-Oui. On voit bien les constellations, ce soir. Tu les connais?

-Non. Mais j'aimerais beaucoup que tu me les montres.

-Eh bien, tu vois ces étoiles brillantes qui dessinent une espèce de casserole?

-Oui...

Elle levait le nez comme un enfant.

-Ca, c'est la Grande Ourse.

-C'est donc ça, la fameuse Grande Ourse? C'est chouette!

-Et là, cette espèce de W très écarté...

-O˘?

-Là... juste au-dessus de la montagne...

-Ca y est. Je le vois.

-Eh bien ça, c'est Cassiopée.

Henri montra encore beaucoup de constellations à Marianne. Dans le scintillement enchanteur du firmament, les abîmes vertigineux du cosmos cachaient dans les ténèbres l'infinie mesure de leur mystère.

-Tu sais, Henri, quand je regarde le ciel pendant un petit moment sans en détourner mes yeux, j'ai l'impression que je vais plonger dedans. Ca me fait un peu peur.

-C'est normal. C'est une image qui dépasse la limite de l'entendement humain. Tu sais que l'espace est infini parce que des savants l'ont découvert. Mais parviens-tu à imaginer, dans ton esprit, qu'il est infini?

La jeune fille se recueillit et répondit après une bonne minute:

-Non... Je n'arrive pas à me l'imaginer. Je perds pied, comme si j'avais le vertige dans ma tête.

-C'est une sensation que j'éprouve moi-même ..., lorsque j'essaie de me concentrer sur cette chose.

-Moi, je l'ai déjà éprouvée lorsque j'essaie de remonter le temps pour parvenir à définir son commencement.

Ils contemplèrent encore un long moment le ciel, charmés par le magnifique spectacle des astres.

-Pourquoi connais-tu si bien les étoiles?

-Si tu savais le temps que j'ai passé à les regarder. Elles sont un peu mes amies.

-C'est étrange, ce que tu dis. Je crois bien que tu es un peu poète, non?

Le bras musclé d'Henri enserra affectueusement les épaules de la jeune fille.

-Comment ne pas être poète quand on se promène avec Marianne, par une nuit enchanteresse comme celle-là?

Il la sentit tressaillir.

-Je ne mérite pas tant de gentillesse. Je crois que derrière le mystère qui t'entoure, tu es un garçon très sensible.

-Méfie-toi... Il y a deux façons d'être sensible. On peut être sensible au sort des autres mais beaucoup ne le sont qu'à leur propre sort.

-Oui, c'est vrai. Tu es sensible au sort des autres, toi?

-Je crois que j'essaie de l'être. Mais là encore, on n'est souvent sensible au sort des autres que dans la mesure o˘ on est concerné par ce qui leur arrive.

-Ca, ce serait plutôt de l'intérêt.

-Oui mais on l'appelle trop souvent sensibilité, hélas...

-Tu sais, Henri, je pense très profondément que pour être heureux, il faut être sensible au bonheur et au malheur des autres. Des gens sont dans la misère parce que personne ne s'intéresse à leur sort. Et je crois que le vrai bonheur réside dans la joie qu'on éprouve à faire plaisir à ceux qui en ont besoin.

-Je suis bien d'accord avec toi, quand on aide une personne incapable de se débrouiller toute seule, c'est une bonne action. Mais attention à ne pas dépasser une barrière difficilement repérable qui transformerait cette bonne action en une autre action moins louable: fourrer notre nez dans des affaires o˘ notre présence n'est pas bénéfique, et se mêler de ce qui ne nous regarde pas... J'aime aider les autres, mais je m'efforce de le faire discrètement.

La petite voix de Marianne se fit murmure.

-Tu sais, quand tu pars dans la montagne, J'ai toujours peur qu'il t'arrive quelque chose... "

Après une hésitation, elle ajouta en baissant les yeux:

-Mais peut-être que je m'occupe de ce qui ne me regarde pas.

Emu, le jeune garçon eut envie de la prendre dans ses bras, mais il se contenta de demander:

-Tu as vraiment peur pour moi?

-Oui... Depuis quatre ans, quand je t'ai vu pour la première fois, au Clozon...

Henri sentait la jeune fille sincère et il ne savait que répondre.

-Je n'étais pas la seule, poursuivit-elle. Ma soeur aussi pensait à

toi. Mais tu ne la regardais jamais et elle en souffrait beaucoup. C'est pour ça qu'elle t'en veut et qu'elle n'est pas toujours très gentille avec toi. Elle en veut aussi au Capitaine car elle pense que si tu n'avais pas toujours été avec lui, tu aurais peut-être pris le temps de la remarquer...

Heureusement qu'elle a Jacques, mais ce n'est pas encore l'idéal entre eux.

Je pense qu'ils Sont sur le chemin d'une bonne entente mais ils ont des concessions à se faire mutuellement. Elle sait que Jacques a du succès auprès des touristes qui viennent faire du ski, et elle aimerait qu'il travaille au Clozon pour pouvoir le surveiller.

-Elle a peur quand il part en haute montagne?

-Non. Elle a confiance en ses qualités d'alpiniste. Elle a surtout peur quand il est avec de jolies clientes...

-Et toi? Pourquoi as-tu peur quand je vais en varappe? Tu n'as pas confiance en mes possibilités?

-Si... Je sais que tu te débrouilles bien. Jacques me l'a dit. Mais j'imagine les pires choses. Je ne sais pas moi... des avalanches ou des chutes de pierres...

-Bah. Dans la rue aussi on peut recevoir un pot de fleurs sur la tête...

Marianne fit une moue peu convaincue. La voix d'Henri devint curieusement rêveuse et profonde en même temps.

-Tu sais, Marianne... Il y a une chose qu'un alpiniste ne doit jamais oublier: la montagne est une grande dame. Elle aime qu'on la courtise. Un homme doit bien la connaître avant qu'elle se donne à lui. Malheur à celui qui l'oublie... Mais si on la courtise bien, elle ne tue que rarement.

La jeune fille ne répondit pas, impressionnée. On ne voyait plus les lumières du village. Un hibou ulula tout près d'eux. Marianne se serra contre son compagnon.

-N'aie pas peur.

-Ca surprend!

Une odeur de foin coupé les enveloppa comme une vapeur enchantée.

-Hmmmm... Tu vois Henri, j'aimerais beaucoup me parfumer de cette façon.

-Ce ne serait pas pour me déplaire. Moi aussi, j'aime cette senteur.

Mais dis-moi, vous faites les foins de bonne heure chez vous. On n'est qu'en juin.

-Mais non... Gaston a simplement fauché deux ou trois andins pour ses lapins. On est en train de longer son champ.

Henri sourit.

-Eh bien toi qui veux te parfumer aux foins coupés, tu n'as plus qu'à

te rouler dedans.

-M'y rouler, peut-être pas, mais je veux bien m'y asseoir...

Ils se prirent au jeu, et l'instant d'après, sans se soucier de la rosée commençant à retomber, ils étaient assis côte à côte dans le foin embaumant la nuit vrillée des bruissements grésillants des grillons.

Charmés par l'orchestre nocturne, les jeunes gens écoutèrent un long moment le chant du pré.

-Comme c'est reposant, murmura Marianne.

Elle laissa doucement aller sa tête sur l'épaule d'Henri. Dans la pénombre, ses boucles blondes se mêlèrent aux boucles brunes en une seule chevelure. Un gros papillon de nuit les effleura. L'appel du hibou se fit à

nouveau entendre, dans le lointain cette fois.

-Comme il a l'air triste, chuchota la jeune fille.

-Il se sent peut-être seul.

-Autrefois, dans les campagnes, on disait que l'appel du hibou était un présage de malheur ... un message de mort.

-C'est vrai qu'il n'a pas un chant particulièrement gai.

-Le Capitaine raconte sur les hiboux des histoires terrifiantes.

-Il est superstitieux, comme tous les vieux montagnards simples et rudes... Par exemple, s'il entend le hibou ce soir, il ne manquera pas de dire que c'est à cause de la mort du Lyonnais.

Marianne frissonna.

-Ne parlons pas de ça, je t'en prie.

-Excuse-moi. Tu as peur?

-Je... je ne sais pas... Parlons d'autre chose.

-Tu es superstitieuse, toi aussi?

-Non... je ne pense pas... Pourtant, il y a beaucoup de gens qui se disent non superstitieux et qui ne font pas telle ou telle chose parce que ça porte malheur, soi-disant... J'essaie de ne pas me laisser embobiner par ces histoires. Je crois que l'être humain est naturellement superstitieux.

Ca ne date pas d'aujourd'hui puisque Dieu avait demandé à MoÔse de ne pas adorer autre chose que lui. Cela montre bien que depuis toujours, les hommes sont enclins à se laisser impressionner par toutes sortes de choses et à mélanger superstition et religion.

-Tu ne crois pas en Dieu?

-Bien s˚r que si! Croire en Dieu n'a rien à voir avec la superstition.

Admettre la puissance du Créateur est une chose logique. Il faut être ignorant ou inconscient pour prétendre que Dieu n'existe pas.

-Pourtant la science a expliqué beaucoup de choses que les hommes, au départ, attribuaient directement à Dieu.

Marianne ne répondit pas tout de suite. Puis sa voix pleine de douceur coula à nouveau comme une source dans la nuit.

-Les découvertes scientifiques ne vont pas à l'encontre de ce qui est écrit dans la Bible. Les hommes se croient les maîtres du monde alors qu'ils ne savent pas d'o˘ ils viennent et o˘ ils vont, ni même seulement prévoir trois jours à l'avance le temps qu'il fera. Bien s˚r que la science fait des progrès, mais ce ne sont que des sauts de puce qui ne remettent pas en cause l'existence d'un créateur tout-puissant. Au contraire, à

chaque nouvelle découverte, je suis plus convaincue qu'avant, car elles montrent que l'organisation de la vie dans la Nature est une chose trop bien faite pour être le fait du hasard ou d'une réaction chimique comme certains le prétendent. Ceux qui affirment que Dieu n'existe pas se basent sur des théories que rien ne démontre et qui peuvent être pondues par n'importe quel illuminé.

-Tout de même, dans la Bible, il y a des choses qui sont un peu grosses à avaler! La Sainte Vierge qui conçoit un enfant par l'opération du Saint-Esprit, c'est un peu puéril comme version, tu ne trouves pas?

La jeune fille ne se départit pas de sa sérénité.

-quand on admet que le Seigneur, par sa seule parole, a créé le monde, les hommes et les animaux, on admet aussi que c'était pour lui une chose très facile de mettre la vie dans le ventre d'une fille. Il ne faut pas prétendre que croire au Saint-Esprit est une chose propre aux gens naÔfs et crédules... De très grands savants et médecins sont croyants car ils ont la lucidité et la modestie de reconnaître o˘ leur savoir s'arrête! Tu vois, Henri, je termine mes études d'infirmière et je côtoie beaucoup de gens de différents milieux. Dans la civilisation matérialiste qui est la nôtre, la moralité de l'Evangile gêne le plus modeste comme le plus riche, car chacun recherche en " priorité son propre confort. Il est tellement facile de tourner en dérision la Parole de Dieu en se justifiant par les grosses fautes commises par le clergé...

Henri ne savait que répondre. Il prétendait ne pas être croyant, pourtant les paroles simples de la jeune fille avaient eu sur lui un impact indiscutable. Il préféra détourner la conversation.

-Tu es bientôt infirmière? Pourtant, tout à l'heure, à l'endroit du drame, tu avais l'air impressionnée. Ce n'est pas précisément l'apanage d'une bonne infirmière, ça...

Il avait parlé sur un ton taquin pour ne pas froisser la jeune fille, mais il en fut pour ses frais. Elle répondit sur le même ton.

-Il ne faut pas confondre sensibilité et sensiblerie... Je suis tout à

fait capable d'assister un chirurgien sans défaillir, mais je ne recherche pas sans motif des spectacles insoutenables. quand je soigne un blessé, je le fais posément, crois-moi. Ca ne m'empêche pas de compatir avec mon coeur de femme. Tout à l'heure, je n'avais pas envie de regarder, pour rien, une flaque de sang avec des mouches dessus. Je vois assez de vilaines choses dans mon métier pour penser à autre chose quand je suis en vacances. Je méprise ces gens qui se p‚ment d'aise sur les gradins d'une arène en voyant couler le sang d'un taureau lors d'une corrida, et qui sont par ailleurs incapables de secourir un blessé, ou qui défaillent lorsqu'ils se font le moindre bobo. Moi, je ne peux pas regarder le spectacle d'un être qui souffre et auquel je n'ai rien à apporter. Mais si je connais le moyen de le soulager, même en le faisant souffrir un peu pour appliquer ce moyen, je le fais sans hésiter. J'ai horreur de l'horreur gratuite.

-Décidément, c'est la soirée de la remise en boîte, pour moi...

Elle rit gentiment et une petite cascade claire se mêla aux violons des insectes. Comme par enchantement, il sembla à Henri que la douce senteur du foin avait pris une sonorité mélodieuse. Il se sentait étrangement troublé par cette fille à la fois si douce, si gentille, et si s˚re d'elle.

D'ordinaire, en conversant avec une demoiselle, il avait l'habitude d'occuper la place la plus avantageuse. Sa faculté de bien parler et son physique agréable suffisaient à lui assurer un certain aplomb vis-à-vis de l'interlocutrice qui succombait presque immanquablement à son charme. Ce soir-là, il sentait bien que Marianne était d'une autre trempe que ces flirts d'un soir rencontrés dans les boîtes de nuit.

D'habitude, Henri ne demandait rien d'autre aux filles que d'être belles et de bien faire l'amour. Sa vie sentimentale n'était en réalité

qu'un tableau de chasse dont il alignait les pièces en donnant libre cours à son égoÔsme, sans se soucier si ses conquêtes tombaient ou non amoureuses de lui. Aimer, pour lui, se limitait aux relations physiques avec une femme belle et désirable... Il n'avait jamais connu la profondeur d'un sentiment qui ne s'attache pas sur la beauté extérieure. Cet état de choses avait engendré en lui un certain mépris vis-à-vis des filles, parce qu'jl n'avait jamais eu, dans ses relations féminines, affaire à quelqu'un capable de lui donner une sérieuse leçon. Les jolies personnes qu'il avait côtoyées ne lui avaient jamais tenu de propos semblables à ceux de Marianne. Pour lui, la foi en Dieu était une chose indéfinie, propre aux bigotes un peu rances qui n'avaient rien d'autre à faire que d'aller à l'église comme à une t‚che quotidienne. Il pensait aussi que les charmantes jeunes filles dévotes appartenaient au temps passé, ou à ces familles bourgeoises dans lesquelles il était de bon aloi d'aller régulièrement à la messe dans le seul but de donner une certaine image.

En réalité, Henri ne connaissait que peu la vie du Christ et la parole de l'Evangile. Trop rapidement buté sur certains aspects de l'Eglise, il avait résolument tourné le dos à ce qu'il appelait des histoires de curé à

dormir debout. La simple conviction de Marianne fit vibrer en lui une corde qu'il croyait avoir tranchée depuis longtemps. La jeune fille lui semblait profonde et il comprit qu'il ne captait d'elle qu'une petite partie. Il compara la jolie montagnarde réservée qu'il avait connue derrière le bar de chez Jozon à un roc tranquille, aux apparences de petite fleur, qui envisage la vie avec une confiance que seule la foi en Dieu peut donner. Il se rendit compte que lui, le sémillant jeune homme capable de briller en société ou de faire vibrer une salle entière par ses chansons, était moralement bien plus fragile que cette frêle et timide Marianne.

