recommençait son périple. Le feu reparut dans les foyers, dans les hauts fourneaux, dans la brousse, sur la savane. Les bateaux électriques reprirent leur course sur la mer retentissante, les voitures encombrèrent les

1

villes, les aéroplanes sillèrent dans l'étendue, le téléphone et le télégraphe, les ondes hertzienne rassurèrent les multitudes.

On commença d'évaluer l'étendue du désastre. Un tiers des hommes, un quart des animaux domestiques, et, dans les dernières forêts vierges, quelques myriades de bêtes carnassières et plantivores, avaient succombé.

Parmi les races blanches, l'Allemagne, les …tats-Unis, la Grande-Bretagne avaient subi les plus rudes pertes. La population germanique, de soixante-quinze millions d'‚mes, était descendue à quarante-six ; il n'y avait plus que soixante-cinq millions d'hommes aux …tats-Unis ; trente-neuf en Angleterre. Moins éprouvée, l'Italie voyait sa population réduite à trente millions d'‚mes, la Russie à quatre-vingt-dix millions, l'Espagne à quinze et la France à trente-quatre. Mais à Paris et le long du littoral méditerranéen, l'hécatombe se décelait exceptionnelle : sur quatre millions d'habitants, Paris en perdait quinze cent mille ; Marseille était diminuée de moitié Nice des deux tiers...

95

à

LA FORCE MYST…RIEUSE

Pendant quelques jours, ces Pertes parurent irréparables. Mais, quand les survivants commencèrent à se rassurer sur leur propre sort, elles causèrent plus de bienêtre que de chagrins. Les mères seules, beaucoup de pères, telles créatures fidèles, subissaient des regrets profonds. Les autres connaissaient l'indifférence ou la joie sournoise qui suit la mort du prochain; d'innombrables héritages firent du désastre une vaste fête pour des millions de légataires. Les villes ayant plus souffert que les campagnes, la question sociale se trouva temporairement résolue : il y eut du travail pour tous, et grassement rétribué ; il y eut des biens disponibles en abondance : le fisc s'enrichit au point qu'on put réduire les impôts, entreprendre d'énormes travaux publics et secourir généreusement les miséreux.

La cause du cataclysme demeurait mystérieuse, encore que les conjectures pullulassent. La plupart des savants se ralliaient à l'hypothèse d'un immense flux d'énergie, venu des abîmes interstellaires, qui avait balayé

notre planète, et peut-être aussi Mars, Vénus, Mercure, le Soleil même. La nature de cette énergie échappant à toute conception, l'hypothèse n'expliquait rien. Personne ne pouvait imaginer pourquoi son effet avait été de réduire ou d'annihiler la plupart des énergies connues. Aussi quelques penseurs proposaient-ils l'hypothèse contraire. Ce n'était pas, selon eux, un flux énergétique qui avait passé, mais un torrent d'éther particulièrement avide d'énergie et qui, par suite, avait absorbé la lumière, le calorique, l'électricité, à doses massives. En somme, d'après les uns, il s'agissait de forces antagonistes ; d'après les autres, d'une capture de force.

La théorie de ces derniers était contredite par la rapide reconstitution des énergies terrestres une température

96

LE GRAND RENOUVEAU

estivale succédait au froid des jours néfastes, le magnétisme semblait accru, les actions chimiques se manifestaient avec un surcroît de vivacité

qui, dans maints cas, causèrent des accidents et qui exigeaient, dans les usines et les laboratoires, un surcroît de précautions : tout se passait comme s'il y avait une épargne de force vive.

L'immense majorité des survivants dédaignait ces discussions savantes. Un merveilleux renouveau grisait les ‚mes. Les joies les plus simples prirent une intensité miraculeuse; la douceur de Inexistence supprimait presque les haines, les jalousies et les froissements qui assombrissent les jours de l'homme.

Ce bonheur, Langre, Sabine et Meyral le go˚taient dans sa plénitude. Ils s'étaient réfugiés à la campagne, dans un site frissonnant d'eaux, d'arbres et d'herbages.

La maison s'élevait, trapue et rébarbative, enveloppée de jardins. Un colonel de spahis en retraite l'avait fait construire, d'après ses propres plans, à son retour d'Afrique.

Elle avait des airs de forteresse, mais, à l'usage, elle se montrait spacieuse et confortable. Trois jardins produisaient une variété

surprenante de fruits et de légumes, en même temps que des arbres de haute stature, des fleurs en surabondance et des herbes vives. Elle appartenait à

la fille du colonel, créature abrutie qui, l'ayant prise en grippe, ne pouvait se décider à la vendre et la louait pour un morceau de pain.

Le colonel avait bourré les bibliothèques de livres achetés dans les ch

‚teaux avoisinants et multiplié les meubles hétérogènes. La lumière pénétrait par une multitude de fenêtres, et l'on discernait, au-dessus des clôtures, un pays de vieille France, aux ondulations élégantes, o˘ les emblavures et les p‚turages alternaient

97

LA FORCE MYST…RIEUSE

avec des futaies. Des collines charmantes enveloppaient les sites et s'échancraient à l'Occident, riche en fêtes crépusculaires.

Parmi les hêtres et les tilleuls, deux fontaines formaient un rio qui mêlait aux jardins sa voix et sa jeunesse.

C'est là qu'ils se reposèrent, dans le renouveau du monde. Gérard y avait fait trimballer des instruments de physique et de chimie, encore que, pour l'heure, Meyral et lui compulsassent plutôt leurs notes et y cherchassent désespérément quelque explication du fléau qui avait ravagé la terre.

Ces travaux ne les accablaient point. ils puisaient l'allégresse à la même source o˘ la puisaient Sabine, les enfants, les domestiques, tous les hommes du village et même les animaux. Car les vivants semblaient recevoir quelque chose de ce surcroît d'énergie qu'on constatait dans les phénomènes : les malades mêmes go˚taient on ne sait quel miel de bonheur qui adoucissait leurs souffrances et enchantait leurs répits.

Souvent, la famille s'embarquait sur l'Yonne, dans un canot pesant que menait un villageois taciturne. A tous les détours du rivage, la beauté

déployait ses prestiges. Une île plantée de joncs, de saules et de peupliers évoquait les Robinsons. Des havres abritaient une armée de glaives verts ; parmi de longues plantes fluviatiles, les poissons menaient leur vie agile et froide ; l'herbe croissait monstrueusement; de longues bandes de corbeaux, nourris par le désastre, passaient avec des clameurs de guerre.

Alors Meyral cessa de lutter contre sa tendresse. Il la laissait croître, remplir ses jours comme un fleuve inépuisable et former la substance de ses rêves. qu'importait

98

LE GRAND RENOUVEAU

l'avenir ! S'il le fallait, Georges acquitterait en peines les jours de son enchantement. Du moins aurait-il passé par la porte d'ivoire et rôdé au jardin féerique. Pendant longtemps, la claire Sabine, à l'abri du peuple ennemi des m‚les, n'écouterait aucune voix.

Elle était à l'heure de son plus grand charme. La soie brillante de sa chevelure semblait s'être accrue encore ; son cou, naguère frêle, avait l'éclat, la rondeur et le rythme. La forme de ses joues était parfaite ; il s'échappait de ses yeux frais une lueur de renouveau qui faisait s'élever devant Meyral toutes les créatures passionnantes de la fable.

quand la famille débarquait sur la rive, tandis que la servante tragique disposait le go˚ter, il semblait à Georges qu'ils formaient un groupe étrangement uni, et par le souvenir des épreuves subies en commun, et par quelque lien indéfinissable, qui se resserrait chaque jour. Un grand chien, que Langre avait acquis à Sens, participait à l'intimité ; il souffrait étrangement lorsqu'on prétendait le laisser seul à la maison ; son absence était une petite peine pour les adultes comme pour les enfants. Même le vieux jardinier qui logeait dans une annexe, au fond du potager, et son petit-fils, garçonnet aux cheveux d'argent à peine teintés d'un reflet paille, montraient un plaisir extrême à se rapprocher de la famille. L'on e˚t dit que la chèvre et l'‚ne éprouvaient une inclination analogue.

Trois semaines coulèrent. On avait dépassé le solstice. C'était le temps des larges crépuscules : certains soirs, assis sur la terrasse, d'o˘ l'on apercevait l'Yonne, pleine des beaux mensonges que lui contaient les nuages, après le départ du soleil - certains soirs, on avait le pressentiment de l'aube au teint de perle, alors que les fées du déclin répandaient encore leurs enchantements. La

99

LA FORCE MYST…RIEUSE

chaleur était extraordinaire ; elle dépassait de loin celle des années les plus ardentes ; elle n'accablait point. Il y avait dans les veines une fièvre gaie, qui se plaisait aux hautes températures. Hommes et animaux go˚taient une volupté surprenante à marcher sur les prairies chaudes ou le long des chaussées rôties. Chose plus bizarre, ni l'herbe, ni les feuilles, ni les fleurs, n'en souffraient. Il est vrai que, chaque jour, l'orage tonnait pendant une longue heure et ruisselait en déluges.

- C'est le temps br˚lant du Chien, de l'astre Sirius que redoutait Virgile, dit un matin Langre, qui se promenait dans les jardins avec Georges et Sabine.

- Le Chien nous est propice ! répliqua Meyral avec un sourire.

- Il l'est étrangement... Nous devrions être harassés tantôt par la chaleur, tantôt par les orages. Au rebours une allégresse surprenante anime tout ce qui rampe, marche ou vole. Allez ! nous ne sommes pas sortis du mystère...

Le vieillard fronça ses lourds sourcils, de cet air d'impatience qui lui était naturel, mais la joie le tenait malgré lui.

- je suis captif de l'heure ! grommela-t-il. Jamais, même lorsque la tumultueuse jeunesse br˚lait mes veines, je n'ai connu ce bonheur!... Nous le payerons! fit-il avec un retour d'inquiétude.

- Nous avons payé, rétorqua Georges.

Puis

- Remarquez-vous ce besoin d'être ensemble que ressentent les gens du village, et que nous partageons... Regardez !

Les enfants et Césarine les avaient rejoints; Catherine était sortie de la maison et se rapprochait du groupe ; le chien sautelait autour d'eux ; la chèvre accourait avec

100

LE GRAND RENOUVEAU

un bêlement, et l'‚ne, dans son étable, poussait un cri d'appel ; de toutes parts picoraient les poules, voletaient les.passereaux, les ramiers, les pigeons ; le crapaud montrait ses yeux topaze, trois grenouilles bondissaient au bord du rio...

- Est-ce que je me tr ompe > demanda le jeune homme.

- Oh! non, s'écria Sabine.

- Remarquez que, d'instinct, nous nous sommes rapprochés de la maison, c'est-à-dire du centre favorable. Ce qui m'étonne le plus, c'est, en somme, qu'il ne s'agit pas d'un instinct proprement social. Nous ne désirons pas nous réunir à d'autres groupes. Les groupes du village ne le désirent pas non plus... Hier, quand j'ai voulu aller seul au bord de l'Yonne, j'ai ressenti, à mesure que je m'éloignais de vous tous, un véritable sentiment de détresse.

- Nous avons tous été inquiets de votre absence, fit Gérard, comme si vous étiez parti pour un long voyage. - Il faut délivrer ce pauvre ‚ne ! fit Sabine.

Comme s'il n'attendait que ces mots, le vieux jardinier alla ouvrir la porte de l'écurie : l'‚ne, jeune bête aux yeux frais et aux membres souples, arriva en bondissant. - Bizarre en effet ! dit Gérard, tout pensif. je crois fermement que l'aventure interstellaire n'est pas terminée.

- Tu ne t'imagines pas qu'un retour soit possible ! fit Ô

Sabine révoltée.

Il y a des millions de chances contre une pour que le flux qui a déferlé

sur la planète ne reparaisse point. Mais il y a un résidu. Jusqu'à ce que ce résidu soit complètement expulsé ou absorbé, nous devons nous attendre à

des phénomènes insolites... comnie ceux auxquels nous assistons Ce serait délicieux.

101

LA FORCE MYST…RIEUSE

S'ils demeurent analogues, sans doute. je crains " un changement de signe!".

- Ne le dites pas! s'exclama Georges. Go˚tons en paix ces heures délicieuses.

Langre ne répondit point. Son inquiétude n'avait guère de force : ses facultés ombrageuses cédaient à l'ivresse universelle.

Dans les jardins et dans les emblaves, la récolte fut extraordinaire. Les fruits atteignirent des dimensions inoiiies : on eut des pêches aussi grosses que des oranges de Jérusalem. Les champs de blé ressemblaient à des champs de roseaux. Les feuilles, grasses et vertes comme le pays d'Erin, avaient des aspects de feuilles équatoriales. Tout poussait à foison; les greniers comme les caves allaient déborder; une magnifique imprévoyance envahissait le coeur des hommes...

Un matin, Langre et Meyral firent coup sur coup deux découvertes excitantes. Le vieillard constata que la bande violette du spectre solaire s'était sensiblement élargie, tandis que Meyral remarquait qu'un détecteur d'ondes hertziennes qu'il avait inventé montrait une sensibilité

inattendue.

- Cela correspond bien à notre hyperesthésie et à l'exagération des croissances végétales ! dit Georges.

- Mais pourquoi ne l'avons-nous pas constaté auparavant?

Des essais minutieux montrèrent quelques autres anomalies, mais très faibles. Ainsi, la conductibilité électrique des métaux se trouvait amoindrie, mais ce phénomène était masqué en pratique, parce que les divers appareils - piles, dynamos, machines statiques - avaient un rendement supérieur à la normale.

102

LE GRAND RENOUVEAU

- Tout cela, remarquait Gérard, nous laisse en pleine ignorance. A travers toutes les observations que nous avons faites pendant et après le désastre, je n'en vois qu'une qui ait un caractère spécifique.

- …videmment! acheva Georges. C'est que, seuls, les rayons jaunes, orangés et rouges ont résisté : ils ont reçu un accroissement d'éclat.

- Les rayons infrarouges aussi.

- Du moins les plus voisins du spectre visible ! Car, pour les autres, ils ont subi le sort commun - tout comme les ondes hertziennes.

- Je trouve pourtant quelque chose de bien caractéristique dans le dégagement actuel d'énergie. En effet, le " mal de la lumière " faisait préjuger que les forces ennemies dévoraient les forces terrestres et solaires. Le résultat montre clairement que l'antagonisme a formé des énergies potentielles.

- Eh ! justement, cria le vieillard avec dépit. C'est le dégagement de ces formes virtuelles qui devrait nous fournir la clef du mystère. Or il ne nous donne que des anomalies curieuses mais banales. Nous n'avons même plus la singulière réfraction qui a marqué le début de l'attaque. C'est exaspérant ! Et ç'est ridicule !

- Nous ne pouvons pas monter sur nos propres épaules! conclut philosophiquement Meyral.

Les jours suivants furent sans doute les plus beaux qu'ait connus l'espèce humaine. La vie, la vie la plus simple, s'emplit de gr‚ces indicibles. Une immense floraison couvrit la terre jusqu'aux pôles : partout les plantes revivaient un nouveau printemps. L'air était lourd de baumes, une tendresse inlassable flottait dans les crépuscules et semblait couler des étoiles, la nature redevenait vierge chaque prairie évoquait les savanes, un bois 103

LA FORCE MYST…RIEUSE

devenait une forêt, la folle croissance faisait renaîItre tous les mystères des genèses.

Il y eut un soir plus beau que tous les autres.

C'était vers le milieu de la canicule. Après le dmer, la famille s'était réunie sur la terrasse. D'incommensurables sites se creusaient dans les profondeurs de l'Occident. Les contrées chancelantes du Nuage simulaient les splendeurs des terres, des eaux, des forêts, des montagnes et jusqu'aux oeuvres de l'homme. Il n'y eut pas seulement des lacs et des marécages, des cavernes et des cimes, des fleuves d'améthyste et des golfes de vif-argent, des savanes et des brousses, il y eut aussi des cathédrales, des pyramides, des hauts fourneaux et une nef colossale, un tabernacle nué de soufre, de perle et d'hyacinthe, un amoncellement de chasubles...

L'‚ne et la chèvre rôdaient sur la petite pelouse ; le jardinier s'abritait à l'ombre d'un cytise, vieux profil gothique, aux joues creuses et à la barbe cornue ; son petit-fils rampait vers la fontaine et le chien se levait par intervalles, en flairant l'étendue, les yeux ardents conu-ne s'il apercevait des choses invisibles aux hommes ; les passereaux ivres enflaient leurs petites cornemuses et chantaient éperdument.

Georges se tenait auprès de Sabine. Vêtue de blanc, sa chevelure ramassée en buisson, elle condensait les symboles brillants qui donnent au bonheur la figure de la femme. Chaque lueur de la prunelle, chaque frisson de la nuque argentine, la nacre des dents apparue entre les lèvres écarlates, la caresse de la lumière sur les joues fines ajoutaient des nuances vives à la beauté du soir.

En même temps, il sentait ce lien bizarre qui l'unissait à tout le groupe.

Je n'avais jamais été heureux! murmura Langre.

104

LE GRAND RENOUVEAU

Et qui l'avait été, chuchota Georges, sauf en ces minutes qui passent comme une aile devant une vitre et qui s'évanouissent en ombres ? qui donc avait connu l'hôte mystérieux que les hommes attendent depuis qu'ils ont de l'imagination ?

De larges papillons crépusculaires passaient sur leurs ailes cotonneuses, des chauves-souris multipliaient leurs méandres devant les vitraux du couchant, et Meyral ne cessait

de contempler Sabine. Il semblait qu'il fit en quelque manière partie d'elle ; lorsqu'elle se déplaçait, il y avait dans toutes les fibres du jeune homme un passage de courants rapides et délicieux.

à 1

Les Taches vivantes

Un matin, pendant qu'elle faisait sa toilette, Sabine remarqua des taches sur son bras et sur sa poitrine. C'étaient des taches très p‚les, à peine teintées de brun. quoique leur forme f˚t assez irrégulière, leurs contours se composaient de lignes courbes. Sabine les considérait avec plus d'étonnement que de crainte et cherchait à les définir. Elle n'y parvenait point. Tout au plus rappelaient-elles, confusément, des ecchymoses légères.

Tandis qu'elle réfléchissait, la femme de chambre Césarine parut avec Marthe et Robert :

- Regardez donc, Madame, dit-elle. C'est singulier.

Sabine examina les enfants: les mêmes taches se montraient sur les corps frais, mais plus visibles et s'étendant au ventre. Alors, une petite anxiété envahit l'‚me de la mère.

- Et vous, Césarine ?

La chambrière déboutonna son corsage. Elle avait la peau plus foncée que celle de Sabine et des enfants, plus dure aussi : il fallut un moment pour y découvrir les taches caractéristiques

-

Les enfants n'ont ressenti aucun malaise ?

-

Non, Madame.

-

Etvous?

-

Moi non plus.

-

Voilà qui est surprenant! fit la jeune femme.

