Chapitre I : Las Vegas schizos[17]
« En vérité, un réalisme schizoïde et un réalisme antischizoïde se font face. Le premier à l’air sérieux, le second à l’air insolent. »
Peter Sloterdijk,
Critique de la raison cynique.
Le joueur né du désert
Au nord, le voyageur qui, venant de Sait Lake City, a traversé le Nevada, croise un désert glabre parsemé de cactus. La route traverse la réserve indienne de la rivière Moapa, encore habitée par quelques indigènes, les Paiute. Au sud, le visiteur californien longe l’aride réserve des Mohaves, végétation chétive, soleil accablant. À l’est, ce sont les falaises revêches du Grand Canyon gardées par les esprits des Amérindiens Hualapai. Derrière les pierres rosâtres du Red Rock Canyon, à l’ouest, c’est l’ancien territoire des Toiyabe. Et, au centre, émergeant des plaines rocailleuses comme un mirage de béton, this is Las Vegas, « ville du péché », microcosme hystérique d’une Amérique bâtie sur la sépulture des Indiens.
Cernée par une banlieue standardisée disséminant au ras du sol ses préfabriqués homogènes – un demi-million d’habitants, six mille s’installant chaque mois et plus de la moitié qui inversement quittent le nid –, la ville devient en son centre une éruption d’immeubles schizophrènes : pyramides de Khéops, Empire State Building de New York, tour Eiffel parisienne, pont des Soupirs vénitien, explosion carnavalesque de Rio… La façade du monde sur six kilomètres de long : c’est le Las Vegas Boulevard, alias le Strip, où se concentre la majorité des casinos.
La diversité des formes et des néons : la peau de Vegas. Mais, dans les entrailles de ces aguichants sanctuaires, c’est la sérielle enfilade de machines à sous avalant les pièces de vingt-cinq cents en gloussant de plaisir ; vitamines de ferraille glissées dans leur fente par un être au regard creusé d’espoir, au dos courbé par le désenchantement : le joueur.
Le Riche et le Poète
Pourtant, il y a au moins un homme qui à Vegas ne croit plus à la fortune facile, qui préfère regarder les cactus trôner sur la poussière des canyons, qui fait paisiblement crisser sa plume sur le silence d’une page désertique, à l’écart du bruit et de la fureur. Cet homme se nomme Syl Cheney-Coker. À 56 ans, il est depuis un an[18] le premier auteur réfugié installé par les soins du Parlement international des écrivains aux États-Unis. Inquiété dans son pays, la Sierra Leone, après l’un de ces coups d’État sanglants dont l’Afrique possède le savoir-faire, il a dû accepter d’être placé là où on a bien voulu l’accueillir, le nourrir, le loger, lui permettre de rêver à un monde meilleur…
Pourquoi Las Vegas ? L’histoire résonne comme une fable : le Riche et le Poète. Le Riche, c’est Glenn Schaeffer, le directeur financier du Mandalay Bay, l’un des plus imposants casinos de la ville, aux décors de pagodes zen. A quarante-huit ans, on prête à l’homme d’affaires cent millions de dollars de fortune personnelle. Entre deux avions, il confie d’une voix que vingt ans de business à Vegas n’ont pas encore rendue métallique : « Étudiant, je rêvais de devenir écrivain. Et puis j’ai commencé à jouer en Bourse… » Aujourd’hui, le Riche allège ses impôts en finançant l’Institut de lettres modernes de Las Vegas, qu’il a fondé et qui a permis le séjour de Cheney-Coker. Schaeffer a poussé la générosité jusqu’à offrir au Poète une voiture de marque américaine d’une valeur de trente et un mille dollars, afin que celui-ci puisse aller admirer les couchers de soleil sur le Red Canyon. « Je souhaite que ma ville devienne un lieu de haute culture et pas seulement de pop culture », explique Schaeffer, avec l’enjouement du self-made-man. S’il a toujours le temps de lire ? Il assure que oui, « un peu », et ajoute que son auteur de chevet est Fitzgerald, « faussement frivole, chroniqueur sérieux de la classe dominante ». La boucle est bouclée : la solitude du désert a enfanté le royaume du désir et de l’argent. Les machines à sous, à leur tour, allaitent le Poète solitaire.
L’étranger à lui-même
Car Cheney-Coker, loin de son pays, de sa famille, de ses amis, se sent seul à Vegas. Les folies locales ne suscitent plus en lui, la première curiosité passée, que le dégoût. Il ne se déplace quasiment plus sur le Strip, et pour le rencontrer il faut se rendre dans sa petite maison, à deux kilomètres de là, dans la terne banlieue ouest ; enfilade de foyers gris aux fenêtres sécurisées donnant sur des rues sans passants.
