LA FORCE MYST…RIEUSE

J.-H. Rosny Aîné (pseudonyme de joseph Henri BoÎx). Né à Bruxelles le 17

février 1856, mort à Paris le 15 février 1940. Après un séjour de dix ans à

Londres, il s'installe définitivement à Paris en 1885 et, l'année suivante, y publie son premier roman, Neil Hom de lArpnée du Salut. En 1892, son frère Séraphin Justin François BoÎx (1859-1948), qui signera par la suite J.-H. Rosny jeune, s'associe à ses travaux et de leur collaboration naîtront une cinquantaine d'ouvrages d'inspiration très diverse, publiés sous le pseudonyme de J.-H. Rosny. En 1907, les deux frères cessent leur travail en commun et joseph-Henri, sous le nom de J.-H. Rosny Aîné, publie alors plus d'une centaine de livres. Dans cette immense production, o˘ se côtoient des romans de moeurs, des romans sociaux ou des romans " de la vie moderne ", comme les désignait Rosny, il convient de citer deux séries d'oeuvres essentielles e qui, aujourd'hui encore, constituent des références et dont l'originalité ne cesse pas d'étonner * (Jean-Baptiste Baronian) : le cycle des romans préhistoriques (Vanzireh, 1892 Eyrimah, 1893 ; La Guerre dufeu, 1909 ; Le Félin géant, 1918 Heigvor du Fleuve bleu, 1930) et celui des récits de science-fiction, inauguré en 1887 par Les Xipéhuz, considéré comme le premier texte de la science-fiction moderne (La Mort de la Terre, 19 1 0 ; La Force mystérieuse, 1913 ; L'…tonnant voyage de Hareton Ironcastle, 1922 ; Les Navigateurs de l'infini, 1925-1960).

Jean-Baptiste Baronian a recueilli l'essentiel de ces cycles dans deux remarquables anthologies : Récits de science-fiction de J.-H. Rosny Aîné

(Verviers, André Gérard/Marabout, 1973) et Romans préhIswri@ues de J.-H

Rosny Aîné (Paris, Laffont/Bouquins, 1985).

J.-H. Rosny Aîné

La Force mystérieuse

roman

LES CLASSIqUES DE L'UTOPIE ET DE LA SCIENCE-FICTION

série dirigée par Paul Choleau

…ditions Ombres

Toulouse

Le texte que nous reproduisons ici est conforme à celui de la première édition en volume (Paris, Plon, Nourrit, 1914).

Couverture Petits Papiers

C 1997 Robert Borel-Rosny

et les …ditions Ombres, 50 rue Gambetta, 3 1 000 Toulouse ISBN 2-84142-73-6

A Jean Perrin et …mile Borel

Leur admirateur et ami

J.-H. Rosny Aîné

AVERTISSEMENT

Le 1 1 mars 1913, un ami américain m'adressait le billet suivant :

" A vez-vous cédé à un écrivain anglais - et des plus célèbres - le droit de refaire votre roman quiparaît actuellement dans je sais tout ; lui avez-vous donné le droit de prendre la thèse et Les détails, comme le trouble des lignes du spectre, l'excitation des populations, les discussions sur une anomalie possible de l'éther, l'empoisonnement de l'humanité - tout ?

" Le célèbre écrivain anglais publie cela en ce moment sans vous nommer, sans aucune référence à Rosny Aîné, en plaçant la scène en Angleterre. "

A la suite de cette lettre, 1 . e parcourus le numéro du Strand Magazine, o˘ mon confrère britannique, M. Conan Doyle-, commençait la publication d'un roman intitulé: 'Me Poison Belt*. Effectivement, il y avait entre Le thème de son récit et le thème du mien des coÔncidencesf‚cheuses, entre autres Le trouble de la lumière, les phases d'exaltation et de dépression des hommes, etc. ; - coÔncidences qui apparaîtront clairement à tout lecteur des deux oeuvres.

_T'avoue que je ne pus, vu l'extrême particularité de la thèse, refréner quelques soupçons - d'autant plus que, en Angleterre, il arrive assezfréquemment que des écrivains achètent une idée, qu'ils exploitent ensuite à Leur guise : quelqu'un

La Ceinture empoisonnée.

9

AVERTISSEAOENT

avait pu proposer mon sujet à M. Conan Doyle. - Certes, une coÔncidence est toujours possible et, pour mon compte, je suis enclin à une large confiance. Ainsi, j'ai toujours été persuadé que Wells n'avait pas lu mes Xipéhuz, ma Légende sceptique, mon Cataclysme, qui parurent bien avant ses beaux récits. C'est qu'il y a dans Wells je ne sais quel sceau personnel, qui manque à M. Conan D˚yL-. Nimporte, mon but n'est pas de réclamer. Je tiens pour possible une rencontre d'idées entre M. Conan DoyL- et moi; mais commeje sais, par une expérience d6à longue, qu'on est souvent accusé de suivre ceux qui vous suivent, j'estime utile de prendre date et defaire remarquer que je sais tout avait eà fait parakre les deux premières parties de La Force mystérieuse quandThe Poison Belt commença à paraître dans le Strand Magazine.

J.

-H. Rosny Aîné

PREMIERE PARTIE

I

La MaladÔe de la lumière

L'image de Georges Meyral semblait traversée de zones brumeuses qui tantôt se rétractaient et tantôt s'élargissaient - faiblement ; elle apparaissait moins lumineuse qu'elle n'aurait d˚ l'être.

- C'est inadmissible ! grommela le jeune homme.

Les deux lampes électriques, après examen, se révélèrent normales, et le miroir fut essuyé. Le phénomène persistait. Il persista encore quand Meyral eut remplacé successivement les lampes.

- Il est arrivé quelque chose au miroir, à l'électricité ou à moi-même.

Une glace à main révéla des singularités identiques: par suite, le miroir était sans reproche. Pour mettre sa propre vision hors de cause, Georges appela sa bonne à tout faire. Cette créature hagarde, à la face rôtie et aux yeux de pirate, vint examiner sa propre image. D'abord, elle ne remarqua rien, car elle avait presque perdu le sens de la coquetterie, puis, sans avoir subi aucune suggestion, elle déclara :

- On dirait qu'y a des raies et puis une petite vapeur. - Mes yeux sont innocents ! remarqua Meyral... Marianne, apportez-moi une bougie.

Deux minutes plus tard, à la lueur de la bougie, le phénomène se confirmait, aggravé par un épaississement des LA FORCE MYST…RIEUSE

zones il se reproduisit dans les diverses pièces du logis et encore dans l'escalier, éclairé au gaz. Ainsi ni l'électricité, ni la glace, ni les yeux de Meyral ne pouvaient être soupçonnés de quelque anomalie qui leur f˚t particulière. Il fallait recourir à des conjectures plus générales.

Elles affluaient. Il était logique de songer d'abord à une singularité de la lumière. Mais qu'est-ce qui prouvait que la perturbation ne s'étendait pas à l'ensemble du milieu ? Et o˘ s'arrêtait ce milieu ? Ce pouvait être la maison, la rue, le faubourg, la ville entière, la France, l'Europe...

Meyral tomba dans une rêverie passionnée. C'était un homme de trente-cinq ans, de la race des hommes maigres et musclés. Les yeux empêchaient d'abord de remarquer le visage : ces yeux, couleur béryl, étoilés d'ambre, étaient vigilants mais distraits, et passaient d'une confiance excessive à

l'inquiétude ou au soupçon. Sa bouche écarlate annonçait une ‚me d'enfant, le front se noyait dans une chevelure en flocons et en spirales, qui n'obéissait qu'à la brosse métallique.

Meyrai était de ces savants pour qui le laboratoire est un champ de guerre.

Grisé par le monde corpusculaire, par les profondeurs du " sous-sol ", il cherchait la Genèse dans des mélanges hasardeux, au sein de l'évolution sauvage et brumeuse des colloiides. L'anomalie qu'il venait de surprendre le plongeait dans une de ces crises d'exaltation o˘ il croyait entrevoir

"les autres plans de l'existence ".

Cependant, l'heure le pressait. Il devait rendre visite à Gérard Langre, son maître, qu'il admirait par-dessus tous les hommes. Il acheva sa toilette et n'oublia pas d'emporter un miroir de poche. Trois fois, il s'arrêta devant des glaces pour y contempler son image. Tandis 1 2

LA MALADIE DE LA LUMIERE

qu'il s'examinait, près de la chemiserie Revelle, une voix de cristal fêlé

l'interpella :

Tu te trouves beau, mon mignon ?

aperçut une jeune personne, aux yeux ensemble gouailleurs et pathétiques :

- Ce n'est pas moi que je regarde! fit-il distraitement.

- Ah ! bien, s'esclaffa-t-elle... C'est ton père ?

- Le phénomène persiste !

- J'te crois qu'y persiste ! Est-ce qu'y paie une bleue, le phénomène ?

Meyral se mit à rire.

- Je paie une bleue, si vous voulez vous regarder attentivement dans cette glace et dire ce que vous voyez.

Elle le considérait avec effarement: - Il est louf !

Sachant qu'il faut déférer aux manies des fous, elle obéit de bonne gr‚ce:

- V'la, je me reluque!

- Faites bien attention.

Elle y mit de la bonne volonté.

- qu'est-ce que vous voyez ?

- Tiens! ma fiole...

-

Sans rien de particulier ?

La petite ouvrit et referma plusieurs fois les paupières - Y a comme qui dirait des petites lignes qui ne sont pas ordinaires.

- Eh bien ! fit Meyral avec un sourire, c'est ça le phénomène. Voilà la bleue.

Et il lui remit une effigie de Léopold II.

quelque exaltation régnait aux terrasses ; beaucoup de gens piaillaient. Au coin de la rue Soufflot, des sergents de ville intervinrent dans une rixe.

1 3

LA FORCE MYSTERIEUSE

- L'humanité est orageuse !

Le jeune homme arriva chez Gérard Langre à l'instant o˘ neuf heures sonnaient à Saint-jacques-du-Haut-Pas. Le physicien vint ouvrir sa porte lui-même. C'était un vieillard excitable et fatigué, dont la tête fléchissait à droite ; sa chevelure était énorme et si blanche qu'on l'avait surnommé le Phare:

- Ma bonne est au lit, dit-il. Elle a sa crise de foie et des pressentiments horrifiques.

-

Pourquoi avez-vous une servante aussi lugubre ?

-

La gaieté m'énerve.

Langre menait une vie désorbitée. Ses démêlés avec les universitaires lui avaient fait une jeunesse besogneuse. Plein de génie, doué de l'opini‚treté

et de l'adresse des grands expérimentateurs, il connut l'amertume affreuse de se voir devancer par des hommes qu'inspiraient ses découvertes ou ses brochures. Il travaillait avec des appareils si rudimentaires et des matériaux si restreints qu'il n'atteignait au but que par le miracle de son obstination, de sa vigilance et de son agilité professionnelle. Une vision exaltée suppléait à la misère de ses laboratoires. Sa défaite la plus rude, qui lui rongeait l'‚me, fi‚t celle du diamagnétisme rotatoire. Il poursuivait les expériences qui devaient élever le diamagnétisme au rang des phénomènes directeurs, lorsqu'il amena Antonin Laurys dans son laboratoire. Laurys, admirable assimilateur, était connu par trois ou quatre menues découvertes, de l'ordre parasitaire. Dans une oeuvre de collaboration, ce jeune savant pouvait rendre d'immenses services. Mais il lui manquait la vue qui perce les nuages. Réduit à lui-même, il e˚t accumulé les travaux qui complètent ou précisent, et surtout les "variantes

". E charmait Langre par sa compréhension éloquente et par des éloges, dont le pauvre

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LA MALADIE DE LA LUMIERE

homme, recru de fatigue et abreuvé d'injustice, avait le plus pressant besoin. Un matin, saisi d'une ferveur de confidence, Langre raconta ses misères et montra le méchant outillage à l'aide duquel il s'attaquait au diamagnétisme rotatoire. Il avait obtenu deux résultats ensemble caractéristiques et détestables. Contrairement à son habitude, Laurys ne parut pas bien comprendre. Ses éloges passèrent à côté, son admiration se raccrocha à des tangentes. Trois mois plus tard, il communiquait à

l'Académie des Sciences une découverte capitale et qui n'était autre que la découverte de Langre, mais incontestable, entourée des garanties que donnent les expériences poursuivies avec d'excellents appareils et des matériaux de choix. Effondré, puis fiévreux, et fou d'indignation, Langre protesta avec véhémence.

L'autre, ayant fait une réponse modeste et déférente, répandit des notes anonymes o˘ l'on rappelait les revendications antérieures de Langre et ses démêlés avec les universitaires. En divergeant, la querelle s'obscurcit.

Gérard passa pour un esprit chagrin, prompt à l'illusion et accoutumé aux accusations téméraires. Il eut pour défenseurs deux ou trois jeunes hommes obscurs, à qui les revues dominantes étaient closes, et perdit la grande découverte de sa vie comme on perd un héritage. Il ne s'en consola jamais.

Devenu vieux, privé d'honneurs, pourvu de cette renommée branlante que vous font quelques hères acrimonieux et quelques solitaires enthousiastes, pauvre, harassé, malade, il rugissait à voir Laurys gorgé de postes, tapissé de décorations et saturé d'une gloire qui promettait d'être immortelle. Cependant le vaincu avait pour lui Georges Meyral, et un tel disciple le remplissait d'orgueil.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Vous avez bien fait de venir, dit-il après un silence. Ma journée a été

pleine d'obsessions sinistres et d'amère hypocondrie.

Il serrait à deux mains la main de Meyral ; ses yeux palpitaient, ardents, creux et lamentables.

- Je suis si las et si seul ! bégaya-t-il avec une sorte de honte. Par moments, au crépuscule, je sentais passer sur mon front ce vent d'imbécillité dont parlait Baudelaire.

Meyral le regardait avec sollicitude

- Et moi aussi, j'ai été anormal, riposta-t-il... Comme si j'avais trop pris de café. Ma bonne s'est montrée particulièrement excitable : elle soliloquait. Enfin, ce soir, la foule avait une allure orageuse...

Il vit le Temps qui traînait sur une table et s'en empara - Excusez-moi, grand ami.

Dépliant l'ample feuille, il fourrageait à travers les colonnes.

@ Tenez... PagitatÔon humaine s'est accrue ; les suicides, la folie, le meurtre. Hier, déjà, c'était sensible.

Gérard, impressionné, se pencha sur la gazette. Il y eut un court silence, émouvant.

- Vous ne parlez pas à la légère, fit le vieil homme. qu'est-ce que vous pensez ?

- je pense qu'il se passe des choses insolites sur ce coin de la planète !

Vous êtes-vous regardé dans une glace ?

- Dans une glace ! fit Langre, surpris. Ce matin peutêtre, pour démêler mes cheveux.

- Vous n'avez rien remarqué ?

- Rien. Il est vrai que je me regarde distraitement.

Meyral, soulevant une des deux lampes à pétrole qui éclairaient la chambre, la porta devant une glace.

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LA MALADIE DE LA LUMIERE

voyez.

Langre considéra son image avec l'attention précise d'un expérimentateur.

- Ah ! diable ! grommela-t-il. Il y a là des zones...

- N'est-ce pas ? La lumière a quelque chose. Depuis quand, je l'ignore...

C'est tout à l'heure, au moment o˘ je venais de revêtir un costume de sortie, que je m'en suis aperçu...

- Avez-vous fait les vérifications utiles ?

- Je me suis borné à vérifier le phénomène tel quel... je l'ai même vérifié

en route, devant la chemiserie Revelle.

Les deux hommes méditaient, avec cet air brumeux et presque abruti des savants qu'absorbe une conjecture.

- Si la lumière est malade, reprit enfin Langre, il faudra savoir ce qu'elle a !

Il se dirigea vers une table, o˘ l'on discernait un attirail d'appareils optiques : prismes, lentilles, plaques de verre, de quartz, de tourmaline, de spath d'Islande nicols, spectroscopes, miroirs, polariscopes...

Langre et Meyral prirent chacun une plaque de verre, afin de vérifier si la lumière réfractée confirmait l'anomalie signalée par la lumière réfléchie.

Rien ne se décela d'abord. Il fallut un moment pour que Gérard, puis Georges, crussent remarquer quelque nébulosité sur les bords des images.

Ils recoururent à des piles de plaques la nébulosité s'accusa, les contours de l'image s'irisèrent, finement :

- Faible anomalie, marmonna Langre. Il fallait s'y attendre, puisque les milieux réfractés de l'oeil ne nous avertissent point.

Meyral collait un fil noir sur une des plaques. Après avoir diversement orienté les lames, il remarqua:

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Une double réfraction est perceptible, mais l'indice extraordinaire diffère à peine de l'indice ordinaire, - et comme il n'y a pas de trace d'axe, je suppose que chacun des rayons suit les lois de Descartes.

- Pas d'axe! grommela Langre. Pas d'axe! C'est absurde, mon petit!