106

LES TACHES VIVANTES

L'anxiété allait et venait, mais cette grande joie, qui semblait répandue comme un élixir, empêchait Sabine d'être positivement émue.

Il faut consulter mon père ", se dit-elle.

Et, s'enveloppant d'un peignoir, elle alla trouver le vieillard avec Marthe et Robert.

Matinal comme la plupart des vieux hommes, Langre était au laboratoire. En temps ordinaire, il se f˚t inquiété de voir Sabine paraître à cette heure avec les deux enfants. A peine s'il s'étonna:

- Hannibal ad portas ? fit-il avec un sourire.

quand il eut examiné Marthe et Robert, il devint grave :

- Pour le moins insolite ! marmonna-t-il. Et tu dis que toi-même...

Sabine leva la manche flottante de son peignoir. Les taches, rares sur l'avant-bras, se multipliaient à partir du coude. Au toucher, elles ne donnaient aucune impression : la peau demeurait unie et lisse. A la vue, elles se décelaient d'abord uniformes, mais un court examen montrait des stries, des points, des figures confuses.

Langre prit une loupe et les contours révélèrent une certaine régularité : ils formaient des triangles, des quadrangles, des pentagones et des hexagones " sphériques ". Les détails extérieurs se précisèrent. Les points devenaient des ellipses, les stries étaient approximativement parallèles, les figures avaient de l'analogie avec la forme générale des taches ; on percevait aussi un certain nombre de fines surfaces p‚les.

- je me suis jadis occupé de médecine... et je n'ai rien vu de semblable, déclara Gérard... non, rien!

107

LA FORCE MYST…RIEUSE

Pendant quelques minutes encore, il épia la poitrine du petit Robert, chez qui le phénomène se manifestait plus intense.

-Etmoi?

Ayant retroussé sa manche de chemise - le temps était trop chaud pour travailler en veston - il ne vit rien. Sabine, toutefois, crut remarquer des taches : la loupe les dessina avec précision. Elles comportaient, plus indécises, les particularités déjà observées. D'évidence, l'imprécision de l'ensemble et les détails devaient tenir à la couleur brune et à la texture cornée de la peau.

- je l'avais bien dit, dit Langre d'une voix assombrie. Le drame planétaire continue.

Pour la première fois depuis maintes semaines, il sentit renaître cette humeur pessimiste qui doublait l'amertume des vicissitudes. Le coeur lui pesa comme un boulet.

- Cependant, s'exclamatif, nous n'avons, que je sache, ressenti aucun malaise.

- Aucun! répliqua Sabine. jamais les enfants ne se sont mieux portés.

Meyral entra dans le laboratoire.

- Vous parlez des taches ? demanda-t-il. je les avais notées hier soir, au moment de me coucher, sans y attacher grande importance : il n'y en avait alors que six ou sept. Elles se sont multipliées pendant la nuit.

- Et vous n'êtes pas soucieux ?

Georges leva les bras d'un air perplexe

- Il ne semble pas, dit-il. J'ai essayé de l'être - je n'ai découvert au fond de moi que de la curiosité. Et de vous savoir tous pleins de vigueur... vraiment je ne vois aucun motif d'inquiétude.

108

LES TACHES VIVANTES

Peut-être bluffait-il, à cause des autres, mais à peine. Ses paroles firent évanouir l'anxiété que l'attitude de Langre avait éveillée chez Sabine.

je ne demande pas mieux, acquiesça le vieux homme. Et même, si j'étais s˚r que cela d˚t rester inoffensif, je m'en réjouirais. qui sait si nous n'apprendrons pas enfin quelque chose!

Il souriait. La manie scientifique effaçait la crainte de l'inconnu.

Pour plus de s˚reté, faisons venir le médecin, conclut-il.

Ce médecin se présenta quelques instants plus tard. quinquagénaire au masque bourru, au poil dur, les sourcils en brosse à dents, hérissés audessus des yeux sardoniques, il souriait d'un seul côté de la bouche.

-je viens de voir la même particularité chez les Ferrand, dit-il, après avoir regardé les bras et la poitrine de Robert.

Il parlait pesamment et avec indifférence. - Et qu'est-ce ? demanda Langre avec impatience. - Je l'ignore, Monsieur. je n'ai jamais rien vu qui y ressemble. Si ce n'est pas une maladie nouvelle, c'est une maladie inconnue en France et, je crois, dans toute l'Europe. Est-ce d'ailleurs une maladie ? Rien ne le prouve. Ce petit garçon est tout ce qu'on peut imaginer de plus normal. De même, les jeunes Ferrand.

Ce disant, il auscultait la fillette.

- Cette enfant aussi. Alors, je ne sais pas. je patauge.

Ma compétence vaut celle de mon chien, moins peut-être.

Dans le silence qui suivit, on entendit l'heure vibrer à la tour de Saint-Magloire.

…videmment, ce n'est pas (i ordinaire ", ronchonna enfin le médecin. Mais, depuis deux mois, qu'est-ce qui

109

LA FORCE MYST…RIEUSE

est ordinaire ? Moi, j'avoue que je n'ai plus dans ma cervelle la moindre petite place pour l'étonnement. Désormais, je trouve tout naturel.

Il b‚illa.

- Excusez! dit-il. Je m'ennuie. je m'ennuie chaque fois que je sors de chez moi. Si la course est un peu longue, cela devient un supplice. Le bonheur est dans ma bicoque de célibataire, avec ma vieille servante, mon vieux domestique, mon vieux cheval, mon chien, mon chat et mes bêtes. Tous les habitants du village sont logés à la même enseigne...

- Les pigeons ne s'éloignent plus guère du pigeonnier, remarqua Gérard.

Même certains oiseaux sauvages se tiennent de plus en plus près de la maison.

- Essayez de vous éloigner ! fit le médecin. Vous m'en direz des nouvelles Il prit congé et on le vit qui se dépêchait de rejoindre sa voiture.

- Eh bien ? demanda Langre, l'oeil fixé sur ses petitsenfants.

- Attendons ! répliqua Meyral, presque avec insouciance. Le mystère nous domine tellement, qu'il n'y a qu'à répéter les antiques paroles : Pater in manus... L'heure est charmante et l'espérance nous dorlote.

Ils prirent le premier déjeuner sur la terrasse, dans une intimité

lumineuse.

- je vais jusqu'à l'Yonne, dit alors Georges, qui avait son idée.

Depuis trois semaines, il n'avait plus fait seul une promenade de quelque étendue.

Au sortir des jardins, il sentit ce besoin de retourner à la maison qu'il connaissait par expérience. Il n'y céda

110

LES TACHES VIVANTES

point; il descendit la rue qui Menait à la rivière. A mesure, ˘n malaise s'emparait de tout son être.

C'était comme si des fils élastiques le tiraient en arrière. Plus il avançait, plus cette traction devenait forte. gn même temps, il avait la sensation de la présence et des actes de ceux qu'il venait de quitter. Il assistait, avec quelque imprécision, aux déplacements de Langre, de Sabine, des enfants, des domestiques, même des animaux. Arrivé près de l'Yonne, il s'arrêta, pour mieux analyser l'état de ses nerfs.

L'arrêt rendait la traction moins pénible : elle s'exerçait sur toute la peau, sur les muscles, et aussi dans le cr‚ne et la poitrine. Seulement, tandis que la partie du corps tournée vers la demeure subissait une sorte de refroidissement, la partie tournée vers la rivière se contractait avec un sentiment de chaleur.

Georges chercha à définir les mouvements de ses amis. Chacun de ces mouvements donnait lieu soit à une traction, soit à une détente. Pour délicates qu'elles fussent, ces perceptions semblaient grossières, à côté

d'autres qui n'avaient aucun rapport avec les données habituelles des sens et qui, pourtant, n'étaient pas purement psyc . hiques... Il devinait que Langre reprenait des expériences

; il savait que les enfants jouaient devant le grand perron, avec le chien Chivat, et que le jardinier cueillait des fruits. La façon dont il savait tout cela n'était ni tactile, ni auditive, ni visuelle... Il le savait, voilà tout. Et si, par exemple, il S'émouvait à l'idée que Césarine peignait la grande chevelure de Sabine, c'est parce que l'image visuelle se superposait à la sensation inconnue, à peu près comme elle se fut superposée à une lecture ou à une rêverie.

LA FORCE MYST…RIEUSE

En somme, conclut-il, une part de leur vie est liée directement à la mienne. Toutefois je ne lis pas dans Leur

pensée...

Il inscrivit quelques notes sur son carnet et reprit sa route. Ce fut pénible puis douloureux. De minute en minute, la difficulté s'aggravait.

quand Meyral, ayant dépassé l'îlot, fut en vue de l'aqueduc, la marche devint épuisante : c'était comme s'il avait trainé un chariot ; d grosses gouttes de sueur coulaient dans sa nuque. En même temps, une souffrance aiguÎ envahissait tout le corps ; les tempes semblaient pressées par des plaques de bois ; le coeur haletait ; des br˚lures lancinaient les pou-mons.

Il savait que ses peines se répercutaient là-bas3 moindres cependant, réparties diluées.

Jusqu'à l'aqueduc, il persévéra ; enfin la fatigue devenant intolérable et se sentant à bout de forces, il s'arrêta - Inutile de pousser plus loin l'expérience!

Le soulagement musculaire fut instantané : il n'y avait plus qu'une tension, agaçante mais supportable. La douleur aussi décrut; elle prit une sorte-d'allure statique: Plus d'élancements, mais un mal de tête continu, une sorte de névralgie intercostale et une sensation de br˚lure dans les membres.

Lorsqu'il retourna vers le village, ce fut presque du bien-être. Il marchait avec une facilité extraordinaire ; son poids avait diminué. A la hauteur de l'île, il prit un temps de galop et constata une vitesse supérieure à celle qu'il atteignait au temps o˘ il s'entraînait à la course. Parallèlement, la douleur s'effaçait. Dès qu'il eut dépassé le tournant, elle disparut.

112

LES TACHES VrVANTES

Il atteignit enfin l'endroit o˘ il s'était arrêté la première fois. Sa marche redevenait normale et, quand il reprit le galop, il n'obtint qu'une vitesse ordinaire.

Votre absence nous a été tout à fait désagréable s'exclama Langre, quand Georges pénétra dans le laboratoire.

Bien moins qu'à moi-même! riposta le jeune homme. Vous me manquiez tous à

la fois. je subissais une impression d'ensemble: chacun de vous ne supportait qu'une impression de détail. Et puis, je faisais un effort énorme, tandis que vous demeuriez relativement passifs.

Ils tombèrent dans une rêverie profonde, puis Gérard dit avec exaltation Je sais parfaitement par o˘ vous avez passé, et o˘

vous avez fait halte.

je sais tout ce que vous avez fait pendant mon absence!

Si je n'étais en proie au plus absurde optimisme, je serais saisi d'horreur. Car tout se passe comme si nous étions devenus une sorte d'être unique.

- Est-ce si effrayant ? chuchota Meyral.

- C'est affreux. Il suffirait que cela continu‚t pour que nous fissions partie de la même personnalité que notre jardinier... notre chien... notre

‚ne... et les oiseaux de la basse-cour...

- De la même personnalité, oui ! acquiesça Meyral. Il est certain que nous sommes liés les uns aux autres d'une manière étrangement organique. Est-ce qu'une énergie quelconque resserre peu à peu le lien l‚che qui rattache les êtres en temps ordinaire - et alors c'est un simple phénomène d'interaction... Ou bien, sont-ce des connexions vivantes qui se forment entre nous... ou encore sommes-nous pris dans...

113

LA FORCE MYST…RIEUSE

Il s'interrompit et regarda Langre. A travers son optimisme, ce fut le même lancinement qui l'avait saisi naguère, pendant que le médecin auscultait les enfants.

- Oui, acheva Langre, nous sommes pris dans un piège immense... Nous sommes saisis par une autre vie

La Crise carnivore

Les taches augmentèrent en nombre et se précisèrent, le lien qui unissait le groupe se resserra. Et le mal, si c'en était un, s'avérait universel : toute l'humanité, toute l'animalité étaient atteintes. Partout, les êtres formaient de petites agglomérations unies par une force insolite; chaque jour il était plus difficile aux individus de s'éloigner de leur noyau, audelà d'une certaine distance. Cette distance variait selon Pimportance de l'agglomération et des conditions locales. En France, elle atteignait un minimum sur la côte d'Azur, à Paris et dans la région lyonnaise: l'individu ressentait du malaise, dès qu'il s'éloignait des siens, à plus de trois ou quatre cents mètres. Au-delà commençait la souffrance, aggravée d'une fatigue croissante. Dans d'autres régions, la limite S'étendait jusqu'à

sept cents mètres ; dans quelques-unes, assez rares, jusqu'à huit et neuf cents. L'Allemagne, l'ouest des …tats-Unis, le sud de l'Angleterre, le nord de l'Italie se caractérisaient par l'étroitesse de <i l'aire de circulation

", selon l'expression du professeur Mac Carthy.

A mesure que le phénomène Progressait, les perturbations sociales et individuelles se multiplièrent. Les voyages individuels devinrent impossibles. Tout déplacernent de quelque importance exigeait le déplacement du groupe ou exposait aux catastrophes. Jusqu'aux calendes d'ao˚t, les séparations n'entraînaient que des 115

LA FORCE MYST…RIEUSE

souffrances ; ensuite, elles commencèrent à devenir mortelles. Des individus énergiques, entêtés ou imprudents périrent en grand nombre. " La zone mortelle " coinmençait à une distance de sept à vingt kilomètres, selon

les terroirs.

L,e groupe partageait en partie les maux de l'absent, mais aucun de ses membres ne périssait. Bien entendu, tout éparpillement du groupe était une source de malaise et de douleur, en proportion des distances : tant que l'ensemble évoluait dans " l'aire de circulation ", il se produisait des sensations plus ou moins vives, mais non pénibles.

Graduellement, la vie sociale se métamorphosait. Les unités d'un même groupe ne pouvaient plus travailler à grande distance les unes des autres ; le personnel des fabriques, des usines, des maisons de commerce, se trouva réduit, la production ralentie et souvent arrêtée ; par bonheur, l'abondance des récoltes et les coupes sombres de la catastrophe compensaient largement les déchets. Les excursions en automobile devinrent à peu près impraticables : il fallait que le chauffeur et chaque voyageur ainenassent avec eux les membres humains et animaux de leur agglomération.

On s'ingéniait à former des groupes de voitures, on imaginait des combinaisons aléatoires. Le chemin de fer offrait encore quelque ressource, mais on obtenait toujours plus difficilement des @< séries convergentes "

de mécaniciens, de chauffeurs, de contrôleurs, d'hommes d'équipe et de voyageurs. Tous les peuples civilisés devinrent végétariens, ou presque, la mort des animaux domestiques et de tels animaux sauvages compromettant la santé et la sécurité des groupes. On vit s'établir des relations touchantes, bizarres et saugrenues entre les créatures. Rien n'était plus singulier que les proces-116

LA CRISE CARNIVORE

sions de pauvres, de riches, de chiens, de chats, d'oiseaux, de chevaux, circulant par les villes, ou que les bandes de paysans escortés de leur bétail, suivis de corbeaux, de pies, de geais, de pinsons, de bouvreuils, de rougesgorges, de chardonnerets, d'hirondelles, de lièvres, de mulots, de hérissons, parfois de chevreuils ou de sangliers.

En somme, la circulation se faisait presque aussi restreinte qu'aux débuts de la catastrophe planétaire, et les difficultés qui se rencontraient sur la terre ferme, se retrouvaient sur l'océan. Toutefois, les contingences de la navigation avaient créé des liaisons originales. Sur tels navires, surtout les navires au long cours, l'association s'était faite entre les matelots mêmes, de sorte qu'ils étaient attachés à leur b‚timent comme les terriens à leurs demeures. D'autre part, l'excessive mobilité de leur vie avait permis à tels marins d'échapper aux liens qui enserraient le commun des hommes. Ces privilèges, que partageaient certains nomades continentaux, entretenaient plus d'activité relative dans le transport par eau que dans les autres modes de transport. Cependant, les navires qui s'immobilisaient dans les ports étaient dix fois plus nombreux que les autres.

En revanche, les autres moyens de communication, télégraphes ordinaires, télégraphes hertziens, téléphones, - demeuraient, sinon normaux, du moins suffisants. La pénurie du personnel était compensée par des besoins Plus restreints : négociants, banquiers, industriels envoyaient fatalement peu de messages.

Jusqu'à la fin d'ao˚t, le désordre fut tolérable. Seuls souffrirent ceux qui s'opini‚traient à franchir les aires de circulation, seuls mouraient ceux qui dépassaient les limites extrêmes assignées à leur groupe. Aux autres,

117

LA FORCE MYST…RIEUSE

Inexistence semblait plutôt douce et singulièrement intime. Des joies inconnues en balançaient les servitudes. L'égoÔsme était en partie remplacé

par un altruisme restreint mais réel : chacun participant directement à la vie du groupe, il y avait un échange agréable d'impressions et d'énergies, sinon de pensées.

Personne ne go˚tait mieux ces sensations neuves que Georges Meyral. Il passait des heures entières à s'observer lui-même, à chercher par l'introspection le sentiment de la vie d'autrui. Il connut d'étranges émotions aériennes qui venaient des oiseaux liés à la communauté, d'énigmatiques songeries o˘ passait quelque chose de l'‚me obscure du chien et de l'‚ne, de subtiles méditations o˘ il découvrait en lui des reflets de la pensée de Langre, de la candeur de Sabine, de la fraîche impétuosité des enfants...

Le charme de ces émotions, c'est qu'elles comportaient à la fois le sens de la vie collective et de la vie intime. Celle-ci n'était aucunement compromise. Au rebours, elle semblait plus intense. En sorte qu'il n'y avait aucune déperdition ; le gain était net.

Toutefois, les êtres sournois subissaient quelques épreuves : car, si la pensée demeurait au total indéchiffrable, les actes avaient leur retentissement dans tout le groupe et les sentiments énergiques ne pouvaient être celés. Cet inconvénient était compensé par une solidarité

croissante, solidarité qui reportait les haines, les colères, les jalousies au-dehors.

Il y avait aussi une certaine " proportionnalité " dans la communication.

Une perception exclusive à deux êtres demeurait assez obtuse pour les autres. L'amour de Meyral pour Sabine ne se dévoilait clairement qu'à la jeune femme; quoique Langre ne l'ignor‚t point et l'approu-118

LA CRISE CARNIVORE

v‚t, il n'en recevait aucune révélation très précise ni très continue. Mais Sabine le percevait avec une acuité troublante ; souvent, lorsqu'elle rêvait dans le jardin ou médi tait dans sa chambre, une rougeur montait à

ses tempes. C'était aux instants o˘ la tendresse de Georges avait ces sursauts qui sont les orages de l'‚me.

