CHAPITRE 9
En dépit des traumatismes qu’il avait récemment subis, les réflexes de Keller étaient encore largement au-dessus de la moyenne, grâce à son excellent entraînement ainsi qu’à sa vivacité naturelle. À l’instant où il aperçut, à la limite de son champ de vision, la fenêtre du second étage voler en éclats, il freina à bloc – et la voiture s’immobilisa dans un crissement de pneus, juste avant que les deux corps s’écrasent sur le dur béton de la rue. Pendant quelques secondes, tout mouvement fut suspendu dans la grand-rue. Les gens, cloués sur place, regardaient fixement les deux corps sanglants, déformés, qui gisaient sur la chaussée. Puis, des visages apparurent aux fenêtres et aux seuils des maisons, hésitant à sortir. Quelqu’un poussa un cri. Une femme s’évanouit. Un homme vomit contre un mur. Personne n’osait s’approcher des corps.
Abasourdi, Keller ne bronchait pas. Sa voiture s’était arrêtée à moins de cinq mètres du misérable tas de chairs enchevêtrées, et rien ne venait dissimuler à sa vue ce grotesque tableau. Ils n’étaient pas tombés de très haut, mais l’angle de leur chute – la tête la première – leur laissait peu de chances de survivre. Ils devaient s’être rompu le cou. Keller fut d’autant plus surpris de voir bouger la main tendue qui appartenait à la personne qui était au-dessous de l’autre : les doigts se refermèrent lentement, puis se tendirent de nouveau.
Keller ouvrit d’un coup brusque sa portière et se rua vers les blessés. Mettant un genou en terre en s’efforçant de ne pas voir la flaque de sang qui se formait sous les corps et commençait à s’écouler, il réalisa que c’étaient un homme et une femme. Chose curieuse, l’homme était complètement nu. Il l’examina d’un peu plus près et constata avec une surprise grandissante que ses membres raidis, sa peau grisâtre et émaciée, son cuir chevelu tendu et fort dégarni, tout semblait indiquer que l’homme était déjà mort depuis un certain temps.
Un gargouillis le tira tout à coup de ses réflexions et il concentra son attention sur la femme, qui se trouvait en dessous. Le bruit qu’il avait entendu provenait du fond de sa gorge : on eût dit qu’elle essayait de parler, mais que le sang qui s’écoulait de ses poumons déformait les sons qu’elle produisait. Voyant que les doigts de sa main gauche bougeaient toujours, Keller empoigna sous les bras le corps maigre de l’homme – luttant contre le dégoût que lui inspirait le contact avec cette chair froide – et n’eut aucun mal à le déplacer. Puis, avec beaucoup de douceur, il glissa les doigts sous la tête de la femme, entre son visage et la chaussée, sans prendre garde au sang poisseux qui lui coulait dans la main. Il tourna légèrement sa tête, pour qu’elle puisse respirer par la bouche, si elle en était encore capable. Le spectacle de ce visage écrasé, sanguinolent, l’obligea à fermer les yeux quelques secondes.
Puis il se pencha davantage, pour essayer de comprendre ses paroles, mais elles restaient faibles et inintelligibles. Un instant, un des yeux palpita et s’ouvrit. Il regarda fixement Keller, puis soudain s’écarquilla comme sous l’effet de la peur. Et brusquement, la vie la quitta. La femme était morte.
Keller se releva, rongé de regrets pour cette pauvre femme dont les tout derniers instants avaient été assombris par la frayeur. Par contre, et assez curieusement, il ne ressentait aucune compassion pour l’homme nu qui gisait également à ses pieds. Peut-être était-ce parce que celui-ci n’avait presque plus rien d’humain : ce corps décharné faisait plutôt penser à une carcasse gelée. Ou peut-être était-ce parce qu’implicitement il savait que cet homme avait été la cause des deux morts. Il avait sans doute poussé la femme par la fenêtre et, manifestement affaibli, il avait dû tomber à sa suite, emporté par l’élan.
