Sergueï
tourna discrètement le poignet pour regarder sa montre. 10 h 58. Il
était très exactement à l’heure. L'ascenseur s’éleva avec une
extrême rapidité. La sensation de pression qu’il éprouvait sous ses
pieds le rendit nerveux. Certes, il appréciait la vitesse, ainsi
que le pouvoir, mais uniquement lorsqu’il en était maître.
Il savait que le Conseil respecterait la règle du
jeu. Un jeu impitoyable, comme seuls savaient en mener des hommes
d’affaires dénués de toute humanité. C'était la raison pour
laquelle il se trouvait là, dans cet ascenseur, à la place de son
associée. Il connaissait à la perfection les méandres de la
négociation, ses calculs froids, ses pièges redoutables, et il
espérait s’en tirer sans y laisser trop de plumes.
Sergueï Didier savait d’expérience que point
n’était besoin d’avoir du Talent pour traiter avec les mages. Une
patience à toute épreuve et une solide maîtrise de soi étaient les
qualités majeures du négociateur. Qualités dont, hélas, sa Wren
était dépourvue.
La jeune femme perdait rapidement son sang-froid,
et gâchait inévitablement la situation. C’était donc à lui de mener
à bien cette partie-là de leurs activités. Habituellement, les
Non-Talents n’étaient pas
admis dans l’auguste enceinte. Il y avait néanmoins des exceptions,
dont il faisait partie. Ce qui signifiait qu’il était accepté en
tant que représentant de Wren.
« Le Conseil fonctionne sur un modèle patriarcal,
lui avait expliqué la jeune femme, avec répugnance. Sauf qu’en
l’occurrence, le Talent joue le rôle du voyou, tandis que tous
leurs sous-fifres servent de faire-valoir pour montrer qu’ils sont
de bons parents. »
Ce jour-là, Sergueï avait mesuré l’ampleur du
fossé entre les Solitaires et le Conseil. Jusque-là, il est vrai,
il ne connaissait cette institution que par les rumeurs qui
circulaient. Après tout, le Conseil appartenait à la Cosa. Par
conséquent, ils étaient protégés par la loi du milieu et, comme
représentant de Wren, il ne risquait rien. Du moins tant qu’il ne
proférait ou ne commettait aucune grosse sottise.
Tirant sur les manches de son costume, il redressa
les épaules pour que la veste de laine fine tombe impeccablement.
S’examinant rapidement, il nota avec satisfaction que le pli de son
pantalon était parfaitement rectiligne, et que ses chaussures au
cuir souple brillaient, nettes de toute poussière. L'habit ne
faisait peut-être pas le moine, comme aimait à le répéter son père,
mais s’il était de qualité, on se sentait tout de même plus à
l’aise.
Il allait devoir jouer serré. « Garde ton
sang-froid, s’exhorta-t-il silencieusement. Reste calme en toutes
circonstances. Et pense à Wren. »
L’ascenseur s’arrêta avec un léger soubresaut et
les portes s’ouvrirent dans un glissement chuinté. Impossible de
savoir à quel étage on se trouvait. Pas le moindre bouton, ni d’ailleurs le moindre Interphone
ou numéro de secours, sur les parois lambrissées de bois sombre.
Une fois que vous aviez pénétré dans le Saint des Saints, vous
deviez vous laisser guider, et vous en remettre à leur
volonté.
Un jeune homme à la mine austère, vêtu d’un
complet gris anthracite et d’une cravate de soie crème, l’attendait
dans une antichambre lambrissée du même bois que l’ascenseur, aussi
vaste qu’une salle de réception.
— Veuillez me suivre, monsieur Didier,
proféra-t-il d’un ton solennel.
Sergueï lui emboîta le pas, songeant qu’ils
avaient l’air, tous deux, de banquiers d’affaires en train de
fomenter une fusion sans état d’âme. Tout autour de lui, il croyait
entendre des bruissements, lui rappelant la puissance et la
richesse qui régnaient en ces lieux. Pas moins de sept générations
de Mages s’étaient succédé entre ces murs, veillant à la
perpétuation du Conseil. Le jeune homme, lui disaient encore ces
bruissements, n’était qu’un rouage dans l’immense machine, et il
n’avait pas de peine à le croire.
Sergueï fronça imperceptiblement les
sourcils.