Sabine se défendait. De tant de douleurs et d'humiliations, elle gardait une terrible méfiance. L'amour avait peine à lui apparaître sous ses formes charmantes. Elle y Voyait Une puissance grossière, une servitude tragique, la cruauté intime de la nature. Sans reporter sur Meyral le souvenir odieux queue gardait de son mariage, elle séparait l'amour du bien et du mal individuels, elle y discernait, tout autrement que Phèdre, une force dévorante et vénéneuse.

La candeur même de ses sentiments, jointe à une richesse de pensée qu'elle tenait de Langre, l'entretenait dans son horreur. Moins craintive, elle e˚t rnieux entrevu les combinaisons variées de la passion...

Georges recevait le choc en retour de ces débats d'‚me. Il n'en saisissait pas le détail, mais ce qu'il en saiSissait le remplissait de crainte. Par ailleurs, il en tirait une manière de sécurité mélancolique: du moins n'avait-il à craindre aucun rival. Tant que durerait le pessimisme de Sabine, elle ne quitterait pas son père, et lui, Meyral, serait son meilleur ami. Il en était à ce stade o˘ l'on croit au bonheur négatif, au bonheur de présence, selon l'expresSion d'un prédicateur.

A la Ion e, quelque souffrance lui vint, qui grandit gu et troubla ses heures. Il détesta d'être redouté, alors qu>il se savait tendrement esclave ; une angoisse interrompait son rêve, lorsqu'il sentait passer toute vive l'appréhension de la jeune femme.

119

LA FORCE MYST…RIEUSE

Un soir, ils se promenaient par le jardin, aux lueurs cuivreuses du crépuscule. Gérard suivait une sente sous les tilleuls ; les enfants jouaient auprès de la fontaine ; Sabine et Meyral se trouvèrent seuls, dans un parterre de passeroses, de tournesols, d'iris et de glalieuls. Parce que son compagnon avait le coeur haletant de tendresse, elle était inquiète.

Les pulsations de cette inquiétude pénétraient en Meyral et lui donnaient, par intervalles, une petite fièvre.

Il finit par dire

- je vous en supplie... soyez heureuse 1 Ces heures sont peut-être les plus belles que go˚tera votre jeunesse. Et c'est vous qui devriez le plus en jouir. Vous êtes libre, Sabine.

Elle rougit un peu et répondit:

Le suis-je vraiment ?

se tourna vers elle et s'enchanta aux pupilles baignées de la lueur couchante, aux volutes étincelantes de la chevelure, au sourire craintif sur les lèvres écarlates.

- Vous l'êtes, affirma-t-il avec force. E faut me croire. Aucune contrainte ne vous viendra, sinon du dehors. Ne le sentez-vous pas, Sabine ?

- je sens votre loyauté et votre douceur, fit-elle à mi-voix. Personne n'est aussi véridique, personne ne m'inspire une plus s˚re confiance! Ce sont les circonstances et ma propre ‚me qui m'effraient.

Elle baissa sa tête charmante :

- je suis faible ! reprit-elle avec une sorte de plainte. Et j'ai été si malheureuse.

- jamais je ne vous parlerai de mon amour. Vous saurez qu'il existe et voilà tout. je ne romprai le silence que le jour o˘ vous me l'aurez tacitement permis.

Comment le saurez-vous ?

120

aide

LA CRISE CARNIVORE

je le saurai, Sabine. J'ai fini par vous connaître, à de certains égards, mieux que VOUs-même.

Elle lui tendit sa petite main tremblante, au moment o˘ Gérard revenait vers la maison : 1

Avez-vous lu les journaux ? demanda le savant.

Il tenait Excelsior, qu'il brandissait d'une main nerveuse

- Pas encore ! répondit Meyral.

- Eh bien! lisez.

Il lui montrait la manchette et un articuler en première page. On lisait:

…TRANGES NOUVELLES DE LA WESTPHALIE.

LA CRISE CARNIVORE.

" Des nouvelles singulières et alarmantes nous parviennent de la Westphalie, OU, comme nos lecteurs le savent, le groupisme est plus marqué

que dans tous les autres pays d'Europe.

@i Depuis plusieurs jours, une crise carnivore sévit sur la contrée, particulièrement à l'est de Dortmund. Les habitants sont en proie à une faim de viande qui devient d'heure en heure plus violente et se manifeste chez quelques-uns avec une fureur meurtrière. Les groupes se dérobent des bestiaux ou Pourchassent sauvagement le gibier, du reste presque anéanti.

Dans quelques districts, C'est une véritable guerre : les hommes s'entretuent; on estime que plusieurs centaines de personnes ont péri à la suite de combats fratricides. Les nouvelles sont confuses, car il est dangereux et presque impossible d'envoyer des groupes de reportage, mais il ne saurait y avoir aucun doute sur la gravité des événements.

121

LA FORCE MYST…RIEUSE

L'ère sinistre se rouvre, fit le vieil homme. Nous allons payer ces deux mois de quiétude. Ah! je savais, bien que l'aventure planétaire n'était pas finie !

Il piétinait comme un cheval ombrageux; le pessimisme rentrait dans son ‚me et contractait son visage :

- Ne remarquez-vous pas, poursuivit-il, que notre bonheur s'effrîte ? Sans doute, il y a une étrange volupté dans l'air que nous respirons et dans les effluves des plantes, mais cette volupté s'atténue de jour en jour.

C'était indéniable. Si, par la fatalité de sa nature et de l'‚ge, il s'en apercevait mieux que les autres, Sabine et Meyral en avaient toutefois l'impression fort nette.

- Le mal approche à tire-d'aile, continua-t-il. Le mal qui tient les habitants de la Westphalie se répandra sur l'Europe et sur toute la terre.

Une guerre monstrueuse est à craindre... et qui ne sauvera peut-être personne ! Prenons garde que le mal est particulièrement intense à Paris et dans la région lyonnaise ; nous sommes pris entre deux feux. Ne vaudrait-il pas mieux fuir vers le nord ou le midi ?

- Comment pourrions-nous prévoir l'avenir ? Ici, du moins, nous avons notre refuge ! fit Sabine.

- Tu as raison, reprit plaintivement le père. L'immense hasard nous enveloppe. La portée de nos actes échappe à tout calcul. Et, pourtant il faut songer à se défendre.

- qui sait si les événements de Westphalie auront une suite ! intervint Georges.

- Conunent peux-tu prononcer de telles paroles répliqua Langre avec fougue.

Avons-nous jamais vu, depuis l'origine de la catastrophe, un seul phénomène qui n'ait pas suivi son cours ?

122

LA CRISE CARNIVORE

Meyral ne répondit point. Il aurait voulu rassurer Sabine, mais pas plus que le vieil homme, il n'espérait que l'événement serait sans lendemain.

- Il faut songer à se défendre ! répéta Langre.

Et il se dirigea vers le laboratoire.

IV

Les Expériences

On y faisait, depuis une semaine, des expériences émouvantes. Les taches, après une période d'incubation, 1

se précisaient. Elles laissaient mieux apercevoir les détails de leur structure ; à la loupe, leurs zones se détachaient avec netteté. D'abord immobiles, elles s'étaient mises à

se déplacer, et leurs déplacements rendaient évidente leur constitution extraterrestre. En effet, lorsqu'elles quit-taient une région de la peau, celle-ci ne gardait aucune trace de leur séjour ni de leur passage et se décelait parfaitement saine : par suite, l'existence des taches ne cor-respondait à aucun phénomène connu.

Ce fait acquis, Langre et Meyral cherchèrent à déterminer si les taches étaient constituées par de la substance.

k

Les mesures les plus subtiles ne révélèrent aucune résistance. A l'endroit occupé par une tache, on pouvait piquer ou sectionner la peau, exactement comme si celle-ci était i

à l'état normal. Des expériences de Langre et de Georges sur eux-mêmes, ainsi que sur la servante tragique et le chien, furent décisives. Néanmoins, les taches avaient trois dimensions. Le microscope révéla qu'elles s'élevaient au-dessus de la peau, à une hauteur qui variait de huit à soixante-six microns. Des sections appropriées montrèrent qu'elles pénétraient dans l'épiderme, à une profondeur moyenne de douze microns. Elles n'étaient pas transparentes, mais translucides. Les rayons infé-124

LES EXP…RIENCES

rieurs du spectre leur donnaient des colorations bizarres, qui, tout d'abord, défièrent l'analyse. L'électricité leur faisait exécuter des mouvements dont le rythme parut désordonné ; les réactifs chimiques ne produisirent que des effets indirects ; elles semblaient échapper totalement à l'influence de la pesanteur et ne décelaient aucune masse'

D'autre part, elles conservaient rigoureusement leur configuration et leurs zones

Donc, concluait Langre, elles sont assimilables à des corps solides.

Des solides sans masse, sans résistance ?

Ils demeuraient méditatifs.

Faut-il y voir cependant une forme de la matière ? demandait le vieillard.

Oui, si la matière, à son tour, n'est qu'une forme de l'énergie... ou mieux des énergies.

- Alors, plus de substance ?

- quien sabe ? Les énergies, en somme, ne sont que des manifestations de différences. Des substances sont probables, mais elles n'auraient aucun rapport avec ce que nous nommons la matière.

- Et l'éther ?

- L'éther des savants n'est qu'un enfantillage. je crois à des éthers, en nombre indéfini, analogues entre eux mais non semblables.

Ne perdons pas pied ! protesta vivement Gérard. je pense qu'il faut considérer ces taches comme une forme matérielle de l'énergie.

Un matin, ils firent une découverte capitale. Afin de tenter des expériences de masse, ils avaient assemblé tout le groupe, humains et animaux, dans le laboratoire. Or, Langre, après plusieurs tentatives, remarqua la même

125

LA FORCE MYST…RIEUSE

réfraction insolite, quoique bien plus faible, qui avait été signalée au début de la catastrophe planétaire.

- je conclus à l'identité essentielle des taches et du phénomène qui a failli anéantir la vie ! déclaratif. Les taches sont donc bien nées de ce résidu que je soupçonnais depuis longtemps !

- Alors, faut-il admettre que ce résidu est la cause de l'extraordinaire ivresse qui a régné sur la terre ? C'est contradictoire.

- A moins d'imaginer un effet d'évolution...

- Ou une réaction des énergies terrestres et solaires longtemps neutralisées.

- Peut-être l'un et l'autre. En tout cas, grand ami, votre trouvaille est fondamentale.

Le lendemain, Meyral fit à son tour une découverte.

Depuis quelque temps il remarquait que les rayons orangés et rouges avaient p s action que es autres sur la coloration des taches. Il produisit une lumière rouge intense et la darda sur son bras nu. Les taches exécutèrent un mouvement oscillatoire rythmique et si régulier qu'on aurait pu s'en servir, grosso modo, pour mesurer le temps. Mais tandis qu'il observait ce phénomène, relativement prévu, il eut une vive surprise : d'une part, les taches se coloraient dans les intervalles des zones, d'autre part, des filaments de couleur grenat apparurent, qui reliaient les taches entre elles... Ce n'était rien encore : des filaments plus p‚les se décelaient dans l'atmosphère. Un certain nombre allaient de Meyral à Langre ; la plupart atteignaient les murailles, les fenêtres, la porte et même le plafonds

Dès les premières constatations, Georges avait appelé son ami. Le vieillard manifesta un trouble qui allait jusqu'au tremblement.

126

LES EXP…RIENCES

Nous entrons dans les gouffres ! s'exclamatif. Ces filaments, à n'en pas douter, relient toutes les taches, c'est-à-dire tout le groupe.

- Cela ne fait pas doute... Remarquez qu'ils ont des Variations de teintes, assurément produites par les mouvements divers de notre groupe.

Et qui sont vraisemblablement le résultat de variations de diamètre!

Ils se turent, accablés par un flot de suggestions et d'images. quoique la présence de ces #filaments " ne f˚t pas plus extraordinaire que ne l'e˚t été une communication à distance, elle leur peignait mieux l'énergie impérieuse qui liait les êtres. Des rêves sans nombre bouleversaient leur

‚me.

- Ces liens sont évidemment très extensibles, murmura Meyral, et c'est ce qui explique la liberté relative de nos mouvements.

- Comme la limite de leur extensibilité explique (4 l'aire de circulation

" ! fit Langre. Mais pourquoi celui qui dépasse l'aire meurt-il ?

- Mourrait-il s'il s'éloignait très lentement ?

- Il le semble puisqu'il n'a été fait aucune remarque à ce sujet. Les morts sont plus ou moins foudroyantes, Voilà tout !

Après une nouvelle pause, Langre grommela:

- Pourquoi l'effet révélateur est-il produit par les rayons rouges Est-il certain qu'il ne puisse être produit

par les autres >

- Essayons.

Ils produisirent successivement d'intenses foyers violets, bleus, verts, jaunes et orangés... Jusqu'au jaune, rien ne se décela. Le jaune détermina les mouvements rythmiques, mais ne montra aucun filament. L'orangé

127

î

LA FORCE MYSTERIEUSE

seul se comporta comme le rouge, mais avec moins de puissance : les filaments aériens étaient peu visibles.

- D'évidence, l'effet des rayons rouges l'emporte et de beaucoup - même sur l'orangé, conclut Meyral. Cela se rattache sans doute à ce que nous avons remarqué pendant la catastrophe : à mesure que les rayons supérieurs s'éteignaient, le rouge devenait plus intense.

Seconde démonstration que les taches sont de même nature que l'énergie qui a ravagé la terre. je suis s˚r maintenant que c'était un flux énergique.

- Vous ne croyez pas que ce flux tout entier était vivant ?

- Non.

- Vous croyez que les taches le sont

-J'en suis s˚r! Le phénomène dont nous sommes victimes est d'ordre organique. Chaque groupe, selon moi, est englobé dans un être.

En sorte que la vie terrestre est actuellement une double vie.

Une double vie, oui. C'est l'expression juste. Car le phénomène n'est pas uniquement parasitaire : il a accru notre puissance d'extension.

Comme ce serait passionnant, si l'avenir n'était pas équivoque.

E est pire qu'équivoque... D'effroyables périls nous menacent.

Après un nouveau silence, Meyral remarqua:

-Je pense que la visibilité des filaments signifie que 1

ceux-ci sont enveloppés d'une gaine lumineuse, car ils sont évidemment invisibles par eux-mêmes.

17

V

Le Paroxysme

Les communications devenaient de plus en plus lentes et difficiles. Les trains ne circulaient que sur les grandes lignes et ne servaient guère qu'à

transporter des vivres, des marchandises, des lettres, des imprimés ; le service des postes fonctionnait erratiquement : la correspondance et les journaux subissaient des retards considérables ou s'égaraient. L'ère de volupté était close. Après une période indifférente, les hommes commençaient à ressentir une lassitude qui les rendait peu propres au travail et prolongeait le temps du sommeil. Cet engourdissement ne cédait qu'aux districts o˘ se développait le carnivorisme.

Là régnait la fièvre, une excitation meurtrière, une ivresse démente qui croissait jusqu'au paroxysme. Le carnivorisme débutait par une période d'accablement. L'homme ou l'animal atteints grelottaient, demeuraient couc es, dans la position des "méningiteux", et poussaient des gémissements qu'il leur était impossible de réprimer.

La température descendait jusqu'à 36 degrés, quelquefois jusqu'à 35'5. Elle remontait brusquement et atteignait 38 degrés, souvent 3805. C'était la période d'exaltation et de délire. Chez les animaux, elle se caractérisait par des mouvements frénétiques ; chez les hommes, elle donnait surtout lieu à des manies, à des phobies, à la folie des grandeurs ou à la folie des persécutions. Bientôt,

129

_Z

LA FORCE MYST…RIEUSE

la 4( faim spécifique", manifestée dès le début des crises, devenait insupportable.

Dans les terroirs o˘ l'on avait des réserves de viande, le carnivorisme n'existait guère: un repas copieux coupait les crises. Malheureusement, si les provisions végétales étaient surabondantes, les autres s'épuisaient. On n'avait plus de conserves ; le gibier demeurait à peu près introuvable, soit qu'on l'e˚t anéanti, soit qu'il se f˚t réfugié dans des lieux inaccessibles aux groupes car la chasse individuelle était devenue impossible. quant aux animaux domestiques, à part tels troupeaux sacrifiés depuis longtemps, ils appartenaient tous à quelque groupe; leur mort entraînait d'affreuses souffrances. Au reste, personne n'e˚t touché à un animal de sa communauté : les crises carnivores, loin de détruire les liens solidaires, semblaient les rendre plus invincibles. On ne convoitait que la chair des autres groupes.

Un jeudi, les habitants de la villa des Asphodèles attendaient le journal avec impatience. Ils terminaient leur frugal déjeuner de petits pois, de pommes de terre frites, de raisins et de poires ; la femme de chambre coinmençait à servir le café.

Le journal n'est toujours pas arrivé ? demanda Langre.

Monsieur le saurait bien ! répondit la domestique. Le groupe du facteur fait assez de bruit

C'était juste : le facteur circulait en nombreuse coinpagnie. Son cortège, comportant beaucoup de jeunes garçons et de jeunes chiens, s'annonçait par des cris, des rires, des aboiements. Depuis une quinzaine, il n'apportait que de mauvaises nouvelles. Le mal westphalien avait gagné toute la Prusse, la Hongrie, la Pologne, le sud-130

LEPAROXYSME

ouest de la Russie ; il se répandait aux …tats-Unis, sur le littoral du Pacifique; les signes avant-coureurs se manifestaient sur toute la planète.

A Paris, on constatait l'envahissement de Montmartre, de Belleville et des Ternes ; dans le Lyonnais, plusieurs villages semblaient atteints; le littoral méditerranéen donnait de vives inquiétudes.

En Westphalie, la guerre carnivore avait décimé la population; en Prusse, la lutte s'exaspérait d'heure en heure elle débutait en Russie, en Pologne et en Hongrie elle devenait formidable à Chicago. Jusqu'à ce jour, aucun "

homicide carnivore" ne s'était produit en France.

Les habitants de la villa demeuraient indemnes. S'ils aspiraient à un repas de viande, il ne semblait pas que ce f˚t d'une manière insolite : ils souffraient simplement, et guère, à la façon des gens contraints de renoncer à une vieille habitude. En dehors des sensations solidaires, le plus souvent agréables, ils jouissaient d'une santé et d'une mentalité

normales. Mais ils redoutaient l'approche d'événements terrifiques.

Sabine avait servi le café. Langre et Meyral, un peu fébriles, le buvaient en silence. Soudain, une rumeur se fit entendre vers le haut du village

- Le facteur

La rumeur se rapprocha : on distinguait des cris d'enfants, des abois de chiens, parfois le bêlement d'une chèvre, des croassements de corbeaux : le facteur habitait une tour ruineuse o˘ ces bêtes noires avaient élu domicile.

Cinq minutes plus tard, Catherine rapportait le Ra£ographe et le Journal.

