28 ROMARIC SE JETTE À LEAU

– Wal… je voudrais vous dire quelque chose.

Coralie s’était approchée du père de Matsi, qui tourna

vers la jeune fille un visage bienveillant.

– C’est au sujet des bijoux que je porte. En réalité, je les ai trouvés dans la tente aux objets. Ils ne sont pas à moi. Je vais vous les rendre.

Elle ôta les pierres bleues, le collier d’or et le bracelet d’argent, et les tendit à l’homme qui ne fit pas un geste pour les prendre.

– Reprenez-les, Wal. Je suis soulagée maintenant ! Vous êtes si gentil avec moi depuis le début. Je me sentais coupable de vous avoir un petit peu… volé.

Elle rougit en prononçant le dernier mot. Le gardien des objets éclata de rire.

– Garde tes bijoux, ma fille. Ils sont bien mieux sur toi que dans notre tente ! D’ailleurs, seuls toi et moi savons que ces objets existent. Et même si ce n’était pas le cas, qui t’en voudrait ? Je n’empêche personne de venir se servir dans la tente, et personne ne vient jamais.

Coralie regarda Wal droit dans les yeux qu’il avait presque blancs et vit qu’il ne plaisantait pas. Elle lui sourit et remit sur elle les bijoux. L’homme lui tapota le bras, comme pour lui dire que c’était bien ainsi et qu’il n’y avait plus à revenir sur le sujet. Matsi surgit tout à coup et se précipita sur son père.

– La côte ! La côte ! C’est là qu’elle va me quitter, hein, c’est là ?

La fillette pleurait à chaudes larmes.

– Pour une fois que j’avais une amie, une amie rien qu’à moi !

Coralie vit avec surprise que la caravane de radeaux s’était approchée du rivage. Une longue plage s’étirait devant ses yeux, parsemée de-ci de-là de rochers. Wal consola sa fille :

– Non, Matsi, ce n’est pas là. Nous débarquerons plus au sud. Cette côte-ci est infestée de Gommons, et la terre que tu vois derrière est celle des prêtres de Yénibohor, avec lesquels le Peuple de la Mer n’entretient pas de très bonne relation.

– Pourquoi ? demanda Coralie tandis que Matsi sautait de joie autour d’elle.

– Il n’y a pas si longtemps, lorsque nous troquions encore nos poissons contre leur blé, des enfants disparaissaient pendant les escales. C’est du passé, mais nous avons de la mémoire. Et nos rancunes sont comme nos amitiés : tenaces !

Wal semblait aujourd’hui particulièrement bavard.

– Vous ne m’avez jamais parlé de votre peuple, Wal, en profita Coralie.

– Parce qu’il n’y a rien à en dire, ma fille. Enfin, rien qui diffère de l’histoire de tous les peuples et de tous les hommes : nous sommes nés, nous vivons, nous mourrons !

– Mais ces radeaux, cette vie entièrement passée sur l’eau ?

– Il y a longtemps de cela, continua Wal, le Peuple de la

Mer vivait sur la terre, éparpillé sur les côtes de la Mer des Brûlures. Nous étions nombreux et subsistions de pêche et du commerce des tapis d’algues que nous tissions. On peut dire que nous étions heureux ! Un jour, comme surgis de nulle part, les Gommons sont apparus. Peut-être envoyés par un mauvais dieu qui n’aimait pas notre peuple. Ces monstres nous ont combattus pour le contrôle des côtes. Ils sont féroces, puissants et cruels. Nos chances étaient minces d’en venir à bout ! Ils ont décimé mon peuple.

Coralie pâlit et se mordit les lèvres. C’étaient la Confrérie et la Guilde qui, à la fin du Moyen Age, avaient capturé les Gommons sur les plages d’Ys, et les avaient envoyés dans le Monde Incertain pour s’en débarrasser ! Wal interpréta faussement le trouble de la jeune fille.