« Tu es en train de te laisser emporter par ton
imagination », se gourmanda-t-il. Il savait pourtant qu’il ne se
trompait pas. Qu’il se trouvait bel et bien dans l’antichambre du
Pouvoir.
D’un air guindé, son guide ouvrit une porte à
double battant et s’effaça pour le laisser passer.
— Ravi de vous avoir rencontré, marmonna Sergueï
au moment où son chaperon refermait la porte sur lui.
Le sarcasme n’était pas précisément apprécié en
ces lieux, mais au moins, il
se sentait soulagé… Etait-il ainsi, avant sa rencontre avec Wren ?
Avait-elle fait surgir cet aspect ignoré de sa personnalité ? Et
pourquoi diable s’occupait-il de ce genre de broutilles, en ce
moment précis ?
« De la concentration, mon vieux ! »
Prenant une discrète inspiration, il avança d’un
pas dans l’immense pièce luxueusement meublée. Derrière une longue
table d’acajou poli se tenaient quatre personnes : trois hommes —
deux Anciens, un autre d’âge moyen — vêtus comme son guide de
costumes anthracite. Et une femme en tailleur bleu, une broche
épinglée au revers de son col. Sergueï reconnut immédiatement le
visage agréable, auréolé de cheveux blancs vaporeux. KimAnn Howe.
Qui ne se souvenait de son mariage avec un richissime homme
d’affaires, en 1968 ? Les journaux mondains s’étaient
complaisamment étalés sur l’événement, d’autant que la nouvelle
épouse s’était intéressée aux affaires de son mari, y compris après
la mort de ce dernier. Si la mémoire de Sergueï ne le trompait pas,
elle avait obtenu un siège au Conseil des Mages, grâce à un sens
redoutable de l’intrigue combiné à un Talent impitoyable. Menue et
gracieuse, elle évoquait la femme idéale, celle que vous auriez été
fier de présenter à votre mère — surtout si votre mère appartenait
à l’espèce des veuves noires.
Poursuivant discrètement son inspection, Sergueï
examina les autres membres. Il n’en reconnut aucun, mais peu
importait. Ce n’étaient pas les individus qui comptaient, mais la «
voix » du Conseil.
Quoi qu’il en fût, la présence de KimAnn était
inattendue. C'était en somme un honneur pour lui — ou plutôt, pour Wren. Il ne manquerait pas
de le lui dire, et il espérait bien qu’elle le prendrait pour un
compliment.
— Quel motif vous amène ici ? lui demanda un
Ancien en désignant du geste le siège qui lui était destiné.
Sergueï, cependant, attendit que tous les membres
aient d’abord pris place sur leur fauteuil. Non par courtoisie,
mais parce que le moindre de ses mouvements dépendait de leur seul
bon vouloir.
Se carrant sur son siège, les pieds bien à plat,
il se concentra sur son plexus. « Reste centré, toujours »,
s’exhorta-t-il. Puis, prenant une inspiration, il se lança.
— J’ai besoin de lumière.
Une bonne formule que cette phrase. Il l’avait
concoctée dans le taxi, avant de venir. « Information » aurait
donné trop d’importance à sa démarche. « Intervention » aurait
supposé une trop grande implication de leur part. Et « faveur »
était exclu d’avance : aucun Mage n’accorde jamais de « faveur »,
et le Conseil encore moins. Donc, il se contentait de demander un «
éclairage » sur une situation précise, suggérant par là que les
Mages étaient plus ou moins impliqués.
Flatterie et avertissement lui paraissaient un
excellent dosage. Du moins, il l’espérait. A byzantin, byzantin et
demi…
Il sentit des gouttes de sueur couler le long de
sa colonne vertébrale, mais il se contraignit à rester parfaitement
immobile.
Les quatre Mages le fixaient sans un mot.
Néanmoins, il refusait d’en dire davantage tant qu’une
réaction de leur part ne lui
indiquerait pas la direction du vent. Etaient-ils impliqués dans le
vol ?
Bien sûr, il avait posé la question au client —
interrogatoire de routine. Cependant, le client avait pu mentir. Ce
serait stupide, mais pas impossible. Et il n’avait pas poussé son
investigation plus avant, se contentant de réunir les éléments les
plus immédiatement pertinents. Sans doute aurait-il dû approfondir
la question. Son désir de ne pas en savoir trop aurait-il placé
Wren dans un rapport de conflit avec le Conseil ? Elle qui avait
toujours soigneusement évité d’en arriver là…
Il sentit ses doigts se crisper et se força à les
dénouer. Puis il inspira et expira lentement pour détendre la
tension de ses muscles.