Bien s˚r, il prétendait n'avoir pas besoin de Dieu pour vivre heureux et il se disait libéré des commandements de la Bible -il se justifiait en disant que Dieu était une invention des hommes qui avaient imaginé le paradis pour se rassurer sur leur avenir dans l'au-delà, et se consoler des misères endurées sur Terre- pourtant, lorsqu'il lui arrivait comme à tout le monde d'avoir des angoisses, il priait en cachette, honteux de n'invoquer le Seigneur qu'aux moments o˘ il avait besoin de lui. Dès que les choses s'arrangeaient, il oubliait et prétendait à nouveau ne pas croire aux sornettes des curés.

-Il ne fait pas très chaud...

La douce voix de Marianne l'avait tiré de ses pensées. Confiante, elle se serra contre lui pour se réchauffer. Pour Henri, c'était indiscutablement un premier pas de fille le rappelant à la réalité et il était disposé à saisir sa chance. Il l'embrassa avec une fougue sensuelle qui fit échapper un faible gémissement à la jeune fille. Les doigts d'Henri glissèrent sur la légère robe en s'attardant langoureusement sur les rondeurs féminines distendant la fine étoffe. Marianne était bien faite...

Elle frémit, sentant que le gars la désirait tout entière. Il était s˚r de lui, habitué à ce que les filles lui cèdent presque toujours assez rapidement. Avec dextérité, sa main ouvrit le chemisier et se faufila dans la tiédeur d'une poitrine de Vénus. Un léger soupir rauque s'échappa de la gorge de Marianne. Il la renversa sur le dos, dans les enivrants effluves du foin, et la couvrit de baisers dans le cou, sur son visage, sur ses lèvres br˚lantes... La respiration haletante de la jeune fille dénotait le désir montant en elle. Henri était s˚r qu'elle allait se donner à lui. Mais Marianne se reprit. Elle le repoussa gentiment.

-Non... Il ne vaut mieux pas.

-Pourquoi? Tu ne veux pas?

-Si, je voudrais bien être à toi. Mais je ne te connais que peu, dans le fond...

-Mais tu m'as dit qu'il y a quatre ans que tu attends que je te prenne dans mes bras...

-Oui, c'est vrai... J'ai attendu longtemps que tu te décides et tu aurais la partie un peu trop belle de m'avoir le premier soir passé

ensemble, non?

-quelle importance?

-Je ne veux pas te céder trop vite..

Il prit un air mi-figue mi-raisin.

-Et si je te tournais définitivement le dos, pour ta façon de voir les choses?

-Alors tu ne serais pas grand-chose de bien.

-Et pourquoi donc?

-Tu comprends pas? Je ne tiens pas à me donner à toi, comme une pauvre fille. J'aimerais, n'avoir qu'un homme dans ma vie et je ne veux pas me tromper. Je ne veux pas être pour toi une simple page dans un livre.

-Tu as déjà connu des garçons, tout de même?

-Oui, bien s˚r ... Mais ce n'est jamais allé très loin. Si je te disais oui ce soir, tu serais le premier tu sais...

Une indéfinissable émotion mêlée d'incrédulité s'empara d'Henri.

-Tu as quel ‚ge?

-J'ai bientôt vingt et un ans.

-Je ne comprends pas... Tu es très belle, les garçons doivent te remarquer. Tu n'aimes pas les garçons?

-Si tu appelles "aimer" donner mon corps le premier garçon qui me plaît physiquement et je plais de la même façon, alors non, je n'aime pas les garçons. Je veux n'en aimer qu'un... un qui soit à moi pour toujours et que je ne partagerai avec personne.

-Tu n'as pas peur qu'il se sente prisonnier avec une femme de ta mentalité?

-S'il m'aime vraiment, il sera heureux de voir que je suis jalouse de lui. Je ne m'opposerai pas à ce qu'il sorte de temps en temps sans moi, avec ses copains, mais s'il en profite pour aller voir d'autres femmes, c'est qu'il ne m'aime pas. Je sais que je dois respecter la liberté de mon mari, mais je ne permettrai pas qu'il abuse de ma confiance.

-Oui... mais avant de choisir cet époux, tu n'as pas envie de t'amuser un peu? de profiter de la vie?

-Si, comme beaucoup, tu appelles "profiter de la vie" coucher avec les garçons qui me plaisent sans me soucier du lendemain, je dis non, bien s˚r!

Pourquoi coucher avec un gars qu'on ne connaît pas? Pour se faire plaisir sur le moment?

Et après, que reste-t-il? Rien! sinon un endurcissement un peu plus fort à chaque aventure dans lesquelles on br˚le pour rien un peu de nous.

même... L'amour qu'un garçon ou une fille a dans son coeur est une chose trop belle et trop fragile pour se permettre de jouer avec. Faut-il être inconscient, comme beaucoup de jeunes de notre génération, pour ne penser qu'à tirer de son corps un plaisir physique finissant par effacer les sentiments. Je crois très fort que faire l'amour ne peut être qu'un sommet entre deux personnes qui s'aiment profondément. Et on ne peut découvrir qu'on s'aime profondément du jour au lendemain. Il ne faut surtout pas commencer nos relations dans un lit. D'ailleurs, je peux constater que mes camarades qui mènent une vie plus libérale que moi, en se croyant émancipées par des petits comprimés de pharmacie, ont beaucoup de problèmes moraux découlant, sans qu'elles s'en rendent toujours compte, de leur mode de vie...

-Apparemment, je suis une frustrée volontaire, mais le jour o˘ je serai s˚re d'avoir trouvé l'homme de ma vie, ma joie sera sans comparaison avec ces relations faciles et irresponsables que mes amies ont avec les garçons. C'est pour cela que je te dis que si tu veux seulement t'amuser avec moi, passe vite ton chemin.

-Je ne veux pas m'amuser avec toi.

Henri avait répondu presque inconsciemment, stupéfait par le pénétrant discours de Marianne. Il n'aurait pas cru que des filles comme elle puissent se rencontrer en 1980.

-Tu ne dis rien?

-Non, ... je pense à tout ce que tu viens de me dire.

-Il y a quelque chose qui t'ennuie?

-Non.

-Alors pourquoi tu es tout songeur?

Les mots sortirent tout seuls et il lui sembla que ce n'était pas lui qui parlait.

-Parce que je pense que tu es merveilleuse...

Elle lui donna un tout petit baiser.

-Moi aussi, je pense que tu es merveilleux. Et je suis bien avec toi.

Tu sais, j'aimerais beaucoup te découvrir car tu es... comment dire... un peu mystérieux.

Ils restèrent longtemps enlacés.

-Il faut rentrer maintenant, dit-elle enfin. Mes parents Vont s'inquiéter.

Il l'aida à se relever.

Sur le chemin du retour ils ne parlèrent pas beaucoup, mais ils s'embrassèrent souvent, comme deux gamins heureux. Peut-être Henri n'avait-il jamais connu de soirée si pure et si belle, lui qui avait toujours redouté de perdre son temps à discuter avec des filles sans passer aux actes.

Devant sa maison, elle lui dit tendrement bonsoir, et Henri rentra seul au Terrier du Renard. L'image de Marianne dansait dans son esprit. Il gardait sur les lèvres le go˚t sauvage de son dernier baiser. Il prit un léger repas dans la cuisine et monta se coucher sans éveiller la maisonnée.

Dans son lit, avec la fenêtre ouverte, il ne put s'endormir tout de suite... quelle journée! Il s'en était passé des choses! Le meurtre, le Capitaine soupçonné, puis innocenté... Tout le déroulement des événements qui s'étaient succédé depuis le matin repassa dans son esprit.

Une chose le perturbait. Il se demanda une fois de plus quel Pouvait bien être ce fameux plan; l'aspect de relique qu'il avait trouvé dans le Portefeuille de Bresle. Ce plan était gravé dans sa mémoire et il revoyait mentalement toutes les indications notées dessus: Le Clozon, la frontière, le Clou, l'arbre fourchu, le paquet...

Il décida d'aller voir sur place le lendemain dès l'aube. Il réfléchit encore en Songeant à Bresle. Cet homme avait quelque chose de bizarre.

Pourquoi, alors qu'il était encore sous le choc de la mort de son ami, s'était-il brusquement intéressé au Capitaine quand celui-ci avait parlé

des maquis? Et pourquoi s'était-il tout aussi brusquement refermé sur sa tristesse? Henri était s˚r que

le Lyonnais cachait quelque chose d'important.

C'était même peut-être la raison pour laquelle il était venu au Clozon avec son ami. Tout cela était louche. Oui, il fallait aller au Clou, pour voir...

Le sommeil, qui commençait à alourdir ses paupières, ramena insensiblement sa Pensée auprès de Marianne. Il se sentit tout à coup plus heureux, songeait déjà à leur prochaine rencontre. Si la jeune fille avait eu un comportement plus léger, il n'aurait certainement pas autant désiré

la revoir. Il ressentait l'attitude de Marianne à son égard comme une leçon qu'elle lui avait, involontairement donnée. Le sentiment qui éteignajt son coeur était un indéfinissable mélange de tendresse et de désir, mais aussi de respect et d'estime.

Il coula dans une demi-torpeur, à mi-chemin entre le sommeil et la conscience, en cet état o˘ on sait plus si on rêve ou si on est éveillé, o˘

les choses les plus différentes se superposent en d'irréelles correspondances. Il imagina le corps de Marianne que ses mains avaient caressé à travers la légère étoffe. Et la jeune fille se dévêtit. Il la vit toute nue avec pour seul habit sa blonde chevelure bouclée, allumée de reflets étoilés. Comme elle était belle! Sa taille fine et ses cuisses rondes ruisselaient de lumière, comme si des gouttelettes de rosée glissaient sur sa peau en jouant avec les astres...

La vision s'embruma, et sans qu'Henri le perç˚t bien nettement, l'image se transforma... Les boucles de cheveux aux mille reflets se figèrent en une scintillante blancheur. Le visage s'effaça pour ne subsister qu'en ombres indécises. La gracieuse silhouette s'était transformée en une montagne au sommet enneigé, aussi élancée et majestueuse que le mont Cervin. Dans son demi-rêve, le jeune homme admirait ces lignes pures se découpant sur un ciel bleu, aussi nettes que les carreaux d'un vitrail. Depuis toujours, Henri aimait les montagnes. Parmi celles qu'il avait escaladées s'en trouvaient de réputées, et il connaissait la valeur d'un sommet. Avant de se lancer à l'assaut d'une cime, il l'étudiait de loin, pendant des jours, en l'examinant d'un oeil amoureux. Beaucoup d'alpinistes ont l'habitude d'agir ainsi. Ensuite c'est l'escalade proprement dite, avec la découverte de ses merveilles et la parade des emb˚ches, les secretS qu'il faut percer pour trouver le passage menant au sommet. Après ce long tête-à-tête au cour duquel sont échangées beaucoup de choses échappant au commun des mortels, l'arrivée au sommet devient un moment d'une incommensurable intensité. Il faut avoir eu cette longue explication avec la montagne pour apprécier pleinement le moment o˘ on pose le pied sur sa plus haute pierre. quand Henri parvenait au sommet d'une montagne, ce n'était pas un sentiment de possession qui envahissait son coeur. C'était plutôt un sentiment de mariage, de complicité même.

Pourtant la montagne est loin d'être une douce convoitée et la mort conclut parfois le flirt de ses prétendants. Il ne serait jamais venu à

l'idée d'Henri de se faire déposer sur un sommet par une de ces machines volantes qui donnent à l'homme l'illusion de contrôler le monde. Bien s˚r, il serait apparemment arrivé au même résultat que par une longue escalade mais tout le charme de la conquête en aurait été piétiné. Il n'aurait alors dominé qu'un tas de cailloux effacé par la mécanique des hommes en appuyant sur un bouton.

Dans son demi-sommeil, l'image de la montagne se transforma à nouveau pour redevenir Marianne... une Marianne toute désirable... toute vulnérable... Il s'endormit enfin pour de bon en rêvant que la jeune fille était comme la montagne, et qu'il ne fallait pas commencer par lui prendre ce qu'elle a de plus attrayant en dénigrant tout ce qui la soutient et la protège.

trésor de guerre

Il faisait à peine jour. L'air était frais, sans la moindre brume.

Henri frissonna. Cette aurore au fond presque vif contrastait avec la douceur de la précédente soirée. Les caprices de la montagne ne s'expliquent pas toujours. Il remonta la Morge. En cet endroit, la frontière était délimitée par le lit du torrent. Plus haut, elle faisait un angle droit pour monter directement à travers le pré du Clou. Cet alpage était un magnifique p‚turage parsemé de mélèzes et de blocs rocheux détachés au fil des siècles de la paroi surplombant le versant herbeux.

D'après ce qu'Henri avait en mémoire du plan, l'arbre fourchu en question aurait d˚ se trouver plutôt vers le bas du pré, le long de la Morge, sur le sol français. Il ratissa tout le Clou de long en large et de haut en bas.

Pas d'arbre fourchu... Il remarqua bien un jeune mélèze dont le tronc se divisait en deux branches verticales mais cet arbre, trop jeune, ne pouvait être celui du plan.

Henri estima qu'à l'époque ou le croquis qu'il avait eu dans les mains avait été dessiné, ce mélèze ne devait pas constituer un point de repère très caractéristique. En revanche il se rendit compte que de nombreuses souches parsemaient la p‚ture. Certaines étaient visiblement celles d'arbres fraîchement coupés. D'autres, noircies, piquetées par les insectes et les vers de bois, dataient de plusieurs années. Il n'échappa pas au jeune homme que le sol, autour de certaines d'entre elles, avait été

profondément labouré. En examinant de plus près, il s'aperçut que la terre, encore humide et collante, venait d'être retournée. Il ne faisait aucun doute que ce travail de fouisseur avait été exécuté avec une pioche, pas plus tard que la veille ou l'avant-veille.

Pensif, Henri s'assit sur une souche. Il n'eut pas besoin de réfléchir longtemps pour aboutir à une conclusion évidente: les deux soi-disant Lyonnais étaient venus au Clozon avec un plan pour retrouver un paquet caché au pied d'un arbre fourchu. D'o˘ venait ce plan? Mystère... qu'y avait-il dans le paquet? Encore mystère...

Mais une chose était s˚re: l'arbre fourchu, s'il avait existé, avait bel et bien été abattu. C'est aussi ce que les Lyonnais avaient d˚ déduire, et ils avaient donc commencé a fouiller au pied des souches en espérant que l'une d'elles serait la bonne. Malheureusement, l'histoire s'était mal terminée pour Harmat.

Henri sentait qu'il était en train de fourrer son nez dans une drôle d'affaire. que faire? Malgré son envie d'interroger Bresle, il savait qu'il ne devait pas le faire. Après tout, il ignorait quel genre d'homme c'était.

Il était évident qu'il cachait son jeu. Henri décida donc de mener une enquête discrète. Le Lyonnais allait certainement reprendre ses recherches.

Il fallait donc se dépêcher d'agir avant qu'il ne trouve ce fameux paquet.