Il baissa les sourcils, agacé.

- Rien ne permet de supposer un axe. quelque orientation que j'essaie, les images demeurent immuables.

- Alors, il faudrait imaginer une double réfraction en milieu isotrope ?

C'est de la démence.

- Oui, provisoirement, c'est de la démence, convint Meyral.

Gérard remua la pile de glaces avec humeur. Son oeil demeuré perçant, ressemblait à un oeil de rapace. Enfin, ayant à plusieurs reprises vérifié

la distance des images à l'aide de projections micrométriques :

- C'est fou! C'est fou! gémit-il. Les deux rayons suivent les lois de Descartes.

Il atteignit furieusement une plaque de spath d'Islande et la posa sur une brochure. Une immense consternation lui contracta le visage ses mains s'élevèrent vers le plafond :

- Il y a quatre images

- quatre images !

Ils demeuraient là, béants, dans un silence o˘ se mêlaient la curiosité, l'ahurissement et l'angoisse.

Ce fut Gérard qui reprit la parole.

- Notre étonnement est stupide ! La deuxième expérience est la démonstration d'une logique dans l'extravagant. Puisque le verre donne deux images, fatalement le spath doit en donner quatre.

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LA MALADIE DE LA LUMIERE

Toutes les images actuelles devraient nous paraître doubles, nota Georges.

Sans doute, la différence des indices est trop faible pour que la rétine nous renseigne.

- Et puis, nos f‚cheux pouvoirs d'accormnodation grogna l'autre.

Ce disant, il dirigeait un faisceau de rayons parallèles sur un prisme de flint glass, tandis que Georges recevait le "spectre @> sur un écran :

- L'empiétement est visible. Le rouge s'étend sur l'orangé... le jaune s'étend sur le vert. Tout se passe comme si l'on superposait imparfaitement deux spectres à peu près identiques.

Cependant Meyral s'était approché d'un appareil de polarisation rotatoire ; il darda un faisceau de rayons rouges.

- Pas besoin de vous demander le résultat ? s'écria le vieil homme. Vous n'arrivez pas à en obtenir l'extinction...

- C'est exact.

- Ergo, la lumière est positivement dédoublée sur tout le parcours du spectre...'Et ce n'est pas un phénomène de réfraction !

Non, acquiesça pensivement Georges, non, ce n'est pas un phénomène de réfraction. Chaque rayon semble vivre une vie indépendante, se réfractant et se polarisant à peu près de la même manière que son rayon jumeau. Il y a une légère, une très légère inégalité au point de départ, c'est-à-dire dans les indices normaux de réfraction, mais, jusqu'à présent, nous ne constatons aucune autre dissemblance. C'est un mystère déconcertant.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

C'est un épouvantable mystère, une négation intolérable de toute notre expérience, et je n'entrevois pas même l'ombre d'une explication. Car, enfin, le problème est celui-ci : étant donné une lumière, supposons queue se dédouble sans faire intervenir la réfraction ou la réflexion, sans recourir à une polarisation. Nous sommes en pleine aberration.

- Remarquons pourtant, suggéra timidement Meyral, que, dans son ensemble, l'intensité de la lumière semble avoir décru. Donc, la lumière serait dédoublée, mais affaiblie. Le dédoublement, par suite, aurait pu se faire aux dépens d'une partie de l'énergie lumineuse disponible.

- Et qu'est-ce que cela expliquerait ? cria Gérard d'un ton agressif.

- Rien! concéda le jeune homme. Du moins, cela tend à sauver les principes de conservation.

- Dans l'espèce, je me fiche des principes de conservation ! Ils me gêneraient plutôt... je préfère l'idée d'une intervention énergétique extérieure, coupable de la maladie de la lumière et au moins pourrais-je espérer pincer l'énergie perturbatrice au demi-cercle. Tandis que, s'il y a déperdition...

- Pourquoi la déperdition serait-elle insaisissable ? On peut bien retrouver un résidu !... Et la déperdition n'est pas non plus la négation d'une intervention extérieure.

- Bah! Toute hypothèse apparaît puérile. Expérimentalement, nous avons à

peine effleuré le problème... Ce qui arrive est tellement grandiose que j'ai honte d'avoir ergoté. Travaillons !

- Travaillons ! accepta Georges avec une exaltation égale à celle du vieil homme.

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LA MALADIE DE LA LUMIERE

Ils se rapprochaient de la grande table pour reprendre leurs expériences, lorsqu'un aigre coup de timbre retentit dans le corridor.

- Letéléphone!... A cette heure ! quel primate peut avoir quelque chose à

me dire ?

Et Langre se dirigea vers l'appareil avec un regard rancuneux.

- Allô ! qui est là ?

- Moi... Sabine. Viens vite. Il a un dangereux accès de neurasthénie... Il est presque fou !

Le récepteur dénonçait une voix de détresse qui fit blêmir le physicien. Il ne s'attarda pas à demander des explications.

- Il faut fuir, prendre une auto et te faire conduire ici.

- C'est impossible. Il m'a enfermée avec les enfants... Seul tu peux agir.

Il n'écoutera que toi...

- Eh bien, j'arrive !

Langre laissa retomber le cornet du récepteur et se précipita dans son laboratoire.

- Ma fille m'appelle, clama-t-il. Ce misérable Pierre devient fou!

Attendez-moi ici.

- Je préfère vous accompagner. Vous aurez peut-être besoin d'aide.

Langre n'accepta pas tout de suite. Comme il arrive aux émotifs, son inquiétude devenait brusquement intolérable ; il était pris de vertige. Ce fut court.

- Oui, venez, fit-il. Il a une espèce d'amitié pour vous. A nous deux, nous le calmerons.

Il ajouta, pensif :

- Il n'est pourtant pas dément ?

- Il peut l'être ce soir!...

Tandis que l'auto les emporte, Langre songe à ce méchant mariage qui aggrave ses mélancolies. Il a toujours

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LA FORCE MYST…RIEUSE

bl‚mé le choix de sa fille et le juge incompréhensible. Pourquoi a-t-elle préféré ce personnage taciturne et hypocondriaque à tant d'autres ? Pierre Vérannes est sans gr‚ce, de caractère intraitable, d'humeur brutale, et son intelligence ne dépasse guère celle du troupeau.

- Le mystère des préférences ! soupirait le père.

Ce n'est pas le mystère des préférences. Dans la claire Sabine, rien ne s'ajuste aux qualités ni aux défauts de Vérannes. Elle n'aime pas sa structure. Surtout elle ne l'a point choisi. C'est lui qui l'a voulue, avec une énergie sauvage, avec une opini‚treté intolérable. Pour la conquérir, il a su réfréner sa grossière impatience, dompter ses frénésies et dissimuler sa rudesse. Il n'a montré que sa mélancolie. Humble et sombre, il parut un grand drame humain, il apporta l'infini de l'inquiétude, le sacrifice et cet air de vouloir mourir qui bouleverse les femmes. La brièveté des entrevues, leur allure craintive et furtive, loin de le desservir, lui furent salutaires ; elles permettaient une extrême densité

d'émotion, elles dissimulaient les maladresses, les fissures, la lie des

‚mes, elles arrangeaient les paroles incomplètes et donnaient un sens subtil ou mystérieux aux jeux du visage... Il eut encore pour lui l'enfance de Sabine et les vicissitudes. Elle connaissait trop, par la vie ravagée du père, l'histoire des souffrances injustes, la légende des grandeurs méconnues. Les traits de l'homme, son accent, ses gestes, sa manière haletante, les p‚leurs ardentes de la jalousie correspondaient étrangement à cette légende. Sabine était saisie jusqu'au tremblement par la pensée qu'elle agirait avec Pierre comme la société avec Langre.

Son ‚me pathétique subit le drame ; l'illusion fut totale, car elle aima Vérannes. Elle ne l'aima pas comme elle e˚t aimé un homme mieux nuancé et plus adapté à

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LA MALADIE DE LA LUMIERE

sa nature, mais enfin elle l'aima. Le sort social est aussi restreint que complexe. Ceux qui furent construits les uns pour les autres se frôlent dans la rue, au thé‚tre et dans les salons, mais, si proches, sont à des distances incommensurables - ou, plutôt, des isolateurs subtils les séparent. Par suite, les choix sont falsifiés. Une obscure fortune les détermine o˘ notre action propre est négligeable... Sabine subit Vérarmes parce que les combinaisons de l'heure, des rencontres et des coÔncidences l'avaient décidé.

Ensuite, elle paya. Enchaînée, rudoyée de jalousie, asphyxiée d'inquiétude, elle vécut la vie rongeuse des femmes autour desquelles rôde le soupçon.

Parce que son compagnon l'aimait, elle devint une petite créature tremblante, qui n'avait de sécurité ni le jour ni la nuit, ni parmi les autres, ni dans le petit désert du foyer, ni dans la caresse, ni dans le travail. Dans le vaste monde et dans le monde intime, rien qui ne f˚t un danger. Un mot comme un silence, un geste comme une lecture, une étoile comme la lueur d'une lampe, tout excitait le fauve. Tel jour, chaque minute suggérait la paix, la sérénité et la confiance. On ne s'était pas quitté.

On n'avait vu personne. Les pas ne dépassaient pas le jardin - le soir rouge se mourait délicieusement dans la nuit noire... Et tout de même le soupçon naissait, telle une petite flamme au bout d'un brin d'herbe; il croissait, il prenait toute l'‚me de Pierre, il la remplissait de chocs odieux et sinistres...

Deux enfants étaient venus, qui n'avaient pu guérir le sombre homme.

quoiqu'il ne f˚t guère perspicace, en dehors de ses cornues, de ses microscopes ou de ses bobines, Langre finit par connaître la misère de sa fille.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

quand elle vit qu'il savait, elle dissimula avec moins de courage. Il intervenait par intermittences ; Vérannes craignait ce grand vieillard, dont il connaissait confusément la valeur et dont l'amère éloquence l'hypnotisait,

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moumwOFF"

La Nuit rouge

L'auto roulait en grande vitesse. Des gens l'injuriaient au passage ; les carrefours vomissaient des créatures furibondes ; le chauffeur faisait des gestes superflus, remuait la tête d'une façon maniaque ou répondait aux vitupérations par des cris rauques et des coups de trompe.

- Le malheureux s'exalte! murmura Meyral, tandis qu'on atteignait le pont de l'Alma.

Lui-même subissait une griserie ; les yeux de Langre luisaient sauvagement sous les gros sourcils blancs. Cette hyperesthésie inquiétait d'autant plus le jeune homme qu'elle semblait s'accroître... Il ne S'étonna pas, avenue Marceau, de voir quatre passants bien vêtus se précipiter les uns sur les autres à grands coups de canne. Une femme se rua devant l'auto avec une clameur lugubre, et le chauffeur, qui ne l'évita que par miracle, ricanait comme une hyène. Auprès de l'Arc, débutait une vaste bagarre ; plusieurs centaines d'individus traquaient, en hurlant et en brandissant des armes, quelques agents aux allures de molosses. Soudain les cris se firent épouvantables : une auto, après avoir écrasé plusieurs hommes, Projetait son chauffeur parmi la foule.

Ce ne f˚t qu'une vision. L'avenue du Bois-de-Boulogne ouvrait sa large perspective ; la voiture filait comme une automobile de course, d'autres bolides trépidaient

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LA FORCE MYST…RIEUSE

dans la pénombre et presque toutes les vitres ruisselaient de lumière.

- La fièvre s'étend, grommela Meyral avec une "mélancolie exaspérée ". La démence sabre l'humanité ainsi qu'une charge de cavalerie.

L'auto s'arrêta dans la rue Marceau, devant un petit hôtel b‚ti en pierres meulières, entrecoupées de briques rouges. Un frêle jardin le précédait, o˘

l'on entr'apercevait un peuplier, quelques ifs et des passe-roses.

- Nous vous gardons ! dit Gérard au chauffeur.

Le chauffeur fit une moue farouche :

- Comme vous voudrez! rauqua-t-il. Seulement, faudrait pas que ça soit pour longtemps, vu que j'ai besoin de mon repos : y a quinze heures que je roule.

Il avait, en somme, une bonne gueule de dogue, aux yeux sanguinolents et candides, mais il était copieusement exalté. Meyral le considérait avec une attention anxieuse :

e Il est normal ! "

Et à voix haute :

- Nous t‚cherons de ne pas trop vous faire attendre, dit-il avec douceur.

L'homme prit une physionomie à peu près cordiale.

Au moment o˘ Langre étendait la main vers le bouton de la sonnerie, la porte du petit hôtel s'ouvrit brutalement ; tête nue, les cheveux défaits, un homme bondit dans le jardinet et se rua vers la grille.

- Mon beau-père! s'exclamatif avec une stupeur hagarde.

Et d'une voix tonnante

- O˘ est Sabine ? O˘ sont les enfants ?

- Comment le saurais-je ? répondit fougueusement Gérard.

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LA NUIT ROUGE

Ils se regardaient à travers les barreaux, comme des fauves. Leurs yeux brasillaient pareillement, le même défi contractait leurs m‚choires. Dans cette première seconde, enfiévrés par l'influence mystérieuse, ils parurent prêts à bondir l'un sur l'autre. Mais la colère céda à l'inquiétude.

- Oui, comment le saurais-je ? reprit plaintivement Langre. Il y a vingt-cinq minutes, j'étais chez moi, et Sabine...

... était encore ici, acquiesça fiévreusement Pierre.

Elle ne peut donc être loin, intervint Meyral, qui se tenait à quelque distance de la grille.

Vérannes tourna vers lui une bouche hargneuse, mais l'observation avait porté.

- Avez-vous bien fouillé la maison et le jardin d'arrière ? demanda le vieil homme.

- J'ai tout fouillé.

- Elle est partie seule ?

- Elle a emmené les deux enfants et une femme de chambre.

- Alors, fit Langre, il n'y a qu'à se partager le champ des recherches.

Vous, Vérannes, fouillerez les rues avoisinantes. Meyral, le chauffeur et moi explorerons une aire plus large.

- je ne veux pas que des étrangers se mêlent de ma vie intime ! cria farouchement le mari.

Vous ne voulez pas ? fit Langre exaspéré. Vous ne voulez pas ! Ah ! n'estce pas, il est temps que ça finisse. Pour le moment, vous n'êtes pas le compagnon de Sabine, vous êtes un malfaiteur! Vous ne devriez même pas participer à nos recherches. Si je consens à vous y mêler, c'est que, dans la circonstance, vous allez vous conduire

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LA FORCE MYST…RIEUSE

comme un brave homme. Oui, vous avez beau être un maniaque, vous vous rendez compte de votre iniquité.

La haine, l'angoisse et la révolte convulsaient Vérannes. Tout de même, il était dominé. Taciturne, il se borna à faire un geste bref et dur, puis il rentra rapidement dans l'hôtel.

- Il va chercher la domestique, grommela Langre Inutile de l'attendre. Commençons nos recherches.

- Par o˘ ? demanda Georges,

- Par l'avenue du Bois.

- Ce n'est pas mon avis. Votre fille s'est sauvée au hasard, pendant que son mari, pour une raison ou pour une autre, était à l'étage. Elle a d˚

n'avoir qu'une seule idée : chercher un refuge chez vous.

- Elle savait que j'allais venir.

- Elle le savait, elle y comptait, et s˚rement elle a hésité avant de sortir. Puis, la peur l'a emportée; une peur née des allures de Vérannes, qui a inévitablement prononcé des paroles démentes, mais aussi de la surexcitation queue partage avec nous tous. Elle s'est donc sauvée et je pense qu'elle se cache - non loin d'ici. Un de nous deux devrait attendre... l'autre irait soit au Métropolitain de l'avenue du Bois, soit à

celui de l'avenue de la Grande-Armée, soit encore aux prochaines stations de fiacres.

- Vous avez raison ! La femme de chambre qui accompagne Sabine repassera par ici pour m'avertir. je m'étonne même qu'elle ne soit pas encore venue...

- Cette nuit est si difficile ! bougonna Meyral. qui attendra ?

- Il vaut mieux que ce soit moi. Prenez l'auto.

Georges ne s'attarda point. Il donna un ordre et monta dans la voiture au moment o˘ Vérannes ressortait du

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LA NUIT ROUGE

petit hôtel. Le chauffeur avait repris la grande vitesse. En deux minutes la voiture atteignait l'avenue de la Grande-Année, o˘ Meyral inspecta la station des fiacres. Ensuite il descendit dans la station du Métropolitain.

Il prit un ticket et alla jusqu'au quai d'embarquement. quelques hommes et quelques femmes y attendaient en donnant des signes d'impatience.

Au moment o˘ le physicien ressortait l'employé l'interpella d'un air furibond:

- quèque vous faites ?

- «a ne vous regarde pas ! répliqua Meyral.