— Que voulez-vous savoir ? demanda finalement le
plus jeune membre de la réunion.
Sergueï ne put s’empêcher d’éprouver un petit
sentiment de victoire.
— C'est à propos d’une relique, lança-t-il, sans
regarder personne en particulier.
Wren l’avait longuement chapitré sur la conduite à
tenir devant le Conseil. Il y avait des procédures à suivre, des
protocoles à respecter, et quand l’affaire était particulièrement
délicate, il fallait éviter de considérer les Mages
individuellement, ce qui l’aurait conduit à l’échec. Il devait
penser à eux collectivement.
— Perturbée par un Courant inconnu,
reprit-il.
Ne jamais dire « magie » : la magie, c’était pour
les enfants et les charlatans.
— Avant d’intervenir en faveur de notre
client, nous voulons être
sûrs que tel n’était pas le souhait du Conseil.
Sergueï s’estima satisfait de sa formulation. Elle
laissait entendre que, les Mages sachant de quoi il retournait, il
préférait ne livrer aucun nom, aucun détail précis. Et que, bien
sûr, s’il s’agissait d’une action entreprise par le Conseil, la
Solitaire chargée de l’affaire se retirerait. Ce qui, au passage,
restait à voir.
Si les Mages avouaient leur ignorance en la
matière, ce serait une information capitale.
Mais il en doutait. Il se rappela cette nuit où
Wren, épuisée par le travail qu’elle venait d’accomplir, avait
divisé le monde des Profanes en trois grandes catégories : les
Ignorants, aveugles et sourds à la magie ; les Joueurs, connaissant
la magie sans savoir la pratiquer (lui, par exemple) ; et les
Plagieurs, tricheurs et faussaires qui se faisaient passer pour des
spécialistes. Pour les Mages, la répartition était plus simple :
d’un côté, les Talents, de l’autre, les Profanes. Et ils exerçaient
une surveillance étroite sur les premiers. Cependant, un riche
homme d’affaires comme Oliver Frants, qui non seulement voulait
recourir à des incantations, mais était prêt, en outre, à payer le
prix fort, devait être dans la ligne de mire du Conseil — d’autant
qu’il était déjà fiché pour comportement inacceptable.
Naturellement, ils connaissaient l’actuel
employeur de la Solitaire surnommée Wren. Et ils savaient que
l’œuvre d’un Mage était en cause. Or, tout travail entrepris par un
mage relevait, par défaut, de la responsabilité du Conseil.
La densité de la pièce s’accrut soudain, et
Sergueï éprouva une
sensation de moiteur sur sa peau. C'était l’effet que la magie
produisait inévitablement sur lui, du moins quand il se trouvait
dans une situation de proximité physique avec le Courant.
Autrement, il était incapable de percevoir la magie, fût-elle
passive, ce que Wren appelait le Potentiel. Il observa discrètement
ses interlocuteurs. Leur visage était parfaitement immobile.
Cependant, le mouvement imperceptible des yeux suggérait que les
membres étaient en train de conférer entre eux.
« Evidemment, songea-t-il, avec un soupir,
impossible d’espérer qu’ils discutent à voix haute. »
Croisant posément ses mains, il se carra dans son
fauteuil et attendit. En somme, ce n’était pas tellement différent
des négociations qu’il menait à la galerie avec les futurs
acquéreurs : si vous insistiez trop, le client se mettait aussitôt
sur la défensive. Si vous étiez au contraire trop évasif, il
devenait suspicieux. Le mieux était d’agir comme s’il était évident
pour vous que le client finirait par prendre la bonne décision. Ce
qui était le cas, huit fois sur dix.
KimAnn prit soudain la parole.
— Le créateur de la relique était affilié au
Conseil.
Sergueï nota le léger pli entre ses sourcils.
L'expression des autres Mages variait de la réprobation au
mécontentement le plus franc. Seul le plus ancien d’entre eux
affichait un air de totale indifférence. Jusque-là, KimAnn s’était
contentée de confirmer les propos de Sergueï. Rien qui puisse
l’aider.
« Suffit, gronda-t-il intérieurement, tu penseras
après. Pour l’instant, écoute. Ce qu’ils disent est sans doute moins important que la
manière dont ils le disent. »
— Depuis, ce Mage a mis un terme à sa carrière,
poursuivit KimAnn, de sa voix harmonieuse.
