrement dit un prêtre chargé de la prédication ou chargé de prononcer des invocations, louanges ou satires de nature nettement magique. Dans cette dernière acception, la fonction a son équivalent en Irlande.
Car l’Irlande, grâce aux précieux manuscrits du Moyen Âge qui nous ont transmis en grande partie les récits épiques païens des Gaëls, est un complément particulièrement riche et tout à fait essentiel pour compléter nos informations sur les Druides. Ce qui importe d’ailleurs n’est pas l’âge des manuscrits eux-mêmes, ceux-ci ayant été élaborés du XIe au XVe siècles, et parfois même plus tard : ils sont généralement des « rajeunissements » ou de nouvelles transcriptions de manuscrits plus anciens. Et comme, en Irlande, c’est la classe druidique qui a été christianisée la première, il serait bien étonnant que les renseignements fournis par les moines chrétiens n’aient point été puisés à bonne source, c’est-à-dire à la tradition païenne orale encore bien vivante dans les premiers siècles du christianisme. Et là, pour peu qu’on veuille faire la part des choses, compte tenu du merveilleux épique et des symboles mythologiques, les druides apparaissent dans leur complexité, mais aussi dans la totalité de leurs fonctions. D’où des dénominations nombreuses encore que parfois difficiles à définir avec exactitude.
Le terme générique de la classe sacerdotale est drui, strict équivalent du mot gaulois transcrit druis par César, et druida par les auteurs postérieurs. Mais il est bien évident que le gaélique drui désigne, comme en Gaule, un homme appartenant à la catégorie supérieure de cette classe sacerdotale. Au moment où le christianisme est apparu en Irlande, il semble que le terme drui ait perdu de son importance, ne désignant plus qu’une catégorie inférieure uniquement préoccupée de sorcellerie. C’est la seconde catégorie, celle des vates, qui apparaît alors comme la plus prestigieuse. En effet, au vatis gaulois correspond le file (pluriel fili ou filid) irlandais, mais avec toutes les fonctions nobles de l’ancien druide. Cela ne veut pas dire qu’avant la christianisation les fili l’aient emporté sur les druides proprement dits, cela témoigne seulement d’un état de fait, au IVe siècle, au moment de la prédication de saint Patrick en Irlande. Et, dans la catégorie des fili, de nombreuses dénominations apparaissent, correspondant à diverses spécialisations.
Il y a d’abord le sencha (mot qui sera souvent utilisé comme nom propre, comme le gutuater gaulois) qui est essentiellement un historien, un annaliste, chargé de maintenir et de répandre la tradition historique ou philosophique, ou encore de prononcer l’éloge des héros. Puis il y a le brithem qui fait fonction de juge, d’arbitre, de législateur, d’ambassadeur. Le scelaige est spécialisé dans les récits épiques ou mythologiques. Le cainte est analogue au gutuater : c’est le maître du chant, magique bien entendu, et il est chargé de prononcer les invocations, les exécrations, les bénédictions et les malédictions. Ce satiriste joue un rôle important dans de nombreux récits épiques irlandais et ses pouvoirs sont signalés comme étant redoutables. Enfin, il y a le liaig, sorte de médecin utilisant les plantes, la chirurgie et les pratiques magiques, le cruitire qui est un harpiste dont la musique est de caractère magique (il est parfois question de musique qui fait pleurer, qui fait rire, qui fait dormir ou qui fait mourir), et le deogbaire, qui est un échanson : mais il semble bien que celui-ci ait la connaissance des substances non seulement enivrantes, mais hallucinogènes.
La spécialisation divinatoire est assumée par le faith, mot qui est l’exact correspondant du gaulois vatis. Mais des obscurités demeurent quant à l’appartenance du faith à la catégorie des fili. On ne peut décider si le faith était un file, et il est vraisemblable qu’il y a eu changement à la christianisation : la prédiction était mal vue des chrétiens et il est possible que ce soit au moment où les fili se sont convertis qu’ils ont abandonné la fonction divinatoire, celle-ci étant récupérée par une catégorie inférieure ne bénéficiant plus, dans la nouvelle société, du statut sacerdotal. Cette hypothèse est corroborée par le fait que les druides proprement dits, au moment de la christianisation, étaient tenus à l’écart du sacerdoce mis en place par saint Patrick et ses successeurs. En somme, les fili, une fois baptisés – et la plupart du temps ordonnés prêtres et consacrés évêques –, ont abandonné les fonctions du druidisme qui étaient les plus suspectes, sinon les plus contraires à l’esprit chrétien. Mais à cause de cela, notre information est incomplète.