Le copilote regarda le sang qui maculait ses mains et constata que la mare, par terre, avait grandi au point qu’il avait les pieds dedans. Ce sang. Le visage de Cathy. Un éclair de mémoire !
Mais il fut interrompu par une voix à ses côtés et l’image de Cathy, son visage affolé, couvert de sang, ses grands yeux remplis de terreur, sa bouche ouverte comme pour hurler ou pour crier quelque chose… tout s’effaça instantanément pour repartir vers les dédales inconnaissables de son cerveau.
Tewson reprit :
— Viens, Dave. Viens te nettoyer.
Keller leva les yeux et posa un regard sans expression sur le visage de l’enquêteur de l’A.I.B.
— Harry ?
Prenant par le bras le copilote encore hébété, Tewson l’emmena hors de la foule qui s’était à présent rassemblée autour des deux cadavres. Il le fit prendre appui contre la Stag et lui laissa quelques minutes pour se remettre du choc qu’il avait subi.
— As-tu vu ce qui s’est passé ? lui demanda-t-il finalement.
Keller soupira et son corps parut se détendre quelque peu.
— J’ai vu la fenêtre se casser, puis l’homme et la femme sont tombés, répondit-il. Je n’ai rien vu avant cela.
— Seigneur, dit gentiment Tewson en secouant la tête, comme si tu n’en avais pas déjà assez vu comme ça ! Entre dans ta bagnole, Dave, on va la ranger quelque part. Après quoi, je t’emmènerai à Windsor, de l’autre côté du pont : l’A.I.B. a loué des chambres dans un hôtel. Nous y arriverons plus vite à pied qu’en faisant tout le tour par la route. Et j’ai l’impression qu’un bon verre ne te ferait pas de mal.
Comme ils montaient en voiture, Tewson au volant et Keller à côté de lui, un personnage en uniforme bleu se détacha de la foule des badauds et se hâta vers eux.
— Excusez-moi, monsieur, dit l’agent de police, juste avant que Keller ferme la portière. Avez-vous vu comment c’est arrivé ?
Le copilote lui répéta ce qu’il avait dit à Tewson. Ce dernier se pencha et brandit devant le policier sa carte d’identité :
— Je fais partie de l’équipe qui enquête sur l’accident d’avion. Nous avons des chambres au Castle Hotel, de l’autre côté du pont, et j’y emmène M. Keller pour qu’il puisse se laver. Si vous avez besoin d’une déposition quelconque, vous pourrez nous trouver là-bas.
Le policier acquiesça.
— Ça va bien, monsieur. Il y a un certain nombre de personnes qui ont vu l’accident. Mais il paraît que M. euh… Keller ? – que M. Keller est arrivé le premier auprès des corps. Je me demandais s’ils étaient encore vivants et, dans l’affirmative, s’ils ont dit quelque chose.
Keller secoua la tête.
— Non. L’homme était déjà mort, et la femme est morte presque immédiatement après. Elle n’est pas parvenue à parler.
— Parfait, merci. Nous vous demanderons peut-être de faire une déposition, auquel cas nous vous contacterons à l’hôtel. À vrai dire, je ne sais pas ce qui se passe aujourd’hui. Jamais vu une journée aussi étrange depuis que je suis à Eton.
Keller le regarda vivement, mais avant qu’il ait pu dire quoi que ce fût, Tewson partait en marche arrière. Il arriva jusqu’à une rue latérale, dans laquelle il s’engagea, et alla garer la Stag dans le petit parc de stationnement qui se trouvait derrière les bureaux du conseil municipal. Tandis qu’il allait mettre une pièce de monnaie dans le distributeur automatique de tickets, Keller, toujours assis dans l’auto, se mit à s’essuyer les mains avec son mouchoir. Il remarqua qu’il y avait aussi du sang sur son pantalon, sur le genou qu’il avait mis en terre, et que la pointe d’une de ses chaussures marron était également tachée. Il ressentit le besoin de se frotter de la tête aux pieds : pas tellement pour laver toutes les traces de sang, mais plutôt pour se débarrasser du contact qu’il avait eu avec ce corps nu. Il en gardait une impression de répulsion indéfinissable.