Visage dur, bouc grisonnant, le poète reçoit dans sa cuisine en contreplaqué, décapsule une bière américaine qu’il sirote derrière les volutes de l’une de ses vingt pipes. Au mur est encadrée l’étrange reproduction d’une terrasse de café vide, sous laquelle on peut lire, tout en étranges majuscules : « Attardons-Nous Un Instant Au Cœur De La Bêtise Des Choses. »
« Avant de m’installer ici, je connaissais la réputation de la ville du péché, mais je me suis dit que si les auteurs russes étaient capables d’écrire dans les goulags, Las Vegas ne pouvait être pire. Ici, je suis seul et il n’y a rien à faire, alors j’écris plus que jamais. » Une fois par semaine, après avoir dîné dans un restaurant thaïlandais niché dans la vieille partie de la ville, entre les rues Fremont et Ogden, près desquelles se dressent, miteuses, des salles de jeu passées de mode, le poète va prendre un verre au bar Ipanema. Dans cette hutte surélevée au milieu des machines à sous du casino Rio, où un sosie des Beach Boys plaque des accords de samba synthétique, l’une des deux mille prostituées de Vegas ne manque jamais de proposer au poète quelques minutes de perversité.
« Las Vegas a deux visages. Au centre, vous avez le mirage du Strip. Comme un boa constrictor, il hypnotise les touristes dégingandés avides de réaliser leurs fantasmes. Les simulacres de villes mythiques permettent de rêver aux voyages qu’on ne fera jamais. Quelqu’un qui est assis à parier, l’esprit engourdi par l’alcool gratuit, se ferme à la réalité extérieure. C’est la conquête de l’inconnu, la volonté pathétique de triompher de toute cette tricherie. Dans leurs yeux, je vois de l’angoisse et de la rage. Ils savent qu’ils ont très peu de chances de gagner, de devenir indépendants, de sortir de leur milieu. Cette alternance d’espoir et de haine est le langage du monde contemporain. Ici, chacun est comme Meursault, le héros de L’Étranger de Camus, prisonnier d’un univers absurde où il se sent nu. Même si Las Vegas possède plus d’églises par habitant que toute autre ville des Etats-Unis, sa seule religion est celle de l’avidité. »
Des clameurs interrompent le poète : une retraitée de San Diego vient de remporter mille dollars à la roulette du Rio. Cheney-Coker fronce les sourcils, tire sur sa pipe et poursuit : « Et puis il y a l’autre Vegas, une vaste banlieue prolétaire peuplée de locaux esseulés, en colère et méfiants, étirant leur existence au fil des rues désolées et des heures creuses, cultivant tout ces affects qui enrichissent l’industrie pharmaceutique américaine. Je passe moi-même des heures devant la télé, faute de mieux, alors qu’il n’y a rien à regarder, à part des spots pour des anxiolytiques… »
La vallée de l’angoisse
À arpenter cette Babel sans cesse irriguée de sang frais, on vérifie que les regards souvent s’ignorent. Chacun tente de préserver ses illusions, surtout depuis que les casinos licencient (plus de quinze mille emplois ont été supprimés en un mois après les attentats du 11 septembre). À feuilleter les livres de la seule grande librairie locale, coincée entre deux supermarchés, on se rappelle que la plupart des intellectuels américains se retrouvent dans un même qualificatif pour juger leurs compatriotes : infantiles. Mais Cheney-Coker, fils de cette Afrique qui, dit-on, a enfanté l’espèce humaine, préfère affirmer que l’Amérique est adolescente : « Car un adolescent peut devenir un jour adulte, à condition de trouver une issue dans l’impasse. »
N’importe qui se sentira américain, c’est-à-dire adolescent ou enfant, en découvrant Las Vegas la nuit. Et après quelques heures, étourdi par les néons et la cacophonie, il aspirera à grandir. Bien avant que les États-Unis n’existent, un rite indien pour devenir un homme consistait à se rendre seul dans la Vallée de Feu, à trente kilomètres au nord-est de Vegas, près de la réserve de la rivière Moapa, juste avant d’arriver au lac Mead où se dresse le barrage qui fournit les casinos en électricité. La Vallée de Feu abrite des roches métamorphiques vieilles de six cents millions d’années, au grès rougi par le soleil. L’érosion a bien avant l’Histoire humaine sculpté sur la pierre des visages géants. Figés dans la plainte, ils évoquent le Guernica de Picasso ; bouches distendues par la surprise, globes oculaires agrandis par l’effroi.
Aujourd’hui pourtant, l’intimité paisible que les Indiens pouvaient avoir avec la terre, au cœur de la Vallée de Feu, n’est plus qu’un souvenir pittoresque. Notre époque préfère l’errance des âmes au milieu des machines à sous.
Nous sommes tous des poètes exilés à Las Vegas.