CHAPITRE VIII


Viviane aussi s'était retournée. Du pied de l'escalier, elle désigna la cheminée.

—Là, près de la grille ! murmura-t-elle.

Jacques ne vit rien tout d'abord.

Puis, il distingua dans la pénombre deux

pinces bleuâtres qui s'acharnaient sur la grille du

pare-feu.

Avant qu'ils aient eu le temps de faire un geste, l'acier épais comme le doigt se cassa net, résonnant comme une corde de guitare trop tendue.

—Mon Dieu ! Ils sont là !

Viviane resta figée par la stupeur, incapable d'un geste.

Du regard, Jacques fit le tour de ce coin de la pièce. Il aperçut une casserole pleine d'eau chaude, presque brûlante, encore posée sur le fourneau.

Lentement, en veillant à ne pas faire de gestes trop brusques, il tendit la main, s'empara du récipient et s'avança vers le pare-feu.

— Monte ! dit-il à Viviane, sans quitter l'insecte des yeux.

A un mètre de l'animal, il s'immobilisa. Brusquement, il jeta de toutes ses forces le contenu de la casserole d'eau. Il ne sentit même pas les éclaboussures sur ses jambes. L'insecte, atteint à la tête, se mit à tourner sur lui-même. Il émit une sorte de craquement, ressemblant à une plainte.

Il tenta de déplier ses élytres et de s'envoler, malgré la douleur qui devait irradier tout son corps.

Par chance, Jacques avait réussi à l'aveugler... L'ignoble bête ne vit pas la casserole venir à sa rencontre avec une force terrifiante. La carapace céda avec un bruit sec, dès le premier coup.

Jacques s'acharna, frappant à coups redoublés, écrasant la chose sous un déluge de coups mortels.

Viviane se garda d'intervenir. Au bout d'un instant, Jacques s'arrêta enfin. La casserole n'était plus qu'un morceau de tôle informe, gluant et recouvert de fragments de chitine.

Viviane vint à côté de Jacques. Pendant au moins une minute, ils regardèrent en silence ce qui restait de l'insecte. Jacques eut du mal à reprendre une respiration normale. Viviane le sentait tendu, au bord de l'exaspération. Ils n'en finiraient donc jamais ?

Enfin Jacques haussa les épaules, parut sortir

d'un mauvais rêve et se redressa.

Il fut le premier à rompre le silence.

—Il y en a sûrement d'autres dans le conduit

de cheminée.

—Peut-être qu'en allumant de nouveau le

feu... , se hasarda Viviane.

—Oui, c'est ça! C'est ce qu'on va faire...

C'était une véritable guerre des nerfs qu'ils

menaient maintenant contre les insectes.

Dans l'appentis, ils ramassèrent des fagots et

Jacques rapporta aussi un bidon d'essence.

Ils revinrent dans la pièce, si accueillante un

instant auparavant, et qui était devenue un

champ de bataille...

Viviane retourna chercher encore du bois. Jacques ne put s'empêcher de rire nerveusement en pensant à la façon dont il venait de se débarrasser de l'insecte. La monstruosité de son geste lui apparaissait après coup. Les pas de Viviane étaient légers, dans l'appentis.

Elle ne courait pas, ne cédait pas à la panique. Du moins pas encore...

Malgré lui, Jacques sentit qu'ils devaient quitter la maison dès que possible. Une attente qui se prolongerait trop risquait de tourner au drame. Chaque seconde qui passerait augmenterait les chances des insectes, du moins pendant la nuit. Et leurs nerfs n'y résisteraient pas. A partir de ce moment, ce serait la fin. Une fin horrible pour tous les deux. Sans compter

Juliette qui agoniserait sans secours, et finirait elle aussi par être dévorée...

Il disposait les fagots dans le feu lorsque Viviane revint.

Ensemble, ils éloignèrent ensuite les petits meubles les plus proches de la cheminée, formant une sorte de rempart.

Puis Jacques vida la moitié du bidon sur les branches. Saisissant le gril, il le plaça au-dessus de sa tête et s'approcha du conduit de fumée.

Une fois sous la hotte, il leva la tête.

Le conduit était presque entièrement bouché par les insectes. Il distingua les carapaces qui rampaient verticalement, se détachant sur la clarté lunaire du ciel...

Une bête tomba directement sur le gril, à vingt centimètres de sa figure.

Bien qu'il s'y soit attendu, Jacques faillit lâcher le gril sous le poids de l'animal. Heureusement, seuls les plus petits avaient pu pénétrer par l'ouverture du toit. Une bête comme celles qui avaient attaqué Juliette l'aurait forcé à lâcher son ustensile. Il frissonna en imaginant malgré lui le contact des mandibules sur son visage.

L'insecte se retournait.

Jacques referma les deux moitiés du gril et coinça l'animal comme il passait par-dessus le bord.

Puis, se reculant vivement, il laissa tomber le gril sur les fagots.

Il bondit derrière le rempart improvisé et sortit des allumettes de sa poche.

Il enflamma le journal que lui tendait Viviane et le lança vers le foyer.

Il y eut une énorme explosion qui les fit se tasser derrière les meubles. Malgré l'éloignement, ils sentirent tous deux l'appel d'air provoqué par l'embrasement de l'essence.

Viviane ferma les yeux sous la gifle brûlante.

Une lueur rouge sembla faire reculer les murs de la pièce.

Pendant quelques secondes, ils ne virent rien d'autre que les flammes qui s'élevaient, droites, vers le ciel.

Puis, d'un coup, cinq ou six insectes tombèrent dans les fagots. Ils étaient déjà presque carbonisés avant d'atteindre la base des flammes. Des brandons s'échappèrent de la fournaise et jaillirent jusque sur la barricade derrière laquelle Jacques et Viviane se tenaient.

Ils s'étaient instinctivement rapprochés l'un de l'autre.

Une odeur de corne, tenace et écœurante, se répandit dans la pièce tandis que les carapaces grésillaient.

Viviane se leva et gagna l'escalier, se retenant pour ne pas vomir.

Jacques resta à son poste, derrière une table renversée, non sans avoir adressé à Viviane un sourire d'encouragement.

La jeune femme resta silencieuse pendant tout le temps que le carnage dura.

Des braises montaient, petites escarbilles fulgurantes, au fur et à mesure que le conduit de cheminée se dégageait.

Les insectes asphyxiés ou brûlés tombaient les uns après les autres dans les flammes. Celles-ci finirent toutefois par se faire plus régulières. Le feu ronfla moins fort. Il ne devait plus y avoir un seul insecte entre le foyer et le toit.

—Il faudra l'entretenir toute la nuit, jusqu'à

ce que nous partions d'ici.

Jacques s'était retourné vers Viviane.

Elle retenait ses larmes et hocha la tête en

silence.

—Montons voir Juliette, dit encore Jacques. Il franchit une fois encore le mince barrage de meubles, remit quelques fagots et des bûchettes dans le feu, puis, prenant Viviane par les épaules, il la poussa doucement devant lui, pour monter l'escalier...

Dans la chambre, Juliette se plaignait doucement.

Pendant un instant, ses gémissements parurent couvrir le bruit des insectes, au-dehors. Puis celui-ci se fit plus fort, et la respiration de la jeune femme blessée fut noyée par le frottement des milliers d'élytres dressés l'un contre l'autre, derrière le faible rempart des murs. Juliette ne bougeait pas. Elle avait pris un teint plombé de mauvais augure. En attendant les premières lueurs de l'aube, Viviane et Jacques restèrent à veiller la jeune femme. Bien que Jacques se refuse encore à l'accepter, sa sœur mourait lentement. Le seul espoir de la sauver était maintenant de la rapatrier de toute urgence sur un hôpital. Mais, pour cela, il faudrait sortir de la maison. Et la prairie devant la maison était encore grouillante d'insectes énormes, bien que légèrement plus clairsemés qu'auparavant.

Ils mangèrent un peu, plus pour tromper l'attente que pour vraiment se nourrir. Juliette était maintenant totalement inconsciente.

Par la radio, Jacques apprit que la zone dangereuse était complètement circonscrite. Malheureusement pour eux, la ferme se trouvait au milieu...

Il leur faudrait faire, en plus du chemin de chèvre, une bonne dizaine de kilomètres sur la route nationale avant de parvenir aux barrages et atteindre ainsi les sauveteurs.

D'après les informations, le vent avait dû entraîner les insectes plus loin.

Viviane redescendit dans la pièce à l'instant où le speaker annonçait que de nombreuses personnes avaient été happées par les insectes, à proximité des barrages.

Viviane, à son tour, ne put s'empêcher de voir des silhouettes hurlantes, rattrapées, accrochées et finalement submergées par les monstres carnassiers, se débattant dans un nuage de sang, sentant leur chair vive s'en aller en lambeaux, pour finir par tomber à genoux, puis sur le dos, ensevelies par la marée grouillante.

Elle sentit une douleur terrible irradier de son bas-ventre jusqu'à ses épaules.

Jacques se rendit compte à temps de ce qui se passait. Il ferma le poste.

Par la fenêtre de l'escalier, ils virent que la prairie dévastée laissait apparaître çà et là quelques lambeaux de terre labourée. Il y avait moins d'insectes qu'avant. Viviane dit à mi-voix:

—Jacques, il faut partir maintenant. Si on attend encore, ta sœur ne sera plus transportable. Là, on a encore une chance... Il ne répondit rien mais hocha la tête. Il sentait la douce odeur de pomme acide qui émanait des cheveux de la jeune femme, à peine altérée par l'explosion de l'essence, quelques heures auparavant...

Devant ses yeux, des images passèrent. Des images de sa sœur Juliette, courant sur une plage, à perdre haleine.

Juliette debout sur les rochers, au-dessus des vagues bretonnes.

Juliette riant avec lui. Juliette qui agonisait maintenant, menant dans l'ombre un combat dont l'issue fatale se rapprochait à chaque seconde.

Viviane posa sa main écorchée sur son bras. Il tressaillit. —Allons-y, dit-il.

Comme ils redescendaient ensemble l'escalier, un claquement sonore se fit entendre.

—La porte de la grange, dit Viviane. Le vent

l'aura refermée...

—Alors... , commença Jacques.

Il dévisagea Viviane.

Celle-ci parut se tasser sur elle-même. Elle serra de nouveau le bras de Jacques, incrustant ses ongles dans sa chair, presque jusqu'au sang. Jacques termina sa phrase.

—La porte de la grange a dû rester ouverte toute la nuit. Le garage doit être plein d'insectes...

Viviane s'appuya au mur, sentant que sa raison lui échappait. Elle se vit, coincée, acculée par les monstres, dans un recoin obscur de cette maison...

Comme par un fait exprès, ils entendirent

distinctement les bêtes heurter la porte qui

séparait la grange de l'appentis.

Un gémissement pourtant à peine audible de

Juliette les ramena à la réalité.

—Il faudra pourtant sortir, dit Jacques.

Et il commença à rassembler des perches pour

en faire des torches.

Ensuite, tandis que Viviane confectionnait des manchons avec des morceaux de drap, Jacques se pencha sur la carte de la région. D'après les dernières informations, il comprit tout de suite qu'il lui faudrait mener le camion à travers le fleuve d'insectes qui venait de dévaler la colline.

Avec une jeune femme mourante et une autre, épuisée, au bord de la crise de nerfs.

De plus, si Jacques ne réussissait pas à atteindre le camion, les deux femmes resteraient seules dans la ferme, promises comme les vierges de l'Antiquité à une agonie infernale.

Quant au camion, il fallait espérer qu'il démarrerait encore, sans avoir à changer la batterie. Et cela, de toute façon, en découvrant le bidon d'acide répandu sur le sol de l'appentis, il comprit qu'il ne pourrait pas le faire...

La situation était plus que désespérée, mais Jacques se devait de tenter tout ce qu'il pouvait pour en sortir.















CHAPITRE IX


—Alors... le camion... , murmura Viviane. Jacques s'appuya au mur pour reprendre ses esprits. Il lui semblait étouffer. Le grattement des insectes sur la porte de l'appentis se faisait plus fort de minute en minute. Il fallait agir.