– Oui, cela a été horrible… Aussi, les chefs de village se sont réunis un jour pour discuter de l’avenir de notre peuple. Il nous était impossible de nous réfugier à l’intérieur des terres, à cause des peuples belliqueux qui les occupaient. Mais nous avions constaté que les Gommons, quoique excellents nageurs, n’aimaient pas s’éloigner des rivages à cause des bancs de Brûleuses qui pullulent dans notre mer. Notre destin s’imposait de lui-même : c’est sur la Mer des Brûlures que nous trouverions refuge ! Chaque village a donc construit et aménagé d’immenses radeaux Lorsqu’ils ont été mis à l’eau tous ensembles, on aurait pu croire que la mer n’existait plus ! On ne parlait pas encore de Tribus mais de Villages : eh bien il n’y avait pas moins de trois cents Villages ballottés par les vagues et, sur les radeaux, des milliers de villageois qui ne connaissaient encore rien à la navigation ! Aujourd’hui, nous ne sommes plus que quelques centaines, répartis au sein de trente Tribus. Les autres n’ont pas survécu aux tempêtes, aux monstres marins, ou à l’appel de la terre où ne les attendait pourtant que le malheur…

Coralie resta silencieuse, affreusement gênée. Mais pour rien au monde, elle n’aurait avoué à Wal que son propre peuple était, même involontairement, à l’origine des malheurs du sien…

– Ne dis rien, ma fille. Je t’ai prévenue, tout à l’heure : un peuple est aussi mortel qu’un homme ! L’important, c’est qu’ils aient l’un et l’autre bien vécu. Regarde-nous : est-ce que nous sommes à plaindre ? Non ! Nous n’avons jamais faim, jamais froid et, surtout, nous sommes libres comme la brise marine ou le Bohik qui plane à l’infini au-dessus des flots !

Coralie, émue, sourit de reconnaissance à Wal, qui lui caressa la joue d’un geste paternel.

La conversation s’acheva car Matsi, lassée d’attendre, vint prendre la jeune fille par la main et l’entraîna pour jouer.

Romaric sortit de la grotte dans laquelle il s’abritait depuis deux jours. C’était le milieu de l’après-midi et le soleil tapait fort. Il avait épuisé ses provisions et sa réserve d’eau. Et aucun bateau n’avait encore fait son apparition au large de la côte ! Il s’en tiendrait à son plan : il quitterait cette plage et irait tenter sa chance dans les terres.

Il balaya la mer du regard. Sur la gauche, au loin, il lui sembla apercevoir une énorme tache sombre que les vagues ballottaient. Était-ce une illusion d’optique ? Il voyait mal et plissait les yeux sous l’effet du scintillement du soleil et de ses reflets sur l’eau.

Puis son attention fut attirée par quelque chose de plus gros, sur sa droite. Sans doute des troncs d’arbre qui dérivaient, ou bien l’épave d’un bateau ayant fait naufrage

Non, c’étaient des radeaux, il en était certain ! Le jeune garçon quitta les rochers et courut sur le sable en appelant et en agitant les bras. Il ne tarda pas à stopper net ses efforts : personne ne pouvait le voir depuis les radeaux.

Contrairement aux trois Gommons qui s’avançaient vers lui, attirés par ses cris.

Le garçon hésita. Retourner dans les rochers n’aurait servi à rien. Il aurait pu fuir par les champs, si les Gommons ne lui avaient pas coupé la route par un mouvement d’encerclement. Il ne lui restait plus qu’une solution, très aléatoire car les monstres étaient d’excellents nageurs : essayer de rejoindre les radeaux qui passaient en ce moment au large ! Sans perdre plus de temps à réfléchir, il se mit à courir et plongea dans une vague.

Sitôt quitté la zone de ressac, il se lança dans un crawl puissant qui l’éloigna rapidement du rivage. Il battait vigoureusement des pieds, persuadé qu’une grosse main de Gommon allait bientôt s’abattre sur une de ses chevilles et le tirer vers le fond. Mais lorsqu’il se retourna, il vit que les trois monstres étaient restés sur la plage et l’observaient, immobiles. Romaric ressentit un immense soulagement et ralentit un peu son allure. Il obliqua vers la droite en direction des radeaux, sans savoir que l’énorme tache sombre qu’il avait remarquée auparavant se rapprochait dangereusement de lui.

