CHAPITRE PREMIER


Uma Kembere regardait d'un œil méfiant la haute silhouette du laboratoire qui se détachait sur les collines écrasées de soleil. Il ne comprenait pas ce qui se passait.

Toute la nuit, de lourds engins militaires avaient déchargé dans la cour ouverte sur la brousse un imposant matériel; des ordres avaient été criés, des escouades s'étaient disséminées au pas de course dans les broussailles qui entouraient le bâtiment.

Uma Kembere ne comprenait ni la nature, ni la raison de cette agitation. Même aux heures de fraîcheur, le laboratoire était d'ordinaire beaucoup plus calme.

Il n'avait jamais pénétré à l'intérieur mais connaissait assez bien les sentinelles qui en gardaient l'accès en permanence. Il les connaissait, mais elles n'étaient pas bavardes. Par contre, sur la place du marché, les langues se déliaient plus facilement. Les anciens et les femmes, chaque groupe séparé et campé dans un endroit bien précis, parlaient du laboratoire

et des mystérieuses recherches que faisaient les Blancs...

Les savants étudiaient les insectes, appliquant leur magie mécanique sur les créatures que leur apportaient parfois Uma et ses compagnons. La scène était toujours identique. Quand il avait attrapé un insecte, au hasard de ses déplacements dans les champs de canne à sucre, il le plaçait avec précaution dans une petite boîte métallique que lui avait confiée un Blanc du laboratoire et il la portait à une des sentinelles.

Invariablement, celle-ci guidait Uma vers un petit bureau à peine ombragé par une toile de tente et un homme à barbiche blonde, transpirant sous le soleil tropical, ouvrait la boîte, examinait rapidement la bête, replaçait soigneusement le couvercle, et tendait au jeune homme, debout à côté de la table, une pièce ou un billet chiffonné, suivant la valeur du spécimen.

Il lui donnait aussi une autre boîte, vide. Parfois, l'homme posait une ou deux questions brèves sur l'origine de l'insecte, ou le jour de la capture, mais sans donner l'impression que c'était important.

Uma Kembere s'était déjà constitué un pécule honorable et il projetait d'acheter bientôt une seconde chèvre au grand marché de la ville.

Souriant à cette idée, il se détourna du laboratoire où l'agitation semblait devoir continuer et se dirigea vers les champs tout proches.

La veille, il avait remarqué plusieurs dizaines de tiges de canne broyées à leurs bases et qui

étaient tombées sur le sol rougeâtre. Sachant qu'un gros animal, comme un phacochère, aurait laissé d'autres traces, il avançait avec précaution, écartant doucement les lourdes tiges du plat de la main, serrant dans sa ceinture la petite boîte métallique.

En examinant le sol poudreux, il fut certain de trouver un gros insecte dans les touffes fraîches.

Tout à coup, le regard attiré par un léger mouvement de l'ombre sur sa droite, il s'immobilisa, en alerte, fouillant des yeux la naissance des tiges vertes.

Il se baissa avec précaution et tendit la main vers la carapace noirâtre humide de suc...

A cet instant, un énorme lucane de quatre-vingts centimètres se laissa tomber d'une tige juste au-dessus de lui et Uma Kembere sentit les six pattes griffues lui labourer le dos tandis que les puissantes mandibules recourbées de l'animal se refermaient sur sa gorge.

Il se renversa en arrière pour faire lâcher prise au monstre mais comme il se débattait, allongé de tout son long dans la poussière rougeâtre, une deuxième paire de mandibules s'abattit sur son ventre, déchirant la chair fragile avec la précision d'une lame de scalpel...

Comme le temps, Sin Li Song était d'humeur maussade.

Il avait plu toute la nuit et le parc tout proche

exhalait une lourde odeur de terre humide, âcre et froide, qui la faisait frissonner sous sa robe légère, presque transparente.

Dans sa petite chambre, elle s'était préparée, peignant avec soin ses longs cheveux noirs qui, tout à l'heure, seraient ébouriffés par un homme, n'importe quel homme, s'appliquant une délicate touche de rouge sur les pommettes, car la « Mère » lui avait dit que cela plaisait aux Occidentaux, et laquant ses ongles, assise les jambes pliées sans aucune pudeur sur le lit fatigué.

Bientôt, il lui faudrait descendre pour subir l'inspection de la « Mère », sentir ses longs doigts décharnés sur son corps, son haleine tiède en pleine figure, puis elle partirait avec ses compagnes pour arpenter le trottoir, face à la caserne.

Vers neuf heures, ce serait l'ouverture de la double porte surmontée de barbelés et la sortie des permissionnaires. Quelques palabres furtives, et elle se retrouverait un instant plus tard couchée sur la mousse du parc, dans un bosquet sombre, les jambes écartées, sous les assauts maladroits et violents d'un rustre malodorant, pitoyable silhouette haletante sous les nuages noirs. Ou alors, un officier remonterait avec elle dans la chambre minable, mais ce ne serait guère mieux.

Tout se passa comme prévu. Curieusement pourtant, le petit homme roux à la peau trop claire parsemée de taches de son ne la culbuta

pas immédiatement dans les fougères. Visiblement, il désirait s'éloigner des fourrés d'où s'élevaient déjà des murmures et des plaintes lascives.

Sin Li Song savait que la plupart de ses compagnes simulaient le plaisir pour en finir plus vite, mais les hommes ne semblaient pas s'en apercevoir.

Pour l'instant, elle évitait surtout de salir ses escarpins dans les flaques grises, n'écoutant que d'une oreille distraite ce que disait le petit homme roux. Il sentait l'alcool.

Enfin, lorsqu'ils se furent éloignés suffisamment dans le parc pour avoir l'impression d'être seuls, l'homme se tourna brusquement vers elle et la gifla à toute volée.

Sin Li Song glissa en arrière et tomba dans une mare saumâtre, ses cuisses blanches constellées d'étoiles de boue, la robe relevée sur ses hanches.

Elle savait d'avance ce qui allait se passer. Ses compagnes lui avaient déjà raconté. Parfois, un client se laissait aller à des débordements violents.

Elle ferma les yeux, pour ne plus sentir les coups de ceinturon qui pleuvaient maintenant sur son corps souillé, lacérant sa robe.

Bientôt, elle sentit un intense fourmillement sur la peau fragile de ses jambes. Elle s'efforça de penser à autre chose. La « Mère » irait une fois encore se plaindre en minaudant à la caserne et percevrait en échange de ses jérémiades une copieuse enveloppe dont Sin Li Song ne verrait même pas la couleur... Quant à son corps meurtri, elle le soignerait avec les onguents que toutes les filles connaissaient, afin de reprendre son travail le plus rapidement possible.

Etonnée de ne plus recevoir de coups, elle rouvrit les yeux.

Le petit homme roux la regardait, le bras levé tenant encore son ceinturon, les yeux agrandis d'horreur.

Elle inclina la tête sur. son propre corps maculé de boue et de sang.

Sin Li Song eut un hoquet d'impuissance et se mit à vomir sans même détourner la tête.

Le fourmillement qu'elle ressentait sur les jambes depuis un moment était dû au contact acide des pattes d'au moins une centaine de punaises d'eau, des bélostomes carnassiers de dix centimètres qui fouillaient sa chair, remontant lentement vers les plis tendres de l'aine, leurs gros yeux noirs semblables à des grains de poivre reflétant l'éclat des carapaces striées aux ombres verdâtres.

L'un d'entre eux bascula soudain sur son pubis rasé et la douleur fulgurante se réveilla d'un coup.

Sin Li Song voulut écarter les insectes de la main, mais elle ne put retirer son bras de la vase. Elle retomba en arrière, hébétée, hurlante.

En reprenant son souffle, elle entendit encore

les pas du petit homme roux qui s'enfuyait, avant qu'un insecte ne pénètre dans sa bouche.

Les entrailles déchirées, elle essaya encore de s'extraire de la vase mais les horribles punaises la submergèrent tout à fait, transformant son pauvre corps en un tertre humide et grouillant, de couleur rougeâtre, parfois agité de faibles soubresauts...

Aruzco et Litia se hâtaient vers le bord du plateau, poursuivis par les rayons obliques du soleil couchant.

Tous les dix pas, l'adolescent se retournait vers sa sœur restée un peu en arrière et lui hurlait des encouragements que le vent du soir emportait. Ils avaient depuis longtemps laissé tomber leurs paniers pour courir plus vite.

Il fallait absolument quitter le plateau avant la nuit car, sinon, la descente du raccourci escarpé dans les ténèbres équivalait à un suicide, à une chute horrible dans les eaux glacées du torrent qui mugissait quatre cents mètres plus bas.

Et puis, surtout, il fallait prévenir le village. Dire que les troupeaux avaient été attaqués par les sauterelles et brutalement dévorés par des millions d'insectes volants qui s'avançaient par bonds terrifiants vers les pentes maigrement cultivées où les Indiens survivaient.

Un cri de Litia fit se retourner encore une fois Aruzco.

Sa sœur pointait son bras mince vers l'endroit qu'ils venaient de quitter tous deux un instant auparavant. Elle ne bougeait plus. Aruzco rejoignit sa sœur et fixa lui aussi le nuage d'insectes qui grossissait à vue d'œil. Déjà les collines de l'horizon étaient masquées par cette nuée bourdonnante.

Litia mordit son poing pour ne pas crier. Aruzco posa son bras sur les épaules de sa sœur, faisant glisser le poncho sur la peau cuivrée et douce. Il était désormais inutile de fuir, ils seraient rejoints avant d'atteindre le couvert des premiers arbres. Le soleil illumina une dernière fois les élytres dorés et le ciel parut se transformer en un cristal mouvant. Les insectes furent sur eux en quelques secondes...

On ne retrouva leurs corps enlacés que très longtemps après, atrocement mutilés et dévorés.

Immémorial...

Jamais depuis tant et tant de millénaires vécus sur cette planète, nous n'avons autant souffert.

Jamais le péril ne fut si grand, si immédiat.

Jamais nous n'avons à tel point ressenti l'urgence de nous défendre, depuis les orages glacés de la Préhistoire ou les nuits sans nom, quand les mygales géantes aux yeux jaunes rôdaient au-dessus de nos galeries.

Jamais, jamais, jamais.

Ce que les Grands Etres Debout nomment

« radiations », et dont nous ignorions volontairement l'existence, brûle nos élytres si fragiles, perce nos milliards de carapaces chitineuses, foudroie en une seconde nos organes les plus éprouvés, transforme nos cellules et se fraye un chemin mortel jusqu'à notre multiple cerveau.

Les Grands Etres Debout ne savent pas encore ce qu'ils nous font.

Déjà nos descendants ont changé de forme, de taille. Nos progénitures sont différentes de nous, presque étrangères.

Notre corps immense bascule dans le chaos.

En tout cas, certains membres ne répondent plus à l'appel instinctif qui unissait la colonie depuis la nuit des temps.

Sous le balayement invisible et régulier des radiations, les yeux de nos guetteurs deviennent d'heure en heure plus perçants, les pattes de nos messagers plus rapides, les pinces de nos soldats plus acérées, leur mimétisme plus perfectionné.

Les Grands Etres Debout ne se rendent pas compte. Pourtant, ils sont en train de faire de nous des Monstres.

Il est temps d'arrêter tout cela.

Jacques Rampal referma la porte de bois et s'éloigna à travers la prairie pour rejoindre le chemin du col.

Bien bâti, le teint bronzé par une vie de voyageur, il franchit à foulées rapides les quelques dizaines de mètres d'herbe folle encore humide de rosée. La journée s'annonçait belle mais Jacques savait qu'en ces montagnes ardéchoises, le temps changeait vite. Un orage pouvait éclater brusquement, noyant toute la vallée et les collines environnantes sous un déluge d'une puissance inouïe.

Sa chemise déboutonnée était déjà trempée de sueur lorsque Jacques atteignit le premier virage du chemin de pierrailles. Quelques cigales entonnaient leur chant matinal et l'air était chaud.

Jacques s'arrêta une seconde pour souffler. A ses pieds, le toit de la ferme luisait au soleil. Celui de la grange, pas encore restauré, laissait apparaître, çà et là, quelques trous béants, aux endroits où les tuiles d'ardoise s'étaient brisées.

Il repartit vers Je col, jetant parfois un coup d'œil sur la combe. Depuis qu'il s'était installé dans la vieille ferme, à l'extrémité de la vallée, il passait souvent des heures à contempler l'extraordinaire paysage qui s'offrait à ses yeux. Lui qui connaissait pourtant les régions désertiques et tropicales d'Afrique, il ne se lassait pas du spectacle.

La grande bâtisse allongée occupait le sommet d'une sorte de promontoire herbu et rocheux qui s'avançait, tel un majestueux navire, entre deux torrents. Ceux-ci se rejoignaient au pied du promontoire abrupt, creusant ensuite un chemin de plus en plus large à travers la vallée proprement dite. Elle s'incurvait sur la droite après

environ trois kilomètres et continuait ainsi à courir en méandres prononcés jusqu'à l'échancrure finale des collines plantées de châtaigniers, là où les chemins de pierre rejoignaient enfin la grand-route.

Tout près maintenant au-dessus de Jacques, la pente du chemin s'accentuait, serpentant entre des entablements noirs hérissés de sapins, comme un granit parsemé d'aiguilles d'émeraude précieuse.

Plus haut encore, les sapins disparaissaient, laissant la place à un plateau érodé par le vent, à peine couvert d'herbe rase où s'érigeaient, dominant les vallées avoisinantes comme un énorme animal tapi, les sinistres bâtiments du laboratoire militaire.

Jacques jeta un coup d'œil à sa montre et accéléra le pas.

Pour une fois, et bien que sa profession d'entomologiste le poussât à observer sans cesse tout ce qui se passait autour de lui, il n'attacha pas d'importance aux vols de papillons et de libellules qui tourbillonnaient au-dessus des fleurs de montagne.

Enfin il dépassa la crête des sapins et s'engagea sur le chemin du laboratoire. Il franchit la première grille en adressant un signe de tête amical à la sentinelle.

Il longea quelques bâtiments d'un étage éparpillés sur la lande, croisant quelques collègues affairés. L'un d'eux l'avait dépassé et se retourna un instant après.

—Toujours respectueux de l'horaire, à ce que je vois! A propos, le nouveau directeur veut te voir. —O. K., merci !

Jacques parvint devant un pavillon situé un peu à l'écart des autres. Le toit était couvert d'appareils d'optique et d'un réseau complexe d'antennes.

Il frappa à la porte mais n'obtint pas de réponse. Il appuya son front contre la fenêtre voisine pour scruter l'intérieur, plongé dans la pénombre. Puis il sortit un calepin de sa poche et inscrivit quelques mots sur une feuille qu'il arracha ensuite et glissa sous la porte.

« Viviane, il semble que la montre du directeur et la mienne n'indiquent pas la même heure... Je te vois après. J. »

Puis il se dirigea à grands pas vers le corps central du laboratoire, franchit une nouvelle grille, contourna un amoncellement de fûts et de caisses qu'on avait dû livrer la veille au soir et que plusieurs soldats emportaient vers les réserves et les caves.