Quand Jacques rouvrit les yeux, il avait pris sa décision. Il forcerait cette porte et gagnerait le véhicule, coûte que coûte.

Il fixa la jeune femme. Derrière elle, le mur avait pris la couleur du sang. Jacques s'éclaircit la voix avant de parler. —Bon, avec les torches, on peut les écarter, juste le temps de monter dans la cabine. Après, je sortirai de la grange et je viendrai devant la porte de la cuisine. En reculant, on devrait faire une sorte de sas. A ce moment-là, il faudra faire vite. Je descendrai par l'arrière et on portera Juliette. Ensuite... Viviane hocha la tête.

Ils continuèrent à préparer des torches jusqu'à ce que le bidon d'essence soit épuisé.

Jacques remit des bûches dans l'âtre. —Ce n'est pas le moment de se laisser prendre par-derrière.

Ils montèrent tous deux dans la chambre où reposait Juliette. Elle était livide, immobile sur le lit. Malgré lui, Jacques pensa que c'était trop tard. Pourtant, ils essayeraient de la sortir de là, en dépit des risques...

Avec d'infinies précautions, ils la saisirent par les épaules et les jambes et commencèrent à descendre l'escalier.

Puis, derrière les meubles renversés, ils l'allongèrent sur une couverture en recroisant les pans par-dessus le corps mince et sans vie. La jeune femme blessée ne tressaillit même pas lorsque Viviane lui refit une injection de morphine.

—Je n'en ai plus, maintenant, dit Viviane. Jacques comprit ce que cela voulait dire. Pourtant, il affecta de sourire en répondant: —Oh, ne t'en fais pas, lorsqu'elle se réveillera, nous serons à l'hôpital... —Si cela pouvait être vrai, soupira Viviane. Puis elle fit réchauffer du café, plutôt pour s'occuper que par envie.

Derrière la porte de l'appentis, les insectes se livraient à une folle sarabande, rampant, se heurtant et montant à l'assaut des murs. On pouvait presque les suivre au bruit qu'ils faisaient contre le panneau de bois, pourtant épais. Parfois, le loquet tressautait doucement, sans doute heurté par une patte velue et griffue.

Puis il reprenait sa place. A un moment ou à un autre, il finirait bien par retomber à côté de son logement, et la porte s'ouvrirait, laissant les insectes se ruer en avant...

Jacques s'empara de trois torches qu'il enflamma. Comme il se relevait, Viviane, timidement, comme une collégienne, l'embrassa sur le front.

Il grommela quelque chose de totalement incompréhensible...

—Je klaxonnerai en arrivant au camion, et une autre fois quand tout sera prêt, devant la cuisine. Ne sors pas et n'ouvre pas la porte avant, il y aura peut-être des insectes entre le seuil et le camion...

Il allait ouvrir la porte mais sembla se raviser. —Ah oui, aussi, quand j'aurai reculé, ne jette pas de torche, elles pourraient enflammer le réservoir...

Puis, rapidement, à son tour, il embrassa Viviane et la serra dans son bras libre, à la lueur des trois torches.

Viviane posa la main sur le loquet et commença à le soulever lentement. —Maintenant ! cria Jacques.

Il lança une torche dans l'ouverture et s'engouffra dans la grange...

Derrière lui, Viviane referma la porte. Il était seul.

D'abord, il ne vit rien que le halo de la torche qui se consumait sur la paille humide, créant au sol de bizarres et mystérieux paysages.

Puis, il sentit autour de lui la présence des insectes, un instant dérangés. Il commença de faire des moulinets rapides avec les deux torches qui lui restaient.

Il avança, lentement.

Le sol grouillait d'insectes. Mais, curieusement, il en vit moins qu'il n'aurait cru.

Jacques aperçut une lueur fulgurante qui venait à sa rencontre, mais ce n'était que le reflet des torches sur les vitres de la cabine, à l'autre bout de la grange.

Il continua d'avancer.

Quelque chose de mou s'aplatit sous son pied droit.

Il dut secouer un peu la jambe pour se débarrasser de la chose.

Hoquetant, il comprit sans regarder au sol qu'il venait d'écraser l'abdomen d'une énorme larve. Dans quelques secondes, elle serait déchiquetée par les insectes affamés.

Une aile souple, aiguë comme le fil d'un rasoir l'effleura. Par réflexe, il jeta une des deux torches devant lui.

Un moment repoussés par la chaleur, les insectes le serraient maintenant de près.

Il faillit trébucher sur un manche d'outil abandonné sur la paille et ne se rattrapa que de justesse.

Dans la pénombre, les objets les plus familiers prenaient un aspect fantomatique, d'autant qu'ils étaient secrètement agités par le vol rapide des insectes...

Le vrombissement des monstres était d'une violence insoutenable, mais Jacques ne s'en apercevait que maintenant, à mi-chemin du camion. La carrosserie bleue brillait d'un éclat terne.

Il écrasa d'un coup la gueule béante d'un insecte qui se balançait à vingt centimètres de son visage, accroché à un câble électrique.

Jacques souhaita un instant que ce fût le colonel...

Il ne sentait plus sa peur. Il savait que si les insectes se ruaient sur lui, tout serait fini en quelques secondes. Mais l'image de Juliette, nue sous la morsure des cicadelles, et celle, déjà plus nette, de Viviane derrière la porte de l'appentis, le poussèrent en avant.

Il sentit encore un léger pincement au milieu du dos mais l'animal ne s'accrocha pas.

Enfin, Jacques lança sa dernière torche directement sur la carrosserie pour faire tomber les insectes qui grimpaient sur la tôle de la porte.

Il ouvrit la portière.

Et bondit à l'intérieur.

Au moment où il plongeait dans la cabine, heurtant le volant de l'épaule, il se demanda avec horreur si la vitre du côté passager était ouverte. Auquel cas, il allait se retrouver sans défense au milieu des bêtes.

Il se tassa sur lui-même et releva la tête.

La vitre était fermée. Seul un minuscule interstice était resté, en haut de la portière. Un

insecte tentait de l'agrandir en y enfonçant ses mandibules.

Jacques manœuvra la poignée et l'insecte tomba, à l'extérieur du véhicule. Derrière lui, la portière s'était refermée avec un claquement léger.

Il resta là, allongé en travers des sièges, reprenant son souffle et luttant contre un tremblement qui le saisissait de la tête aux pieds. Il était provisoirement en sécurité. Les grattements des pattes et des mâchoires avaient repris sur la tôle froide, un instant désertée.

Les insectes savaient que leur proie était à l'intérieur de cette curieuse carapace de métal, et ils accouraient de l'autre extrémité de la grange...

Enfin, Jacques put se redresser et appuyer un coup prolongé sur le klaxon.

De l'autre côté de la porte de l'appentis,

Viviane respira plus fort et ouvrit les yeux.

— A nous, maintenant! fit-elle pour elle-

même en regardant Juliette.

Elle revint dans la cuisine avec les torches.

Ensuite, elle perçut distinctement le bruit du

démarreur.

Dans le camion, Jacques chercha un instant le commutateur des phares.

La lumière jaillit, éclairant la porte de la grange qui donnait sur la prairie. Elle était fermée, mais c'était bien le vent qui l'avait repoussée.

Comme il passait la première et desserrait le frein à main, un nuage de fumée noire vint obscurcir le pare-brise.

— La paille, elle brûle !

D'un coup, la grange s'illumina, révélant les insectes qui fuyaient dans tous les sens, pour échapper aux flammes qui léchaient déjà les poutres maîtresses. La plupart périraient asphyxiés.

Dans le rétroviseur, Jacques vit qu'un ballot de vieux chiffons s'enflammait à son tour, juste sous l'arrière du camion, à la verticale du réservoir d'essence.

Il embraya et le camion se jeta en avant.

Un insecte se rua sur le pare-brise. Un aller et retour des essuie-glaces suffit à le détacher. Il tomba sous les roues.

La fumée était maintenant trop dense pour que Jacques puisse orienter l'avant du véhicule exactement face à la porte.

Le puissant pare-chocs éventra le vantail juste en dessous des ferrures.

Il y eut un raclement sinistre sur le côté droit, mais l'engin passa.

Jacques ralentit, de l'autre côté du mur de fumée.

Il était dehors, en haut de la prairie, baignée par la lune.

Il n'y avait pratiquement plus d'insectes devant la maison. La nappe dangereuse avait dû se répandre un peu plus bas.

Jacques commença à manœuvrer pour amener l'arrière du camion face à la porte de la cuisine. La roue arrière droite heurta la borne du garage et Jacques jura.

En se retournant, il vit que la porte de la grange avait été arrachée à cinq centimètres du mur. Il s'en était fallu de peu que le camion ne reste bloqué dans la grange.

Arrivé à un mètre environ de la façade, il arrêta sa manœuvre et immobilisa le camion. Puis, il se leva, traversa l'habitacle et ouvrit les portes arrière. Aucun insecte n'était en vue. Il retourna au volant, recula encore jusqu'à ce qu'il entende le crissement du pare-chocs contre les pierres, et appuya de nouveau sur le klaxon, Il atteignit de nouveau l'arrière du véhicule lorsque Viviane ouvrit la porte de la cuisine. —Vite! cria-t-il, et il sauta à l'intérieur, auprès de Juliette.

Ils purent la porter sans trop de difficulté et l'allongèrent en travers, essayant de la caler tant bien que mal.

Viviane repartit dans la cuisine pour prendre les torches et une couverture.

Elle revint et Jacques démarra pour éloigner le camion.

Au moment où Viviane se penchait au-dehors pour refermer les portes, un insecte vermiforme de couleur verte tomba du toit et s'enroula aussitôt autour de son bras. —Jacques !

Ce dernier stoppa le camion et se jeta à l'arrière.

Sans prendre le temps de saisir la couverture, il attrapa le ver hideux qui mesurait presque dix centimètres de diamètre et l'arracha du bras de Viviane, avec un bruit de succion ignoble.

Viviane regarda son bras sans paraître comprendre. Des cloques apparaissaient çà et là, marbrant la peau de la jeune femme.

—Ce ne sera rien. Tu n'en as que pour

quelques minutes à sentir une légère brûlure,

dit-il d'un ton calme pour la rassurer.

Derrière eux, une grande lueur éclaira toute la grange, chassant l'obscurité jusqu'au grenier.

L'incendie les chassait devant, dans la nuit, au milieu des insectes.

Ils s'éloignèrent lentement tandis que le camion cahotait jusqu'au chemin de pierre...

Curieusement, Viviane pensa que le camion leur offrait un abri plus solide que la maison qu'ils venaient de quitter, avec toutes ses ouvertures bouchées à la hâte.

Comme s'il avait eu la même pensée, Jacques tapota le tableau de bord du plat de la main.

—Ne t'en fais pas ! Il ira au bout du monde...

Il se tourna à demi vers Viviane.

Elle regardait son bras à la lueur de la lune. Déjà les cloques écœurantes se rétractaient, ne laissant que quelques rougeurs à peine sensibles...

Derrière eux, Juliette gémit dans son sommeil chimique...



























CHAPITRE X


Ils atteignirent le chemin. Jacques immobilisa de nouveau le camion, pour permettre à Viviane d'installer Juliette plus confortablement. La respiration de la jeune femme était presque inaudible.

Viviane revint s'asseoir à la droite de Jacques, en silence.

Par la vitre, ils aperçurent les ruines du laboratoire qui se détachaient sur les nuages plus clairs.

Des colonnes de feu jaillissaient encore de certaines casemates, révélant les minuscules silhouettes des soldats qui luttaient toujours contre les flammes et les insectes.

De la prairie, on pouvait même apercevoir les doigts blancs des lances à incendie, s'épanouissant en corolles mousseuses sur les murs noircis.

Çà et là, quelques projecteurs éclairaient la scène, chassant les ombres formées par la Lune.

Le laboratoire entièrement détruit, ravagé par le feu, paraissait plus menaçant que jamais. On aurait dit une gigantesque carcasse morte, un

immense animal éclaté par une explosion inimaginable.