On remarquera aussi que les bardes sont absents de cette nomenclature, alors que le mot bard existe en gaélique et qu’il a été employé pour désigner ultérieurement des poètes et des chanteurs populaires. Le barde irlandais avait-il un statut fixe ? Faisait-il réellement partie de la classe sacerdotale ? Probablement, si l’on compare avec la Gaule et aussi avec le pays de Galles où l’institution bardique a été maintenue très tard, jusqu’à la fin du Moyen Âge, dans le cadre chrétien. En fait, chez les Gallois, et dans une certaine mesure chez les Bretons armoricains, c’est le barde qui a été l’héritier du druide, tandis qu’en Irlande c’est le file qui a joué ce rôle.
Tous ces noms qui servent à désigner les diverses catégories fonctionnelles à l’intérieur de la classe druidique ne doivent pas cependant nous faire oublier que l’appellation essentielle demeure le mot « druide ».
Il faut bien dire que ce nom a été soumis à rude épreuve. Les formes modernes, « druide » en français, druid en anglais, derwydd en gallois et drouiz en breton-armoricain, sont toutes des reconstitutions savantes qui ne remontent guère plus haut que la fin du XVIIIe siècle. Le mot populaire, résultant de l’évolution logique de la langue, est draoi en gaélique moderne, qui signifie « sorcier », et dryw, « roitelet », en gallois contemporain, le terme s’étant perdu dans le vocabulaire breton-armoricain. Ces reconstitutions savantes se sont faites sur le terme le plus anciennement attesté, celui utilisé par César, et qui est latinisé en druis (génitif druidis), auquel correspond étroitement l’ancien gaélique drui.
Ces remarques sont d’une grande importance, car elles constituent la preuve que le druidisme, et par conséquent les druides, ont disparu dans la mémoire populaire en tant qu’institution religieuse, et cela depuis bien des siècles. Seuls l’Irlande et le Pays de Galles en ont conservé un vague souvenir qui témoigne d’ailleurs d’une dépréciation formelle. Il est hautement significatif que l’évolution sémantique du vieil irlandais drui ait conduit au sens de « sorcier ». C’est à mettre en rapport avec la désaffection qui s’est produite en Irlande, au moment de la christianisation, à propos des druides, ravalés au rang de magiciens de seconde zone, cela au profit des fili qui ont trouvé – ou gardé – leur place au sein de la société celto-chrétienne. Il est donc impossible de découvrir, comme le veulent certains exégètes pourtant remplis de bonnes intentions, une quelconque mention des druides dans un récit ou un chant de la tradition populaire, notamment en Bretagne armoricaine[5]. Une telle tentative relève du délire celtomaniaque le plus pur.
Cela dit, il n’est pas interdit de se poser des questions au sujet de la signification du mot « druide ». Depuis plusieurs siècles, on a adopté, sans réfléchir, l’étymologie qu’en donne Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, XVI, 249) dans un passage célèbre où il parle de la vénération des druides pour le gui et l’arbre qui le porte, c’est-à-dire le chêne. Et Pline ajoute : « Ils n’accompliront aucun rite sans la présence d’une branche de cet arbre si bien qu’il semble possible que les druides tirent leur nom du grec. » On en a conclu que le mot druide provenait du grec drus, « chêne », et cette explication, qui a la vie dure, se retrouve encore dans certains ouvrages sérieux de notre siècle.
Il s’agit d’une étymologie analogique, bâtie sur une simple ressemblance et consolidée par le rôle effectif du chêne dans la religion druidique. Les auteurs grecs et latins ont fait grand usage de ce genre d’étymologie, les auteurs du Moyen Âge également. Quant aux innombrables étymologies populaires, elles sont toutes du même ordre, et parfois elles font même un rapport subtil que la linguistique pure tend à éliminer. La Kabbale phonétique est une réalité, et il faut toujours se méfier de ce qui se cache derrière un raisonnement en apparence aberrant. Mais en l’occurrence, le rapport entre le mot druide et le grec drus est inexistant[6]. D’ailleurs, pourquoi le nom des druides gaulois proviendrait-il d’un mot grec ? En toute logique, il devrait être d’origine celtique. Or « chêne » se dit dervo en gaulois (c’est un des rares mots gaulois dont nous sommes sûrs), daur en gaélique, derw en gallois, derv (collectif, dervenn au singulatif, deru en vannetais) en breton armoricain. Il est bien difficile d’accrocher à ces mots le terme « druide » sous ses diverses formes.