S'épongeant le front où la sueur collait quelques mèches blondes, il pénétra dans le bâtiment, non sans avoir épinglé à son revers un badge annonçant sa qualité de membre du personnel.

Il monta au premier étage, franchit un couloir chichement éclairé par un globe jaune sale et frappa à une porte dont le vernis s'écaillait aux angles.

Une odeur tenace d'éther flottait dans le laboratoire.

—Entrez ! cria une voix autoritaire. Jacques ouvrit et pénétra dans la pièce. L'odeur d'éther fut remplacée immédiatement par celle du tabac froid.

Le nouveau directeur, un colonel, avait fait retirer toutes les gravures posées par son prédécesseur, un ami personnel de Jacques. Elles gisaient en pile sur une cantine métallique et les murs défraîchis étaient décorés de graphiques et de schémas de toute sorte. Le bureau avait perdu son aspect de sympathique désordre pour ressembler davantage à une chambre anonyme, perdue dans une clinique délabrée.

Le directeur se leva et vint serrer la main de Jacques.

Il était visible qu'il se forçait à être aimable. C'était un petit homme au crâne dégarni, et qui soufflait en parlant. Une voix aiguë venait compléter le tableau. Il déplut tout de suite à Jacques.

—Monsieur Rampal, je vous ai fait venir car nous avons pas mal de choses à voir ensemble ce matin.

« Et il est déjà tard », ajouta-t-il en se rasseyant.

—Vous étiez, je crois, un bon ami de Rambert, mon prédécesseur ?

—Nous nous connaissions assez bien, en effet.

Le colonel se pencha en avant, désignant une chaise en face du bureau. Jacques s'assit.

—Dites-moi, monsieur Rampal, votre ami vous a sans doute parlé de moi. Je n'irai donc pas par quatre chemins.

« Je suis colonel, responsable de ce laboratoire de recherche sur les insectes et vous n'ignorez pas, j'en suis sûr, que l'armée exige maintenant de nous, au regard de la situation internationale qui se dégrade de plus en plus vite, une obligation de résultat. »

Le colonel s'interrompit, entrouvrit les lèvres dans ce qu'il voulait être un sourire. Jacques nota mentalement qu'il avait plusieurs dents gâtées.

—Obligation de résultat qui n'a pas été le point fort de ce laboratoire au cours des deux dernières années, il faut bien le dire... —Mon colonel, l'interrompit Jacques qui ne se sentait pas, lui, une obligation de respect vis-à-vis de l'homme assis en face de lui, vous n'ignorez pas, à votre tour, qu'un laboratoire de recherche est un organisme extrêmement complexe dont la tâche principale est de trouver, non de produire.

—C'est entendu, monsieur Rampal, c'est entendu, souffla le colonel. Mais néanmoins, nous sommes aujourd'hui face à un tournant de la crise mondiale qui nous préoccupe tous. Vous aussi, je suppose ?

Le ton de la question était menaçant. Jacques se contenta de fixer l'officier de ses yeux bleus.

Il n'avait jamais partagé les vues de l'armée et des dirigeants militaires au pouvoir, ignorant le plus possible que c'étaient pourtant les forces armées qui le payaient.

Nullement affecté, le colonel continua sur le même ton.

— L'armée, pour se défendre, pour nous défendre, est constamment à la recherche d'armes nouvelles. C'est pour cette raison que nous avons dû prendre le contrôle de tous les laboratoires comme celui-ci, qui auparavant, et bien que financés par nos soins, jouissaient d'une relative indépendance.

« Aujourd'hui, tout est changé.

« Nous sommes contraints, que cela vous plaise ou non, d'élaborer des armes chimiques et biologiques, à seule fin, non de prendre une avance technologique sur l'adversaire, comme se plaisent à le répéter les antimilitaristes comme mon prédécesseur, mais simplement pour répondre à l'avance prise par nos ennemis potentiels. »

Jacques se retint de sourire car il connaissait par cœur ce raisonnement et savait que partout dans le monde, des amiraux, des généraux ou de simples colonels professaient le même dogme. C'était à la fois gamin et absurde, mais chacun rejetait la faute sur l'autre et il aurait fallu remonter très loin dans le temps pour trouver qui était le premier auteur de l'escalade militaire.

—Vous m'écoutez, monsieur Rampal ? demanda le colonel d'un ton cassant. —Bien sûr, mon colonel. Mais je ne peux m'empêcher de penser que j'ai déjà entendu votre raisonnement. De plus, étant maintenant appelé à travailler sous vos ordres, je tiens à vous préciser d'emblée que je ne partage absolument pas vos opinions.

Le colonel se renfonça dans son fauteuil, souffla à plusieurs reprises et plaqua brutalement les deux mains sur son bureau.

—Monsieur Rampal, je vous sais gré de votre franchise. Mais, à votre place, j'y réfléchirais à deux fois. Cela dit, la nouvelle orientation que va prendre ce laboratoire dépend de moi et des ordres supérieurs que je suis chargé d'appliquer.

Il se leva et se dirigea vers la fenêtre sans rideaux qui donnait sur la cour.

—Vous avez dû remarquer que nous avions reçu cette nuit du matériel en grande quantité... —En effet, mon colonel, et en tant que responsable du service d'identification, je voulais vous demander si les microscopes électroniques à balayage que j'ai commandés il y a plusieurs mois sont arrivés.

—Non. Ils ne font pas partie de cette livraison. Pour la bonne raison que l'activité du service que vous dirigez, cher monsieur Rampal, va être mise en veilleuse pendant les mois à venir. Non, non, laissez-moi finir ! N'y voyez de ma part aucune mauvaise volonté, mais les

—crédits d'équipement sont maintenant transférés en totalité au service de production. Avant que Jacques ait pu protester, le colonel continua.

—Je vous l'ai dit. L'armée contrôle désormais totalement ce qui se passe ici. L'armée, et donc le pays, ont besoin d'armes nouvelles. Ce laboratoire a semblé le plus approprié à les fournir, puisque nous avons besoin de ce qu'il est convenu d'appeler les « armes vivantes ». Et ne me dites pas que vous ignoriez l'activité du service de production...

—Non, mon colonel. Je ne les ignorais pas. J'ai toujours pensé que c'était là une activité suicidaire, mais je ne les ignorais pas. Et permettez-moi de vous dire le fond de ma pensée. —Allez-y, j'aime les situations claires... —Moi aussi, autant que possible. Et bien que n'étant pas militaire et n'ayant donc pas pu pénétrer jusqu'à présent dans les salles de production, j e persiste à dire que l'homme n'est pas sur terre pour utiliser les créatures vivantes dans un but de destruction de ses semblables. Je dis au contraire que c'est par l'équilibre naturel que l'homme assurera son avenir, non par un déséquilibre chimique ou biologique provoqué. Le colonel l'arrêta d'un geste impératif. —Je connais ce raisonnement, moi aussi. Vous faites partie des humanistes qui, une fois que l'ennemi sera dans la place, persisteront à dire que le pacifisme à tout prix est la clef du bonheur. Seulement, entre-temps, le bonheur

—aura changé de tête et portera un autre uniforme que le mien. C'est votre problème, pas celui de l'armée.

« Maintenant, en ce qui concerne l'accès aux salles de production, vous allez l'avoir, puisque nous allons les visiter ensemble. Dans l'avenir, une part importante de votre temps se déroulera dans ce service. »

—Mon colonel, j e vous demanderai aussitôt une mise en disponibilité...

—... qui vous sera aussitôt refusée. Croyez moi, cher monsieur Rampal, je veux être conciliant. Nous avons besoin de vos services à la production et vous ne toucherez pas aux machines si vous avez peur de vous salir les mains... ou la conscience.

« Mais, assez discuté, venez avec moi ! Nous allons faire le point sur les nouvelles armes en notre possession... »

























CHAPITRE II


Jacques Rampal et le colonel sortirent du bureau. L'odeur d'éther était devenue très forte. Ils se dirigèrent sans parler vers le service de production qui occupait toute l'aile droite du bâtiment, sur deux étages.

C'était sans nul doute la partie la plus sinistre du labo.

Jacques marchait vite et le colonel s'essoufflait, émettant par les narines un bruit rauque semblable au crissement pneumatique d'un camion.

Ils parvinrent devant le sas d'accès. Une sentinelle montait la garde. Elle salua et s'effaça sur un geste du colonel. Après le passage des deux hommes, elle appuya sur un interrupteur encastré dans le mur pour prévenir son homologue qui se tenait à l'intérieur.

Face à face dans le sas, Rampal et le colonel se dévisagèrent sans aménité, en attendant qu'on vienne leur ouvrir l'autre issue. Jacques remarqua que des fils dénudés pendaient en plusieurs endroits du mur gris.

—Le système de décontamination sera bientôt installé, dit le colonel.

Jacques ne répondit rien. Mais il comprit que les armes vivantes seraient bientôt opérationnelles.

La porte étroite et percée d'un petit hublot rond fut ouverte avec précaution.

En franchissant le seuil de la salle, le colonel prit un air ironique et se retourna à demi vers l'entomologiste.

—Votre nouveau domaine !

Jacques se contenta de hausser les épaules et reporta toute son attention sur la salle.

Elle occupait tout l'étage supérieur de l'aile, éclairée par quatre rangées de tubes au néon qui dispensaient une lumière blanche, violente. Les seules ouvertures vers l'extérieur étaient constituées sur chaque côté par une douzaine de hautes meurtrières presque entièrement aveuglées par du verre armé et dépoli de couleur jaune sombre. La salle mesurait environ soixante mètres sur quinze.

Des tables couvertes de paillasses en céramique meublaient la première moitié tandis qu'au fond se dressaient presque jusqu'au plafond pourtant situé à plus de quatre mètres d'imposantes machines, sortes de gros blocs de matière noire parcourus de passerelles métalliques qui vibraient sous les pas des techniciens.

Un bourdonnement léger provenait de l'autre extrémité de la salle.

L'ensemble provoqua chez Jacques une indéfinissable impression de malaise. —Monsieur Rampal !

Surpris, Jacques se retourna vers le colonel. Celui-ci se tenait un peu à l'écart, à côté d'un technicien qui tendait à Jacques un masque léger en tulle et une blouse blanche.

—Enfilez les deux, monsieur Rampal, nous avons quelques petits problèmes avec la contamination... , dit l'homme que Jacques avait déjà aperçu dans le laboratoire à deux ou trois reprises.

—Quel genre de problème? demanda-t-il, les sens en alerte.

—Oh ! ce n'est pas grand-chose, s'empressa de répondre le colonel en toisant l'homme. Certaines fissures de surface sont apparues dans les chambres à virus. Probablement causées par une hausse très légère de la température, de l'ordre d'un dixième de degré, certainement pas plus. Vous savez, ce sont des machines relativement fragiles...

—Et vous les avez arrêtées pour réparer? —Mon cher monsieur Rampal, je vous ai dit que nous étions pressés ! —C'est-à-dire que...

—La production continuera tant que les chambres à virus ne présenteront pas de défectuosité grave.

—Mais, colonel, quels sont ces virus ?

—Secret militaire, monsieur Rampal, secret

militaire. Il n'y a dans ce laboratoire que deux personnes à les connaître. M. Rodier, que voici, et moi-même. L'homme inclina la tête et s'éloigna. —Mais, colonel, vous exposez la vie de tous les membres du personnel qui travaillent ici! C'est une plaisanterie ! Vous savez bien que ces blouses sont insuffisantes contre les virus ! —En effet s'il s'agissait d'une fracture pure et simple dans les parois des chambres. Mais je vous l'ai dit, et d'ailleurs, vous allez pouvoir vous en rendre compte vous-même dans quelques instants, ce ne sont que des fissures de surface, de simples éraflures sur la céramique intérieure des caissons. Venez avec moi ! Ils franchirent les quelques dizaines de mètres qui les séparaient des machines. Les tables étaient presque toutes vides. A proximité de plusieurs d'entre elles, une mince bande métallique courait dans le sol, sans utilité apparente. Le colonel vit que Jacques les avait remarquées. —Ce sont les guides des champs de force, destinés à entourer les tables lors des manipulations dangereuses. Tenez, prenez ce casque de protection, là, sur le tabouret...

Jacques avança la main vers l'objet et heurta une cloison invisible à un pas de la table. Le casque restait hors de portée. Il promena un moment sa main sur la cloison invisible, ne ressentant rien d'autre qu'un très léger fourmillement au bout des doigts.

—Efficace, non? jeta le colonel. En fait, voyez-vous, tout ici a l'air un peu improvisé, mais dans moins d'une semaine, cette salle sera l'âme du laboratoire. Toutes les tables seront occupées par des techniciens en scaphandre, entourés par le champ de force. Le réseau de protection sera infranchissable. La décontamination se fera par ultrasons, toutes les heures, de jour comme de nuit.

Il marqua une pause, prit le bras de Jacques et l'entraîna vers les machines.

—Croyez-moi, monsieur Rampal, toutes les précautions sont prises. Maintenant, je vais vous montrer les systèmes de production. Ils firent quelques pas et s'arrêtèrent pour laisser passer un jeune soldat qui portait une sorte de caisse de verre, semblable à un aquarium. Jacques reconnut immédiatement la forme caractéristique des phanéroptères carnivores qui se trouvaient à l'intérieur. Ces sortes de petites sauterelles se nourrissaient de vers et d'autres insectes, parfois beaucoup plus gros.

La main du soldat qui portait le récipient hermétiquement fermé s'appuyait sur le fond transparent et Jacques ne put s'empêcher d'éprouver un malaise en constatant que les insectes s'agglutinaient sur les doigts, s'efforçant de percer le verre avec leurs bouches broyeuses. —Vous avez de la chance, nous allons pouvoir assister à la mise en contamination de ces bestioles !

—Ce sont des phanéroptères, des Peterophylla Camellifolia, pour être précis... —Hein ? Ah oui ! Peu importe ! Pour moi,

—monsieur Rampal, ce ne sont que des spécimens

peu évolués d'armes vivantes.

Jacques monta sur une passerelle, derrière le colonel.

Celui-ci s'orientait facilement dans le véritable dédale de métal vibrant qui les entourait. Il s'arrêta bientôt devant une plaque boulonnée sur la paroi verticale d'une des machines. Elle portait en son centre un hublot carré de couleur sombre.

— C'est ici la phase la plus délicate de la manipulation. Dans ce caisson, commença le colonel en donnant un coup sonore sur la paroi noire, les cages de verre sont volatilisées par ultrasons et les insectes remis en liberté sont soumis à un bombardement d'ions, analogue à un bombardement nucléaire. Cette phase nous permet en général d'obtenir des insectes plus gros que la normale lorsque ceux-ci se reproduiront, mais aussi de les immuniser contre les virus qui vont leur être inoculés automatiquement dans les chambres de contamination. En somme, les bestioles que vous avez vues tout à l'heure vont devenir des « engins » d'apparence inoffensive, mais dont les semences portent des germes redoutables.

Jacques appuya son front sur la vitre et regarda à l'intérieur du caisson.

Une pince flexible télécommandée de l'extérieur venait de déposer la cage au milieu de la pièce. II sentit une très légère vibration contre son front et recula instinctivement.

