CHAPITRE XV
 
Le lendemain

img28.jpg

Tandis que Claude s’interrogeait ainsi, assise sur ce coffre dans lequel les acteurs du drame avaient disparu de si mystérieuse façon, elle entendit du bruit dans le couloir. On venait !

Prompte comme l’éclair, la fillette se jeta à plat ventre sous le lit. Afin de mieux voir, elle releva légèrement un pan de la couverture qui traînait sur le sol, puis elle attendit, l’œil et l’oreille aux aguets.

Des pas furtifs s’approchèrent de la porte. Quelqu’un entra, et marqua un temps d’arrêt, comme pour écouter et surveiller les alentours. Puis on traversa la chambre.

Ecarquillant les yeux dans l’ombre, la fillette s’efforçait de ne rien perdre de la scène. Une silhouette sombre se découpait vaguement sur le rectangle grisâtre de la fenêtre. Claude la vit se pencher vers le siège logé dans l’embrasure.

Que faisait-on là ? Dans l’obscurité, il était impossible de suivre les gestes du personnage, mais on l’entendait se livrer à une mystérieuse occupation. Tout d’abord, ses doigts tapotèrent doucement le dessus de la banquette. Puis il y eut le heurt léger d’un objet métallique, que suivit un grincement à peine, perceptible. Claude ne pouvait comprendre ce qui se passait.

Plusieurs minutes s’écoulèrent. L’inconnu — homme ou femme, Claude n’eût su le dire — poursuivait sa tâche dans l’ombre. Puis il s’en alla, aussi furtivement qu’il était venu. La fillette se disait que ce ne pouvait être personne d’autre que Simon. Non qu’elle l’eût en aucune manière reconnu, tant était confuse la silhouette qu’elle avait aperçue. Mais le personnage avait toussoté une ou deux fois ainsi que le faisait souvent le domestique de M. Lenoir. C’était Simon, Claude en était convaincue… Mais que pouvait-il bien faire dans la chambre de M. Dorsel à cette heure indue, et sur quelle besogne s’était-il ainsi penché pendant un long moment ?

Claude avait l’impression de se trouver en plein cauchemar. Les événements les plus extraordinaires ne cessaient de se passer au Pic du Corsaire. Il n’était de jour où une nouvelle énigme ne vînt s’ajouter aux précédentes, mais il demeurait impossible de discerner entre elles, le moindre lien… Où était M. Dorsel ? Aurait-il quitté sa chambre pour s’en aller errer par la maison, ainsi que le font les somnambules ? Et Noiraud ? Qu’était-il devenu, lui aussi ? Pourquoi avait-il poussé cette exclamation ?

« Jamais il n’aurait crié de la sorte si papa avait été là », se disait Claude, en proie à un désarroi extrême.

Enfin, elle quitta sa cachette et sortit de la chambre. Puis elle suivit le corridor jusqu’à la porte de chêne donnant sur le palier. Elle ouvrit avec précaution, passa la tête… La maison était plongée dans l’obscurité. Des bruits ténus parvenaient jusqu’à Claude : c’était le léger battement d’une fenêtre, ou bien le craquement de quelque meuble dans une pièce éloignée. Rien de plus.

À présent, Claude n’avait plus qu’une pensée : gagner au plus vite la chambre des garçons afin de leur raconter ce qui s’était passé. Elle traversa le palier et quelques instants plus tard, entrait chez François. Naturellement celui-ci ne dormait pas, non plus que Mick : ils attendaient le retour de Noiraud, escorté de Claude et de Dagobert.

Mais leur cousine arriva seule, bouleversée, haletante. Et elle avait à leur raconter une surprenante histoire… Elle s’installa au creux de l’édredon qui couvrait le lit de François et, à voix basse, commença son récit.

img29.png
Elle s’installa au creux de l’édredon.

