Ce que nous connaissons le mieux du druidisme concerne les druides eux-mêmes. Ce n’est pas un paradoxe : en tant que personnages essentiels des différentes sociétés celtiques qui se sont succédées en Europe occidentale, ils ont été décrits, aussi bien par les historiens et chroniqueurs de l’Antiquité classique que par les Celtes insulaires lorsque ceux-ci se sont mis, sous l’influence du Christianisme, à utiliser l’écriture pour conserver leurs traditions ancestrales. Nous possédons par conséquent, à propos des druides, des documents incontestables et dont certains remontent très loin dans le temps et sont bien souvent contemporains des Druides. Et il y a un monde entre ces descriptions qui, pour être fragmentaires, n’en sont pas moins historiques, et l’imagerie romantique, si tenacement répercutée à notre époque, qui fait du druide un grand vieillard barbu et chevelu, auréolé d’une lumière surnaturelle, cueillant majestueusement le gui avec sa faucille d’or, vaticinant à tout va dans la tempête ou sacrifiant des victimes humaines sur d’immenses autels de pierre, autrement dit des dolmens.

Il faut commencer toute étude sur le druidisme par une démystification. L’image romantique du druide est le résultat de notre ignorance. Certes, à défaut de documents, l’imagination des poètes a trouvé des solutions qui avaient le mérite d’être émouvantes et qui satisfaisaient le goût du merveilleux. C’est le droit le plus strict des poètes d’inventer ce qui n’existe pas, et personne n’en a voulu à Chateaubriand d’avoir si magnifiquement campé le personnage de la druidesse Velléda. Le malheur veut que des historiens, parfois dûment patentés et souvent de bonne foi, aient pris pour argent comptant les délires de l’époque romantique et surtout les désirs de ces « antiquaires » de la fin du XVIIIe siècle, ceux que l’on appelle maintenant des « celtomanes », pour lesquels tout ce qui était celtique était beau, grandiose, sublime, universel. Le rêve romantique passait par la redécouverte – réelle ou imaginaire – d’un passé autochtone, donc celtique. Les Druides y tenaient une place de choix, puisqu’ils étaient censés détenir les secrets les plus audacieux de la pensée celtique. D’où leur mise en valeur et le rôle qu’on a tenté de leur faire jouer.

Le plus fort, c’est qu’effectivement, les Druides sont au centre de la société celtique qui, sans eux, ne s’explique pas et demeure incompréhensible. Ils détenaient réellement les « secrets celtiques ». Ils étaient la charnière autour de laquelle s’articulaient les faits et les gestes de ces peuples encore mal connus aujourd’hui, et que, faute de mieux, on nomme « celtiques » tout en sachant qu’il s’agit d’un conglomérat d’individus d’origines diverses réunis dans le cadre d’une civilisation unique, sur un territoire allant de la Bohême aux Îles britanniques et de la plaine du Pô aux bouches du Rhin, avec des prolongements en Europe de l’est et en Asie Mineure. Cette civilisation celtique est d’ailleurs plus complexe qu’on l’imagine.

En effet, elle est unique, mais elle est multiple, à la fois dans l’espace et dans le temps. À l’époque de César, c’est-à-dire au premier siècle avant notre ère, les Galates d’Asie mineure, bien que constituant un groupe homogène, sont intégrés dans un cadre de vie hellénistique, les Gaulois de la Cisalpine (plaine du Pô) sont devenus des citoyens romains, ceux de la Narbonnaise (Gaule du Sud) sont des viticulteurs, des marchands ou des légionnaires romains, ceux de la Celtique (entre Seine et Garonne, plus la Suisse) sont devenus des agriculteurs et ont abandonné, pour la plupart, le système de la royauté, ceux de la Belgique (entre Seine et Rhin) sont en passe de devenir des agriculteurs mais ont conservé plus que les autres leur état guerrier. Quant aux Bretons de l’île de Bretagne, ils sont plus éleveurs qu’agriculteurs et ont maintenu davantage leurs traditions anciennes, ainsi que la royauté. Et tout à l’ouest, les Gaëls d’Irlande, qui ne parlent pas tout à fait la même langue que les autres, se démarquent profondément : jamais touchés par la romanisation, ils évoluent en vase clos et demeurent profondément attachés à une société pastorale qu’ils maintiendront d’ailleurs plus tard, à travers le Christianisme, jusqu’au XIIe siècle. De plus, la civilisation celtique apparaît, de façon repérable, aux alentours du Ve siècle avant notre ère. Sur le continent, elle disparaît peu à peu, englobée dans la synthèse gallo-romaine à partir de la conquête de la Gaule par César. Dans l’île de Bretagne, elle perdure jusque vers le VIe siècle après J. -C. Refoulée par les Angles et les Saxons, elle se maintient encore de nos jours, dans une certaine mesure, dans le Pays de Galles et dans la Bretagne armoricaine. En Irlande, malgré les vicissitudes de l’Histoire, elle n’a jamais cessé d’exister. Ces considérations témoignent de la complexité du phénomène.