– Regarde, là-bas ! s’écria Matsi en saisissant la main de son amie.

– Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? répondit Coralie que le soleil aveuglait et empêchait de bien voir.

– Il y a des Gommons sur la plage. Tu les vois ?

– Oui, ça y est, je les vois ! Qu’ils sont laids ! C’est nous qu’ils regardent comme ça ?

– Je pense qu’ils regardent plutôt le garçon qui nage vers nous. Ou alors les Brûleuses qui vont bientôt le rattraper.

– Un garçon ? Où ça, mais où ça, Matsi ?

– Là, montra la fillette en pointant son doigt.

Coralie distingua enfin le nageur et se figea. Ce n’était pas possible ! Mais si, ça l’était.

– Oh, là, là, non ! gémit la jeune fille en se mordant les doigts. C’est horrible ! Romaric…

– Tu le connais ? s’étonna Matsi.

– Oui, bien sûr, c’est Romaric ! C’est mon ami !

– Eh bien, ton ami va mourir, annonça tranquillement la fillette.

La tache sombre était toute proche de Romaric lorsque celui-ci s’aperçut de sa présence. Il se mit à nager de plus belle en direction des radeaux qui n’étaient plus qu’à quelques mètres, jetant des regards affolés sur les Brûleuses ; leurs corps se gonflaient et se dégonflaient rapidement, et les filaments translucides, au bout de leurs tentacules, frémissaient sous l’effet de l’excitation.

– Il va se faire rattraper avant d’avoir atteint les radeaux. Il faudrait que… Non, je n’oserai jamais ! murmura Coralie.

Elle ferma les yeux et s’imagina plongée dans un gigantesque pot de gelée de groseille. Elle frémit de dégoût. Rien à faire : elle ne pourrait pas…

Romaric poussa un cri étranglé, qui atteignit Coralie comme une décharge électrique et balaya toutes ses hésitations.

Comme mue par une inspiration soudaine, elle se dirigea vers le bord.

– Qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta Matsi.

– Je vais prouver, une fois de plus, répondit Coralie d’une voix blanche et avec un sourire forcé, que les garçons ne peuvent décidément pas se passer des filles

Puis elle plongea, sous le regard stupéfait de la fillette.

Le contact vivifiant de l’eau la fouetta et lui redonna courage. En quelques brasses, elle rejoignit son ami qui manifestait des signes flagrants d’épuisement. Quand il la vit arriver sur lui, il en avala une gorgée d’eau de surprise et manqua s’étouffer. Coralie passa son bras sous son menton et l’aida à retrouver sa respiration. Derrière eux, les Brûleuses flottaient à moins d’un mètre, en masse compacte. « Il ne faut pas que je les regarde, il ne faut pas que je les regarde », murmura la jeune fille pour elle-même en tremblant et en détournant la tête. Puis elle s’adressa à Romaric exténué :

– Suis-moi et fais exactement ce que je fais !

– Mais comment ? Que… qu’est-ce que… ?

– Plus tard. On n’a pas le temps. Tu es prêt ?

Romaric acquiesça. Elle prit une grande goulée d’air et

plongea. Il s’empressa de l’imiter. Us nagèrent sous l’eau autant qu’ils le purent en direction des radeaux. Lorsqu’ils remontèrent à la surface pour reprendre leur souffle, les Brûleuses, décontenancées par leur disparition soudaine, n’avaient pas progressé.

– Ça marche ! exulta Coralie. Allez, Romaric, encore un effort !

Elle replongea, en remerciant mentalement très fort Matsi pour ses conseils judicieux.

Quelques minutes plus tard, les bras puissants des hommes de la Sixième Tribu les hissaient tous deux à l’abri des brûlures de la mer.

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