Tandis qu’ils marchaient côte à côte vers le pont – ils avaient délibérément pris une rue parallèle à la grand-rue, pour éviter de repasser devant l’horrible scène qui s’y trouvait sans doute encore –, le copilote repensait sans cesse aux derniers mots du policier. Qu’avait-il pu vouloir dire ? Il posa la question à Tewson, qui avait justement les yeux tournés vers le champ où se dressaient les restes de l’avion.
— Oh, répondit l’enquêteur, il s’est produit un certain nombre d’incidents hier soir et ce matin. Sans aucun rapport entre eux, bien sûr, mais comme les gens ont un peu les nerfs à vif, à Eton, depuis l’histoire du 747, ils ont tendance à faire des rapprochements absurdes. Faut reconnaître qu’il règne une atmosphère plutôt sinistre ici, depuis quelques semaines. Mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Tout ira mieux dès qu’on aura enlevé les dernières traces de l’épave.
— De quoi veux-tu parler ? Qu’y a-t-il eu, comme incidents ?
Tewson ralentit légèrement et, se tournant vers Keller, le dévisagea :
— Dave, tu ne crois pas que tu as déjà assez de problèmes en tête pour ne pas te préoccuper, en plus, de quelques ragots qui n’ont rien à voir avec ton affaire, et qui sont colportés et amplifiés par des gens dont c’est le seul passe-temps ?
— Harry, je veux savoir.
— Ça recommence, dit Tewson. Enfin, poursuivit-il avec résignation, au moins il ne s’agit pas ici de renseignements secrets. Hier soir, les deux policiers qui étaient de faction auprès de l’épave ont entendu des cris qui venaient de l’autre côté du champ. L’un d’eux est allé voir ce qui se passait, et a été rejoint par le pasteur de la paroisse. Ils ont trouvé une fille dans une bagnole, absolument folle de terreur. Elle était dans un tel état d’hystérie qu’elle n’a pas pu leur dire ce qui lui était arrivé. Manifestement, elle avait eu une frayeur terrible. D’après le policier qui était de garde aujourd’hui, elle n’a toujours rien pu dire ; elle est encore au repos à l’hôpital.
— Que serait-elle allée faire, toute seule, dans ce champ, en pleine nuit ? demanda Keller.
— Apparemment, elle n’y est pas allée seule. La police a pu déterminer que la voiture appartenait à un jeune garçon – sans doute son petit ami – qui n’a pas reparu chez lui depuis lors. Je présume qu’il lui aurait fait des avances un peu trop osées : la fille sera devenue hystérique et il se sera enfui. À présent, il n’ose plus se montrer.
Ils tournèrent derrière le coin et abordèrent le pont. Keller gardait le silence.
— Quoi d’autre ? dit-il finalement.
— On a trouvé un homme noyé dans la rivière, ce matin, de l’autre côté de la rivière. Il avait eu une crise cardiaque en pêchant.
— La pêche à la ligne n’est pas précisément le genre de sport qui provoque des crises cardiaques !
— C’était un obèse. Cela aurait pu lui arriver n’importe quand.
— Continue.
— Euh… Le pasteur, celui qui avait trouvé la fille en même temps que le policier, a été découvert évanoui dans son église, ce matin. Il n’est pas encore tout à fait remis, et on ne sait donc pas ce qui lui est arrivé ! Peut-être qu’il était simplement épuisé moralement. Il a dû s’occuper de beaucoup de gens perturbés, ces derniers temps, et puis, ce matin, il avait encore donné les derniers sacrements au noyé. Et ne parlons pas de ce qu’il a dû endurer, la nuit de l’accident. En outre, l’avion est tombé juste derrière son église. C’était presque inévitable qu’il craque un jour ou l’autre.
Ils traversaient à présent le vieux pont métallique.