—Oh! rassurez-vous! Ce ne sont pas les ultrasons, c'est la vibration du générateur. Ces hublots sont incassables.

Jacques s'approcha de nouveau. Au bout d'un court instant, la petite caisse de verre explosa en millions de minuscules fragments, libérant les insectes dans tout le caisson.

Presque aussitôt, une lampe clignotante rouge sombre s'alluma en face du hublot, visible de l'extérieur, indiquant que le bombardement venait de commencer.

Le colonel se tourna vers Jacques. —Voilà ! Dans quelques minutes, le bombardement cessera, les insectes seront récupérés un par un au moyen des pinces télécommandées, replacés dans une nouvelle cage de verre soudée à l'intérieur même du caisson et acheminés ensuite sans contact humain vers la chambre de contamination qui se trouve un peu plus loin. Là, une fois la cage brisée comme ici, la température de la chambre baissera jusqu'à l'obtention d'une cryogénisation, d'une congélation si vous préférez. Nous les faisons hiberner, en quelque sorte, et des bras articulés inoculeront alors le virus choisi. Les insectes en état de vie ralentie seront enfin placés dans des containers métalliques entreposés au sous-sol. Le colonel se tut un instant.

Jacques regarda de nouveau à travers la vitre noire.

Les insectes couraient et sautaient, remplissant toute la salle de leurs trajectoires affolées. Pourtant, un détail surprit Jacques. La moitié au moins des créatures s'était agglutinée sur les manchons étanches qui reliaient les pinces mécaniques à la paroi de la chambre. C'était curieux. Et inquiétant. Il se tourna vers le colonel. —Et ensuite, que se passe-t-il? —Ensuite ?

—Oui, après le stockage ?

—Eh bien... il faut espérer qu'ils resteront là indéfiniment, dit le colonel avec emphase. « Mais bien sûr, en cas de besoin, ajouta-t-il en soulignant ce mot d'un sourire malsain, les caissons seront placés dans un vecteur, c'est-adire soit un obus à très longue portée, soit un missile, soit encore un satellite en orbite à basse altitude... Parvenu au-dessus de la cible désignée, le vecteur laissera échapper le caisson et les insectes porteurs de germes une fois sortis de leur hibernation pourront se répandre sur la cible... »

Jacques préféra ne pas relever. Toutefois, il demanda encore:

—Mais, dites-moi, mon colonel, il doit bien exister un moyen d'empêcher cela, d'éviter que les insectes contaminés ne se répandent dans les airs, puis sur la terre...

—Vous voulez parler de la possibilité de se défendre contre une attaque de cette nature? « Réfléchissez, monsieur Rampal. « D'une part, les insectes sont trop variés

pour qu'un insecticide classique puisse être efficace contre toutes les espèces susceptibles de porter des germes. D'autre part, le problème ne serait pas résolu, car si l'insecticide pouvait être employé à temps, les insectes seraient certes détruits, mais pas le virus. » —Alors, il n'y a aucun moyen rapide de lutte ?

—Si, il y en a un, mais je doute fort que le pays menacé accepte de l'utiliser... —Quel est-il, colonel ?

—La destruction totale du vecteur et de ce qu'il contient par l'arme nucléaire. L'ennui, c'est que cette destruction devra se faire à l'instant où Ses insectes seront repérés... c'est-à dire au-dessus du territoire qu'il faudra protéger !

Jacques resta silencieux quelques instants, imaginant sans peine les conséquences de ces derniers mots. L'Etat attaqué par les armes vivantes était condamné à choisir le moindre des deux maux: les virus, ou l'atome...

Le colonel repartit en avant, descendit la passerelle. Quand Jacques revint à sa hauteur, il reprit la parole, plus doucement.

—Je vous avais prévenu, monsieur Rampal. Nous pouvons détenir l'arme absolue. Cette arme idéale qui empêche de façon certaine l'ennemi de nous attaquer. Seulement, il la recherche aussi et c'est le premier qui la possédera qui s'assurera de Sa paix...

La nuit des insectes. 2

—... et de la mainmise inéluctable sur l'ennemi et ses territoires !

—Non, monsieur Rampal, pas forcément! Car un territoire contaminé n'aurait qu'un intérêt fort restreint durant au moins une ou deux générations et cela signifie simplement que l'arme est nécessaire, mais inutilisable ! Il est impératif que nous la possédions, mais il sera quasiment inutile de s'en servir ! —J'aimerais vous croire, mon colonel. Mais je ne peux m'empêcher de penser que nous allons trop loin. Les insectes sont des créatures évoluées. Nous nous demandons même si certaines espèces ne possèdent pas des moyens de communication d'une complexité et d'une perfection qui dépasseraient, et de loin, nos plus fantastiques réalisations. Alors, que se passerait-il si, brusquement, les insectes refusaient de façon instinctive le rôle qu'on veut leur faire jouer? Après tout, l'immense puissance de Rome a eu toutes les peines du monde à vaincre certaines révoltes d'esclaves. Et si vous donnez des armes aux esclaves, c'en est fini. Surtout si nous ne pouvons pas nous-mêmes combattre ces armes nouvelles... D'autant que les insectes, eux, seront immunisés contre les virus ! Le colonel se recula et regarda Jacques, l'air surpris.

—Monsieur Rampal, j'ai de vous l'image d'un chercheur passionné, compétent et réaliste. Ne m'obligez pas à croire ce que vos cellules grises viennent de concocter. Ne m'obligez pas à

—modifier mon jugement. Maintenant, venez avec moi. Nous n'avons pas tout vu. Ils quittèrent la salle bourdonnante. Dans l'escalier, le colonel s'arrêta brusquement, forçant Jacques à faire de même.

—A votre avis, pour être efficace, une arme devrait répondre à quels critères ? —Colonel, vous vous doutez bien que cette question ne m'a jamais réellement passionné, mais... je dirais: la rapidité, la précision... et l'efficacité de l'impact. Le colonel sourit, satisfait.

—Pour un néophyte, vous ne vous en sortez pas mal ! Au passage, vous remarquerez que les insectes porteurs de germes réunissent les trois conditions. Mais, comme tout amateur, si je puis dire, vous avez oublié une caractéristique. En fait, la principale. —Et qui est ?

—La panique, monsieur Rampal, la panique !

—Colonel, je suppose que le simple déferlement sur une région d'une nuée de sauterelles porteuses de virus est suffisant pour provoquer la peur ! Nous autres, entomologistes, sommes habitués à ces formes de cauchemar qu'ont les insectes, mais l'immense majorité de la population ne l'est pas ! Et vous savez bien que le nombre suffirait à faire fuir les populations menacées.

—C'est exact, le nombre même des insectes aura un effet dissuasif. Mais imaginez un instant ce qui va se passer. Le caisson est lâché et les bêtes se répandent sur la région. Déjà, dans un premier temps, le virus commence à contaminer les animaux domestiques et les personnes au contact direct des insectes. Et ensuite, ceux-ci, qu'il sera très difficile d'éliminer à cause de leur petite taille, vont se multiplier rapidement. Et je vous ai dit tout à l'heure que le bombardement d'ions permettait de provoquer des mutations sur les progénitures des insectes bombardés. Alors, vous comprenez ce qui va se passer? —J'en ai peur...

—La première génération d'insectes se répandra sur la région en répandant le virus avec elle. Puis les générations suivantes feront de même. Mais les insectes auront alors décuplé leur taille et ce sont de véritables monstres empoisonnés que les habitants devront combattre, des monstres de près d'un mètre pour la plupart des espèces. C'est ce que nous pouvons comparer lors d'une explosion nucléaire, à l'effet de souffle. Les insectes devront se nourrir, et les besoins d'animaux sauvages pesant plusieurs kilos ne sont pas les mêmes que ceux de minuscules sauterelles... Et vous connaissez pourtant l'étendue des ravages que peuvent créer ces nuages de sauterelles... « Si vous aimez les chiffres, monsieur Rampal, sachez que nous avons estimé la zone contaminée par un seul caisson d'insectes à une surface comparable à deux départements, et cela avant même que les opérations de combat

contre les insectes puissent commencer. Et plus ces opérations tarderont, plus la zone s'étendra... »

Le colonel tourna brusquement le dos à Jacques et descendit les dernières marches.

Il poussa une double porte et Jacques le suivit dans une salle plongée dans la pénombre, où de minces rampes électriques diffusaient une faible lumière verte, accrochant çà et là les angles d'énormes cages de verre. Et dans les cages...

Jacques s'arrêta net, ne pouvant en croire ses yeux.

Derrière la fragile cloison, à quelques mètres de lui, une mante brune le fixait de ses yeux rouges et globuleux, frottant lentement l'une contre l'autre ses puissantes pattes épineuses. Des antennes qui se balançaient doucement contre la vitre jusqu'à l'extrémité de ses membres postérieurs, elle mesurait plus d'un mètre.

Du fond de la cage, d'autres créatures identiques s'approchaient de la cloison.

Jacques restait immobile, horrifié, devant le monstre.

Le colonel, lui-même, était silencieux.

Soudain, en une détente prodigieuse, l'une des mantes se jeta sur la cloison transparente et Jacques se tassa sur lui-même, instinctivement. Il attendit le choc, mais l'animal retomba au fond de la cage, presque assommé.

— Les vitres sont solides, rassurez-vous ! dit une voix féminine dans son dos.

Jacques se retourna et reprit ses esprits. Une

jeune laborantine brune le fixait. Il fut surpris par l'éclat dur que la lueur verdâtre de la salle donnait à son visage.

—Comment pouvez-vous... ?

—Comment je peux travailler ici ? C'est une

simple question d'habitude, dit-elle sans sourire.

Puis elle fit volte-face et se dirigea vers d'autres cages.

Le colonel et Jacques la suivirent.

Toutes les cages étaient construites sur le même type. Quatre cloisons verticales en verre armé, montées entre des cornières métalliques grises. L'une des cloisons servait de porte et des verrous imposants étaient fixés sur les cornières. Le plafond était aussi constitué d'une plaque de verre, le plus souvent percé d'un étroit guichet grillagé aux mailles épaisses. Là encore, des passerelles métalliques couraient au-dessus des cages.

Les cloisons abritaient toutes des insectes familiers à Jacques, mais de proportions gigantesques, dix à vingt fois supérieures à la normale.

Dans un brouillard, Jacques entendit la jeune femme se lancer dans des explications détaillées sur les mutations provoquées, au cours desquelles des accouplements dantesques provoquaient la naissance de larves pesant parfois plusieurs kilos...

Il sortit enfin de la salle, ébloui un instant par le chaud soleil qui éclairait le hall.

Le colonel souriait, déjà prêt à remonter vers son bureau.

—Monsieur Rampal, je vous laisse. Nous nous reverrons demain pour fixer vos nouvelles attributions. J'espère que cette courte visite vous a instruit de ce que nous avons à faire, ajouta-t-il en se retournant.

Jacques sortit dans la cour, répondant distraitement à la sentinelle en hochant la tête. Puis il se dirigea vers le bâtiment d'optique, frappa, entra et se laissa tomber sur une chaise, sans un mot.

Une jeune femme blonde aux immenses yeux violets vint vers lui, vêtue d'une blouse blanche qui révélait à chaque pas ses longues jambes dorées et fuselées. Elle se pencha vers lui.

Jacques ne put qu'admirer la finesse de ses

poignets.

—Tu les as vus ?

Il hocha la tête.

La jeune femme reprit:

—C'est horrible. Il me les a montrés hier après-midi. On aurait dit que ça lui faisait plaisir de me voir à côté des cages, avec ces horreurs à l'intérieur.

—Mais enfin, Viviane, c'est de la démence ! Nous allons droit à la catastrophe ! Il doit bien se douter que nous ne pourrons jamais contrôler de telles créatures. C'est impensable... —Sans doute. Mais même s'il le sait, il fera tout de même intensifier les expériences, en—s'abritant comme d'habitude derrière les ordres reçus. Tu sais, il fait partie de ces gens qui obéissent toujours, jusqu'au bout. Ils passent leur vie à faire des concessions, et quand il faudrait se lever pour refuser et se battre, ils n'en ont plus la force... —Mais jusqu'où iront-ils ?

—Oh, pour ce qui est de la taille des insectes, je pense qu'ils vont s'arrêter bientôt. Mais il y a autre chose...

La jeune femme hésitait à parler. Elle s'assit en face de Jacques. Puis elle alluma une cigarette et souffla lentement la fumée vers la fenêtre.

—Qu'y a-t-il d'autre ?

—Tu te souviens qu'il y a environ un mois, je t'avais dit que le comportement de certains insectes se modifiait de façon sensible? Ils étaient plus agressifs, plus nerveux, presque. Plus voraces, plus cruels, plus bruyants même. Comme si une force inconnue les poussait à se transformer, à modifier leurs habitudes... Ils s'agglutinaient sur les verrous de nos petites cages à expériences. Certains, parfaitement individualistes, semblaient même s'organiser en tâtonnant... Eh bien, d'après le colonel, c'est à peu près à la même époque que les premiers mutants ont été obtenus.

—O. K., je m'en souviens. C'est ce que d'ailleurs j'ai laissé entendre au colonel, mais ça n'a pas eu l'air de le troubler. Je crois même que je suis passé pour un imbécile.

—De toute façon, le colonel n'est pas ici pour nous écouter. Il est ici pour appliquer les ordres.

Elle lui sourit, mais Jacques distingua au fond de son regard une lueur craintive.

—Et puis hier, en feuilletant les derniers numéros du courrier scientifique, j'ai trouvé quelque chose. Tiens, regarde toi-même. Elle se leva, alla prendre une mince pile de feuillets imprimés sur un rayonnage et les tendit à Jacques.

Il les parcourut rapidement.

C'étaient de simples notes de correspondants locaux concernant des apparitions d'insectes apparemment plus gros que la normale. On ne parlait pas de victimes ni de dégâts, mais il était évident que les articles avaient dû être censurés. Jacques les reposa sur le bureau. —Tu crois que certains mutants se seraient échappés ?

—Dans ces régions, dit-elle en désignant les journaux, c'est évident. J'ai consulté les cartes. Les indications qu'ils ont laissé filtrer dans ces articles démontrent que les mutants ont tous été observés à proximité de labos comme le nôtre. Et cela montre aussi que dans tous les pays intéressés, les recherches en sont à peu près au même point, ce qui explique la hâte du colonel. Jacques allait répondre lorsqu'un hurlement les cloua tous les deux sur place.

CHAPITRE III


Le hurlement s'acheva en une sorte de plainte presque inhumaine.

Viviane et Jacques se levèrent en même temps.

—Ça vient du labo ! —Allons-y !

Instinctivement, avant de quitter la pièce, Jacques chercha des yeux une arme. Il n'y en avait pas.

Déjà Viviane traversait en courant la cour pierreuse, tandis que des autres pavillons isolés plusieurs chercheurs et des soldats accouraient en toute hâte.

Une sirène se fit entendre, envoyant vers l'horizon barré de nuages un feulement glacial. Jacques allait rejoindre Viviane lorsqu'une mante énorme bondit hors du laboratoire par une fenêtre brisée. Un soldat l'aperçut et s'agenouilla pour tirer.