Entre la prairie et le plateau, le chaos rocheux s'étendait, repère de mort.

Il devait certainement y avoir encore des insectes, tapis à l'affût des pierres noires, se faufilant en silence entre les troncs abattus, prêts à sauter sur tout ce qui passait à leur portée.

Il faudrait attendre le jour pour oser s'aventurer dans le dédale de rocs et pour monter une par une les énormes marches de l'entablement de schiste.

En attendant, il fallait fuir, droit devant, à travers la nappe d'insectes affamés.

Sur plus de vingt kilomètres...

Pourtant, au sortir de la maison, la nuit parut à Jacques et Viviane d'une douceur suave, malgré la lueur maladive de la pleine lune et le grondement du vent qui secouait de nouveau les cimes proches des sapins.

Les nuages passaient, fantomatiques.

L'inconnu s'ouvrait devant eux.

Pourtant, jamais au cours des explorations que Jacques avait menées, cet inconnu n'avait été aussi dangereux. Il sentait une curieuse exaltation s'emparer de lui, comme à l'approche d'une chose mystérieuse vers laquelle tout son être, toutes ses cellules, auraient tendu. Quelque chose qu'il aspirait à connaître. Une sorte de réalisation tardive de ses plus chers désirs...

Il connaissait bien cette ivresse qui prenait, à

l'approche d'un danger. Elle était dangereuse. Elle faisait commettre des erreurs. Et cette nuit, les erreurs risquaient d'être fatales.

Jacques se força à s'intéresser au tableau de

bord, avant de redémarrer.

Viviane avait compris ce qui se passait.

—Tu crois que les vitres tiendront?

demanda-t-elle.

Jacques lui sut gré d'avoir parlé.

—Les vitres ? Je ne pense pas qu'il y ait du

danger...

—Alors, qu'est-ce qui t'inquiète ? —Plutôt les pneus... Si ces saletés de bestioles peuvent casser de l'acier, elles couperont le caoutchouc comme du beurre, et on ne pourra pas continuer longtemps si les pneus éclatent. —Nous n'y sommes pas encore, dit Viviane d'un ton qu'elle aurait voulu plus ferme. —Allons-y...

Après avoir roulé quelques mètres sur le

chemin,, ils furent soudain jetés l'un contre

l'autre par un chaos plus profond.

Du genou, Jacques heurta le commutateur et

les phares s'éteignirent brusquement.

Il allait les rallumer lorsque Viviane lui prit le

bras, suspendant son geste.

—Regarde!

Il tourna la tête vers la direction qu'elle désignait du doigt.

Un fantastique ballet de lucioles surplombait le bas-côté. Il devait y avoir là des milliers de ces

petits insectes lumineux, sans doute chassés de la forêt par le vent ou la pluie.

Les lucioles virevoltaient en tous sens. Elles paraissaient suspendues en plein ciel comme des lampions éloignés, et soudain s'animaient, franchissant quelques mètres en zigzags, avant de s'immobiliser de nouveau.

Une multitude d'étoiles filantes, un système solaire en réduction, un univers fantastique de dix mètres sur dix, où tout le mystère des insectes était rassemblé...

Jacques comprit à cet instant qu'il ne pourrait jamais percer la totalité de ce mystère. Il vivrait le reste de ses jours à côté d'eux, mais ce serait peine perdue. Il ne pénétrerait jamais leur secret.

Le ballet avait quelque chose d'hypnotique... Jacques se détourna et prit Viviane par les épaules.

—Allons ! Regarde ailleurs !

Elle parut sortir d'un long rêve, la bouche entrouverte, ses mains délicatement posées sur ses genoux. Elle secoua la tête et parut enfin apercevoir Jacques. Elle, lui sourit. —Il ne faut plus perdre de temps... Ils repartirent et abordèrent bientôt la descente vers le torrent. Derrière eux, Jacques vit que la maison commençait à brûler... Bientôt, les pierres sorties de la boue par la violence du courant se firent plus nombreuses, rebondissant avec fracas sous la tôle du châssis. La proximité du torrent semblait avoir éloigné

les plus gros insectes. Peut-être que certains avaient été entraînés dans le ravin, à gauche du chemin... Seules les lucioles semblaient monter la garde, comme les vierges miraculeuses au-dessus des falaises bretonnes.

Au dernier moment, Jacques dut braquer à droite vers le talus, pour éviter deux énormes scarabées volants qui fonçaient maladroitement sur le pare-brise. Ils s'y seraient écrasés de plein fouet.

Il y eut un choc mou sur la gauche.

Jacques remit les essuie-glaces en marche.

Une traînée de sang noir s'arrondit sur la vitre bombée, juste devant ses yeux.

Viviane eut un hoquet et se détourna. Elle crispa sa main sur celle de Jacques.

— Remets-toi, Viviane... je crois qu'il y en aura d'autres...

— Excuse-moi, tu as raison...

Jacques se concentra de nouveau sur la conduite. Au bord du torrent, il arrêta le véhicule.

Après avoir parcouru du regard toute la largeur du ruisseau, il avisa un passage entre les eaux rapides et tourbillonnantes.

Ce qui l'inquiétait le plus, ce n'était pas tellement la largeur du passage, mais la résistance des mottes détrempées au poids du camion. En temps normal, après un orage, Jacques ne se serait jamais risqué à passer tant que le niveau de l'eau ne serait pas redevenu régulier. Sur la terre sèche, il pouvait passer

partout, ou à peu près. Mais là, la terre était glissante, peu sûre, d'une stabilité précaire.

De plus, il n'avait jamais pris ce chemin la nuit. Malgré la relative puissance des phares, il y avait de nombreux détails du relief qu'il ne pouvait distinguer...

Dans le torrent, une petite voiture serait passée sans encombre, pour stopper ensuite au milieu du flot, moteur noyé. Avec le camion, le risque était inverse. Les deux tonnes d'acier risquaient de desceller des pierres sur le muret de soutien raviné par l'eau et le véhicule terminerait alors sa course au fond du ravin.

Pourtant, il fallait de nouveau avancer.

Derrière le camion, plusieurs insectes se rapprochaient, sortis de nulle part...

Jacques orienta ses roues vers les pierres plates, de l'autre côté du torrent. Il débraya, passa en première puis releva lentement le pied...

A mi-course, comme le camion s'ébranlait, il lâcha brusquement la pédale.

Le lourd véhicule fit une embardée terrible par l'arrière, sauta par-dessus les dernières pierres sèches du bord et souleva une gerbe d'eau de plus de trois mètres de hauteur.

Elle prit en retombant devant les phares les couleurs irisées d'un arc-en-ciel.

Complètement aveuglé par l'éclat de la gerbe d'eau, Jacques fit tourner un peu le volant à droite au milieu du torrent. Il lui sembla que le camion s'inclinait lentement vers le ravin.

La nuit des insectes. 5

A l'instant où ce sentiment devenait une réalité, l'une des roues avait mordu enfin la berge opposée et le véhicule se propulsa péniblement sur l'autre bord du torrent. Ils n'eurent pas le temps de se retourner que déjà le lit du torrent s'affaissait derrière les roues arrière.

De nouveau, toute retraite leur était interdite...

L'aile du camion écorna le talus sans gravité, projetant seulement quelques mottes de terre sur les insectes qui attendaient, immobiles, un peu plus haut sur les rochers qui bordaient le ravin.

Quelque part dans la nuit, le tonnerre gronda encore.

—C'est au-dessus de la vallée, dit Jacques. Le camion reprit un peu de vitesse; avec anxiété, Jacques vit que la petite aiguille de l'alternateur indiquait une décharge rapide de la batterie. Il n'était pas sûr de pouvoir aller jusqu'au bout, maintenant...

Un peu plus loin, la route devenait un étroit sentier, sur quelques mètres. A chaque passage, les parois du camion griffaient les buissons de part et d'autre.

Jacques aborda ce passage sans ralentir; il

allait en sortir sans encombre lorsqu'une ombre

traversa juste devant ses phares.

La stupeur le fit freiner brutalement.

—Une chèvre... dit Viviane.

Un instant rassurés par cette vision pacifique, ils virent l'animal changer de direction et se diriger droit vers le camion.

Alors, Viviane hurla, crispant son poing devant sa bouche.

Jacques vit que la chèvre était couverte d'insectes ensanglantés. Ils fouillaient la chair de la pauvre bête, projetant des morceaux entiers du dos et des flancs...

La chèvre devait être folle de douleur, ou au contraire, ne plus se rendre compte de ce qui lui arrivait.

—Elle aurait dû être rentrée, à cette heure là ! dit Jacques, devinant tout de suite ce qui s'était passé à la ferme du père Cazes. —Tu crois qu'ils ont été attaqués ? se hasarda Viviane.

—On verra bien, répondit-il, mais il en était certain.

Devant eux, la chèvre quitta la route en trottinant de son pas placide, comme si rien ne lui était arrivé.

Elle avait la moitié du flanc gauche à vif et les côtes perçaient sa fourrure gluante de sang. L'animal se heurta au camion puis partit vers le torrent.

Une seconde plus tard, la chèvre bascula dans le ravin, sans un cri. Le tonnerre gronda encore.

Ils repartirent, se demandant encore combien d'atrocités ils allaient découvrir... Sur leur droite, les fermes ruinées d'un vieux village abandonné se dressaient encore, émergeant des broussailles. C'était un véritable nid à serpents, d'autant plus qu'une petite source s'échappait dans les champs au-dessus.

Le site était plein de recoins sombres, murs branlants, poutres noircies, arbres étouffés par le lierre sauvage, planchers crevés par les racines...

A chaque pas, en temps normal, on pouvait entendre les insectes et les bêtes des champs qui s'enfuyaient et se cachaient sous les détritus et les murets en ruine.

Maintenant, une personne qui se serait aventurée dans les bâtisses n'avait aucune chance d'en sortir vivante.

Dès la première porte franchie, le cauchemar lui tomberait dessus sous la forme d'un ver horrible, ou d'une mante tapie contre un chevet ou dans l'encoignure d'une fenêtre aveugle.

A proximité des premiers murs, les herbes bruissaient des combats terribles qui devaient se dérouler entre les insectes géants et les vipères. Celles-ci devaient s'incliner une par une mais elles vendraient chèrement leur peau...

Avec un frisson, Jacques dépassa le village abandonné.

C'est en découvrant ce village, tapi dans les herbes, que la première femme de Jacques avait décidé de partir.

Le ménage n'était pas très heureux et elle cherchait un prétexte. Jacques avait parfaitement compris. Il ne lui en avait pas voulu...

Qu'aurait-elle dit, en voyant ce qui se passait maintenant dans la vallée ?

En tout cas, Jacques souhaitait de tout son cœur qu'elle soit à mille lieues de tout cela, quelque part à l'abri...

Elle avait refait sa vie aux Etats-Unis, quelque part vers la Californie. En un lieu où il n'y avait pas de laboratoires militaires... Par chance.

D'ailleurs, malgré l'attirance que Jacques éprouvait pour Viviane, il aurait préféré qu'elle aussi soit en sécurité, dans son appartement de la ville, ou même ailleurs...

Ce qui le rassurait un peu, c'était que chaque tour des roues qui les éloignait de la ferme incendiée les rapprochait de la vallée et de ses larges coteaux. Vers la ville, les barrages devaient être installés et les insectes devaient par conséquent être plus disséminés. Le risque serait moins grand...

Toutefois, ils n'y étaient pas encore...

Un coup violent dans le volant ramena Jacques sur la route, et il se concentra de nouveau sur la conduite.

Ce n'était pas une sinécure de diriger le camion, de nuit, sur le chemin maintenant bordé de châtaigniers. La pluie avait creusé plus profondément les rigoles et les roues s'enfonçaient parfois dans la boue presque jusqu'au moyeu. Heureusement, le moteur semblait tourner de façon régulière.

Instinctivement, Jacques et Viviane épiaient le bruit de la mécanique, attentifs au moindre changement de régime.