— Qu’est-ce que tu sous-entends quand tu dis qu’il n’est pas encore remis ? demanda Keller. Il est toujours inconscient ?
— Non. (Tewson fit une pause, puis ajouta :) Apparemment, il ne parle que par sons inarticulés. Comme un débile mental.
Keller s’arrêta pour regarder passer l’eau.
— Et à présent, ces deux personnes qui tombent – ou qui se jettent – par leur fenêtre. Et toi, tu persistes à trouver qu’il ne se passe rien d’anormal ?
— Évidemment qu’il se passe quelque chose d’anormal ! Bon sang, je serais un imbécile de vouloir prétendre le contraire ! Simplement, je crois qu’il faut attribuer cela à une sorte d’hystérie collective. (S’appuyant contre le garde-fou, Tewson regarda Keller de côté.) Tu vois, il n’est plus rien arrivé de catastrophique dans cette ville depuis des années. Peut-être même des siècles. Et puis, un beau jour – une nuit, plutôt –, « crac boum » ! Le plus grand désastre de l’histoire de l’aviation britannique se produit juste devant leur porte. Il y a de quoi avoir un choc ! Tout ce que je veux dire, c’est que les gens d’ici n’étaient pas programmés pour affronter un drame d’une telle amplitude. Toutes les névroses larvées, toutes les émotivités contenues ont tout à coup été poussées à fond. C’est une réaction en chaîne. Et elle a été provoquée par l’accident.
Keller quitta l’eau des yeux et darda un regard froid sur l’enquêteur.
— Tu es époustouflant, dit-il avec un mince sourire.
— Voyons, Dave ! Quelle autre explication y aurait-il ? Le champ est hanté, peut-être ? C’est ça que tu penses ?
— Je ne sais plus ce que je pense, Harry, dit Keller.
Et il se remit en marche.
Tewson fit un geste brusque de la main, avec dépit, et suivit le copilote.
Ils arrivèrent à l’hôtel. En passant devant le portier, Tewson commanda un brandy double pour les appartements de l’A.I.B. Puis, se ravisant, il en demanda deux. Ils prirent l’ascenseur et montèrent au quatrième étage : Tewson tâchait toujours de convaincre Keller qu’il n’y avait aucune corrélation entre les différents événements de la journée, exception faite de l’hystérie généralisée qui avait atteint la ville.
Keller l’interrompit pour lui demander s’il était certain que toutes les personnes impliquées étaient d’Eton. Ils sortirent en silence de l’ascenseur et enfilèrent le couloir jusqu’à la spacieuse chambre dont l’A.I.B. avait fait son quartier général d’urgence. Toutes les données étaient enregistrées ici, puis envoyées aux bureaux permanents, à Londres. Quand les deux hommes entrèrent, Gerald Slater était penché sur son bureau de fortune. Il leva la tête et, reconnaissant en Keller le jeune copilote qui avait survécu à l’accident, il dressa les sourcils. Les deux autres enquêteurs qui travaillaient également dans la chambre échangèrent des coups d’œil surpris.
Tewson adressa à Slater un sourire mal assuré :
— Euh, excusez-moi de vous déranger, chef, dit-il, mais il y a eu un sale accident en ville et Keller en a été témoin. J’ai pensé qu’il pourrait venir ici pour se laver un peu et peut-être aussi pour se remettre de ce choc. Vous n’avez pas d’objection ?
— Évidemment que non, dit Slater d’un ton revêche. (Puis il ajouta, plus aimablement, à l’intention de Keller :) Vous pouvez passer dans la pièce voisine, monsieur Keller. Il y a une salle de bains attenante, et un lit si vous ressentez le besoin de vous allonger un moment. Sinon, détendez-vous dans un des fauteuils. Il vous faudrait sans doute un bon verre, aussi. Je vais en commander un par téléphone.
— Oh, pas la peine, chef. C’est déjà fait, dit Tewson avec un pâle sourire à son supérieur.
Ce dernier ne répondit que par un froncement de sourcils.