- Faudrait voir pourquoi vous entrez ici sans motif L'homme n'insista point ; Georges regagna l'avenue. On y menait grand tapage. Dans un restaurant éclaboussé de lumières, des hommes et des femmes chantaient, hurlaient ou glapissaient; deux rôdeurs, au seuil d'un bar, menaçaient de

"zigouiller " le patron; les passants avaient des allures insolites.

e «a continue ! " songeait Meyral.

Il allait donner un ordre au chauffeur, lorsqu'il avisa la petite gare de Ceinture, qu'il n'avait jamais utilisée et dont il ignorait à peu près l'existence : elle constituait un lieu d'attente excellent. Après avoir évité un groupe o˘ retentissaient d'incohérentes palabres, Georges gagna la salle d'entrée. Elle était vide, ce qui le désappointa. Il ex amina fiévreusement le sol poudreux, un vieil homme penché devant le guichet, un cadran pneumatique qui marquait onze heures et demie, et, de morne, l'endroit devint lugubre.

Une formidable impatience secoua le jeune homme.

Un billet pour Saint-Lazare, demanda-t-il à la buraliste.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Cette femme eut un long tressaillement et timbra le billet d'une main saccadée.

" Comment tout cela va-t-il finir ? se demandait Meyral en descendant l'escalier. Mon exaltation s'aggrave. Celle des autres doit s'aggraver aussi. Ne deviendronsnous pas tous fous ou enragés avant la fin de la nuit ? " Un spasme le secoua, sans entraver sa marche; les quais et les rails se décelèrent plus sinistres encore que la salle d'attente.

L'éclairage était piteux, deux ombres erraient misérablement, et le coeur de Georges sursauta : il venait d'apercevoir là-bas, cachée par une colonne, une femme assise. Un enfant était auprès d'elle, elle en tenait un autre sur ses genoux.

- Sabine, chuchota-t-il.

Des souvenirs s'élevaient, si doux, si frais et si tristes qu'il en était secoué jusqu'au fond de l'être. Il les refoula et se présenta devant Mme Vérannes avec un visage calme. E˚t-elle vu un loup, elle n'aurait pas paru plus saisie. On voyait trembler sa petite main ; elle étreignait convulsivement son enfant ; le feu de ses prunelles scintillait cormne le feu des étoiles ; tout à la fois, elle révélait un étonnement exagéré et une terreur explicable.

- Est-ce le hasard qui... balbutia-t-elle.

Elle demeura court.

-

Ce n'est pas le hasard, dit-il, je vous cherchais.

-

Vous me cherchiez ?

Elle eut un vague sourire ; elle parut plus cahne et presque joyeuse.

C'était une créature étincelante par l'éclat des cheveux blonds, en meule, par le teint de liseron et d'églantine, pathétique par les grands yeux variables et timides.

- quand vous avez appelé votre père, j'étais chez lui, poursuivit Meyral.

Nous sommes venus ensemble. Il

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LA NUIT ROUGE

vous attend près de votre hôtel, car nous avons supposé que vous lui enverriez la femme de chambre.

- Elle doit l'avoir rejoint, chuchota-t-elle.

- Vous ne voulez pas que nous allions le retrouver ?

Elle jeta une faible plainte :

- Oh! non... oh! non, je ne veux pas revoir l'hôtel cette nuit, je ne veux pas être exposée à rencontrer...

Elle n'acheva pas ; l'épouvante était sur elle ; ses lèvres s'agitaient à

vide.

- Nous attendrons donc, fit-il, troublé par le trouble de l'émouvante créature. La distance est courte.

Par une saute de sentiment analogue à celle de naguère, elle se rassura d'un bloc.

- Oh! que je suis nerveuse ! avoua-t-elle.

Il répondit machinalement:

- Nous sommes tous nerveux cette nuit.

Son accent marquait la tristesse et le malaise. Les souvenirs affluaient, foule cruelle, dissolvante et magique.

- Peut-être vaudrait-il mieux attendre là-haut ? repritil pour faire diversion.

Elle approuva d'un signe de tête ; Meyral souleva doucement la fillette qui était assise à côté de sa mère, tandis que Sabine emportait le baby.

Es n'attendirent guère. Cinq minutes à peine s'étaient dissipées lorsqu'on vit paraître Langre avec la femme de chambre. Gérard montra une joie excessive ; ses mains tremblaient; il avait ce sourire crispé des vieillards o˘ le bonheur même mêle quelque chose d'instable et de tragique.

Et ses yeux vifs ne cessaient de couver les deux petits, la race incertaine qui devait s'étendre sur le profond avenir.

- que désires-tu, ma chérie ? munnura-t-il enfin. Veux-tu que nous rejoignions ton mari ?

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Elle jeta la même plainte qu'elle avait fait entendre à Georges :

- Oh! non... pas maintenant... plus jamais peutêtre.

Elle ajouta, d'une voix basse et impressionnante -J'ai lutté, père, j'ai lutté avec ferveur ; je crois que j'ai été résignée, peut-être courageuse -

mais je ne peux plus, je ne peux plus !

- Ce n'est pas moi qui te contraindrai à le revoir, répondit sombrement le père.

quand le groupe se retrouva avenue de la GrandeArmée, une querelle sans cause convulsait deux hordes d'individus frénétiques ; le hourvari s'enflait; des créatures louches rôdaient près de la barrière.

Il fut impossible de découvrir un véhicule de renfort on convint que la femme de chambre prendrait le Métropolitain.

D'abord, le chauffeur poussa un aboiement de colère -Je suis pas un omnibus! - Non, mais vous êtes un brave homme, riposta vivement Meyral, et vous rendrez service à de braves gens.

E montrait la jeune femme et les petits. Le cocher, saisi d'un attendrissement brusque, se tapa sur le sternum, en criant d'une voix généreuse :

- On a du coeur! et du bon!

La voiture fila par des rues désertes ; on apercevait deci de-là, des silhouettes agitées ; presque toutes les fenêtres étaient lumineuses. Rien ne troubla les voyageurs jusqu'à l'église Saint-François-Xavier. Là, des bandes erratiques surgirent, composées d'artisans qui venaient de Grenelle ou du Gros-Caillou. Elles évoluaient rapidement, dans une même direction.

Parfois, un cri se répercutant de bouche en bouche finissait par des clameurs unanimes.

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LA NUIT ROUGE

L'automobile fut saluée de vitupérations et d'injures. Un individu pl

‚treux, aux bras de gorille, croassa - La reprise!... La reprise !...

D'un élan, sur l'air des lampions, les groupes scandèrent :

- La re-pris' ! La repris'

A chaque tour de roue, la foule s'accusait plus dense des hommes débouchaient sans rel‚che des voies latérales, et le chauffeur, après quelques embardées, dut ralentir l'allure.

- Est-ce que tu veux écrabouiller les travailleurs ? ricana un homme noir, au nez plat et aux yeux circulaires.

- J'suis un travailleur plus conscient que toi ! hurla le chauffeur, et puis syndiqué !

- Alors, f.. tes bourgeois su' le pavé de bois.

- C'est pas des bourgeois... C'est des chic types... et une femme et deux gosses !

Il aboyait, terrible et rauque, comme un grand molosse dans la nuit.

L'homme aux yeux ronds était déjà à trente mètres à l'arrière ; un grondement formidable émanait de la gare Montparnasse :

- La mort! La mort!

Presque tout de suite un chant s'enfla, par vagues successives, comme une marée

C'est le grand soir, c'est le grand soir,

C'est le grand soir des exploiteurs

N...

de D... grogna le chauffeur... ça y est V'là la nuit rouge 33

LA FORCE MYST…RIEUSE

L'auto avançait en douceur, sans éveiller de protestations, car le chauffeur s'était mis à chanter avec les autres, et le refrain sortait de sa poitrine comme un rugissement

Les bourreaux mordront la poussière,

Lève-toi, peuple aux mille bras,

Nous allons tuer la misère :

La nuit rouge monte là-bas

Des masses sans nombre galopaient vers la gare. Six grands aéroplanes dardaient la lueur de leurs phares parmi les étoiles.

Dans la voiture, Langre et Meyral s'entre-regardaient tout p‚les :

- Est-ce la révolution ? fit le vieil homme.

- C'en est un épisode, murmura Meyral. Un même ordre aura d˚ atteindre les faubourgs ; des centaines de mille hommes sont en marche.

Soudain le chant vacilla et se fragmenta ; une onde courut de tête en tête : la multitude ralentit sa course et des détonations retentirent, d'abord isolées, puis par salves incohérentes...

- Les flics ! les flics ! Mort aux flics ! Assassins... Leur peau!

Une force arrivait, qui faisait refluer le peuple : avec des rugissements et les plaintes, il se disloquait, il se heurtait aux masses qui débouchaient par la rue de Vaugirard, la rue du Cherche-Midi, la rue de Sèvres ; les faces; insanes, les yeux forcenés évoquaient les écumes et les phosphorescences de la mer.

A l'arrière, les agents formaient un radeau noir, compact et pesant, qui oscillait sans rompre. Tout fuyait

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LA NUIT ROUGE

devant eux. De nouvelles détonations crépitèrent, et ce fut la charge : sur les tronçons hagards de l'émeute, les dogues fondaient à l'aventure, fracassant les visages, foulant les corps terrassés à coups de bottes, enfonçant vertigineusement les ventres. Une fureur sans bornes exaltait les assaillants ; aux clameurs et aux blasphèmes des victimes répondaient des rauquements et des halètements de carnivores... Mais une rumeur immense emplit l'avenue du Maine. Incohérente comme une rafale, elle exhalait des huées, des menaces, des exhortations ; puis le rythme y pénétra et, canalisant l'enthousiasme, le cri de guerre lui donna une ‚me Nous allons tuer la misère.

La nuit rouge monte là-bas

Un homme au torse de squelette, haut de six pieds, brandissait une loque écarlate; une horde de terrassiers le suivait, bras entremêlés, barbes au vent ; le radeau des sergents de ville fut tronçonné et fracassé. De toutes parts les fugitifs revenaient en marée. On entendait la chute molle des corps, le choc des cr‚nes contre le pavé, les cris des blessés et des agonisants.

- En avant ! hurlait une voix de colosse. Aux ministères, à l'…lysée, au télégraphe !

L'ouragan de clameur déferla, et la multitude se rua frénétiquement vers Montparnasse. Pendant dix minutes, le courant parut inépuisable ; puis il s'éclaircit ; il n'y eut plus que des bandes éparses, des solitaires éperdus, des femmes aux chevelures croulantes, des badauds et des curieux penchés sur les allèges des fenêtres.

Alors on vit les cadavres allongés sur les trottoirs ou dans le ruisseau des blessés se traînaient vers les portes,

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777U

LA FORCE MYST…RIEUSE

d'autres pantelaient, hurlaient, ou r‚laient... Les aéroplanes avaient disparu.

- C'est immonde ! criait Langre.

- Ils ne savent pas ce qu'ils font 1 soupirait Meyral, tandis que Sabine, les yeux grands d'épouvante, et plus blême que les nuages, étreignait les petits dans ses bras grelottants.

L'automobile était rangée contre le trottoir ; le chauffeur l'avait abandonnée pour charger la police.

- Peut-être vaudra-t-il mieux retourner à pied, remarqua Georges.

Au même moment le chauffeur reparut, la barbe pleine de sang et les prunelles furibondes.

- La misère est morte ! hurla-t-il en montrant sa face de molosse à la portière. Le règne des exploiteurs est fini. Celui des pauvres bougres commence !... Ah! Ah!... c'est fini de souffrir... c'est fini de crever.

Une détonation lointaine et grave l'interrompit. - Le canon!

Il bondit au hasard et tourna sur lui-même.

- Voilà, gronda-t-il... je vas vous conduire tout de même, avant de rejoindre nos frères. C'est trois minutes à perdre... et puis... et puis !... ah ! et puis...

Les mots ne venaient plus ; il avait les tempes enflées, les yeux phosphorescents et la bouche béante ; une fureur joviale ébranlait sa structure.

- Plus de prolos ! bégaya-t-il... oh! oh! plus de vampires ! Ce qu'on va s'en tasser.

Ayant violemment tripoté sa machine, il monta sur le siège et démarra. Les voies étaient libres ; de-ci de-là, un groupe retardataire proférait des injures ou levait des poings rudes - mais le chauffeur bramait: Vive la nuit rouge

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LA NUIT ROUGE

quand ils arrivèrent au faubourg Saint-Jacques, une cloche s'était mise à

sonner, par coupetées funèbres : des lueurs cramoisies tremblotaient parmi les astres ; la voix du canon, retentissant par intervalles, semblait le verbe obscur des éléments mêlés à la frénésie incohérente des hommes.

La Fièvre de l'humanité

Il était deux heures du matin quand Meyral quitta Langre et Sabine. La rue du Faubourg-Saint-jacques semblait presque assoupie, mais le nombre des fenêtres illuminées demeurait insolite ; des créatures excitées filaient le long des trottoirs ou jaillissaient d'une encoignure.

L'incendie persévérait sous les nuages, et l'on percevait des détonations lointaines. Après Saint-jacques-duHaut-Pas, les humains se multiplièrent: ils pullulaient dans la rue Gay-Lussac ; ils formaient des masses profondes à l'embouchure du boulevard Saint-Michel. Georges réussit à se glisser près de la gare.

Le spectacle y devenait sinistre. Toutes les lumières étaient éteintes vers l'Odéon ; le bas du boulevard apparaissait comme un abîme noir, o˘

miroitaient confusément des casques et des cuirasses. Par intervalles, la cavalerie faisait une charge, - à vide. On entendait sonner la ferraille, on voyait surgir une masse équestre ; la foule mugissait épouvantablement.

Cette foule hétérogène, o˘ les révolutionnaires se décelaient rares, ne songeait guère à combattre. Continuellement traversée par des remous de rage et des remous de panique, elle subissait une surexcitation mystérieuse, que partageait la soldatesque.

Par intervalles, il s'élevait une longue plainte, et l'on devinait que des blessés gisaient dans la ténèbre... Mais

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LA FIEVRE DE L'HUMANIT…

le drame était plus loin : au quartier latin, les révolutionnaires avaient subi une défaite et, après la destruction des réverbères ou le sac de quelques boutiques, ils étaient allés rejoindre les hordes qui submergeaient le boulevard Saint-Germain, les quais, le Louvre et les Champs-…lysées.

- Nos frères sont vainqueurs, là-bas ! grondait un personnage glabre, dont la lèvre supérieure se relevait continuellement sur des dents pl‚treuses.

C'est la fin que je dis : y mordront les pavés de bois !

Il poussait son visage jaune contre celui de Meyral. - On va faire la reprise ! Pourquoi qu'on la ferait pas tout de suite par ici ?

Il montrait le haut du boulevard, vers l'Observatoire et, saisi d'une exaltation soudaine, il s'exclamait :

- Y en a de la braise par là. On n'a qu'à se mettre une vingtaine. D'abord, faut une sanquetion ! qui vient avec moi ?

Des faces blafardes émergèrent de la pénombre, mais simultanément s'éleva le clapotis d'une chevauchée deux blocs de cuirasses semblaient flotter dans le vide la multitude rugissante s'écoulait éperdument.

" qu'est-ce qui va sortir de tout cela ? se demandait Meyral, en reculant le long des façades. Si l'exaltation continue, demain matin l'humanité tout entière sera lunatique - y compris moi-même ! "

Il parvint, après des détours fatigants, à rentrer chez lui. Sa bonne Césarine l'attendait, horriblement hagarde, ivre de drames et d'épouvante.

Elle avait passé les heures dans un cabinet obscur, en compagnie de vieux habits, de caisses vétustes et de poteries ébréchées.

Monsieur, geignait-elle... Monsieur!

Des pleurs crasseux striaient son visage.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Est-ce qu'y vont nous assassiner, ou nous rôtir vivants, ou nous enfumer comme des rats ?

L'effervescence de cette créature exaspéra Meyral. Il considérait nerveusement le visage bouilli, les yeux étincelants sous les larmes, les cheveux échappés aux épingles et qui pendaient comme un reste de crinière r

‚pée ; il avait envie de lui briser une cornue sur la tête ou de la chasser à coups de pilon. En même temps, il avait pitié d'elle, il concevait sa terreur fuligineuse et les bondissements d'une imagination ancillaire.

- Avant tout, allez vous coucher! commanda-t-il. Allez vous coucher tout de suite. Faites comme les cancrelats... rentrez dans votre fente : vous vous portez malheur en veillant. Le meilleur refuge c'est là-haut, dans votre chambre ; il n'y a pas de révolutionnaires qui auraient l'idée de monter là, et quand ils y monteraient ? Ce n'est pas aux servantes qu'ils en veulent.

Les paroles jaillissaient de lui comme l'eau jaillit d'un réservoir fêlé ; il faisait des gestes énormes ; sa conscience se déchiquetait, sans qu'il cess‚t de garder un certain empire sur soi-même.