Sur une portion plate de quelques centaines de mètres, Jacques accéléra et les phares déchirèrent la nuit, au milieu des souches d'arbres morts de vieillesse. La scène avait quelque chose de paisible, malgré certaines formes sinistres entr'aperçues dans le faisceau de lumière. Sans la présence de Juliette en train de lutter contre la mort, à l'arrière du camion, on aurait pu croire à une innocente promenade au clair de lune...

—Tu pensais à Béatrice, tout à l'heure?

demanda Viviane.

—Oui. J'espère qu'elle est en sécurité...

—Moi aussi. C'est trop horrible, ici, renchérit la jeune femme.

Et le silence se réinstalla.

Les phares éclairèrent quelques rocs éparpillés sur les bas-côtés. Ils arrivaient à la fin du terrain plat. Les pneus produisirent bientôt un autre crissement. Le sable avait laissé la place aux petites pierrailles.

Celles-ci, de plus en plus grosses, roulaient maintenant derrière le véhicule, certaines étaient même projetées contre les flancs de la carrosserie.

Jacques ralentit.

Les choses sérieuses commençaient...









CHAPITRE XI


Un arbre penché au-dessus du chemin entra dans la lumière des phares. Il n'y avait pas d'insectes dans le voisinage, ou alors, ils se terraient, pour une raison ou pour une autre...

Après l'arbre, le chemin tournait légèrement sur la droite.

Soudain, les phares éclairèrent le vide, droit devant. Jacques ralentit encore. —Tiens-toi bien, on arrive à la Lune ! —La Lune ! Je n'y pensais plus, avoua Viviane, et elle s'agrippa au tableau de bord, le corps légèrement penché en avant. Jacques avait eu beau casser la plupart des grosses roches à la masse, il en restait suffisamment pour mettre à mal le camion. D'autant plus que le relief était trompeur, la lumière du camion découpant des ombres là où il n'y avait pas de trous, et effaçant les roches saillantes qu'on ne découvrait qu'au tout dernier instant. Déjà le camion était dessus. Ils eurent l'impression de basculer en avant,

vers un abîme sans fond, lorsque les roues descendirent tout droit sur les premières pierres.

Le chemin s'était rétréci. Il sembla à Jacques qu'il était même plus étroit que d'habitude. Mais il attribua cette différence à la nuit qui noyait tout dans les ténèbres autour d'eux.

Le goulet lui parut soudain immense, long à n'en plus finir. A droite, la roche était plus verticale que jamais, presque en surplomb au-dessus du passage. A gauche, la colline dévalait jusqu'à un autre chemin de chèvre, une centaine de mètres plus bas. Entre les deux voies, à peine quelques arbustes noueux, dont aucun n'aurait pu retenir le camion. Une glissade, et c'était une suite sans fin de tonneaux mortels avec, au bout, l'écrasement du camion et l'explosion. La gerbe de feu qui mettrait un terme à l'aventure...

Jacques se raidit sur le volant et repartit doucement.

Il se força à parler pour rompre le silence. —Ça va ? demanda-t-il, conscient de l'absurdité de la question.

La jeune femme sourit, amusée, malgré la tension qui l'habitait.

—Oui, monsieur Rampal, je vais bien. Mais il me serait agréable d'être ailleurs... En attendant, regarde la route !

—Regarde-la bien, toi aussi, parce qu'on y va ensemble ! Bien que j'eusse préféré remettre cette expérience à plus tard... La présence de la jeune femme à ses côtés le rendit encore plus prudent.

Il évita les premières pierres puis, malgré le petit cri affolé de Viviane, braqua tout vers le ravin.

C'était le seul moyen de passer. A côté de lui, il sentit que Viviane était de nouveau tendue, les muscles crispés sur la banquette.

Lentement, centimètre par centimètre, le camion bascula vers le chaos, à un pas du vide... Le plus terrifiant était de voir le faisceau des phares se perdre dans l'espace. Un vertige nouveau s'empara de Jacques.

A l'instant où l'avant du camion surplombait le ravin, Jacques braqua à droite et écrasa le frein. Le véhicule glissa encore un peu sur les pierres humides, puis s'immobilisa.

C'était une manœuvre surprenante, mais simple. En fait, Jacques essayait seulement de garder les roues sur les pierres les plus hautes, parfois au-dessus d'ornières si profondes que le camion, s'il avait glissé dedans, se serait immanquablement embourbé.

Il répéta la manœuvre plusieurs fois, descendant en crabe toute la longueur du chaos rocheux.

Se rappelant le rire de Juliette à propos de la Lune, il sentit une rage sourde l'envahir, ce qui lui fit manquer son dernier virage.

Il n'y avait plus que quelques mètres à parcourir lorsqu'une des roues arrière prit appui sur une racine humide, plaçant le camion en travers du goulet.

L'avant heurta le roc, à droite. Le choc se

répercuta dans la direction et Jacques dut lâcher le volant.

Avant même de le reprendre, il avait serré le frein à main.

Malgré tout, il sentit que le camion partait maintenant vers le ravin, de façon insensible. Jacques relança le moteur et desserra le frein... La poignée était moite. Ses mains glissaient sur le volant.

Peu à peu, l'engin revint dans l'axe du chemin. Il s'en était fallu de bien peu. Malheureusement, Jacques ne put éviter de racler sourdement une pierre plus haute que les autres.

— Le carter ! pensa-t-il, puis il s'aperçut qu'il avait parlé à voix haute. A ses côtés, Viviane frémit.

Presque aussitôt, le camion se mit à rouler plus librement.

Le passage difficile était terminé. Le chemin s'élargissait de nouveau.

Pendant la manœuvre, plusieurs insectes s'étaient de nouveau agglutinés sur la tôle, mais les occupants du camion n'y avaient pas attaché d'importance. Maintenant que le véhicule reprenait un peu de vitesse, Jacques et Viviane pouvaient entendre le martèlement léger des pattes sur la carrosserie.

De temps à autre, un choc plus marqué indiquait qu'un nouvel insecte venait de se poser sur le camion.

Heureusement, Jacques savait que les branches basses, un peu plus loin sur la route, nettoieraient la carrosserie.

Toutefois, la présence des monstres carnivores était suffisante pour le dissuader de s'arrêter et d'examiner les dégâts du carter. De toute façon, s'il y avait un trou, il ne pourrait pas réparer.

—Tant pis, on continue comme ça ! Depuis quelques secondes, Viviane tentait de scruter la nuit avec attention. Elle se tourna vers Jacques.

—Je n'ai pas vu ma voiture. Pourtant, je suis certaine de l'avoir laissée sur le bas-côté, juste avant la Lune...

—Elle aura sans doute été entraînée par la pluie. Les petites ravines se creusent vite et les pierres se détachent encore plus vite. Elle aura glissé plus bas...

La partie la plus longue du chemin de chèvre restait à parcourir, mais elle ne présentait plus de difficultés notables...

En roulant, la pression qu'ils sentaient sur eux se relâchait doucement, malgré le nombre croissant d'insectes qui accompagnaient le camion lancé dans la nuit.

Ils durent traverser encore un ruisseau, de faible largeur celui-là.

Soudain, dans un léger virage à gauche, Viviane cria, trop tard. Jacques ne put freiner à temps et l'avant du camion vint heurter la voiture, en travers de la piste. —M... ! jura Jacques.

Il donna un coup de poing nerveux sur le volant.

—Tu peux peut-être la pousser, dit Viviane.

—Ça ne servira à rien. Les roues sont

braquées. Elle reculera vers le talus et on ne

pourra pas avancer. Non, il faut la tirer, au

contraire...

Il se mit à reculer et tourna les roues vers l'extérieur.

Puis, tout doucement, il s'approcha et fit peser le camion sur la voiture. Celle-ci était couverte d'insectes, sans doute attirés par la relative chaleur du métal. Le reflet des phares éclairait une foule de carapaces énormes, juchées les unes sur les autres, et un fourmillement impénétrable de pattes, d'antennes et de mandibules.

Certaines bêtes étaient à demi dévorées, montrant que les insectes étaient à l'affût d'une nourriture sanglante et tiède. Ils ne se dérangèrent pas pendant toute la manœuvre.

Jacques recommença plusieurs fois.

Petit à petit, la voiture s'écarta du talus.

Il y avait maintenant l'espace nécessaire entre la voiture et le talus qui bordait le virage pour insérer l'avant du camion.

—Et maintenant, on se tire !

Viviane suivait anxieusement la manœuvre.

Jacques racla la carrosserie de la voiture sur cinquante centimètres. Puis il s'arrêta, tourna ses roues vers le talus et commença de reculer.

La température d'eau chauffait dangereusement, mais il n'y pouvait rien. Les insectes se rapprochaient et on ne pouvait se permettre d'attendre pour laisser au moteur le temps de refroidir.

Enfin, le pare-chocs du camion s'engagea sous l'aile de la voiture.

—Pourvu que ça tienne ! gronda-t-il entre ses dents.

Lentement, comme dans un film, il vit la tôle de la voiture se tordre et s'écarter de sa forme normale. Un boulon sauta dans la lueur des phares, mais la voiture se mit à glisser doucement vers le pré.

—Encore un mètre, lui dit Viviane.

Jacques, arc-bouté sur le volant, ne pouvait

regarder sur le côté.

—Encore cinquante centimètres !

—Ça y est presque ! cria la jeune femme.

La voiture avait une roue dans le vide.

Au même instant, la tôle se déchira et le

camion, soudain libéré, recula brutalement sur

le chemin.

Viviane fut projetée vers la portière du fond,

malgré ses efforts pour se retenir.

A demi assommée par le choc, elle glissa

doucement contre la tôle, sa main s'accrochant

de façon inconsciente à la poignée...

—Attention ! hurla Jacques.

Il quitta son siège et bondit vers l'arrière.

Il eut le temps d'attirer la jeune femme contre

lui mais la portière s'ouvrit dans le noir.

Aussitôt, un insecte énorme pénétra dans le fourgon.

Jacques se jeta sur la porte et la referma. En se retournant, il sentit les pinces de la blatte, monstrueusement développées par les mutations successives, se refermer sur son bras gauche avec un bruit sec.

Une douleur fulgurante lui scia tout l'avant-bras.

Aveuglé par la douleur, il releva la tête de l'animal avec sa main droite et tira en arrière de toutes ses forces.

Mais la blatte jaune ne lâcha pas pour autant.

Alors, pris d'une rage folle, il tordit le corps de l'animal jusqu'à ce que la frêle armure cornée se déchire.

Les mandibules nourricières se relâchèrent aussitôt, libérant un flot de sang. Celui de Jacques et de l'insecte étaient mêlés.

Les pinces, détachées de la tête, tombèrent sur le plancher.

Jacques eut du mal à rester debout lorsqu'il regarda son avant-bras.

L'os n'était pas atteint, mais la chair avait été sciée sur plusieurs centimètres et le sang s'écoulait sourdement.

Au bout de quelques instants, Viviane revint à elle. Par chance, elle comprit assez vite ce qui venait de se produire à l'intérieur du camion.

Elle aida Jacques à confectionner un pansement de fortune à peine suffisant pour étancher le sang. L'hémorragie s'arrêterait d'elle-même,

mais c'est alors que la douleur serait la plus forte.

Viviane pansait le bras avec douceur, mais Jacques gémit lorsque la bande découpée dans la couverture rêche glissa sur les chairs tuméfiées. Derrière eux, Juliette s'était plus ou moins réveillée, mais la fixité de son regard montrait de toute évidence qu'elle ne comprenait pas ce qui arrivait. Elle était dans un monde étranger, à part, sans doute submergée par la douleur, sans même réaliser que c'était elle qui souffrait... Viviane se mit à pleurer, ses larmes salées coulant sur ses joues et se rejoignant à l'extrémité de son menton... Jacques sentit que tout craquait... —Occupe-toi d'elle, dit-il en désignant Juliette, je vais repartir. —Tu pourras conduire ?

—Non, ma vieille, on va à la gare, on prendra le train !

Et il partit d'un éclat de rire nerveux.

Il fut plusieurs secondes avant de pouvoir

reprendre son souffle.