Mais se dépêcher comment? Fouiller toutes les autres souches? Il ne valait mieux pas que Bresle le surprit en plein travail, car il aurait pu avoir une réaction imprévisible.

Le jeune gars réfléchissait intensément. Et si Harmat et Bresle l'avaient déjà trouvé, ce paquet? Et que pour une raison ou pour une autre, ils se soient ensuite disputés et même battus? Et si c'était Bresle lui-même, l'assassin d'Harmat? Et qu'il ait ensuite joué la comédie? Non... Il fallait écarter toutes ces hypothèses et agir comme si le paquet n'avait pas encore été trouvé. Mais comment découvrir rapidement l'emplacement de l'arbre fourchu?

Henri se frappa le front. Mais oui! Il existait un homme qui savait tout ce qui se passait dans la montagne. Et un arbre fourchu, ça se remarque! Surtout si cet arbre est un mélèze comme c'était très certainement le cas. Cet homme, le mieux placé pour remarquer une telle chose, pour dire si oui ou non il y avait eu dans les vingt dernières années un mélèze fourchu au Clou, c'était... le Capitaine en personne!

Henri dévala comme un fou jusqu'au Clozon. Il arriva juste à temps pour assister au lever du Capitaine. C'était un spectacle qui valait la peine d'être vu. Le Vieux avait dormi sans quitter son béret! Sous son couvre-chef enfoncé sur sa tête comme une cloche à fromage, des mèches de cheveux gris dépassaient comme des herbes folles. Il ressemblait à un terrifiant génie sorti d'une marmite de sorcière, d'autant plus que ses yeux bouffis de sommeil sous d'épais sourcils en bataille lui donnaient un faciès d'ours des cavernes.

-Le café est prêt, mon petit lapin, prévint gentiment Francine.

Le "petit lapin" répondit d'une voix grave rappelant un moteur diesel tournant au ralenti, en échappement libre, dans une cathédrale.

-Je n'veux pas d'café! J'mangerai simplement un bout d'pain et d'fromage! Avec p't-êt'ben aussi deux ou trois canons d'rouge!

-Tu pourrais au moins me dire bonjour! fit Francine en tendant affectueusement sa joue.

Le Vieux ignora le visage proposé à ses redoutables caresses.

-J'n'ai pas l'temps! J'ai autre chose à faire, moi... pas? Vous les femmes, y faudrait qu'on passe not'temps à vous tripoter, nom de diu!

-Hé! Non mais t'as du culot, espèce de vieu tank Si c'est toute la tendresse que tu as pour moi...

-Mais oui... mais oui... Il faut qu'j'aille voir mes bêtes, moi. O˘

est Bardot?

-Me v'là, Capitaine lança la voix bêlante de l'aide de camp.

-T'as pas vu mes tricounis?

-Non... qu'est-ce que j'en aurais fait?

-J'te d'mande pas c'que t'en aurais, J'te d'mande si tu les aS vus?

-Non.

-Comment ça s'fait qu'tu n'les as pas vus, abruti?

-O˘ veux-tu qu'j'les voye, moi?

-C'est c'que j'te d'mande~ C'est quand même pas l'Bon Dieu qui m'les a pris!

-Et qu'est-ce que le Bon Dieu a à voir avec tes godasses?

Le vieux colosse leva ses grandes mains en un geste fataliste.

-Bien s˚r ... Vous n'avez jamais rien vu... Si je vous dis ça, c'est qu'j'ai des bonnes raisons!

-Ah?

-Ouais... Une fois, j'étais allé à la messe. J'n'avais que quatre francs en poche. A la quête, j'me dis: "Si j'mets tous mes sous dans la corbeille, j'n'aurai plus rien pour boire un canon en là chez Jozon après la messe." Alors j'ai mis un iranc à la quête et j'ai gardé trois francs.

Seulement, au lieu de les remettre tout de suite dans ma poche, je les ai posés sur le banc, à côté d'moi... A la fin de la messe, je suis parti boire mon canon chez Jozon. quand y a fallu qu'je paye, j'étais fauché

comme les blés. J'avais oublié mes trois francs sur le banc de l'église!

J'dis à Jozon: "Nom de diu! Bouge pas! Je r'viens tout d'suite!" Je retourne à l'église, et sur le banc, qu'est-ce que j'vois?

-Les trois francs! répondit Bardot.

-Eh ben non! y avait plus rien!

-C'est pas vrai?

-Si! Alors j'me dis: "Ca, c'est le Bon Dieu qui m'les a pris, qui veux-tu qu'ce soit d'autre?" Je suis revenu en ça par chez nous et j'ai pris des sous pour payer Jozon. L'après-midi j'vois l'curé qui arrive en ça. Y m'dit: "qu'est-ce qu'il y a, Gabriel? Ca n'a pas l'air d'aller. "Mais si, ça va bien..." que j'lui réponds. Alors il a rigolé et pis y m'a dit:

"C'est bien d'être heureux d'avoir la visite d'un fils de Dieu..." Alors, j'l'ai bien regardé et pis j'lui ai dit: "Si t'es l'fils de Dieu, et ben fous-moi vite le camp d'par là! Ton père me doit trois francs!"

Bardot partit d'un rire chevrotant. Francine et Henri faisaient d'énormes efforts pour rester sérieux.

-Ris pas comme ça, bougre de badian! C'est pas des blagues, c'que j'te dis! C'est pour ça que j'me d'mande si c'est pas l'Bon Dieu qui m'les a pris, mes tricounis...

Francine intervint.

-Ils sont dehors, tes petits escarpins, mon chéri. Je les ai même graissés.

-Ah? Eh ben tant mieux! Ca m'évitera d'y faire moi-même.

-Tu pourrais au moins me remercier.

-Pas la peine... Un chef ne remercie pas un soldat qui obéit aux ordres.

Il sortit.

Henri et Francine se regardèrent en hochant la tête avec indulgence.

Sacré Capitaine...

-Tu montes à l'alpage avec Gaby?

-Oui.

-les gendarmes vont venir ce matin pour l'enquête. Je n'ai pas pensé

de te le dire avant. Il vaut mieux que tu restes ici pour leur faire part de tes déductions. Bresle n'est pas encore levé mais il faut qu'il reste lui aussi.

-Et le Capitaine?

-lui, il n'est pas témoin. laisse-le donc monter vers ses bêtes, sinon il va devenir encore plus bête qu'elles...

Dehors, la voix puissante héla.

-Bardot! Henri! Alors quoi? Vous vous amenez? Il est temps de monter à

l'assaut!

Bardot se précipita. Henri sortit plus calmement.

-Je reste ici, Capitaine.

-quoi? les ordres, c'est les ordres!

Francine eut toutes les peines du monde à le convaincre de laisser Henri au Terrier du Renard.

-C'est bon... Si les gendarmes viennent et qu'ils veulent te parler, tu f'ras attention à ce que tu leur diras. Moins tu leur en dis, mieux ça vaut! Mais moi, s'ils veulent me causer, y faudra qu'y viennent dans la montagne.

Il abaissa son béret sur ses sourcils froncés.

-Tu nous rejoindras quand y seront partis, pas?

-Bien s˚r, Capitaine.

-Bon alors arvi... Nous on mode! Tu viens, Bardot?

-Oui, Capitaine.

En regardant s'éloigner les deux silhouettes dépareillées, Francine sourit rêveusement, en secouant la tête.

-quelle équipe!

-Oui, quelle équipe, comme tu dis...

Henri était pensif, lui aussi. Mais pour une tout autre raison. Il allait devoir refréner son impatience pour obtenir des informations sur le fameux arbre fourchu...

Les gendarmes arrivèrent vers huit heures, accompagnés d'un homme en civil. Henri leur expliqua ce qu'il avait observé la veille. Les policiers écoutèrent sa démonstration puis ils lui posèrent quelques questions de détails, ainsi qu'à Bresle. L'homme en civil conclut lui aussi qu'Harmat avait probablement été tué par une balle perdue tirée par un braconnier.

Jonas et Francine avaient assisté silencieusement à la conversation.

Une fois les policiers partis, Jonas soupira.

-Ils savent depuis longtemps que ça braconne dans le secteur. Ils n'ont jamais pu pincer personne. Cette fois, ça a dépassé les bornes et ils vont s˚rement employer les grands moyens.

-C'est normal non? coupa Bresle d'une voix presque agressive.

-Oui, bien s˚r que c'est normal, apaisa Francine. Mais on ne sait même pas si le coup de feu a été tiré de Suisse ou de France.

-C'est une histoire dont on ne saura jamais le fin mot, prédit Henri.

Francine se tourna vers le Lyonnais.

-Le monsieur qui était avec les gendarmes a écarté l'hypothèse d'un assassinat. Vous allez pouvoir rentrer chez vous, monsieur Bresle. Tout le monde est hors de cause.

-Ce monsieur, chère madame, était un inspecteur de police en civil.

Voyez-vous, je crois que je vais rester encore quelques jours. Pour moi l'enquête n'est pas terminée et j'aimerais savoir qui a tué mon ami, même si c'était un accident.

Et aussi pour trouver ce fameux paquet ajouta mentalement Henri.

La matinée était bien avancée lorsque le jeune homme partit pour l'alpage de Sernoz. Perdu dans ses pensées, il était complètement indifférent aux splendeurs de la nature. Tout le petit monde montagnard s'était pourtant épanoui au soleil du printemps, mais il n'entendait ni les oiseaux, ni les criquets, ni les ruisselets. Il ne sentait ni la caresse du soleil, ni l'enivrant parfum épicé des petites plantes de rocaille que la rosée en s'évaporant avait mélangé à l'air pur. Il ne se laissa distraire ni par le bleu du ciel, ni par les pics vertigineux. Une seule chose comptait: rejoindre le Capitaine au plus vite.

Il se rendit à peine compte qu'il traversait le petit bois, au fond du vallon. A la sortie, il s'arrêta net, cloué sur place. Une magnifique musique parvenait à ses oreilles. Il frissonna, comme éveillé soudain. Le son du cor résonnait au loin. Les échos des montagnes faisaient chanter les notes cuivrées, les répétant sans les déformer avant de les dissoudre dans le vent. Comme c'était beau...

Henri savait que le Capitaine était en train de sonner devant son échèlème, mais le promeneur non averti aurait entendu un appel venu du fond des ‚ges... La noble voix de la trompe retentissait fièrement, en un salut que le berger de l'Alpet descendant des lointains Allobroges, adressait au Créateur.

Henri demeura là, écoutant la fanfare de son vieil ami. Il ne se remit en route que lorsque la dernière note se fut perdue dans la brise embaumée.

Peu après, il parvint à Sernoz. A travers l'alpage, les bêtes relevèrent la tête à son passage, sans cesser de m‚cher l'herbe tendre, d'un air absorbé. quelques vachettes le suivirent jusqu'au clédar. Ni le Capitaine ni Bardot n'étaient visibles devant l'échèlème, mais quand il en fut tout proche, il entendit la voix de contrebasse du Vieux qui chantait.

La porte était ouverte et il s'arrêta sur le seuil. Les deux compères étaient attablés avec un pain, un saucisson et une bouteille de vin blanc.

Plongés dans une discussion animée, ils ne s'aperçurent même pas de la venue de leur jeune ami!

-Non, Capitaine! affirmait Bardot. J'te dis que ça ne va pas comme ça.

-Pauvre petit cacaparmi! C'est une chanson qui a au moins deux cents ans! Tu n'étais pas né en c'temps-là...

-Toi non plus...

-qu'est-ce t'en sais?

-Bon, bon... Vas-y voir alors. Chante-la comme tu sais.

Le Capitaine s'empara de son quart plein et exécuta un cul sec impeccable.

-Ecoute-la bien... Je la reprends depuis le début.

Il ajusta son béret. fronça les sourcils. et attaqua:

-Dans la forêt sombre et fière Un vieux donjon solitaire Dresse ses murs du passé ruiné C'est le donjon du grand bois C'est le donjon qui a vu tant de guerres! Chiens et chevaux sur ses terres Chassent le cerf au noble son du cor!...

Il chantait bien, le Capitaine. Dans la chanson composée sur un air de chasse, sa belle voix de basse faisait passer une émotion pénétrante. Puis le rythme s'adoucit pour devenir plus mélancolique.

-Là-bas dans la nuit sombre J'entends le son du cor qui chante encore Près de la tour Au fond des bois Dans la nuit, quel doux émoi... O trompe bien-aimée, quand le soir descend sur nos vallons, A ma lèvre inspirée Retentissent les plaines et les monts... Troublante mélodie, J'entends le son du cor... Elle est finie... ecoute encore...

Henri, debout à côté de la porte, ne put s'empêcher d'applaudir. Le Capitaine se retourna.

-Ah! T'es là toi?

-Tu chantes toujours aussi bien.

Le Vieux eut une moue modeste.

-C'était juste pour montrer à Bardot qui m'soutenait que j'n'la savais pas!

-Mais...

-Tais-toi! Tu n'es qu'un tabornio!

Henri sourit. Il savait que le vieux berger ne souffrait pas qu'on déform‚t les vieilles chansons et le folklore qu'il aimait. Non seulement il chantait très bien, mais il connaissait une quantité impressionnante de chansons et de morceaux de musique. Il en avait même composé quelques-unes qui ne manquaient pas, il fallait le reconnaître, d'une certaine allure. Ne sachant pas lire, il se les remémorait toutes dans sa tête. C'était vraiment un drôle de type, ce Capitaine...

-Alors... t'as vu les gendarmes?

-Oui.

-qu'est-ce qu'y t'ont dit?

-Pas grand-chose... Ils pensent que c'est un accident... un braconnier. Jonas m'a dit qu'ils risquent de perquisitionner les maisons pour retrouver l'arme.

-Bah... Les miennes sont bien cachées. Mais il faudra que René fasse attention.

-Pourquoi?

-Il a un fusil dans son chalet... pour déguiller un chamois de temps en temps.

-Ah?

-quais. Mais ne t'en fais pas. C'n'est pas lui qui a fait le coup. Il ne chassait pas hier matin.

-Il a quoi, comme flingue?

-Une arme qui date de la guerre... un MAS 36.

-Ah? Bon.

Après un instant de silence, le Vieux reprit:

-Dis voir, ils ne t'ont pas parlé de la station?

-La station?

-Ben oui quoi... la station de ski...

Décidément elle le hantait, cette station de ski!

-Capitaine, je suis certain que ces Lyonnais n'ont rien à voir avec les sports d'hiver.

-Et pourquoi?

Henri se racla la gorge.

-Je ne peux rien prouver encore, mais avec ton aide, je devrais arriver à quelque chose.

Le Vieux le considéra d'un air ahuri. Bardot ne comprenait visiblement rien lui non plus. Henri poursuivit sur sa lancée.

-Dis-moi, Capitaine, est-ce que tu te souviens s'il y avait un arbre fourchu au Clou, autrefois?

-Un arbre fourchu? Au Clou?

-Oui... Un mélèze, certainement.

Le Capitaine n'hésita presque pas.

-Bien s˚r qu'il yen avait un! Même que c'est moi qui l'ai abattu y a deux ou trois ans en arrière. La foudre l'avait frappé et il avait séché.

quand j'l'ai coupé, il était déjà ch‚bli.

Un silence de plomb figea l'intérieur du chalet. Le Vieux s'était rendu compte de l'impact de ses paroles sur Henri.