— Si vous avez besoin d’autre chose, monsieur Keller, faites-le-moi savoir, ajouta encore Slater.
Keller le remercia d’un hochement de tête et se dirigea vers l’autre chambre. Comme Tewson lui emboîtait le pas, Slater l’arrêta et lui dit à voix basse, pour ne pas être entendu par le copilote :
— Je sais que Keller est un de vos amis personnels, Tewson. Mais je crois qu’il vaudrait mieux que vous cessiez de le voir tant que l’enquête n’est pas terminée.
Tewson demeura un instant sur le pas de la porte.
— Très bien, dit-il, et il entra dans l’autre pièce en fermant la porte derrière lui.
Il entendit couler l’eau dans la salle de bains et il y trouva Keller occupé à se laver les mains. Il attendit patiemment que le copilote ait fini de se frotter vigoureusement les doigts avec la brosse à ongles, ce qu’il continua à faire bien après que toute trace de sang avait déjà disparu.
— Dave, dit enfin Tewson, en fait, je ne devrais pas trop te voir pendant que l’enquête est en cours.
Keller remit la brosse à ongles sur la petite étagère de verre accrochée au-dessus du lavabo. Prenant du papier de toilette, il le mouilla et se mit à frotter la tache de sang sur son soulier.
— Je ne veux pas te causer d’ennuis, Harry, dit-il, mais je suis incapable de rester assis à ne rien faire. J’ai été impliqué dans l’accident, je veux faire partie de l’enquête.
— Mais tu en fais partie…
— Comme victime, uniquement ! Je veux aider à trouver la cause de l’accident !
— Mais tu en es incapable. Tu ne te souviens même pas de ce qui s’est passé ce soir-là.
Keller ne trouva rien à répondre. Empoignant de nouveaux papiers, il tamponna son pantalon souillé. Au moment où Tewson allait ajouter quelque chose, on frappa un coup discret à la porte qui donnait dans le couloir. Tewson alla ouvrir et se trouva face à face avec un serveur qui apportait les deux grands verres de brandy sur un plateau. Il signa le reçu et prit les deux verres. Le serveur n’attendit pas de pourboire. Ces salauds du ministère étaient tellement près de leurs sous…
Tewson déposa les boissons sur une petite table basse et, tout en s’installant dans un confortable fauteuil, il cria à Keller de venir le rejoindre. Le copilote sortit de la salle de bains, son veston sur le bras. S’asseyant en face de l’enquêteur, il tendit le bras vers son brandy : en deux gorgées, tout était parti.
Quant à Tewson, il buvait le sien à petits traits plus modérés.
— Tu n’as pas faim, Dave ? demanda-t-il. Nous pourrions aller au restaurant de l’hôtel. Je viens de me rappeler que ces gens qui sont tombés de leur fenêtre m’ont interrompu au beau milieu de mon déjeuner. Je me demande ce qu’est devenu le journaliste avec qui je mangeais. En fin de compte, je ne regrette pas d’avoir été dérangé. Ses questions indiscrètes commençaient à m’ennuyer, parce qu’elles devenaient difficiles à éluder. (Tewson avait mauvaise conscience, car il avait l’impression d’avoir un peu trop parlé.) Non, tu n’as pas faim ? Eh bien, moi non plus, finalement.
Keller sortit de la poche de son veston un papier plié : la liste des passagers. Il la tendit à Tewson.
— Penses-tu que ta théorie de la bombe puisse avoir un rapport quelconque avec une des personnes qui figurent sur cette liste ? demanda-t-il.
Tewson affermit l’assise de ses lunettes sur l’arête de son nez et parcourut rapidement la longue liste de noms. Après s’être concentré pendant quelques minutes, il secoua lentement la tête.