Les garçons l’écoutèrent avec stupeur. Quoi, l’oncle Henri et Noiraud avaient disparu ! Et puis quelqu’un était venu rôder dans la chambre pour s’y livrer du côté de la fenêtre à une besogne mystérieuse… Que signifiait tout ceci ?

« Claude, il faut retourner là-bas immédiatement. Nous t’accompagnons », décida François, qui déjà enfilait sa robe de chambre et cherchait ses pantoufles. « Cette fois, la situation devient sérieuse ! »

En toute hâte, les enfants refirent en sens inverse le trajet que Claude venait de parcourir. Ils allèrent réveiller Mariette et Annie qui eurent grand-peur. Et elles les suivirent, encore toutes tremblantes, dans la chambre d’où Noiraud et le père de Claude avaient si mystérieusement disparu.

Dès qu’ils furent entrés, François ferma la porte, tira les rideaux et alluma l’électricité. Les enfants se sentirent alors plus à l’aise. Il était si désagréable de se mouvoir dans l’ombre à tâtons, avec l’unique secours d’une lampe de poche dont la lumière dansait devant vous d’une façon si étrange.

Ils parcoururent du regard la pièce silencieuse, sans rien y voir qui pût expliquer la disparition de M. Dorsel et de Noiraud. Le lit vide montrait ses draps en désordre, l’oreiller froissé. La lampe de Noiraud, abandonnée sur le parquet, attestait seule la venue du garçonnet.

Claude répéta à ses amis les mots qu’elle avait cru entendre crier, mais cela n’apporta aucun éclaircissement.

« Pourquoi Noiraud aurait-il lancé le nom de M. Vadec alors qu’il était seul dans la chambre avec ton père ? objecta François à sa cousine. Tu penses bien que M. Vadec ne se trouvait pas ici… L’idée me paraît ridicule : il n’avait absolument rien à faire avec oncle Henri.

— Je le sais. Pourtant, je suis sûre d’avoir bien entendu, répliqua la fillette. Et je me demande si M. Vadec, voulant faire quelque mauvais coup, ne se serait pas introduit dans la maison en utilisant le passage secret. Surpris par papa et par Noiraud, il serait reparti par le même chemin, et les aurait emmenés avec lui pour qu’ils ne le dénoncent pas ! »

Bien qu’elle ne fût pas entièrement satisfaisante, l’explication semblait plausible. Les enfants allèrent ouvrir la penderie. Tâtonnant parmi les vêtements accrochés à l’intérieur, ils cherchèrent l’anneau de fer grâce auquel l’on pouvait faire basculer l’énorme pierre masquant l’entrée de la galerie. Mais il avait disparu ! Quelqu’un l’avait arraché du mur, interdisant ainsi tout accès au passage secret !

« Regardez ! s’exclama François, stupéfait. L’issue est condamnée et il est aisé de voir que notre étrange visiteur de minuit n’a pu s’en retourner par là ! »

Claude avait pâli. Elle avait tant espéré retrouver Dagobert en passant par cette trappe ! Et maintenant, c’était devenu impossible. Dans sa détresse, elle pensait à son ami fidèle dont le secours et la présence lui eussent été d’un si grand réconfort.

« Je suis sûr que M. Lenoir est pour quelque chose dans tout cela ! s’écria Mick. Et Simon aussi. Je parie que c’était lui qui, tout à l’heure, rôdait dans la chambre pendant que Claude s’y trouvait. Il doit être de mèche avec M. Lenoir dans je ne sais quelle affaire bizarre…

 Si tu dis vrai, Mick, il ne faut plus songer à les avertir de ce qui vient de se passer ! déclara François. Ce serait une folie que d’aller leur raconter ce que nous savons… Et il nous est tout aussi impossible de parler à ta mère, Mariette. Elle mettrait naturellement ton père au courant… Que faire ? C’est un vrai problème ! »

Annie éclata en sanglots et Mariette, bouleversée, se mit à pleurer, elle aussi. Claude sentit le picotement des larmes qui lui montaient aux yeux, mais elle parvint à maîtriser son émotion. Elle savait garder son sang-froid.