Viviane essuya ses larmes et se pencha sur Juliette, lui tamponnant délicatement le front. Jacques revint s'asseoir au volant. Devant lui, la voiture abandonnée était couverte d'insectes en plus grand nombre qu'avant. Nul doute que l'arrêt du camion les avait attirés. Jacques démarra. Son bras le faisait horriblement souffrir. Déjà, il sentait la température qui montait, couvrant son front de sueur.

Avec précaution, il amena de nouveau le camion contre la voiture et recommença à tirer. La tôle se déchira encore un peu, mais la voiture s'inclina vers le pré, maintenant en équilibre instable.

Une dernière poussée en biais fut suffisante. Il regarda la voiture disparaître dans les hautes herbes, sorte de grosse carapace luisante, entraînant avec elle plusieurs centaines d'insectes.

La voiture s'écrasa sur un bloc de schiste, en contrebas.

Après un dernier tonneau, une flamme courut soudain le long du capot et le véhicule s'enflamma.

Viviane se releva comme la voiture désarticulée explosait...

Devant eux, la route était libre. Sans s'attarder, Jacques évita les dernières pierres du chemin et se mit à rouler sur le sable. Au bout d'une centaine de mètres, la température de l'eau commença de redescendre. Dans le rétroviseur, Jacques vit la lueur de l'incendie qui se répandait dans le pré, autour de la voiture de Viviane. Il ne sentait plus son bras gauche; le sang avait dû s'arrêter de couler. Après un ultime virage sur le sable, la ferme incendiée apparut une dernière fois, déjà très loin.

Les fenêtres avaient dû éclater sous la chaleur et les murailles grises et sans vie présentaient

maintenant à la nuit quatre grands yeux rouges qui fixaient les étoiles, face à la vallée.

S'ils en réchappaient, seule une ruine noire serait désormais là pour les accueillir.

Comme une sentinelle figée en haut de la combe en un éternel garde-à-vous...

Mais Jacques sentait au fond de lui-même que jamais plus il ne reviendrait dans ce lieu. Il y avait maintenant trop de mauvais souvenirs attachés à ces pierres et à ces arbres.

De nouveau, sur les pierres de la piste, les insectes apparurent. Les larges roues du camion tracèrent un sillage noir et rouge. Immédiatement, d'autres insectes se jetèrent avec ardeur sur les débris de leurs congénères.

Encore un virage, et ils dépassèrent la boîte aux lettres, fixée sur un poteau, en bordure du chemin.

Ils avaient fait la moitié de la route et approchaient de la ferme du père Cazes.

Jacques aurait souhaité retarder l'instant où ils passeraient devant, car il se doutait de ce qu'ils ne manqueraient pas d'y trouver...












CHAPITRE XII


Une odeur insoutenable de charogne envahit brutalement l'habitacle. Jacques ferma aussitôt les volets d'aération.

Il était maintenant certain de ce qui s'était passé en contrebas de la route.

Les phares révélèrent quelques cadavres de chèvres presque entièrement dévorées. Elles étaient dispersées sur les côtés de la route, là où la mort carnivore les avait saisies. Des insectes fouillaient encore les entrailles, se repaissant de viscères tièdes.

Une des chèvres semblait bouger encore un peu, mais la carapace qui dépassait à demi de sa tête aux orbites vidées était la cause de ce léger mouvement. La tête s'inclinait à droite, puis à gauche, lentement, au fur et à mesure que l'insecte s'y enfonçait.

Lorsque Jacques parvint à la hauteur du cadavre, la tête se détacha du corps, d'un seul coup. Elle roula sur elle-même et s'immobilisa, à l'envers, révélant une odieuse cavité rougeâtre par où s'échappèrent plusieurs larves poilues.

Un peu plus loin, deux lucanes énormes se disputaient une patte. L'une des horribles créatures s'arc-boutait, recroquevillant son corps noir, tandis que l'autre prenait appui sur un rognon de silex gros comme un ballon de football, tirant de façon désordonnée sur les ligaments de chair blanche...

Jacques détourna le regard.

Viviane était prostrée, ne pouvant, malgré un prodigieux effort de volonté, détacher ses yeux du carnage abominable qui se déroulait dans les bruyères.

Puis, comble d'horreur, les insectes abandonnèrent peu à peu les chèvres martyrisées et se regroupèrent pour s'avancer vers le camion.

Jamais, depuis le début de cette nuit de cauchemar, Jacques n'avait autant eu l'impression que les insectes agissaient suivant un plan déterminé à l'avance.

Viviane et lui comprirent tout à coup que l'être humain était devenu le gibier de cette chasse infernale.

Malgré les difficultés qu'ils avaient rencontrées au cour de leur fuite, ils se rendirent compte que rien n'était joué. Après les chèvres, les monstres carnassiers se jetteraient bientôt sur eux.

L'homme était allé trop loin, beaucoup trop loin, dans ses tentatives d'asservissement de la nature. Il ne pourrait faire machine arrière. Le temps de l'inconscience était fini, achevé. Et

dorénavant, c'était le temps de la lutte à mort qui commençait.

Autour des cadavres, de longues files d'insectes se formaient, se dirigeant toutes vers le centre lumineux, au milieu de la route.

Jacques constata que les. insectes étaient mélangés mais ne s'attaquaient point entre eux, sauf si l'un d'eux, pour une raison ou pour une autre, venait à être blessé. Tout se passait comme si, brusquement, en l'espace d'une nuit, l'instinct pacifique des insectes s'était mué en une rage de destruction. Le plus effrayant était que cette rage semblait orchestrée par un cerveau central, distribuant les ordres, les mêmes ordres de tuerie et de massacre à tous les insectes mutants.

Mais Sa nature même de ce cerveau échappait encore à l'entomologiste et à sa compagne. Leur cerveau humain ne pouvait encore concevoir la multitude de rouages séparés qui formait le cerveau et la nouvelle intelligence des insectes.

Depuis très longtemps, la contemplation des espèces animales les plus évoluées avait posé d'innombrables problèmes aux chercheurs, mais il y avait fort à parier que cette fois-ci, les chercheurs n'auraient pas le temps d'étudier ce qu'il était advenu des insectes avant que ceux-ci ne les détruisent.

Il se jouait en cet instant une course folle et, crispé sur le volant du camion, isolé avec Viviane sur cette route de la mort, Jacques ne pouvait pas y participer. La seule chose qui

comptait maintenant était de sauver sa peau et celle de la jeune femme.

—Va t'allonger derrière, ce n'est pas la peine

de voir ce qu'il y a en dessous...

Comme une automate, la jeune femme, épuisée, obéit.

Jacques accéléra pour mettre un peu de distance entre le camion et ses poursuivants.

Au passage, il coupa une file d'insectes qui traversait la foute. Il sentit nettement le choc des carapaces écrasées contre les roues. Un instant, il en ressentit une sorte de joie sauvage.

Dans le pinceau de lumière, des yeux rapprochés apparurent.

—Un chat !

C'était effectivement un chat, un des chats du père Cazes, sans doute, qui s'était réfugié quelque part pendant la soirée, et qui avait dû échapper au massacre...

Dérangé par le camion, il était sorti de sa cachette et se tenait au milieu du chemin, à quelques mètres à peine des insectes, ébloui par les phares, incapable de mouvement.

Jacques éteignit les phares.

A la clarté de la Lune, il vit que l'animal avait déjà bondi vers le pré, sans doute pour regagner les arbres, à une dizaine de mètres au-dessus de la piste. S'il pouvait les atteindre, ce serait un repaire assez sûr, car même les plus habiles des insectes ne pourraient pas monter sur les plus hautes branches.

En un éclair, le chat traversa le pré, sautant

par-dessus un couple de lucanes qui sortaient de l'ombre. Une ou deux mantes tentèrent de sauter pour le suivre mais leur taille même les empêchait d'être efficaces. Elles retombèrent lourdement sur les pierres et le chat grimpa le premier tronc venu, encore tout ébouriffé.

Jacques n'était pas particulièrement intéressé par les chats, mais il fut tout de même content pour l'animal.

Il sentit que les insectes venaient de perdre une bataille... Après tout, ils n'étaient pas invincibles, malgré la terreur qu'ils pouvaient inspirer, surtout en groupe.

Jacques ralluma les phares et relança le moteur. Il commençait à être excédé par cette poursuite et par le fait que les difficultés survenaient sans arrêt, l'obligeant à ralentir et à repartir sans arrêt.

Dans son dos, Viviane se releva et posa avec douceur sa main sur son épaule.

Contre son cou, il pouvait sentir les veines du poignet qui battaient régulièrement, quoique un peu fort.

Il allait lui dire quelque chose lorsque à nouveau, il dut freiner.

— Mon Dieu ! Ce n'est pas possible !

Après avoir dit ces mots, la jeune femme s'effondra comme une masse sur le plancher du camion.

Jacques se passa la main sur le visage, pour tenter de chasser la vision horrible qu'il avait devant les yeux.

Il se força à se lever de son siège et à s'agenouiller au-dessus de Viviane. Les traits du visage, si doux d'habitude, se révulsaient. Elle était prise de convulsions. Peu après, elle rouvrit les yeux. Son regard était fixe et semblait ne pas voir Jacques, penché sur elle. Il la gifla à toute volée, pour l'empêcher de tomber en syncope.

Une fois, deux fois, malgré l'élancement de son bras gauche, il la secoua violemment. Enfin, les couleurs revinrent sur ses joues... Elle sembla revenir de très loin et s'accrocha à lui.

Doucement, il l'allongea plus confortablement et lui caressa le visage. Il se releva et tendit la main vers le commutateur pour éteindre les phares... Tout plongea dans les ténèbres. — C'est horrible, hoqueta Viviane d'une voix blanche.

Le martèlement sournois des insectes sur la carrosserie éclata d'un coup. En une seconde, le camion se trouva transformé en une énorme caisse de résonance pour des centaines de pattes et de mandibules.

Ils eurent l'impression que leurs cœurs essayaient de se mettre à l'unisson de cette mélopée infernale. Comme si une danse sauvage venue du fond des âges se déroulait à l'extérieur de leur prison de métal... Bientôt, ils ne tinrent plus.

Au moment de revenir s'asseoir, Jacques regarda fixement Juliette.

Elle ne bougeait plus. Sa petite bouche entrouverte n'exhalait plus aucun souffle.

Avant même de se pencher pour sentir si son cœur battait, il sut qu'elle était morte. Il resta immobile, écrasé par cette douleur nouvelle qu'il n'arrivait pas à endiguer...

Et il eut envie de vivre. Pour effacer cet instant où le monde venait de basculer autour de lui. Pour chercher les responsables de cette folie. Pour se venger...

Lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de Viviane, elle comprit que jamais plus, Jacques ne serait le même.

— Viens t'asseoir, Jacques. Il faut repartir. Pour elle...

Il hocha la tête en silence et reprit le volant, se forçant cette fois à garder les yeux bien ouverts.

Ni lui, ni Viviane ne pourraient jamais oublier cette nuit. S'ils s'en sortaient, ce serait comme une parenthèse dans leurs vies, un court instant où le destin aurait tendu ses pièges.

Sur toute la largeur de la route, le troupeau de chèvres avait été balayé par les insectes. Les animaux effarouchés n'avaient pas, là non plus, eu le temps de fuir. Ils étaient tombés sous les coups de rasoirs comme des quilles fauchées par une boule folle.

Des rigoles sanglantes s'écoulaient lentement, diluées par la pluie, vers le ruisseau qui longeait le chemin.

Adossé à la porte de l'étable, tenant debout par on ne sait quel caprice, le père Cazes souriait, la gorge tranchée. Sa pelisse était rouge et une cicadelle orangée lui barrait la poitrine, plongeant ses pattes dans un magma sans nom, à hauteur de son ventre.

Il lui manquait un bras que les lucanes ou les mantes avaient dû emporter.

Plus loin, la porte de la maison était ouverte. Jacques crut apercevoir à l'intérieur de la salle commune le chien du père Cazes, mais deux mantes sortirent ensemble sur le seuil. Les insectes régnaient en maîtres sur la ferme morte.

Ils s'étaient installés dans toutes les pièces, transformant en quelques heures un logis simple mais accueillant en une forteresse puante pleine de chausse-trapes et de pièges.