— Non, je ne crois pas, dit-il. Il y a quelques noms que je connais. Pas de personnages politiques. Il y a Sir James Barrett, un des directeurs de ta propre compagnie ; Susie Colbert, la romancière, qui voyageait avec sa plus jeune fille ; Philippe Laforgue, le pianiste ; deux magnats du pétrole, américains tous les deux : Howard Reed et Eugene Moyniham – tu as sans doute entendu parler d’eux. Voyons, euh… oui, Ivor Russell, le photographe, avec sa petite amie ; un petit groupe de businessmen japonais à la recherche d’affaires pour leur pays ; il y a encore quelques autres noms qui me sont familiers, mais je ne crois pas qu’ils puissent être importants. Et… ah oui, Leonard Goswell. (Tewson tapotait le nom du bout de son doigt.) Voilà qui peut être intéressant, dit-il.
— Goswell ? Qui est-ce – qui était-ce ?
— Eh bien, c’était un homme qui avait énormément d’ennemis. Franchement, cela pourrait être une piste. (Sans prendre garde à l’impatience de Keller, Tewson but une gorgée de brandy.) Évidemment, mon histoire de bombe n’a pas encore été prouvée, mais si elle l’est, ce type-là pourrait être un candidat fort plausible.
— Pourquoi, Harry ?
— Goswell ? Tu as sûrement déjà entendu son nom, Dave. C’était un des acolytes de Sir Oswald Mosley, pendant la dernière guerre. Tu te souviens de Mosley et de ses Chemises noires, non ? On l’a accusé de trahison parce qu’il prêchait le nazisme aux masses. Il avait pas mal de partisans, d’ailleurs, jusqu’au jour où son gang d’assassins a été démantibulé et où il a été jeté en prison. Il était un admirateur d’Hitler et voulait l’accueillir ici à bras ouverts. On prétend que son plus grand désir était d’aider les nazis à chasser tous les juifs d’Angleterre. Eh bien, Goswell, lui, était pire encore : il avait réellement commencé à le faire !
Keller se souvenait vaguement de quelque chose. Oui, il avait entendu parler de Goswell, de nombreuses années auparavant. À l’époque, il avait cru que cet ex-nazi anglais était mort en exil depuis longtemps.
— De mystérieux incendies ont été déclenchés dans les quartiers Est de Londres, sans aucun rapport avec les bombardements qui sévissaient à l’époque, et des familles entières de juifs y ont péri. Mosley lui-même a pris peur et a expulsé Goswell du Parti. À ce moment-là, Goswell a fondé son propre parti, mais ses activités sont devenues de plus en plus scandaleuses et brutales et il a été chassé du pays. On n’avait aucune preuve contre lui, évidemment, sans quoi il aurait été pendu.
— N’a-t-il pas réapparu il y a quelques années pour fomenter des troubles au sujet des immigrants de couleur ?
— C’est exact. Et d’après ce que j’ai entendu dire, il a été impliqué dans des affaires plus graves encore. Mais, depuis dix ou quinze ans, il n’a plus fait parler de lui et les gens l’ont oublié. Je croyais qu’il avait renoncé à ses activités d’agitateur. Et je me demande ce qu’il venait faire ici… Pourquoi partait-il aux États-Unis ?… En tout cas, s’il y a eu assassinat, il pourrait bien être le candidat le plus plausible.
— Et comment une bombe aurait-elle pu être introduite à bord ? As-tu une idée à ce propos ?
Les épaules de Tewson s’affaissèrent.
— Non, et c’est bien ça le problème. C’est là que la théorie achoppe. Les mesures de sécurité sont tellement strictes, à présent : c’est déjà assez difficile d’emporter une arme à bord, combien plus encore une bombe ! Les fils, les détonateurs, les explosifs… c’est pratiquement impossible.
— Et cependant, cela arrive encore, n’est-ce pas ? On trouve régulièrement des bombes dissimulées dans les appareils.
— Bien sûr, mais, comme tu le dis toi-même, on les trouve. Il y a déjà pas mal de temps qu’on n’a pas eu de cas d’explosion de bombe à bord.
— Et si elle avait été cachée parmi les bagages ?
— Tous les bagages passent aux rayons X, chez Consul. Tu le sais très bien.
— Ils auraient pu la glisser dans les soutes à l’avance.