- Hop ! Hop ! poursuivait-il. C'est ici que votre précieuse vie est en danger. En haut, c'est l'oasis c'est la fontaine dans le désert, c'est le havre de la délivrance. Grimpez, vous dis-je - filez par la tangente!

Elle l'écoutait avec ahurissement, en secouant ses mèches grasses, d'abord indécise, puis convaincue. Tout à coup, elle saisit sa petite lampe de cuivre, elle se sauva par l'escalier de service, sans même dire bonsoir à

son maître.

Il se réfugia dans son laboratoire et d'abord sa surexcitation parut s'accroître. Les souvenirs grondaient comme des torrents et se coloraient intolérablement

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LA FIEVRE DE L'HUMANIT…

des vagues d'espérance alternaient avec des inquiétudes asphyxiantes.

- Au travail, lamentable atome... s'exclamatif.

Pendant quelques minutes, il tenta des expériences. Ses mains vacillaient ; sa rétine recueillait des images trépidantes ; ses pen ées, aussi discontinues que ses mous

vements, fuyaient à l'aventure.

- C'est pire qu'un homme ivre! soupira-t-il. Pourtant... le phénomène ?...

Il persiste, le phénomène, mais n'est-il pas en décroissance ? Les indices de réfraction... Sabine... Langre... que va devenir la France ?...

Le vertige devenait insupportable. Georges abandonna le polarisateur o˘ il analysait un rayon rouge, fit quelques pas au hasard et se laissa tomber dans une espèce de cathèdre, foudroyé par le sommeil.

Il se réveilla vers huit heures : tout de suite, il eut l'impression que son excitation avait disparu. Seule, l'angoisse subsistait, aiguÎ, ardente, mais normale. Les événements de la veille soubresautaient étrangement dans sa mémoire.

Il appela Césarine. Elle accourut, jaune de fatigue, les lèvres pareilles à

du veau haché.

- Ah ! Monsieur, susurra-t-elle.

Elle se révélait effarée, harassée, mais non plus hagarde comme la veille.

- Et l'émeute ? demanda-t-il.

- On a tué le Président! Mais le quartier est tranquille, répondit-elle. On ramasse les morts.

- qui ramasse les morts ?

- Ceux autres de la Croix-Rouge, puis les flics et les gens.

Alors, le gouvernement est vainqueur ?

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Je ne sais pas, Monsieur. On le dit. J'entends plus rien, et même les incendies ont l'air d'être éteints.

- Donnez-moi les journaux.

- Y en a pas, Monsieur.

- Diable ! grommela Georges.

Il n'éprouvait aucune surprise. De l'inquiétude seulement, une inquiétude un peu lente, un peu lourde, avec des tressaillements qui faisaient rebondir le coeur comme un animal réveillé en sursaut. Il but en h‚te une tasse de chocolat, endossa son pardessus et sortit. Le temps était tiède, avec un ciel obstrué de nuages nickelés, o˘ s'ouvraient des citernes. Les gens passaient pesamment. Une marchande des quatre-saisons offrait des cerises bourgogne d'une voix larmoyante le garçon épicier rangeait des caisses d'un air pensif le boucher tranchait des viandes d'une main distraite et sale. Tout le monde semblait fatigué ; une vieille femme déclarait à une porteuse de pain :

Demain, y aura plus de République. C'est Victor qui prendra le foiteuil !

A mesure qu'il approchait du boulevard Saint-Michel, Meyral rencontrait les vestiges de l'émeute ; beaucoup de boutiques étaient closes ; des pelotons de police et des escouades de cavalerie circulaient sur la chaussée. Elle révélait la brutalité des hommes : les feuilles des arbres étaient arrachées, les réverbères tordus, les devantures béaient, défoncées par des barres de fer; les vitres manquaient aux fenêtres.

Ce spectacle terne ou blafard évoquait ensemble les démolitions, les réveils des lendemains d'ivresse, des reurs cristallisées, des épouvantes évanouies, des bagarres mortes.

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LA FIEVRE DE L'HUMANIT…

"Une fièvre humaine, songea Meyral... déjà dissipée dans la nuit des ‚ges !

"

Les sergents de ville lui défendirent le passage ; il dut se replier par la rue Monsieur-le-Prince et franchir un secteur du Luxembourg. Comme il débouchait près de la rue Gay-Lussac, des camelots surgirent, qui agitaient tumultueusement leurs gazettes:

L…clair... Le urnal...

.70

1

LEclair et Le _7ournal n'avaient chacun que deux pages. Un <4 chapeau "

avertissait les lecteurs que, faute de compositeurs, de minervistes et de force motrice, il avait fallu se contenter d'un tirage de fortune. Les manchettes portaient

La mort du Président de la République. L'émeute triomphante et vaincue.

Paris à feu et à sang. La bataille des Boulevards et des Champs-…lysées. Le siège des Ministères.

Il apparaissait que les révolutionnaires avaient pris d'assaut le ministère de l'Intérieur, envahi le Central télégraphique, massacré les sergents de ville, mis en déroute les municipaux et les dragons. A trois heures du matin, ils s'emparaient de l'…lysée et capturaient le Président de la République. Un vaste incendie ravageait le boulevard des Italiens ; un autre dévorait les magasins du Printemps; des bombes démolissaient le fronton du Palais législatif ; les anarchistes et les apaches fourmillaient dans le premier, le deuxième, le septième, le huitième et le neuvième arrondissements, o˘ ils opéraient la reprise ; on estimait la rafle à

cinquante ou soixante millions de fi-ancs.

C'est le moment o˘ le général Laveraud entrait en scène. Il amenait cinq régiments de ligne, quatre régiments de cavalerie, plusieurs batteries légères, et massait

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;Rebelle

LA FORCE MYST…RIEUSE

ces troupes dans le seizième arrondissement. Les hommes décelaient une extrême surexcitation, et le général luimême montrait une humeur farouche, mais cette humeur n'enlevait rien à ses qualités militaires : elle les rajeunissait. Il semble qu'il ait été résolu à ne tenir compte d'aucun ordre supérieur. Il commença par balayer, au canon, l'avenue du Bois-de-Boulogne et l'avenue de la Grande-Armée, o˘ les révolutionnaires étaient épars. Ensuite, disposant ses batteries, il ordonna le bombardement des Champs-…lysées et du faubourg SaintHonoré, o˘ s'entassaient des myriades d'énergumènes. Les obus fauchaient les existences comme des herbes. La panique des révolutionnaires f˚t aussi ardente que l'avait été leur audace.

L'avenue nette, les troupes de Laveraud défilèrent jusqu'au rond-point.

Ensuite il y eut une brève bataille. L'élite des émeutiers tenait SaintPhilippe-du-Roule, la rue du Faubourg-Saint-Honoré, l'…lysée. Elle résista, pendant un quart d'heure, à des rafal es de projectiles, puis céda à son tour. Des charges d'infanterie et de cavalerie déblayèrent la voie jusqu'à

SaintPhilippe... Ensuite commença la boucherie. Les troupes fusillaient sans rel‚che les masses agglomérées, que leur multitude même tenait immobiles ; les obus fracassaient le palais présidentiel.

Alors, dans la lueur des incendies et de l'aube, un drapeau blanc s'éleva, et Laveraud consentit à écouter les parlementaires. C'étaient trois hommes ivres de rage, de poudre et de sang.

- Nous tenons le Président! déclara le plus frénétique. Si vos troupes n'évacuent pas le quartier, nous le tuerons comme une hyène.

- Et moi, répondit Laveraud avec un tremblement de fureur, je vous donne cinq minutes pour évacuer le Palais.

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@,e

LA FIEVRE DE L'HUMANIT…

- Prenez garde... Nous n'hésiterons pas, moi surtout...

Il tournait vers le général une face pourpre.

- Moi surtout, je n'hésiterai pas !

- je n'ai qu'une consigne, grogna Laveraud : votre extermination !

Le révolutionnaire se retira, en vomissant des menaces. Cinq minutes plus tard, le bombardement reprenait ; et à quatre heures du matin, Laveraud entrait à l'Elysée. Le cadavre du Président gisait sur les marches du Palais, mais la Révolution était vaincue.

<i Est-elle vaincue ? " se demanda Meyral avec stupeur.

Il considéra les humains qui l'environnaient et s'étonna de leurs visages gris‚tres. Le contraste était excessif entre ce calme et les convulsions de la nuit. Lui-même se sentait une ‚me terne et fade.

" Eh ! oui... elle est vaincue, le rythme a disparu, le rythme exaspéré qui la poussait au meurtre. " Il eut h‚te de revoir Langre.

Le vieux homme venait à peine de s'éveiller; il apparut vague et sombre.

Il est venu, murmura-t-il. Après des grincements de dents, des plaintes et des malédictions, il a disparu. Mais c'est pour reparaître !

- quand est-il venu ? demanda Georges. - A trois heures... harassé

d'ailleurs... sans chapeau... avec une estafilade dans le cou. quand il est parti, une fatigue sans bornes nous a tous terrassés. - Comme moi! chuchota Meyral.

- Sabine et les petits dorment encore. Il faut la sauver, Georges. Je ne veux pas qu'elle retombe dans les mains du maniaque.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Il s'éveillait, il s'animait. Son visage tragique reparaissait sous le masque las.

- J'ai commis un crime en la lui donnant; j'ai cornmis un autre crime en la laissant souffrir.

- Vous ignoriez.

- Je n'avais pas le droit d'ignorer. Sans doute, je suis un mauvais observateur social : le laboratoire m'a ôté le sens des hommes, mais on ne donne pas sa fille sans prendre des garanties. je devais consulter mes amis... et vous le premier, vous qui n'êtes pas uniquement esclave des attitudes de la substance ! Vous m'auriez mis en garde.

- je ne sais pas.

- Si. vous savez. Ne me traitez pas avec une indulgence dégradante. Vous saviez!

- Je devinais, fit doucement Meyral, qu'elle ne pourrait pas être heureuse avec cet homme. Et depuis, je voyais...

- Vous voyiez ses souffrances ! Vous connaissiez ses périls. Il fallait m'avertir.

-

Je ne m'en sentais pas le droit.

-

Pourquoi?

Un pourpre de honte montait aux joues du jeune homme. Il fit ce geste interrompu qui exprime la gêne et le doute.

- Des scrupules, murmura-t-il.

Langre ne déchiffra pas le geste et n'interpréta pas la parole.

- Mauvais scrupules

Il tomba dans une rêverie farouche.

- Vous savez que les révolutionnaires sont vaincus ? reprit soudain Meyral.

Et que le Président de la République est mort ?

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LA FIEVRE DE L'HUMANI-r…

-Je ne sais rien! s'exclama Langre.

Il secoua violemment la tête, une teinte rouge se répandit sur le bistre déteint des joues.

- J'exècre mes contemporains, dit-il avec tristesse, et toutefois je suis honteux d'avoir été si étranger à leur drame!

- Nous n'y pouvions rien !... Notre humble présence n'aurait fait qu'aggraver le désordre. Ce n'est pas cela que je regrette. Notre rôle était ailleurs - et nous n'avons pas su le remplir. qui sait ce qui s'est passé pendant les heures de notre sommeil ! qui sait quelles observations prodigieuses nous avons perdues - et l'Humanité avec nous - si d'autres...

- Si d'autres n'ont pas pris notre place Ils se regardèrent, pleins de l'angoisse profonde des savants qui ont laissé passer l'heure de la découverte. - Pourquoi serait-il trop tard ? gronda Langre. - Hier, avant de me mettre au lit, il m'a paru que le phénomène avait décru. Je n'ai pu m'en assurer complètement : la fatigue m'abattait. Mais ce matin le grand calme, succédant à l'hyperesthésie des multitudes, indique s˚rement une métamorphose du milieu.

Eh bien! travaillons. Puisqu'aussi bien aucune action urgente ne vous réclame.

Dès les premières expériences - les plus simples et les plus sommaires -

aucun doute ne parut possible : la réfraction lumineuse était redevenue normale. Tout au plus discernait-on, après le passage à travers une pile de glaces, quelques zones confuses dans les spectres obtenus au moyen d'un prisme de flint, des traces anormales d'empiétement. Les essais de polarisation ne donnèrent guère de résultats.

47

LA FORCE MYST…RIEUSE

Nous avons perdu la partie! grommela Langre d'un ton chagrin. C'est la faute de cet abominable Vérannes. Pendant que nous étions entravés dans une aventure absurde, les autres travaillaient.

Ses yeux désespérés cherchaient dans l'invisible ces rivaux inconnus dont sa destinée inique lui donnait la hantise.

- Car enfin, reprit-il avec amertume, tous ceux qui font de l'optique...

- qui sait ! fit rêveusement Meyral, il n'y avait peutêtre pas autre chose à voir que ce que nous avons vu.

- Mais il y avait à étudier les bases du phénomène ! Et pourquoi n'auraient-elles pas été ce qu'il offrait de plus passionnant ?

Georges haussa imperceptiblement les épaules. Devant le fait accompli, il ignorait presque la révolte.

- Sans doute ! fit-il... Mais qu'y faire ? je pense d'ailleurs que l'évolution du phénomène continue. Il se passe des choses infiniment intéressantes... je le sens - Ah 1 vous le sentez! cria ironiquement Langre.

Meyral avait repris le prisme de flint glass. Il regardait le spectre projeté sur une plaque, avec cette sorte d'attention distraite qu'on rencontre fréquemment chez les hommes de laboratoire.

- Il me semble, dit-il, qu'il y a une anomalie dans le violet.

Langre eut un tressaillement comparable à celui du cheval de guerre qui entend sonner la trompette. - quelle anomalie ?

- Une certaine p‚leur d'abord... et puis, on dirait que la région violette est moins étendue. je peux me tromper, car mon " équation personnelle " est certainement troublée ce matin.

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LA FIEVRE DE L'HUMANIT…

Sans rien dire, Gérard se mit à prendre des mesures.

Vous avez raison! L'extrême violet est mangé.

Une émotion égale à celle de la veille crispait leurs visages.

Vérifions ! fit Georges.

Ils vérifièrent. Après des expériences précises au micromètre, il devint évident que l'extrême région du violet manquait et que la région voisine avait une intensité réduite.

- Le trentième environ du spectre a disparu ! conclut Langre... Et par conséquent l'ultra-violet...

Il n'eut pas besoin de poursuivre. Déjà Meyral l'aidait à dresser de nouveaux dispositifs. Les observations furent décisives. L'absence de tout effet chimique simple ou phosphorogénique ne laissa aucun doute sur la disparition ou l'extrême affaiblissement des rayons ultra-violets.

- Vous aviez raison, murmura nerveusement le vieux homme ; le désordre continue. Et la suite est aussi déconcertante que le début !

Ils analysèrent successivement des lumières produites par l'électricité, le gaz, le pétrole, la stéarine, le bois, le charbon; elles manifestèrent la même lacune.

- Il se passe des choses formidables ! soupira le jeune homme. Si l'anomalie est générale, les pires hypothèses deviennent plausibles. Au fait, qu'est-il donc arrivé cette nuit en Europe ?

Il reprit les gazettes qu'il avait jetées sur une table et chercha les nouvelles de la province et de l'étranger. Elles étaient sans caractère, à

part trois, transmises avant que l'émeute n'e˚t envahi le Central télégraphique : une dépêche brève annonçait des troubles à Marseille, une 49

LA FORCE MYST…RIEUSE

autre relatait le sabotage d'un cuirassé, une troisième signalait une effervescence insolite à Londres.

- On peut, à tout le moins, conclure que la perturbation s'étend à une aire considérable, conclut Langre. Voyons si d'autres journaux ont paru.

Il sonna ; la servante ne tarda pas à montrer un visage ocellé de soufre.

-

Catherine, allez acheter des journaux.

-

Si je peux! répondit-elle avec acrimonie.

-

Vous le pourrez, remarqua Meyral en tendant

l'oreille.

On commençait à ouÔr ces clameurs sauvages qui %annoncent les éditions sensationnelles des journaux.

Catherine sortit d'un air tragique. Elle ramena la Presse, le _7ournal, le Petit Parisien et le Figaro. Les prémières pages étaient consacrées à

l'émeute vaincue. Mais, aux pages suivantes, de nombreux télégrammes sign@laient l'état morbide de toute la famille humaine. A Madrid et à

Barcelone, la révolution était victorieuse. Des bagarres homicides avaient ensanglanté la péninsule italienne. On s'était violemment battu à Berlin, à

Hambourg, à Dresde, à Vienne, à Budapest, à Prague, à Moscou, à

Pétersbourg, à Varsovie, à Bruxelles, à Amsterdam, à Londres, à Liverpool, à Dublin, à Lisbonne, à New York, à Chicago, à Buenos Aires, à

Constantinople, à Kioto, dans cinquante autres villes : partout les combats, après une période de frénésie, aboutissaient à des torpeurs étranges. L'émeute, cependant, triomphait au Mexique, dans l'…tat brésilien de Sao Paulo, à Athènes, à Canton et, sans doute, dans maintes régions que le désordre isolait complètement du monde.