Il n'en eut pas le temps. Le monstre franchit d'un bond les cinq mètres qui le séparaient de l'homme, apparaissant tout à coup en plein soleil.

Malgré lui, Jacques resta ébahi devant le chatoiement splendide de la lumière vive sur la carapace.

La mante retomba sur le soldat et le mordit à la gorge.

Déjà d'autres mantes brunes géantes s'échappaient du laboratoire et se répandaient dans la cour.

L'une d'elles bondit vers Viviane, pauvre silhouette paralysée par la terreur. Un soldat hésitait à tirer sur la bête, trop proche de sa proie. Le temps sembla un instant suspendu.

Jacques ramassa une pierre et la lança en direction de l'insecte. Les yeux proéminents de la bête virent le projectile au sommet de sa course et la mante fit un bond de côté qui l'éloigna de la jeune femme.

Tout à coup, un bruit de moteur hurlant fit s'écarter les hommes. Une jeep traversa la cour, avec deux soldats à bord. Le conducteur, abrité derrière le volant, fonça sur la mante la plus proche et la heurta de plein fouet, faisant éclater l'insecte géant comme une mangue mûre. Viviane restait immobile, couverte de débris gluants de chitine, au milieu de la cour.

La jeep fit demi-tour et se dirigea vers un autre monstre qui menaçait un chercheur, isolé contre la grille, terrorisé.

Au dernier moment, la mante fit un écart et se leva sur ses pattes postérieures. Elle surplomba

ainsi le véhicule et happa au passage le bras du passager. Jacques entendit l'homme hurler pardessus le crissement des freins. La mante bondit de côté, emportant entre ses puissantes mandibules le bras du soldat, sectionné au niveau du coude.

Jacques ne put expliquer plus tard ce qui le saisit à cet instant, mais il poussa à son tour un hurlement de rage et, ramassant une lourde bêche que les ouvriers avaient laissé tomber dans leur fuite, il se rua sur la bête énorme. Il n'entendit pas les avertissements des autres hommes.

Le tranchant du métal s'abattit juste derrière la tête de la mante, sous la bosse du thorax, là où l'articulation du cou était sans défense.

Dans un flot de sang, la tête triangulaire du monstre roula à quelques pas. Jacques s'acharna encore à plusieurs reprises sur le corps de l'animal décapité. D'autres soldats arrivèrent à la rescousse, mais c'était inutile. Jacques rejeta la pelle rougie et se détourna.

Viviane vint le rejoindre, pâle, sa blouse tachée de débris immondes.

Dans la cour, des coups de feu claquèrent. Des hommes tiraient maintenant un par un les monstres, trop exposés sur l'aire déserte. Le premier moment de panique était passé. Mais Jacques et tous les chercheurs présents se rendirent compte à cet instant des ravages que pourraient exercer ces bêtes, face à une population saisie par la surprise.

Longeant la grille, un groupe d'hommes se hâtait vers le laboratoire. Jacques et Viviane les rejoignirent.

La sirène cessa de hurler.

Brutalement plongés dans la semi-pénombre du hall, les hommes marquèrent un temps d'arrêt. Il y avait là tout le personnel des pavillons, dont quelques femmes.

Derrière la double porte, des ordres brefs et des piétinements annonçaient que de ce côté-là, le combat continuait.

Le colonel parut en haut de l'escalier, escorté de plusieurs officiers. Tous étaient armés et portaient leurs casques.

Jacques trouva le détail parfaitement insolite. Il voyait mal comment un casque pouvait protéger son porteur des pattes crochues d'une mante carnassière d'un mètre de long.

—Les femmes dans l'autre aile ! Les hommes, prenez des armes et venez avec moi ! cria le colonel.

Comme les chercheurs étaient encore sous le coup de ce qui s'était passé dans la cour, ils ne réagirent pas immédiatement. Le colonel crut bon d'ajouter:

—Les insectes ne sont pas contaminés, il n'y a pas à en avoir peur !

Peu après, un petit groupe pénétra dans la salle immense.

Les hommes furent stoppés net par une sorte de plainte suraiguë. Certains durent même porter les poings contre leurs oreilles pour atténuer la douleur brutale.

Dans les premières cages qu'ils virent, des milliers de grillons noirs entonnaient leur plainte amplifiée par les parois de verre.

Un soldat se mit à trembler et pointa sa mitraillette vers la cage la plus proche. Le bruit atteignait un paroxysme.

—Ne tirez pas, vous allez briser la cage ! cria

Jacques.

—Retournez dans le hall ! dit sèchement un

des officiers au soldat désemparé.

Le colonel commença d'avancer entre les cages. Au fond de la salle, des lueurs vives dansaient, reflétées dans les parois transparentes, mais on n'entendait plus d'ordres. Seule une sorte d'intense piétinement annonçait la présence des insectes.

Quelquefois, un raclement produit par une carapace basculant sur le béton faisait ralentir le petit groupe, mais les insectes semblaient se terrer dans les zones de pénombre.

Les hommes s'avancèrent encore en silence sur quelques mètres.

Enfin, parvenus au milieu de la salle, ils s'arrêtèrent, en alerte.

Le silence tomba derrière eux comme si les grillons s'étaient concertés. Jacques perçut le bruit caractéristique d'un hélicoptère qui devait se poser dans la cour, ou peut-être sur le toit en terrasse.

Un soldat cria. Jacques remarqua alors que plusieurs d'entre eux portaient des lance-flammes. L'homme désigna du doigt une ombre qui courait silencieusement le long du mur, tentant de passer derrière le petit groupe.

Les yeux de la bête brillaient faiblement. Puis une autre ombre apparut au-dessus de la première, sur le mur.

—Un lucane géant, dit Jacques à mi-voix.

—Lucane ou n'importe quoi d'autre, il faut

remettre ces saloperies dans les cages !

La bête passa lentement devant une rampe électrique et tous les hommes frémirent en découvrant en ombres chinoises les pinces rougeâtres

aux reflets métalliques, se refermant sur le vide. Elles pouvaient serrer des objets gros comme la cuisse.

Les antennes en forme de peignes élargis frottèrent un instant le néon et la bête passa en raclant son abdomen sur l'abat-jour de tôle...

Le colonel leva la main et désigna le lucane d'un geste sec. Un soldat s'approcha, tenant son lance-flammes pointé vers le mur.

Arrivé à quelques mètres de l'insecte, il appuya sur la détente.

Un jet de flammes rouges jaillit en grondant du tube d'acier et nimba la créature d'un flot de feu presque liquide, s'étalant contre le mur.

Le lucane tomba à la renverse, suivi par le faisceau qui virait à l'orangé. Une intense odeur de corne et de viscères brûlés se répandit tout de suite dans la salle.

Le soldat abandonna l'insecte carbonisé et

remonta lentement le j et du lance-flammes vers l'autre monstre qui tentait de reculer.

A la lueur de l'arme, Jacques vit tout à coup, à environ dix mètres derrière les hommes un pullulement ignoble de ces créatures cauchemardesques.

Le colonel les avait vues aussi et donnait déjà des ordres.

Les soldats se regroupèrent en cercle et déchaînèrent un feu d'une violence terrifiante sur les bêtes.

Jacques sentit sur son visage et ses bras le souffle brûlant des armes.

—Elles nous ont encerclés, commenta un

officier à l'adresse du colonel.

Ce dernier ne répondit pas. Le feu maintint un instant les bêtes à distance mais la position deviendrait vite intenable si les hommes devaient rester au milieu de ce cercle de flammes.

Les officiers analysaient froidement la situation mais une appréhension certaine se lisait sur les visages tendus. Même les plus entraînés des soldats ne pourraient résister longtemps à cette horreur. Les nerfs craquaient forcément à un moment. Et qui, de toute façon, pouvait être entraîné pour lutter contre ça ? C'était le retour brutal à la Préhistoire, aux fins fonds des premiers âges. Le cercle de feu plaçait les hommes hors du temps...

—Combien y en avait-il dans les cages ?

—Environ six cents, mais la première équipe

—en a enfermé les trois quarts dans les sous-sols. Il

suffira de les noyer.

—En attendant, il faut sortir d'ici.

Une rampe électrique toute proche éclata avec un bruit sec, à peine couvert par le grondement intermittent des lance-flammes. Jacques reçut quelques débris de verre qui lui entaillèrent le visage sans gravité.

La scène devint presque irréelle. Les reflets rougeâtres dansaient sur les parois de verre que la chaleur risquait de faire exploser d'un instant à l'autre. Les ombres des lucanes semblaient gigantesques, portées contre les murs.

L'insecte agrippé au squelette de la lampe se pendit une seconde aux fils électriques qui se détachèrent lentement du mur. Il y eut une étincelle et les lumières vacillèrent. La bête tomba, foudroyée.

—Vite, cria Jacques, il faut sortir ! On va les

électrocuter !

A cet instant, un homme leva les yeux vers les passerelles qui surplombaient les cages et poussa un cri d'horreur.

Au-dessus du groupe, les passerelles étaient couvertes de monstres et certaines parties des structures commençaient à ployer vers le sol.

Les hommes firent retraite vers la porte battante. L'un d'entre eux, resté un peu en arrière, reçut le premier monstre sur le dos et s'effondra contre une cage en criant. Déjà les pinces du lucane se refermaient sur son cou.

Le colonel bondit malgré sa petite taille et attrapa l'insecte par les pattes.

Dans un effort crispé, il fit basculer la bête sur le dos et lui déchargea son revolver dans l'abdomen.

Le groupe repartit, ponctuant sa marche vers l'issue de la salle par de brefs éclairs de leurs lance-flammes.

Une trentaine d'insectes furent ainsi mis hors de combat avant que les hommes n'atteignent la porte et se jettent dans le hall.

Jacques commença à dérouler le tuyau de la lance d'incendie située au bas de l'escalier tandis que par l'émetteur portatif, le colonel donnait l'ordre aux hommes de la première équipe qui se trouvaient encore à l'autre extrémité de la salle d'évacuer les locaux.

Quand ce fut fait, Jacques et deux soldats ouvrirent de nouveau la porte et commencèrent à inonder le sol.

La puissance du jet repoussa les insectes en désordre. Il était temps car les premiers lucanes se trouvaient à moins de quelques pas de la porte.

Ils arrosèrent le plafond pour faire tomber au sol les insectes. Peu à peu, l'eau se répandit dans la salle et atteignit les fils dénudés de la rampe d'éclairage.

Il y eut une sorte d'atroce grésillement et ils virent tous les pattes crochues des lucanes se crisper violemment à plusieurs reprises.

Un troisième homme vint le remplacer et Jacques rejoignit les autres dans le hall.

Rodier, le responsable de la production, était en grande conversation avec le colonel. —A votre avis, comment cela s'est-il passé ? —Mon colonel, il semblerait qu'un verrou métallique n'ait pas résisté aux sécrétions d'acide. Ensuite les insectes se sont échappés et ont attaqué Mlle Torrent qui était seule dans la salle, au mépris des consignes de sécurité... —Mais il y a eu au moins deux cages d'ouvertes, puisque nous avons vu des mantes et des lucanes... Rodier parut perplexe.

—Il faudrait sans doute interroger Mlle Torrent, si elle a repris conscience.

Le colonel et Rodier remontèrent l'escalier, suivis de quelques officiers. —C'est comme la dernière fois, dit un chercheur que Jacques connaissait vaguement de vue.

—Vous voulez dire que cela s'est déjà produit ?

—Oh ! ce n'était pas aussi grave ! C'était un échantillon complet de bestioles... Mais celles que nous appelons la génération Zéro, c'est-à dire celles qui viennent pour la première fois de subir le bombardement. Elles n'ont pas eu le temps de procréer. D'ailleurs, on les a presque toutes rattrapées...

—Presque toutes... , s'étrangla Jacques.

La voix du colonel tomba du haut de l'escalier:

—Allons, allons, monsieur Rampal, vous pensez bien que s'il y avait du danger, je vous aurais prévenu !

—Parce que vous trouvez qu'il n'y a pas de danger à laisser des bêtes comme ça courir dans la nature ! Et les deux pauvres types qui sont en train de mourir dans la cour, c'est sans doute parce qu'ils ont fait une promenade de santé ? Vous vous foutez de moi !

—Monsieur Rampal, hurla le colonel, je vous prie de mesurer vos propos ! Vous êtes sous mes ordres !

—Sous vos ordres ou pas, je n'en ai rien à foutre ! Je ne suis pas un militaire, moi, et je ne resterai pas une minute de plus à attendre vos prochaines inepties ! Nous ne sommes pas encore réquisitionnés, que je sache ! —Cela ne va sans doute pas tarder, répondit le colonel d'un ton menaçant, mais Jacques était déjà sorti.

Dans la cour, plusieurs dizaines d'hommes en uniforme s'affairaient. On avait emmené les blessés vers l'hélicoptère tandis que des camions bâchés franchissaient la grille et venaient se garer tout près du labo.

Jacques aperçut aussi un petit groupe de chercheurs occupés à étudier de près le cadavre d'une mante.

Il pénétra dans l'autre aile et rencontra Viviane dans le hall, près du téléscripteur. Elle

parut soulagée de le voir et montra du doigt les fines coupures qui ornaient les joues de Jacques. —Oh, ce n'est rien, nous avons eu quelques mots avec un néon...

Elle sourit et il sentit que la tension de ces derniers instants tombait. Mais pour combien de temps ?

Viviane l'attira vers le téléscripteur et lui tendit le rouleau de papier qui en sortait. Il s'approcha et lut à haute voix: —A. F. P. 11 h 45 Provenance Agence Centrale.

« On signale plusieurs nuées d'insectes géants aux alentours des laboratoires de recherche génétique de Mekambo (Gabon), Tacha (Pérou) et Sarawah (Indonésie) . Les insectes, qui appartiennent à différents ordres, semblent organisés et attaquent par vagues successives, faisant des ravages considérables dans les cultures et les troupeaux. Il y aurait quelques victimes parmi la population, mais cette information n'est pas confirmée. »

Jacques laissa retomber mollement le rouleau de papier.

—La panique ne va pas tarder...

—Il y a encore autre chose, dit Viviane à

voix basse.

—Oui?

—Claudia, tu sais, la jeune femme qui travaillait en bas... —Mlle Torrent?

—Oui, c'est ça ! Elle est à côté. Les médecins—s'en occupent. C'est elle qui a été attaquée tout à l'heure. —C'est grave ?

—Oui, si elle s'en sort, elle restera mutilée. Les mantes lui ont presque arraché une jambe au niveau de la cuisse. Jacques serra les poings.

—Avant de perdre conscience, elle m'a dit que certaines mantes l'avaient attaquée mais que la plupart des autres avaient cisaillé les verrous des autres cages avant de quitter la salle. —C'est impossible !

—C'est ce que je pensais aussi, mais cela m'a été confirmé par les soldats qui l'ont amenée ici... Elle voulait nous prévenir...

Ils furent interrompus par l'entrée du colonel, suivi de Rodier qui jeta un regard mauvais à Jacques.