Bientôt, les lignes basses des bâtiments sortirent de la lumière et replongèrent dans la nuit.

Sur le coteau, l'aube serait sinistre...

Il y avait maintenant une longue descente ponctuée de courbes et traversée d'ornières perpendiculaires à la route, puis ce serait la nationale... et la délivrance.

Les arbres se rapprochaient, indiquant les derniers kilomètres.

Ils arrivaient au bout du calvaire.

Sur la nationale, ce serait différent. Le camion pourrait prendre de la vitesse et le barrage viendrait à leur rencontre, avec les sauveteurs.

Jacques se lança dans les virages.

Un léger raté du moteur se fit entendre, malgré le bourdonnement presque incessant des insectes, au-dehors.

Jacques baissa les yeux sur le tableau de bord.

La lampe rouge de pression d'huile était allumée !

— L'huile ! rugit-il.

Le bouchon de vidange avait dû sauter en traversant la Lune. Le carter était vide et le moteur allait chauffer à toute allure. Bientôt, une odeur forte de métal brûlant se répandit par les interstices du capot, dans la cabine.

Désormais, le moteur pouvait s'arrêter d'un instant à l'autre.

Jamais ils n'atteindraient la route. Ce qui paraissait une seconde auparavant comme un espoir raisonnable s'éloignait de nouveau.

Viviane, quant à elle, avait l'impression d'être ballottée, comme dans ces manèges de fête foraine où des nacelles tournantes oscillent dans tous les sens, au gré de la force centrifuge. Mais . là, les couleurs de la fête étaient plutôt sinistres.

Ce n'étaient que faces grimaçantes et gueules ouvertes dansant sur le toit du camion une pantomime macabre.

Pris d'un sursaut, sans doute dû à l'instinct de conservation, Jacques agrippa le volant, appuya comme un forcené sur l'accélérateur et enchaîna les virages les uns après les autres, à une allure folle. Le corps de Juliette, découvert, glissa contre la cloison et se tassa, sans vie, en une pose grotesque, à l'arrière du camion.

Viviane faillit dire à Jacques de ralentir, mais il était évident qu'il ne l'aurait pas entendue...

Non ! Il ne voulait pas finir comme le père Cazes, lacéré et dévoré par les monstres que ses semblables avaient créés. Il voulait sortir, et maintenant, de ce piège insensé.

Les branches basses chassèrent les insectes du toit de tôle. Il n'y eut plus que le silence, troublé par les grincements de la carrosserie.

Sous le plancher du camion, les tringles et les rouages hurlaient, malmenés et brûlants, comme autant d'organes vivants.

Jacques ne ralentit qu'en approchant des premières ornières. Malgré tout, la première le surprit.

La boue humide qui la remplissait atténua un peu le choc, mais en retombant de l'autre côté, le camion fit une embardée terrible. Les portes arrière s'ouvrirent, le corps de Juliette fut éjecté, pantin nu désarticulé, le camion s'inclina contre les arbres.

Jacques parvint à le redresser mais il savait qu'un pneu venait d'éclater.




































CHAPITRE XIII


Quelques gouttes larges s'écrasèrent sur le pare-brise, et un nouvel orage éclata, brutal.

La pluie tomba bientôt en cordes verticales, transparentes, noyant le chemin, accélérant le temps au rythme fou des éclairs.

Derrière le camion, le corps nu de Juliette reposait sur des pierres, les blessures entrouvertes déjà lavées par les rigoles d'eau qui le parcouraient. Elle avait la tête inclinée et semblait dormir, malgré sa position cassée.

La pluie avait provisoirement fait fuir les insectes, mais ils devaient se cacher sous les arbres proches. On pouvait deviner leurs yeux, à l'affût sous les branches basses.

Le regard halluciné, Jacques sortit du camion et sauta dans l'herbe détrempée.

De larges flaques se formaient déjà sous les roues du véhicule. Il fallait faire vite sous peine de s'enliser.

Sans entendre ce que disait Viviane, Jacques bondit vers le cadavre de sa sœur, l'empoigna

maladroitement et le tira vers l'arrière du camion.

A peine l'avait-il posé qu'il ressortait en tenant le cric. Il lui semblait agir comme dans un rêve, comme dans un demi-sommeil, lorsqu'on court après une réalité fuyante, irrattrapable, inexistante. Ses jambes étaient en coton, mais elles avançaient mécaniquement, alignant un pas derrière l'autre, au même rythme saccadé. Son bras blessé ne le faisait plus souffrir, bien que l'élancement atteigne maintenant son épaule.

— Sors les torches et allume-les ! dit-il à voix basse à Viviane.

Même sa voix lui parut anormale, étrangement dépourvue du ton de la réalité. Ils étaient revenus à l'âge de pierre et cette constatation semblait le laisser de glace.

Il agissait maintenant sans réfléchir, réduisant les gestes nécessaires au strict minimum, soucieux de conserver le peu d'énergie qu'il sentait encore en lui.

De son côté, Viviane faisait de même, submergée par l'horreur de cette nuit qui n'en finissait pas.

La pluie tombait de façon régulière, étendant sur tout le paysage nocturne un voile blanc, infranchissable aux regards. L'humanité entière était en lutte contre le fléau des insectes et pourtant, toute cette lutte infernale se déroulait sur l'étroit chemin de chèvre, à quelques kilomètres seulement de la route nationale.

Jacques chercha des yeux une souche qui lui permettrait de caler le cric. Il en dégagea une, glissante et rugueuse, enfouie sous les graminées courbées par le poids de l'eau.

Les éclairs se succédaient sans interruption.

Il fallait faire vite, mettre à profit cet orage qui, Jacques s'en doutait, ne durerait pas.

C'était un répit inespéré, accordé par le caprice de la nature, qui maintenait les insectes hors de portée.

Viviane craqua plusieurs allumettes avant de pouvoir enflammer la première torche. Puis elle vint derrière Jacques et tint la torche au-dessus de sa tête.

L'extrémité du torchon enflammé grésillait de temps à autre, lorsqu'une branche ployait et déversait ses gouttes sur le camion.

Le pneu était déchiqueté. De toute évidence, jamais ils n'auraient pu continuer très loin. Sur la route, le véhicule aurait échappé au contrôle de Jacques, se transformant en un obus métallique aux réactions inconnues.

Il commença de desserrer le premier écrou. Son bras le handicapait de façon certaine, et la rouille légère qui couvrait le métal augmentait encore l'effort à fournir.

A coups de pied, en jurant, il parvint tout de même à bout de l'écrou. La roue, légèrement voilée, recula un peu sur son axe. Les autres écrous seraient plus faciles à dévisser.

Jetant de temps en temps un coup d'œil vers le ciel, Jacques travaillait en silence.

Au-dessus de lui, épiant les sous-bois, Viviane lui prodiguait l'encouragement de sa présence.

Malgré la pluie qui lui mouillait la nuque, Jacques sentait sur son cou la respiration rapide de la jeune femme. Il puisait dans ce contact nouveau une énergie intense. C'était comme si les deux êtres étaient réunis par ce mince pont intangible, et ce pont large comme la main était un nouveau rempart contre les éléments et les insectes.

Ceux-ci d'ailleurs, au fur et à mesure que la pluie diminuait d'intensité, devenaient plus pressants.

Ils se rapprochaient de leur proie.

Jacques et Viviane sentaient maintenant sur eux les regards torves des ignobles bêtes. En prêtant l'oreille de façon attentive, ils auraient même pu entendre le léger bourdonnement que les insectes émettaient, sorte de langage effrayant qui indiquait l'imminence de l'assaut.

Enfin, la roue tordue tomba dans l'herbe.

Jacques la souleva de toutes ses forces au-dessus de lui. A l'instant où son bras gauche faiblissait, il la lança vers les arbres. Il y eut un mouvement de recul lorsque le lourd disque de métal pénétra dans le noir. Puis, à la lueur de la torche, Jacques et Viviane virent les reflets de plusieurs carapaces qui tressautaient et s'agitaient de façon désordonnée.

Puis le sous-bois redevint aussi calme qu'avant. Un silence nouveau s'installa. Comme si les insectes commentaient entre eux, par les

diverses inclinaisons de leurs antennes, le geste de Jacques.

Pour eux, l'homme et sa compagne, seuls dans la campagne, venaient à coup sûr de leur lancer un défi...

Le cerveau multiple des monstres devait désormais répondre de façon terrible, pour bien marquer la supériorité des insectes sur la race des bipèdes.

Jacques achevait de mettre en place la roue de secours lorsque la pluie cessa d'un coup.

Pendant une seconde, seules les respirations de l'homme et de la femme furent audibles... Le ciel ne brillait d'aucune étoile. Toute la scène baignait dans le noir, hormis le léger et presque irréel halo de la torche.

Sur un signe de Jacques, Viviane alluma la seconde branche.

— Tu vas remettre le moteur en marche et passer la seconde, vers l'arrière du camion, de ton côté. Quand je frapperai sur la carrosserie, tu embrayeras doucement.

La jeune femme hocha la tête et tendit les torches à Jacques.

Maintenant, il restait à faire sortir le camion de l'ornière.

Viviane fit rapidement le tour du véhicule et remonta dans la cabine. Bientôt, Jacques entendit le moteur.

Il prit solidement appui dans la terre, glissant à plusieurs reprises sur l'argile gluante et s'arc-bouta contre la paroi verticale.

Il distingua les rayures qu'avaient faites les pattes des insectes tout au long du trajet. C'était comme si la tôle avait été nettoyée à l'émeri. Les entrelacs de griffures semblaient se perdre à l'infini.

D'une main, il heurta la carrosserie et poussa de toutes ses forces. Plantées dans la terre derrière lui, les deux torches semblaient délimiter une zone interdite, une limite fragile au-delà de laquelle les insectes n'avaient aucun droit de pénétrer.

Mais Jacques savait que c'était un illusoire abri, une protection ridicule. Il avait l'impression d'être redevenu tout enfant, lorsqu'il se mettait la tête sous les draps pour ne plus entendre les craquements désagréables du parquet ancien de sa chambre.

Viviane dut s'y reprendre à plusieurs reprises avant que le camion ne commence à bouger.

— Continue ! lui cria Jacques.

Derrière lui, un claquement le fit sursauter.

Un lucane énorme venait de sectionner l'une des torches. Le chiffon grésilla un instant puis s'éteignit dans l'herbe froide. Déjà, la bête se dirigeait vers l'autre torche.

Encore une fois, Jacques fut stupéfait de ce qu'il voyait. Les insectes s'organisaient à une vitesse incroyable. La lumière des torches étai telle dangereuse ? On envoyait en avant une bête énorme pour anéantir ce feu. Ensuite, les autres bêtes attaqueraient.

Une fois la peur surmontée, il restait à se

battre contre un ennemi bien supérieur en nombre et redoutable par sa cruauté. Jacques arracha la torche des pinces du lucane et fit des moulinets rapides au ras du sol. Surpris, le lucane recula un peu. Jacques ramassa la torche qui lui avait permis de caler le cric et la lança sur la bête. Les pinces énormes et luisantes se refermèrent sur le bois, creusant deux tranchées profondes. Mais les pinces se coincèrent dans la souche et le lucane se trouva immobilisé. Jacques eut alors l'idée d'attraper le cric et de s'en servir comme d'une masse. Malheureusement, c'était un objet métallique d'un poids redoutable et lui fallait lâcher la torche... A cet instant, Viviane ressortit du camion et. tira Jacques hors de portée d'une mante qui s'était approchée par-derrière. Elle prit la torche pendant que Jacques ramassait le cric. Armé de cette massue improvisée, il s'éloigna quelque peu du véhicule, éclairé par Viviane et commença à enfoncer les carapaces, au hasard. Bientôt, autour de lui, les insectes se retirèrent.

Mais c'était au tour de Viviane d'être encerclée.

— Saute dans le camion ! Vite ! La jeune femme allait se retourner pour grimper à l'arrière lorsqu'elle vit les quatre lucanes roux qui l'avaient précédée dans le véhicule. Elle resta figée sur place, tandis qu'un

ver velu de couleur mauve rampait jusqu'à ses chevilles...