- Voilà qui nous délivre du doute! fit Langre en rejetant le Figaro... La planète entière est atteinte.

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LA FIEVRE DE L'HUMANIT…

-

Et aucune nouvelle d'ordre scientifique

-

Eh bien ! reprenons le travail

Ils s'achamèrent pendant une heure à découvrir des caractéristiques nouvelles. Ils n'en trouvèrent qu'une seule : la région de l'orangé et du rouge agissait avec une intensité insolite sur les substances fluorescentes.

E semble même, remarqua Meyral, que cette région soit légèrement plus lumineuse qu'à l'ordinaire.

- Par comparaison, sans doute ? Ce qui reste du violet doit être affaibli; je conjecture que l'indigo, le bleu même sont attaqués. Remarquez que le jour est jaun‚tre.

La servante tragique pénétra subitement dans le laboratoire. f

- Mme Sabine voudrait voir Monsieur.

- Est-ce quelle a peur d'entrer au laboratoire ? demanda Langre.

- C'est que Monsieur travaille.

- Elle ne nous dérangera point.

Sabine montra les torches blondes de sa chevelure. Son visage ne marquait plus l'agitation ni la peur, mais une mélancolie languissante, qui fonçait les yeux turquins. Meyral la regardait en dessous, avec une douceur pleine de rancune. Ce teint de jacinthe et de liseron, cette allure d'ondine au clair des étoiles, tant de lueurs, de rythmes et de fraîcheur, c'était le conte de fées o˘ s'était égarée sa jeunesse. En partant avec l'autre, Sabine avait changé toutes les légendes... Il ne lui pardonnait pas. A sa vue, il connaissait la pesanteur des vaincus et leur tongement ; par les soirs saturés d'arômes, d'astres et d'aventures, elle fanait la splendeur du monde.

- Je me suis éveillée tard ! s'excusa-t-elle.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Tu étais recrue de fatigue, riposta le père, après l'avoir embrassée. Nous avons tous succombé à un sommeil bizarre. Et les enfants ?

- Ils dorment.

- Ils ont veillé jusqu'à trois heures

Sabine s'était dirigée vers Georges.

- jamais je n'oublierai ! dit-elle.

Il serra les poings pour ne pas déceler l'immense frémissement qui ébranlait son être. L'amont des ‚ges reparut avec ses sources et ses collines reverdissantes.

- Oui, tu feras bien de ne pas oublier, criait le vieil homme. Sans Georges, le temps passait - et le temps, dans cette nuit féroce...

L'inquiétude onda sur le visage de la jeune femme. - qu'est-il donc arrivé ?

- Des choses effroyables, mon pauvre petit ... peutêtre moins effroyables que...

Mais, coupant sa propre parole d'un geste rude:

- L'émeute est dispersée, la ville et le pays sont tranquilles; le demeurant gît dans ce chaos o˘ nous pataugeons depuis notre premier souffle jusqu'à notre dernier soupir !

Sabine conclut de ces paroles qu'il n'y avait plus que des dangers individuels. Et, songeant à Vérannes, elle s'enfiévra.

- Je ne pourrai plus vivre avec lui ! chuchota-t-elle. - Tu vivras avec moi, déclara Gérard. Je me suis conduit comme un indicible idiot en permettant à cet homme de t'emmener. je ne réparerai pas l'inévitable mais je coupe l'amarre!

Elle se mit à sourire. Elle n'était pas prévoyante l'avenir se perdait dans cette brume o˘ il se perd pour les sauvages. Mais une image menaçante la fit tressaillir.

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LA FIEVRE DE L'HUMANIT…

- S'il use de violence ?

- qu'il y vienne ! gronda fougueusement le père.

Il mit la main sur l'épaule de Meyral.

- Il me trouvera, et il trouvera celui-ci. Ah! continuai î

t-il avec un mélange de colère et d'amertume, pourquoi West-ce pas toi, mon fils, qui as aimé Sabine!

Georges devint p‚le, et un sourire convulsif passa sur sa bouche.

IV

Le Crépuscule de la vie

La journée fut paisible. Les radiotélégrammes annonçaient la fin de l'agitation sur toute la planète, sauf dans les …tats méridionaux de la République Argentine, en Tasmanie et dans la Nouvelle-Zélande o˘ pourtant s'accusait une défervescence appréciable. A mesure, des inquiétudes nouvelles ne cessaient de croître. Elles n'atteignaient guère encore les sous-sols populaires, mais, vivement disséminées par les hommes de culture supérieure, elles effleuraient les couches moyennes. Les savants suivaient avec une anxiété ardente le * mal de la lumière ". Des expérimentateurs avaient surpris la singularité primitivement notée par Meyral. Sans ajouter rien d'essentiel aux remarques de Langre et de Georges, leurs observations suivaient, jusqu'à son évanouissement, le phénomène de double réfraction anormale ou plutôt le dédoublement de la lumière. A Paris, à Berlin, à

Londres, à Bruxelles, à Rome, à Amsterdam, dans toute l'Europe centrale, la fin des premières phases du phénomène se produisait vers trois heures et demie du matin. Elle se manifestait un peu plus tôt dans l'Europe orientale et en Asie, plus tôt encore dans les régions boréales. L'Amérique du Nord retardait, sauf aux hautes latitudes. Sous les tropiques et surtout dans les terres australes, le retard s'accentuait encore. Toutes les heures étaient ramenées à l'heure de Greenwich. Il apparaissait que les phases ne 54

LE CR…PUSCULE DE LA VIE

dépendaient aucunement du soleil. quant aux nouvelles phases, elles suivaient leur cours. Depuis sept heures du matin, heure à laquelle, tant à

Paris qu'à Londres, Liverpool, Amsterdam et Iéna, on signalait la disparition d'une bande étroite de l'extrême violet (et de tous les rayons ultra-violets), on voyait progressivement p‚lir et disparaître le reliquat de la zone. Toutefois, à sept heures du soir, il en subsistait une partie, mais l'indigo se révélait terne.

Différents phénomènes secondaires survinrent. On vérifia d'abord, comme l'avaient fait Langre et Meyral, que l'éclat et le pouvoir fluorescent de l'orange et du rouge ne cessaient de croître ; bientôt aussi, on remarqua que ces deux couleurs acquéraient des propriétés chimiques singulières, du reste peu intenses. D'autre part, la conductibilité électrique des métaux décroissait : le fer était le plus atteint. Les communications par c‚ble sousmarin devenaient capricieuses. Si le rendement des lignes terrestres demeurait normal pour les lignes moyennes, il fléchissait sur les grandes lignes ; on produisait difficilement les ondes hertziennes ; le travail des usines électriques donnait lieu à de nombreux mécomptes.

Les perturbations s'accusèrent pendant la nuit. Au matin, la zone violette du spectre était invisible ; les communications par voie sous-marine n'existaient plus ; les grandes lignes télégraphiques fonctionnaient à

peine, et seulement par intermittences ; toutes les usines électriques chômaient; les réactions chimiques devenaient capricieuses dans les fabriques comme dans les laboratoires, et certaines cessèrent de se produire ; par suite, le bois et le charbon br˚laient mal, en donnant des flammes mornes ; le magnétisme terrestre s'affaiblissant, l'aiguille aimantée donnait des indications incertaines, qui 55

LA FORCE MYST…RIEUSE

rendaient la navigation périlleuse ; une lumière jaun‚tre éclairait la planète.

Ce fut un jour funèbre. Un Souffle de fin du monde passait sur l'humanité.

Les êtres sentaient l'immensité du phénomène, son affreux mystère et s'assemblaient frileusement, saisis par l'instinct de troupeau. On voyait surgir ces créatures fantasmagoriques qui annoncent les cataclysmes. Et personne ne savait rien! Les hommes des laboratoires et ceux des livres, les savants qui nombrent les astres et ceux qui pèsent les atomes, n'offraient pas même une conjecture aux affres de la multitude : leur pouvoir se bornait à décrire minutieusement les épisodes du drame.

La troisième nuit vit disparaître les dernières communications électriques : les piles donnaient des courants dérisoires, l'induction dynamique semblait abolie, aucun appareil ne produisait plus d'ondes hertziennes. Au matin, les hommes se trouvèrent privés de ce système nerveux qui les unissait " irmombrablement " à travers la planète. Le soir, ils s'avérèrent inférieurs aux peuples des vieux ‚ges : la vapeur les abandonnait à son tour. Les alcools, les pétroles et plus encore le bois ou le charbon étaient devenus inertes. Pour produire un peu de feu, il fallait recourir à des produits rares, qui, on en avait la certitude, ne tarderaient pas à sombrer dans la mort chimique.

Ainsi, en trois jours, et sans qu'aucun indice décel‚t les origines de la catastrophe, l'humanité se trouvait réduite à l'impuissance. Elle pouvait encore naviguer à la voile ou à la raine, atteler des chevaux à ses voitures, mais il lui était interdit d'allumer ces feux dont l'ancêtre sauvage goUtait la caresse rouge à l'orée des forêts, dans la plaine profonde ou sur la rive des fleuves.

56

LE CR…PUSCULE DE LA VIE

Chose infiniment énigmatique : la vie se maintenait. L'herbe continuait à

croître dans les prairies, le froment dans les emblavures, la feuille au bout des ramuscules ; la bête et l'homme accomplissaient leurs fonctions subtiles : en somme, la chimie organisée semblait intacte. Pas tout à fait.

Une teinte cuivreuse se mêlait aux verdures, la peau humaine se cendrait ; partout, les physiologistes percevaient un ralentissement des fonctions pigmentaires. L'émotivité aussi semblait décroître. Sans doute, une peur continue agitait les créatures, mais les " pulsations" de cette peur se décelaient moins violentes qu'au début. Parce que la menace atteignait tout le monde, elle semblait moins terrifique. On n'éprouvait pas la révolte individuelle, qui est de beaucoup la plus ‚pre et la plus intolérable. Chez les vieillards, les malades, les débiles, et plus encore chez ceux qui se savaient atteints d'un mal mortel, un sentiment de "revanche" atténuait la détresse. Mais, outre ces éléments psychologiques, il y avait de la narcose. Les nerfs perdaient leur sensibilité habituelle : contusions et blessures n'éveillaient que des souffrances sourdes ; l'imagination se trouvait appesantie et appauvrie. Seule l'intelligence déductive ne montrait aucune défaillance. quant à l'esprit d'observation, ce qu'il perdait en promptitude, il semblait le regagner en précision et en constance.

Le matin du quatrième jour, Langre et Meyral, après un déjeuner sommaire, tenaient conseil dans le laboratoire.

- Le bleu a presque disparu ! murmura le vieillard.

Il était p‚le et affligé ; ses yeux perdaient leur fièvre une stupeur détendait son masque fervent.

Rien ne peut plus sauver les hommes, affirma-t-il.

57

LA FORCE MYST…RIEUSE

C'est probable ! acquiesça Meyral. Les chances de salut sont faibles.

Toutefois, elles ne sont pas nulles. Cela dépend de ce que j'appellerai la trajectoire du cataclysme. Car je ne crois pas du tout, grand ami, que ces phénomènes soient durables. Es passeront.

- quand ? demanda morosément Langre.

- C'est le noeud du problème. Si l'on supposait que les phases sont régulières et comparables, on pourrait passer à la limite.

- quelle limite ? J'en vois plusieurs ! Car, enfin, toute la lumière et les rayons infrarouges vont disparaître, ou bien la destruction s'arrêtera...

soit au vert... soit au jaune... à l'orangé... au rouge... Autant de limites!

- La limite serait alors la fin de toute radiation et la fin de toute vie supérieure. je suppose que les mammifères ne résisteraient pas à la disparition du jaune et de l'orangé, même en admettant que la dernière phase f˚t courte. Il est inutile d'envisager cette éventualité. Mais imaginons que la crise atteigne son maximum quand une partie des rayons jaunes seront éteints et qu'à ce moment commence la réaction ? Il semble évident que plus les phases sont brèves et plus nous aurons chance de survivre. Eh bien ! il a fallu trois jours pour manger le violet, l'indigo et le bleu... Il faudra environ un jour pour faire disparaître le vert.

Mettons encore un jour pour entamer le jaune. Dans quarante-huit heures nous atteindrions la limite et, en même temps, la rétrogradation commencerait.

Gérard regardait son compagnon avec pitié:

- Mon pauvre enfant ! quand tous les calculs humains sont aussi effroyablement bafoués, comment Peut-on encore construire des hypothèses E

n'y a aucune

58

LE CR…PUSCULE DE LA VIE

raison pour que les radiations ne disparaissent pas jusqu'à

la dernière.

- J'aperçois pourtant une certaine logique (4 cornpensatoire " dans la marche du phénomène: outre que le rouge et l'orangé sont décidément devenus plus intenses, la température est à peu près normale. Ce dernier fait permet une espérance.

- Une si faible espérance ! protesta chagrinement Langre. Certes, cela peut signifier que l'énergie perdue d'une part tend à s'accroître d'autre part, mais cela peut n'être qu'un résidu de transformation! Car si nous supposons que les radiations d'ordre lumineux sont converties graduellement en énergies inconnues, on doit s'attendre à des réactions... Mais ces réactions ne prouvent aucunement que la conversion n'ira pas jusqu'au bout... Puis, je ne crois pas que l'humanité supporte la disparition, même momentanée, des ondes vertes! J'ai toujours tenu que c'était une couleur essentielle à la vie. Pour le demeurant, acheva-t-il avec un rire triste, il est possible - en toute autre circonstance je dirais probable - que le phénomène soit transitoire. Les débuts sont trop brusques et son évolution trop rapide pour que notre logique y voie autre chose qu'un immense accident. Mais que vaut ici notre logique ?

Il se tut et se remit au travail. Pendant une demiheure, ils se livrèrent à

de mélancoliques expériences. Puis, Meyral soupira:

- L'accident est-il d˚ à l'espace interstellaire ?

- Comme simple perturbation de la planète, il me paraîtrait excessif, riposta Langre qui épiait une plaque fluorescente, et comme perturbation solaire, invraisemblable : il faudrait compliquer à l'infini l'influence solaire pour concevoir que l'abolition des ondes supérieures se 59

LA FORCE MYST…RIEUSE

vérifie exactement de même la nuit et le jour... pour le moindre feu allumé

par l'homme et pour la lumière des étoiles. J'incline à admettre que la catastrophe est d'origine interstellaire.

- Elle influencerait alors le soleil et, dans ce cas aussi, on devrait découvrir des différences entre l'action diurne et l'action nocturne ?

- Mais des différences incomparablement moins grandes que si le soleil agissait seul. N'importe, il est nécessaire que nous les recherchions.

Peut-être une lecture attentive de notre journal d'expériences nous en révélerait quelques-uns... Alors...

Un peu de cet enthousiasme amer qui l'avait soutenu contre les spoliations et les dénis de justice, houla sur son visage.

- Pauvre vieux maniaque ! grommela-t-il, en se frapPant ironiquement la poitrine. Misérable machine à rêves! L'humanité va périr, et toi !...

Une affliction frileuse fit frémir ses épaules.

- je n'en puis plus ! gémit-il. Groupons-nous. Unissons nos petites vies, avant de sombrer dans le brouillard sans forme.

Meyral l'écoutait avec une compassion immense, qui se déversait sur sa propre personne.

- Oui, répondit-il, ‹ faut vivre ensemble ; il ne faut plus vous séparer des vôtres... f¸t-ce pendant une heure. C'est impie

- Catherine ! cria le vieillard.

La sinistre servante apparut. Dans la lumière Cuivreuse, elle montrait un visage o˘ l'épouvante avait creusé des trous et des rides. Ses prunelles se dilataient comme des prunelles de chat au crépuscule.

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LE CR…PUSCULE DE LA VIE

- Dites à Mme Vérannes que nous l'attendons ici avec les enfants, ainsi que Berthe et Césarine, fit le Vieux savant d'un ton amical. Vous-même resterez avec nous si vous le préférez...

Oh 1 oui, Monsieur, bien s˚r que je le préfère s'exclama-t-elle.

L'instinct de troupeau se manifestait dans le geste des bras projetés vers son maître : elle avait confiance non seulement dans ce vieillard, dont elle prisait l'‚me farouche et fidèle, mais encore dans les instruments énigmatiques assemblés sur les tables et contre les murailles.

- Il n'y a pas de lettres ? demanda-t-il... ni de journaux ?

- Ni lettres, ni journaux ; Monsieur sait que je les lui aurais apportés.

- Hélas ! e hier.

- Y aura peut-être un journal à midi... comni quelques instants plus tard, Sabine parut avec les enfants et la femme de chambre. Césarine suivait à

pas furtifs. La lueur rouge‚tre dissimulait mal la p‚leur des visages, mais les enfants ne montraient aucune tristesse quelque langueur, toutefois, ralentissait leurs gestes.