Le Radiographe n'avait plus que deux pages et le Journal quatre. Langre déplia fiévreusement ce dernier. Les nouvelles étaient funestes. Le carnivorisme

131

LA FORCE MYST…RIEUSE

continuait à s'étendre, les bagarres et les homicides se multipliaient.

Dans quelques districts, des groupes fai saient alliance contre d'autres groupes, ce qui donnait au massacre des allures de bataille.

- …coutez ! fit brusquement Langre.

Il lut

"On annonce des crises de carnivorisme dans plusieurs garnisons de la Pologne russe et de la Courlande. Jusqu'à présent, c'est la première fois que le mal sévit parmi des troupes européennes : la raison de cette immunité est que, presque partout, les soldats, dont le nombre a été

considérablement réduit par la catastrophe planétaire, ont à leur disposition des conserves de viande. En Allemagne, en France, en Angleterre, et dans les autres pays de l'Europe centrale ou occidentale, ces conserves sont en si grande quantité que les gouvernements pourraient en céder une partie au public. Il est vrai que les m¸itaires s'y opposent avec énergie et que les chefs comme les intendances font cause commune avec les hommes. "

Il est heureux que ces vivres soient accaparés par l'armée, remarqua Gérard. Distribués au public, ils retarderaient à peine les crises, tandis que, si les sold ats en manquaient, la guerre carnivore deviendrait beaucoup plus terrible.

Meyral, qui tenait le Radiographe, poussa une exclamation:

- Le carnivorisme s'aggrave à Paris et dans le Lyonnais !

Il tendit son journal à Langre, qui lut, en Dernière Heure :

"On signale une tuerie, due au carnivorisme, à la Butte aux Cailles et au boulevard Rochechouart. Plus de cent personnes auraient péri les détails manquent;

132

t

LEPAROXYSME

la circulation est difficile et les groupes de reportage ne sont pas s˚rs.

D'autre part, plusieurs villages des environs de Roanne sont à feu et à

sang. Le Conseil des ministres siège en permanence, mais la présence des groupes afférents à chaque membre du Cabinet rend les délibérations confuses. La préfecture de police est à peu près impuissante pour des raisons analogues ; la garnison de Paris refuse de marcher contre les

"malades ".

Pourquoi la garnison refuse-t-elle de marcher ? demanda Sabine.

On ne le dit pas, fit Gérard, mais je m'en doute; la situation des soldats est privilégiée... Ils craignent de la compromettre.

- Les officiers ?

- Tu as bien vu que les officiers ont été d'accord avec leurs hommes, lorsqu'on a fait mine de toucher aux conserves. C'est d'autant plus normal que les officiers sont fatalement rattachés aux groupes des soldats. En inte rvenant dans les désordres, qui vont s'aggraver de jour en jour, l'année peut craindre de n'être pas prête pour sa propre défense, lorsque la guerre carnivore aura atteint son paroxysme. Croyez bien que les officiers le prévoient mieux encore que les soldats.

Sabine regarda ses petits avec épouvante - qu'allons-nous devenir ?

soupira-t-elle. - Il est temps de songer à notre défense ! grogna nerveusement Langre.

Il y songeait depuis le début du carnivorisme ; Meyral y songeait autant que lui.

- Nous sommes pris entre deux feux, repartit le vieil homme. Si le mal se développe à Paris, la ville se précipitera sur les campagnes : nous devons nous attendre à voir survenir des hordes carnivores. Le Lyonnais ne nous 133

LA FORCE MYST…RIEUSE

menace pas moins. qui peut répondre d'ailleurs que le péril ne viendra pas du terroir même!

- En tout cas, intervint Georges, notre zone est singulièrement paisible.

quoique ses provisions de chair soient épuisées, on ne voit pas que personne ait encore souffert de l'alimentation végétale.

- J'en souffre, moi ! déclara Langre.

- Non dans votre santé, ni dans votre humeur.

- Je l'accorde. Jusqu'à présent, cela ne dépasse guère l'agacement que cause la privation d'une habitude. Toutefois, loin de s'atténuer, cet agacement semble s'accentuer. Nous contracterons tôt ou tard le mal - et c'est là aussi o˘ il faudrait pouvoir se défendre.

- Comment? demanda fiévreusement Sabine, qui avait attiré ses enfants auprès d'elle. Puisqu'il n'y a plus de viande!

- La viande n'est peut-être pas indispensable ! murmura Meyral.

Tous tournèrent vers lui des visages étonnés

- J'ai une idée ! dit-il. Permettez-moi de la garder secrète pendant quelques jours.

IL

VI

Dans la forêt

Le surlendemain, Gérard se sentit accablé. Il avait passé une nuit traversée de rêves fauves et de réveils frémissants. Au réveil, il se plaignit d'un froid intense : il grelottait. En même temps, il était tourmenté par un désir ardent de manger de la viande. D'heure en heure, ce désir devenait plus insupportable.

«a y est 1 déclaratif avec révolte. je suis atteint de carnivorisme.

Vers midi. Césarine fut à son tour prise de faiblesse et de grelottements.

Après le déjeuner, ce fut le tour de la petite Marthe : elle gémissait, elle se réfugiait auprès de Sabine ou de Meyral. Son mal s'aggrava plus rapidement que celui des deux adultes. Elle avait les yeax révulsés, des épouvantes soudaines ; le grelottement s'exagérait jusqu'à la convulsion.

Il était deux heures et demie, lorsque Meyral commanda au jardinier d'atteler l'‚ne :

-

Pourquoi ? demanda Langre.

-

Nous allons dans la forêt, répondit le jeune homme.

-

Tu dois avoir une idée insista le vieillard.

-

je ne sais pas... j'hésite Nous verrons là-bas.

Sa physionomie exprimait l'incertitude et une sorte d'appréhension. Langre haussa les épaules et se résigna à attendre les événements.

135

LA FORCE MYST…RIEUSE

Georges donnait des instructions à Catherine, lorsque le jardinier vint annoncer que l'équipage était prêt. Cet équipage se composait de l'‚ne et d'une charrette légère, quoique assez spacieuse, qui servait à divers usages, mais particulièrement à transporter des provisions. On y installa des sièges pour Langre, Césarine et la petite Marthe.

En tout autre temps, la caravane e˚t paru étrange et à quelques égards saugrenue. Outre la famille, les servantes, le jardinier et son petit garçon, la charrette était accompagnée par les poules et le coq, par le chien de garde, par trois chats, des lapins, une truie et six gorets, une bande de pigeons, des moineaux, des bouvreuils, des sansonnets, des mésanges, des fauvettes, deux pies, un gros crapaud, une douzaine de grenouilles, deux loirs, un hérisson, quelques souris - mais pas d'insectes ni de crustacés, les animaux non vertébrés ayant échappé à l'emprise mystérieuse ou la subissant d'une manière différente.

Le passage à travers Roche-sur-Yonne ne suscita aucune curiosité. Chaque jour, on voyait des groupes aussi hétéroclites, et ce n'était pas la première sortie des habitants de la villa.

La horde, car c'était positivement une horde, traversa les champs déserts et atteignit la lisière de la forêt. La forêt aussi était abandonnée. Ses rares habitants humains, j'entends ceux qui y résidaient à demeure, l'avaient fuie pendant la catastrophe planétaire ou étaient morts. Les immenses richesses <@ libérées @> par le désastre avaient ensuite retenu les fugitifs dans les villes ou dans le village : la forêt n'offrait que sa fortune éternelle, la fortune des temps primitifs que l'homme n'hésite point à abandonner pour les biens sociaux. Les animaux mêmes étaient rares on les avait rudement pourchassés pour remplacer 136

J

DANS LA FORET

le bétail englobé par les groupes ; dans le rel‚chement universel, aucune autorité n'était intervenue. Au reste, les gardes-chasse ayant tous émigré, il ne se serait trouvé personne pour donner à la loi une sanction positive.

- C'est la forêt vierge! fit rêveusement Sabine.

- Sans hôtes! grommela Langre.

De-ci de-là, pourtant, quelque bande d'oiseaux sauvages s'évadait parmi les ramures. C'était généralement un mélange disparate de sansonnets, de rouges-gorges, de verdiers, de ramiers, de geais, de pies, de merles, de faisans, de bouvreuils. On ne les apercevait que de loin: leurs vigilances, si diverses, étaient coalisées. Seuls, des corbeaux et des étourneaux se montraient en hordes homogènes : encore étaient-ils le plus souvent accompagnés d'oiseaux d'autre espèce. Il semblait que ces coalitions eussent donné aux oiseaux des facultés nouvelles. Leur fuite devant la bête humaine avait une allure plus concertée, plus sagace, on pourrait dire plus intellectuelle.

- Ils ne sont pas commodes à atteindre ! remarqua Meyral.

- D'autant plus que nous ne pourrions les traquer sans déceler tout de suite notre présence : nous sommes trop !

Le roulement de la charrette s'assourdissait sur la route envahie par les herbes sauvages. La végétation était prodigieuse. Personne n'avait rien vu de comparable à cette immense poussée de feuillages, à ces fougères aux allures arborescentes, ces fourrés ténébreux, ces millions de plantes qui, après avoir répandu leurs semences, se remettaient à fleurir.

Malgré l'angoisse de l'heure, Sabine et Georges subissaient la magie du spectacle.

137

Cour

LA FORCE MYST…RIEUSE

C'est la sève magnifique des temps primitifs ! chuchota le jeune homme.

Souvent, la truie et le chien disparaissaient pendant quelques minutes dans un fourré ; Meyral les épiait avec persistance.

Une clairière se montra, o˘ les herbes se livraient des batailles frénétiques. Elle s'élargit ; on vit surgir une maison qu'envahissaient les plantes sauvages, et derrière, des baraquements étranges, des terrains couverts ; parfois, de véritables cavernes.

- O˘ sommes-nous ? demanda Langre, qui grelottait plus fort et dont la face était livide.

Dans la champignonnière des Vernouze, répondit Georges.

Tous la connaissaient. Elle avait été créée, cinq ans auparavant, par Mathieu Vernouze et ses deux fils, qui rêvaient une exploitation grandiose et originale des champignons. La plus grande partie de leur fortune s'y était engloutie, mais le succès commençait à les récompenser, lorsque éclata la catastrophe planétaire. Tous trois y périrent avec la plupart de leurs aides. Depuis, l'immense champignonnière vivait de sa vie propre dans la forêt déserte. Après le cataclysme, elle n'avait tenté personne elle appartenait à des héritiers lointains, qui ne se h‚taient pas de la revendiquer. Pendant toute la Période Exaltée, elle n'éveilla aucune convoitise. Des biens plus commodes fascinaient les hommes. Lorsque le groupisme modifia Inexistence et les relations sociales, elle parut plus négligeable que jamais ; elle se confondit avec tant d'autres terres abandonnées par l'humanité inquiète, décrue et entravée dans toutes ses démarches. Enfin, à l'heure o˘ le nouveau cataclysme menaçait les nations, elle ne pouvait intéresser quiconque.

138

DANS LA FORET

Pourquoi nous avez-vous amenés ici ? demanda Langre d'une voix épuisée.

Et tout bas

- Si je pouvais manger une côtelette, il me semble que je serais sauvé.

La fillette aussi passait par un paroxysme : elle tremblait de tous ses membres...

- Nous nous arrêterons ici ! fit Meyral.

Puis, s'adressant à Gérard:

- Excusez-moi, grand ami. Il faut que je vous laisse pendant quelques minutes.

Il se munit d'une corbeille et s'enfonça dans les méandres de la champignonnière. Comme toute la forêt, elle montrait une fécondité

excessive. Dans les pénombres caverneuses ou arborescentes, le peuple des champignons poussait formidablement. On apercevait partout des chapeaux monstrueux, des cercles de sorcières, des chairs roses, écarlates, cuivreuses, rousses, bleu‚tres, argentées. …quivoques, pareils à des bêtes visqueuses, à des viandes sanguinolentes, ou éclatants comme des floraisons et comme des coquillages, les champignons semblaient doués d'une vie intarissable. Cent espèces étaient présentes ; par cet étonnant début d'auton-me, les variétés printanières avaient repoussé, d'autres devançaient l'heure. Georges, qui s'y connaissait, discerna des oronges, des cèpes, des morilles blanches et noires, des lactaires, des russules, des coprins chevelus, des chanterelles, des champignons de couche, des mousserons, des amanites rouge‚tres, des columelles, des psalliotes champêtres, des psalliotes des jachères, de quoi approvisionner une petite ville pendant plusieurs mois.

Le jeune homme choisit des morilles, des cèpes et des champignons de couche qu'il empila méthodiquement

139

LA FORCE MYST…RIEUSE

dans la corbeille. quand sa récolte fut complète, il demeura rêveur. Des sensations primitives, étrangement séduisantes, le remplissaient de songes.

Il entrevit, sur toute la planète, tant de forêts, de plaines et de collines redevenues libres, tant d'autres qui le deviendraient à leur tour...

Si nous survivons, murmura-t-il, nous reverrons le monde des ancêtres!

Les liens qui le rattachaient à son groupe devenaient impérieux: il prit le chemin du retour. L'état de Lan gre, de la fillette et de Césarine avait empiré ; ils étaient plongés dans une sorte de torpeur frémissante. En outre, le jardinier commençait à grelotter et Sabine était p‚le.

Sur un signe de Georges, la servante tragique avait tiré de la charrette un petit fourneau à pétrole, une casserole, et un paquet qui contenait du beurre, du sel et du poivre.

Dix minutes plus tard, le beurre chantait dans la casserole.

qu'est-ce qu'on cuit ? demanda Langre d'une voix sourde.

Des cèpes ! répondit Catherine.

Il haussa ses épaules tremblotantes et retomba dans sa torpeur. Le temps passa ; la cuisinière surveillait la cuisson du plat ; Sabine et Meyral gardaient un silence pensif ; la petite fille se plaignait par intervalle et la sylve bruissait comme une robe immense

C'est prêt ! fit enfin la servante.

Les cèpes répandaient une odeur appétissante. Georges posa doucement la main sur l'épaule de son vieux maître

Voulez-vous manger des cèpes ? fit-il.

140

4ZL

DANS LA FORET

- Pourquoi ? demanda l'autre, en regardant le jeune homme avec surprise.

- J'espère qu'ils vous soulageront.

Langre secoua la tête avec amertume

- Soit! grommela-t-il. Autant des cèpes qu'autre chose !

Sauf pendant la période du coma, le carnivorisme surexcitait l'énergie digestive.

On servit à Langre une large assiettée de cèpes qu'il absorba de bon appétit ; la petite fille et Césarine en

1

mangeront

également : tous trois avalaient et m‚chaient la nourriture sans sortir de leur demi-sommeil. quand leurs assiettes furent vides, il parut d'abord que la torpeur augmentait. L'enfant surtout semblait prête à sombrer dans le coma et Meyral, saisi d'inquiétude, n'osait pas tourner son visage vers Sabine...

Soudain, Langre murmura:

J'en voudrais encore.

Immédiatement, Catherine remplit son assiette. Cette fois5 il mangea presque goul˚ment, redressé et les yeux larges ouverts.

- On dirait positivement que ça me fait du bien! marmonna-t-il.

Dans le même moment, la petite, levant à moitié la tête, disait

- J'ai faim !... Des cèpes

- Et moi aussi, j'ai faim! murmura Césarine.

Sabine se h‚ta de déférer à leur désir.

- C'est singulier, dit le vieillard... D'abord, les cèpes ne me plaisaient pas... J'aurais préféré du pain, des oeufs, et maintenant, c'est presque comme si je mangeais de la viande.

141

LA FORCE

MYST…RIEUSE

Il acheva sa deuxième portion d'un air avide et étonné. - Si je m'écoutais, déclara-t-il, j'en prendrais encore. - Peut-être vaut-il mieux attendre, intervint Sabine. - Je crois, dit Georges, qu'on peut risquer encore une demi-portion.

- C'est délicieux ! déclara cette fois Gérard.

Son grelottement devenait insensible; un lent bienêtre envahissait son coeur et sa cervelle ; ses yeux naguère éteints, reprenaient leur vivacité

agressive. Césarine et Marthe se ranimaient aussi, plus rapidement encore que Langre. La joie rentrait dans le petit corps plein de forces créatrices ; Marthe riait aux ramures, aux fleurs et aux futaies profondes.

Il est paradoxal que les champignons possèdent cette vertu remarqua Langre.

En quoi peuvent-ils rernplacer la viande, alors que le lait, le fromage et les oeufs ne le peuvent point ? Un champignon, après tout, n'est qu'une éponge pleine d'eau, avec si peu de substance nourrissante !... C'est à peu près l'équivalent du navet ou de la rave!

Croyez-vous, demanda Georges, que le camivorisme soit provoqué par insuffisance de nutrition, au terme banal ? N'est-ce pas plutôt par le manque de quelque substance propre à la chair et qui s'y trouve en quantité

minime... peut-être même par le manque d'une certaine forme d'énergie que les autres puisent dans notre

W_

organisme ? Si cette substance ou cette énergie existent dans les champignons, en quantité appréciable, peu importe que ceux-ci soient des éponges.

- Pourquoi dans les champignons ?

- Mystère, hélas ! comme tout ce qui nous enveloppe depuis l'origine du cataclysme. Remarquons toutefois que le champignon est une plante parasitaire. Elle

142

M

DANS LA FORET

vit à peu près comme la bête, non aux dépens du minéral, mais aux dépens de la vie. Dès lors, on entrevoit plus d'une analogie entre la chair du champignon, et celle des animaux. Une même substance, une même forme d'énergie peuvent être communes à l'une et à l'autre !

- Soit ! fit Langre, encore trop las pour pousser vivement la discussion.

Je me demande aussi pourquoi tu as pensé aux champignons.

- Je n'y ai pas pensé spontanément. C'est l'avidité récente du chien pour les rares champignons de nos jardins qui a d'abord attiré mon attention.

J'ai observé ensuite la même avidité chez les poules, les pigeons et naturellement la truie. Cela m'a donné à réfléchir.

- Je comprends ! répondit Langre. Je comprends même que tu aies hésité à

nous faire part de tes espérances...

Il tournait de toutes parts son regard agile. quand il vit la petite Marthe qui lui souriait, il eut une crise d'attendrissement, il mit un grand baiser sur la joue argentine. Puis, s'avisant que le jardinier grelottait Voilà, grommela-t-il, une occasion pour confirmer l'expérience : y a-t-il encore des cèpes ?

Catherine plongea la grande cuillère dans la casserole et répondit

- Y en a bien encore trois ou quatre assiettées.

- En ce cas, servez-en à Guillaume.

Guillaume ne demandait pas mieux - non qu'il appréci‚t particulièrement les champignons, mais ce qu'il venait de voir lui donnait envie d'en manger. Il absorba la portion sans enthousiasme et, comme Langre et la petite, ne ressentit d'abord aucun effet. Mais après quelques minutes il redemanda des cèpes, et cette fois les dévora.