-Pourquoi tu me demandes ça?

Le jeune homme raconta alors comment il avait trouvé le billet dans le portefeuille de Bresle et les constatations qu'il avait faites ensuite sur le terrain. Le Capitaine et Bardot écoutèrent sans interrompre.

-qu'en penses-tu? demanda Henri à la fin du récit.

Gabriel Vionnaz prit un air sévère.

-C'n'est pas bien de fouiller dans les affaires des gens!

-Mais on va quand même aller jeter un coup d'oeil. J'me rappelle bien o˘ qu'est la souche... Bardot?

-Oui, Capitaine.

-Prends une pelle et une pioche!

-Oui, Capitaine.

-Il était o˘ exactement, ce fameux mélèze?

-En là par le bas du Clou, presque au fond de la Marge, sur un petit murger.

-Un murger?

-Ouais... un tas de cailloux, si tu préfères...

Les trois amis se mirent en route, le Capitaine en tête. Bardot suivait avec la pelle et Henri fermait la marche en portant la pioche.

-quand tu as coupé cet arbre, Capitaine, tu n'as rien remarqué de particulier à son pied?

-Non... La seule chose que j'peux te dire, c'est qu'il a été foudroyé

une nuit par un orage terrible! Le bois était perdu pour la vente. J'l'ai donc débité pour le br˚ler dans ma cheminée.

Ils descendirent jusqu'au fond de la Morge, puis le Capitaine obliqua résolument vers l'amont. Bientôt il tendit son doigt pour désigner une sorte de monticule.

-C'est là...

Les pierres avaient été amoncelées par le torrent qui les avait arrachées à la montagne au cours des temps. De la terre s'était incrustée entre elles, et les herbes vivaces recouvraient le murger comme une chevelure. Il fallut les écarter pour retrouver la souche.

-J'ai l'habitude de couper un arbre le plus bas possible, expliqua le Capitaine. Je n'suis pas comme ces lourans qui laissent des souches d'un mètre!

Le vieux tronc fut enfin dégagé. Il fallait vraiment savoir qu'il était là pour venir l'y chercher... Le temps l'avait fait devenir gris, mais il n'était pas encore pourri. Les trois amis le considérèrent songeusement. Ce fut le Capitaine qui secoua les deux autres.

-qu'est-ce que vous attendez pour creuser?

Henri se décida. A l'aide de sa pioche, il déchaussa facilement les pierres du sol et Bardot les écartait au fur et à mesure. On n'eut pas besoin de creuser longtemps pour faire une première découverte. La pioche mit au jour des fragments d'une curieuse matière ressemblant à des petits morceaux d'écorce. En examinant de plus près, Henri vit qu'il s'agissait de restes de vieux cuir désagrégé.

Il creusa encore avec plus de précaution. Le sol était pratiquement sec. Un juron lui échappa, quelque chose brillait au fond du trou. Il s'agenouilla et continua à creuser avec ses mains. Il eut bientôt dégagé un lourd crucifix d'une cinquantaine de centimètres qu'il remonta au grand jour.

La stupéfaction était générale. La croix était en or massif incrusté

de rubis et d'émeraudes. Bien que souillée, elle n'avait apparemment pas souffert de son séjour dans la terre. Elle devait valoir une fortune!

Le Capitaine la prit à son tour dans ses grandes mains et la contempla en p‚lissant. Embuée d'émotion, sa voix s'éleva, incrédule. "

-La croix de Saint-Maurice! C'est pas possible au monde!

Bardot ne réagit pas, hypnotisé par l'éclat des pierres précieuses.

Henri se ressaisit.

-La croix de Saint-Maurice?

-Oui... celle que les Allemands ont prise en 44.

-Je ne comprends pas.

-Y a rien à comprendre, nom de diu! fit le Capitaine en redevenant lui-même. Les Allemands ont volé cette croix à l'église de Saint-Maurice et on n'l'avait jamais revue. J'la reconnais bien, va. Ca en a assez causé, de cette croix! J'me demande bien ce qu'elle faisait là. Creuse voir encore, des fois qu'elle serait pas toute seule...

Non, elle n'était pas toute seule. Henri mit encore au jour un cylindre métallique d'une trentaine de centimètres de long et d'une quarantaine de millimètres de diamètre.

-Donne! ordonna le Vieux.

Il examina l'objet en le retournant entre ses énormes doigts aux ongles noirs.

-C'est une douille d'obus antiaérien, déclara-t-il enfin. Elle est pleine de terre.

-Montre-la-moi, supplia Bardot.

-Tiens! Tu pourras t'en servir comme gobelet! Cui-là, au moins, tu n'le casseras pas!

-C'est lourd!

-Bien s˚r qu'c'est lourd, bougre de guedan. C'est du laiton... Si y avait l'obus avec, et pis la charge de poudre, ça s'rait encore bien plus lourd... Evidemment, à toi, tout te paraît drôle! Tu n'as jamais rien vu!

Henri continuait à fouiller sans prêter attention à la conversation de ses amis. Le Capitaine surveillait ses investigations d'un oeil attentif.

pourtant, ce fut au tour de Bardot de faire une découverte.

-Regardez!

Henri et Gabriel se retournèrent. A la main du petit homme pendaient un collier de perles et une montre de gousset.

-O˘ qu't'as trouvé ça?

-Dans la douille... J'ai voulu la vider de la terre qu'elle contenait, avec mon couteau. La terre est tombée, et ça avec.

-Sacré nom de diu!

Le Vieux examina les objets.

-Je n'peux pas dire si les perles sont vraies fausses, mais c'qui y a d's˚r, c'est qu'la montre est en or.

-Oh, tu sais, Capitaine, fit Henri avec une moue, si les perles étaient fausses, on ne les aurait s˚rement pas planquées de cette façon.

-T'as raison. Fouille encore, petiot.

Mais Henri ne trouva plus rien. Le Vieux était devenu encore plus sombre que d'habitude.

-Bon... ça va... On rentre à notre échèlème Pour tenir un conseil de guerre. A partir de maintenant, on est en état d'alerte! Henri, rebouche le trou. Toi Bardot, qui as des grandes poches, planque le collier, la douille et la montre. Moi je me charge de la croix. Ne moisissons pas ici.

Ils repartirent comme ils étaient venus. Pas un seul mot ne fut échangé jusqu'au chalet. quand ils furent entrés, le Vieux ferma la porte et les volets, puis il alluma une lampe à pétrole.

-Bigre' C'est l'état de siège, plaisanta Henri.

-N'rigole pas, gamin. C'n'est pas l'moment que quelqu'un vienne fourrer son nez dans nos affaires, pas?

Il rejeta son béret en arrière et essuya son front d'un revers de manche.

-Bon... On va analyser la situation. Mais avant, on va boire un bon canon Pour se remettre d'aplomb. Alignez tout sur la table.

La montre, la croix, le collier et la douille furent disposés comme sur un étal.

-Bon... Maintenant, Bardot, débouche une bouteille. Henri, rince les verres dans le baquet.

Il donnait des ordres à la façon d'un officier de vaisseau commandant une manoeuvre. Un "clouc" sonore retentit, comme une salve. Les trois verres furent emplis et on trinqua sombrement.

-A l'éclaircie de cette sombre affaire, jeta le Vieux, l'oeil noir.

-Oui, on aimerait bien y voir clair, renchérit Henri.

-C'est p't-êt'ben nous qu'on est pas clair, hasarda Bardot.

-Bougre de pasquatin! On en a vu d'autres, pas? N'oublie pas que j'étais un maquisard, moi, dans l'temps... un vrai guerrier! Pas comme ces pandours qui ont pris le maquis quand les Allemands étaient déjà partis, et qui se baladaient en se pavanant avec des brassards tricolores!

Henri examina la montre. Le verre n'était même pas cassé. Elle marquait neuf heures trente-sept. La chaîne de gros maillons était très belle, elle aussi.

-Tiens... il y a des initiales derrière... A. D.

-Nom de diu! s'exclama le Vieux, t'es s˚r?

-Oui, regarde...

Le Capitaine ne savait pas lire couramment, mais il parvenait à

reconnaître les lettres.

-C'est vrai... Foi de diu! C'est pas possible au monde!

Visiblement bouleversé, il se découvrit solennellement.

-Mes enfants, cette montre a appartenu à Arthur Derivaz, fusillé par les Allemands le 26 ao˚t 1944. Arthur était un vrai résistant! C'était le père de René.

-On commence à y voir un peu plus clair remarqua calmement Henri. Je suis à peu près certain qu'on a retrouvé le trésor de guerre d'un militaire allemand qui a pillé la région...

-Mais comment ça se fait que les Lyonnais soient mêlés à cette histoire? demanda Bardot.

-Ca, mon vieux, je n'en sais rien du tout, répondit Henri. Tout ce qu'on peut faire pour l'instant est de rendre à René la montre de son père.

Le Capitaine leva une main apaisante.

-Tout doux, petiot... On a ben l'temps d'lui en causer, au René. Moi, c'est plutôt le Lyonnais qui m'intéresse. On va le faire parler.

-qui, mais comment?

Une fois de plus, le Capitaine fut irrésistible.

-C'est pas dur: on va le capturer!

-quoi?

-quais... N't'en fais pas. A partir de maintenant, je prends la situation en main. Toi et Bardot vous n'avez plus qu'à obéir aux ordres.

Le jeune homme en resta complètement ébahi.

-Ah? Bon, bon... Comme tu voudras...

Bardot, en subalterne habitué au meilleur comme au pire de la part de son chef, n'avait pas bronché.

Déjà le Capitaine exposait son plan. Il était simple.

-C'est pas loin de midi... Notre homme va sans doute dîner à

l'auberge. Nous on va faire pareil ici. Y a du pain, du reblochon, du saucisson, et pis on peut même encore se faire une omelette aux oignons. On va casser une bonne cro˚te, pas?.. Ensuite, l'ennemi va revenir au Clou pour continuer ses recherches puisqu'il ne sait pas qu'on a trouvé le paquet. Il va se remettre à creuser autour des souches. Nous, on ira le cueillir en plein travail. Et là, y faudra bien qu'y nous donne une explication... Vous m'avez compris?

-Il me semble que c'est en effet un bon plan, reconnut Henri qui se piquait au jeu.

Bardot, pour sa part, devait sentir que ce n'était pas le moment de faire des remarques et il se tint coi.

-qu'est-ce qu'on va faire de toutes ces choses? interrogea le jeune homme.

Le Vieux parut sincèrement étonné.

-En voilà une question bête! On va rendre la croix au curé de Saint-Maurice et la montre à René, pas? Si personne réclame le collier, on verra bien!

Les trois amis avalèrent un solide casse-cro˚te qui ne fit pas mentir le vieil adage prétendant que les émotions creusent. Après quoi, le Capitaine enfila de vieux houseaux de cavalier, autour de ses jambes de grosses guêtres de cuir. Il endossa une vieille veste de garde forestier dessus laquelle il sangla un large ceinturon.

-C'est pour impressionner l'ennemi, marqua-t-il d'un air terrible.

Sa tenue complétée par son béret, sa barbe de quatre jours et ses énormes souliers aux tricounis agressifs en aurait effectivement impressionné plus d'un.

-Il ne te manque plus que ton cor de chasse, bredouilla Bardot qui avait peut-être bu un coup de trop.

Le Vieux le rappela à l'ordre en s'emparant d'une formidable trique.

-C'n'est p't-êt'pas la peine de prendre des armes à feu, mais y n'vaut mieux pas y aller les mains vides.

Bardot s'arma d'une hachette. Henri n'emporta rien. La tournure que prenaient les événements l'amusait dans le fond. Il sentait qu'il allait y avoir du sport. Le Capitaine se racla la gorge.

-Bon... On va donner l'assaut. Henri, c'est toi qui cours le plus vite des trois. S'il essaie de se tailler, c'est à toi de le courater et de lui plonger dans les pattes, compris?

-Oui, Capitaine.

-Bon... Bardot, tu n'attaques pas sans mon ordre, vu?

-Oui, Capitaine.

-Bien... On y va?

-On y va.

-On y va.

Le Capitaine partit devant. Bardot le suivait d'une démarche légèrement déréglée par un début d'ébriété. Le Vieux se sentait ragaillardi tout à coup. Dans son esprit de vieil original vivant un peu dans ses souvenirs, l'action présente faisait resurgir le passé. C'était comme un vrai maquisard qu'il s'apprêtait à faire un coup de force. Le Capitaine ne connaissait pas d'autre loi que la sienne, et ce jour-là, en marchant vers le Clou d'un pas décidé, c'était toute la détermination d'un homme droit et entier qui s'exprimait à chacune de ses enjambées.

Ils parvinrent avec précaution aux abords du Clou en venant par le fond de la Morge. La fonte des derniers névés, plus haut dans la montagne, alimentait le torrent d'une eau verte qui bondissait de pierre en pierre en laissant échapper de vivifiants embruns dans la chaleur de l'après-midi.

Les petites cascades semblaient diluer des émeraudes. Soudain, ils aperçurent Bresle qui piochait avec ardeur à une centaine de mètres. Tout à

son travail, avec le bruit de la Morge, il ne les vit pas.

Le Vieux n'hésita pas une seconde. Il s'avança carrément sur le Lyonnais de sa démarche pesante. De chaque côté de lui, Henri et Bardot, légèrement en retrait, le suivaient à la même allure tranquille. A trente mètres, le Lyonnais les vit enfin, et contint admirablement sa réaction.

-Vous cherchez des truffes? interrogea le Capitaine. Vous savez, c'n'est pas tant l'pays en ça par nos vallons.

Abassourdi, l'autre ne répondit pas. La voix du Capitaine devint lugubre.

-A moins qu'vous n'creusiez votre tombe.

Ils avançaient toujours, calmes et décidés. Le Lyonnais avait p‚li.

Conscient de son impact, le Capitaine se laissait prendre au feu de l'action.

-Vous êtes notre prisonnier!...

Un sourire crispé plissa le visage livide de Bresle.

-Vous êtes un bon comédien... Si je ne vous connaissais pas, j'aurais sans doute très peur.

Le Capitaine s'arrêta, très droit. La moitié supérieure de son visage tanné était noyée dans l'ombre de son immense béret noir. La boucle de son ceinturon flamboyait aux reflets du soleil.

-C'n'est plus la peine de creuser. On a trouvé nous-mêmes le paquet, sous l'arbre fourchu!

C'en était trop. Les yeux du Lyonnais s'agrandirent.

-Vous... vous mentez!

Perdant son sang-froid, il leva sa pelle en poussant un cri menaçant.

Mais prompte comme l'éclair, la trique en frappa le manche. L'homme en fut déséquilibré. Une formidable gifle l'envoya rouler à terre.

Henri n'avait pas eu le temps d'intervenir.

Toujours aussi calme, le Capitaine prit ses amis à témoin.

-Vous avez vu l'vieux? Il est pas encore pourri, hein?

B‚ton levé, il posa le pied sur la pelle et toisa le Lyonnais qui essayait de se relever, tout étourdi.

-Vous êtes foutu. On a tout trouvé. Vous n'faites pas la maille avec des montagnards comme nous! Yen a encore, vous savez, des hommes terribles dans nos vallons.

Sa voix claqua comme un coup de fouet.

-Levez-vous! vous êtes prisonnier!