Le rongement d'esprit amaigrissait la jeune femme. Elle n'avait guère d'espoir. Sa longue épreuve avec Vérannes et la vie dramatique de Langre l'avaient " entraînée " aux sensations noires. Après avoir si souvent envisagé le pire, elle s'étonnait à peine de l'immense et subtil désastre qui menaçait l'humanité. Une correspondance mystique s'établissait entre cette infortune totale et les afflictions accumulées en elle. Si elle envisageait le dénouement fatal sans révolte, elle en souffrait amèrement pour les autres ; elle endurait aussi un insondable remords pour avoir fait de sa jeunesse un usage ridicule.

6 1

LA FORCE MYST…RIEUSE

Son regard interrogea craintivement le visage de Langre. Le vieillard se détourna ; mais elle démêlait les nuances de ses traits impatient, inaptes à la dissimulation.

- C'est l'an mille ? fit-elle, car elle ne voulait terrifier ni Berthe, ni Césarine.

- On ne sait pas.

Elle entendit retentir le glas à Saint-Jacques ; puis un cri perçant s'éleva dans la rue.

- Le journal! dit Catherine.

Trois minutes plus tard, elle rapportait une feuille intitulée : Le BuHetin, feuille de fortune, imprimée à l'aide d'une presse à bras, o˘ un groupe de journalistes et de savants condensait les nouvelles. On n'y relatait rien de futile ; la forme anecdotique y était abolie. Langre la parcourut avidement. A part quelques nuances, les renseignement s d'ordre scientifique ne lui apprirent rien qu'il ne s˚t déjà. Les autres faits n'étaient que la conséquence du fait général ; mais l'un d'entre eux était redoutable: à Paris, la mortalité avait triplé pendant les dernières vingt-quatre heures. Elle suivait une marche ascendante. De huit heures du matin à midi, les médecins avaient constaté trente-neuf décès ; de quatre heures à huit heures du soir, cinquante-huit ; de huit heures du soir à

minuit, quatre-vingt-deux ; de minuit à quatre heures du matin, cent dix-huit ; de quatre heures du matin à huit heures, cent soixante-dix-sept. Au total, cinq cent dix-huit. Les deux tiers des malades étaient emportés par un mai mystérieux et rapide, sans souffrance positive, hors une terrifiante crise d'inquiétude qui se manifestait une heure avant l'agonie.

Cette inquiétude aboutissait à un état de stupeur suivi du coma.

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LE CR…PUSCULE DE LA VIE

A aucun moment on ne constatait de fièvre, quoique les mouvements du malade accusassent, au début de la maladie, des frissons et de la courbature. Les pupilles étaient constamment dilatées, la peau sèche et rouge, d'un rouge rouss‚tre, qui ne tenait aucunement à l'afflux du sang.

Langre passa le journal à Meyral en disant:

- C'est le tour de la chimie vivante !

- Hélas ! fit Georges tout bas lorsqu'il eut lu à son tour ; si j'espère contre l'espérance, c'est que la crise morbide aurait d˚, ce semble, être atteinte plus tôt. Mais ne l'était-elle pas... dans un mode plus lent que l'autre!

Langre se promenait de long en large. Sabine, devinant que les nouvelles étaient sinistres, préférait ne pas interroger les deux hommes : à quoi bon, puisqu'elle s'attendait au pire ? quant à Berthe, Catherine et Césarine, recroquevillées dans les encoignures, elles renonçaient à rien comprendre, elles remettaient leur destinée aux mains des maîtres.

Meyral continuait sa lecture. De brefs paragraphes notaient que les animaux étaient diversement atteints : le mal frappait énergiquement les herbivores ; en ' revanche, les chiens et surtout les chats résistaient mieux que les hommes. Les oiseaux domestiques s'engourdissaient, sans que leur mortalité dépass‚t de beaucoup la normale ; on n'avait pu établir de statistique sur les oiseaux sauvages non plus que sur les insectes, mais leur vitalité apparaissait ralentie.

Les deux hommes échangèrent un regard chagrin. - Si les radiations vertes disparaissaient... commença Langre.

63

LA FORCE MYST…RIEUSE

Il se mit à examiner attentivement le spectre solaire. Pendant un quart d'heure, les deux hommes prirent des mesures précises. Puis Meyral chuchota:

- Le vert est entamé

Il y eut un silence misérable. Toute parole semblait dérisoire. Le froid du néant enveloppait cet îlot d'êtres perdu dans une catastrophe sans bornes... Par les vitres, on percevait le Val-de-Gr‚ce et le Luxembourg dans une lueur de feu de Bengale. quelques créatures passaient sur les trottoirs, d'un pas de fantôme ; un silence noir se condensait sur le faubourg. Cependant, midi retentit à la tour prochaine et cette sonnerie prit on ne sait quelle grandeur, comme si elle venait du fond des ‚ges, toute frémissante de souvenirs millénaires.

- L'heure du déjeuner! fit machinalement Langre.

Catherine se leva de l'encoignure o˘ elle était tassée et dit :

- Je vas servir.

Dix minutes plus tard, ils se trouvaient réunis dans la salle à manger. Il y avait des fruits, des biscuits, des conserves et du vin. Langre et Meyral épiaient les mets avec méfiance ; ils redoutaient qu'ils fussent devenus immangeables. Dès les premières bouchées, ils se révélèrent intacts. Et, malgré tout, ce pauvre repas eut sa douceur. Tous avaient faim, une faim @< ralentie" mais continue, et le vin les animait : sa gaieté confuse, glissant de fibre en fibre, réveillait d'insolites confiances.

- En un sens, le cataclysme est clément pour la vie fit Meyral...

Langre avala une pleine rasade pour combattre le brouillard pessimiste qui épaississait sa pensée, et mentit avec un sourire : Nous nous en tirerons

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LE CR…PUSCULE DE LA VIE

Il avait pris la petite Marthe sur son genou; il était comme un condamné à

mort dont l'opium ou la morphine auraient tout ensemble exalté le sens du néant et apaisé la détresse. Une tendresse extraordinaire emplissait son vieux coeur - l'amour du père et de l'aÔeul étroitement amalgamé à l'amour de la race humaine, à l'amour de toute la vie terrestre qu'enveloppait une force incomparablernent plus cruelle que toutes les forces qui avaient assailli les créatures à travers les temps myriadaires.

- Allons voir nos semblables ! fit-il, m˚ par un désir subit et violent.

A peine e˚t-il parlé, le même désir émut Georges, Sabine et jusqu'aux servantes. Chacun, à la mesure de son instinct et de son intelligence, sentait le grand lien de

l'espèce.

La rue des Feuillantines était déserte ; des passants circulaient dans la rue Saint-Jacques et la rue Gay-Lussac ; ils marchaient furtivement dans la lumière roussie ; ceux qui allaient par couples ou par groupes ne s'adressaient guère la parole. On avait l'impression de ces crépuscules qu'évoquent les poètes du Nord et qui ne sont pas les crépuscules d'un jour mais d'un ‚ge. L'absence de voitures aurait suffi pour rendre la ville silencieuse ; dans l'atrnosphère molle, les bruits se dissolvaient ; les bottines des passants semblaient feutrées. Toutes les faces révélaient la mélancolie, l'amertume et une crainte qu'atténuait la lassitude.

Au boulevard Saint-Michel, la foule devint compacte. Les jeunes hommes, s'abandonnant à l'instinct de troupeau, formaient des bandes ; de pauvres filles enfarinées et la lèvre pourpre, comme si elles eussent accompli un rite, se glissaient lugubrement le long du trottoir : de-ci de-là, émergeait quelque tête blême de savant ou de philosophe 65

LA FORCE MYST…RIEUSE

on rencontrait des artisans, des domestiques, des boutiquiers, des rentiers, des industriels du pavé, des parasites de la vadrouille, des mendiants et même une bouquetière qui, d'un air ahuri, offrait des lilas flétris.

Les frontières subtiles qui départagent les instincts, les go˚ts et les mentalités, séparaient encore ces êtres et maintenaient une hiérarchie vague. D'ailleurs, la foule était douce et ralentie. La nature de la catastrophe, la sinistre subtilité des péripéties refrénaient les impulsions brutales. L'épouvante même était contenue et comme dilatée par la stupeur. Et il y avait une grande unité d'émotion; les simples sentaient aussi vivement que les plus intellectuels combien cette aventure était en contradiction avec la destinée humaine. que la terre engloutit ses habitants, que les mers noyassent les continents, qu'une épidémie funeste enlev‚t tous les êtres, que le soleil s'éteignit, qu'un astre de feu les calcin‚t ou qu une planète désorbitée fracass‚t notre planète, - c'étaient des événements concevables à l'image de ce qui s'était accompli depuis les origines... Mais cette mort fantastique de la lumière, cette agonie des couleurs qui atteignait la plus humble flamme aussi bien que les rayons du soleil et ceux des étoiles, démentait dérisoirement l'histoire entière des animaux et des hommes !

- Ils acceptent plus facilement que je ne l'eusse imaginé, constata Landre.

Et pourquoi pas, après tout ? La destruction qui les menace tous ensemble devait les menacer l'un, après l'autre... Combien évitent le cancer, la colique néphrétique, les nuits d'étouffement, les névralgies faciales, tout ce qui menace l'infime créature

Son discours ne le consolait point. Cette humanité, qu'il croyait mépriser et haÔr, lui devenait étrangement chère. quoique l'attente de sa mort et de la mort des

66

LE CR…PUSCULE DE LA VIE

siens suffit à remplir son ‚me, il éprouvait une horreur sacrée, une douleur fraternelle, qui dépassaient de loin son propre drame.

Cette horreur était plus profonde en Meyral. Il épiait la multitude avec une compassion tendre. Dans les réserves de son moi, s'élevait un sentiment religieux, car il était de ceux pour qui l'avenir de l'humanité est une passion et une promesse. En tout temps, l'énergie et la persistance de l'espèce avaient exalté sa propre énergie et le sentiment de sa persistance.

Tandis qu'ils passaient devant Cluny, Sabine eut un sursaut et se rapprocha des enfants. quelques secondes plus tard, Meyral tressaillit à son tour; il venait d'apercevoir Vérannes.

"Et qu'importe se disait-il. Ce n'est plus qu'un malheureux."

Dans la lumière orange, Vérannes avait un air souffreteux et débile. Il était de l'autre côté de la rue ; il se dissimulait à demi dans la foule; visiblement, il épiait la jeune femme.

- que regardez-vous ? demanda Langre.

Tournant la tête, il aperçut à son tour le personnage. Cette vue le ranima jusqu'à le courroucer; il esquissa un geste de menace. Un rassemblement cacha le mari de Sabine, et l'on vit un adolescent qui venait de s'évanouir ; deux hommes le soutenaient. Une rumeur s'étendit, rumeur d'une foule languissante, aux émotions ralenties.

Puis, coup sur coup, un étudiant s'affaissa contre une façade, un enfant roula sur le pavé... On les releva, on les

empo

rta ; il y eut une sorte de halètement collectif - Le mal s'aggrave !

susurra un long homme maigre qui remontait le boulevard.

Langre et Meyral reconnurent le docteur Desvallières.

67

AL

LA FORCE MYST…RIEUSE

quel mal ? demanda machinalement le vieux physicien.

Desvallières, qui s'apprêtait à franchir la chaussée, tendit la main à

Langre.

- je ne sais pas, avoua-t-il. Le mal planétaire ? Ces trois dernières heures ont été effrayantes. En outre, les morts sont de plus en plus subites.

Tandis qu'il parlait, on entendit une plainte légère. Une femme venait de crouler sur le trottoir. Un sergent de ville et deux ouvriers la soulevèrent. Elle avait les yeux larges ouverts ; on voyait son regard s'éteindre de seconde en seconde. Desvallières, penché sur elle, lui t‚ta le cou, à la place d'une des carotides. Des mots confus errèrent au bord des lèvres livides:

- Cécile... je veux... ah!...

8

- Elle est morte ! déclara le médecin.

L'horreur paralysait Sabine ; elle avait les yeux pleins de larmes. Meyral chuchota à l'oreille de Langre

- Il faut rentrer au plus tôt. je crains la contagion mentale.

Avant que le petit groupe e˚t tourné le coin de la rue du Sommerard, on put voir encore un vieillard qui s'évanouissait devant le café Vachette et une fillette inanimée dans les bras d'un artisan. Langre avait saisi la main de Sabine ; Meyral portait un des enfants ; et les servantes marchaient à

grands pas. Dans la rue Saint-Jacques, presque déserte, les passants ne fl

‚naient plus ; tous se h‚taient de gagner leur abri ; on voyait, dans le ciel fauve, rougir sinistrement le soleil.

La route parut interminable, une fatigue croissante appesantissait la marche, et l'angoisse e˚t été affreuse, si la faculté de souffrir n'avait été singulièrement réduite

68

LE CR…PUSCULE DE LA VIE

Enfin! soupira Langre, lorsqu'il se vit devant sa porte.

Il poussa vivement Sabine, car, là-bas, il discernait des hommes qui emportaient un corps inerte... Trois minutes plus tard, ils se trouvèrent réunis dans la petite patrie des chambres. Douceur du refuge! L'immense péril cessait d'être perceptible ; ils se rapprochaient, ils cherchaient comme des enfants cette sécurité qui vient d'être ensemble, dans le même nid, au sein des éléments mystérieux.

Cela ne dura point. Un grand malaise faisait frissonner leur faiblesse ; ils s'effrayaient de leurs faces o˘ la p‚leur prenait des teintes cuivreuses, o˘ le secret de l'heure inscrivait ses menaces.

Furtiv ement, Meyral s'était dirigé vers une des grandes tables du laboratoire; Langre le suivit

- Le vert décroît ! fit le jeune homme à voix basse. - Chose peut-être aussi grave, répondit Landre sur le même ton, la température baisse - il semble que l'éclat du rouge ait cessé de s'accroître. R n'y a plus compensadon...

- Un degré - ce n'est guère, et cela peut tenir à des causes normales.

quant à l'éclat du rouge, s'il est resté stationnaire dans la région élevée, il s'est accru dans le voisinage de l'infra-rouge. Il semble même... oui, il semble que la région se soit légèrement élargie...

Ils mesurèrent la largeur de la bande rouge au micromètre :

- Elle s'est élargie.

- C'est encore une manière de compensation! fit amèrement le vieillard.

V

La Mortfauche

Langre grelotta. La servante tragique aussi grelottait 1

un froid subit pénétrait au tréfonds des chairs. Ce froid fut suivi d'une période de surexcitation et de peur. Une détresse intolérable pesait sur les nuques. La fe mme de chambre, Berthe, rôdait le long des murs, avec des allures 1

-

de bête qui cherche une issue

- La mort ! La mort ! La mort ! rauqua-t-elle.

_1 51

Elle tourna sur elle-même, comme si elle avait reçu une balle dans le cr‚ne, leva les bras dans un geste de suprême angoisse et brusquement roula sur le plancher. Langre et Meyral la relevèrent. Elle frémissait, avec de courts tressauts, ses joues se creusaient entre les m‚choires ; ses yeux restés larges ouverts "perdaient " fantastiquement leur regard.

- Berthe !... Pauvre Berthe ! gémissait Sabine.

Elle aimait cette jeune femme pour sa douceur et pour sa patience.

- Berthe est morte! murinura l'agonisante.

i

Ses mains s'agitaient dans le vide, puis un sourire tragique crispa la bouche, et le regard continuait à s'éteindre.

- Un médecin! conimanda Langre.

La servante tragique se dirigeait vers la porte en titubant, mais Meyral la devança... quelques mots roulèrent encore confusément sur les lèvres de la mourante, comme 70

LA MORT FAUCHE

des cailloux dans une rivière ; elle poussa un gémissement, puis un r‚le, et s'ensevelit dans la nuit éternelle.

Le médecin que ramena Meyral était un homme trapu et bancal, dont la barbe grisonnait à gauche, tandis qu'à droite elle demeurait noire. Il considéra le cadavre avec indifférence et bégaya

Nous ne savons plus! Ce mal n'a point de nom. Si ça continue... personne...

personne

Il fit un geste de renoncement et considéra en silence les yeux ouverts de Berthe.

Leur regard ! soupira-t-il... jamais ce regard n'avait existé auparavant.

Il secoua la tête et boutonna machinalement sa redin-gote.

- Rien à faire ! Les excitants échouent. Notre présence est vaine... vaine

Et passant la main sur le front, d'un geste d'immense lassitude

- On m'attend ailleurs... on m'attend partout Il se glissa hors du laboratoire comme un spectre.

L'heure passa, écrasante et monotone. Ils étaient là, dans l'attente innommable, plus perdus au sein du mystère que des naufragés au sein des océans. Leur faiblesse seule les soulageait. Elle comportait de longues pauses d'engourdissement, pendant lesquelles pensées et sensations passaient au large de l'organisme, si lentes, si in décises, qu'elles diluaient la souffrance. Il y avait d'atroces réveils, des réveils glacials, o˘ l'‚me s'emplissait de terreur, o˘ l'angoisse serrait les gorges comme un noeud coulant. Réveils et torpeurs correspondaient à un rythme : ils se produisaient simultanément chez les adultes et chez les en 71

LA FORCE MYST…RIEUSE

Vers cinq heures, Langre et Meyral constatèrent que la température baissait plus vite.