De plus, le texte de Pline est assez confus. Le Naturaliste ne dit pas expressément que l’origine est le mot grec drus : les druides tirent leur nom du grec, c’est tout. Ce sont les commentateurs ultérieurs qui ont en fait décidé de cette étymologie, et nous allons voir que, dans le fond, et contrairement à ce qu’on pense, Pline l’Ancien n’est pas très loin de la vérité.
En effet, si l’on se réfère à la forme donnée par César, druides, laquelle suppose un singulier druis au nominatif, et aussi à la forme irlandaise druid, le mot ne peut que remonter à un ancien celtique druwides qui peut se décomposer facilement en dru-, préfixe augmentatif à sens superlatif (que l’on retrouve dans l’adjectif français « dru »), et en wid, terme apparenté à la racine indo-européenne du latin videre, « voir », et du grec idein, également « voir » et « savoir ». Le sens est donc parfaitement clair : les druides sont les très voyants ou les très savants, ce qui paraît conforme avec les diverses fonctions qui leur sont dévolues.
Or, les célèbres scholies qui se trouvent dans le manuscrit de la Pharsale de Lucain, scholies fort précieuses parce qu’elles nous donnent d’utiles renseignements sur les Gaulois et leurs coutumes, fournissent à ce sujet une indication qui corrobore Pline : les druides « sont nommés d’après les arbres parce qu’ils habitent des forêts reculées »[7]. On notera que le passage de la Pharsale sur lequel s’exerce le talent du scholiaste est celui qui concerne une grande forêt, près de Marseille, où les druides officient en plein air dans des sanctuaires qui sont des nemeton, c’est-à-dire des clairières sacrées. On remarquera aussi qu’il n’est pas question de chêne, mais d’arbres, en général. Et c’est ce que dit en réalité Pline l’Ancien.
Cela débouche sur une curieuse constatation : dans les langues celtiques, il existe une indéniable liaison entre le mot qui signifie science et celui qui signifie arbre, en gaulois vidu (dont la racine donnera koed en gallois et breton vannetais, koad dans les autres dialectes bretons). S’agit-il d’une simple homonymie ? S’agit-il encore une fois de kabbale phonétique ? Les celtisants parlent uniquement d’une homonymie. Mais alors comment expliquer, dans d’autres traditions indo-européennes, cette même ambiguïté, en particulier à propos de l’Odin germanique ? Odin-Wotan (en saxon Woden) remonte à un ancien Wôthanaz attesté par Tacite, et les germanistes y voient la racine wut qui signifie « fureur sacrée », donc « science totale », ce qui est bien dans le caractère prêté à l’Odin des sagas nordiques, lui qui est devenu volontairement borgne pour être magiquement voyant, et qui est le maître des « runes », c’est-à-dire des inscriptions magiques, comme par hasard gravées dans des morceaux de bois, de la même façon que les druides satiristes irlandais gravaient des incantations sur des branches, notamment de coudrier et d’if. Car la racine Wut présente une bien étrange parenté avec le nom germanique du bois reconnaissable dans l’anglais wood. D’ailleurs, l’un des poèmes de l’Edda scandinave nous décrit Odin pendu à un arbre (rituel chamanique qu’on retrouve dans l’Irlande païenne) et se libérant par la force des runes qu’il suscite. Wotan-Odin est le dieu du Savoir, le dieu-magicien par excellence, qui n’est pas sans faire penser à Gwyddyon, fils de la déesse Dôn, héros de la quatrième branche du Mabinogi gallois[8]. Or le nom de Gwyddyon, s’il réfère à une racine gwid qui signifie « science » (breton-armoricain gwiziek, « savant »), peut aussi bien provenir de la racine du vidu gaulois, dans le sens d’arbre (et devenu coit en moyen-gallois avant de prendre la forme coed). Si Odin-Wotan et Gwyddyon sont liés à la fois à l’idée de science et à l’arbre, eux qui sont de véritables dieux-druides, il n’est pas invraisemblable de penser que le nom des druides a cette même ambivalence. Les relations entre la science, surtout la science religieuse ou magique, et les arbres n’ont rien qui puissent nous étonner. Le mythe fondamental de l’Arbre de la Connaissance imprègne les traditions de tous les peuples. Et si les druides sont les très savants, ils sont aussi les « hommes de l’Arbre », ceux qui officient et enseignent dans les clairières sacrées, au milieu des forêts.