Henri se mordit les lèvres pour ne pas rire. Le Capitaine était impayable... L'homme, quant à lui, avait l'air terrifié.

-Je n'ai rien fait de mal... je... je vous jure...

-Ca on n'en sait rien! coupa le Vieux. Et pis d'abord, pourquoi que vous creusez comme ça, hmmm?

-D'après ce que vous venez de m'en dire, vouS avez l'air d'en savoir autant que moi là-dessus.

-Je vous ai posé une question! aboya le Vieux d'une voix dure.

-C'est... c'est une longue histoire... Vous avez trouvé le paquet, sous l'arbre fourchu?

-Puisqu'on vous y dit!

L'homme sembla retrouver une partie de son assurance.

-Je veux le voir pour le croire.

-Bon, soit... Vous allez venir avec nous jusqu'à mon échèlème. On vous montrera. En route!

On remonta à l'alpage sans dire un mot. Henri surveillait le Lyonnais, mais celui-ci n'avait pas l'air de songer à s'enfuir. Il marchait dans un état second, comme quelqu'un de commotionné. Bardot restait impénétrable et le Vieux avait l'air de trouver cela aussi normal qu'une cueillette de champignons.

-Il faisait sombre dans l'antre du Capitaine. Le maître des lieux, comme précédemment, ferma la porte à clef et alluma la lampe à pétrole.

-Oh! C'est donc vrai!

Le regard du Lyonnais était tombé sur la table o˘ les objets précieux étaient déposés et il ne pouvait s'en détacher, comme hypnotisé. Hésitante, sa main se tendit et s'empara de la croix.

-Tout cela a une valeur inestimable...

Il tourna vers les trois hommes des yeux perdus.

-Mais comment... comment? Je ne comprends pas... je... je ne me sens pas bien...

Il s'assit à la façon d'un automate en tenant le crucifix comme un jouet. La voix de contrebasse du Vieux aéra l'atmosphère tendue.

-Bardot, sers-lui un coup de gnole. Ca le remettra d'aplomb.

Puis il prit la croix des mains tremblantes et la reposa sur la table: Bresle, hébété, avala son verre de marc de Savoie comme de l'eau de source.

-Bon... Maintenant, y faut nous expliquer tout ça, pas?

-Oui... De toute façon, c'est perdu pour moi. Je vais tout vous raconter. Vous avez trouvé tout ça quand?

-Ce matin...

-Ce matin?

Il resta un instant plongé dans une réflexion stupéfaite, puis il pointa vers Henri un doigt accusateur.

-J'ai compris! C'est vous qui avez regardé le plan dans mon portefeuille, hier...

Son regard avait une telle expression qu'Henri ne trouva pas l'aplomb de nier. Il hocha donc lentement la tête. Bresle soupira, fataliste.

-Oui bien s˚r... j'aurais d˚ m'en douter. quel ‚ne j'ai été de laisser mon portefeuille dans les lavabos!

-On vous écoute! intima sèchement le Vieux.

Alors Bresle parla, d'une voix fatiguée... comme un ballon qui se dégonfle.

-Dans le fond, je n'ai rien à me reprocher, mais tant pis... Tout a commencé il y a deux semaines. J'avais accompagné François, mon ami, rendre visite à son oncle qui était paralysé des jambes depuis la fin de la guerre. Ces derniers temps, il souffrait de graves troubles cardiaques et il était hospitalisé. François était sa seule famille. Moi-même je connaissais bien son oncle. Il avait fait le maquis pendant la guerre.

Juste après l'armistice, un accident de la route l'avait laissé infirme. Il touchait une assez bonne pension et il était à l'abri du besoin. Ce jour-là

donc, François et moi nous nous étions rendus à son chevet à l'hôpital. Il n'avait pas l'air bien du tout. Nous avons parlé un petit moment en prenant garde de ne pas trop le fatiguer. Soudain, il nous a dit qu'il se sentait mal. François lui a demandé s'il voulait qu'on appelle l'infirmière, mais il a répondu que le malaise était déjà passé. "Ca va mieux, a dit l'oncle à

son neveu, mais il faut que je te dise quelque chose de très important. -Il vaut mieux que je m'en aille, sans doute? proposai-je poliment. -Non, non... Vous pouvez rester. -Eh bien vas-y, je t'écoute", a invité François.

Alors le vieillard nous a raconté cette histoire:

"Il y a trente-cinq ans, j'étais dans le maquis, et j'ai participé à

la libération d'un village de Haute-Savoie. Ce village s'appelle Le Clozon.

Il est situé à proximité de la frontière suisse. Nous autres les maquisards, nous avons attaqué les Allemands qui étaient dans le village.

Ils se sont repliés pour tenter de se réfugier en Suisse. Nous les avons poursuivis à travers les montagnes. A un moment donné je me suis retrouvé

seul au fond d'un torrent, face à face avec un soldat allemand. J'ai été le plus rapide et c'est moi qui l'ai tué. Il avait une grosse sacoche de cuir en bandoulière. Je suis resté caché quelques minutes. Le bruit de la fusillade s'éloignait dans la montagne. J'étais donc seul derrière la bataille. Alors je suis sorti prudemment à découvert et je me suis avancé

vers le mort. J'ai ouvert la sacoche. Dedans il y avait une croix en or sertie de pierres précieuses, un collier de perles, une montre en or et une douille d'obus de petit calibre. J'ai regardé autour de moi... Personne.

J'ai eu alors une idée malhonnête. A proximité, j'ai repéré un mélèze fourchu. Je n'ai eu qu'à remuer quelques pierres à son pied pour enterrer la sacoche. Je me suis promis de revenir la chercher plus tard pour profiter seul du magot.

Le temps a passé. La guerre s'est terminée, mais avant d'avoir le temps de retourner en Savoie, j'ai eu un accident de la route qui m'a fait faire un an d'hôpital. J'en suis sorti dans un fauteuil roulant, incapable de marcher et encore moins d'aller chercher la sacoche dans la montagne. Je n'osais pas en parler à quiconque, car d'une part, je ne voulais pas dévoiler ma malhonnêteté, et d'autre part, j'avais peur qu'on aille me voler. Maintenant, je sens que ma fin est proche. Je voudrais réparer le mal que j'ai fait. Alors toi, mon neveu, va là-haut en Savoie et tu restitueras ces objets précieux au curé du village en lui expliquant toute la vérité. Dans ma maison, sur le plus haut rayon de ma bibliothèque, il y a un livre relié de cuir. Entre ses pages, tu trouveras un plan que j'ai dessiné il y a longtemps. Il n'est pas à l'échelle mais il te sera précieux pour retrouver la sacoche." Presque tout de suite après, l'oncle de François a été pris d'un nouveau malaise. Nous avons sonné l'infirmière, mais quand elle est arrivée, c'était trop tard. Le coeur avait l‚ché...

-Sacré nom de diu! ponctua le Capitaine.

Bresle reprit d'une voix lasse, presque indifférente:

-Mais ce n'est pas tout. Vous vous demandez pourquoi nous voulions agir en cachette, n'est-ce pas? Eh bien je vais vous expliquer.

\ -J'allais vous poser la question, effectivement reconnut Henri.

Le ton avait évolué. Bresle donnait l'impression de se confesser plutôt que de répondre à un interrogatoire.

-Une fois les obsèques de l'oncle accomplies, j'ai eu une conversation avec François. "Ecoute, m'a-t-il dit, ça fait trente-cinq ans que ce micmac s'est déroulé. On va aller dans cette foutue montagne et on va garder le magot pour nouS." Je me suis laissé convaincre. Nous sommes arrivés l'autre jour... VouS connaissez la suite, avec cette balle perdue...

-Est-ce vrai que vous travaillez pour une fabrique d'appareils ménagers? demanda Henri.

Bresle eut un pauvre sourire.

-Oui, c'est exact... Mais je préfère ne pas en parler. Je mène une existence de minus.

Un indéfinissable accent de sincérité imprégnait ces paroles.

-Mais il y a une chose que j'aimerais savoir...

-Allez-y, encouragea le Capitaine.

-Comment avez-vous trouvé l'arbre fourchu?

-J'l'ai coupé moi-même. La foudre l'avait frappé une nuit o˘ tous les diables étaient sortis des enfers. Heureusement d'ailleurs. Sinon le curé

de Saint-Maurice aurait marqué pour de bon sur son carnet. "Perdu, point de recherches!"

-qu'allez-vous en faire, maintenant, de tous ces objets?

Le Vieux le regarda bien en face en haussant les épaules.

-Mon pauvre toi! qu'est-ce que tu veux bien qu'on en fasse, hein? On va rendre tout ça à qui ça appartient et pis t'iras te faire pendre ailleurs. Tu demanderas pardon au Bon Dieu et il te pardonnera si t'es sincère. Mais ça, y a qu'lui pis toi qui l'saurez vraiment. Nous on dira qu'on a trouvé toutes ces choses par hasard, en travaillant en là par la forêt, pas? Et tout l'monde croira qu'c'était un Allemand qui y avait planqué!

Le Vieux finit son verre et fit claquer sa langue.

-Si vous voulez, j'peux vous la raconter moi, comme elle s'est passée exactement, la libération du Clozon... J'y étais...

Et il enchaîna, avant d'obtenir le consentement des autres.

-La première armée de Lattre remontait depuis la Provence, avec ses tirailleurs algériens, ses goumiers, ses tabors marocains... Alors nous, dans le maquis, on s'est dit qu'après tout, c'était à nous de nous libérer nous-mêmes... Moi je n'voulais pas qu'des étrangers viennent se faire tuer à notre place pour libérer notre pays. Vous savez, en France, il y a beaucoup de gens qui ont laissé les Nord-Africains se faire casser la gueule pour les débarrasser des Allemands, et plus tard, pendant et après la guerre d'Algérie, c'étaient les mêmes qui disaient "les sales bicots".

Ah, sacré nom de diu! va... Nous on n'était pas comme ça, en là par les montagnes. On s'est dit qu'il fallait faire le ménage nous-mêmes... C'était à la fin du mois d'ao˚t. Les Allemands reculaient devant les forces de libération qui remontaient du sud. Le 26, ils ont traversé Saint-Maurice et ils ont pillé l'église. Ils ont fait prisonniers des résistants, dont le père de René, et les ont fusillés. Le 27, ils sont arrivés au Clozon... Six soldats allemands occupaient déjà le village. Ils habitaient dans la maison qui est entre la mairie et chez Gaston. Avec ceux qui sont arrivés ce jour-là, les ennemis se sont retrouvés une vingtaine. Ils voulaient passer en Suisse car ils étaient isolés du gros de l'armée allemande, pas? Nous, on a eu peur qu'avant de partir ils fassent comme à Saint-Maurice et qu'ils se vengent sur la population...

Le Vieux s'arrêta pour boire une gorgée de vin. Ses yeux brillants disaient combien ces souvenirs le bouleversaient. Henri, Bardot et même Bresle étaient suspendus à ses lèvres.

-On était vingt-six maquisards, reprit le Capitaine d'une voix profonde. On n'a pas hésité. On a donné l'assaut par surprise. La moitié

des Allemands ont été tués, mais ceux qui restaient se sont bien repris. Ca a été à notre tour de laisser des plumes, et on a été obligé de reculer. Ca leur a laissé le temps de commencer à se replier vers la Suisse à pied à

travers les vallons. Le long de la frontière, en là par le fond des Morges, ils sont tombés sur des maquisards qui essayaient de contourner le village pour les prendre à revers. Ces gars-là avaient désobéi aux ordres, pas? Les Allemands les ont tués avant qu'on puisse leur porter secours. Après, il y a eu une bataille entre les Allemands survivants et le restant des maquis... quelques-uns ont réussi à passer la frontière. Les autres ont été

tués dans les Morges et en là par le Clou... Sur un soldat mort, on a retrouvé le ciboire qu'on a rendu au curé de Saint-Maurice.

Emporté par le feu de son récit, le Capitaine enchaîna:

-Pendant la guerre, au moment o˘ on n'savait pas d'quel côté ça allait tourner, y avait qu'moi et Gaston, au Clozon qui étions vraiment des résistants. On avait refusé la collaboration et on ravitaillait les maquis en faisant de la contrebande au risque de notre vie. Les autres, on n'les voyait pas à nos côtés... Mais après, quand les Allemands ont eu foutu le camp, ils avaient tous fait de la résistance, à les entendre... Au Clozon, on a d'abord été occupé par les Italiens, pas? Et pis après, quand l'Italie s'est rendue, on a été occupé par les Allemands... Moi, en 42, j'étais déjà

par le maquis! Les troupes d'occupation italiennes, au Clozon, se composaient d'un brigadier et de cinq soldats... Une nuit, les maquisards sont descendus de la Dent d'Oche pour les attaquer et ils ont tué le brigadier. Les Italiens ont arrêté tous les hommes du Clozon. J'étais d'dans! Ils nous ont emmenés à Annemasse. On est resté un mois en prison...

Ils nous interrogeaient tous les jours. y m'disaient tout l'temps: "qué

c'est toua qui a touyé el brigadière!"

-Et c'était toi? demanda Henri.

-que non, qu'ce n'était pas moi! Mais y-z-y croyaient, eux, qu'c'était moi...

Le Capitaine eut un sourire rêveur, presque amusé.

-Y-z-avaient peur de moi... Sacré nom de diu, va! Moi, en c'temps-là, j'étais un géant! J'me Souviens, à Annemasse on était tous prisonniers dans une cave. Le matin et le soir, les Italiens nous montaient deux par deux dans la cour avec un monte-charge. quand c'était à mon tour de monter, les Italiens qui surveillaient le monte-charge barraient le passage aux autres et disaient comme ça en levant le pouce: "Ouné a ouné!"

-T'as essayé de t'évader?

-Si j'avais été seul, bien s˚r que j'aurais essayé, pas? Mais j'avais peur qu'après ils se vengent sur mon frère qui était prisonnier avec moi.

Ils nous ont libérés au bout d'un mois. Si on avait eu affaire aux Allemands, s˚r qu'on était déporté en là par un camp... quand je suis rentré au Clozon, j'ai pris le maquis. Je n' tenais pas à être prisonnier à

nouveau un jour ou l'autre.

-Pourquoi vous ont-ils libérés? Ils avaient démasqué le meurtrier du brigadier?

-Ma foi non... On n'a jamais su qui c'est qui avait descendu l'Italien. C'est la duchesse de Vendôme qui a demandé au chef des Italiens de nous rel‚cher. Heureusement, autrement les Italiens, y nous auraient p't-êt'ben livrés aux Allemands, qui sait?

-Et par les Allemands, tu as été aussi prisonnier?

-Non... Mais Gaston a été arrêté, lui. Ils l'ont emmené à la Kommandantur. Il a été interrogé par un officier qui lui a demandé s'il y avait beaucoup de maquisards en là par les montagnes. Alors Gaston qui parle très bien l'allemand leur a répondu: "Fesse taozène!"

Le Capitaine regarda son auditoire et expliqua doctement:

-Ca voulait dire cinq mille! Mais c'était même pas vrai, vous pensez!

L'Allemand a cru que Gaston était un peu fou et il l'a rel‚ché.

Henri souriait. Sacré Capitaine... Bardot, ébahi, contemplait admirativement son chef.

