CHAPITRE 2
Paroles de singes

Dans le cerveau de l’orang-outan

— La première piste à suivre est donc celle de nos cousins les plus proches : les grands singes. Si on examine leur cerveau, qu’y voit-on ?

— Pendant longtemps, on n’a pas vu grand-chose. Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que l’on n’avait pas le matériel dont nous disposons aujourd’hui. Mais aussi parce que l’on ne trouve que ce que l’on est prêt à voir. Or on ne s’attendait pas à découvrir des aires du langage dans des cerveaux qui sont tout de même beaucoup plus petits que les nôtres : 350 à 400 cm3 pour le chimpanzé et le bonobo, 500 cm3 pour le gorille, 400 cm3 pour l’orang-outan contre 1 400 cm3 pour l’homme moderne. Mais la taille ne fait pas tout, sinon les femmes parleraient moins bien que les hommes, et les hommes moins bien que les éléphants. C’est aussi une question d’organisation. On s’est d’abord aperçu que le cerveau des chimpanzés, comme le nôtre, était asymétrique : la scissure de Sylvius, par exemple, le profond sillon qui délimite le lobe pariétal, est plus long à gauche qu’à droite. Puis, en 1997, des chercheurs américains de New York ont découvert dans le cortex gauche des chimpanzés un développement du planum temporale, une zone qui, chez l’homme, est impliquée dans le langage.

— À quoi leur servent ces zones dites du langage puisqu’ils ne parlent pas ?

— C’est à la fois la bonne et la mauvaise question. Ces aires, ainsi que les capacités cognitives qu’elles recèlent, servent dans différentes actions, comme la gestuelle. Il serait dès lors intéressant de savoir comment elles peuvent être également impliquées dans des fonctions de communication symbolique. Ces études-là commencent à peine, et on attend beaucoup des nouvelles techniques de l’imagerie médicale, qui permettent de mieux explorer le fonctionnement du cerveau des grands singes. On a déjà quelques pistes, comme les fameux « neurones miroirs », découverts par Giacomo Rizzolatti dans les années 1980, qui sont particulièrement nombreux chez les singes et encore plus chez les grands singes et les hommes. On les appelle « miroirs » parce qu’ils s’activent de la même façon lorsque nous effectuons une tâche et lorsque nous regardons quelqu’un la réaliser. Ils jouent certainement un rôle important dans les mécanismes neuronaux qui nous permettent d’imiter et d’apprendre, ou qui sont impliqués dans l’empathie, dans les relations sociales, dans la compréhension de ce que fait, voire de ce que pense, l’autre. Or c’est au cœur de ces redondances qu’émergent les exaptations. C’est donc là qu’il faut chercher les origines cognitives du langage humain, qui représente fort probablement un développement du système de reconnaissance de l’action. Et puis, la présence de ces aires dans le cerveau des chimpanzés explique sans doute leurs performances en laboratoire. Des performances véritablement étonnantes : lorsqu’on les entraîne, nos cousins se montrent beaux parleurs.

« Moi chimpanzé, toi gorille »

— Depuis combien de temps essaie-t-on d’apprendre à parler aux singes ?

— L’idée remonte au moins au XVIIIe siècle. Elle a été formulée par le célèbre lord Monboddo en Angleterre et par le Français Julien de La Mettrie, adversaire de Descartes, certain que l’on pourrait apprendre à parler à un singe pourvu qu’on le prenne assez jeune. Mais ensuite elle a sombré dans l’oubli avec la découverte de la préhistoire et des premiers hommes fossiles : puisque l’on acceptait que l’homme descende d’un singe, on s’est focalisé sur la recherche de l’introuvable « chaînon manquant », et on a laissé tomber nos cousins velus et vivants. Les premières tentatives pour enseigner une langue, en l’occurrence l’anglais, à des chimpanzés ne datent que du XXe siècle. Elles ont toutes échoué, y compris l’une des plus célèbres, l’expérience menée au tournant des années 1940-1950 par un couple de chercheurs américains, les Hayes, qui a élevé un chimpanzé nommé Vicky comme un enfant. Vainement. Au bout de longs mois d’apprentissage, Vicky baragouinait vaguement quatre mots : papa, mama, cup et up. « Papa, maman, levons un verre », ça sert pour les anniversaires, mais c’est assez limité !