« Noiraud, Noiraud, je veux voir Noiraud ! » répétait Mariette, désespérée. La fillette vouait une affection sans bornes à ce frère, dont elle admirait tant le courage et la générosité. « Où est-il ? Je suis sûre qu’il se trouve en danger !

— Ne t’inquiète pas ainsi, Mariette, dit François. Nous irons à son secours dès demain matin. Pour l’instant, nous ne pouvons rien tenter, car il n’y a personne dans la maison à qui demander aide ou conseil. Aussi je propose que nous retournions tous nous coucher pour essayer de dormir un peu. Et demain matin, nous aviserons. De deux choses l’une : ou bien Noiraud et l’oncle Henri seront revenus, ou bien ils ne le seront pas… Dans ce cas-là, il faudra bien que quelqu’un prévienne M. Lenoir et, selon la manière dont il réagira, nous saurons s’il était dans le coup ou non. Nous verrons s’il appelle la police ou s’il se contente de tout faire mettre sens dessus dessous dans la maison pour retrouver Noiraud et l’oncle Henri. Croyez-moi, nous ne tarderons pas à être fixés ! »

Chacun se sentit plus calmé et plus confiant après ce long discours, prononcé d’une voix nette et rassurante. Pourtant, François était beaucoup moins sûr de lui qu’il ne voulait le montrer. Il comprenait, bien mieux que ses compagnons, qu’il se passait au Pic du Corsaire des choses étranges, certes, mais aussi infiniment dangereuses. Et il aurait préféré que les fillettes ne fussent pas déjà mêlées à ces événements.

« Ecoutez, voici ce qu’il faut faire, reprit-il. Claude, tu dormiras avec Annie et Mariette dans la chambre à côté. Fermez votre porte à clef et gardez la lumière allumée. Moi, je reste ici avec Mick. Ainsi, vous saurez que vous n’avez rien à craindre. »

Les fillettes ne furent pas fâchées d’apprendre que Mick et François seraient si près d’elles. Et elles se retirèrent chez Mariette, épuisées par les émotions qu’elles venaient de traverser. Claude s’allongea sur un petit divan et ramena sur elle une chaude couverture tandis que Mariette et Annie se remettaient au lit. Malgré leur énervement et leur angoisse, les trois fillettes étaient si lasses qu’elles ne tardèrent pas à s’endormir.

Cependant, les garçons bavardèrent un long moment, couchés dans le lit qu’avait occupé Noiraud les nuits précédentes et dans lequel M. Dorsel reposait encore une heure auparavant. François ne croyait pas qu’il pût se passer autre chose avant le matin. Et il s’endormit sans crainte, ainsi que Mick.

Le lendemain, ils furent réveillés par Renée, la servante. Elle venait tirer les rideaux et apportait à M. Dorsel une tasse de café noir. En découvrant les deux garçons dans le lit de l’invité, elle faillit tomber à la renverse : que faisaient-ils donc là et qu’était devenu M. Dorsel ?

« Où est votre oncle ? demanda-t-elle, roulant des yeux effarés. Et pourquoi êtes-vous ici ?

— Nous vous expliquerons cela plus tard », répondit François, qui ne tenait pas à entrer dans les détails, car il savait que Renée était une bavarde. « Laissez-nous donc cette tasse de café, nous la boirons avec plaisir !

— Oui, oui,… mais où est votre oncle ? répéta-t-elle, de plus en plus intriguée. Serait-il allé dormir dans votre chambre ?

— Rien ne vous empêche d’aller voir s’il y est », conseilla Mick, espérant ainsi se débarrasser de la servante trop curieuse.

Elle disparut, convaincue qu’un vent de folie soufflait sur la maisonnée. Heureusement, elle laissa la tasse de café sur la table de nuit, et dès qu’elle fut partie, les garçons s’en emparèrent et allèrent frapper à la porte des filles. Claude leur ouvrit. Ils entrèrent et chacun but à tour de rôle une gorgée du breuvage brûlant.