Le Capitaine but une gorgée de vin blanc et s'adressa au Lyonnais:

-Tu sais, c'qui s'est passé aujourd'hui, les gens n'sont pas obligés d'y savoir, pas? Moi je n'm'acharne pas sur un ennemi vaincu. Tu n'as plus qu'à rentrer chez toi et tu t‚cheras de marcher droit, maintenant. Tu vois, nous, on a mis la main sur ce trésor avant toi. On pourrait très bien décider de le partager entre nous et de n'rien dire à personne... Eh ben on va l'rendre à qui de droit, ne serait-ce que pour montrer au Bon Dieu qu'tous ses enfants n'sont pas complètement pourris, pas? On gardera tous le secret! Et ton nom n'sera même pas cité!

Bresle ne répondit pas. Ses yeux fixaient le vieux montagnard avec une admiration non dissimulée. Sa main se tendit. Le Vieux la serra rapidement, sans rien dire. On sentait que le Lyonnais cherchait des mots qu'il ne trouvait pas. Il laissa simplement tomber, d'une voix émue:

-Ca compte de rencontrer un homme, parfois...

Le Capitaine ne saisit peut-être pas tout le sens de cette réplique, mais il répondit, s˚r de lui:

-N'te casse pas l'bonnet! Surtout, il faut obéir aux ordres que je te donne! Garde le secret sur ce qui s'est passé aujourd'hui, et laisse-moi raconter l'histoire aux gens moi-même!

-Et le collier? intervint Bardot.

Le berger haussa les épaules.

-Je n'sais pas d'o˘ qu'il sort... On verra bien par la suite.

-Au fait, il s'appelait comment l'oncle de M. Harmat? interrogea Henri.

-Harmat, comme lui, répondit Bresle.

-Il avait un nom de maquis? demanda le Capitaine.

-Je ne sais pas, mais il avait un signe particulier: il lui manquait l'annulaire et l'auriculaire de la main gauche. Ils avaient été tranchés net au ras de la main, par une hache, quand il était encore un enfant... Un accident bête, d'après ce qu'il nous avait dit.

Le Vieux fronça les sourcils.

-Non... Je n'vois pas. Peut-être que Gaston se rappelle mieux qu'moi.

-Tout ça n'explique pas la mort de François, observa le Lyonnais.

Henri fit la moue.

-Je pense qu'elle n'a rien à voir avec cette histoire et que c'est réellement un accident d˚ à un braconnier ... Tout le monde au Clozon croyait que vous étiez des techniciens des stations de ski. Si je n'avais pas trouvé le plan, on n'aurait jamais rien su, vous auriez fini par mettre la main sur le magot et vous auriez quitté le pays.

-Entre nous, remarqua le Capitaine, la mort de ton copain ne t'a pas tourmenté au point de remettre tes recherches pendant quelque temps.

Bresle baissa les yeux.

-Dans le fond, François était un homme médiocre et égoÔste. Il a fallu cette triste histoire pour que je m'en rende compte.

-qu'est-ce qu'il faisait, comme métier?

-François était un bureaucrate n'aspirant qu'à sa sécurité matérielle.

Honnête par la force des choses, il n'avait jamais fait de mal à personne.

Son patron était content de lui. Seulement, depuis longtemps, il était à

l'aff˚t d'un coup qui lui aurait permis de gagner beaucoup d'argent sans prendre de risques, même au détriment d'autres personnes. En deux mots, c'était quelqu'un d'assez petit... Je me suis trouvé mêlé à cette affaire parce que son oncle a parlé devant moi et que François ne pouvait agir autrement qu'en s'assurant ma complicité.

-Peut-être que l'oncle a parlé devant vous pour obliger son neveu à

être honnête, observa Bardot.

-Oui, peut-être... Mais c'est moi qui ai cédé à la malhonnêteté. Dans le fond, ça m'a fait du bien d'avoir affaire à des types comme vous.

Le Capitaine se racla la gorge et leva un doigt sermonneur.

-Moi, j'me méfie toujours des gens qui n'ont soi-disant jamais fait de mal à personne... Ces gens-là, en général, y n'font pas non plus de bien, pas? y n'vivent que pour eux-mêmes... Allez, on boit encore un coup, va...

Les quatre hommes trinquèrent.

-que chacun de nous garde pour lui cette triste affaire! ordonna solennellement le Vieux.

Tout le monde promit.

-Bon... Maintenant, on va aller rendre la montre à René. J'te conseille de rentrer en là par chez toi, Lyonnais...

Bresle redescendit au village.

-Tu crois qu'il gardera tout ça pour lui, Capitaine? demanda Henri.

-Bien s˚r ... De toute façon, il a intérêt.

Et le béret effectua un demi-tour sur le front altier.

René était à son chalet, plus haut dans la montagne. Il vit arriver ses amis de loin.

-Adieu les gars! Vous vous êtes abadés jusqu'ici? J'allais finir de ch

‚bler un restant de bois de cet automne. C'est pas du premier choix, mais il sera bien bon pour chauffer mon chalet, pas?

-Bien s˚r, approuva distraitement le Vieux. Mais nous, on n'est pas venu pour causer de ça!

Le visage de René se tendit sensiblement.

-Nous, on est venu te causer de choses graves!

René p‚lit légèrement. Il sembla à Charles que les larges épaules du plus jeune des deux bergers s'étaient légèrement affaissées d'un coup. René

s'efforçait de rester calme, comme s'il redoutait quelque chose.

-Ah? Eh bien, entrez donc boire un verre... qu'est-ce qui se passe?

Le Capitaine exhiba la montre.

-qu'est-ce que c'est?

-C'est la montre d'Arthur, ton père...!

-Comment le sais-tu? Et pis d'abord, tu l'as trouvée o˘?

-Tu es au courant de ce qui s'est passé le 26 ao˚t 44?

-Oui, bien s˚r... Je n'étais qu'un gamin en c'temps-là, mais ma mère m'a tout raconté. Ils ont fusillé mon père, et quand on l'a retrouvé, ils lui avaient pris tout ce qu'il avait sur lui.

-Ta mère n'est plus là, mais moi je reconnais cette montre et je te certifie que c'est celle de ton père... Y a même les initiales.

René prit lentement la montre dans ses mains calleuses. Après l'inquiétude du moment précédent, son visage exprimait maintenant une profonde émotion.

Elle était o˘?

-On l'a retrouvée avec la croix de Saint-Maurice...

-La fameuse croix que les Allemands avaient piquée?

-quais... On voulait arracher deux ou trois souches pour faire du feu.

Tu sais, les souches, ça tient le feu longtemps...

-Mm... Et ensuite?

-Eh ben, en creusant autour d'une souche pour la déraciner, on a trouvé ça... Ca a d˚ être enterré là par un Allemand qui a été tué après.

C'est pour ça que personne n'est jamais revenu y chercher.

-Ah...

-La montre est à toi, René.

La Dent d'Oche

Toutes les têtes se pressaient au-dessus du journal ouvert, pour lire l'article consacré au Clozon, sous un énorme titre: LE CLOZON AU CENTRE DE L'ACTUALITE SAVOYARDE

Après le drame de mercredi qui a co˚té la vie à un touriste lyonnais dans les alentours du Clozon, une extraordinaire découverte a été faite avant-hier par M. Gabriel Vionnaz, plus connu sous le nom du "Capitaine".

Comme chacun le sait dans la région, personne n'avait jamais retrouvé la croix de l'église de Saint-Maurice volée par les occupants nazis le 26 ao˚t 1944. C'est par le plus grand des hasards que M. Vionnaz l'a retrouvée enterrée au bord d'un torrent, au lieu-dit "le Clou". Avec cette croix, intacte, se trouvait aussi la montre d'Arthur Derivaz dont tous les anciens de la région se souviennent de la fin tragique sous les balles fascistes.

Un collier de perles, dont la provenance est encore inconnue, complétait ce trésor de guerre sans doute enterré là par un Allemand lors de la libération du Clozon, au lendemain du drame de Saint-Maurice.

L'article retraçait ensuite tout l'épisode de la libération du Clozon, et dressait un portrait du Capitaine en rappelant quel résistant il avait été. Puis il concluait:

Si le mystère est enfin levé sur la croix qui va retrouver sa place dans l'église de Saint-Maurice, la lumière n'est toujours pas faite sur le meurtre de M. Harmat. La police est convaincue que le projectile qui a frappé l'infortuné touriste est une balle perdue tirée par un braconnier.

L'enquête se poursuit pour tenter d'identifier l'auteur de ce f‚cheux accident. quoi qu'il en soit, on ne peut pas dire qu'il ne se passe jamais rien dans nos petits villages de montagne, avec les épisodes d'une grande variété qui s'y déroulent à une cadence accélérée.

Lisette releva la tête.

-Eh bien, Le Clozon va devenir célèbre si ça Continue comme ça...

-Je crois que, cette fois, c'est terminé, dit Henri.

-Le journal ne parle même pas de toi, persifla Lisette. Ce que tu dois être déçu...

Le jeune homme la dévisagea, goguenard.

-Bah... Ils ne parlent peut-être pas de moi, mais le jour o˘ ils voudront faire un article sur la fée Carabosse, je suis s˚r que ta photo s'étalera en première page!

Si Lisette avait su le rôle qu'Henri avait joué dans cette affaire!

Mais il avait laissé le Vieux répondre aux questions des journalistes.

-Bon... Je crois que ça va comme ça les fleurs, non? Allez, fais-moi une bise et arrêtons les hostilités.

Elle se détourna de la joue tendue.

-quand je voudrai!

-Au fait, rappela Marianne, la Dent d'Oche, c'est toujours pour dimanche?

-Oui, en principe, répondit Jacques. Si Henri est toujours d'accord.

-Bien s˚r que je le suis...

Filles et garçons s'entre-regardèrent.

-On aimerait bien aller avec vous, Jacques, minauda Lisette.

-C'est peut-être trop dangereux, observa sa soeur.

-Il me semble, oui, approuva Henri.

-Penses-tu! assura Jacques. Il n'y a qu'un passage qui est un peu délicat, mais, bien assurées, elles doivent passer ... si elles ont envie de découvrir autre chose que des promenades sur des collines à vaches, c'est le moment ou jamais.

Henri n'était pas très convaincu.

-Tu es s˚r?

-Ben oui, quoi! Tu ne vas tout de même pas me dire que c'est surhumain de faire la Dent d'Oche par la face nord. On empruntera la voie Ravanel.

-Pour nous, peut-être, mais pour elles...

-Tu nous prends pour qui? explosa Lisette. Monsieur s'imagine sans doute qu'il est le seul capable de faire de la montagne et que les filles Sont des mauviettes!

Henri haussa les épaules.

-Bon, bon... ça va, ne te f‚che pas. Je serai le premier à vous féliciter du fond du coeur si vous arrivez en haut sans encombre. Et vous pouvez compter sur moi pour vous donner un coup de main.

-On n'a pas besoin de toi! répliqua Lisette. D'abord, Jacques est bien meilleur alpiniste que toi et lui, au moins, ne se croit pas plus malin que les autres. Son aide nous suffira.

Marianne intervint doucement.

-Il n'est pas difficile d'être plus malin que toi et moi qui n'avons jamais fait de montagne. Jacques a tourné en dérision les conseils de son père et du Capitaine, l'autre soir. Pourtant eux, ils s'y connaissent, non?

Sa soeur haussa les épaules avec un certain dédain.

-Peuh... Ils ont peut-être été bons en leur temps, mais ils n'ont pas suivi l'évolution et je parie par exemple qu'ils ne savent même pas quels nouveaux matériaux sont employés pour la fabrication du matériel de montagne moderne.

Henri fit la moue.

-Tu ne devrais pas parler comme ça...

-Oh, tu sais, elle n'a pas tort, soutint Jacques. C'est pas pour me vanter mais j'ai appris de nouvelles techniques qui n'existaient pas à leur époque.

-Oui, mais ça n'enlève rien à leur valeur et à leur expérience.

Lisette pouffa presque.

-C'est vrai que le Capitaine, qui découvre un trésor de guerre en arrachant une vieille souche, prouve qu'il n'a pas perdu de sa valeur! Moi, j'appellerais plutôt ça autrement, mais enfin bref...

Henri se sentit un peu p‚lir. Sa voix se métallisa et un seul de ses sourcils se souleva.

-Et... tu appellerais ça comment?

Elle garda un aplomb superbe.

-J'appellerais ça un pot de cocu, mon cher! D'ailleurs ce serait logique, non? Francine est encore une belle jeune femme, et parmi les clients de son auberge, il se trouve de beaux garçons. qui doivent remplacer avantageusement son vieux mari...

Henri serra le poing pour ne pas la gifler. quelle vipère!

-Oh, ne fais pas cette tête-là, va. Je ne suis pas la seule à penser comme ça au village. Je dis seulement tout haut ce que d'autres pensent tout bas.

-En tout cas je ne suis pas parmi ces autres, fit observer Marianne.

Je pense au contraire que Francine et le Capitaine donnent à tous un bel exemple d'amour conjugal.

-Moi aussi, déclara Jacques qui précisa: Si certains pensent de cette façon, au Clozon, ils ne représentent s˚rement pas la majorité.

Lisette n'insista pas, rageuse.

-Bon, décida Jacques. Demain, rendez-vous à six heures devant le Terrier du Renard. Les filles, vous avez des chaussures de montagne?

-Oui.

-Bien. Je me charge du matériel et du casse-cro˚te. N'oubliez pas de prendre un pull pour la descente.

-Faut-il se munir aussi d'imperméables?

-Non. Demain il fera beau.

-La nuit tombe, remarqua Henri. Ce soir il faut se coucher tôt si on veut être en forme demain.

Il se leva, imité par Marianne. Lisette savait qu'Henri avait raison, mais elle eut envie de le contredire.

-Moi, je reste encore un moment avec Jacques.

Ne voulant pas déplaire à son amie, le jeune Clozonnan resta assis.

Dans le fond, ça arrangeait bien Henri. Il pouvait ainsi raccompagner tranquillement Marianne.

Les deux jeunes gens sortirent. Ils n'avaient pas fait vingt mètres que la main de la jeune fille chercha celle de son compagnon.

-Tu dois trouver ma soeur odieuse.

-Bah.,. Ca lui passera bien. Moi ça ne me touche pas, mais je me demande comment fait Jacques pour parvenir à l'aimer.

-N'en parlons plus. Je suis heureuse d'être avec toi, tu sais...

-Tu es contente de venir demain?

-Oui, bien s˚r. Mais j'ai un peu peur. Si tu n'étais pas là, je crois que je n'irais pas. La montagne m'impressionne. Pourtant, j'ai vraiment envie de faire cette fameuse face nord de la Dent d'Oche. Je l'ai déjà

grimpée par l'autre côté, mais c'est quand même moins dur...

-Oui, nettement. Tu sais, ma position est délicate. Je ne veux pas vous exposer à un trop grand danger et je ne veux pas non plus contredire Jacques qui est un très bon alpiniste. D'autre part, loin de moi la pensée de vous prendre pour des lavettes, ta soeur et toi.

-Je l'ai bien compris, tu sais. Mais il me semble que Jacques a envie de briller aux yeux de Lisette.

-C'est vrai. Depuis qu'il est avec elle, on dirait qu'elle le mène un peu par le bout du nez.

La jeune fille se blottit contre lui.