Il y a pourtant des traits communs à cette civilisation et que nous retrouvons à la fois dans le temps et dans l’espace. C’est d’abord une tradition transmise de génération en génération, d’abord uniquement par voie orale, puisque les Celtes prohibaient l’usage de l’écriture. C’est ensuite un mode de vie, caractérisé par la pratique de l’élevage, bientôt complétée par celle d’une agriculture très concurrentielle grâce à un outillage en fer perfectionné, les Celtes étant d’excellents métallurgistes. C’est encore une langue, d’origine indo-européenne, unique au départ, scindée ensuite en deux rameaux, le gaélique et le brittonique (gaulois, breton, cornique, gallois). C’est enfin un système philosophique, juridique, métaphysique et religieux, commun à tous les Celtes sans exception jusqu’à la christianisation, et ce système, c’est ce que nous appelons aujourd’hui le « druidisme ».

C’est dire l’importance des Druides dans la vie celtique. Et disons tout de suite que leur rôle n’est pas seulement religieux. Le témoignage de César est essentiel à ce sujet : « Dans toute la Gaule, on honore particulièrement deux classes d’hommes, car la plèbe est à peine au rang des esclaves… De ces deux classes, l’une est celle des druides, l’autre est celle des equites. Les premiers veillent aux choses divines, s’occupent des sacrifices publics et privés, réglementent ce qui concerne la religion. Un grand nombre de jeunes gens viennent s’instruire chez eux, et ils bénéficient d’une grande considération. En effet, ce sont eux qui tranchent tous les différends, publics et privés, et lorsqu’un crime a été commis, quand il y a eu meurtre, quand il y a contestation au sujet d’un héritage ou de limites, ce sont eux qui décident, qui évaluent les dommages et les peines. Si un individu ou un peuple n’accepte pas leur décision, ils lui interdisent les sacrifices, châtiment qui semble, chez les Gaulois, le plus grave… À tous ces druides commande un chef unique qui exerce sur eux l’autorité suprême… Les druides ont coutume de ne pas aller à la guerre et de ne pas payer d’impôts, comme le font les autres Gaulois. Ils sont dispensés de service militaire et de toute autre obligation » (De Bello Gallico, VI, 13).

On peut parfois mettre en doute les assertions du proconsul romain, surtout lorsqu’il justifie sa politique ou glisse sur ses propres échecs. Mais en l’occurrence, ce qu’il rapporte des coutumes gauloises paraît puisé aux meilleures sources. Il connaissait les Gaulois, s’entourait volontiers de chefs de tribus, bavardait avec tous ceux qui pouvaient lui apporter des renseignements sur l’adversaire. Au début de son expédition en Gaule, il s’était assuré la collaboration du chef atrébate Commios, qu’il avait d’ailleurs imposé comme roi des Atrébates et des Morins, et connaissait fort bien le druide éduen Diviciacos dont il avait fait son allié contre le chef Dumnorix, le propre frère de Diviciacos. Et pour peu qu’on veuille bien réfléchir aux prérogatives et privilèges que César attribue aux druides, on reste confondu : ce sont les druides qui détiennent la quasi-totalité des pouvoirs spirituels et temporels dans la société gauloise. Ajoutons à cela le fait signalé par de nombreux textes épiques irlandais, à savoir que le roi, dans une assemblée, n’avait pas le droit de parler avant le druide, et on aura une idée de la toute-puissance des druides.