« Ni neutralisé, ni déchu, mais mort », traduisit
aussitôt Sergueï.
— Toute trace de son activité a été effacée.
L'associé de Wren mit quelques secondes à réaliser
ce qu’il venait d’entendre. Il était pourtant habitué aux subtiles
périphrases des discours officiels. Effacée ? Ils avaient donc non
seulement supprimé les dossiers, mais encore le souvenir même du
mage. C'était là une punition extrême, compte tenu de l’importance
de l’ego dans ce milieu, s’il devait en croire Wren.
— Qu’en est-il de la seconde incantation ?
demanda-t-il. Du transfert de l’ouvrage original ?
Si elle relevait de leur responsabilité, Wren
abandonnerait aussitôt la mission, et il ne l’en blâmerait pas.
Personne dans la Cosa ne lui en voudrait.
— Ce n’est pas dans l’intérêt du Conseil que
d’admettre en son sein la discorde.
A lui d’en tirer les bonnes déductions. Sergueï
comprit que l’entretien était clos. Il inclina respectueusement la
tête en direction de son interlocutrice, puis se tourna vers les
autres membres qu’il salua plus brièvement. Il savait que KimAnn
apprécierait la distinction. Le jeu était risqué, mais il en valait
la chandelle, surtout si le Conseil se disputait ensuite sur les
faveurs ou les affronts reçus. Il se leva et se dirigea vers la
sortie. Le jeune homme austère l’attendait dans l’antichambre pour
le raccompagner. Dans l’ascenseur, Sergueï se retint de sortir
l’étui à cigarettes qui se
trouvait dans la poche intérieure de son veston. Impassible, il
attendit d’être dehors pour relâcher enfin la tension qui lui
raidissait la nuque. Un petit verre d’alcool serait le bienvenu…
Mais d’abord, il lui fallait délivrer les mauvaises
nouvelles.
— C'était rapide !
— Ils ne sont pas du genre à papoter autour d’une
tasse de thé, répliqua Sergueï en suspendant soigneusement son
manteau sur un cintre.
— Alors ?
Il se retourna. Les bras croisés sur la poitrine,
Wren le regardait d’un air mi-interrogateur, mi-provocateur. Pour
une fois, elle avait daigné utiliser une barrette. Ses cheveux ne
lui tombaient pas sur les yeux. Il eut soudain envie de gratter le
creux de son nez comme on le fait avec un chat. Pour l’amadouer,
peut-être…
— Leur position est nette.
— Nette ? répliqua la jeune femme, sur un ton
d’incrédulité.
— Ils ne sont pas impliqués, précisa-t-il. Si mon
interprétation est juste, ils ne savent pas qui est l’auteur du
vol. Ce qui les chagrine au plus haut point.
— Quoi ? Le vol ou le fait de ne pas savoir
?
— Les deux, sans doute.
— Flûte ! On n’est pas plus avancés.
Haussant les épaules, Wren reprit le chemin de son
bureau, d’où elle était sortie pour accueillir son associé. Sergueï
la suivit. Dans le couloir, il entendit les dernières notes d’un
morceau de Coltrane et fit la grimace. Voilà où était passé le CD
qui avait disparu de la
galerie, le mois dernier. Quand on travaillait avec une voleuse, il
fallait accepter certains… « inconvénients »… De toute façon,
c’était plus fort qu’elle, et il avait déjà remplacé le
disque.
— Si mon décodage est bon, le Conseil n’a rien
autorisé contre notre client, reprit-il. On ne sabote pas le
travail d’autrui, semble-t-il.
Il hocha la tête, avec une moue
d’appréciation.
— Joli principe de non-concurrence, ça ! Et si on
faisait appel au ministère de la Justice ?
Un grognement lui parvint du bureau. Etait-ce une
marque d’approbation, de désapprobation, ou l’indication que la
jeune femme était occupée à tout autre chose ?
— Enfin, on sait qu’ils sont responsables de la
première incantation. Du moins, ils en prennent le crédit.
— C'était à parier !
Le bruit d’un choc métallique, comme un si objet
venait de tomber lourdement sur le sol, le fit sursauter. Un juron
suivit aussitôt. Prudemment, il attendit un instant, avant de
retourner dans la cuisine pour se servir une tasse de thé. Puis,
jugeant qu’il avait laissé suffisamment de temps à la jeune femme
pour réparer le petit désastre, il se dirigea vers le bureau.