— Malgré cet échec, on ne s’est pas arrêté là.

— Non. Il était clair que les grands singes ne pouvaient pas parler comme les humains. Mais, après avoir beaucoup discuté sur leur manque d’intelligence, on s’est aperçu que le larynx des chimpanzés était de toute façon situé bien trop haut pour qu’ils puissent moduler des paroles ! C’est alors qu’un autre couple de chercheurs, Allen et Beatrix Gardner, a décidé d’élever une petite femelle chimpanzé, Washoe, comme un enfant sourd et donc de lui apprendre la langue des signes américaine. Dans les années 1970, Washoe connaît un vrai succès auprès des médias, mais elle n’est pas la seule à montrer des talents langagiers. Il y a aussi Koko, une femelle gorille élevée par Francine Patterson en langue des signes, et Sarah, une jeune chimpanzé à laquelle David et Ann Premack enseignent un langage à base de lexigrammes (de petits morceaux de plastique de formes et de couleurs différentes que Sarah manipule pour s’exprimer). Il y aura aussi Chantek, un orang-outan éduqué par Lyn Miles.

— Une vraie troupe de singes parlants ! Et que disent-ils ?

— Pas mal de choses finalement. Washoe, annoncent les Gardner, finit par assimiler environ cent cinquante mots/signes. Elle les combine pour faire de petites phrases du type « moi sortir vite » – ce qu’on appelle le « langage Tarzan ». Elle catégorise : elle range les outils avec les outils, les aliments avec les aliments. Comme elle classe les singes d’un côté, les hommes de l’autre. Mais elle se place du côté des hommes ! Sarah, elle, manipule autant de petits éléments de plastique. Elle attribue au triangle bleu le sens de « pomme », ce qui montre bien qu’elle sait utiliser des signes arbitraires. Mieux : cornaquée par Roger Fouts, un étudiant des Gardner, Washoe adopte un petit mâle, Loulis, et elle lui apprend à « signer » exactement comme les humains lui ont appris. Tous ces grands singes font la joie de leurs éducateurs. Mais en 1979 l’euphorie générale retombe comme un soufflé.

— Que s’est-il passé ?

— Un autre Américain, Herbert Terrace, a publié un article destructeur. Ce chercheur a longtemps travaillé avec un chimpanzé appelé Nim Chimpsky – en référence (humoristique !) au grand linguiste Noam Chomsky. Or, d’après Terrace, Nim n’est pas aussi doué qu’il en a l’air. Il ne produit pas de phrases « primitives », il répète beaucoup, imite essentiellement ses instructeurs. Ses énoncés les plus longs sont très répétitifs : « donner orange moi donner manger orange moi ». Pire : après avoir étudié les travaux de ses collègues, Terrace dénonce leurs travers épistémologiques et leurs faiblesses méthodologiques. Il les accuse de surinterpréter les exploits de leurs protégés, de voir des signes là où il n’y en a pas, de déceler des règles de grammaire et de syntaxe dans de simples redondances, etc. L’article de Terrace donne un sérieux coup de frein à ce type de recherche. Pendant une quinzaine d’années, les singes parlants vont pratiquement disparaître de la scène, jusqu’aux travaux de Sue Savage-Rumbaugh sur le célèbre Kanzi.

Les leçons du bonobo

— Kanzi a, je crois, une histoire étonnante…

— D’abord Kanzi est un bonobo, une espèce particulière de grand singe proche du chimpanzé. Les bonobos sont fascinants parce qu’ils sont très malins, pacifistes – ils se battent très peu –, laissent les femelles dominer, et résolvent tous leurs conflits par le sexe ! Kanzi est né en captivité au Yerkes Primate Center d’Adanta. Quelques heures après sa naissance, il est kidnappé par Matata, une femelle dominante qui ne le rendra jamais à sa mère biologique, Lorel. Six mois plus tard, Matata rentre dans un programme d’apprentissage du langage de l’université de Géorgie. Ses instructeurs tentent de lui apprendre à se servir de lexigrammes, mais Matata n’est pas une élève très douée. Kanzi assiste à toutes les leçons données à sa mère, mais n’y prête strictement aucune attention ; les symboles de couleur le laissent froid, il préfère jouer ou se pendre aux mamelles de Matata. Lorsqu’il a deux ans et demi, la mère et le fils sont séparés. Pendant trois jours, Kanzi erre comme une âme en peine dans le labo. Puis, soudain, il montre aux instructeurs qu’il comprend et utilise très bien les dix lexigrammes péniblement assimilés par sa mère. Mieux, Kanzi comprend l’anglais – ou plutôt l’américain – parlé. Aujourd’hui, je crois que Kanzi utilise deux cent cinquante lexigrammes et comprend au moins cinq cents mots.