Cela dit, tout le contexte est de structure indo-européenne. Sans aucunement faire référence à une notion de race, puisqu’il s’agit de structures sociales, les peuples gaulois entrent bel et bien dans le système de la Tripartition. César est formel : il y a chez eux trois classes, dont l’une, la plèbe, est insignifiante. Restent les deux autres, les equites qui sont les guerriers, et les druides. Et il s’agit d’une classe, non pas d’une caste, ce qui est important à signaler.

En effet, de l’avis de tous les historiens des religions, les druides sont les équivalents celtiques des Brahmanes indiens et des Flamines romains, même si leur nom est entièrement différent (Brahmanes et Flamines sont linguistiquement apparentés). Or on sait que les Brahmanes se recrutent exclusivement par la naissance dans une caste, conséquence normale des croyances hindoues concernant le cycle des réincarnations, et que les Flamines romains constituaient un collège auquel on ne pouvait accéder que par cooptation. Au contraire, les druides ne formaient pas une classe fermée : n’importe qui, membre d’une famille royale, guerrier, artisan, pasteur, agriculteur, peut-être même esclave, pouvait y accéder – ne serait-ce que dans une catégorie inférieure – à condition d’avoir suivi des études longues et poussées. En somme, on devenait druide à la fois par vocation et par probation. La religion chrétienne, héritière à plus d’un titre de la religion druidique[4], saura s’en souvenir quant au recrutement de ses prêtres.

Comme c’est le cas pour tout le clergé de structure indo-européenne, du moins dans les commencements, la classe sacerdotale druidique avait pour mission d’organiser et d’administrer à la fois les choses divines et les choses humaines. Les Brahmanes actuels, à cause de l’évolution historique et des vicissitudes de la société indienne, ont seulement gardé de cette mission son aspect spirituel, abandonnant le pouvoir politique à des systèmes de plus en plus laïques. C’est de laïcisation qu’il faut parler à propos des Flamines et du rôle mineur qu’ils ont joué très tôt dans la République romaine. En effet, si, au moment de la royauté romaine, le rex était le maître du sacré et du profane, on en est venu très vite, à Rome, à faire la part des choses entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel : en fait, la laïcité a été inventée par la République romaine, bien que, paradoxalement, se développât une religion de pure forme, nettement nationaliste et civique, à laquelle étaient intégrés les grands corps de l’État. Pour ce qui est des druides, étant donné qu’ils ont disparu, noyés dans la romanité et le christianisme, on ne peut rien dire sur une hypothétique évolution de leur statut. Mais une chose est certaine : il n’existait pas, dans la société celtique, de nuance entre le sacré et le profane. À vrai dire, la question ne se posait même pas. Le fait que, lors de la christianisation de l’Irlande, ce sont presque exclusivement les rois et les fili, c’est-à-dire les héritiers des druides, qui sont devenus évêques ou abbés, cumulant les pouvoirs temporels et spirituels, est en somme la preuve absolue de ce monisme qu’il est parfois difficile de comprendre eu égard à notre mentalité actuelle.

Il faut bien se dire que la dénomination druides est très vaste et englobe de nombreuses spécialisations. Il serait ridicule de vouloir comparer un druide gaulois et un prêtre catholique du XXe siècle, surtout dans les pays où joue la séparation de l’Église et de l’État. À la rigueur pourrait-on voir une certaine équivalence entre le druide et un prêtre de village au XIXe siècle, avant les lois sur l’enseignement primaire obligatoire et l’apparition de l’instituteur laïque. Car si le druide est un prêtre, il est bien autre chose. Et, à l’intérieur de la classe druidique, il existe bien des distinctions. Les auteurs grecs et latins en avaient pleine conscience, bien qu’il semble qu’ils n’aient point compris exactement les subtilités de ces distinctions et du système hiérarchique. Tantôt, ils appellent les druides des « philosophes », tantôt des « mages », ce qui n’est certes pas tout à fait la même chose. Il est même question de « poètes chantants » et de « devins ». Et Diodore de Sicile précise qu’aucun sacrifice ne peut se faire sans l’assistance d’un de ces « philosophes ».