Elle était assise sur une sorte de tabouret, près
du meuble de rangement, trafiquant avec application une serrure
ancienne de grande taille. S'installant sur l’unique siège
disponible, il contempla sa partenaire. Le souvenir du visage
narquois de Lowell, ce matin, avant son départ pour le Conseil, lui
traversa l’esprit. Une petite mise au point s’imposerait dans un
futur proche, du genre : «
Moi, patron, toi, sous-fifre. » Comme s’il n’avait pas déjà assez
de soucis !
— Donc, aucun Talent travaillant officiellement
n’a pu faire le travail, lança Wren. Il aurait été obligé d’en
référer aux membres du Conseil, puisque ce sont eux qui sont
responsables de la première incantation.
C'était ainsi qu’elle aurait agi, par courtoisie.
Théoriquement, en tout cas.
— Mais le Conseil nous a-t-il tout dit ? demanda
Sergueï. Maintenant qu’il sait officiellement que nous sommes sur
l’affaire et que nous enquêtons ?
Il but une gorgée de thé et grimaça en découvrant
le logo qui ornait la tasse : elle venait directement de la
kitchenette de la galerie.
— Bonne question. C'est probable. Ils n’aiment pas
ce genre de publicité désastreuse. Ils détestent ça, même. Ils
feront donc tout pour rétablir la situation, même si Frants leur a
joué des tours. De toute façon, ce n’est pas lui qui est à
l’origine de la première incantation. Il est beaucoup trop
jeune.
— Non, c’est son grand-père, Frants Ier, répliqua
Sergueï d’un air songeur. Est-ce la raison pour laquelle ils ont
gardé le plus grand silence sur le contexte de cette incantation ?
A moins qu’ils ne redoutent d’être pris en flagrant délit de
vantardise.
Wren émit un petit gloussement.
— Ils répugnent déjà à partager le même air que
nous, alors les informations… Bon, mon instinct me dit que, si le
voleur est un Mage, il doit s’agir d’un Vagabond.
Sergueï l’avait déjà entendue mentionner
cette catégorie un peu
spéciale, mais il n’en savait guère plus.
— C'est fréquent ?
La jeune femme fit une ultime tentative, puis
abandonna la serrure.
— Assez, oui. Tous les dix ans environ, un Mage
décide de s’affranchir des règles du jeu, estimant être plus fort
et plus malin que les autres… Et quand le Conseil l’attrape, ce qui
se produit toujours, il est expulsé du système. Comme tu dis, ça ne
fait pas bien d’avoir un traître dans ses rangs, surtout s’il
marche sur les plates-bandes des autres.
— Que deviennent ces renégats ?
— Plus personne ne les engage. Sauf raison très
particulière.
— C'est peut-être une piste à suivre.
— Peut-être. En tout cas, le Conseil nie jusqu’à
l’existence même de ce Mage.
— Et pourquoi ne les engage-t-on pas ?
Après tout, les Solitaires, qui refusaient de se
soumettre au diktat du Conseil, travaillaient en free lance, comme
Wren, ou se servaient de leurs talents pour leur propre
cause.
La jeune femme haussa les épaules.
— Qui voudrait embaucher un Mage qui s’est déjà
révélé déloyal envers les siens ? Que penserais-tu d’un employé qui
risquerait d’être soudoyé demain, ou après-demain, par ton
concurrent ?
— Effectivement, reconnut Sergueï.
— Donc, nous voilà revenus…
Un hurlement strident, indéfinissable, interrompit
la discussion. Sergueï renversa la moitié de sa tasse sur son pantalon et poussa un
ignoble juron. Wren bondit jusqu’à la fenêtre et l’ouvrit
— Bon sang, qu’est-ce que c’est ?
La jeune femme se pencha au-dehors.
— Ça suffit ! hurla-t-elle.
Un concert de sifflements, entremêlés de voix
masculines assez jeunes — des adolescents, estima Sergueï — lui
répondit.
D’un geste révolté, Wren referma la fenêtre.
— Des Mornag.
— Des quoi ?
— Nom d’un chien, Sergueï, quand est-ce que ta
caboche retiendra qui est qui !
— Ou quoi est quoi.