— La soute avant et la soute arrière sont fouillées avant le décollage.
— Est-ce qu’un passager n’aurait pas pu l’avoir sur lui ?
— Tout le monde passe à la fouille avant d’embarquer. Et on regarde aussi les bagages à main. Le moindre bout de fil aurait été décelé par le détecteur de métaux.
— Alors, il faut croire que tu te trompes.
— Merde, tu ne vas pas te mettre à raisonner comme Slater ! Je ne sais qu’une chose, mais celle-là j’en suis sûr, parce que j’en ai une vache d’intuition : tout concorde à prouver qu’il y a eu une explosion, et non pas une panne. Il doit y avoir eu une bombe à bord !
Les deux hommes fixèrent le plancher des yeux, dépités. Keller, parce que la théorie qu’il espérait voir se confirmer ne lui semblait plus vraisemblable. Et Tewson, parce qu’il ne parvenait pas à résoudre le point faible de son raisonnement.
— Y a-t-il d’autres noms que tu connais ? demanda enfin Keller.
— Non, je ne crois pas. Il y avait évidemment d’autres passagers en première classe, mais personne de réellement important. Et en seconde classe… essentiellement des touristes et des hommes d’affaires. (Tewson leva un regard aigu vers Keller.) Dave, au moins, tu ne t’imagines plus que tu es responsable, j’espère ?
— Je ne sais pas, Harry. Si seulement je pouvais me souvenir.
— Mais, même au cas où ma théorie est inexacte, il y a des centaines d’éléments qui auraient pu être à l’origine du crash.
— Une erreur de pilotage, par exemple.
— Rogan était l’un des meilleurs pilotes du moment. Il ne s’est jamais trompé.
— Peut-être n’était-il pas dans son état normal ? Peut-être s’était-il déconcentré pour une raison quelconque ? Après tout, au bout de tant d’années, peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose qui l’a fait craquer ?
— Tu étais son second. C’est précisément à ça que sert un copilote : si le commandant tombe malade, ou s’il est incapable de faire son boulot pour n’importe quelle raison, le copilote prend la relève.
— Et si le pilote et le copilote n’étaient pas en accord ? Supposons qu’ils se soient disputés et que la discussion ait repris en cours de vol ?
— Vous étiez beaucoup trop professionnels, tous les deux, pour en arriver à ce genre de chose.
— Vraiment ?
Tewson regarda Keller avec intensité :
— Dave, dit-il, ne me parle plus de ça. Attendons que ma théorie et celles des autres aient été réfutées. Il sera toujours temps, alors, de penser à l’erreur humaine.
Le copilote se leva. Il avait besoin de réfléchir. Qu’est-ce que ce Hobbs avait donc dit ? Les esprits sont peut-être retenus sur cette terre par un désir de vengeance. Quelque chose de ce goût-là. Le commandant Rogan cherchait-il à se venger ? Et les autres victimes aussi ? Impossible. Absurde. Comment pouvait-on ébranler aussi facilement les croyances – ou plutôt les incrédulités – de toute une vie ? Allait-il se mettre à croire aux fantômes ? Peut-être était-ce au fond un désir désespéré de trouver une réponse et d’être délivré de son sentiment de culpabilité. Ou bien l’accident avait-il réellement fait trembler les bases de sa raison ? Après tout, les journaux eux-mêmes avaient exprimé son propre sentiment : c’était un miracle qu’il ait survécu.
Il saisit sa veste qui était posée sur l’accoudoir et l’enfila, puis il marcha vers la porte, sous le regard étonné de Tewson. Keller entendit ce dernier l’appeler, mais il ne répondit pas. Fermant la porte derrière lui, il se dirigea vers l’ascenseur. Lui pourrait peut-être l’aider à trouver la réponse. Peut-être même qu’il pourrait demander la réponse directement à Rogan. Il fallait qu’il retourne chez lui et qu’il retrouve ce petit bout de papier chiffonné. Il lui fallait l’adresse de Hobbs.