-Moi, je ne veux pas te mener par le bout du nez, tu sais. D'abord, je crois bien que tu ne te laisserais pas faire, et ensuite ce n'est pas mon genre. Tu vois, pour demain, ta présence me rassure plus que celle de Jacques. S'il est meilleur alpiniste que toi, je suis s˚re que tu es plus pondéré que lui. On dirait qu'il s'est mis en tête de nous mener à tout prix au sommet de la Dent d'Oche. Et Lisette l'encourage encore par son comportement.

Henri eut un sourire en coin.

-Ne t'en fais pas pour ça. quand elle se retrouvera pendue entre ciel et terre dans une paroi, elle perdra une bonne partie de sa superbe. Je te le garantis!

Elle lui donna un petit baiser au coin des lèvres.

-que penseras-tu de moi, si j'ai peur? Tu vas me trouver ridicule.

-S˚rement pas. Tu crois que je n'ai jamais eu peur en montagne, moi?

Ca m'est arrivé quelquefois, tu sais. Le tout, c'est de ne pas céder à la panique car c'est à ce moment-là que les gros pépins arrivent.

-Tu m'aideras à ne pas avoir peur?

-Bien s˚r. Mais il faut bien te dire que si tu n'as pas un peu la frousse Pour la première fois que tu vas en varappe, c'est que tu es très certainement un peu inconsciente.

-Tu es gentil, tu sais.

-Mais non. J'essaie seulement d'être objectif.

-Parle-moi un peu de ce qu'on va faire demain.

-Oh, tu sais, on va emprunter une voie tout ce qu'il y a de plus classique. L'ascension proprement dite va commencer par les pentes herbeuses du col du Rebollion, puis par un couloir, et ensuite une cheminée... Jusque-là, rien de bien méchant. On va passer au sommet des cheminées sous un rocher appelé le Tunnel Passe. De là, les choses sérieuses vont commencer avec la voie Ravanel.

-C'est quoi exactement, cette voie Ravanel? J'en ai beaucoup entendu parler mais je ne l'ai jamais grimpée.

-C'est une fissure qui est très à pic au début, puis plus facile vers le haut. Bien assurées, vous devriez passer ta soeur et toi. Au-dessus de la fissure Ravanel, on va trouver des pentes d'herbe très glissantes et donc très dangereuses. Elles donnent directement sur le vide, et si on dévisse dedans, on est foutu. La roche y est pourrie et friable. C'est d'ailleurs pour ça que l'herbe y pousse. Avec la pente, inutile de te dire qu'une semelle de soulier ne demande qu'à déraper en un tel terrain. Il faudra donc faire très attention.

Ensuite, il y a un îlot rocheux facile à passer et il nous restera la voie Néplaz-Dupont qui est assez difficile avec à nouveau une pente d'herbe, un à-pic et un passage aérien. De toute façon, inutile de te faire du souci à l'avance. A partir de la fissure Ravanel, on peut atteindre le sommet sans passer par la voie Néplaz, mais directement par les pentes herbeuses.

-Mmmm... Demain, tu prendras soin de moi, n'est-ce pas? Je ne veux pas me blesser à une semaine de mon examen. Aujourd'hui, j'ai passé la journée à réviser. Entre les études, l'angoisse de l'examen et ce qui est arrivé

ces derniers jours au village, j'ai grandement besoin de me détendre.

-La montagne en est le meilleur moyen. Moi aussi, je suis très heureux à l'idée de passer une journée entière avec toi.

Ils se dirent tendrement bonne nuit.

Lorsque Henri arriva au Terrier du Renard, tout était éteint. Lisette et Jacques étaient partis. Avant de monter se coucher, le jeune homme respira un petit moment l'air de la nuit avec délices. La vivifiante brise ne lui donnait pas sommeil, et il songea à rejoindre le Capitaine et Bardot à l'échèlème. Mais bien qu'il ador‚t se promener la nuit, il renonça sagement. Il valait mieux garder des forces pour le lendemain. Dans sa chambre, il resta longuement accoudé à sa fenêtre, perdu dans la contemplation des étoiles. Il repensa aux événements des derniers jours...

Le Capitaine avait mis Gaston au courant du véritable déroulement des choses... Les deux vieux compères partageaient tant de secrets et une telle complicité les liait que Gabriel n'avait moralement pas pu faire des cachotteries à son ami. Gaston tiendrait sa langue. Il en avait l'habitude.

Bresle était parti. Lui aussi garderait le secret. La vérité était bien trop lamentable pour son image de marque. Henri pensait donc terminer ses vacances dans le calme. ... Mais la montagne allait en décider autrement.

En tenue de varappeur, avec sa grosse chemise de laine, sa culotte de velours, ses chaussettes rouges et ses chaussures Vibram, Henri attendait.

Le ciel était légèrement couvert et une brume effilochée s'accrochait aux cimes des montagnes, comme de la laine de mouton griffée par les ronces.

Les filles arrivèrent bientôt, accompagnées de Jacques. Il était à

peine six heures. Tout le monde était en tenue de montagne. Le sac de Jacques, bardé de matériel, indiquait par son volume que le casse-cro˚te préparé par le jeune Clozonnan devait être très copieux. Les mousquetons, les pitons, l'étrier et le piolet s'entrechoquaient en un cliquetis métallique qui aurait impressionné plus d'un touriste de la ville. Dans une courroie du sac étaient passées deux longueurs d'une fine et longue corde de nylon tressé rouge.

-C'est parfait, jubila Jacques. Personne n'est à la traîne. Presque à

chaque fois qu'on doit partir à plusieurs, il y en a un qui reste au lit et qui met tout le monde en retard.

-Tu es s˚r qu'il fera beau? s'inquiéta Henri.

-Oui, bien s˚r. Laisse le soleil se lever et tu verras comme la brume va s'en aller. Tu sais, j'ai pensé qu'on pourrait dormir au refuge d'Oche, ce soir. Lisette et Marianne n'ont jamais dormi dans un refuge et elles aimeraient bien savoir ce que c'est. J'ai prévenu Jozon. Il a confiance en nous.

Il fit un petit clin d'oeil coquin.

-J'espère que toi, tu n'y vois pas d'inconvénient?

-Ma foi non... On redescendra demain matin. C'est sympa au refuge.

Les deux garçons se répartirent équitablement le chargement de vivres et de matériel.

-J'ai quand même pris un imperméable...

-Je te répète que ce n'est pas la peine. Il ne pleuvra pas. Un pull suffira.

Henri ne répondit pas et roula l'imperméable dans une poche de son sac.

Les quatre jeunes gens se mirent en route d'un pas vigoureux.

Eclatants de jeunesse, ils faisaient plaisir à voir. Fréquemment, Jacques prenait Lisette par la main. Henri aussi était heureux, et les tendres sourires que lui adressait Marianne gonflaient son coeur d'une frissonnante énergie. Ils atteignirent bientôt l'alpage de Sernoz.

-Il faut passer sans bruit pour ne pas attirer l'attention du Capitaine, intima Lisette. S'il nous voit, il va encore nous tenir la jambe pendant une heure.

Avant que les autres eussent le temps de répondre, la question fut tranchée. La porte de l'échèlème s'ouvrit. Une casserole à la main, le Vieux apparut dans l'encadrement. Il était vêtu d'une longue capote militaire. Son regard était tourné vers l'intérieur, aussi ne vit-il pas les jeunes tout de suite.

-C'n'est pas possible au monde d'avoir sous ses ordres des guedans pareils! grognait-il. Bardot, j'vais finir par t'mettre à pied, nom de diu!

Normalement, c'est à toi d'aller chercher d'l'eau pour faire le jus. Un soldat doit s'occuper de son chef! En plus de ça, t'as ronflé toute la nuit, qu'j'n'ai même pas pu dormir!

Une voix plaintive s'éleva du fond de l'échèlème.

-Mais j'n'y suis pour rien, moi. Je te signale que c'est toi qui ronflais. Même qu'à un moment tu faisais tellement de bruit que ça t'a réveillé et que tu m'as engueulé!

Henri et Marianne se regardèrent en riant. Décidément le Capitaine et Bardot étaient toujours égaux à eux-memes. Le Vieux les vit enfin.

-Oh, oh... Voilà mes pasquatins. O˘ qu'vous allez comme ça?

-On va faire la Dent d'Oche! s'empressa de répondre Lisette avec une pointe d'arrogance.

-C'est une belle balade, mais il faudra faire attention sur l'arête, entre le refuge et le sommet!

-Pffff! fit la jeune fille avec dédain. Ca, c'est par le côté qu'on connaît bien. Nous aujourd'hui, on va faire la face nord!

Henri se mordit les lèvres. Le Vieux s'immobilisa, sa casserole cabossée pendant au bout de son bras. Il fixa Jacques dans les yeux.

-Y a donc rien à t'dire, hein?

Puis il se tourna vers Henri.

-Et à toi non plus?

Les filles guettaient la réaction des garçons. Ce fut Jacques qui répondit d'un ton décontracté.

-Boh... Faut quand même pas exagérer. La Dent d'Oche, c'est pas l'Annapurna...

-Pour toi, p't-êt' pas. Pour Henri non plus. Mais pour elles... hein?

Lisette se dressa comme un coq sur ses ergots.

-On connaît ta mentalité vis-à-vis des femmes, Capitaine. D'après toi, on n'est bonne qu'à rester à la maison pour s'occuper du ménage.

Le Vieux brandit sa casserole.

-Ecoute voir, p'tite jeune fille... Moi, j'me suis marié à cinquante-cinq ans, pas? Et pis avant, j'n'ai jamais eu besoin d'une femme pour faire mon ménage. Et pis d'abord, d'mon temps, les jeunes filles, elles se tenaient bien. A part bien s˚r quelques-unes qui étaient quand même un peu délurées... Mais maintenant, elles veulent imiter les hommes. Elles mettent nos pantalons, elles fument nos cigarettes et elles boivent même notre vin!

Eh ben j'vais vous dire une bonne chose, moi: les femmes d'à présent, c'est tout d'la cassibraille! A part peut-être une ou deux...

Jacques en resta bouche bée. Henri et Marianne se regardaient avec la même lueur amusée dans les yeux. Ils n'osaient pas sourire mais leurs pensées se rejoignaient. Sacré Capitaine!

Lisette répliqua, acide:

-Tu parles... quand tu dis que les jeunes filles se tenaient bien, c'est parce qu'elles n'avaient pas droit à la parole et qu'elles étaient soumises!

-Tu n'es vraiment qu'une petite cacaparmi! De mon temps un garçon n'emmenait pas une fille dans son lit aussi facilement qu'à présent. quand on serrait une fille d'un peu trop près, on se faisait remettre en place illico presto! Les demoiselles, elles se faisaient respecter, d'not' temps!

Ca oui! Maintenant, aux jours d'aujourd'hui, elles vont en là par les pharmacies acheter des espèces de pastilles et elles lèvent la jambe avec n'importe qui. En voulant soi-disant se libérer, comme elles disent, elles sont redevenues moins que des animaux. Et pis quand y en a une qui oublie de prendre ses comprimés et qu'elle se retrouve enceinte, elle fait tuer par un homme qui ose s'appeler médecin l'enfant qu'elle porte en elle.

Sacré nom de diu! Elle est o˘ la responsabilité devant le Créateur? Enfin, quoi! C'est comme si on prenait un vomitif quand on a trop mangé... Si nous, on voit toute la valeur d'une femme, elles font tout à présent pour que les gars ne voient que le plaisir qu'elles leur donnent!

Henri tenta de détourner la conversation. Il était tout à fait d'accord avec ce que disait le vieux berger, mais il sentait que cela risquait de s'envemmer avec Lisette.

-Tu nous payes le jus, Capitaine?

-Bof... Si tu veux...

Bardot parut sur le seuil en se frottant les yeux.

-Eh ben! Vous en faites un chahut! J'ai presque cru qu'une ourse avait attaqué les bêtes!

-Avec c'que t'as bu hier soir, ça serait plutôt des éléphants roses, bougre de badian!

-Oh... j'ai pas bu grand-chose. y faut pas exagérer ...

-Non, penses-tu. C'est un rêve. Un verre tout au plus.

Le Capitaine lança sa casserole que les doigts maladroits de Bardot ne purent saisir au vol.

-Allez, ramasse-la et fais-nous le jus... ça te desso˚lera.

-On n'a pas beaucoup de temps, rechigna Lisette.

-Si tu n'as pas l'temps quand tu es en ça par les montagnes, qu'est-ce ça doit être quand tu es en là par les villes!

Jacques haussa les épaules. Après tout, le Vieux avait raison. Une tasse de café leur ferait du bien.

Ils entrèrent donc. Le Capitaine alluma une flambée dans le petit poêle bourré de bois bien sec. Très vite, les flammes pétillèrent. Un peu de fumée s'échappa autour du couvercle mal joint, puis quand le foyer et les tuyaux furent chauds, le feu se mit à ronfler et la fumée disparut.

Bardot revint avec la casserole pleine d'eau.

-T'en as pris assez au moins? Fallait pas avoir peur d'assécher l'ruisseau, nom de diu!

Le Capitaine administra à son aide de camp une bourrade qui se voulait affectueuse, mais qui suffit cependant à faire vaciller le petit homme.

-Pourquoi tu m'bats? se plaignit Bardot d'un air pitoyable.

-Je n'te bats pas. Si j'avais vraiment voulu te battre, j' t'aurais écafflé contre le mur, mon pauvre.

Le rude visage se détendit d'un seul coup, de ce sourire de gamin content de lui, qu'il affichait parfois. Il redevint sérieux aussi brusquement.

-Dites voir, les jeunes... vous avez pas peur que ça pleuve?

-Mais non, assura Jacques avec suffisance.

Le Vieux fit la moue.

-A ta place, je n'en serais pas si s˚r! T'as vu? Ya d'la brume en là

par les cimes, pas? Et tu sais c'qui s'dit, en ça par nos montagnes:

"Brouillard dans la vallée, va-t'en à ta journée... Brouillard sur les monts, reste à la maison."

-Oui, mais ce sont de vieux dictons qui ne Sont pas toujours vrais.

-Ah, tu sais mon pauv'petiot, dans c'que disaient nos ancêtres, y avait p't-êt' des choses fausses, mais y en avait pas mal de vraies... que les jeunes d'à présent se moquent.

La casserole commençait à chanter sur le poêle. Bardot avait disposé

cinq tasses dépareillées sur la table. Le Capitaine utilisait son quart militaire, comme d'habitude.

-Faudra vous contenter de soluble!

Marianne fit le service.

-N'te br˚le pas avec la queue de la casserole, mon petit poussin, prévint gentiment le Capitaine.

Il versa un peu de gnole dans son quart et reprit, pensivement:

-quais... C'est comme l'histoire du clocher de Novel. Personne n'y croit plus à présent. Et pourtant j'y ai vu de mes propres yeux: la cloche, elle avait un pouvoir...

-quel pouvoir? demanda Henri, intéressé.

-Eh bien quand venait l'orage, on sonnait la cloche et les nuages allaient crever en là sur les montagnes. Les cultures étaient ainsi épargnées, pas?

-Et maintenant, elle a perdu son pouvoir?

-C'est toute une histoire... Une bonne partie du village de Novel a br˚lé en 1924. L'église aussi. La chaleur des flammes a fondu la cloche. On en a bien refondu une, mais celle-là, on a beau la faire sonner quand vient l'orage... ça n'y fait rien.