— Ne ricane pas. Le Mornag est de la taille d’un
chien, et aussi intelligent que lui. Il y en a toute une meute qui
vit dans le parc. O.P. s’en sert comme messagers quand il ne peut
pas me rencontrer. Et les ados du coin sont des espèces de punks
qui courent après tout ce qui a quatre pattes. Je suis bien
contente de ne pas avoir d’animal domestique !
— Ou de gosse.
— Mouais. Si mon enfant se mettait à traîner avec
ces excités… Pfff !
La jeune femme esquissa une moue.
— Oh, je ne t’ai pas raconté la dernière ?
s’exclama-t-elle soudain. Le quartier est quadrillé par une
escouade de cinglés qui ont décidé de chasser de la surface de la
terre la « vermine » démoniaque ! Ça a commencé il y a deux ans,
par des tirades au coin de la rue. Maintenant, ils distribuent des
tracts. Ils ont commencé par s’attaquer aux espèces mineures, comme les Pisky ou les Mornag,
mais progressivement, ils montent la barre.
Sergueï haussa un sourcil. Si les Fatae
n’arrivaient pas à se dépêtrer d’une bande de gosses ou d’un groupe
d’autodéfense, il ferait mieux de se fourrer dans le premier
terrier venu, et d’y rester.
Wren lança un coup d’œil vers la fenêtre.
— Bon, il réussira sans doute à se frayer un
passage plus tard. Revenons à nos affaires. Si je comprends bien,
il ne nous reste plus qu’à éliminer le Conseil lui-même de notre
liste.
— Et l’option Vagabond ?
— Non.
La jeune femme passa une main dans ses cheveux,
qui auraient eu besoin d’une nouvelle coupe, nota Sergueï.
— A moins, reprit-elle lentement, qu’il ne
s’agisse d’une provocation délibérée, d’une vengeance contre le
Conseil. Non, ça ne sonne pas juste. Ce vol manque d’éclat. Les
Vagabonds, en général, aiment les actions voyantes, comme pour
justifier leur exclusion. Une façon de dire : « Regardez, me voilà
! »
— Sauf s’il y a un chèque à plusieurs chiffres à
la clé. Même les mages ont des factures à payer, non ?
— Mmm... Mais alors, il faudrait qu'il y ait
vraiment beaucoup de chiffres. L'ego, Sergueï, l’ego. Non, si un
Vagabond acceptait un contrat, il demanderait un pourcentage sur la
faillite de Frants. Et si c’était le cas, je te jure, qu’il ou elle
ne nous laisserait pas fourrer notre nez dans…
La lumière vacilla soudain. Poussant un juron,
Wren plongea sous le bureau, entraînant Sergueï dans sa chute, et débrancha fébrilement son
ordinateur. Haletante, elle écouta un instant, entendit la machine
hoqueter, puis reprendre son ronronnement habituel. Les batteries
avaient pris le relais. La jeune femme poussa un soupir de
soulagement et lâcha le câble.
Il y eut de nouveau une éclipse de courant.
Sergueï se ramassa sur lui-même, prêt à passer à l’action ou à
fuir. Impossible de savoir comment les événements allaient tourner.
La combinaison « Talent plus perturbations électriques », ce
n’était jamais bon.
Un coup de tonnerre éclata.
— Bon sang, jura Wren entre ses dents, ce n’est
vraiment pas…
— Sois plus claire, lança son compagnon, d’un ton
sec.
Il avait horreur de rester dans le flou. La jeune
femme leva une main.
— Tu sens ?
Il lui lança un regard irrité.
— Sentir quoi ?
— Oh !
Wren eut l’air sincèrement décontenancée. Elle
tendit une main vers lui, qu’il attrapa délicatement. Ses doigts
tremblaient légèrement, comme si un grand froid — ou un courant
électrique — s’était emparé d’elle.
— De la compagnie, souffla-t-elle négligemment,
trop négligemment pour n’être pas soucieuse.
— Dangereuse ?
— Je ne sais pas. Sans doute.
Sans s’en rendre compte, ils s’étaient mis à
murmurer.
— Comme tu dis.
Elle eut un petit gloussement. Il lui sourit et
pressa doucement sa main.
Un étrange sifflement fusa soudain. La lampe du
bureau jeta une lueur aveuglante, avant d’exploser. Aussitôt, des
gerbes d’étincelles jaillirent des murs. Wren recula vivement en
repoussant son compagnon contre le mur.
— Génial ! reprit-elle. Ces foutues protections
sont entrées en action. Mais rien ne dit qu’elles seront
suffisamment efficaces…
— Et dans ce cas ?