- Et cette fois l'intensité des rayons rouges demeure stationnaire !

murmura le vieillard, d'une voix sinistre. La fin est proche...

Un coup à la porte d'entrée l'interrompit:

- Un visiteur ? grommela-t-il avec une faible ironie.

La servante tragique se traîna jusqu'à l'antichambre on entendit une exclamation et des chuchotements, puis une haute silhouette se dressa au seuil du laboratoire. - Vérannes ! gronda le vieillard.

- Oui, Vérannes, répondit le visiteur.

Il montrait un visage humble, creux et pitoyable ; sa forte stature semblait tassée, un grelottement continu agitait les mains musculeuses.

-je suis venu, reprit-il du ton suppliant, parce que tout va finir - et je voudrais finir auprès de mes enfants et de celle que j'aime.

- Vous ne le méritez pas ! s'écria Langre.

Si Vérannes était venu au moment o˘ la crise d'engourdissement durait encore, on l'aurait peut-être accueilli sans révolte. Mais la phase d'excitation atteignait à son paroxysme : la vue de * l'ennemi " exaspéra le vieillard et désespéra Sabine.

- Non ! poursuivait Gérard, dont l'exaltation se mêlait de quelque délire, vous ne méritez pas de périr avec votre victime et nous ne méritons pas d'avoir nos derniers instants troublés par une présence odieuse.

- Je suis un malheureux! soupira Vérarmes. Mes torts sont irréparables, mais songez qu'ils tiraient leur source d'un amour sans bornes ! Songez aussi que ces pauvres créatures sont mes enfants. Je ne demande qu'un peu de compassion. Accordez-moi un coin, dans une 72

LA MORT FAUCHE

chambre o˘ j'aie l'impression d'être voisin de celle que j'aime... Sabine, n'auras-tu pas pitié de moi ?

- Oui, oui... qu'il reste ! soupira la jeune femme en se cachant le visage.

Il y eut un long silence. Le froid semblait s'accroître, la lumière rousse était autour des êtres comme la lueur d'un b˚cher prêt à s'éteindre, la mort planait dans l'épouvante, et tous grelottaient lamentablement.

que faire ? demanda le vieillard en se tournant vers Meyral.

- Pardonner! répondit le jeune homme.

- Pardonner, jamais ! se récria Langre. Mais j'endurerai sa présence.

- Merci ! soupira Pierre, d'une voix éteinte.

Il grelottait plus fort que les autres ; l'on e˚t dit que son visage maigrissait de minute en minute.

- O˘ me mettrai-je ? demanda-t-il après un nouveau silence.

- Restez avec nous ! dit Sabine.

E saisit la main de sa femme avec des sanglots et y mit un baiser d'esclave.

L'heure passa, le crépuscule fut proche. On pouvait voir par la fenêtre occidentale, un immense soleil cramoisi; les nuages semblaient trempés dans le sang coagulé. Depuis un moment, Vérannes semblait assoupi. Sa tête retombait sur son épaule droite ; un de ses yeux était clos, l'autre entrouvert ; il respirait durement, comme un animal harassé... Tout à coup, il releva la tête, examina le laboratoire et ses compagnons d'un regard lointain, et chuchota

- Il se passe... des choses hideuses

Puis, se dressant, secoué de longs tressaute, il se mit à fuir vers la fenêtre crépusculaire. On e˚t dit qu'il allait 73

LA FORCE MYST…RIEUSE

se ruer à travers la vitre. Mais il se retourna, revint sur ses pas et se mit à genoux devant Sabine.

- Oh! gémissait-il, pardonne-moi... fais-moi gr‚ce ! je t'ai tant aimée : tu ne peux pas savoir ce que tu étais pour moi... Toute la vie, tous les printemps, toute la beauté de la terre Chaque battement de ma poitrine te voulait heureuse Pour ton amour, j'étais prêt à tous les crucifiements Mais j'avais si peur de te perdre! Et cette peur me torturait comme une bête implacable, elle faisait un bourreau de celui qui te chérissait plus que lui-même.

Il avait saisi les petites mains de Sabine, il y mettait des baisers dévorants.

- N'est-ce pas... tu me pardonnes ?

-

Mon coeur est sans rancune, murmura-t-elle.

-

Merci! fit-il dans un sanglot rauque.

Il demeurait là, comme en prière, puis le tremblement de ses membres s'accrut, il tourna sa face convulsive vers le couchant et se mit à rôder le long de la muraille.

- La mort! haleta-t-il... La mort!

Meyral le retint au moment o˘ il allait crouler et l'assit dans un fauteuil. Il claquait des dents ; son regard se vitrait ; ses mains t

‚tonnaient faiblement... Il agita deux ou trois fois la tête d'une manière lugubre et, après un r‚le disparut dans la nuit éternelle.

Alors, Sabine, avec un grand cri, se jeta sur sa dépouille et lui donna un baiser. Tous se tenaient autour de la statue p‚le. La mort profonde dissolvait les rancunes... Là-bas, au fond des ramures, s'évanouissait le soleil immense que, peut-être, aucune prunelle ne verrait jamais plus.

Meyral disait

74

LA MORT FAUCHE

Nous échangerons un éclair unique.

Comme un long sanglot tout chargé d'adieux

Humblement, il contemplait Sabine. Dans le fauve déclin, il remontait à

l'amont de sa jeunesse, lorsque tous êves planaient autour de la vierge, telle une bande de ses r

ramiers farouches... Sabine lumineuse, Sabine odoriférante... grande chevelure magique des Edens !... La voici libérée ; les espoirs sans bornes pourraient croître autour d'elle - et c'est la fin du monde Le soleil avait abandonné la vitre, un crépuscule de cendre sanglante errait dans la nuée ; la nuit venait, épaisse et meurtrière. En quelques minutes, la température baissa de plusieurs degrés ; Langre dit: Il va faire très froid - et très noir. La lune ne se lèvera qu'après minuit. Couvrons-nous

Catherine demanda:

- Faut-il coucher les enfants ?

- Pas dans leur chambre, répondit le vieillard. Nous ne nous séparerons pas. Allons prendre des manteaux, des couvertures et des matelas avant que les ténèbres n'arri-vent.

Une literie sommaire fut étendue dans le laboratoire. Tous avaient revêtu des habits chauds. Ils firent un repas rapide, tandis que les dernières lueurs trépassaient dans l'étendue ; quelques astres rouges parurent aux déserts du ciel, Vesper, AltaÔr, Wega, la Brillante du Cygne, Aldébaran, Jupiter, Capella : les petites étoiles devaient rester invisibles...

La crise de torpeur commençait. Une somnolence évaporait la tristesse. Dans un dernier sursaut, Langre, Meyral et Sabine prirent des mesures contre le froid croissant.

75

LA FORCE MYST…RIEUSE

C'est l'hiver!... l'hiver éternel ! ricanait sourdement le vieil homme.

Les formes s'effaçaient ; elles devenaient pareilles à des blocs d'obscurité.

- Ah ! ah ! reprit la voix rauque de Gérard, nous ne verrons pas même disparaître les rayons verts.

Dans le demi-sommeil qui l'engourdissait, Catherine avait le geste raide des somnambules. Elle tenait une boite d'allumettes, elle cherchait d'instinct à faire de la lumière ; elle parlait comme dans les rêves :

- Est-ce qu'il n'y aura plus jamais de feu ?

Ils ne se voyaient plus ; ils étaient noyés dans la nuit la lueur exténuée des étoiles rouges ne faisait pas même reluire les vitres, les loupes, les miroirs et les prismes.

quand les enfants furent couchés, Catherine et Césarine, titubantes, allèrent s'étendre à leur tour.

- Ma pauvre petite Sabine ! Mon cher Georges ! balbutia le vieillard.

Il les attira contre lui, il chuchota, déjà saisi par l'engourdissement -

- Voici la dernière nuit des hommes! Ah! nous aurions pu... je vous ai si tendrement aimés !... plus jamais...

Ils l'écoutaient, glacés. Le froid devenait intolérable. - Adieu ! sanglota le vieillard. L'Océan des ‚ges...

Ils s'étreignirent dans un élan de douleur et de tendresse. Langre eut encore la force d'aider Sabine à s'étendre auprès des petits, puis il se laissa tomber sur un matelas. Seul, Meyral demeurait debout.

Un rêve l'emplissait, le rêve immense des Hommes, le rêve des siècles et des millénaires. Dans les ténèbres infinies, à la surface d'un astre noir, il revoyait les aurores de

76

LA MORT FAUCHE

son enfance, aussi jeunes que les premières aurores de la bête verticale, lorsqu'elle allumait le feu au bord du fleuve ou sur les collines.

Malgré le manteau dont il s'était couvert, il sentait le froid se glisser dans ses membres.

"Des millions de mes semblables vivent leur dernière heure ! " songea-t-il.

Puis il écouta le souffle saccadé de ses compagnons. Son grelottement augmentait; une grande faiblesse faisait fléchir ses muscles. L'instinct le conduisit auprès de son matelas. Il s'enveloppa dans les couvertures et s'affaissa comme une masse.

VI

L'Aube

quand il s'éveilla, une lueur faible et couleur de cuivre filtrait par la fenêtre orientale. Il demeura une minute tout tremblant, plein encore de la pesanteur du rêve. Peu à peu, ses pensées s'éclaircirent et se coordonnèrent. L'horreur du rêve apparut. Le froid était devenu insupportable ; la face de Meyral en était toute transie... Il regarda autour de lui, il aperçut confusément les matelas o˘ étaient couchés ses compagnons. Aucun souffle ne s'entendait dans le grand silence.

- Ils sont morts ! balbutiait Meyral terrorisé.

Il se dressa, la tête vertigineuse, il se dirigea vers le matelas le plus proche et discerna confusément une chevelure p‚le. Une angoisse mortelle le tint immobile; il faillit retourner vers sa couche et attendre le décret de l'invisible... La force qui était en lui, et qui ne voulait pas désespérer avant le dernier soupir, le ranima : il t‚ta le visage de Langre.

Ce visage était froid. Aucun souffle ne semblait s'exhaler des lèvres.

Georges se traîna successivement auprès des autres couches. Toutes les faces étaient froides comme celle du vieillard, aucune respiration ne soulevait les poitrines.

- Misère ! soupira le jeune homme.

Il se pencha plus longuement sur Sabine ; une plainte le secoua. Mais sa douleur avait quelque chose de trop

78

L'AUBE

vaste et de trop religieux pour se répandre en larmes. Agenouillé dans l'ombre, prêt à la mort, puisque tous ceux qu'il aimait venaient de disparaître et puisque tous ses frères humains étaient condamnés, plein cependant d'une révolte farouche, il ne pouvait admettre que le long effort des ‚ges sombr‚t dans ce néant abominable. Pendant quelques minutes, cette révolte le secoua jusqu'aux racines de l'être, puis il découvrit une grandeur farouche à la catastrophe. Elle lui parut presque belle.

Pourquoi ne symboliserait-elle pas les ressources infinies du monde ? Le sacrifice d'une humanité ne comptait guère plus, dans le cycle inépuisable des énergies, que le sacrifice d'une ruche et d'une fourmilière. Ces millénaires, pendant lesquels se suivirent les générations sorties de la mer primitive, étaient aussi fugitifs dans la vie de la voie lactée qu'une seconde dans la vie d'un homme. Peut-être était-il admirable que la longue tragédie de la Bête et de la Plante aboutît à une destruction dédaigneuse... qu'avait été la vie terrestre sinon une guerre sans merci, et qu'était l'Homme, sinon celui qui avait massacré, asservi ou avili ses frères inférieurs ? Pourquoi la fin e˚t-elle été harmonieuse ?

- Non ! non ! se récriait Meyral. Ce n'est pas admirable... C'est hideux!

Ses pensées commençaient à se détendre et à se ralentir. L'engourdissement ressaisissait à la fois ses membres et son intelligence. Il n'était plus qu'une pauvre petite chose grelottante et douloureuse. Il ployait sous les forces énormes comme l'insecte au froid des automnes.

Bientôt les pensées cessèrent de se coordonner ; les images mêmes devinrent rares ; l'instinct domina. Il regagna péniblement sa couchette et s'ensevelit dans ses couvertures.

79

LA FORCE MYST…RIEUSE

L'aube était venue, puis le jour, un jour qui ressernblait aux nuits du pôle, quand l'aurore boréale monte à travers la nuée. Dans le grand laboratoire, rien ne bougeait. Ce fut encore Meyral qui se réveilla. Il demeura d'abord dans les limbes des rêves, les yeux entre-clos et la pensée captive. Puis la réalité le saisit à la gorge, l'épouvante grandit comme une horde de fauves. Et, se levant à demi, il regarda longuement les formes vagues et immobiles de ses amis :

- Je suis seul !... Tout seul!

L'horreur l'emplissait. Puis il eut une sorte de délire. Aucune idée, aucune impression n'étaient saisissables : elles viraient comme des brins d'herbe dans la rivière. Ce vertige lui donna une manière de force ; il parvint à se dresser, et il n'y eut plus qu'une seule sensation, ardente, intolérable : la faim... Elle le mena hors du labo ratoire, le conduisit dans la cuisine, o˘ il mangea goul˚ment, et pêle-mêle, quelques biscuits, du sucre, un peu de chocolat. Ce repas fut efficace, la pensée redevint lucide, et un vague optimisme gonfla la poitrine du jeune homme.

- Jusqu'au bout!... Il faut vouloir jusqu'au bout Mais la douleur revint dès qu'il se retrouva dans le laboratoire. Il n'osait pas se pencher sur ses compagnons ; il voulait garder une ombre d'espérance - et, pour se donner un délai, il se dirigea vers une des grandes tables.

Le thermomètre marquait sept degrés au-dessous de zéro.

Vingt-trois degrés au-dessous de la normale ! murmura machinalement le savant.

Ensuite il analysa le spectre solaire. Tout de suite il eut une palpitation la zone verte était stationnaire Ou du

80

1 F

L'AUBE

moins, ce qui revenait presque au même, elle avait à peine décrits

- …tant donné le rythme du phénomène, soliloquaitil, le vert aurait d˚

disparaîItre. Il est probable...

Il s'interrompit, examina encore la zone et reprit, car cela le soulageait de formuler sa pensée :

II est vraisemblable que le vert fut entamé plus profondément. Donc, la réaction aurait commencé.

Il répéta d'un ton mystique :

- La réaction aurait commencé

Et cela lui donna le courage de retourner vers ses amis. Il se pencha d'abord sur le petit Robert. Le visage de l'enfant était toujours froid : on ne percevait aucun souffle. Meyral t‚ta la poitrine et tenta vainement de surprendre les battements du coeur; les membres se décelaient roides, mais leur rigidité semblait incomplète.

Successivement, le jeune homme examina Langre, la petite Marthe, les servantes ; il osa à peine toucher aux joues de Sabine. Leur état paraissait identique à celui de Robert.

(4 Ce n'est pas la raideur des morts ! songeait Georges. " D'ailleurs, leur température, prise sous l'aisselle, chez Langre et chez le petit garçon, approchait de vingt degrés. Meyral s'assura que cette température ne baissait point.

- Ils vivent !... Certes, une vie précaire... une vie infime... Mais ils vivent ! Ah ! si la réaction continuait...

Son émotion, d'abord ardente, décroissait. Il crut que la période d'engourdissement allait le ressaisir : s'il se rendormait, ils seraient seuls devant les forces funestes !

Après un quart d'heure d'attente, il constata que son état actuel différait des états de la veille. Sa sensibilité était amortie, ses mouvements un peu tardifs ; mais il ne ressentait ni torpeur ni stupeur. Au contraire, il était très

8 1

77M

LA FORCE MYST…RIEUSE

lucide, et, tout en continuant d'observer ses amis, il se remettait à

mesurer les zones du spectre. Bientôt, il eut la certitude que les rayons verts ne décroissaient pas. Il prit des précautions extraordinaires pour la prochaine expérience, qu'il remit à plus tard, afin de réduire l'aléa de l'équation personnelle, et fit quelques constatations au polariscope.

A dix heures, le thermomètre marquait neuf degrés audessous de zéro ; de ce côté, la situation s'aggravait, et toutefois aucun changement ne se marquait dans l'état des malades. Car Meyral n'en doutait plus: ni Langre, ni Sabine, ni les servantes, ni les enfants n'étaient morts ; leur état semblait intermédiaire entre l'état des êtres saisis par le sommeil hibernant et la léthargie pathologique. Mais le péril était profond. Ils ne pourraient vraisemblablement résister au froid, quoique le jeune homme e˚t accumulé sur eux de nouvelles couvertures et e˚t bien enveloppé leurs têtes.