143

LA FORCE MYST…RIEUSE

Son grelottement, moins intense que ne l'était naguère celui du vieillard, avait déjà disparu:

«a fait du bien o˘ que ça passe ! dit-il avec un gros rire naÔf.

C'est évidemment un remède spécifique du camivorisme! dit Langre. Ce qui m'ébahit, c'est qu'on ne s'en soit pas avisé.

- Personne ne s'en est-il réellement avisé ? demanda rêveusement Sabine.

A coup s˚r, l'observation a d˚ être faite rarement, et ceux qui l'ont faite n'ont pas jugé à propos de la répandre ! Ils ont préféré s'approvisionner de champignons.

On ne saurait les bl‚mer, dit Meyral... Il n'y aurait aucun intérêt général à partager ces cryptogames : chacun en aurait une part trop petite. De plus, la solidarité des groupes domine fatalement, nous le voyons bien, la solidarité générale

- Et nous, que ferons-nous ? demanda Sabine.

- Nous, c'est autre chose... Cette champignonnière ne se peut comparer, je pense, à aucune réserve artificielle ou naturelle : elle suffirait aux besoins d'un gros bourg. La chance nous permet d'être altruistes et, dans l'espèce, notre intérêt nous le commande. Gr‚ce à cette mine, nous pouvons former une coalition avec les habitants de Roche-sur-Yonne, nous pouvons nous organiser pour la guerre carnivore.

Gare ! s'écria Langre. Il faudra user d'astuce et de prudence. La convoitise humaine est pleine de pièges et sa stupidité insondable!

Nous agirons avec ruse, acquiesça Meyral.

Il était inutile de recommander le secret au jardinier, aux servantes, ni même au petit garçon leurs sentiments

144

M7,

DANS LA FORET

reflétaient ceux du groupe. On convint d'emporter dans la charrette une forte cargaison de cryptogames qu'on transformerait en conserves : ceci pour parer à l'imprévu, car pendant tout l'automne - qui est proprement la saison des champignons - ceux-ci pousseraient en abondance.

- En surabondance! disait Langre. Ce n'est pas ce qui m'inquiète.

Seulement, à Roche-sur-Yonne, nous sommes trop éloignés de la champignonnière, et par ailleurs le champignon demande à être mangé frais.

Il n'est pas pratique, il est même à peu près impossible que nous fassions continuellement le voyage. On finirait par nous remarquer.

- Nous pouvons faire quèque chose de ben simple, intervint le jardinier.

- Et quoi donc ? Nous établir ici...

- Les b‚timents ne manquent pas ! reprit l'autre avec un petit rire... Mais ça ne serait pas malin.

Le jardinier avait un bon visage de boeuf et des yeux dormassants, mais la bouche aux lèvres recoquillées indiquaient quelque cautèle.

Y a le pavillon des Veneurs, poursuivit-il. Monsieur sait qu'il est ben installé, dans une clairière avec un grand jardin autour. Y a sept chambres, plus une chaumière, une écurie et encore des caves conséquentes... De quoi nous loger tous, ben s˚r, et quéques autres !

- Mais il n'est pas à nous, père Castelin

Un sourire de coin, sardonique et bon enfant, plissa la joue droite de l'homme.

- S˚r! Mais personne s'en occupe... le plopliétaire est au diable, avec un groupe qui le tient, vous pensez Seulement, comme vous avez des escrupules, y a moyen voir. C'est à louer. Y a c'te couenne d'intendant qui nous 145

LA FORCE MYST…RIEUSE

donnera la permission d'y passer quèques mois, pour un morciau de pain.

Allez! je l'arrange, que je vous dis. - O˘ est-il l'intendant ?

- Là-bas, à Maufre, avec son groupe. Y n'démarre plus !

- Est-ce qu'il ne se méfiera point ?

- Hé là! m'sieu. Y vous connaît un brin. J'y expliquerai que c'est une de vos lubies de savant. M'sieu ne sait peut-êt' pas...

- que ces gens me prennent pour un toqué ?

-justement! reprit jovialement le jardinier, car, s'il ne lisait pas dans la pensée de son maître, il participait, comme tous les autres membres du groupe, à ses sensations, et il perçut que Gérard s'égayait. Ben! pour l'heure, c'est bon. je l'y dirai que m'sieu veut faire des expériences.

Parie qu'y n'aura pas seulement un soupçon ni les autres.

- Voilà ce que c'est d'avoir une bonne réputation! fit Langre en riant.

Catherine préparait un nouveau plat cette fois, elle cuisait des morilles.

VII

L'Attaque des carnivores

Le père Castelin ne s'était pas vanté. Il loua le pavillon des Veneurs pour un prix minime, et le groupe LangreMeyral s'y installa avec diligence. On emporta, outre des meubles, tous les instruments et tous les produits du laboratoire. Cette installation en forêt offrait un double avantage: elle mettait le groupe à portée de la champignonnière et lui assurait une sécurité partielle contre les invasions des carnivores. Il n'était guère probable que ces groupes perdissent leur temps à fouiller les solitudes sylvestres : la proie se trouvait dans les villages.

Pendant quelques jours, les servantes, Sabine et les hommes mêmes fabriquèrent fiévreusement des conserves de champignons. Ceux qu'on destinait à la famille étaient préparés tels quels, mais Langre, méfiant, avait fait ajouter des légumes à ceux qui devaient servir aux gens du village.

- Il faut qu'ils croient à une " recette *, prétendait-il. Sinon, ils viendront piller nos réserves... et je redoute aussi des indiscrétions qui nous exposeraient à d'autres dangers.

je ne crois guère aux indiscrétions, répliquait Sabine. La solidarité des groupes est trop forte.

Et chaque groupe contient des êtres discrets par nature qui dominent les autres, ajouta Meyral.

147

LA FORCE MYST…RIEUSE

Au village, le camivorisme décelait de toutes parts ses symptômes. Après avoir accumulé des provisions à la villa, Langre et Meyral résolurent de secourir les malades. Ils se présentèrent d'abord dans la maison du facteur, o˘ le mal devenait périlleux. Le facteur, après une période de coma, montrait une exaltation de mauvais augure. Il reçut ses visiteurs d'un air sournois et il fallut l'intervention de Sabine pour le décider à

prendre le (4 médicament". Les effets furent à la fois plus rapides et plus lents que dans la forêt. Plus rapides, parce que, après les premières bouchées, le facteur ressentit une sorte d'ivresse et raffola des champignons ; plus lents, parce qu'il fallut des doses considérables pour faire disparaître l'irritation. Après qu'il eut dévoré plusieurs pots de conserves, l'homme fut saisi d'un enthousiasme qui se répandait en clameurs joyeuses. Appliqué aux autres membres du groupe, le remède se révéla infaillible. On traita successivement tous les habitants du village - sans un seul insucces. Alors, il y eut un débordement de confiance : les (i sorciers", comme on appelait familièrement Langre et Meyral, acquirent une influence qui, dans le formidable mystère de l'heure, prit une allure religieuse. Cette influence s'étendit aux hameaux de Vanesse, de Collimarre et de Rougues, qui étaient comme les forts avancés du village. Elle ne se répandit pas au-delà. Ainsi que l'avait prévu Sabine, les groupes gardaient le secret.

Au reste, les communications étaient de plus en plus rares et pénibles. Les postes, le télégraphe, le téléphone, ne fonctionnaient plus du tout. Des bruits lugubres se répandaient obscurément de bourgade en bourgade. On parlait d'invasions farouches on attendait des événements formidables.

148

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

Docile aux conseils de Langre et de Meyral, le village se fortifiait : on creusait des fossés, on élevait des manières de barricades, on astiquait les fusils, les fourches, les haches, les couteaux. Dans la forêt, le jardinier, aidé par un groupe de Roche-sur-Yonne, avait barré les issues, étudié à fond les méandres de la champignonnière et des grottes. Langre et Meyral préparaient des explosifs et, après avoir fait creuser des excavations, posaient es pièges mystérieux.

Un mois s'écoula ; les craintes s'affaiblirent, les gens jouissaient d'une santé plus stable qu'à l'ordinaire.

Une nuit, Sabine, Langre et Meyral furent tirés de leur sommeil par des détonations que la direction de la brise rendait plus persistantes.

- On dirait, fit Meyral, penché à une fenêtre, que cela vient de Rougues.

Rougues était le hameau le plus éloigné du village et jouxtait la forêt, à

trois kilomètres du pavillon des Veneurs.

La nuit était trouble. D'immenses nuées sillaient audessus des ramures, une lune tragique transparaissait dans un chaos ; l'ombre, tantôt cendrée et tantôt argentine, faisait palpiter étrangement le pays des arbres, dont l'‚me émouvante semblait fuir à travers l'étendue.

A chaque minute, l'émotion des veilleurs s'accroissait elle se communiquait au groupe ; le jardinier surgissait sur le seuil de granit ; le chien hurla frénétiquement ; la chèvre bêla et l'‚ne fit entendre son grand sanglot rauque, tandis que les oiseaux bruissaient dans les pénombres... -

L'horreur approche ! chuchota Sabine...

- que faire ? demanda Meyral.

149

LA FORCE MYST…RIEUSE

Aucun doute possible: le hameau de Rougues était attaqué par les carnivores. L'intensité de la fusillade révélait la multitude des assaillants.

- On ne peut pas les laisser massacrer ainsi ! reprit le jeune homme. Il faut tenter quelque chose.

Langre regarda Sabine.

- Oui, il le faut! dit-elle.

Toute la maison était éveillée, même les petits enfants. - Ce sera inutile, remarqua Gérard. Il est certainement trop tard.

Comme pour confirmer ces aroles, la fusillade, après p quelques sursauts, venait de s'éteindre. La forêt retomba dans son rêve.

-

Le drame est terminé ! murmura Langre.

-

Mais comment

-

Par la défaite du hameau.

- Est-ce s˚r ? Et même en ce cas, devons-nous rester inactifs ? demanda Meyral. Notre propre sécurité exige une reconnaissance.

je n'y verrais rien à redire, reprit Gérard. Seulement, une reconnaissance, c'est l'abandon complet du pavillon. Aucun de nous ne saurait franchir solitairement trois kilomètres, ni même deux.

Essayons. J'irai en éclaireur. Le jardinier et son chien formeront un relais qui facilitera mes mouvements. Certes, je ne pourrai atteindre Rougues et je ne le tenterai point : ce serait risquer le sort de tout le groupe ! Mais j'imagine que quelques-uns de ces malheureux ont pu fuir, et leur première idée doit avoir été de nous rejoindre.

Deux minutes plus tard, Meyral se dirigeait vers le hameau, avec le jardinier et son molosse. La marche fut relativement facile d'abord ; elle devint difficile à cinq cents mètres du pavillon, douloureuse ensuite. Le jardi-L'ATTAqUE DES CARNIVORES

nier s'arrêta au kilomètre, baigné de sueur ; Meyral continua sa route avec des palpitations et des étouffements mille liens le tiraient en arrière, avec tant de force qu'il ne franchissait pas plus de deux mètres par minute. A quinze cents mètres, il s'arrêta, épuisé : la tête bourdonnait, déchirée par la migraine ; il ressentait par tout le corps des douleurs lancinantes.

- J'aurai du moins fait mon devoir

Malgré les énergies qui le repoussaient vers la maisons il attendit dix minutes, l'oreille tendue. A la fin, il crut entendre des pas. Bientôt, il en fut s˚r... Deux hommes et une femme accouraient dans la lueur cendreuse.

" Ils courent ! Comment peuvent-ils courir ? " se demandait Georges abasourdi, car il les imaginait reliés à un groupe.

Bientôt, ils furent proches. Dans le clair de la lune, apparue par une trouée des nues, Meyral discerna deux individus d'‚ge m˚r, au poil de sanglier, dont l'un rappelait confusément le roi Louis XI. La femme, plus jeune, avait le visage fou et funèbre.

Ils reconnurent Meyral et se mirent à pousser des plaintes rauques :

- Ils ont tout tué... tout tué ! criait la femme. Et nous allons mourir!

Les hommes, à leur tour, clamaient plus fort; leurs prunelles se dilataient comme des prunelles de chat; un rictus dément retroussait leurs lèvres ; on devinait que leurs organismes étaient détraqués par la rupture du groupe.

- T‚chez de me suivre! dit-il.

Tous quatre se mirent à courir vers le pavillon : la course semblait une sorte de calmant pour les fugitifs dc Rougues ; elle était un délice pour Meyral. On retrouva

LA FORCE MYST…RIEUSE

le jardinier qui, sans Poser de vaines questions, se joignit au groupe, et le pavillon parut : Meyral l'avait regagné en un quart d'heure ; il eUt mis moins de temps encore Sans ses compagnons.

On mena les fugitifs dans la pièce qui servait de salon. Leurs faces semblaient plus hagardes, leur rictus s'accentuait; il leur était impossible de demeurer en place : un des hommes allait de long en large près des murailles, un autre marchait autour d'une table; la femme piétinait, avec des ressauts soudains, et leurs yeux révélaient une intolérable épouvante. De leur récit, haché, balbutié, chaotique, il ressortait qu'une troupe nombreuse avait attaqué Rougues à

l'impro

viste. Avant que les habitants eussent pu se reconnaître, les étables et les huttes à porcs

avaient été démolies, les animaux tués ou blessés à coups de hache. Attirés par le bruit et plus encore par les liens ui les rattachaient aux bêtes, les gens d

q e Rougues s'étaient précipités dehors. On les avait ac eillis par une Cu fusillade nourrie. Les assaillants, d'abord massés autour des maisons, s'étaient rapidement égaillés : on ne les voyait plus ; leur tir seul, continu et meurtrier, indiquait leurs positions. Ceux de Rougues avaient essayé de répondre. Mais la surprise et une bravoure insolite, une bravoure de groupe, vertigineuse, les précipitaient tous ensemble à l'assaut des ennemis. Leurs pertes, loin de les intimider, les rendaient enragés : tous, même les femmes et les enfants, continuaient leur course hasardeuse, dans l'espérance d'atteindre et de massacrer les assassins. Ceux-ci reculaient à

mesure, se retranchaient et continuaient leurs salves. Ils abattirent ainsi les trois quarts des assiégés. Alors à l'exaltation succéda chez les survivants

une fièvre épouvantée : ils fuyaient pêle-mêle, au hasard, en reprenant plusieurs fois les mêmes circuits les 152

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

assaillants les exterminèrent Comme des biches dans une clairière.

- N'avaient-ils donc pas d'animaux avec eux ? demanda Langre.

Ils en avaient! répondit le plus ‚gé des fugitifs, qui se nommait Pierre Roussard. Nous les avons vus, mais on les maintenait à distance.

- Tactique nécessaire, remarqua Meyral. Les animaux seraient plus facilement tués que les hommes... et le sort des hommes est lié au leur.

La femme poussa un hurlement, leva ses deux bras comme pour se raccrocher à

quelque chose et tomba d'un bloc.

Elle ne remuait plus; elle était roide, les membres étendus... Sa chute entraîna Mystérieusement celle de ses compagnons ; mais tandis que Pierre Roussard croulait dans un fauteuil, l'autre s'affaissait graduellement dans une encoignure, o˘ il demeura recroquevillé.

Une aura d'épouvante passa sur les ‚mes. Pendant une minute, Meyral et Langre demeurèrent aralysés. Ce fut P

Sabine qui se pencha sur la femme et tenta de la ranimer. Le corps demeurait inerte, sans un souffle.

Elle est morte ! chuchota Georges.

Le coeur ne battait plus ; un miroir, posé contre la bouche, ne décela aucune vapeur. quant aux hommes, ils étaient évanouis, Pierre Roussard moins profondéMent que l'autre.

C'est la rupture du groupe qui l'a tuée, remarqua mélancoliquement Gérard... et eux...

Il n'acheva pas, une stupeur funèbre dilatait ses rup nelles ; les tressaillements de la forêt évoquèrent des périls Plus hideux que ceux des siècles o˘ l'ours et le loup dévoraient le voyageur solitaire...

153

LA FORCE MYST…RIEUSE

Depuis quelques instants, le chien donnait des signes d'inquiétude. Dehors, les poules gloussèrent ; des pigeons et des passereaux voletaient dans le clair des nuages... La nervosité des bêtes se communiquait aux hommes ; on percevait fluidiquement l'approche de quelque chose.

Cette impression s'accrut. Bientôt, il fut évident que des êtres vivants se dirigeaient vers le pavillon. Le chien tantôt grondait, tantôt flairait fiévreusement les pénombres... Enfin, on commença d'entendre une rumeur sourde. Meyral, Gérard et le jardinier se h‚tèrent de fermer les issues tout autour du pavillon et marinèrent.

A travers les futaies, des formes humaines se profilè-rent :

- qui vive ! clama Georges.

- Des amis! répondit une voix claironnante. Nous sommes ceux de Collimarre.

C'est Jacques Franières, fit le jardinier. què qui leur arrive

-

Rien de rassurant ! dit Gérard.

-

Par ici! cria Meyral.

On discernait maintenant une horde d'hommes, de femmes, d'enfants, de bétail, de chiens, d'oiseaux, de ton geurs. En tête marchait Jacques Franières, personnage athlétique, dont le buste en baril reposait sur des pattes de rhinocéros.

- qué nouvelles ? demanda le jardinier.

e est envahie. Roche et Vanesse sont

- La campagn

enveloppés, riposta Franières. Nous n'avons eu que le temps de nous réfugier dans la forêt.

Y en a plus de mille ! gémit lamentablement un individu blême.

- Les a-t-on attaqués ?

- Pas encore... les brigands se tiennent à distance.

154

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

Des détonations lointaines interrompirent le paysan. D'abord faibles et intermittentes, elles devinrent farieuses.

C'est le village ! dit Franières, l'oreille tendue.

Un long frémissement passa dans les groupes ; les bêtes même haletaient, subtilement pénétrées par la terreur des hommes ; un immense désespoir planait.

- Organisons la défense fit Langre.

Sa voix était impérieuse elle empruntait à la circonstance une force tragique ; et les rustres en subissaient l'ascendant avec une docilité

superstitieuse.

Il reprit, après une pause

- Il faut cacher les femmes et les enfants. Il faut aussi cacher les animaux ; ils sont trop faciles à atteindre : leur mort nous affaiblirait dangereusement et menacerait no, existences.

Y manque pas de caves, heureusement ! fit le père Castelin.

Les hommes se dissimuleront derrière les barrières, les murailles et les retranchements, poursuivit Langre. O˘ sont les bons tireurs ?

Jacques Franières et trois autres hommes s'avancérent. D'autre part, le jardinier avait braconné ; Meyral s'était passionnément exercé au tir pendant son adolescence.

Il faudrait un détachement dans la champignonnière, dit Georges.

Les rustres s'entre-regardèrent indécis. Tous désiraient rester auprès des

" sorciers

Il le faut ! reprit le jeune homme.

Jacques se décida:

Ce sera nous, dit-il. qu'est-ce qu'y faudra faire ?