— On est faits, répliqua-t-elle simplement.
Les gerbes tournoyèrent un instant au centre de la
pièce et disparurent, puis une boule de lumière bleue se forma à un
mètre du sol environ. Lentement, elle s’étira et se densifia,
dessinant la forme d’une silhouette. Les traits de ce qui
ressemblait à présent à un visage se précisèrent : un nez crochu,
des yeux verts, couronnés par des cheveux blancs en bataille.
— Max !
Wren repoussa Sergueï qui s’était placé devant
elle, et avança dans la pièce.
— Tu ne pouvais pas simplement utiliser le
téléphone ? Ou envoyer des pigeons voyageurs ? lança-t-elle d’une
voix où l’exaspération avait balayé toute trace d’anxiété.
D’instinct, Sergueï chercha dans sa poche
intérieure le pistolet qui n’y était pas. Vieux réflexe. Wren
détestait les armes à feu, et il avait fini par y renoncer plutôt
que de la mettre mal à l’aise. De toute façon, à quoi lui aurait servi un pistolet
contre un spectre électrique ? A cribler de balles les murs du
bureau et à s’attirer les foudres de Wren ? Mauvaise
tactique.
L'apparition se trémoussa, puis émit un son
rauque.
— Le temps presse, sale môme. L'orage m'emporte
vers le Canada. J’ai remonté le fil de la signature que tu m’as
montrée, au moment de ta visite. Un horrible petit voleur de
Courant. Matthew Prevost. Bonne chance, môme. A dans quelques
décennies, si tu ne te fais pas tuer d’ici là !
La forme bleue se condensa soudain, avant
d’imploser, envoyant Wren et Sergueï rouler au sol.
Le nez dans la moquette, Wren n’avait conscience
que de trois choses : un, la moquette en question n’était pas du
tout « moelleuse », contrairement à ce qu’avait affirmé le vendeur
; deux, une masse lourde l’empêchait d’effectuer le moindre geste ;
trois, même à travers les poils rêches, elle pouvait sentir une
odeur de brûlé de fort mauvais augure pour son ordinateur.
— Hmmpf…, grogna-t-elle en se tortillant.
Et quatre, le grondement qu’elle entendait soudain
au-dessus d’elle n’était pas le métro.
— Espèce de sale Russe ! lança-t-elle, essoufflée,
quand la « masse » se fut écartée.
— J’ai grandi à Chicago, je te le rappelle.
Furieuse, elle considéra son coéquipier hilare.
Evidemment, le rire était une bonne façon d’évacuer à la fois la
tension et l’adrénaline accumulées, mais il n’était pas obligé
d’avoir l’air si ravi…
Riant toujours, mais silencieusement, Sergueï
libéra entièrement sa « victime » qui se redressa.
— C'est très drôle, au contraire. Un de ces jours,
il te tuera sans même avoir fait exprès !
Sa voix se brisa imperceptiblement. Saisie, Wren
tourna la tête vers lui. Une bouffée de son parfum lui parvint. Un
parfum chaud, puissant, qu’elle n’avait jamais réussi à identifier.
Elle éprouva soudain comme un vertige.
— Tiens, on dirait que tu commences à comprendre
les sorciers. Bon, et maintenant, pousse-toi, vieux mufle !
Elle essaya d’ignorer l’étourdissement qui la
gagnait, et résista à l’envie de se laisser aller dans les bras de
Sergueï. Ah non, pas de ça ! Surtout pas les bras de Sergueï.
C'était le contrecoup de la journée, de la semaine… Rien de plus.
Il faudra qu’elle songe à s’offrir quelques moments de détente. Il
est vrai que son métier ne facilitait pas les rencontres ? C'était
très limité, une fois que vous aviez fait le tour des Talents
fréquentables et raisonnablement séduisants. Quant aux Non-Talents,
inutile d’y songer. C'était trop risqué… Wren poussa un soupir et
se glissa sous le bureau pour rebrancher son ordinateur.
— S'il a grillé ma machine, gronda-t-elle, il aura
bien du mal à trouver une cachette au Canada pour sa vieille
carcasse électrique !