A dix heures et demie, Meyral se décida à reprendre la vérification du spectre solaire... Il poussa un grand cri ; malgré son apathie, il avait le visage convulsé par une espérance accablante : la zone verte s'était accrue

- la réaction commençait!

- Ah ! balbutia-t-il, les yeux pleins de larmes, tout de même!... Ce drame hideux n'ira pas jusqu'au bout!

Dans cette première minute, il s'oubliait, sa frêle structure disparaissait dans l'océan des créatures : il ne songeait qu'au salut de la Vie. Puis son apathie reparut. Il eut à peine un tressaillement, tandis qu'il se demandait:

" N'est-ce pas un simple sursaut du phénomène ? @> A midi, il lui fut impossible de repousser la certitude la zone verte continuait à s'élargir !

Par malheur, le thermomètre tombait à dix degrés au-dessous de zéro. Mal-82

L'AUBE

gré le manteau et les couvertures, Georges ressentait amèrement le froid.

Une fringale analogue à celle du matin l'ayant ressaisi, il redévora du chocolat, des biscuits, du sucre. Ce repas lui fit du bien, mais lui donna sommeil. Enseveli dans un fauteuil, les pieds sous un édredon, la tête bien couverte, il sombra dans l'inconscience.

Au réveil, il se sentit très surexcité et s'assura fiévreusement de l'état de ses compagnons : le mal demeurait stationnaire. Ensuite il s'élança vers les appareils...

Le vert avait reconquis ses limites, Les rayons bleus s'esquivaient !

Alors, les doutes de Meyral se dispersèrent. Son ‚me s'épanouit comme une primevère à l'avrillée. Ce fut la grande espérance, l'espérance de résurrection, vaste comme l'aube d'un univers. Toute la poésie des genèses gonflait le coeur du jeune savant ; il récitait avec ferveur Et plus tard un ange, entrouvrant les portes,

Viendra ranimer, fidèle etjoeux,

Les miroirs ternis et les flammes mortes.

C'était une fête de l'infini, un printemps d'astre, une béatitude o˘

transsudaient des lueurs de Voie lactée. Et dans cette grande minute il ne doutait pas du salut de ses compagnons d'arche.

quand l'exaltation fut passée, il comprit que les circonstances demeuraient obscures et redoutables. Le froid sévissait toujours ; la léthargie, si elle n'avait pas empiré, ne manifestait aucun symptôme d'amélioration; en vérité, ces êtres immobiles, dont le souffle était insaisissable à l'oifie, dont le visage p‚le demeurait étrangement roide, ressemblaient plus à des morts qu'à des vivants.

83

LA FORCE MYST…RIEUSE

(i, Si je pouvais faire du feu ? " songeait Meyral.

A tout hasard, il le tenta. Les allumettes ne @@ prirent pas "; aucune combinaison chimique ne put être amorcée ; les appareils électriques demeurèrent inertes. Cependant, avec une extrême lenteur, la lumière continuait à remonter vers les ondes supérieures : la bande bleue devenait toujours plus nette. Vers trois heures, il y eut un second phénomène "de retour " ; l'aiguille aimantée, jusqu'alors insensible, tendit à se fixer vers le Nord-Ouest, à quinze degrés en deçà de sa position habituelle. Ce fait, menu en apparence, réjouit considérablement Georges : le magnétisme terrestre était une des "constantes" dont la disparition l'avait le plus impressionné.

- L'électricité va se déceler à son tour.

Elle ne reparut qu'une heure après à l'appareil de Holz; mais, quelque vigueur que déploy‚t le jeune homme pour faire tourner la machine, il ne put obtenir d'étincelle.

Un retour de tristesse l'accabla. Ce n'était plus la tristesse de naguère, la tristesse du drame planétaire, c'était une détresse purement humaine. Il continuait à tenir pour assuré que ses compagnons vivaient, mais il semblait plus improbable de minute en minute qu'il p˚t les ranimer. Et comme le désespoir prend une forme adéquate aux circonstances, ce qui le désolait maintenant, c'était de se dire que la vie allait partout renaître, la divine lumière reprendre l'oeuvre créatrice, et que ni son vieux maître ni Sabine n'assisteraient à la résurrection.

La chaleur seule les sauverait, croyait-il, mais la nuit se passerait sans doute avant qu'il obtînt du feu. A plusieurs reprises, il essaya, par des changements de position ou par des massages, de produire quelque effet sur les

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L'AUBE

enfants, dont la vitalité lui inspirait plus de confiance que celle des adultes.

L'heure avançait vite, malgré tant d'inquiétudes. Le soleil descendait déjà

sur les masses feuillues du Luxembourg et son orbe grandissait de minute en minute. Avant une demi-heure il disparaîtrait, et moins d'une heure plus tard, ce serait la nuit complète : la lune ne se lèverait que vers deux heures du matin.

Meyral, entraîné à la fois par son émotion et par sa curiosité scientifique

- que naguère l'approche même de la mort n'avait pu éteindre, - multipliait les expériences. Toutes concordaient, - au sens évolutif : l'aiguille magnétique se rapprochait davantage de sa position normale ; la machine de Holtz, sans encore donner d'étincelles, décelait des tensions plus fortes ; la région bleue du spectre, malgré l'approche du déclin, ne cessait de s'accroître.

- Du feu! Du feu! gémissait Meyral. Le froid va s'aggraver pendant la nuit.

Leur faiblesse est excessive... leurs réactions insignifiantes. Ah! du feu!

Le crépuscule vint, moins sombre que la veille; des feux écarlates errèrent sur les cimes du Luxembourg... Et subitement la machine de Holtz donna des étincelles. C'étaient des étincelles courtes et cuivreuses, mais elles remplissaient d'espoir le coeur du physicien. Il les contemplait avec ivresse, il écoutait leur crépitement léger qui rappelait certains vols d'insectes. Et une idée lui venant, il relia la tête de la petite Marthe au pôle positif et l'un de ses pieds au pôle négatif. Ensuite, il fit tourner la machine avec prudence, en surveillant la tension. Rien. Le corps demeurait inerte; Georges accéléra le mouvement. Bientôt, une palpitation se décela, qui agitait les lèvres et soulevait la poitrine Marthe respirait 85

LA FORCE MYST…RIEUSE

Pendant quelque temps, Georges maintint la rotation ; le résultat demeura stationnaire. N'importe ! l'expérience démontrait (i positivement " la persistance de la vie chez la fillette.

Encore le soir. L'ombre froide s'épaissit dans la longue salle; pourtant, ce n'est pas l'ombre épouvantable de la veille : les grandes constellations sont presque complètes : on voit les sept étoiles de la Grande Ourse. Au reste, le thermomètre marque trois degrés de plus que la nuit précédente.

Une immense lassitude accable Meyral, mais cette lassitude aussi est normale. Il ne résiste pas au sommeil : à quoi bon! Sans lumière, n'est-il pas réduit à l'impuissance ? Il y a bien la petite lueur du Holtz, mais pour l'obtenir il faut s'atteler à la machine. Mieux vaut dormir. Pendant son repos, les forces normales continueront à reprendre l'empire...

VII

La Résurrection

A son réveil, le grand jour pénétrait dans le laboratoire. Tout de suite, malgré un reste de fatigue, le jeune homme ressentit un grand bien-être. La lumière qui inondait la salle était presque semblable à la lumière des beaux matins de printemps. Sans doute, demeurait-elle confusément crépusculaire, mais combien différente de la sinistre lumière des jours précédents.

Dès qu'il fut debout, Georges se jeta vers les appareils. Il poussa un cri comme il en poussait aux jours de l'adolescence quand la matinée s'annonçait joyeuse : la plus grande partie de la zone bleue avait reparu.

- La réaction est plus rapide que l'action ! fit-il en se frottant les paumes. Avant midi nous atteindrons l'indigo.

Ce premier mouvement, qui d'ailleurs dura à peine une minute, fut si impétueux, qu'il en oubliait le péril de ses amis ; la vue des corps étendus ne lui suggérait que des idées de sommeil... Puis, son coeur se serra. Ressaisi par la crainte, il se dirigea vers Langre. Le vieillard gardait la position qu'il avait la veille, mais, coup sur coup, Georges constata des changements capitaux; le souffle était revenu, le coeur battait faiblement et le pouls même, lent à la vérité, devenait sensible.

Il en fut de même pour les enfants, Sabine, les servantes. Néanmoins, le sommeil demeurait profond.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Sauvés!... ils sont sauvés ! s'affirma Meyral avec un tressaillement de bonheur.

Dans ces minutes délicieuses, le doute parut impossible. Georges jeta un long regard sur le Luxembourg saturé de lumière et go˚ta le jeune matin avec une ‚me d'enfant. Il convint avec soi-même qu'il attendrait deux heures encore avant de les réveiller, plein du sentiment que, dans cette circonstance, il fallait laisser agir la nature.

Comme la veille' un terrible appétit lui creusait l'estomac ; il dévora des biscuits, du pain dur et du chocolat avec sensualité. La saveur des mets semblait renouvelée, plus fine ensemble et plus intense.

- C'est le meilleur repas de ma vie! murmurait-il dans une griserie légère.

Ce vieux pain est incomparable et l'arôme du chocolat plus doux que le parfum des aubépines, des lilas et des prairies qu'on fauche.

Il travailla d'enthousiasme, variant et subtilisant les expériences, accumulant les notes. quand onze heures sonnèrent à Saint-jacques-du-Haut-Pas, il sursauta. Fallait-il intervenir ou attendre encore ?

Incontestablement, l'état des dormeurs continuait à s'améliorer. Le pouls de Sabine et celui des enfants était presque normal ; celui de Langre s'accélérait, de même que celui des servantes. Tous respiraient pleinement.

Par ailleurs, la température montait ; depuis une heure, elle avait franchi le zéro ; elle approchait de quatre degrés. La machine de Holtz donnait des étincelles de huit centimètres. Les rayons bleus avaient reparu dans leur intégrité : la zone indigo était amorcée...

- Du feu ? grommela Meyral.

Il frotta une allumette et devint p‚le ; le feu était là le feu sacré, le feu sauveur!... quel saisissement de le voir ramper au milieu du chétif morceau de bois. Meyral en

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LA R…SURRECTION

oubliait sa science, il redevenait la créature naÔve qui voit dans la flamme une divinité. Il alla prendre dans la cuisine un fagot de b˚chettes et du charbon. quelques minutes plus tard, le feu ronflait dans la salamandre. Puis la chaleur commença de répandre ses ondes. Avant midi, le thermomètre marquait seize degrés... Réflexion faite, Georges avait jugé

qu'aucune intervention ne vaudrait pour ses amis la montée graduelle de la température. Il attendit, allant de l'un à l'autre, scrutant les visages ou t‚tant les poignets. Peu à peu le visage p‚le des enfants et de Sabine se colorait. Ce fut la petite Marthe qui fit le premier mouvement : son bras droit tentait de rejeter les couvertures devenues trop lourdes... Puis, elle eut un soupir et, après quelques battements, ses paupières s'entrouvrirent

- Marthe ! cria gaiement Meyral.

-J'ai chaud! répondit l'enfant.

Ses yeux bleus regardaient Georges, vaguement d'abord

-Maman! appela-t-elle.

Sabine eut un tressaillement. Un vague sourire passa sur son visage argenté :

- Sabine ! dit le jeune homme.

Les grands yeux s'ouvrirent comme des fleurs merveilleuses ; Sabine, à demi plongée dans le songe, continuait à sourire.

C'était l'épisode ravissant de la résurrection; l'immense douceur des races rajeunies remplissait la poitrine de Georges.

-J'ai dorrr˘ ? demandait Sabine en considérant avec surprise le mobilier cabalistique du laboratoire.

Vous avez tous dormi ! répondit Meyral.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

Soudain, elle eut un tressaute l'épouvante fit trembler son visage : elle se souvenait.

- Nous allons mourir?

- Nous allons vivre!

Elle dressa la tête, elle vit la petite Marthe qui tournait vers elle sa face joyeuse et innocente.

- Sommes-nous donc sauvés ?

- Nous sommes ressuscités ! La lumière créatrice a triomphé des ténèbres éternelles... Regardez le soleil, Sabine. Dans peu d'heures, il sera redevenu le grand soleil de notre enfance.

Sabine se tourna vers la fenêtre, elle vit l'étendue rassasiée de clarté, le ciel qui commençait à reprendre la

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teinte dont les générations nuancèrent leurs plus beaux 1

rêves

- La vie ! soupira-t-elle, tandis que des larmes d'extase luisaient à ses cils.

Puis elle devint rouge ; elle n'osait plus regarder Meyral. Il se détourna, et Sabine, se souvenant qu'elle n'était pas dévêtue, souleva les couvertures et apparut dans le costume sombre qu'elle avait mis l'avant-veille, en signe de deuil.

quand elle fut debout, quelque inquiétude rentra dans son ‚me... Sabine appela Langre et son petit garçon. La tête blonde et la tête blanche tressaillirent.

- Laissez-les se réveiller d'eux-mêmes... Cela vaudra mieux! conseilla Meyral.

Elle acquiesça, elle emporta Marthe jusqu'à l'une des fenêtres.

Le Luxembourg fut le jardin de sa jeunesse; tout palpitait comme au temps o˘ le passé et l'avenir se confortdaient en un même songe... Lorsqu'elle se retourna, elle vit Georges qui la regardait avec humilité. Et ils furent 90

LA R…SURRECTION

pareils à l'Homme et à la Femme, au pays des Sept Fleuves, pendant qu'Agni dévorait la chair sèche des arbres et que les troupeaux clairs paissaient sur les collines...

O˘ suis-je ? demanda une voix grave.

Gérard venait de s'éveiller. Une stupeur embrumait sa cervelle. Sa vieille

‚me avait peine à jaillir du néant; hagarde, elle cherchait à se coordonner.

- Le laboratoire ?... Sabine... Georges...

Il poussa une longue plainte ; les idées commençaient à prendre forme

- Est-ce le dernier jour ? - C est la vie nouvelle ! répondit Meyral. D'un geste violent, Langre rejeta ses couvertures son humeur combative et fougueuse émergea de la brune - quelle vie nouvelle ? demanda-t-il. La lumière... - La lumière est victorieuse !

Les prunelles de Gérard brasillèrent sous les sourcils broussailleux.

- Ne me donne pas de faux espoir, mon Georges, s'exclamatif. Les rayons verts ont-ils reparu ?

Les rayons verts, les rayons bleus et même la plupart des rayons indigo...

Le soleil! fit la voix claire de Sabine. Successivement les servantes et le petit Robert s'étaient réveillés. Langre contemplait avec ravissement la clarté qui ruisselait par les vitres ; il bégaya

-

Depuis quand remonte-t-elle ?

-

Depuis trente-six heures.

-

Alors nous sommes endormis depuis...

-

Depuis près de deux jours.

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LA FORCE MYST…RIEUSE

- Et toi! murmura le vieux physicien avec une sourde colère. Tu as donc assisté à la résurrection. Tu as vu renaître le monde ! Pourquoi ne m'avoir pas éveillé ?

- C'était impossible.

Langre demeura pensif et mélancolique. Il éprouvait une déception amère ; il était jaloux. Puis, l'allégresse domina. Ses vieilles veines charrièrent l'espérance : sur la terre renouvelée, il allait vivre des jours glorieux et connaître enfin la justice.

- Debout! cria-t-il. Il ne faut pas perdre une seule de ces minutes magnifiques...

Et, se jetant sur les appareils comme un loup sur sa proie, il se livra à

des recherches h‚tives ; il parcourut avidement les notes de Meyral.

- Ah ! soupirait-il par intervalles... c'est trop grand... c'est trop beau.

Cependant Catherine préparait du chocolat. Selon le désir de Langre, on prit ce premier déjeuner dans le laboratoire. quand parut le liquide fumant, il y eut une minute d'enthousiasme. Le vieux savant lui-même s'arrêta dans son labeur pour participer à la communion, et l'humble repas fut une fête incomparable...

- Hé là ! criait Langre en riant, il faut ménager les provisions !

- Nous manquerons peut-être de viande, riposta Georges, mais ni de farine, ni de sucre, de café ou de chocolat... La pauvre humanité doit être décimée... et ses réserves sont intactes.

Une ombre passa sur les béatitudes. Sabine songeait à la dépouille de Vérannes, étendue dans une chambre voisine.

- Des centaines de millions de nos semblables ont d˚ succomber! fit le vieillard d'une voix nerveuse.

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LA R…SURRECTION

Depuis quelque temps, une rumeur croissait dans les rues. On entendait ce bruit de ressac que font les clameurs d'une multitude... Soudain, une coupetée de cloche... Hésitante d'abord, elle s'enfla, elle se multiplia: SaintJacques-du-Haut-Pas sonnait à grandes volées les p‚ques du genre humain.

DEUXIEME PARTIE

Le Grand renouveau

Le lendemain les rayons violets étaient reconquis, et FHumanité