155

M

LA FORCE MYST…RIEUSE

Vous dissimuler d'abord avec soin - et ne pas bouger... Vous connaissez l'endroit; il vous sera facile de demeurer invisibles... jusqu'au signal.

quel signal ?

quand la cloche du pavillon se mettra à sonner, vous ferez une attaque à

coups de fusil... sans quitter le couvert. Si la cloche ne fonctionnait plus... je la remplacerais par une sonnerie de trompe.

Le groupe de Franières écoutait peureusement.

- Vous ne courrez pas plus de danger que nous, intervint presque rudement Langre... Au contraire! Nous avons tous intérêt à vous exposer le moins possible.

Ces paroles du (4 vieux sorcier ", le plus redoutable aux yeux des paysans, furent décisives : le groupe se dirigea vers la champignonnière.

Un silence morne succéda à ce départ, la forêt même parut plus immobile : la brise s'était éteinte ; un vaste nimbus couvrait la lune et ne laissait filtrer qu'une lueur chétive, des vapeurs p‚les flottaient parmi les ramures on discernait de rares étoiles au fond de citernes creusées dans les nuages. Pas d'autre bruit que celui de la fusillade lointaine.

Cependant, on abrita les bêtes, les femmes et les enfants. Guidés par Langre, Meyral et le jardinier, les tireurs avaient choisi leurs postes.

Les munitions ne mariquaient point, ni les armes. Outre les fusils apportés par les paysans, le pavillon contenait tout un attirail de revolvers, de carabines, de pistolets et de cartouches. On distribua aux mauvais tireurs les armes de qualité inférieure et les munitions suspectes. Langre et Meyral disposèrent des pétards qui devaient corser la fusillade; ils tenaient prêtes aussi des grenades qu'ils avaient fabriquées euxmêmes et qu'on devait lancer à la main, au cas o˘ les

156

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

ennemis tenteraient un assaut. Mais les ennemis viendraient-ils ? La forêt, o˘ pouvaient se dissimuler tant d'emb˚ches, et qui offrait si peu de ressources, ne devait guère tenter les bandes carnivores. Elles la dédaigneraient presque s˚rement, si elles ne s'étaient pas aperçues de la fuite des habitants de Collimarre.

Une heure se passa. Rien ne suggérait un danger prochain, encore que les chiens, les oiseaux et le bétail montrassent de l'agitation ; mais cette agitation pouvait être attribuée à l'inquiétude des hommes qui se propageait fatalement aux frères inférieurs.

L'attaque du village passait par des péripéties que signalaient les pulsations de la fusillade.

- La défense est énergique, remarqua Langre, qui examinait avec Georges un jeu de commutateurs, disposé à l'arrière du pavillon.

- C'est une chance pour nous.

- Oui, si les bandes sont fortement concentrées.

- Mais il y a sans doute de l'incohérence, et les difficultés du siège peuvent décider une partie des assiégeants à chercher fortune ailleurs.

Depuis un moment, l'agitation des animaux devenait tumultueuse. Les chiens grondaient ou poussaient de brusques abois ; les chevaux montraient cette surexcitation qui leur est particulière ; les oiseaux voletaient éperdument ; deux hiboux faisaient entendre des plaintes fantastiques ; les coqs chantaient... Puis, les chiens hurlèrent tous ensemble et les chevaux hennirent. Un souffle de panique passa.

- Ils arrivent! cria un adolescent hagard, en brandissant un vieux revolver.

L'épouvante se répandit subitement d'‚me en ‚me. Mais Langre dit, avec une gravité imposante:

157

lig, 1

LA FORCE MYST…RIEUSE

Le courage nous sauvera

Dans cette foule, que la force mystérieuse rendait cent fois plus hypnotisable que les foules normales, une confiance impérieuse succéda à la terreur.

Chacun à son poste, continua le vieillard. Vous n'ouvrirez pas le feu avant que je n'en aie donné l'ordre.

Les lumières s'éteignirent une à une ; le pavillon et ses jardins ne reçurent plus que la lueur changeante du ciel ; les hommes occupèrent les positions qui leur avaient été assignées. Armés de fusils à longue portée, Meyral et Langre demeurèrent dans le pavillon, à proximité des appareils.

La détresse était reléguée au tréfonds de l'inconscient. Les deux hommes concevaient, mieux que par l'intelligence - par tout leur instinct et par tout leur sentiment - que l'émotion devait être abolie. Et pendant l'attente ils vérifiaient leurs dispositifs, ils prenaient les mesures suprêmes.

On commençait à percevoir des voix sourdes, des grondements de bêtes, des piétinements. Cela venait de l'ouest, mais à mesure la rumeur se propageait au nord et au sud. Meyral discerna le premier des silhouettes verticales.

Elles avançaient avec lenteur, incertaines et prudentes. Elles se multipliaient. Bientôt on en compta une cinquantaine, vite renforcées par d'autres qui arrivaient obliquement. A l'arrière, on entrevoyait à l'oeil nu et on apercevait distinctement, à travers la lunette, des profils d'animaux.

Soudain les éclaireurs s'arrêtèrent, et leur arrêt détermina progressivement l'arrêt de tous ceux qui suivaient.

e

Ils aperçoivent le pavillon, fit Meyral.

L'arrêt dura plusieurs minutes. Puis un enveloppement lent commença.

Continuellement, les individus

venus de l'occident s'écoulaient vers la droite et vers la 1

158

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

gauche. Ce mouvement, net pour Langre et Meyral, demeurait assez vague pour les autres hôtes du pavillon, moins bien postés et qui ne voyaient qu'à

l'oeil nu. Tous devinaient pourtant que l'ennemi s'apprêtait à les cerner.

- Ne vaudrait-il pas mieux ouvrir le feu maintenant ? grommela Langre... La surprise pourrait déterminer une panique.

- Sans doute, répondit Meyral. Mais, outre qu'il serait regrettable de tuer sans provocation décisive, une panique peut être suivie d'une réaction.

- Comme tu voudras, mon fils ! répondit le vieillard. je partage tes scrupules... Mais ils deviendraient bl‚mables s'ils compromettaient la s˚reté des nôtres et de ceux qui ont accepté notre commandement.

Il s'interrompit, il dirigea sa lunette vers le sud, o˘ se formait un rassemblement compact. Soudain, ce rassemblement se porta vers le pavillon; puis une colonne déboucha au nord, appuyée par deux groupes à l'ouest.

Meyral et Langre les regardaient venir, tout p‚les.

- Pour la Vie ou la Mort! chuchota Gérard.

Meyral détacha son fusil, tandis que le vieillard tournait rapidement des commutateurs. Des fanaux dardèrent leurs rais électriques. Surprises par ces lueurs brusques, les masses ennemies s'arrêtaient ou tourbillonnaient.

Des détonations crépitèrent : elles ne pouvaient atteindre personne.

-Feu! ordonna Meyral,

Une salve retentit dans les futaies profondes. quatre ou cinq assaillants tombèrent. Les autres s'abritèrent derrière les arbres et les buissons Cessez le feu

Les fanaux s'éteignirent ; un silence noir, que les animaux mêmes n'interrompaient point, pesa sur le site. A

159

LA FORCE MYST…RIEUSE

peine si l'on percevait, dans la direction de Roche, le bruit d'une fusillade expirante, ce silence dura plusieurs minutes. Puis, des ordres mystérieux circulèrent, la forêt s'illumina de la déflagration des poudres, un ouragan de balles s'abattit sur le pavillon.

- Couchez-vous ! couchez-vous ! clamait Georges, lui-même abrité derrière une cloison épaisse...

Les fanaux se rallumèrent. Leur lueur aiguÎ dénonçait les emb˚ches, et les défenseurs du pavillon ne tiraient que par mtermittence, d'autant plus invisibles que l'éclat des fanaux, distants des retranchements, aveuglait et trompait les agresseurs. Parfois, un cri sauvage, une plainte retentissante annonçaient des blessures ou une agonie ; parfois aussi une clameur unanime accusait la fureur des assiégeants. Jusqu'alors, aucun homme de Collimarre n'était atteint, tandis que les hordes ennemies comptaient plusieurs morts.

Meyral avait d'abord hésité à commettre l'homicide, mais les péripéties du combat, l'hypnose du péril, les sentiments solidaires, dispersaient ses scrupules. Favorisé par la position, par la manoeuvre des fanaux et par son adresse naturelle, il avait abattu plusieurs adversaires. Le vieux jardinier comptait trois victimes ; quatre autres tireurs se montraient redoutables. Morts et blessures retentissaient physiquement sur les groupes carnivores elles causaient des douleurs ardentes et une sorte d'ivresse sombre qui s'exhalait en hurlements...

Il y eut une trêve. Les carnivores s'immobilisaient derrière les arbres ou dans les buissons ; on continuait à entendre leurs plaintes ou leurs menaces...

elque chose se prépare ! murmura Meyral.

qU

160

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

Il éteignit les fanaux; sous les nuages épaissis, les ténèbres tombèrent comme un bloc ; la brise tirait des cimes un bruit de sources...

Bientôt, le sentiment d'un danger nouveau fit courir à travers les groupes un frisson collectif, qui, peu à peu, devenait intolérable.

Un des fanaux se ralluma et se mit à tourner, lentement. Sa lueur violette pénétrait à travers les ombres comme un faisceau de glaives. Et l'on pu voir, au nord, un chariot dételé qui s'avançait, chargé de fourrage et de feuilles ; il roulait pesamment, m˚ par une force invisible. Tout de suites Langre et Meyral devinèrent : les carnivores allaient tenter de faire sauter le pavillon.

La manoeuvre devait leur être assez familière, puisqu'ils la pratiquaient en forêt : elle convenait d'ailleurs aux habitations solitaires.

Graduellement, l'attention des assiégés se fixait sur cette machine énigmatique. Elle n'inquiéta guère d'abord, puis, des souvenirs se levant dans les cr‚nes, quelques tireurs commencèrent à coinpren dre. Un frisson se propagea de proche en proche, les chiens aboyèrent avec frénésie.

Castelin et Bouveroy, tirez sur le flanc et dans les roues! recommanda Meyral.

A la gauche du pavillon, une fusillade nourrie crépita ; les assiégeants répondirent par une rafale de balles et le chariot continuait sa marche lente. Gêné par le tir de Castelin, de Bouveroy et de Meyral, il avait obliqué, à l'abri d'un bouquet de jeunes hêtres. Il reparut bientôt vers la droite, o˘, protégé par un feu violent des carnivores, il cheminait avec plus d'aisance. Ceux qui le poussalent demeuraient invisibles.

Aux roues répétait Georges.

161

LA FORCE MYST…RIEUSE

Les roues avaient d˚ être atteintes, mais leur fonctionnement n'en était point troublé. A la longue, le chariot se trouva à cent mètres des retranchements.

Les grenades... au commandement! clama Langre tandis que la voiture débouchait sur un espace découvert.

Elle avançait plus vite. Meyral darda, sur la gauche, les jeux de plusieurs phares, ce qui guida la fusillade et détermina une embardée du véhicule: Ils y arrivent! dit le jeune homme à l'oreille de Langre.

La clameur des carnivores devint triomphale. Sidérés, par l'approche de la péripétie, les défenseurs du pavillon haletaient. Une fois de plus, les lueurs disparurent ; Meyral chercha un commutateur et le tourna d'une main nerveuse. Alors, des flammes livides jaillirent du sol, une explosion secoua la forêt, la terre trembla et se fendit, des fumerolles s'élevèrent, et le chariot croula dans les ténèbres...

Vivent les sorciers ! hurlaient des voix stridentes, tandis que trois ombres éclopées sautelaient sur le terreau : une seule parvint à fuir; Castelin et Bouveroy abattirent les deux autres.

Le chariot br˚lait. La flamme, d'abord rampante, au sein des vortex de fumée, s'élançait par lames d'écarlate, par dentelures de cuivre, par lourdes ondes de pourpre, elle projetait dans les futaies et sur le pavillon sa vie formidable, puisée au fond mystérieux des forces, dans les abîmes du monde créateur, dans l'enfer insondable des atomes... Un tonnerre la crevassa ; des hêtres craquerent ; le chariot se répandit en miettes étincelantes, jusqu'à la cime des ramures, et les vitres de l'habitation s'effondrèrent

Les bombes qui nous étaient destinées fit Gérard.

162

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

L'événement bouleversait jusqu'au tréfonds l'‚me des paysans ; la foi était en eux, qui les remplissait de bravoure, qui les asservissait à la volonté

de Langre et de Meyral, et, par sa répercussion dans les groupes, cette foi atteignait une puissance d'unanimité surnaturelle.

Les carnivores regardaient, aux lueurs de l'incendie, le pavillon p‚le et les jardins roussis : d'obscures légendes germaient dans leurs cr‚nes et les terrorisaient... Puis, en un sursaut de rage, une rage qui naissait de l'impression physique des pertes subies, ils exhalèrent un gémissement fantastique, o˘ se confondaient la douleur et l'exaltation, la voix de l'homme et la voix de la bête.

Ce fut comme le déchaînement de la mer... Cen hommes frénétiques se ruaient à l'assaut du pavillon... - Feu ! avait clamé Langre.

Meyral tirait sans arrêt; dans la masse, chacun de ses coups portait ; Castelin, Bouveroy, tous les hommes

valides accéléraient la fusillade. Mais l'élan des carni- I vores parut invincible. On voyait, à la lueur des phares, le déferlement des faces, les yeux fluorescents, les bouches hurlantes. Une fatalité obscure menait ces hommes et les rendait semblables aux éléments.

Préparez les grenades ! avertit le vieillard.

Il tournait un commutateur. Des fumées ardentes jaillirent de la terre ; douze à quinze hommes furent projetés avec l'humus, les racines et les plantes ; les autres bondissaient comme des loups, des sangliers ou des léopards ; l'un d'eux mugit:

A l'assaut!

Ce fut la minute de la vie et de la mort. Le feu des défenseurs s'accroissait toujours ; la cloche du pavillon mit à tinter lentement d'abord, comme un glas, puis à

163

lui

LA FORCE MYST…RIEUSE

grandes coupetées. Déjà les plus raides des agresseurs arrivaient à dix mètres des retranchements...

Langre commanda:

Lancez les grenades

Les gars de Collimarre s'étaient dressés ; l'un d'eux, avec un han, fit tournoyer son bras et lança une première gren ade ; plusieurs autres suivirent qui traçaient des paraboles lumineuses ; toutes, éclatant avec un bruit aigre, crevaient les poitrines, ouvraient les ventres, broyaient les os, emportaient des lambeaux de chair et des fragments de membres. Des plaintes épouvantables s'élevèrent ; la terreur ralentit l'élan des carnivores. Mais l'arrière-garàe, moins surprise et qui comprenait mal, continuait à bondir. Dès qu'elle vint à portée, les grenades la sillonnèrent elles emportaient des rangées d'hommes on vit des cr‚nes rouler sur le sol comme des boulets et les coupetées de la cloche, les rais aveuglants des fanaux rendaient la scène plus sinistre :

- A l'assaut ! A l'assaut ! répétaient des voix démentes.

Les futaies crépitèrent ; une fusillade sortit des pénombres sylvestres, tandis que la grande voix de Franières retentissait comme un mugissement de taureau.

Ce fut la panique. Une clameur surhumaine, des rauquements d'épouvante, de longues plaintes poussées par les femmes, les enfants et les animaux laissés à l'arrière et les carnivores s'éparpillèrent dans le pays des arbres.

Faut-il poursuivre ? demanda Meyral.

Langre ne réfléchit qu'une minute. L'‚me collective était en lui, qui lui dérobait le péril j Il le faut ! dit-il.

Bientôt, les groupes de Collirnarre et les habitants du pavillon sortaient en masse. Pour rendre la poursuite

164

L'ATTAqUE DES CARNIVORES

plus émouvante, des hommes soufflaient dans des trompes ou des clairons décrochés aux murailles ; une musique rauque et folle se répandait à

travers les futaies.

Mais la course était lente, quoiqu'on e˚t hissé les blessés et les enfants sur des chevaux et des boeufs. Toutefois, on rattrapa quelques traînards éclopés, que les paysans fusillèrent sans miséricorde. Ensuite, on découvrit des hommes, des femmes, des enfants et des bêtes qui se roulaient sur le sol, pris du mal qui avait tué la paysanne de Rougues. Meyral et Langre défendirent de les achever.

D'ailleurs, un événement considérable hypnotisait les ‚mes : le village était proche. On apercevait des feux épars, le grouillement d'une multitude, on entendait une mousqueterie.

Halte ! cria Meyral. Et silence.

monta sur une manière de tertre et, à l'aide de sa lunette marine, scruta l'étendue. Dès la prerr˘ère minute, il constata que la défense du village était acharnée. Si les agresseurs avaient pu s'emparer de deux fermes solitaires, à l'extrême sud, les retranchements tenaient bon et les assauts avaient été énergiquement repoussés. L'attaque actuelle manquait de vigueur et de consistance : une diversion propice jetterait sans doute le désordre et le découragement parmi les carnivores... On pouvait approcher à couvert, vers l'orient, et attaquer l'adversaire du haut d'une crête, o˘ les tireurs demeuraient à couvert.

quand il eut examiné à fond les positions des adversaires, Meyral descendit du tertre, et, attirant Langre à l'écart, il lui exposa son plan.

Gérard l'adopta résolument. Il vivait dans un rêve lucide, qui élargissait toujours davantage le sens de la personnalité; la peur était abolie; le péril devenait une

165

LA FORCE MYSTERIEUSE

sorte d'abstraction. Cet état d'‚me, qui n'excluait pas la prudence, se retrouvait dans tous les groupes. Les enfants et les femmes même subissaient une hypnose collective, qui supprimait la sensibilité

coutumière.

quand Langre donna ses ordres, il ne rencontra aucune hésitation ; les hommes se mirent en marche avec une sérénité fataliste. Ils atteignirent la crête sans rencontrer d'obstacles : toute l'attention des carnivores se concentrait sur le village. Leurs bêtes même, lasses de tant d'alertes, affolées par les incohérences de la bataille, ne manifestaient qu'une inquiétude incertaine ; les vaincus de la forêt avaient obliqué vers le nord. Le désordre prédominait. Pourtant, ces hordes farouches avaient une manière d'organisation, pratiquaient certaines tactiques ou certaines ruses, mais leur expérience était courte et l'instinct les conduisait plutôt que l'intelligence.

VIII

Fin de la bataille

Langre et Meyral disposèrent les tireurs derrière les crêtes. La position se révélait excellente et difficile à tourner : des mares la défendaient vers la droite et à gauche une carrière ; on dominait une terrasse o˘

s'entassait le gros des assiégeants, et l'on apercevait des troupeaux de bêtes cachées dans une enclave, inaccessibles aux gens de Roche, mais faciles à atteindre de la hauteur.

- Ne tirez pas avant le commandement! avait dit Langre.

quelques-uns avaient emporté des grenades ; des femmes s'étaient armées avant de sortir du pavillon Meyral tenait une grosse lanterne à réflecteur, dont la lueur était presque aussi puissante que celle des fanaux électriques : il la tenait voilée.