S'appuyant sur la table, elle se hissa jusqu’à son
fauteuil. Son dos était douloureusement courbaturé. Retenant une
grimace, elle pianota sur son clavier et ouvrit sa boîte aux
lettres. Dommage qu’elle ne
puisse pas s’offrir l’ADSL, ou une connexion via le câble, mais
elle n’osait imaginer ce qui se serait passé si, par exemple, elle
avait été en ligne au moment de l’apparition de Max… Impossible de
prendre le risque de court-circuiter tout le système — dans le
meilleur des cas.
— Prevost, n’est-ce pas ?
— Oui.
Elle entra le nom en incluant les variantes
possibles. Sergueï, de son côté, composait un numéro sur son
téléphone portable.
— Lowell ? Sors mes dossiers, s’il te plaît, et
regarde à Prevost. Matthew. Dans le fichier client. Les acquéreurs,
pas les vendeurs. Juste une petite vérification. Bien. Des messages
?
Il esquissa une grimace.
— Merci. Je m’en occupe. Rappelle-moi dès que tu
as quelque chose.
Sergueï rangea son portable, effaça le pli
soucieux qui s’était formé entre ses sourcils, et se tourna vers sa
coéquipière.
— Tu veux manger quelque chose ?
demanda-t-il.
— Bonne idée, répliqua-t-elle en examinant la
liste qui se déroulait sous ses yeux. Chinois ou mexicain ?
Son associé hocha la tête.
— Tu as encore oublié de faire des courses !
— Oublié ? Et quand est-ce que j’aurais pu faire
des courses, hmm ? La semaine dernière, tu m’as expédiée dans le
Connecticut sur les traces de ce cheval empaillé. Je reviens, j’ai
à peine le temps de dormir, et tu me colles un autre boulot…
— Je préférerais surtout que tu appelles Noodles.
Poulet au sésame, nouilles et soda, pour moi.
Noodles se trouvait juste au coin de la rue. Il
était plus rapide de s’y rendre à pied que d’attendre le livreur.
Sergueï attrapa son portefeuille et fila vers la porte d’entrée,
pendant que Wren passait un antique aspirateur sur la moquette
constellée de bris de verre.
Il espéra qu’elle ne se formaliserait pas de
cette… « fuite ». De toute façon, quand elle était occupée à une
tâche, son esprit se concentrait uniquement sur celle-ci. Pas comme
lui, dont les neurones avaient la fâcheuse habitude de courir
plusieurs lièvres à la fois.
— Triple idiot !
Et voilà, il s’était encore comporté en mâle
protecteur. C'était plus fort que lui. Quand Max avait surgi dans
la pièce, il n’avait pas réfléchi une seconde. Et de quoi
pensait-il être capable, hein ? C'était lui, le maillon faible de
l’histoire, pas Wren.
Ce n’était pas une question d’ego. Que Wren le
protège, dans une situation où le Courant était en jeu, sous une
forme ou une autre, cela ne lui posait aucun problème. Il en était
sûr. Mais rien à faire : son cerveau avait beau savoir qu’elle
était plus compétente que lui dans ces moments-là, son corps
réagissait différemment.
Et son cœur refusait carrément d’entendre. Il ne
se voyait pas comme un chevalier en armure volant au secours du faible et de l’opprimé, certes
non. Mais quand il imaginait le monde sans sa Wren, alors…
Alors, tout perdait son sens.
Quand la menace qui pesait sur sa compagne ne
provenait pas d’une source magique, son cerveau, son corps et son
cœur étaient en parfait accord.
Dévalant l’escalier, Sergueï gagna la rue. Une
fois dehors, il ralentit l’allure, leva les yeux vers les fenêtres
allumées pour s’assurer que Wren ne le regardait pas, et sortit son
téléphone portable.
— Vous avez laissé un message ?
Sa voix était neutre, avec une pointe d’irritation
maîtrisée.
— Vous avez fait quoi ?
Il s’arrêta de marcher et laissa libre cours à sa
colère.
— Qui a décidé de la recruter maintenant ? Mon
dernier rapport…
Il s’interrompit.
— Non. Je devais appeler. Je continue à penser que
c’est une mauvaise idée. Laissez-la tranquille.
Exaspéré, il raccrocha brutalement, éteignit son
portable et se dirigea vers le restaurant. Non, ils ne bougeraient
pas. Pas sans son accord. C'était la règle du jeu.
Il fronça les sourcils. La règle pouvait
changer…
— Tu as déjà vendu ton âme au diable, murmura-t-il
amèrement. Pourquoi t’étonnes-tu que le diable exige davantage
?