Stupéfié par la beauté malsaine de l'animal, Jacques hésita une fraction de seconde.

Le ver s'enroula autour de la jambe de Viviane, gagnant rapidement par deux contractions successives la naissance de la cuisse.

Epouvantée, Viviane lâcha la torche.

— Ne le touche pas ! Il est couvert d'épines ! cria Jacques.

Il connaissait le pouvoir redoutable du poison contenu dans les multiples crochets qui parsemaient le dos du ver. C'était en temps normal, et lorsque l'animal ne dépassait pas cinq centimètres une arme dissuasive de grande efficacité. Là, sur un mutant dix fois plus grand, cela devenait une arme offensive plus que redoutable, probablement mortelle.

Ignorant les bêtes qui se rapprochaient de nouveau derrière lui, il reprit la torche et l'appliqua sur le monstre qui tentait de déchirer le short de la jeune femme. Elle hurla, mais le ver lâcha brusquement prise, arrachant quelques lambeaux de tissu et se roula en boule sur le sol.

Immédiatement, une mante se jeta sur lui et commença un festin épouvantable.

Un vol de cicadelles s'abattit sur eux.

Comme dans un rêve, ils sautèrent à l'intérieur du camion. Au moment de fermer les portes arrière, le corps de Juliette, entraîné par les lucanes, bascula dans l'herbe.

Ce n'était déjà plus qu'un amas de chair déchirée lorsque Viviane retint Jacques.

— Non ! N'y va pas ! C'est notre seule chance !

A retardement, il comprit ces mots et serra les poings dans une sorte de rage convulsive.

L'acharnement des insectes sur le cadavre allait peut-être en effet les sauver...

La tête de Juliette semblait flotter au-dessus du dos luisant des insectes. Jacques vit encore ses bras blancs s'agiter faiblement avant de disparaître sous les carapaces éclairées par la Lune.

Il savait qu'elle était déjà morte, mais il eut l'impression que sa sœur trépassait une seconde fois, broyée par cette colère emmagasinée depuis des siècles.

Viviane le poussa doucement vers le siège. Il s'assit et démarra.

Le camion s'arracha d'un coup à la glaise collante, écrasant au passage quelques bêtes qui se hâtaient vers l'arrière...

Par un curieux saut de son esprit dans le temps, il réalisa que la roue s'était crevée contre la borne du garage. Le choc dans l'ornière l'avait achevée.

Ainsi, la réalité de ce cauchemar prenait sa source dans les multiples petits faits accumulés, apparemment sans importance, depuis le début de leur fuite.

Toutefois, la mort et la disparition horrible de

sa sœur, Jacques ne parvenait pas à se les expliquer.

Comme toutes les victimes innocentes d'un cataclysme qui les dépassent, Jacques se refusait simplement à admettre ces derniers instants. Pour lui, sa sœur vivrait toujours. Il reverrait toujours son sourire au-dessus des vagues. Il y avait si longtemps de cela !

A ses côtés, Viviane tendit le bras.

— Là ! dit-elle pour l'avertir.

Il freina et passa au-dessus de la seconde ornière sans difficulté.

Le camion reprit de la vitesse.

A travers le capot situé dans la cabine, l'odeur de métal surchauffé revint, plus entêtante qu'avant. Le moteur rendait l'âme, achevant sa course sous les arbres, atteignant peu à peu une température extrême, proche de l'explosion.

L'image de Juliette déchiquetée par les insectes et abandonnée sans sépulture sur le chemin s'imposa de nouveau dans l'esprit de Jacques. Jamais il ne pourrait oublier ce visage si jeune, si pur, recouvert en une seconde par des monstres que son esprit se refusait encore à admettre...

Comment ses semblables pouvaient-ils créer de telles ignominies? Comment pouvaient-ils penser à envoyer ces mutants sur d'autres humains ? Comment pouvaient-ils semer ainsi la mort et la destruction au nom de simples querelles idéologiques ?

Tout cela n'avait décidément aucun sens.

La main de Viviane était douce sur son bras. Il

regarda un instant son visage, ses lèvres, ses yeux profonds... Grâce au regard de la jeune femme assise à côté de lui, il sut qu'il ne courrait pas à la folie. Il sut que, cette fois encore, il s'en sortirait. Et il eut l'envie irrésistible de s'en sortir avec elle...

Il n'aurait pu dire comment il franchit les dernières ornières du chemin, mais il réussit à le faire.

La piste expirait en contrebas de la route nationale.

Il fallut accélérer de nouveau pour franchir les derniers mètres. Le camion se hissa en hurlant. Ce fut le dernier sursaut du moteur qui se tut soudainement.

Sous le capot brûlant, la température devait être inimaginable. Jacques coupa le contact.


















CHAPITRE XIV


La route nationale s'étalait, déserte, éclairée par la lune blanche qui sortait des nuages. Le calme ruban d'argent de l'asphalte serpentait en pente douce vers la ville et la sécurité.

Mais c'était une impression trompeuse.

Jacques s'attendait à tout instant à voir surgir la nappe horrible des insectes. Ce qu'ils avaient rencontré, tout au long du chemin de chèvres, c'était l'arrière-garde. Il réalisa soudain que jamais auparavant, il n'aurait utilisé de telles comparaisons militaires pour parler du monde des insectes.

Mais il s'était passé tellement de choses depuis...

L'attaque contre Juliette, les expériences au laboratoire, l'arrivée de Viviane, un des rares moments heureux de ces dernières heures, la fuite éperdue, avec les ponts qui disparaissaient les uns après les autres derrière eux...

Après, c'était le véritable cauchemar...

Juliette, le père Cazes, et combien d'autres

victimes innocentes, disséminées de par le monde, partout où les insectes avaient frappé...

Quelque part sous les tôles, une durite se brisa, libérant un jet d'eau brûlant qui se volatilisa au contact de la fonte surchauffée.

Pendant un instant, le sifflement de la vapeur emplit l'habitacle, produisant une curieuse musique, apaisante et menaçante à la fois. Puis la pression baissa dans le circuit, et le silence revint, lentement.

Une sorte de quiétude solennelle baigna la cabine.

Viviane restait assise toute droite, scrutant la route et la campagne, tout autour du véhicule.

Parfois, sur une pierre plate ou au pied d'un arbre, elle pouvait apercevoir le reflet d'une carapace. Immobile.

C'étaient des insectes blessés ou déjà morts, qui ne représentaient aucun danger. L'un d'eux se traînait lamentablement en travers de la route, tentant de rejoindre le couvert des hautes herbes du fossé tout proche.

L'effort devait être trop grand, car il s'arrêtait de plus en plus fréquemment. Viviane reconnut une mante, comme l'insecte se tournait vers le camion.

Epuisée, la créature se recroquevilla tout d'un coup, et se figea dans la mort, sous la lueur des phares, à une trentaine de mètres du camion. Un dernier sursaut lui avait relevé la tête et les grands yeux vides semblaient maintenant fixer la jeune femme.

Elle sentit les muscles de ses cuisses se contracter dans un spasme de dégoût. A côté d'elle, Jacques reprenait sa respiration.

Viviane tendit la main vers lui.

—Jacques?

Il se tourna à demi.

—Le plus dur reste à faire, non?

—C'est probable. Il faut traverser la nappe...

—Jacques, reprit-elle, je ne veux pas mourir

comme cela, pas tout de suite... Tu comprends ?

Il hocha la tête et attira la jeune femme contre

lui.

Ils restèrent ainsi un long moment, immobiles, scrutant la nuit dont les bruits habituels étaient absents.

Serrés dans la cabine, suspendus entre ciel et terre, ils se sentirent bientôt comme en dehors du monde, dans une contrée différente, là où ni les insectes, ni les hommes ne pourraient pénétrer... Le rempart de la carrosserie devenait une forteresse de rêve, éclairée par la lune, en dehors du temps. Ils se rapprochèrent encore.

Sans parler, avec de légers mouvements de tête, Viviane écarta les pans de la chemise de Jacques, posant sa joue fraîche sur sa poitrine. Il se mit à la caresser, maladroitement, à travers l'étoffe légère et un peu crissante de son corsage.

Viviane respirait plus vite et plus fort, sentant son désir s'éveiller. Les doigts de Jacques s'attardaient sur ses seins aux mamelons dressés, passant et repassant sur la chair tendre, en éveil.

Ses cheveux étaient parfumés, d'une odeur indéfinissable, exceptionnellement attirante...

Elle s'écarta de lui et, maladroitement aussi, fit glisser ses vêtements sur le sol encore chaud de la cabine.

Elle lui apparut nue, fragile et tendue, le corps revêtu du ballet silencieux des nuages.

Ensorcelante.

Puis elle s'agenouilla...

Il la caressa longuement, effleurant sa poitrine, son dos, la naissance de ses cuisses, le sexe humide, attentif à ses moindres réponses, retardant l'instant où ils s'abîmeraient tous deux dans l'absolu.

Viviane, allongée sur la banquette, gémissait, serrant les bras sur le dos de Jacques, l'attirant de toutes ses forces.

Ses reins se cambrèrent et il la pénétra lentement, avec une infinie douceur, sentant les muqueuses souples et liquides se refermer sur lui, à chaque fois plus profondément, plus intensément.

Une vague de plaisir irradiait de son aine vers toutes les extrémités de son corps. Jacques pesait sur elle.

Il ralentit sa cadence pour mieux emporter son bonheur.

Viviane serrait ses cuisses, convulsivement, ne se relâchant que pour mieux accueillir le sexe de Jacques, l'instant d'après.

Elle haletait maintenant sous la douce pression de ce corps arqué en elle. Ses jambes formaient une conque souple autour des reins de Jacques.

Elle murmura des mots sans suite.

Elle tournait la tête à droite, puis à gauche, aveugle, griffant le dos de l'homme qu'elle ne voyait plus. Sa poitrine brûlait sous la main. Son pelvis s'arqua et se tendit soudain en un spasme inouï. Son halètement devint un cri, un hoquet de jouissance.

Pendant quelques secondes encore, elle durcit ses muscles de toutes ses forces pour retenir l'onde de plaisir, la prolonger, l'étendre à tout jamais...

Son corps nu sur la banquette usée cessa enfin de se tendre. Elle se cambra une dernière fois comme Jacques explosait en elle.

La lune éclairait ensuite son corps...

Elle ne sentait pas le cuir dur sous ses reins brûlés, sous ses cuisses, sous sa nuque vrillée de plaisir. Elle tremblait encore, mais ce n'était pas de froid. Des mains, elle tentait de retenir Jacques, dont les caresses prolongeaient l'instant.

Plus tard, elle s'appuya contre lui, encore tiède...

Il la regarda affectueusement.

Viviane sut, en voyant ses yeux profonds, que le plus important de toute cette nuit, ce qui resterait si jamais il devait rester quelque chose,

c'était le plaisir qu'ils venaient d'éprouver, leurs deux corps rivés l'un à l'autre. Le plaisir...

L'aube commençait à poindre au-dessus des coteaux.

Le ciel se colorait imperceptiblement de rose, annonçant le soleil qui dépasserait bientôt les arbres. La lune veillait sur les amants, de plus en plus pâle.

Quelques minutes passèrent encore, arrachées au cauchemar.

Après avoir serré Viviane dans ses bras une dernière fois, Jacques reprit le volant.

— Allons-y, dit-il à voix basse. C'est maintenant...

Peu à peu, le camion, frein desserré, reprit de la vitesse.

La route était large et les pointillés blancs défilaient de plus en plus vite, comme autant d'éclairs rassurants. Pourtant, ils savaient tous deux que le ruban de macadam pouvait les mener à la mort...

Le camion, en roue libre, descendait les lacets en sifflant doucement. C'était un voyage silencieux, presque hypnotique, hallucinant.

A un détour de la route, le bourdonnement des insectes les assaillit brutalement. Malgré lui, Jacques appuya sur le frein, puis relâcha aussitôt la pédale. Leur seule chance était d'augmenter au maximum la vitesse et de pénétrer dans la nappe d'insectes comme un obus.