L'attente. Les nuages s'épaississaient encore ; des ténèbres grisonnantes s'abattaient sur le site, transpercées de lueurs laiteuses vers l'orient.

Il y avait une manière de trêve entre les combattants, mais, du haut des crêtes, on discernait quelques files de carnivores qui se dirigeaient vers la terrasse. Les feux p‚les, des éclaboussements de lumière, accompagnaient l'intermittente fusillade.

Les coquins préparent un assaut, grommela Langre.

Sommes-nous prêts ?

167

LA FORCE MYST…RIEUSE

Meyral distribuait des trompes et des clairons à quelques jeunes garçons ; ils ne devaient s'en servir qu'au moment o˘ les hommes de Collirnarre ouvriraient le feu.

Soudain, des clameurs s'élevèrent, une fusillade tonnante partit de la terrasse, un commandement retentit et une horde farouche se précipita vers les retranchements du village.

- Feu ! cria Langre.

Georges dévoila la lanterne et projeta des rais éclatants sur les carnivores. Castelin, Franières, Bouvetoy et même les tireurs médiocres, ravageaient les masses grouillantes. Les trompes et les clairons sonnèrent.

Une immense acclamation s'éleva du village, suivie d'une mousquetade désespérée. Abasourdis, les assaillants se heurtaient en désordre, emportés par leur élan, saisis dans des remous et des reflux, ou arrêtés par la chute de leurs compagnons.

Cependant, l'attaque n'était pas rompue. Une avantgarde énergique courait vers les retranchements du village, suivie de files hypnotisées. Le centre tourbillonnait bizarrement. A l'arrière-garde, un homme de haute taille vociférait en montrant les crêtes. Une balle lui avait presque arraché une oreille ; il hurlait, exaspéré

- Enlevons la colline

Peu à peu, sa fièvre gagnait les autres ; des voix rauques mugirent; l'hypnose s'accrut et devint irrésistible ; des bandes forcenées montaient vers les gens de Collimarre... La fusillade redoubla, chaque coup de Meyral ou de Castelin portait; Franières et Bouveroy besognaient efficacement; la cacophonie des trompes et des clairons semblait la voix discorde de la terre... Les assaillants montaient toujours.

168

FIN DE LA BATAILLE

S'ils parvenaient à se précipiter sur leurs adversaires avant la période de dépression, l'écrasement de ceux-ci deviendrait inévitable. La pente dure, hérissée d'obstacles retardait la marche ; parfois, les carnivores semblaient harassés, puis l'ascension reprenait, et la grande lanterne éclairait des profils hagards, des yeux de loups, des gueules béantes...

Bientôt le groupe de tête approcha. Il s'avançait avec des rauquements, il se resserrait dans une manière de creux entre deux rives de blocs.

Ce mouvement était prévu. Langre, attentif, attendit que le défilé fut rempli d'hommes, puis il commanda:

- A vous Gannal, Barraux et Samart !

Ces trois hommes tenaient des grenades prêtes. Ils se levèrent lentement et visèrent. On vit les projectiles décrire des paraboles, retomber sur la foule accumulée dans le creux et rebondir en miettes flamboyantes. Une clameur lugubre, des hurlées d'épouvante, des corps pantelants, des membres épars et des flots de liquide pourpre : l'attaque d'avant-garde était brisée... Mais, à l'arrière, d'autres hommes accouraient, qui contournérent les blocs et apparurent en deux hordes, sur les flancs des gars de Collimarre. Une rude fusillade les accueillit, puis, à l'ordre, Barraux, Gannal et amart lancèrent de nouvelles grenades. L'effet fut horrible ; il rompit l'élan de gauche ; vers la droite, une trentaine d'individus s'opini

‚traient à l'escalade. Les dernières grenades rejaillirent sur le roc... et six ou sept assaillants parvinrent aux crêtes. L'un d'eux tournoya et s'abattit les autres s'élançaient en r‚lant. Le colossal Franières les tranchait à coups de hache ; Barraux, Gannal, Samart, Bouveroy, dix autres piquaient avec des fourches, abattaient de lourds gourdins ou faisaient tournoyer des sabres Meyral tapait à coups de crosse...

169

LA FORCE MYST…RIEUSE

Ce fut la victoire. Tout le long de la pente, les survivants fuyaient vertigineusement et, sur la crête, les derniers agresseurs succombèrent.

quoique plusieurs fussent blessés, les hommes de Collimarre poussèrent un long cri de victoire, auquel répondit une clameur venue du village. Déjà

Meyral, Franières, Bouveroy, Castelin visaient les masses carnivores et cette intervention fut salutaire. L'attaque contre les retranchements de Roche, jusqu'alors violente, fléchissait : l'aile droite recula sous une fusillade ardente ; l'aile gauche cessa d'avancer. Langre dirigea sur cette aile les rais perçants du phare et commanda d'y concentrer le feu, tandis qu'il empoignait lui-même un clairon et sonnait éperdument. Cette manoeuvre coÔncidant avec la défervescence des carnivores, on vit la débandade se propager magnétiquement de l'est au nord et du sud à l'occident. Pour l'accélérer, Gérard disposa une vingtaine d'hommes et leur enjoignit de descendre jusqu'au défilé. L'effet fut décisif. Lorsque ces hommes parurent sur les crêtes, ceux des assiégeants qui hésitaient encore crurent voir une foule et battirent en retraite. D'abord éparse, la masse des carnivores se rassembla vers le nord ; elle décrut lentement dans les ténèbres nacrées ; de-ci de-là, un homme ou un quadrupède tournoyait et croulait foudroyé par le mal mystérieux que Meyral nommait le <4 mal de rupture", ou bien quelque oiseau, après un vol cahoté, s'abattait sur le sol...

- Nous sommes sauvés ! mugit Franières.

Son cri sonna comme une fanfare d'espérance. La joie unanime, se répandant d'être en être, faisait rire les femmes et les enfants, tressaillir les quadrupèdes, et un

170

FIN DE LA BATAILLE

vol de pigeons, de passereaux, de chauves-souris, tourbillonnait autour des crêtes.

Debout sur leurs retranchements, les défenseurs de Roche-sur-Yvonne acclamaient Langre, Meyral et les gens de Collimarre.

…PILOGUE

I

Roche-sur-Yonne

Cette nuit sauva les habitants de Roche-sur-Yonne, de Collirnarre et de Vanesse. Les carnivores battus ne tentérent aucun retour offensif ; ils se répandirent vers le nord o˘ ils rencontrèrent des hordes parisiennes qui les anéantirent et les dévorèrent. Revenus au village, Langre et Meyral organisèrent sa défense au point d'en rendre les retranchements inaccessibles aux bandes qui sillonnaient lé territoire et dont aucune n'était considérable. Deux ou trois de ces bandes esquissèrent une attaque nocturne; elles reculèrent devant la lueur des phares, dont le nombre et l'éclat faisaient pressentir une garnison importante et des moyens de défense redoutables.

Comme les pertes avaient été minimes, sauf au hameau de Rougues, les groupes atteints n'éprouvèrent que des souffrances tolérables, qui ne déterminèrent aucune mort. Les récoltes de la champignonnière suffisaient à

juguler le carnivorisme. L'état sanitaire se trouva meilleur qu'en temps normal. Le lien surnaturel qui unissait les groupes prenait un charme qui semblait s'accroître avec l'accoutumance. Chez Langre et Meyral, la collaboration atteignit une unité extraordinaire.

quoiqu'il n'y e˚t télépathie que pour certaines sensations, des pensées identiques naissaient, à la longue, de la connexion nerveuse. Il arrivait si souvent aux physiciens d'avoir la même idée ou la même intention qu'il leur devenait impossible de distinguer si une découverte appar-173

LA FORCE MYST…RIEUSE

tenait à l'un ou à l'autre. Ils ne l'essayaient plus ; ils s'abandonnaient au plaisir d'une solidarité qui décuplait leurs facultés inventives. Leurs découvertes s'accroissaient en nombre et en profondeur.

La dernière tantôt les exaltait, tantôt les plongeait dans une sorte d'extase : ils avaient créé, après de nombreux t‚tonnements, une solution colloÔdale, dont la substance agissante était tirée des spores de la fausse oronge. Préparée dans des conditions particulières, cette solution semblait parfaitement isotrope. Mais, traversée par les lignes qui unissaient entre eux les membres du groupe, elle dédoublait faiblement les rayons lumineux, surtout les rayons violets. Si l'éprouvette ou le verre qui contenait la solution se trouvait entre Langre et Meyral, le dédoublement était à peine discernable, il devenait plus apparent lorsque plusieurs êtres se trouvaient réunis dans le laboratoire ; et particulièrement lorsqu'ils se rangeaient de manière à ce que les lignes traversassent parallèlement le liquide. Dès les premières expériences, les savants se convainquirent qu'il ne s'agissait pas proprement d'une double réfraction, mais de faits en tout comparables à ceux qui avaient précédé la Catastrophe Planétaire.

Pendant une semaine, on ne fit aucune découverte. Langre et Meyral cherchaient à accroître l'intensité du phénomène. Ils y réussirent par le rangement en deux files des humains et des animaux.

On ne tarda pas à faire une nouvelle observation, concernant les rayons violets : ces rayons s'affaiblissaient sensiblement lorsque l'action des lignes de communication était très énergique et que les dits rayons tendaient à former un angle droit avec les dites lignes.

En prolongeant l'expérience, on détermina la disparition d'une légère zone de rayons violets

174

ROCHE-SUR-YONNE

Nous entrons dans le gouffre des énergies inconnues . s'exclama Langre, qui tremblait de joie.

Meyral était aussi exalté que le vieux maître. Ils s'acharrièrent et, élargissant le champ d'expériences, ils recoururent à trois autres groupes, choisis dans le village parmi ceux qui comptaient la plus forte proportion d'humains. La zone de transformation s'élargit ; on obtint la disparition d'un large faisceau de rayons violets, un affaiblissement notable des rayons indigo, une légère décoloration des rayons bleus. En somme, les physiciens reproduisaient presque les phases de la Catastrophe Planétaire.

Malgré des efforts opini‚tres et les dispositifs les plus ingénieux, ils ne purent positivement faire disparaître les rayons bleus ni les rayons verts, Mais ils firent d'autres découvertes.

La première montra que, longtemps sourr˘se à l'action orientée des groupes, la solution colloÔdale gardait des traces durables de l'expérience. En prolongeant les poses, on constata, à l'aide de la lumière rouge, que des lignes pareilles à des filaments persistaient dans le liquide. Ces lignes étaient la reproduction affaiblie des lignes qui reliaient entre eux les individus d'un même groupe. A force d'ingéniosité et de patience, on parvint à accroître leur visibilité, et sans doute, leur diamètre. On pouvait maintenant les rendre perceptibles à l'aide des rayons orangés et même des rayons jaunes les moins réfrangibles ; mais les autres rayons semblaient n'avoir aucune action sur eux.

1 - Il n'y a pourtant aucun doute que l'action existe disait Georges.

175

LA FORCE MYST…RIEUSE

Elle existait effectivement. Une série d'expériences particulièrement subtiles montra que les filaments affaiblissaient les ondes violettes Affaiblir ou faire disparaître, c'est tout un ! remarqua Meyral. Donc nous obtenons des lignes de forcefixes qui ont les propriétés du phénomène mystérieux.

Une tentative ultime, faite à l'aide d'un pinceau très délié de rayons violets, pris aux environs de la zone ultraviolette, aboutit à

l'évanouissement du pinceau.

- Encore un pas, soupirait Langre, toujours plus exalté que son compagnon.

Ce pas fut franchi. Une des solutions, qui avait fait disparaître une quantité relativement considérable d'ondes violettes, commença, après avoir été isolée durant quinze jours, à dégager une quantité insolite d'énergie électrique et calorifique.

Réversibilité indirecte, murmurait Langre avec recueillement.

Et qui explique la période d'exaltation, ajoutait Georges. Vieil ami, nous atteignons vraisemblablement aux limites... Nous avons dépassé de loin nos plus belles espérances ! Non seulement nous reproduisons le phénomène dans ses grandes lignes, mais nous réussirons à en garder une forme aussi stable que nos formes matérielles. Peut-être pouvons-nous conclure.

- Nous le pouvons - et hardiment ! cria le fougueux Gérard.

Il s'interrompit; une rumeur grandissait dans la rue Le facteur ! dit Georges, qui était allé auprès de la fenêtre. On dirait qu'il apporte de la correspondance.

La vie sociale aurait repris ? fit Langre d'un ton incrédule.

Un journal!

176

ROCHE-SUR-YONNE

Césarine apportait le Temps, imprimé sur quatre petites pages. Les deux hommes considérèrent ce message social avec un attendrissement étrange. …

tait-ce la fin de l'ère maudite, le retour de l'harmonie humaine, ou seulement une éclaircie parmi les rafales ?... Depuis quinze jours, le terroir était tranquille ; on ne voyait plus de bandes mais aucun groupe n'osait se hasarder dans les plaines et les villages, dont la guerre carnivore avait fait des solitudes ou des lieux redoutables.

Le Temps annonçait que le fléau était en pleine défervescence. Le carnivorisme s'éteignait ; en France, on croyait qu'il ne devait subsister que dans quelques districts lointains : sa défervescence avait été rapide, brusque même, et coÔncidant avec un rel‚chement sensible des liens solidaires ; partout on constatait un relèvement de l'énergie individuelle ; quelques groupes de l'Auvergne et de la Touraine manifestaient des symptômes de dissolution ; l'existence normale tendait à

reprendre dans les grandes villes ; des trains circulaient par intermittence; les principales lignes télégraphiques fonctionnaient plusieurs heures par jour; on imprimait des journaux à Paris, à Lyon, à

Marseille, à Bordeaux et à Lille. Mais les pertes dues au carnivorisme semblaient immenses à Paris; le cinquième de la population avait été immolé

ou avait péri à la suite des massacres ; on signalait des pertes aussi graves dans le Lyonnais, plus graves encore dans quelques gr andes villes et dans quelques territoires étrangers. Le Temps estimait la perte moyenne à un dixième de la population européenne:

- Nous avons été prodigieusement favorisés ! dit Meyral.

- Gr‚ce à notre régime et à norre victoire sur les carnivores Par contre, nous ne constatons encore aucune

177

LA FORCE MYST…RIEUSE

décroissance dans la cohésion de notre groupe, ni des autres groupes du village.

je crains que ce ne soit aussi une conséquence du régime. Sans doute, notre retour à la norme sera-t-il plus lent que partout ailleurs.

Diable! fit Langre, qui parut soucieux.

Chaque jour, les nouvelles devenaient plus favorables. Le lien surnaturel qui entravait les sociétés se défaisait rapidement ; l'action individuelle reprenait ; des automobiles reparaissaient sur les routes, des trains nombreux circulaient sur les rails ; la poste, le télégraphe, le téléphone fonctionnaient avec une manière de régularité ; quelques avions planèrent au-dessus des terres dévastées . les journaux se multiplièrent, on recommençait à cultiver la terre ; les usines et les fabriques se rouvraient une à une. Au printemps, il ne demeurait que des traces éparses de <i groupisme ", et uniquement dans les milieux o˘ le mal avait été

bénin. Parmi ces milieux, les uns manifestaient un rel‚chement notable du lien collectif ; les autres, très rares, ne décelaient aucune amélioration 1 .

sérieuse : on sut bientôt que cette persistance coÔncidait avec un régime spécial, le régime que Meyral avait introduit à Roche-sur-Yonne. Il est remarquable que les groupes retardataires n'enduraient aucune souffrance et même qu'ils jouissaient de privilèges singuliers : hommes et animaux semblaient invulnérables aux maladies parasitaires, en sorte que la mortalité était très faible. A Roche et Collimarre, on n'avait constaté, durant l'hiver, que le décès d'un vieillard.

Néanmoins, Meyral et surtout Langre ressentaient quelque inquiétude, mais cette inquiétude ne se manirestait que par intervalles. quant aux gens du village,

178

ROCHE-SUR-YONNE

après une période de méfiance, ils se rassuraient: leur situation n'avait rien de désagréable ; ils accomplissaient vaille que vaille leurs t‚ches ; les bêtes domestiques travaillaient comme par le passé, mieux peut-être.

Pour le demeurant, les rustres s'en rapportaient aveuglément aux "

sorciers" : leur foi, à cause des répercussions collectives, était presque religieuse.

En un sens cette situation plaisait aux physiciens 3

elle permettait de pousser jusqu'au bout les expériences, de les vérifier dans leurs moindres détails et de multiplier les preuves. Les mémoires de Roche-sur-Yonne révolutionnaient le monde scientifique. quoiqu'ils se rencontrassent sur quelques points avec des savants anglais, allemands, américains, italiens et russes, Meyral et Langre laissaient loin en arrière les plus subtiles investigations de leurs rivaux. Et quand ils annoncèrent une vérification officielle de leurs découvertes, toutes les académies du monde envoyèrent des délégués. La date de la séance était fixée au 20

avril.

Dès le 15, on vit survenir des personnages anxieux de s'assurer une place.

Du 17 au 19, Roche-sur-Yonne s 'emplit d'une population que la diversité

des origines rendait hétéroclite. De petits Nippons jaun‚tres, de maigres Hindous couleur cannelle, des Mul‚tres, des Nègres se croisaient avec d'immenses Scandinaves des Germains myopes, de rudes Anglo-Saxons, d'imp'atients Italiens ou des Slaves flexibles.

Il fallut disposer les appareils dans les jardins, sous des garages qui les abritaient des rayons solaires. Pour telles expériences qui exigeaient la pénombre, les spectateurs furent réduits à défiler par petits groupes.

D'abord, certains spectateurs, surtout ceux qui, euxmêmes, prétendaient à

de notables découvertes, montrèrent

179

LA FORCE MYST…RIEUSE

quelque scepticisme. Peu à peu, l'étonnement et l'admiration grandirent jusqu'à l'enthousiasme. Les deux faits capitaux - la destruction des rayons violets et la conservation des lignes de force - exaltèrent positivement le savant auditoire.

quand Langre fit l'exposé synthétique des recherches entreprises à Roche-sur-Yonne, des ovations l'interrompirent. Mais la péroraison fut écoutée en silence :

" Il ne saurait guère y avoir de doute sur la nature de la catastrophe qui faillit détruire la vie animale sur notre planète. Un ouragan d'énergies a balayé l'étendue qui nous environne, mais ces énergies n'ont avec les nôtres

que des analogies lointaines. Toutefois les analogies exis-j tent, puisque nos énergies ont subi, au passage du cyclone interstellaire, des modifications qui, pour certaines d'entre elles, aboutirent à de véritables destructions. Des

expé-

riences qu'un concours favorable de circonstances nous a permis de poursuivre un peu plus loin que nos glorieux confrères, on peut induire que ces destructions furent en définitive des métamorphoses. La preuve générale en a été donnée, après le cataclysme, par ce grand afflux d'énergies qui donna à la végétation une luxuriance extraordinaire et qui détermina, chez les hommes, la plus étrange exaltation vitale ; la preuve particulière, Messieurs, nous avons eu l'heureuse fortune de la produire ici même; elle est, croyons-nous, plus décisive que l'autre. De l'ensemble de nos vérifications, nous osons conclure que les énergies incidentes comportent, outre des formes inimaginables, un grand nombre d'oscillations longitudinales, ou plutôt hélicoÔdales, avec cette particularité que la partie transversale des ondes est excessivement réduite. Lorsque ces ondes rencontrent les ondes lumirieuses, il y a un conflit qui, suffisamment prolongé, abou-180

ROCHE-SUR-YONNE

tit à la disparition des ondes ultraviolettes, violettes, indigo, bleues et même vertes.