Le colonel était essoufflé, sous le coup d'une violence colère. Il s'arrêta devant l'entomologiste et le toisa malgré sa petite taille. —Vous êtes encore là, Rampal ! —Je suis libre de mes faits et gestes, colonel ! —Plus pour longtemps, mettez-vous ça dans le crâne ! Et puis, votre demande de congé de ce matin, considérez qu'elle est remplie et accordée ! C'est un ordre !

Il tourna les talons et pénétra dans la salle où les médecins tentaient de sauver Claudia Torrent.

Par l'entrebâillement de la porte, Jacques vit qu'une couverture avait été jetée sur le corps...
































CHAPITRE IV


Pendant les quinze jours qui suivirent son départ du laboratoire, Jacques ne put que se perdre en conjectures quant à ce qui se passait au sommet du plateau.

Ce qu'il savait, en observant de temps à autre les allées et venues sur les routes du voisinage, c'était que le colonel avait reçu des renforts et beaucoup de matériel.

Les expériences devaient aller grand train. Le service de production avait dû recommencer à fonctionner et Jacques se demandait avec angoisse ce qui allait maintenant en sortir...

Quelles nouvelles abominations allaient naître dans les cages de verre ? Quels nouveaux mutants peuplaient désormais les sous-sols creusés dans le schiste ?

Il ne pouvait répondre ni à l'une, ni à l'autre de ces questions.

Tout ce qu'il savait de l'action des insectes, il l'avait appris par les journaux que le facteur déposait régulièrement en bas du chemin d'accès à la ferme.

En fait, la situation avait considérablement évolué.

Ce qui n'était au début du mois qu'une série de coïncidences meurtrières sans grand retentissement, était maintenant connu du grand public.

En de nombreux points du globe, mais toujours à proximité immédiate des laboratoires militaires, les insectes faisaient des ravages, s'attaquant à la végétation, aux troupeaux et aux populations isolées et non prévenues.

Le péril grandissait, mais Jacques constatait qu'une fois encore les grandes puissances s'accusaient mutuellement d'avoir déclenché ces vagues d'assaut.

Les mises en garde menaçantes succédaient aux communiqués accusateurs, gravissant lentement mais inexorablement les degrés de l'escalade.

Les journaux à sensation colportaient les nouvelles les plus invraisemblables, sans souci de la vérité, ni de la panique qui risquait un jour d'éclater...

Pourtant, en lisant quelques revues plus sérieuses, Jacques se rendait compte que la situation était grave.

Des invasions de sauterelles géantes avaient ainsi dévasté la plupart des terres cultivées de deux ou trois provinces africaines. En Asie du sud-est, en plus de la famine inévitable qui allait s'abattre sur des territoires immenses, des multitudes de troupeaux avaient été contaminés par des morsures, facilitant l'étalement des germes

pathogènes. Des cas de variole, de typhus et de peste étaient signalés jusque dans certaines capitales, là où la pauvreté des populations provoquait la promiscuité et la déchéance...

En Amérique du Sud, c'était plus grave encore. En l'espace de quelques semaines, la forêt brésilienne et les hautes terres péruviennes étaient devenues des zones interdites. Les autochtones, fortement disséminés dans ces lieux inhospitaliers, avaient été anéantis sans qu'il soit possible de procéder à des évacuations.

Certains animaux sauvages comme les pumas ou les coyotes des plateaux descendaient maintenant dans les plaines habitées, en quête de nourriture, fuyant la marée des insectes grouillants.

Ceux-ci se reproduisaient à une allure extraordinaire.

Bien entendu, les bêtes sauvages, enragées de devoir quitter leurs territoires de chasse, faisaient à leur tour d'importants dégâts dans les faubourgs des villes... A Montevideo, un autocar scolaire avait été attaqué par une bande de coyotes hurleurs, et le cas n'était pas isolé...

Partout, les forces armées faisaient front, mais cette situation anormale se dégradait de jour en jour.

Bien entendu, les savants interrogés au sujet des expériences menées sur les insectes affirmaient tous que les mutations étaient réversibles et que le fléau s'éteindrait de lui-même comme un incendie cesse lorsqu'il n'est plus alimenté...

C'était l'opinion généralement admise bien qu'en réalité, nul ne sache très bien comment cela allait se passer.

On avançait le fait que les mutants ne pouvaient se reproduire, mais c'était peu probable. De plus, aucune grande puissance ne tenait à révéler le nombre des mutants qui s'étaient échappés des laboratoires. Par contre, ce qui faisait le plus peur au grand public, c'était cette impression que désormais, tous les insectes agissaient de façon concertée, comme par rapport à un immense plan d'ensemble dont l'homme était devenu la victime désignée...

Certains savants avaient calculé qu'au bout de quelques mois seulement, le quart de la planète serait la proie des mutants. La population touchée serait bien évidemment supérieure à cette proportion, si l'on tenait compte du fait que les zones les plus peuplées étaient touchées en premier, et que les famines seraient effroyables au cours des quatre ou cinq années à venir.

Dans les pays civilisés, la population ne cédait pas encore à la panique, se sentant moins menacée qu'ailleurs. Pourtant, insensiblement, la vie de tous les jours commençait à être altérée par les événements qui se déroulaient à des milliers de kilomètres de là.

Certaines denrées, par exemple, commençaient à se faire rares. Le chocolat, le sucre, certains fruits, certaines étoffes étaient rationnés, car les pays producteurs étaient contaminés...

Jacques n'ignorait pas que la situation de ces Etats était préoccupante car leur sous-développement chronique allait s'accentuer de façon définitivement irréversible.

Certaines jeunes républiques d'Afrique étaient déjà retournées à l'état sauvage. Ce n'était plus que de la terre dévastée, où les observateurs apercevaient parfois des cadavres à demi brûlés, déchirés, abandonnés au milieu des ruines dans des poses horribles, ossements blanchâtres encore revêtus de chair purulente qui formaient d'obscènes ornements au long des pistes désertées.

Jacques Rampal attendait qu'il se passe quelque chose, mais il ne savait quoi exactement. Parfois, il avait l'impression que l'humanité tout entière s'était avancée sur une planche à bascule et qu'elle allait être d'un moment à l'autre précipitée dans le vide...

Pour tromper cette sinistre idée que le temps était en suspens, il avait entrepris de faire quelques travaux dans la ferme. Sa sœur Juliette devait venir l'aider.

Un dimanche, il descendit donc à la gare pour l'accueillir.

En ville, les gens semblaient fermés sur eux-mêmes. La présence de nombreux soldats accentuait encore cette tension. Même les cris des camelots dans les stands de toile ne semblaient pas aussi assurés que d'habitude. Pourtant il faisait beau et quelques touristes arrivaient déjà pour passer leurs vacances en pleine nature.

La place de la gare était encombrée de véhicules militaires. Jacques aperçut le colonel qui feignit, lui, de ne pas le voir. Il était occupé à surveiller les opérations de ses hommes qui déchargeaient avec force précautions des caissons en métal kaki. Des signes étaient peints sur les parois mais leur signification échappait à Jacques.

Sur des containers plus petits, il nota tout de même la présence du sigle d'un grand laboratoire pharmaceutique allemand.

Il sut ainsi que les expériences continuaient.

Jacques attendit l'arrivée du train pendant une demi-heure. Un convoi militaire l'avait précédé et il fallut attendre le déchargement complet des wagons à ridelles.

Enfin le train de Paris entra en gare. Juliette apparut à la porte du deuxième wagon, ses longs cheveux bruns et sa robe rouge vif entraînés par le vent. Elle souriait et sauta prestement sur le bitume du quai avant l'arrêt complet des voitures.

Cela faisait plusieurs mois que Jacques n'avait pas vu sa jeune sœur et il la trouva embellie. Son teint légèrement bronzé lui allait à ravir.

Mais le sourire de Juliette s'effaça lorsqu'ils retraversèrent la place encombrée par les fourgons.

Ils pressèrent le pas et rejoignirent la camionnette de Jacques.

— Toujours le même monstre ! dit Juliette de sa voix claire.

— Oh, il faudra bien que je la change un jour, mais elle me rend tellement de services...

La camionnette bleue affichait son grand âge. La carrosserie commençait à se corroder un peu partout et Jacques savait que le moteur se fatiguait vite. Mais il s'attachait aux objets et la vieille camionnette faisait partie des meubles.

Ils sortirent de la ville. La route commença à s'élever en larges lacets vers le col. Le moteur s'essoufflait à cause de la chaleur et Jacques se doutait que le chemin de chèvre serait plus difficile à grimper que la dernière fois.

Après un grand virage à gauche tracé entre deux vignobles rachitiques, ils se retrouvèrent bloqués derrière un long convoi militaire. Des camions énormes et plusieurs transports de troupes se dirigeaient aussi vers le col. Vers le laboratoire.

Un détail le surprit comme il doublait un à un les lourds véhicules.

D'habitude, les soldats entassés dans les transports de troupes affectaient de rire au passage des voitures qui les doublaient. Là, de façon sensible, ils semblaient plongés dans de profondes réflexions, ne levant même pas la tête lorsque Jacques klaxonnait. On aurait dit qu'ils partaient au combat.

Certains véhicules tiraient des affûts étranges, semblables à des obusiers à canons sciés. C'étaient des lance-flammes.

La nuit était presque tombée lorsqu'ils s'étaient engagés dans le chemin cahoteux.

Au bout de quelques mètres, ils avaient dû refermer les vitres sous l'assaut brutal d'une escadre de mouches bourdonnantes. Puis Jacques avait repris son ascension prudente vers la combe, clignant des yeux sur le mince pinceau des phares qui trouait la pénombre.

Une même pensée émue leur était venue en voyant un lapin effaré traverser le chemin juste devant eux.

Souvent, lorsqu'ils étaient enfants, Jacques et Juliette s'asseyaient sur les genoux de leur mère et écoutaient, blottis contre son corps rassurant, les histoires bizarres qu'elle racontait.

Il y avait celle de cette petite fille aux nattes blondes dont ils avaient tous deux oublié le nom, qui s'ingéniait à accumuler les difficultés et les obstacles devant ses désirs, pour mieux les contourner.

Pour aller caresser le lapin au fond du jardin, par exemple, la petite fille devait sortir par la grange dont la porte était si lourde pour ses petites mains, puis sauter le ruisseau qui semblait s'élargir à chaque pas, puis encore passer à côté du grand épouvantail à l'allure méchante qui tentait d'écarter les oiseaux et faisait si peur aux fillettes blondes.

Enfin, dans la minuscule baraque, il fallait chercher à tâtons le clapier, en posant parfois la main sur de gigantesques toiles d'araignée. Et le lapin, quelquefois, était ailleurs, en train de ronger consciencieusement une carotte à l'autre bout du jardin...

La petite fille blonde repartait...

Jacques et Juliette ne se souvenaient pas qu'elle eût un jour attrapé le lapin. Ils rirent un instant de l'histoire. Heureux d'être ensemble.

Ils avaient maintenant dépassé la ferme du père Cazes, le plus proche voisin de Jacques. Les chèvres broutaient en silence tandis que le vieux bonhomme devait s'affairer dans la sombre cuisine, de l'autre côté de la bâtisse. En été, il rentrait ses chèvres plus tard, après le coucher du soleil.

Déjà, c'était un autre monde.

Ils atteignirent la lune.

Après un détour à peu près plat, le chemin devenait brusquement abrupt.

A certains endroits, le roc pointait à fleur de terre, révélant de longues balafres de schistes noirs. Jacques avait passé plusieurs jours à briser les plus grosses roches à grands coups de masse.

D'un côté, la muraille de schiste s'élevait à la verticale, parsemée de mousse jaunie, et de l'autre, la colline dévalait vers le ravin, plantée çà et là de châtaigniers dont les racines noueuses émergeaient des plants de myrtilles sauvages.

Il y avait juste la largeur de la camionnette et c'était cet endroit que Jacques avait baptisé la lune.

Il franchissait ce passage avec précaution, car le moindre choc aurait faussé la direction ou percé le carter.

Juliette éclata de rire. —Qu'est-ce qui provoque cette hilarité ? —Tu aurais dû voir ta tête !

—Ça m'est assez difficile quand je conduis... Tiens, nous arrivons.

Les phares éclairaient un dernier tournant, coupé par un ruisselet qui se perdait à droite dans les broussailles en pente.

—Heureusement qu'il ne pleut pas, sinon le chemin serait coupé ! Juliette acquiesça en silence. Ils n'avaient pas encore parlé des insectes. Jacques rentra la camionnette en marche arrière dans la grange, heurtant du pneu une ancienne borne de pierre située sur le côté de la porte, et qui avait servi dans les temps anciens à descendre de cheval.

Il faudra que je la retire demain, pensa-t-il, comme si l'urgence de la chose lui apparaissait tout d'un coup.

Il coupa le moteur, éteignit les phares et

rejoignit Juliette devant la maison.

Elle détaillait la façade éclairée par la lune.

—Dis donc, frérot, je suppose que c'est moi

qui suis volontaire d'office pour repeindre les

volets ? dit-elle d'un ton moqueur.

—Ceux du rez-de-chaussée sont déjà faits, et

comme il n'y en a pas au premier, ça devrait

aller assez vite...

Elle se tourna vers son frère, l'air soudain sérieux.

—Et si tu dois soutenir un siège, tu ne crois pas que les insectes risquent de pénétrer par en haut?

Surpris, Jacques hésita avant de répondre. —Pourquoi crois-tu qu'il faudra soutenir un siège ?

—Oh, Jacques, ne fais pas l'idiot ! C'est dans tous les journaux, ces histoires d'insectes... —Juliette, ne t'emballe pas ! D'abord, ça se passe loin d'ici, et ensuite...

—... Possible, l'interrompit sa sœur, mais tu as l'air d'oublier qu'au-dessus de ta ferme, il y a un laboratoire militaire !

—Cela, vois-tu, c'est peut-être la dernière chose que j'oublierai ! —Et tu penses qu'il n'y a pas de danger... —Tu sais bien que je ne t'aurais pas laissée venir s'il y avait du danger ici ! Je t'ai écrit que nous avions eu des accidents, mais il est improbable que cela se reproduise. Le colonel est peut-être un exalté, mais sûrement pas un fou. Et je crois qu'il tient trop à la réussite de sa mission pour prendre des risques... Juliette n'avait pas l'air d'être trop convaincue, mais elle n'insista pas. Ils n'en reparlèrent pas pendant la soirée. Mais Jacques eut du mal à trouver le sommeil. Un sentiment de remords l'envahissait peu à peu. Même s'il était persuadé de la justesse de son opinion concernant le colonel. Il savait que quelques insectes s'étaient échappés, mais jusqu'à présent, il n'avait pas cru que d'autres pouvaient le faire. Il estimait logique-

La nuit des insectes. 3.

ment que les consignes de sécurité avaient dû être renforcées depuis son départ.

En fait, il n'en était rien, mais cela, Jacques ne pouvait pas le savoir...


































CHAPITRE V


Jacques achevait de préparer le petit déjeuner lorsque Juliette descendit de sa chambre. Elle était déjà prête, en short, les cheveux ramenés en arrière et maintenus par un ruban bleu.