— Comment est-on certain qu’il comprend réellement ce qu’on lui dit et n’interprète pas seulement l’intonation ou les gestes du locuteur ?

— Parce qu’on l’a testé. Kanzi comprend quand on lui parle au téléphone ! Son éducatrice lui demande par exemple de donner à Sue la photo de Panbanisha, sa petite sœur, et il le fait ! Ses réponses sont justes à 90 %. Dans un documentaire, on voit Sue Savage-Rumbaugh mettre un masque de soudeur sur sa tête pour dissimuler les expressions de son visage et demander à Kanzi de défaire sa chaussure ou de sortir l’aspirateur. Et Kanzi s’exécute ! Quand elle lui demande de mettre la clef dans le frigo, il hésite. Mais est-ce parce qu’il ne comprend pas, ou parce qu’il trouve la consigne absurde ? Ce que l’on a appris avec Kanzi puis avec d’autres, c’est que les grands singes sont a pùori capables d’apprendre plusieurs centaines de mots. Et même d’en inventer : de dire oiseau-eau pour parler d’un cygne, par exemple. Ils les combinent de manière très simple en associant trois ou quatre mots au maximum. Mais il n’est pas sûr en revanche qu’ils utilisent une grammaire, ne serait-ce qu’un simple ordre des mots. Kanzi semble cependant placer systématiquement l’action avant l’objet : il dit « mordre tomate », « cacher cacahuète », et jamais l’inverse.

— Est-ce là un début de grammaire générationnelle selon Chomsky ?

— Difficile à dire, car de toute évidence on en est loin. Certains chercheurs disent que les chimpanzés peuvent atteindre le niveau de langage d’un enfant de 2 ans, l’âge où un petit d’homme comprend presque tout ce qu’on lui dit, possède déjà un certain vocabulaire, mais qui se situe juste avant l’explosion linguistique qui va lui permettre d’élaborer de vraies et longues phrases. Mais d’autres chercheurs sont beaucoup plus réticents et pensent que les performances des singes comme Kanzi, si remarquables soient-elles, ne sont pas assimilables aux compétences linguistiques d’un bébé humain parce que ces primates s’expriment spontanément, à 90 %, sur un mode impératif. Ils peuvent manifester des désirs, des demandes type « Kanzi manger banane ou des ordres » (« toi jouer avec Kanzi »)… mais ils sont tout à fait incapables de raconter des histoires (« hier je suis allé me promener avec Sue et j’ai vu des papillons ») ou même d’attirer l’attention, ou de donner des informations sur le monde qui les entoure (« regarde le joli nuage rose »), toutes choses qu un enfant, même très jeune, est capable de faire.

Le monde selon Chimp

— Quelle est votre opinion sur la question ?

— Là encore, je me ferais bien l’avocat du diable. Si les grands singes racontaient un état du monde, serait-on capables de les comprendre ? Je n’en suis pas certain. Évidemment, quand on leur demande de prendre l’orange qui est sur la table et qu’ils le font, on voit bien qu’ils comprennent. Quand ils réclament à leurs instructeurs des séances de « chat perché », cela se traduit par une action immédiate. Ce sont des preuves visibles. Mais si Kanzi racontait son enfance ou ses émois amoureux, saurait-on le décoder ? Quand Washoe et Loulis parlent entre eux, ils semblent inventer des signes. Est-ce une simple gesticulation ou est-ce une sorte de pidgin pour dire : « t’as vu ces gros ploucs, ils ne pigent décidément rien » ? Je ne dis pas que les grands singes sont capables d’accéder à un mode de communication symbolique élaboré. Ni qu’ils n’en sont pas capables. Je dis simplement ceci : nous n’en savons rien. Probablement parce que nous ne nous sommes pas encore posé les bonnes questions. Et aussi parce que nous sommes limités dans notre approche expérimentale.