" Ces diverses ondes sont littéralement vaincues par les ondes inconnues.

Il n'en est plus de même des ondes jaunes, orangées, rouges et infrarouges.

Les ondes jaunes résistent à l'attaque. Les ondes orangées, rouges et infrarouges vont plus loin : elles l'emportent dans la lutte, elles réussissent à transformer une partie des ondes inconnues : aussi avons-nous remarqué, avec d'illustres confrères, que, pendant la catastrophe planétaire, les zones rouges et orangées accusaient un léger accroissement d'éclat. Des phénomènes de fluorescence ont montré qu'il en avait été de même pour l'infrarouge ; toutefois, au-delà d'une certaine longueur d'onde, il semble que le phénomène change de signe ou devienne plus complexe.

" Le conflit entre les rayons rouges et les ondes inconnues est partic ulièrement captivant, parce qu'il se révèle le mieux aux yeux de l'observateur. En effet, nous remarquons que les lignes de force qui unissent notre groupe deviennent perceptibles lorsqu'on éclaire les lieux de leur passage à la lumière rouge. Cette perceptibilité est indirecte : elle résulte du conflit des ondes - les ondes rouges formant une sorte de gaine autour des lignes de liaison, qui seraient des faisceaux d'ondes hélicoÔdales.

* Bien des processus resteront à jamais obscurs - telle, sans doute, l'action des énergies mystérieuses sur les phénomènes chimiques, mais on peut espérer, et nous faisons à cet égard des recherches, fournir quelques suggestions sur les perturbations subies par les diverses autres formes des énergies. Dans l'état actuel de la question, mieux vaut remettre à plus tard ces délicats problèmes.

181

LA FORCE MYST…RIEUSE

"Il nous faut maintenant, Messieurs, aborder la plus troublante des énigmes, je veux. dire cette étonnante série de phénomènes organiques qui, tour à tour, charmèrent et épouvantèrent notre espèce. Les faits qui ressortissent à l'observation et à l'expérience scientifiques sont de deux ordres, les uns physiologiques, les autres physico-chimiques. Nous ne parlerons guère ici des premiers, qui ne sont point de notre compétence.

Toutefois, rappelons les propriétés singulières des champignons, par rapport arnivorisme, et les effets remarquables de notre soluau c tion colloÔdale, préparée à l'aide des spores de la fausse oronge. Il y a là des indices propres à intéresser non seulement le physiologiste, mais encore tous ceux qui s'occupent de la chimie physique. quant au groupisme même, si, d'une part, il semble devoir rester un mystère, d'autre part, on ne saurait douter qu'il dépend d'un double milieu organique : le milieu organique terrestre et un milieu organique extérieur. En d'autres termes, l'homme et les animaux ont été un terrain de culture, défavorable sans doute, mais possible, pour des germes venus des espaces interstellaires. Il est permis de conjecturer que chaque groupe anirnal et humain fut la proie d'un de ces germes, ergo d'un être vivant. Les individus qui se développèrent ainsi à nos dépens ressortissent fatalement au milieu énergétique qui fut si néfaste à la lumière. Nous ne connaissons, avec une précision approximative, que deux des éléments dont se composent nos prodigieux parasites : l' les taches, qui signalèrent d'abord le mal ; 2'

les réseaux de liaison. Les propriétés physiques des taches vous sont connues. Elles ne montrent aucune ressemblance avec notre matière et, pourtant, elles se comportent comme des corps solides - j'ajouterai comme des corps ultra-solides, puisqu'elles résistent à tout moyen de destruction ou

182

ROCHE-SUR-YONNE

même de déformation. Elles semblent si parfaitement perméables à tous nos corps qu'on pourrait croire que, pour elles, l'imperméabilité n'existe pas.

Nous n'avons pu y découvrir aucune apparence de masse, mais elles s'étendent en tous sens. Elles doivent contenir des ondes analogues à

celles qui détruisent les rayons violets et avivent les rayons rouges, puisque, en somme, elles font légèrement p‚lir les premiers et accroissent faiblement l'éclat des autres. Dans l'ensemble, tout se passe comme si nous avions affaire à des énergies stabilisées'. Les mêmes observations s'appliquent aux faisceaux qui retiennent entre eux '.es individus d'un même groupe; elles s'y appliquent d'une manière plus précise et plus saisissante. Ici, en effet, nous n'obtenons pas seulement un affaiblissement des rayons violets, mais leur destruction, pourvu que nous considérions un faible pinceau de rayons, et l'action des rayons rouges est manifeste. Enfin, nous réussissons, dans nos solutions colloÔdales, à

immobiliser des faisceaux exactement comme nous pourrions immobiliser des courants de fluides, en les solidifiant par un procédé quelconque. Dès lors, il est difficile de nier que les ouragans d'énergies, qui balayèrent la surface terrestre, comportent des permanences de forme, comparables aux permanences de nos corps solides. Est-ce à dire qu'il faille pousser l'analogie jusqu'au bout ? Nous ne le croyons pas. Il y a, entre les énergies inconnues et notre système énergético-matériel, des différences telles que les mêmes termes ne peuvent servir aux deux modes d'existence, et pourtant les analogies sont réelles, puisque nous voyons 1. Le lecteur n'ignore pas que notre matière est elle-même considérée par d'illustres savants modernes comme un simple complexus d'énergies.

183

LA FORCE MYST…RIEUSE

d'une pari nos énergies absorbées et transformées par les énergies envahissantes et, d'autre part, celles-ci - plus faiblement, il est vrai -

absorbées et transformées par nos énergies : la phase exaltante qui a suivi la phase déprimante de la catastrophe est une reprise partielle des formes d'énergies perdues.

"Permettez-moi, Messieurs, de terminer par une hypothèse, que, pour notre part, nous considérons comme l'impérieuse suggestion de l'observation et de l'expérience considérant que l'ouragan interplanétaire a comporté un cycle de phénomènes qui, d'une part, est analogue, quoique lointainernent, à nos phénomènes physico-chimiques, et qui, d'autre part, est analogue, plus lointainement encore, mais s˚rement, à nos phénomènes organiques, on peut conjecturer que c'est UN MONDE ou un fragment de monde qui a rencontré

notre terre. De toute évidence CE MONDE appartient à un système très différent de nos systèmes solaires. Il ne s'ensuit pas qu'il fasse partie de systèmes situés en dehors des étendues occupées par la voie lactée et par les autres nébuleuses'. Il se peut que notre espace comporte des espèces différentes d'univers, tantôt susceptibles d'agir partiellement les uns sur les autres, tantôt d'une indifférence et même d'une perméabilité

mutuelles à peu près complètes. Dans ce derriier cas, la coexistence des univers, quelle que soit leur proximité, ne donne lieu à aucun trouble perceptible, tandis que dans le premier cas des cataclysmes proportionnels aux analogies sont possibles. Le monde qui vient de passer au travers de notre système n'avait pas assez d'analogie avec le nôtre pour détruire 1.

Langre prend ici le terme de nébuleuse dans son double sens.

184

ROCHE-SUR-YONNE

notre terre (la masse planétaire semble n'avoir subi aucune modification sérieuse), mais il en avait suffisamment pour attaquer nos énergies superficielles et pour menacer la vie. Un degré d'analogie de plus, ou un passage moins rapide de la catastrophe, et l'animalité terrestre disparaissait.

<4 quoi qu'il en soit, nous posons l'hypothèse que nous avons subi le heurt d'un monde, incapable de compromettre l'existence de notre globe et même de troubler sa marche, et que ce monde comporte, comme le nôtre, un règne organique.

" Concluons par une parole consolante : il est tout à fait improbable qu'un tel accident se reproduise, du moins avant des milliards de millénaires -

et les résidus d'énergies et d'êtres inconnus qui persistent encore parmi nous ont cessé d'être dangereux. Les dernières expériences faites sur les groupes de Roche-sur-Yonne, dont nous faisons partie, paraissent à cet égard décisives ; les organismes parasitaires sont condamnés. Gr‚ce à notre outillage, que des hasards heureux ont perfectionné, nous pouvons en quelque manière calculer les courbes de décroissance. Notre alimentation spéciale nous met à l'abri des crises et ces crises mêmes deviennent peu redoutables : les trames vivantes qui nous enveloppent ne nous menaceraient sérieusement que si nous tentions des séparati ons prématurées : il faut attendre que ces trames se rompent d'elles-mêmes. Faut-il avouer, Messieurs, que nous attendons ce dénouement sans impatience, et même que nous désirons le voir tarder pendant quelques mois encore ? A Roche-sur-Yonne, nous n'avons souffert - et faiblement - que pendant un temps très court ; des circonstances exceptionnelles nous préservaient des épreuves qui pesèrent sur l'immense majorité de nos semblables.

185

LA FORCE MYST…RIEUSE

Notre solidarité a fini par être si douce que nous la regretterons parfois, lorsqu'enfin nous aurons reconquis notre indépendance individuelle - et mon égoJisme de savant me le fera regretter plus que personne, car il est trop évident qu'elle a favorisé extraordinairement ma collaboration avec Georges Meyral. Toutefois, vous n'en doutez pas, Messieurs, nous sommes profondément heureux de voir la famille humaine délivrée du plus épouvantable cauchemar qu'elle ait subi, depuis le temps o˘ nos ancêtres allumèrent les premiers feux et balbutièrent les premières paroles. "

Un immense applaudissement retentit à travers les jardins, des faces houleuses s'avancèrent et le vieux VAlitehead, chargé d'ans et d'honneurs, donna l'accolade aux deux physiciens, en déclarant: La postérité classera vos découvertes parmi les plus étonnantes qu'ait réalisées le génie de notre espèce.

L'acclamation retentit en tonnerre, les mains s'éle- 1 vaient tumultueuses, un enthousiasme ardent allumait les prunelles, et Langre, les paupières baignées de larmes, sentit que cette gloire dont il avait désespéré pendant ses jours d'épreuves lui était enfin donnée et ne lui serait pas reprise.

Sabine

Sabine s'avançait sous les hêtres rouges, d'un pas de reve, et quand elle sortit de l'ombre, elle parut toute proche des beaux nuages qui s'assemblaient dans l'occident. La lumière était fantasque et variable ; les ramures palpitaient, et Sabine, considérant la rivière et ses nobles peupliers, go˚tait la tiédeur vivante de la brise. La ferveur des races jeunes gonflait sa poitrine ; elle n'apercevait plus la vie comme une sylve pleine de pièges et il y avait de la témérité dans la manière dont elle secouait sa chevelure.

Tandis qu'elle s'abandonnait à l'étrange peuple des so nges, elle perçut l'approche d'un être et se tourna. Meyral sortit de la pénombre. Il avançait avec une sorte de crainte ; ses grands yeux clairs n'osaient se fixer sur la jeune femme. Elle le regarda venir. quand il fut près d'elle, il murmura:

- Dans peu de semaines, nous serons délivrés

Une mélancolie passa sur leurs visages. Les liens qui les avaient unis pendant de longs mois étaient devenus si faibles qu'ils ne les sentaient qu'aux heures d'exaltation. En cette minute, dans la brise sourdement orageuse, devant le paysage de Vieille France, ils communièrent dans un même regret:

-je ne puis m'en réjouir, répondit-elle. Il me semble que je vais être seule.

187

K@

LA FORCE MYST…RIEUSE

Elle baissa la tête et ajouta à voix basse - J'aime l'être mystérieux qui nous unit! - N'est-ce pas ? fit-il de sa voix mystique. Vous ne sauriez croire comme j'étais triste, tout à l'heure, en considérant les lignes frêles qui nous joignent encore ; j'ai cru sentir les pulsations d'agonie de celui en qui nous vivions : mon sang s'est glacé.

- je l'ai su ! J'ai partagé votre souffrance.

- Nous avons fini, sinon par le connaître, du moins par vivre en partie selon sa nature. Cette étendue étrange o˘ il existe, cette étendue sans surface et sans profondeur, comme je la sens bien, et cette durée, alternative dont chaque pulsation remonte en partie vers le passé !... J'ai en moi son rythme, plein, son rythme qui renouvelle toutes nos idées sur l'essence des choses...

Ah ! fit-elle, je suis surtout frappée par sa tristesse. E se sait en exil, en exil à jamais, séparé de son monde par un inexprimable infini. Sa douleur se reflète, en moi et je l'ignorais d'abord, car j'ignorais l'être lui-même ; puis, la communication s'est faite. je pense, je vis avec lui Lui aussi nous ignorait !... N'est-ce pas une de nos sensations les lus saisissantes de le percevoir peu à p

peu conscient de notre existence et s'attachant à nous ?

Oh! oui, soupira-t-elle... comme sa plainte nous est sensible ! Et de quelle poésie elle se mêle...

Seule la musique des maîtres pourrait nous en donner une impression très lointaine, si cette musique devenait absolument intérieure, envahissant chaque nerf dans ses profondeurs mystérieuses...

Il y eut un long silence. Puis elle regarda Meyral fixement. Leurs coeurs battirent.

Elle reprit, d'un accent un peu rauque et brusque Je sais aussi pourquoi vous m'avez suivie.

188

SABINE

Sabine ! dit-il avec tremblement. J'étais résigné, je puis l'être encore, mais prenez garde de ne me donner aucune vaine espérance : le réveil serait abominable!

Elle n'hésita qu'une seconde, puis

- Si je voulais mettre en vous ma confiance ?

- Oh! cria-t-il avec une joie prête à se changer en détresse, ne me faites rien entrevoir si vous ne m'aimez pas

Elle lui sourit, avec la malice tendre de la femme ; un immense frisson le secoua ; toute la beauté du monde passa dans un ouragan d'amour ; incliné

devant elle, craintif et farouche, il dit d'une voix brisée

- Est-ce vrai ? Ne vous trompez-vous point... n'estce pas de la compassion ?... je ne veux pas de compassion, Sabine.

Elle lui prit la main, elle se pencha vers le visage suppliant

- je crois que je serai heureuse -Ah! soupira-t-il.

Il n'y avait plus de passé, ou plutôt la minute présente contenait toute la vie, tout le temps, tout l'espace. Il demeura une minute agenouillé sur la terre sacrée o˘ se tenait Sabine ; la religion des races remplit sa poitrine, et lorsque la grande chevelure blonde toucha ses lèvres, il connut que sa destinée était accomplie.

Note bibliographique

La Force mystérieuse, in le sais tout no 96 à 99, 15 janvier-1 5 avril 1913. Paris, …ditions Pierre Lafitte.

La Force mystérieuse. Paris, Plon, Nourrit et Cie, 1914, in-16, 320 p. ; 6

réimp.

Les Autres vies et les autres mondes, illus. Maurice de Becque, portrait de l'auteur par P. Baudier. Paris, G. Crès, 1924, in16, VII-339 p., coll. "Les Maîtres du livre". [Ce volume contient: Les Xipéhuz ; La Mort de la Terre; La Force mystérieuse (version abrégée par l'auteur lui-même)].

La Force mystérieuse, illus. C. Escholier. Paris, J. Ferenczi et fils, in1 6, 175 p., coll. "Le Uvre moderne illustré" no 248.

quatrepas dans l'étrange. Paris, Hachette, 1961, 253 p., coll. "Le Rayon fantastique" no 79. [Ce volume contient: La Force mystérieuse, suivi de textes de Rudyard Kipling, Jules Verne et Karel Capek].

La Force mystérieuse, suivi de Les Xipéhuz, préface de Jean-Baptiste Baronian. Verviers (Belgique), Gérard & Cie, 1972, 252 p., coll.

"Bibliothèque Marabout" no 41 1, série science-fiction".

La Force mystérieuse, suivi de Les Xipéhuz, préface de Jean-Baptiste Baronian. Paris, Nouvelles …ditions Oswald, 1982, 248 p., coll.

"Fantastique/science-fiction/aventures".

PETITE BIBLIOTHEqUE OMBRES

LES CLASSIqUES DE L'UTOPIE ET DE LA SCIENCE-FICTION

José Moselli, Le Messager de la Planète

Suivi de La Cité du Gouffre (no 103)

Jacques Spitz, La Guerre des Mouches (no 102) LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES

Jules Veme, Le Secret de Wilhelm Storitz (no 79) - Le Chancellor (no 8 1)

- Face au drapeau (no 83)

- Maître du Monde (no 89)

-

Le Phare du bout du Monde (no 95)

LES CLASSIqUES DE L'AVENTURE ET DU MYSTERE

Eric Ambler, Les Intrusions du Dr Czissar (no 105) Charles Barbara, L'Assassinat du Pont-Rouge (no 9 1) John Buchan, La Centrale d'énergie (no 88)

Henry Cauvain, Maximilien Heller (no 97)

Erskine Childers, L…nigine des Sables (no 99) Wilkie Collins, qui a tué Zebedee ? (no 47)

E. W. Homung, Raes. Un cambrioleur amateur (no 104) Edgar Allan Poe, Les TrOU enquêtes du chevalier Dupin (no 96) Robert Louis Stevenson, Le Club du suicide (no 12) Le Diamant du rajah (no 20)

w

omposition

Petits Papiers, Toulouse.

Cet ouvrage a été achevé d'imprimer

en octo 1997

dans les ateliers de

FR--ANCEp@ @E

N' d'éditeur: 174

Dépôt légal octobre 1997

h7

J.-H. Rosny Aîné

La Force mystérieuse

roinan

" La troisième nuit vit dispareître les dernières communications électriques : les piles donnaient des courants dérisoires, l'induction dynamique semblait abolie, aucun appareil ne produisait plus d'ondes hertziennes. Au matin, les hommes se trouvèrent privés de ce système nerveux qui les unissait

1

" innombrablement " à travers la planète. Le soir, ils s'avérèrent inférieurs aux peuples des vieux ‚ges: la vapeur les abandonnait à son tour. Les alcools, les pétroles et plus encore le bois ou le charbon étaient devenus inertes. Pour produire un peu de feu, il fallait recourir à

des produits rares, qui, on en avait la certitude, ne tarderaient pas à

sombrer dans la mort chimique. >@

1

ISBN 2 -84@142-07@- 6

55F