—Programme de la journée ! annonça-t-elle à haute voix. Primo: faire le ménage, parce que c'est pas terrible quand on te laisse tout seul ! Secundo: je...

—... Tu as bien dormi? l'interrompit Jacques.

Juliette, arrêtée dans ses effets, prit un air boudeur.

—Puisque tu en es au programme de la

journée, tu pourrais peut-être commencer par

rattacher ta sandale, chère sœur...

Elle haussa les épaules et prit soudain un air

sérieux.

—Dis-moi, Jacques, tu n'as toujours pas enlevé le nid de guêpes qui est sous la fenêtre ? Tu le fais aujourd'hui ? —Ah non! Celles-là, je n'y touche pas!

D'ailleurs, je les connais, ces bestioles. Si je détruis le nid, elles vont s'empresser d'en refaire un autre ailleurs. Après un moment, il ajouta:

—Et puis, si tu savais ce qu'il faut faire pour les détruire, tu ne serais pas si pressée ! Juliette reposa sa tasse et interrogea son frère du regard.

—Vois-tu, il y a deux méthodes. Ou bien tu appelles les pompiers, et en cette période, ils ont autre chose à faire avec les incendies de forêt. Cela prendra donc une huitaine de j ours, au moins...

—Et l'autre méthode ? —Tu détruis le nid toi-même ! —C'est difficile ?

—C'est non seulement difficile, mais inutilement dangereux.

—Je croyais que tu connaissais un moyen.

—Oui, bien sûr ! Ce sont les paysans qui me

l'ont appris.

—Et comment font-ils ?

—Ils remplissent une casserole d'essence ou

d'alcool, ils y mettent le feu et ils l'approchent

rapidement du nid, en collant la casserole contre

la paroi à laquelle est accroché le nid...

—Mais c'est horrible ! hoqueta Juliette.

—Disons que ça grésille un peu, ajouta

Jacques en souriant.

—Oh ! arrête, tu es monstrueux !

—Ma chère sœur, il faut savoir ce que l'on

veut: détruire le nid ou le laisser en place.

—Et si les guêpes s'échappent !

—Alors là, tu n'as plus qu'à courir très vite !

Je te l'ai dit, c'est un moyen primitif. Efficace

dans la plupart des cas, mais dangereux...

—Bon, eh bien, je crois que ce nid est très

bien là où il est. Il y a sûrement quelque chose

d'autre à faire, et de bien plus intéressant.

—Finir ton déjeuner, par exemple.

Plus tard dans la matinée, ils sortirent tous les

deux dans la prairie, devant la maison.

Le soleil faisait briller les lauzes du toit,

semblant déposer des millions d'éclats argentés

sur la pierre.

Juliette contempla le spectacle, se balançant avec lenteur pour faire changer l'angle du miroitement.

Jacques eut soudain le regard attiré par un mouvement d'ombre, dans une allée du potager, au ras du sol.

Pensant qu'un oisillon devait être tombé d'un nid voisin ou qu'une taupe venait de percer au jour une galerie, il contourna la grange et se dirigea vers l'allée.

A son approche, une ombre fugace jaillit du

sol et se perdit bientôt dans les sapins.

—Une buse, dit-il pour lui-même.

Ces oiseaux rapaces à la silhouette lourde

étaient aisément reconnaissables. Ils vivaient en

assez grand nombre dans la région, chassant en

plein jour les rongeurs des champs.

Jacques s'approcha de l'endroit que l'oiseau

venait de quitter. La surprise l'arrêta net.

Il resta une bonne minute à observer le sol, aux alentours, très pâle. Pourtant, tout était calme.

Juliette s'approchait, le regard encore attiré par les reflets du toit.

Rapidement, à gestes précis, Jacques sortit son mouchoir, écarta les mouches qui voletaient et ramassa la « chose ». Il l'enveloppa soigneusement, comme les spécimens d'insectes qu'il ramenait parfois pour sa collection. Juliette était à côté de lui. Elle n'avait pas pu voir ce qu'il venait de ramasser.

Il la prit par le bras et l'entraîna doucement vers la maison.

—Jacques, qu'est-ce qu'il y a? demanda t-elle en franchissant le seuil.

—Je crois que tu avais peut-être raison, hier soir...

—A propos de ?

—A propos du danger qu'il y a à rester ici ! dit-il rapidement. Le type qui m'a dit que certains spécimens avaient pu s'échapper n'avait pas tort !

Il poussa Juliette vers l'escalier. —Où va-t-on ? —Dans le labo.

Jacques avait aménagé une petite mansarde en haut de l'escalier. Il y travaillait, étudiant sans cesse même les insectes les plus communs. Soucieux, il referma la porte.

Juliette était déjà venue dans cet antre qu'elle trouvait lugubre.

Jacques approcha une chaise du bureau, veillant à ne pas racler le sol.

Il tourna l'interrupteur de bakélite et la pièce exiguë disparut dans le noir. La jeune femme s'assit.

Jacques alluma ensuite le gros épiscope qui se trouvait dans un angle, sur une desserte.

Le carré lumineux du projecteur se découpa sur le mur d'en face, blanchi à la chaux, accrochant çà et là sur le pourtour les reflets des vitrines où dormaient pour l'éternité les spécimens d'insectes que Jacques avait rapportés de ses voyages aux antipodes.

Pendant qu'il mettait au point la puissance de l'agrandissement, la lumière vive révéla les phasmes verts de Bolivie, ces bâtons du diable d'une variété géante, de près de vingt centimètres, qui évoquaient de grosses brindilles noueuses.

Puis, les araignées fileuses, grandes comme la main, au corps lisse et jaune, épais comme l'index.

Juliette vit aussi les larves de demoiselles aux yeux couleur d'écaillé.

Elle faillit pousser un cri en découvrant dans la pénombre les bélostomes gluants et les sauterelles sahariennes, à l'énorme paire d'ailes fixée sur leur corps jaune. Leurs yeux semblaient la regarder, menaçants, du haut de leurs têtes pointues de la taille d'une noix.

Même les vitrines d'abeilles et de bourdons

pacifiques semblaient prêtes à voler en éclats pour libérer leurs proies prisonnières.

La jeune femme eut l'impression que c'était elle, la proie, et qu'elle risquait d'être dévorée d'un instant à l'autre par ces cadavres à l'odeur d'éther.

Elle se força à regarder son frère qui se déplaçait avec sûreté dans la pièce aveugle, passant parfois devant le faisceau lumineux. Il lui parut tout d'un coup étranger, comme devenu insecte à son tour.

Elle toussa pour se donner une contenance. —Tu sais, Juliette, quand tu apprends à connaître les insectes, tu n'en n'as plus peur... Elle hocha la tête dans le noir. Jacques poursuivit d'une voix douce: —En face des insectes, le plus grand ennemi de l'homme, ce ne sont pas ces petites bêtes, même quand elles ont l'air répugnantes. Non, le plus grand ennemi de l'homme, c'est la peur qu'il se fabrique lui-même en face de ces êtres qui lui sont étrangers.

« En fait, les insectes sont des créatures parfaites, à tout point de vue. Elles sont achevées depuis des temps immémoriaux, adaptées depuis des millions d'années, avec leur intelligence propre, uniquement tournée vers la continuation aveugle de l'espèce.

« Le problème de l'homme, c'est que depuis qu'il est sur terre, il n'a pas réussi à en faire autant! C'est peut-être aussi ce qui fait sa grandeur, mais il n'a pas encore réussi à domestiquer sa propre intelligence. Elle le pousse à toujours chercher plus loin, dans des directions souvent catastrophiques. Et quand il se met à chercher, il trouve toujours l'angoisse de ses questions; il trouve la peur, irraisonnée, qui dénature son intelligence... »

—Tu préférerais que nous vivions comme des termites ou des fourmis, dans une société sans individualité, sans artistes, sans que chacun puisse exprimer sa personnalité? demanda Juliette.

—Oh non ! Bien sûr que non ! Encore, que pour la majorité des gens, ce soit déjà la réalité... Mais ce que je veux dire, c'est que ces sociétés d'insectes sont parfaites... pour les insectes! Mais il doit y avoir quelque part au fond de nous une idée de société parfaite pour l'homme. Seulement, il ne l'a pas encore trouvée !

Juliette sentait la paille rugueuse de la chaise qui marbrait ses cuisses à travers l'étoffe du short. Mais elle ne bougea pas.

—Je te préviens, dit Jacques, ce que tu vas voir est énorme, monstrueux, impensable. J'ai moi-même eu du mal à l'accepter la première fois...

Le ton de Jacques rassurait et épouvantait Juliette tout à la fois. Elle se sentait en confiance, mais son esprit appréhendait ce qu'il allait découvrir.

Jacques fouilla quelques instants sur son bureau tandis que sa sœur gardait le silence.

Il sortit d'une petite boîte un insecte mort et le plaça délicatement sur une plaquette de verre qu'il glissa ensuite dans un compartiment du projecteur.

Il remit l'image au point.

Sous leurs yeux apparut alors la tête grossie plusieurs centaines de fois d'un insecte. Juliette se tassa sur sa chaise. La chair de poule envahit ses longues jambes. Elle frissonna.

On pouvait distinguer facilement les énormes globes oculaires à facettes, qui renvoyaient la lumière mieux qu'un diamant.

A cette dimension-là, c'était d'une beauté à couper le souffle. Chaque facette s'irisait des couleurs de l'arc-en-ciel. Les teintes froides s'étalaient à partir du bord délicatement arrondi de chacun des polygones, pour atteindre, en se fondant sans cesse en teintes plus vives, le centre des facettes, et se colorer brusquement d'un carmin éclatant.

Chacune des plaques géométriques semblait ainsi darder sur Juliette et son frère un regard précis.

Totalement dépourvu de sentiment.

Un monde infini séparait les deux êtres humains de cette créature morte. Un monde où l'homme ne pouvait avoir sa place.

— C'est un simple coléoptère, commenta Jacques.

Il espérait que sa démonstration aiderait Juliette à supporter le choc qui allait venir...

—Regarde bien l'appareil buccal, dit-il en s'emparant d'une règle, sur le bureau. Puis, il désigna les deux mandibules acérées de la bête.

—L'animal que tu vois ici ne mesure pas plus de six ou sept centimètres. Tu pourrais aisément le tenir dans ta main. Juliette frissonna à cette idée.

—Il n'est pas dangereux, mais il faut faire attention en le ramassant. Les pinces peuvent... pincer de façon douloureuse, même si elles ne sont pas assez développées pour entailler la peau sur une grande profondeur.

—Maintenant, je vais te montrer autre chose...

Il s'affaira pendant quelques secondes. L'image disparut du mur blanc, la pièce redevint une seconde plus familière, malgré les vitrines sinistres, puis tout cela disparut et Juliette plongea dans l'horreur.

Sur le mur apparut une paire de mandibules énormes, qui dessinaient un arc de cercle prodigieux.

Jacques s'approcha du mur et les pinces parurent le saisir... Juliette cria.

—N'aie pas peur, c'est un agrandissement ! —Mais... c'est horrible, c'est...

—C'est le résultat des recherches du laboratoire où je travaillais ! —Eteins ça !

Juliette avait presque crié.

Jacques tourna le commutateur et coupa l'alimentation du projecteur.

Quand il se retourna, Juliette était debout.

— Sortons d'ici, dit-elle.

Ils se retrouvèrent dehors, mais il fut vite évident que le soleil ne parviendrait pas à dissiper la vision qu'ils venaient d'avoir.

Juliette, pour sa part, tremblait encore. Elle ne pourrait jamais oublier l'image insupportable de son frère, pâle figure prête à être déchirée par les pinces du monstre.

Ce que Jacques avait projeté contre le mur, c'était l'image d'une créature carnassière qui les rejetait tous deux dans la Préhistoire. Il n'avait certes ramassé dans le jardin que la partie la plus solide du corps de l'insecte (mais était-ce encore un « insecte » ?), mais ces pinces et cette mâchoire devait mesurer plus de dix centimètres.

Les pinces pouvaient sectionner le membre d'un homme comme une herbe...

Le colonel aurait pu être content. Sur le plan psychologique, il était certain que son but était atteint.

Quant à Jacques, il aurait voulu éloigner de lui et de sa sœur ces visions d'horreur, mais quelque chose de secret l'avertissait silencieusement que tout cela n'était qu'un début.

Il était maintenant certain que le cauchemar ne faisait que commencer...

CHAPITRE VI


Le soldat de deuxième classe Leroy était de garde à la porte du Service de Production. Pour une fois, les insectes étaient silencieux. Cela aurait dû l'alerter mais la tension que l'on exigeait des sentinelles du laboratoire avait été trop forte au cours des derniers jours. Elle avait eu raison de sa vigilance et le soldat Leroy s'était endormi.

La dernière image qu'il emporta de ce monde fut celle de sa fiancée Patricia qui devait l'attendre dans sa Bretagne natale.

A trois heures dix du matin, dans tout le laboratoire de génétique, les insectes se révoltèrent.

En quelques minutes seulement, ils eurent raison des derniers verrous qui venaient d'être posés.

Ils commencèrent à se répandre dans les salles désertes, sans bruit.

A trois heures et demie, le soldat de deuxième classe Leroy était mort, coupé en deux par une multitude de pinces vernies.

Il en fut de même pour de nombreuses sentinelles, un peu partout dans le monde. Dorénavant, les pays les plus avancés allaient connaître l'horreur.

Juliette et Jacques arpentaient les champs, avides de poser leurs regards sur la symphonie de couleur qui dévorait la vallée.

A peine de temps en temps, un bruit sourd faisait retourner Jacques en direction du laboratoire, sur le rocher.

Une sorte de soufflement rauque qu'il avait identifié sans peine: les lance-flammes !

Peut-être le colonel avait-il décidé de détruire certains mutants. Pour non-conformité à l'objectif militaire.

Les nuages s'amoncelaient en lourdes plaques noires et grises, annonciatrices d'orages à venir. La teinte plombée du ciel découpait les silhouettes des arbres les plus hauts sur les collines environnantes, face à la combe.

Les champs prenaient peu à peu une couleur plus sombre, comme si l'eau, au lieu de tomber du ciel, surgissait sourdement des entrailles de la terre.

L'air était maintenant immobile et silencieux. Dans le fond de la vallée, même les bruits habituels des fermes qui montaient d'habitude, déformés par le vent, jusqu'à la combe, étaient inaudibles.

Le grand sablier du temps s'était arrêté. Jacques regardait le ciel avec un léger sentiment d'inquiétude lorsque Juliette cria: —Viens voir, vite !

Il se retourna et descendit en courant vers sa sœur, debout sur un talus, au-dessus du potager. Il la rejoignit et elle lui désigna le fond du jardin.

Jacques aperçut tout de suite l'insecte qui se

traînait vers les palisses.

—Une mante ! dit-il à mi-voix.

Juliette poussa un soupir, comme un sanglot.

—Vite, va chercher des pieux !

—Où?

—Le long du garage, j'en ai laissé l'autre jour ! Fais vite ! Je vais essayer de la suivre. Il entendit les pas légers de sa sœur qui s'éloignait.