— Pourquoi ?

— Parce que l’on n’a jamais étudié des populations entières de grands singes. Pour une raison évidente : ce sont des études très longues et très coûteuses. Les résultats actuels sont finalement très limités parce qu’ils sont fondés sur quelques individus isolés et non sur un échantillon représentatif. Difficile de tirer des conclusions à partir de travaux menés sur des singes qui n’ont pas le même âge, pas la même origine, pas la même « éducation »… Et qui ne sont pas de la même espèce.

— Justement, on dit que les bonobos seraient plus doués que les autres…

— C’est une vieille histoire. Robert Yerkes, un pionnier de la primatologie au XXe siècle, a étudié deux chimpanzés nommés Chimp et Panzee. Prince Chimp se montrait plus attentif, plus complaisant et plus doué. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard qu’on s’est aperçu sur des photographies que Chimp était un bonobo ! Aujourd’hui, Sue Savage-Rumbaugh pense effectivement que cette espèce a une meilleure aptitude au langage. Tout comme Frans de Waal, le célèbre primatologue. Comment le savoir ? En tout cas les études génétiques ne montrent pas que les bonobos sont plus proches de nous que les autres chimpanzés. Kanzi est certainement exceptionnellement doué, et Panbanisha, sa petite sœur, aussi. Mais il me semble difficile d’extrapoler les talents d’un ou deux individus à l’espèce tout entière. Après tout, les singes, comme les hommes, ne sont pas égaux : certains sont plus doués que d’autres.

— Kanzi serait-il un « Mozart du langage » dans le monde des bonobos ?

— C’est possible. Mais il ne faudrait pas minimiser les capacités des autres grands singes en général, comme les orangs-outans, plus placides mais tellement plus réfléchis. Bien sûr, ils ne racontent pas leur vie. Mais croire qu’ils ne vivent que le temps présent, ne savent pas tenir compte des expériences passées, et qu’ils ignorent toute notion d’action future, serait erroné. Et puis, ces études en laboratoire, si incomplètes soient-elles, ont tout de même montré que nos cousins ont de vraies aptitudes cognitives pour la communication symbolique, prémices au langage. Bien sûr, les conditions du laboratoire sont très particulières. Les expérimentateurs créent artificiellement le consensus : dans la nature, les singes ne se mettent pas d’accord pour décider que le triangle bleu veut dire « pomme » ou que tel signe de la main signifie « cacahuète ». Enfin, ces singes sont surentraînés. Certes, ils ne sont pas comme les enfants – y compris les enfants sourds élevés en langue des signes –, qui, sans entraînement particulier, apprennent à parler quel que soit leur environnement, quelle que soit leur culture, que leurs parents leur parlent ou non. Il n’empêche : le laboratoire ne crée pas ex nihilo un « module langage » dans le cerveau de ces cobayes. Il révèle une aptitude cachée, une potentialité que les grands singes ne semblent pas utiliser dans leur environnement naturel, mais qui existe. On en revient au concept d’exaptation : cette potentialité, cette promesse de communication symbolique, devait exister chez notre ancêtre commun. Et notre lignée l’a développée. J’ajoute une observation rarement soulignée : Kanzi apprend le langage parce qu’il désire établir des liens sociaux, en l’occurrence avec les hommes. Nous sommes dans une relation singulière de sujet à sujet appartenant à des espèces différentes, ce que le philosophe Dominique Lestel appelle des « animaux singuliers ».

La politique des singes

— Et que sait-on des capacités de communication symbolique des grands singes non pas en interaction avec les hommes mais dans la nature ?