Sur ces entrefaites Renée reparut, en compagnie d’Henriette et de Simon. Le visage de ce dernier était indéchiffrable, comme à l’habitude.

« Monsieur François, il n’y a personne dans votre chambre », commença la servante. Au même instant, Simon laissa échapper une exclamation de surprise, en découvrant Claude. N’était-il pas certain de l’avoir enfermée dans sa chambre la veille au soir ? Et voici qu’elle prenait tranquillement le café chez Mariette !

« Comment êtes-vous sortie ? demanda-t-il avec rudesse. Je vais avertir M. Lenoir. On vous avait mise en pénitence !

— Taisez-vous, s’écria François. Je vous défends de parler à ma cousine sur ce ton. D’ailleurs, je suis certain que vous êtes pour quelque chose dans cette étrange affaire. Sortez d’ici ! »

Que Simon eût entendu ou non, il ne manifesta aucune intention de quitter la pièce. François se leva, le visage crispé.

« Sortez d’ici, entendez-vous », répéta-t-il, et il continua, regardant l’homme bien en face : « J’ai l’impression que la police s’intéresserait beaucoup à vous si elle était au courant de certains faits. Et maintenant, dehors ! »

Epouvantées par les paroles mystérieuses que venait de prononcer François, Henriette et Renée poussèrent un cri aigu. Elles reculèrent vers la porte sans quitter le domestique des yeux et se retirèrent en toute hâte. Heureusement, Simon prit le parti de sortir aussi, ce qu’il fit en lançant vers François un regard chargé de rancune.

« Je vais rendre compte de tout ceci à M. Lenoir », grommela-t-il.

Quelques instants plus tard, survenaient M. et Mme Lenoir. Celle-ci avait l’air terrifié, tandis que son mari semblait à la fois mécontent et surpris.

« Que se passe-t-il ? commença-t-il. Simon vient de me raconter une histoire abracadabrante. Il prétend que M. Dorsel a disparu et…

— Et Noiraud avec lui ! s’écria Mariette, fondant en larmes. Il est parti aussi ! »

Mme Lenoir jeta un cri.

« Que dis-tu ? C’est impossible ! Voyons, explique-toi !

— Si vous le permettez, c’est moi qui vais le faire », déclara François. Il craignait en effet que la fillette ne fût trop bavarde. N’y avait-il pas de grandes chances pour que M. Lenoir fût à l’origine de tout ce qui s’était passé ? Il eût donc été ridicule de lui révéler ce qu’on savait, ainsi que les soupçons que l’on avait sur lui.

« François ! Que s’est-il passé ? Vite, je t’en supplie ! fit Mme Lenoir, complètement bouleversée.

— Oncle Henri a disparu de sa chambre cette nuit, et Noiraud aussi, répondit François. Naturellement, ils peuvent encore revenir… »

M. Lenoir ne quittait pas le jeune garçon des yeux.

« Toi, mon petit, tu nous caches quelque chose, dit-il d’un ton brusque. Je te prie de nous raconter tout ce que tu sais. Comment oses-tu faire des cachotteries en un instant pareil !…

— Dis-lui, François, dis-lui ! » s’écria Mariette, entre deux sanglots.

Le garçonnet la foudroya du regard, mais continua à se taire, le visage buté.

M. Lenoir pâlit de colère.

« Puisqu’il en est ainsi, je m’en vais avertir la police, lança-t-il d’une voix coupante, et nous verrons bien si, devant ces messieurs, tu te montreras plus bavard. Ils savent convaincre les gens,… et je suis sûr qu’ils ne tarderont guère à te mettre à la raison ! »

François parut interloqué.

« Comment, balbutia-t-il, c’est vous qui parlez d’appeler la police ? Jamais je ne l’aurais cru : vous avez trop de secrets à cacher ! »