Devant lui, à une quinzaine de mètres, la mante blessée se hissait sur une motte épaisse, comme pour surveiller les alentours. Jacques remarqua à cet instant que les oiseaux ne chantaient pas. Il mit cela sur le compte de l'orage qui approchait, puis pensa aussitôt que c'était anormal. C'était le contraire qui aurait dû se produire. En général, les oiseaux s'avertissaient mutuellement de l'imminence de la pluie. Non, s'ils se taisaient, c'était qu'ils avaient peur. Et Jacques sentit, lui aussi, la peur l'envahir. Pendant un instant, il fut seul au monde, des milliers d'années en arrière, face au monstre...

Ce dernier l'avait vu, campé sur son observatoire...

Juliette revint, portant deux épieus et des chiffons imbibés d'essence. Jacques fut surpris d'une telle présence d'esprit. Il sourit à sa sœur et sortit un briquet de sa poche.

En pleine nuit, les deux lueurs auraient suffi pour repousser au loin les ténèbres et éclairer la totalité du champ, mais, là, en cette fin d'après-midi, les torches perdaient leur pouvoir. Elles n'étaient que de pauvres armes face à la puissance de la bête.

— Elle ne peut pas sauter, ses pattes arrière ont été arrachées par je ne sais quoi ! On va essayer de la pousser vers le torrent ! Après, on pourra lui lancer des pierres !

Juliette acquiesça en silence.

Ils commencèrent tous deux un mouvement tournant, recevant parfois sur les avant-bras de minuscules escarbilles de chiffon incandescent.

Ce fut une marche de cauchemar. Jamais le paisible jardin potager ne leur parut aussi grand...

Quand Juliette fut arrivée à cinq mètres environ de la mante, Jacques lui cria de s'arrêter. Elle s'immobilisa aussitôt et pointa son pieu vers l'animal.

Jacques eut un instant la vision des jambes dorées de sa sœur, seulement séparées de la mante par la lueur de la torche.

La mante ne bougeait plus, ses antennes

figées vers ses assaillants, les épiant sournoisement.

Jacques revint peu à peu face à la bête, ne lui laissant qu'un étroit arc de cercle pour s'enfuir.

A quelques mètres derrière la motte de terre, le ravin commençait, séparé du champ par un petit muret de pierres sèches.

L'insecte devait avoir compris ce que Jacques voulait faire, car au lieu de reculer, il commença d'avancer, se traînant de façon lamentable vers Juliette.

— Elle ne pourra pas sauter, mais ne la laisse pas trop s'approcher.

Juliette hocha la tête et remua l'extrémité de sa torche, maintenant à deux mètres de la mante.

Jacques sauta tout d'un coup par-dessus un sillon et se retrouva presque au contact des antennes.

Sans hésiter, il posa la torche sur l'une d'elles. La bête blessée essaya de sauter en arrière mais son abdomen heurta violemment la motte de terre qu'elle venait de quitter.

Jacques se rapprocha encore et posa cette fois le foyer incandescent entre les yeux de l'insecte. Une épouvantable odeur se répandit instantanément dans l'air. Juliette eut un hoquet.

Cette fois-ci, la mante était perdue.

Surmontant son dégoût, Jacques appuya encore sa torche sur la tête de l'animal, brûlant au passage l'un des yeux rouges, forçant le monstre à reculer insensiblement vers le muret.

Prise d'une violente nausée, Juliette se détourna.

Jacques lui cria un encouragement et continua d'avancer, poussant la mante infirme vers une brèche dans le muret. Au passage, quelques pierres plates tombèrent sur le sol mou.

Il essuya la sueur qui lui coulait du front et poussa encore son avantage, cette fois-ci de façon définitive.

La mante resta en équilibre pendant une seconde au bord de la brèche, dardant sur Jacques son œil unique.

Il se vit reflété une seconde dans cette myriade de soleils, puis il faucha d'un seul coup les pattes antérieures encore fébrilement accrochées au rebord.

L'insecte tomba dans les broussailles du ravin, se retournant plusieurs fois sur lui-même.

D'un bond, Jacques parvint sur le muret, lançant sa torche vers le fond du torrent.

Il saisit quelques pierres et les fit tomber sur l'animal qui remuait encore, à moitié désarticulé.

Une pierre tranchante plus grosse que les autres se détacha du muret, au bord de la brèche et après quelques rebonds, perça la carapace avec un bruit écœurant.

Les soubresauts de la mante se firent plus lents, gestes automatiques dépourvus de vie, tandis qu'elle achevait son agonie...

Jacques sentit une chaleur brûlante sur ses mollets.

Il se retourna d'un bloc et faillit crier.

D'un coup de pied rageur, il écarta la torche de Juliette, appuyée contre la brèche et qui lui chauffait les jambes.

Juliette était étendue sans connaissance un peu plus haut dans le potager. Elle venait certainement de tomber, en lâchant son arme.

Sur son bras droit, hâlé par le soleil, la mâchoire verte d'une seconde mante allait se refermer.

En toute autre occasion, Jacques aurait réfléchi un minimum de temps avant d'entreprendre quoi que ce soit, pesant les chances de réussir. Là, à l'instant où la mante refermait ses pinces sur le bras de sa sœur évanouie, il n'hésita pas une seconde et se rua en avant.

Avant même d'atteindre le monstre, Jacques avait déjà remarqué que celui-là aussi était blessé. Il lui manquait trois pattes, toutes du même côté. La bête avait dû rester tapie dans un sillon et ils l'avaient dépassée sans même s'en rendre compte.

L'animal fut surpris par la violence de l'attaque.

Il releva la tête et s'éloigna ainsi de Juliette.

Jacques avait plongé en fermant les yeux, par réflexe.

Il sentit sous sa main droite un contact souple, très légèrement gluant. Il referma le poing et se rejeta en arrière.

La bête tenta de se retourner mais déjà il avait saisi l'extrémité de son corps énorme et soulevait la mante.

Une fois sur le dos, l'animal était désormais dans l'incapacité totale de se défendre.

Jacques arracha une palisse fichée de travers dans la terre meuble et transperça l'abdomen de l'insecte en plusieurs endroits, à la recherche des centres vitaux.

Une contraction plus violente des pattes lui apprit qu'il avait touché juste.

Il s'acharna pourtant pendant plus d'une minute, transformant peu à peu l'insecte en un tas de viscères fumants d'où montait une odeur âcre et nauséabonde.

Quand la mante morte ne fut plus qu'un informe magma gluant, il rejeta la palisse et contempla ses mains, en proie à un violent tremblement nerveux.

C'est à ce moment qu'il vit que des fragments de l'œil adhéraient encore à son poignet.

Il avait arraché l'un des yeux de la bête sans même s'en rendre compte.

Plus tard, lorsque Juliette fut revenue à elle, confortablement blottie dans un profond fauteuil face à la cheminée, Jacques ressortit pour surveiller les alentours de la ferme.

Cette fois-ci, il était armé d'une houe parfaitement aiguisée, qui devenait entre ses mains une arme redoutable.

Le ciel s'était quelque peu dégagé et le soleil

éclairait les moindres mottes, chassant les ombres des sillons loin sur la terre retournée. Jacques progressait lentement, attentif aux moindres sursauts dans l'herbe folle. Mais il n'y avait pas d'autres insectes dans les prairies voisines.

Toutefois, Jacques savait maintenant que Juliette avait eu raison de parler de siège... Comme le jour commençait à décliner, Jacques entreprit de rassembler dans l'appentis qui séparait la cuisine de la grange tout ce qui lui parut nécessaire pour se défendre. Dans sa hâte, il renversa un bidon d'acide destiné au remplissage d'une batterie et jura, ce qui lui arrivait rarement.

—Calme-toi, frérot, tu t'énerves pour rien, lui cria Juliette.

Jacques sourit. Il se rendit compte que sa sœur avait parfaitement repris le contrôle d'elle-même.

Comme il rentrait dans la cuisine, elle lui demanda d'une voix tout à fait calme: —Tu crois qu'il y en aura d'autres ? Il se racla un peu la gorge avant de répondre. —Oh ! tant qu'elles sont blessées, il n'y a pas trop de risques... Mais il est possible que d'autres se terrent dans le coin. Il faudra faire un tour avec le camion dès demain matin. Pour chasser la vision qui lui revenait de sa sœur étendue à la merci de la mante, il ajouta sur un ton plus léger:

—Et maintenant, on pourrait peut-être manger !

—Excellente idée ! Mais je constate que mon frère est toujours aussi goinfre, même dans les moments difficiles !

Ils s'activèrent à la préparation du dîner.

Peu à peu, l'horreur de l'après-midi se dissipa

et ils se surprirent même à rire en mangeant.

Pourtant, en débarrassant, Juliette redevint

grave.

—A quoi penses-tu ? demanda Jacques. —A ton avis, pourquoi étaient-elles blessées?

—Les mantes? Eh bien, je suppose que d'autres se sont échappées et qu'il y a eu un combat entre plusieurs d'entre elles... —C'est curieux, dit encore Juliette en se passant la main dans les cheveux, j'ai l'impression qu'on n'en rencontrera plus. —Pourquoi dis-tu ça ?

—Oh ! rien, c'est une idée à moi. Je ne peux pas te dire pourquoi, mais je ne pense pas qu'il y en ait d'autres autour de la maison. Et puis, la porte est solide, ajouta Juliette en riant. Mais c'était au tour de Jacques, maintenant, d'être soucieux.

Pendant quelques minutes, il marcha de long en large dans la pièce, tandis que Juliette s'évertuait à allumer du feu dans la cheminée de pierre.

Comme les premières brindilles s'enflammaient, Jacques frappa ses mains l'une contre l'autre. Juliette sursauta.

—    Ça y est !

La jeune femme le regarda sans comprendre. —Ça y est, quoi ?

—Les mantes blessées ! J'ai trouvé ! J'aurais dû y penser plus tôt ! —Mais explique-toi, enfin !

—Eh bien, c'est simple ! Ces mantes blessées, cela me faisait penser à quelque chose que je connaissais, mais je viens seulement de m'en souvenir avec précision.

Il s'arrêta une seconde, le temps de placer quelques bûchettes dans l'âtre.

Puis il alla poser son front contre la fenêtre, scrutant avec attention la nuit qui tombait... Derrière lui, sa sœur attendait qu'il se décide enfin à parler, suivant distraitement des yeux les flammèches qui montaient à l'assaut du bois sec. —Voilà. Quand des nuées d'insectes se déplacent, par exemple, des sauterelles, il arrive que certains d'entre eux soient blessés, pour une raison ou pour une autre. Les bêtes blessées restent alors en arrière, pour ne pas retarder l'avance des autres. —Ce qui veut dire ?

—Ce qui veut simplement dire que, si un nuage de mantes est parvenu à s'échapper du laboratoire, les blessées sont restées dans notre jardin... Et le reste des insectes est en train de se ruer vers la vallée.

Ils restèrent silencieux, écoutant les craquements du bois dans le feu.

Tous deux partageaient les mêmes pensées, mais il n'y avait rien à faire. Il ne restait plus qu'à attendre...

Vers onze heures du soir, l'orage éclata, brutal.

Des éclairs jaillirent avec violence, illuminant la campagne noire. Des trombes d'eau s'abattirent en quelques secondes sur les prés, noyant la terre sous un déluge tiède.

Jacques et Juliette restèrent un instant sur le pas de la porte, muets devant le déchaînement des éléments.

Soudain ranimé, le vent s'engouffrait dans la cheminée, mugissant comme la mer un soir de tempête.

Dehors, il chassait la pluie à l'horizontale, noyant tout le paysage dans un brouillard blanc.

Le tonnerre émettait maintenant un grondement continu, donnant l'impression que la terre tremblait.

Les éclairs horizontaux découpaient les masses nuageuses surplombant la vallée.

Celle-ci baignait dans une lueur blanchâtre, maladive...

Sur le seuil, Juliette et Jacques sentaient la lourdeur de la nuit qui était tombée. Elle les envahissait petit à petit, les lavant lentement de l'horreur de la journée.

Comme Juliette se détournait pour rentrer dans la lumière rassurante de la cuisine, Jacques

la retint par les épaules et lui montra quelque chose, dans le contrebas de la vallée. Elle distingua bientôt une faible lueur qui semblait se traîner avec lenteur entre les arbres. L'orage sembla s'éloigner et ils purent distinguer le mince faisceau des phares d'une voiture qui s'approchait...






















CHAPITRE VII


La lenteur de la voiture qui escaladait la côte était trahie par le mince filet de lumière des phares. On aurait dit une procession de pénitents d'un autre âge, cherchant son chemin à travers les bourrasques, vers quelque calvaire inconnu.

Après un virage, les phares s'immobilisèrent, comme si l'engin s'était trouvé arrêté par un obstacle insurmontable.

Puis ils s'éteignirent tout à fait, plongeant de nouveau les châtaigniers dans les ténèbres absolues.

L'orage s'éloignait maintenant pour de bon.

Du seuil de la ferme, Jacques et Juliette pouvaient désormais entendre le mugissement du ruisseau, au premier coude de la route.

Le courant bondissait en chassant devant lui des pierrailles et des mottes arrachées de plus en plus grosses. Le lit informe se modifiait sans cesse. Il en était ainsi à chaque pluie, depuis toujours, bien avant que l'homme ne vienne se terrer au fond de la vallée.

De toutes parts, les collines dégorgeaient l'eau du ciel.

Plus loin dans le pays, les torrents se réuniraient en fleuves, puis les fleuves iraient se dissoudre avec majesté dans les mers et les océans. Beaucoup plus tard et déjà dans le même instant, le soleil prélèverait sa dîme de fines gouttelettes impalpables, les dresserait les unes contre les autres en nuées irisées que le vent, suprême magicien, pousserait vers les côtes, les collines et les montagnes, où elles se déverseraient de nouveau, pour l'éternité.

Insensible aux êtres humains qui dormaient dans la nuit, la nature poursuivait son cycle vital.

Elle le poursuivrait de la sorte aussi longtemps que la planète durerait, comme elle le poursuivait en ce même instant sur d'autres planètes, sous le regard d'autres soleils, dans d'autres galaxies, dans l'univers tout entier.

A moins que l'homme n'en décide autrement. Et probablement pour son malheur.

Les collines étaient maintenant parcourues de faisceaux complexes de ruisselets bruyants qui se frayaient leurs chemins dans la mousse, entre les pieds des myrtilles, les tiges rugueuses des fougères et les grosses racines contournées et blanches des châtaigniers morts.

Partout la campagne obscure bruissait de ces cascatelles minuscules.

L'air était encore chaud malgré les orages qui éclataient encore au-dessus de la combe, dans le bas de la vallée.

Pourtant, l'espace d'une seconde, en contemplant le silence tangible de ce crépuscule, Jacques et Juliette sentirent que la forêt toute proche n'était pas aussi vivante que d'habitude.

Il y avait quelque chose de différent dans l'air.

Le silence qui s'élevait au-dessus du bruit de l'eau était anormal.

Les bêtes familières de la forêt étaient éveillées.