— C’est toujours pareil : pas grand-chose. Et toujours pour les mêmes raisons : cela exige des études longues, coûteuses, et parfois dangereuses. Regardez ce qui est arrivé à la primatologue Diane Fossey : elle a passé sa vie dans la forêt avec des gorilles et elle a été assassinée par des braconniers. Et puis, on se heurte toujours à la principale difficulté de l’éthologie : on ne voit que ce que l’on est préparé à voir. Par exemple, personne ne pensait que les singes étaient capables de faire de la politique, jusqu’à ce que Frans de Waal révèle les manigances des chimpanzés du zoo d’Arnhem aux Pays-Bas : les mâles montaient de vraies coalitions pour renverser le dominant et prendre le pouvoir à un moment donné. D’aucuns, sceptiques, ont prétendu que les singes en captivité étaient peut-être suffisamment dégénérés – ou bien nourris – pour avoir le temps de sceller ce type d’alliance, mais que ce comportement n’existait pas chez leurs cousins en liberté. Sur le terrain, l’équipe du professeur Toshisada Nishida a commencé à regarder différemment les chimpanzés et a pu observer la finesse de leur intelligence sociale, leurs aptitudes à la politique, et comment ils savent faire taire leur rivalité interne pour faire bloc lorsque c’est nécessaire. Aujourd’hui, je crois que nous sommes prêts à observer l’usage d’une communication symbolique… Si elle existe.

— Récemment, le primatologue Christophe Boesch a décrit comment des chimpanzés communiquent en tambourinant sur des troncs d’arbres pour donner à leurs congénères des indications sur le chemin à suivre et sur le temps de repos de la sieste.

— Cela n’a rien d’invraisemblable. Et Christophe m’a raconté bien d’autres observations encore plus surprenantes : les singes, et particulièrement les grands singes comme les chimpanzés, sont des animaux hautement communicatifs. Et ce n’est pas étonnant : des études ont très bien montré les corrélations entre régime alimentaire, socio-écologie, taille des groupes sociaux et taille du cerveau. En bref : plus le régime alimentaire comprend de la nourriture de bonne qualité nutritive et distribuée de manière discrète dans l’environnement, plus les groupes sociaux sont élargis, plus les individus se déplacent et plus les relations sociales sont complexes. C’est alors que la communication devient le véritable ciment de la cohésion du clan.

— Un haut degré de communication chez les grands singes correspond donc à une adaptation liée à leur mode de vie ?

— Exactement : les chimpanzés, par exemple, exploitent un territoire suffisamment grand pour qu’ils aient besoin de partager des informations sur la localisation des ressources alimentaires, celle des pierres qui leur permettent de casser des noix, ou sur la présence d’un prédateur, ou encore sur leur état émotionnel ; et leurs faces dépourvues de poils favorisent l’expression de nombreuses mimiques. Les individus ont conscience de leur propre état émotionnel et intentionnel comme de celui des autres. Un chimpanzé très stressé, par exemple, va se cacher la figure dans les mains pour que les autres ne s’aperçoivent pas de son état. Cette conscience de soi, de son état intérieur et cette empathie pour les autres vont jusqu’au mensonge. Ainsi, un chimpanzé de la réserve de Gombé, en Tanzanie, particulièrement doué pour trouver des bananes cachées par les observateurs. Mais les autres chimpanzés le savent et s’empressent de lui tomber dessus pour s’approprier les friandises. Un jour, il s’aperçoit que les observateurs disposent des fruits dans deux cachettes. Il se dirige ostensiblement vers celle où il y en a le moins. Les autres lui emboîtent le pas, se battent pour les baies, et il profite de la confusion pour filer discrètement et rejoindre en paix l’autre réserve de bananes. Vous voyez : pas besoin du langage pour la prévarication et la manipulation des autres ! Mais, avec le langage, cela deviendra du grand art dans notre lignée.

La parole comme épouillage

— L’évolution du langage ne doit donc pas être dissociée de celle de la communication ?

— Le langage n’est pas apparu comme un mode de communication supplémentaire. D’ailleurs, en regardant parmi les fonctions de notre langage humain celles qui sont remplies par les moyens de communication utilisés par les grands singes, on s’aperçoit que notre langage est bien ancré dans un mode de communication plus ancien.

— C’est-à-dire ?