Le bourdonnement devint intolérable.

Viviane porta ses mains à ses oreilles, horrifiée. De nouveau, la peur se fit pressante.

Ils traversèrent un bosquet de bouleaux sans le voir, épiant la route.

Soudain, ils furent là !

Aussi loin que les phares portaient, la campagne était couverte par les corps brillants des insectes.

Les carapaces épousaient le moindre relief, gommant tout le paysage sous une masse informe et luisante.

Il y avait plusieurs milliers de créatures immondes qui se chevauchaient, se battaient, se déchiraient en hurlant. Certaines avançaient, d'autres reculaient, dans un désordre indescriptible, parfois grimpant sur les troncs des arbres, parfois sautant sur plusieurs mètres et retombant les unes sur les autres, englouties immédiatement par le nombre.

La lune, pourtant très pâle, jetait sur leurs yeux des éclats effarants que les myriades de facettes renvoyaient comme autant de lasers.

Du haut de la pente, Jacques et Viviane regardaient cette presse ignoble qui se rapprochait. Ils avaient l'impression d'être suspendus dans une fragile nacelle, au-dessus d'un océan grouillant de larves et de monstres inachevés...

Jacques prit la main de Viviane et la serra de toutes ses forces. Le sol semblait venir à leur rencontre, en de multiples vagues noires et dorées.

Ils surent combien l'horreur pouvait être belle...

L'instant était décomposé. Le bourdonnement atroce et fulgurant couvrait tout. C'était comme si un train gigantesque de ferrailles grinçantes les avait submergés de son hurlement strident, et comme s'il avait recommencé mille et mille fois.

Le front des insectes était à moins de deux cents mètres que déjà les premiers monstres s'abattaient sur la tôle, aveuglés par les phares.

Jacques tenait le volant fermement, coupant les virages pour aller plus vite.

Le camion roulait à près de quatre-vingts kilomètres à l'heure lorsqu'il pénétra dans la marée grouillante des insectes.

Jacques faillit en perdre le contrôle. Il rasa les arbres mais parvint à revenir au milieu de la route.

Au début, ils pensèrent que le véhicule ne s'arrêterait pas. Les vagues d'insectes semblaient s'écarter sous le choc. L'impact ignoble secouait la carrosserie, comme l'avant d'un bateau qui remonte des vagues et coupe un sillage.

Les bêtes qui étaient par terre moururent écrasées, servant de proies aux autres, en un étrange sabbat suicidaire.

Les insectes qui se trouvaient sur le dos des premiers heurtaient l'avant du camion avec force, leurs têtes éclatant comme des fruits trop murs, rejetés comme des pantins désarticulés sur les côtés de l'étrave improvisée, au milieu de la masse carnassière...

Beaucoup heurtaient le bas du pare-brise et le jet du lave-glace fut bientôt impuissant à nettoyer la bouillie gluante qui montait sans cesse plus haut.

La cabine se nimba de carmin, et les jambes de Viviane parurent plus belles que jamais, dans cette lumière de sang.

Le sommet des arbres défilait au-dessus de la marée, mais le mouvement se ralentissait de façon certaine.

Dans le camion, le bruit était insoutenable. Comme produit par une batterie enragée, le crépitement du choc des insectes contre le camion emplissait totalement l'esprit de ses occupants.

Pour ne plus voir l'horreur de cette sanglante percée, Viviane s'était forcée à fermer les yeux. Peu à peu, cependant que la route continuait à descendre, la vitesse du camion diminuait. La masse informe des cadavres devait monter jusqu'au pare-chocs. Cinquante à l'heure. Quarante. Trente. Vingt. Dix.

La marée n'en finissait pas et l'aiguille du compteur était retombée, maintenant inutile... Derrière, la trouée se refermait. Les insectes se disputaient avec hargne les cadavres des victimes.

Jacques venait de comprendre que les barrages des sauveteurs empêchaient les insectes de se répandre partout, et les agglutinaient comme des mouches sur une goutte de miel... Il fallait passer !

Par une éclaircie dans les arbres, Jacques

aperçut au loin des lueurs et des fumées, claires,

qui s'élevaient dans la vallée.

Les phares n'éclairaient pratiquement plus.

En sortant d'un virage, il faillit manquer le

petit pont de pierre qui marquait la fin de la

descente.

Il braqua à fond, mais les roues ne répondirent pas immédiatement.

L'arrière du camion heurta le parapet et rebondit de l'autre côté, dérapant sur les carapaces comme une toupie folle. Viviane cria.

Le véhicule n'irait pas plus loin... Un coup sourd sur la tôle alarma Jacques. Le camion glissait dans le champ, quittant la route.

En se retournant, Jacques vit que la tôle était déchirée sur plus d'un mètre. Des pinces velues s'acharnaient sur la déchirure, pour forcer un passage...

Il quitta son siège, laissant le camion continuer seul son trajet dans les herbes humides et sournoises.

Jacques empoigna la tôle et la replia de toutes

ses forces vers l'extérieur, trébuchant au hasard des chaos, de plus en plus nombreux. La partie enfoncée était presque redressée lorsque le camion atteignit le fossé, à l'extrémité du champ, et se coucha sur le côté. Jacques glissa. Sa tête heurta un longeron, puis il tomba sur Viviane, déjà évanouie, et perdit connaissance.

Quelque part dans le moteur, il y eut un faux contact, et l'avertisseur se déclencha.
































CHAPITRE XV


Le bruit des élytres s'estompait lentement, disparaissait un instant, puis revenait. Sans cesse.

Au bout d'un temps incommensurable, il s'éloigna tout à fait.

Remplacé par une lueur jaune, persistante, de plus en plus forte et vaguement chaude... Jacques remua la tête. Il avait horriblement mal aux yeux. Il tenta de les ouvrir, mais quelque chose de tiède était posé dessus. Pris d'une peur énorme, il tenta de retirer cette chose inconnue à la consistance douce. Puis, il se rendit compte qu'il était dans un lit. Une ombre s'interposa entre la lumière jaune et lui.

Une voix douce lui vint, lui parla. —Vous êtes réveillé ?

Il hocha la tête, déchaînant de nouveau la douleur. Il gémit, le corps taraudé... —Ne bougez pas ! Le professeur Moret va venir vous voir. Il retirera sans doute votre pansement.

Il entendit des pas, légers, puis une poignée de porte tourna, à droite. La voix ajouta:

—Ne vous en faites pas, vous n'avez rien de grave !

La porte se ferma.

La lumière jaune était revenue.

—Le soleil ! C'est le soleil !

Il eut envie de rire.

Puis il se rendormit.

Plus tard, une autre visite.

—Je suis le professeur Moret. Je vais voir l'état de vos yeux. Vous avez été brûlé, mais c'est presque guéri...

Jacques sentit sur son visage les mains qui s'affairaient, retirant doucement les couches de gaze hydrophile.

Le soleil apparut, voilé par le store de la chambre.

Le professeur Moret était déjà à la porte, pressé de sortir.

Jacques leva le bras mais l'autre lui fit un geste apaisant.

—Non, non, ne parlez pas ! Plus tard, je reviendrai... Pour l'instant, il faut vous reposer ! Moi, j'ai encore beaucoup de travail avec ces insectes...

L'instant d'après, il était sorti.

Dans l'après-midi, Viviane entra dans la chambre.

Ils s'embrassèrent longuement, avec passion. La langue de la jeune femme était douce...

Ils discutèrent jusqu'au soir. Et Jacques apprit la fin de leur odyssée. Lorsque le camion s'était retourné, les sauveteurs progressaient à environ trois cents mètres en aval de la route. Ils utilisaient des lance-flammes et des batteuses. C'était le meilleur moyen de tuer les insectes sur la route et dans les champs.

Quand ils avaient aperçu les phares, ils avaient dû arrêter les lance-flammes et utiliser des insecticides à haute dose. La campagne en garderait longtemps la trace mortelle. Après une heure d'efforts, ils avaient réussi à chasser les derniers insectes de l'autre côté du pont de pierre. Ensuite, ils avaient découpé les tôles et pénétré à l'intérieur du camion. Les ambulanciers avaient fait le reste. Viviane n'avait rien. Quelques contusions, mais sans gravité. Quant à Jacques, il pourrait sortir dès le lendemain mais souffrirait certainement de migraines pendant quelques jours. —Les sauveteurs m'ont dit qu'ils n'avaient pas encore retrouvé le corps de ta sœur... Jacques ne répondit pas. Il gardait son immense chagrin pour lui-même. Pour changer de conversation, Viviane demanda:

—Tu as vu le professeur Moret ? —Oui, tout à l'heure. Il a l'air curieux... —Je l'ai écouté pendant qu'il examinait les rescapés, dans la grande salle, dit-elle en désignant l'étage en dessous.

—Alors?

—Eh bien, comment dire... On dirait... C'est ça, on dirait qu'il est plus intéressé par les insectes que par les gens qu'il doit soigner. Il n'arrête pas de poser des questions sur eux, et ne s'attarde pas dès qu'il a obtenu une réponse... C'est...

—... curieux.

Viviane resta silencieuse un moment... On frappa à la porte et une infirmière âgée entra, tout sourire. —Le dîner !

Viviane se pencha sur Jacques et déposa un baiser sur son front. Puis elle se releva en passant la main dans ses cheveux. —A demain, monsieur Rampal... Je viendrai vous chercher et nous irons chez moi. L'appartement est bien assez grand pour deux personnes...

Elle sortit avec l'infirmière.

Et Jacques se mit à manger avec un nouvel appétit, en pensant que le lendemain, il ferait sûrement beau...

A la fin de la journée, le professeur Moret pénétra dans son bureau et verrouilla la porte. Pendant quelques minutes, il resta à observer les allées et venues des infirmiers dans la cour de l'hôpital, derrière le store, tout en consultant sa montre à plusieurs reprises.

A dix-neuf heures, quelqu'un frappa à la porte.

Il ne répondit pas.

Il entendit les pas s'éloigner peu après et se dirigea alors vers son bureau.

Il s'assit, inclina sa lampe vers le fond de la pièce, plongeant la surface unie du meuble dans la pénombre.

Puis, il ouvrit un tiroir fermé à clef et sortit une boîte grosse comme un livre. Avec précaution, il retira le couvercle. Un termite-soldat aux crochets acérés escalada le bord de la boîte et vint se placer sur la main du professeur Moret.

Quelques secondes plus tard, ce dernier enregistra le message pensé par l'animal. Il s'efforça d'y répondre de la même façon, avec quelques hésitations. —Vous êtes en retard, Moret... —Vous savez bien qu'il y a beaucoup de blessés... Il faut que je m'en occupe. —Non, vous étiez dans cette pièce depuis douze minutes avant de venir vous asseoir. Méfiez-vous, Moret. Vous savez très bien que nous pouvons nous passer de vous. —Je le sais.

—Alors, tirez-en les conséquences qui s'imposent... D'autre part, je suis chargé de vous transmettre vos nouveaux ordres... Les attaques de nos soldats-mutants ayant abouti à créer une psychose parmi la population, nous pouvons maintenant passer à la deuxième phase de l'opération... Vous allez donc vous rendre immédiatement au point de contact numéro cinquante-sept pour recevoir vos instructions. —La phase deux ?

—Moret, vous n'avez pas besoin d'en savoir plus... Obéissez!

—Mais, où voulez-vous en venir ? —Ne vous faites pas plus bête que vous n'êtes, Moret !... Vous savez très bien, depuis le premier jour de notre association, que la race humaine a suffisamment dominé la planète... Maintenant, ce sera bientôt notre tour... Obéissez, Moret...

L'insecte darda une dernière fois ses crochets vers l'homme et descendit de sa main pour rejoindre sa boîte.

Le professeur Moret remit le couvercle en place et reposa la boîte dans le tiroir. Après quoi, il le ferma de nouveau à clef, prit son pardessus et sortit du bureau. Dans la cour de l'hôpital, il salua distraitement les internes du service de nuit et gagna sa voiture.

Il ne voulait pas être en retard au point cinquante-sept...