La toute-puissance de leur instinct les avertissait que dans les jeux d'ombre et de lumière des arbres sous la lune pleine, un drame se préparait, un drame qu'elles ne pouvaient éviter et dont l'origine leur était inconnue.

Un drame cataclysmique dont l'homme était le responsable.

Blotties sous les hautes feuilles des frondaisons, terrées dans les profondeurs des galeries à l'odeur d'humus détrempé, à l'affût sous les roches moussues, les bêtes se cachaient et guettaient en silence.

Par-dessus le bruit lancinant des cascades résurgentes, elles percevaient, entendaient et écoutaient maintenant le bourdonnement étrange et mortel qui emplissait peu à peu les forêts.

Une à une, sous la pression de plus en plus impérative de cette stridence ouatée, les bêtes se troublaient d'un étrange sentiment.

Ce fut d'abord l'inquiétude. Puis celle-ci se mua sournoisement en peur. Enfin la panique poussa les bêtes à quitter les branches, les

terriers et les roches pour fuir droit devant dans les ténèbres.

Celles qui restèrent comprirent que, pour une fois, le cycle des naissances serait perturbé. Elles comprirent dans leurs petites cervelles craintives que les nichées, les portées ou les œufs ne sauraient être sauvés...

Certaines s'enfuirent; d'autres attendirent, car l'instinct immémorial leur commandait d'attendre ou de fuir.

Ce fut Jacques qui s'élança le premier vers la mince silhouette qui se profilait sur le chemin près du ruisseau.

A la lueur d'un éclair de chaleur, il reconnut Viviane qui avançait contre le vent, se guidant au moyen d'une faible lampe de poche.

Ils ne furent bientôt plus séparés que par la largeur du torrent.

—Passe sur les grosses pierres en t'agrippant aux branches, c'est le seul moyen ! — J'arrive, cria-t-elle, couvrant à peine le grondement de l'eau.

Sur les pierres glissantes, Viviane faillit tomber plusieurs fois et ne se rattrapa que d'extrême justesse.

Elle perdit sa lampe de poche, bientôt emportée par le courant vers la cascade toute proche.

Juliette rejoignit Jacques comme Viviane franchissait d'un bond souple les derniers flux, au bord de la route.

—Quel bon vent? demanda Jacques ironiquement.

—Disons que j'avais envie de voir ce que devenait mon collègue interdit de séjour... —Tu as de la chance, il fait très beau et nous comptions aller demain à la plage ! Ils repartirent tous trois vers la ferme. Comme Jacques refermait la porte avec soin, Viviane se dirigea vers l'âtre pour se sécher. Jacques s'absenta ensuite pendant quelques instants et les deux jeunes femmes se racontèrent les derniers événements.

Quand il revint, il brandissait devant lui une

bouteille de marc brun, œuvre du père Cazes.

—Ah ! ça, c'est la meilleure idée que tu aies

eue depuis dix minutes ! dit Juliette en souriant.

Ils remplirent les tasses de café brûlant, puis

goûtèrent l'eau-de-vie en silence.

—Juliette t'a raconté ? s'enquit Jacques en se

tournant vers sa collègue.

La jeune femme hocha la tête.

—J'ai rencontré le père Cazes, en montant. Je lui ai conseillé de ne pas rester dehors trop tard, sans insister trop. Je ne sais pas comment il l'aura pris...

—Probablement comme d'habitude, c'est-à dire en restant tard dehors. Depuis le temps que je le connais, il passe son temps à faire le contraire de ce qu'on lui dit.

Au-dehors, la pluie tombait de nouveau. Elle tambourinait sur les carreaux.

En quelques secondes, un second orage fut sur eux. Les éclairs illuminèrent violemment la

pièce, projetant une cacophonie d'ombres silencieuses et fugitives sur les murs.

La foudre ne devait pas tomber très loin, à en juger par la violence des craquements et des coups de boutoir du tonnerre.

Un éclair plongea tout à coup la pièce entière

dans une aurore blanche.

Jacques compta mentalement.

Un... Deux... Trois... Qu...

Le claquement du tonnerre fut épouvantable.

Malgré elle, Viviane sursauta.

—C'est tombé sur le plateau, dit Jacques. Le labo doit attirer les décharges...

—J'ai laissé ma voiture en dessous de la lune,

reprit Viviane. Avec toute l'eau qui descendait,

les pierres étaient trop glissantes.

—Ça ne fait rien, nous irons la reprendre

demain, à moins qu'elle ne soit repartie dans la

vallée.

—Non, je l'ai calée avec des souches et des petites pierres.

Ils écoutèrent encore la pluie, laissant au café

le temps de se répandre lentement en eux.

Puis, Viviane alluma une cigarette.

Juliette se leva et dit à la cantonade:

—Je vous laisse, vous avez sûrement encore

beaucoup de choses à vous raconter...

Elle disparut dans l'escalier.

Dans sa chambre, elle ouvrit la fenêtre et resta un long moment dans le noir à respirer les odeurs fortes qui montaient de la terre détrempée.

C'était une impression d'une puissance extraordinaire, une joie dévastatrice qui l'emportait hors de tout. Quelque chose de presque tangible, d'une enivrante densité.

Puis elle se coucha, toujours dans le noir, se fondant aussitôt dans la plénitude d'un sommeil sans rêve, et sans cauchemar, son corps nu et gracile lové au milieu des draps rouges.

En bas, Jacques et Viviane discutaient calmement.

—Je suis partie, comme toi. Là-haut, c'est devenu une forteresse militaire. Le colonel est persuadé que la bonne marche du monde dépend de lui. Beaucoup de chercheurs ont déjà donné leur démission.

—Ce n'est pas surprenant. Mais je crois qu'il faudrait faire quelque chose. On ne peut pas laisser un individu pareil aux commandes de ce laboratoire !

—Allons, tu sais bien que c'est perdu d'avance. Encore une fois, il faut attendre que quelque chose se passe...

—Comme cet après-midi ? demanda Jacques d'un ton amer.

—Peut-être, malheureusement.

La jeune femme se tut et ils restèrent tous deux silencieux, tandis que les dernières bûches achevaient de se consumer. Puis Jacques se leva. —Je vais te montrer ta chambre, mais il faudra passer dans celle de Juliette; tu sais, ce

n'est pas très moderne, ici !

Ils montèrent l'un derrière l'autre.

Au moment de passer dans la chambre de

Juliette, le hurlement de la jeune femme les

immobilisa, horrifiés, instantanément trempés

d'une sueur froide.

Puis il y eut un bruit sourd. Un bruit de chute. Jacques bondit sur la poignée et poussa le mince panneau de sapin blond d'un seul coup. Il chercha l'interrupteur à tâtons. La lumière jaillit.

Le spectacle qui se révéla à leurs yeux était terrifiant.

Sur le rebord de la fenêtre ouverte, deux énormes insectes s'attaquaient au bois, faisant sauter dehors des morceaux gros comme le pouce. Ils s'envolèrent lourdement et disparurent dans le vide avec un vrombissement d'une stridence écœurante.

Le lit était saccagé comme si une lutte sauvage venait de s'y dérouler.

Derrière le meuble, contre le mur, Juliette gisait, évanouie. Un troisième insecte fouillait sa poitrine et déchiquetait les chairs tendres. En hurlant, Jacques attrapa un panier d'osier plein de pelotes de laines colorées, le retourna et en coiffa la bête qu'il arracha de force du corps de la malheureuse jeune femme. — Ferme la fenêtre ! hurla-t-il à Viviane. Puis, en maintenant le panier retourné sur le

sol, il s'approcha lentement d'une petite commode dressée contre le mur.

Viviane, après avoir fermé la fenêtre branlante, achevait d'ôter les draps rouges qui paralysaient les jambes de Juliette.

A la base du panier, les mandibules brunes de l'insecte étaient en train de percer l'osier. Jacques se releva d'un bond et poussa la commode sur le panier, déjà à moitié soulevé, La commode bascula comme l'insecte se libérait.

Il y eut un craquement nauséeux. Jacques se releva et reprit son souffle. Viviane avait déposé avec délicatesse sa sœur sur le matelas taché de sang.

Elle avait la poitrine atrocement griffée et une tache plus sombre soulignait le sein gauche. —Tu crois que c'est grave ? se hasarda-t-il à demander.

—Je n'en sais rien... La blessure pourrait guérir, mais ce sont des cicadelles géantes qui l'ont attaquée. —Et alors ?

—La dernière fois que j'en ai vu, au labo, on

venait de leur inoculer un virus.

—Lequel?

—Ça, je n'en sais rien non plus... Mais tu peux faire confiance à ce salaud de colonel pour l'avoir bien choisi. La jeune femme se redressa.

—Il faudrait voir si d'autres sont rentrées dans la maison ! Moi, je m'occupe de ta sœur.

Elle lui posa la main sur le bras et le poussa gentiment hors de la chambre.

Laissant Viviane s'affairer comme elle pouvait au chevet de Juliette, Jacques descendit l'escalier et alluma toutes les lumières.

Par la fenêtre de la cuisine, il observa la campagne environnante, une folle envie de meurtre dans le regard.

Mais ce qu'il distingua le cloua au rebord de pierre.

Toute la prairie devant la maison était couverte d'insectes gros comme la cuisse. Ils avaient dû être surpris par l'orage et ressortaient maintenant du couvert des arbres.

Un bourdonnement terrifiant montait vers lui, avec la force d'une musique hypnotique. Il s'appuya au carreau.

Les pâles rayons de la lune faisaient briller les armures cornées comme celles d'une immense armée.

Les insectes formaient un tapis hideux, ininterrompu, qui s'écoulait avec lenteur et puissance hors de la forêt.

Plus haut, au-dessus du chaos rocheux, Jacques aperçut les lueurs rouges d'un incendie.

Le laboratoire brûlait. Jacques imagina un instant la lutte terrifiante que devaient mener les soldats à l'intérieur des casemates. Chaque recoin enfumé pouvait dissimuler des dizaines de ces monstres, prêts à mordre et rendus fous par le feu.

Jacques jugea qu'il n'avait aucun secours à attendre de ce côté-là. Jamais les sauveteurs ne pourraient descendre les gradins abrupts sans se faire dévorer. S'il fallait partir, la seule issue était le chemin de chèvre. Et il s'arrêtait au torrent...

Il fallait tenir dans la maison, coûte que coûte. En retournant dans la chambre, Jacques sut que les choses risquaient de tourner mal. Viviane, assise sur un coin du lit, guettait le moindre signe de vie sur le visage émacié de Juliette. Elle l'avait couverte et Jacques vit que le sang s'écoulait lentement. Heureusement, aucune artère ne semblait avoir été touchée. —Jacques, il faut la transporter, c'est trop profond.

—On ne peut pas !

Il mit Viviane au courant en quelques mots. Il fallait attendre que les insectes desserrent quelque peu leur horrible et dangereuse étreinte.

Attendre et se barricader.

En quelques secondes, ils saisirent l'horreur de la situation.

Ils étaient en haut de la vallée que les insectes descendaient. Les secours devraient obligatoirement remonter depuis la grand-route. Leur ferme était devenue un piège. Ils ne seraient délivrés qu'en dernier... si même ils l'étaient! Il laissa Viviane veiller sa sœur après l'avoir aidée à poser un pansement de fortune. La peau de Juliette était livide, comme du verre, et les marques des mandibules de l'insecte

étaient nettement visibles, en longues traînées irréparables qui marbraient sa poitrine. Pendant les heures qui suivirent, ils se préparèrent à l'assaut.

Jacques inspecta les pièces une par une. Sans prendre le risque de fermer les volets, il cloua directement sur les châssis des planches ramassées dans l'appentis, les renforçant avec lés cornières métalliques arrachées aux vitrines d'insectes de la mansarde.

Il libérait au fur et à mesure les insectes morts pour tenter d'échapper aux insectes vivants. Le bourdonnement était devenu lancinant. Par un étroit regard ménagé dans la fenêtre de l'escalier, il put constater que la ferme était isolée au milieu d'une marée déferlante d'insectes. Dans la pénombre, Jacques put reconnaître ainsi des cicadelles, des mantes, des lucanes, tous d'une taille gigantesque.

Par chance, la plupart ne semblaient pas pouvoir voler très longtemps.

Ils essayaient pourtant, mais le poids même de leurs corps déformés les faisaient piquer irrémédiablement vers le sol.

Certains même commençaient à s'entre-déchirer, sans doute par manque de nourriture. — Tant mieux ! Qu'ils se bouffent entre eux ! On finira par avoir la paix ! jura Viviane. Elle était visiblement à bout.

Jacques se remit à clouer des planches sur les fenêtres.

A minuit, il avait terminé. La ferme était entièrement barricadée de l'intérieur...

Dans la cuisine, Viviane avait sorti un petit transistor et tentait d'écouter les nouvelles. Le haut-parleur crachait tant et plus à cause de l'orage.

«... zone interdite. Des barrages ont donc été établis tout autour de ce périmètre. D'après les dernières informations données par le quartier général, les spécialistes s'accordent à dire que le déferlement de ces mutants serait très limité dans l'espace. C'est une zone de moins de cinq cents kilomètres carrés qui aurait été touchée. Dès demain matin, l'élimination des insectes se fera par voie aérienne dans les régions dépourvues d'habitations. De plus, à la condition expresse que les habitants se barricadent chez eux et enferment leur bétail, les mutants devraient périr rapidement par manque de nourriture. Il semble en effet que ces organismes, pour inquiétants qu'ils soient, ne puissent survivre plus de deux ou trois jours sans un apport régulier de nourriture. En conséquence, nous ne pouvons que vous répéter les consignes de pr... »

Viviane, agacée, ferma le poste.

Puis elle se tourna vers Jacques.

— Il faudra sortir avant ! Juliette ne pourra pas attendre trois jours ! Le poumon est atteint, c'est à peu près sûr.

Elle reprit, avec un sanglot dans la voix:

—Je lui ai fait une piqûre de morphine, mais cela ne résout pas le problème.

—C'est impossible de sortir pour le moment, dit Jacques. Ils sont trop nombreux. Il faut attendre l'aube. Ce sera sans doute plus calme...

Comme s'ils l'avaient entendu et voulaient lui donner tort, plusieurs insectes se jetèrent en même temps contre les fenêtres de la pièce. Un carreau au moins se brisa.

Heureusement, les planches étaient bien assujetties et les croisillons métalliques tiendraient longtemps.

Viviane demanda:

—Pourquoi ne viennent-ils pas en hélicoptère?

—J'ai vu une fois un hélico heurter un nuage de sauterelles. Elles se jetaient dans tous les orifices du moteur, comme s'il n'existait pas. L'hélice elle-même s'est cassée avant que l'engin ne s'écrase au sol. Ils n'ont rien pu faire, à l'intérieur...

« Sans compter que beaucoup de maisons ici ne sont que des granges. Les soldats ne peuvent pas prendre le risque de se poser et d'attendre que les gens sortent... Surtout avec des insectes carnivores de cette taille. »

—Je vais refaire du café, dit soudain la jeune femme.

Et Jacques sentit qu'elle reprenait le dessus. Au moins pour un temps.