— On peut par exemple s’appuyer sur la liste des fonctions du langage établie par le linguiste Roman Jakobson. Il en distingue six. D’abord, la fonction référentielle qui consiste à donner une information, y compris en évoquant des objets ou des personnes qu’on ne voit pas : « il y a du jus de pomme dans la cuisine ». On a vu que cette fonction existait chez les vervets (« il y a un léopard qui arrive »), et on peut en dire autant de la danse des abeilles (« il y a des roses dans le champ au sud »). Mais alors que les animaux restent dans le présent et le concret, notre langage permet d’évoquer l’abstrait, l’inconnu, le passé, l’avenir… Il a une puissance créatrice – parler de Dieu ou de la constante de Planck – qui n’existe pas, a priori, dans les autres modes de communication.

— La deuxième fonction ?

— Elle permet de traduire les émotions : « génial ! », « zut ! ». Évidemment, même chez nous, le langage n’est pas l’unique vecteur de l’émotion : on exprime joie, colère ou tristesse en tapant dans nos mains, en souriant, en pleurant, en usant de mimiques, en montrant les dents pour rire ou menacer… Les grands singes aussi. La troisième est la fonction phatique, qui vise à établir un contact, à maintenir une relation – ce qui correspond à nos « Bonjour, comment vas-tu ? Il fait beau aujourd’hui… ». Chez les singes, notre obsession de la météo est remplacée par l’épouillage, une activité très importante pour se débarrasser des parasites mais aussi réguler et apaiser les tensions. L’éthologiste Robin Dunbar et le neurobiologiste Jean-Didier Vincent soutiennent que la parole est un super-épouillage, car un individu ne peut épouiller que quelques congénères (difficilement plus de cinquante) alors que la parole permet de haranguer des centaines de personnes. Ce serait donc le langage qui nous aurait permis de passer du clan de quelques dizaines d’individus au maximum à la tribu de plusieurs centaines de personnes, puis à des communautés de plus en plus grandes.

— Et ses autres fonctions ?

— La quatrième est la fonction conative, qui permet d’agir sur l’autre : « viens ici », « donne-moi le pain ». Là encore, la parole n’est pas toujours nécessaire : mon chien est tout à fait capable de me faire comprendre, en m’apportant sa laisse, qu’il veut que je l’emmène promener ! Une femelle chimpanzé est tout à fait capable de faire venir ses petits en les tirant par les poils du dos… Mais elle sera beaucoup plus démunie si elle se fait harceler par un jeune entreprenant tandis que le mâle dominant fait semblant de ne pas voir. Comment lui dire : « écoute, mon gars, l’autre m’a tapé dessus, tu dois me défendre » ? Difficile d’exprimer des droits et des devoirs sans langage… Enfin, les deux dernières fonctions sont propres au langage humain. Ce sont la fonction poétique ou métaphorique (« tes yeux sont si profonds que j’y perds la mémoire ») et la fonction métalinguistique, pour réguler son propre discours (« tu me suis ? »). Selon les chercheurs, on peut distinguer d’autres fonctions, comme celle de prévarication, la narration ou l’argumentation… Nous y reviendrons. Mais l’important est de comprendre que la puissance formidable et singulière du langage humain est bien ancrée dans d’autres modes de communication.

— À vous entendre, on se dit que le langage aurait pu apparaître dans la lignée des grands singes.

— Oui, d’une certaine façon la question devient : « pourquoi les grands singes ne parlent-ils pas ? ». Un philosophe a répondu : c’est parce qu’ils ne veulent pas qu’on les fasse travailler ! Plus sérieusement, nous avons évolué dans un environnement différent. Nos lignées ont connu des histoires divergentes depuis le dernier ancêtre commun, il y a 6 à 7 millions d’années. Les ancêtres de notre lignée sont passés de la forêt aux savanes arborées, puis aux savanes plus ouvertes. Ils sont devenus des bipèdes spécialisés, ils ont modifié leur régime alimentaire, inventé des outils et des cultures toujours plus élaborés, leur vie sociale s’est complexifiée… C’est de ce côté-là qu’il faut chercher pour retrouver l’émergence des caractéristiques du langage humain depuis des racines partagées avec les grands singes. L’évolution s’est révélée très bavarde dans notre lignée. Tandis que nos cousins dans leurs forêts n’ont pas développé cette aptitude. Mais ils s’en sont très bien passés !