Les jeunes le regardaient, incrédules.

-Bah... c'est certainement une légende conclut Lisette en haussant les épaules.

Le Vieux la fustigea du regard.

-Je m'en vais t'en fournir, moi, des légendes! Vous, les jeunes, vous croyez tout savoir à cause que vous faites des études, mais vous avez jamais rien vu!

Jacques finit son café le premier.

-Bon... On y va?

Ils se levèrent tous.

-Vous ferez attention dans les pentes d'herbe au-dessus de la fissure Ravanel... Si ça Pleut, ça va les rendre très glissantes. C'est un coup à

se casser la gueule, pas? Vous avez pris des fers pour mettre sous vos souliers, au moins?

Jacques, une fois de plus, haussa les épaules.

-Puisque je te dis qu'il va faire beau.

-T'es têtu, toi, nom de diu!

-Autant que toi.

-Bon... J'te souhaite d'avoir raison, mais ça m'étonnerait... Arvi donc!

On sentait que le Vieux était à la limite de sa patience.

-Vous redescendez quand?

-Demain en principe. Ce soir on dort au refuge.

Le Capitaine leur jeta une oeillade malicieuse.

-Vous ferez pas les pandours, par là-haut, hein?

Henri sourit.

-Ne t'en fais pas Capitaine. Tu me connais...

-C'est justement parce que je te connais que j'te dis ça.

Marianne sourit elle aussi. De toutes ses dents.

-N'aie crainte. Je le ferai marcher au pas, ton Henri.

-J'y compte bien, sacré nom de diu!

Lisette intervint, bêtement.

-Je te ferai remarquer qu'on n'a pas besoin de nounou et qu'on est assez grand pour se débrouiller tout seul.

Le Vieux eut une mimique qui en disait long et qui eut le don de mettre Lisette hors d'elle.

-Oh ça, je n'sais pas si t'es vraiment capable, comme tu dis...

Il rentra dans sa tanière avant qu'elle ait eu le temps de répondre.

Les quatre jeunes gens attaquèrent le pré pendu derrière l'échèlème, au sommet duquel s'amorçait le sentier menant au col. Sans être vraiment vif, l'air était frais avec un léger fond d'humidité. Les vaches, égaillées dans l'alpage, broutaient toutes avec ardeur et la musique des clochettes emplissait les environs. Sur l'herbe à peine humide, les semelles avaient tendance à déraper. Il fallait piquer de la pointe du soulier si on voulait gravir la pente sans reculer et en restant debout. En haut du pré, après avoir franchi la dernière clôture, ils s'engagèrent dans un petit chemin étroit et caillouteux en pente nettement plus douce que le versant qu'ils venaient d'avaler.

Dès que Lisette eut retrouvé un peu de son souffle, ce fut pour déclamer:

-Tout de même, ce Capitaine! A force de se croire plus malin que les autres, il finit par me taper sur les nerfs.

-Bah... Il faut le laisser à ses illusions, répondit Jacques.

Ce fut la discrète Marianne qui les remit gentiment en place.

-Ce que vous pouvez être méchants tous les deux. Moi dans le fond, je le trouve rigolo, le Capitaine. Et s'il n'était pas là, je crois bien que la montagne tout entière en perdrait de son charme.

Henri ne dit rien mais il étreignit doucement la main de son amie.

Leurs regards se croisèrent comme deux oiseaux cherchant le même nid.

On n'entendait plus les sonnailles des vaches de Sernoz. Seul, le bruit creux des gros souliers sur les pierres et les graviers meurtrissaient le silence de la montagne. Le sentier suivait l'adret en s'élevant régulièrement. En contrebas, le chalet de René, avec ses volets rouges, ressemblait à une boîte d'allumettes. Le berger se tenait devant sa porte. Il adressa un signe d'amitié aux jeunes gens. A huit heures trente, ils étaient au col. Jacques qui marchait le premier s'arrêta, instinctivement imité par les autres. Chaque fois qu'il empruntait ce chemin, la même impression lui coupait le souffle et le clouait sur place au même endroit.

-Comme c'est beau! s'exclama Marianne.

-Ces splendeurs ramènent l'homme à une dimension qui me fait me sentir bien petit, tout d'un coup, avoua Henri.

La Dent d'Oche paraissait ce jour-là encore plus impressionnante que d'habitude, noire et menaçante sur un fond de ciel laiteux.

-C'est quand même une belle montagne, soupira admirativement Jacques.

Il y en a de plus hautes, certes, mais elle a quand même une sacrée belle allure.

De l'alpage de Sernoz, on l'apercevait sans se sentir directement concerné par sa présence, et le relief interdisait de la voir sur tout le trajet du chemin qu'ils venaient de parcourir. Au col, elle surgissait toute proche, à l'improviste, écrasant le promeneur de sa formidable masse.

Les quatre jeunes gens ressentirent tous la même angoisse furtive. La silhouette géante et tourmentée semblait leur adresser une mystérieuse menace. Le blanc ouaté du ciel et les sombres rochers aux lignes déchirées laissaient la nature exprimer toute sa sauvagerie en de sinistres contrastes. Un petit vent s'était levé. Henri frissonna. De Sernoz, la brise apportait le son de la vieille trompe du Capitaine. Il sourit.

-Vous entendez?

-Oui... C'est joli, murmura rêveusement Marianne.

-Il est en train de sonner la Marche de Vénerie, indiqua Henri.

Lisette haussa les épaules.

-Pff... ça ou autre chose, il a surtout besoin de se manifester!

-Reconnais quand même que c'est beau, insista sa soeur.

-Bah...

-Direction "voie Ravanel"! annonça joyeusement Jacques en se remettant en marche.

Les derniers mélèzes apparaissaient aussi sombres que les parois rocheuses. Le soleil ne se montrait toujours pas. On ne le devinait même pas à travers les nuages. Henri le nota.

-Tu sais, Jacques, cette crasse ne semble pas être seulement une petite brume.

-Oui... C'est peut-être un peu plus épais que je ne le pensais, mais le temps se tiendra bien pour la journée, va.

Il ne faisait pas vraiment froid malgré le vent. Henri n'osait pas trop contredire son ami. Seul avec les deux filles, il aurait décidé de ne pas grimper la Dent d'Oche ce jour-là. Il sentait instinctivement qu'il allait pleuvoir mais il avait peur de se tromper et de passer pour un trouble-fête.

Jacques s'arrêta un peu plus loin.

-Le col du Rebollion est devant nous, à vingt minutes. On va attaquer les pentes d'herbe sur la droite.

-On ne passe pas le col s'étonna Lisette.

-Non... on le passerait si on grimpait par la face sud.

Après avoir passé un pierrier dans lequel la progression fut très pénible, ils se retrouvèrent au pied des premières pentes herbeuses menant au couloir d'avalanche.

-Cette fois on entre dans le vif du sujet! annonça Jacques. Tout le monde en file indienne.

Le jeune Clozonnan passa en tête suivi de Lisette puis de Marianne.

Henri fermait la marche. Sur cette pente abrupte, le tapis de gazon et d'herbes lilliputiennes, criblé comme une dentelle mitée, laissait apparaître une terre gris‚tre et poreuse issue de la décomposition des roches. Dans un tel terrain, on risquait à chaque pas de déraper et de dégringoler jusque dans le pierrier. Jacques imprimait au petit groupe une allure réduite. Il fallait assurer son pied à chaque pas.

-Ca va derrière? s'enquit-il, jovial. Le moral est bon? Les troupes sont fraîches?

-Bien s˚r que ça va! répliqua Lisette d'un ton détaché. Si on se laisse arrêter par la première pente, qu'est-ce que ce sera dans la voie Ravanel!

-Attends donc, tempéra Jacques. Tu ne la connais pas encore, la voie Ravanel! Je demande si ça va parce que, personnellement, j'aime mieux escalader une paroi verticale de roche saine plutôt que de crapahuter dans un terrain pareil. Enfin... Henri est là pour vous rattraper si jamais vous dévissez.

-Tu parles! C'est impossible de freiner quelqu'un qui glisse pour de bon là-dedans. Henri se ferait emmener!

Lisette avait juste fini de parler qu'une plaque de terre pourrie céda sous le pied de Marianne. La jeune fille poussa une exclamation. quatre ou cinq mètres plus bas, Henri cala en une fraction de seconde le bout de son soulier contre une minuscule pierre émergeant à fleur de pente, et s'arc-bouta. II reçut la jeune fille dans ses bras, presque en douceur, et stoppa sa glissade. Marianne avait p‚li. Elle se serra contre lui. Le sourire du jeune gars la rassura. Elle regarda le pierrier, cinquante mètres plus bas.

-Oh, Henri! Sans toi...

Sa voix était toute brisée par l'émotion. Il s'appliqua à lui répondre de l'air le plus décontracté possible pour lui redonner confiance.

-Bah... Tu sais, je n'ai rien fait d'extraordinaire. Je te suivais simplement à la bonne distance. Si j'avais été plus près de toi, je n'aurais pas eu le temps de me parer, et plus bas, tu aurais pris trop d'élan pour que je puisse te freiner.

-Bon, on continue? s'impatienta Lisette d'un air pincé. Le moment est mal choisi pour tenir une conférence! Marianne, tu devrais faire attention o˘ tu mets les pieds! Je sais bien qu'il est agréable de se retrouver dans les bras d'Henri, mais tout de même! Pense que tu aurais pu l'entraîner avec toi!

Cette venimeuse repartie exaspéra Marianne.

-Si ça t'était arrivé à toi, tu ne dirais pas ça!

Lisette fut superbe de mauvaise foi.

-Je te fais remarquer que Jacques marche devant moi. Je n'ai pas besoin de lui ni de prétexte pour me laisser aller dans ses bras!

Cette fois elle allait un peu loin et Jacques lui-même la sermonna.

-T'as pas bientôt fini de t'en prendre à tout le monde, dis? Dans une cordée, l'ambiance doit être bonne et une équipe comme la nôtre, en montagne, se doit d'être soudée!

Lisette accusa le coup, visiblement surprise de se faire rappeler à

l'ordre par son ami.

-Oh bon... Si on ne peut plus plaisanter.

Sa voix sonnait faux, mais personne n'eut envie de le relever.

-C'est dommage, constata Henri, que le plafond soit si bas. La vue panoramique est bouchée par cette crasse.

-Bah... ça se lèvera bien, va!

Ils poursuivirent leur ascension.

-Ca va? demanda gentiment HenrI à Marianne.

-Oui, répondit-elle à voix basse. Mais je ne sais pas ce que ça va donner quand ça deviendra vertical.

-Ne t'en fais pas, ça ira bien, Il y a de bonnes prises dans la fissure Ravanel. Tu ne crains pas le vide?

-Non... je ne crois pas.

On grimpait maintenant dans un couloir d'avalanche très raide et poreux. La traîtrise de ce genre de passage est proverbiale et les guides de haute montagne, capables de réaliser des premières dans les parois rocheuses extrêmement difficiles, ne s'y sentent guère à l'aise. Si l'alpiniste dévisse dans un couloir, les particules roulent sous lui comme des billes et sa chute ne fait que s'accélérer.

-Dire que l'hiver, c'est là que l'avalanche passe, songea tout haut Lisette.

-Ne te fais pas d'illusions, la reprit Jacques. Même l'été, on peut être embarqué par une avalanche dans un couloir. Des pierres descendent à

tout moment. C'est pour ça qu'on doit franchir un couloir le plus vite possible, et ne jamais s'éterniser dedans...

-Même maintenant? s'inquiéta Lisette d'une voix soudain blanche.

-Oui, répondit Jacques avec une certaine indifférence, même maintenant.

-Mais alors, on est en danger de mort!

-Oui, si tu veux... On est en danger de mort.

-De toute façon, intervint Marianne, on est toujours en danger de mort quelque part. On ne s'en rend pas toujours compte, c'est tout.

Le calme de sa soeur aida Lisette, à retrouver le sien. Elle se retourna. quelques mètres plus bas, Henri, goguenard, souriait en la regardant. A côté de lui, Marianne s'apprêtait à grimper en suivant ses conseils. Lisette redoutait qu'on se moqu‚t d'elle si elle continuait à

donner des signes de peur. En fille énergique, elle reprit l'escalade du couloir en calquant sa progression sur celle de Jacques. Henri n'avait nullement l'intention de blesser la jeune fille par des paroles désobligeantes. Il pensait seulement qu'elle avait besoin d'une bonne leçon pour rabattre son arrogance, et il souhaitait que la montagne s'en charge‚t elle-même.

Ils sortirent du couloir pour aboutir au pied d'une cheminée. Jacques s'y engagea sans hésiter. Bien que presque verticale, la roche offrait de nombreuses et solides prises. L'agilité naturelle des deux jeunes filles leur permit de s'élever avec une aisance qui surprit leurs compagnons pourtant entraînés à ce genre d'exercice.

-Ici, il me semble que je fais corps avec la montagne, dit Marianne.

Dans le couloir, j'étais étreinte par la peur de dévisser ou de recevoir une pierre. Ici au moins, on sent quelque chose de solide sous les mains et les pieds, même si c'est à pic. Le fait d'avoir de la roche chaque côté de soi donne une impression de sécurité...

Les filles passèrent sans encombre le Tunnel Passe. Ce goulot naturel, sous un bloc de rocher accroché au-dessus du vide, avait quelque chose d'hallucinant. Marianne le remarqua tout haut:

-On a l'impression d'accéder au ciel en passant par les entrailles de la Terre...

Le Tunnel Passe marque le début de la fissure Ravanel. Jacques grimpa le premier, sous le regard des autres. Sans être facile, la voie Ravanel se grimpe sans artifices par un bon montagnard.

Lisette suivait la progression du jeune Clozonnan avec une visible admiration. Marianne semblait plutôt anxieuse. Henri n'avait pas disputé à

son ami l'honneur d'ouvrir la voie, bien qu'il e˚t aimé montrer à Marianne de quoi il était capable.

En regardant Jacques s'élever, il sourit intérieurement. Il connaissait assez le style d'escaladeur de son habituel compagnon de cordée pour s'apercevoir que celui-ci en rajoutait, affectant la désinvolture pour franchir les passages délicats. Si les deux filles, captivées par le spectacle d'un exercice qu'elles découvraient, n'avaient d'yeux que pour le numéro de varappeur, il n'échappa pas au jeune garçon que Jacques songeait plus à épater Lisette qu'à grimper correctement la voie Ravanel.

A une hauteur d'environ quinze mètres, le jeune Clozonnan s'arrêta sur une petite corniche et il lança la corde à ses amis.

-A qui le tour?

Il souriait, content de lui.

Lisette s'empara de l'extrémité du filin mousquetonné.

-Tu veux que je te montre comment on fait? proposa gentiment Henri, sachant qu'elle n'avait jamais fait de varappe.

-Non mais tu me prends pour qui? Il ne faut tout de même pas sortir de Polytechnique pour savoir nouer une corde autour de sa taille.

Joignant d'autorité le geste à la parole, elle boucla le mousqueton et se lança à l'assaut du rocher.

-Tu m'assures bien, hein Jacques?

-T'occupe...

Henri reconnut en lui-même que Lisette était douée. Elle grimpait presque sans hésiter et Jacques n'avait qu'à récupérer la corde sans jamais la tendre. Bientôt elle fut auprès de son ami qui lui donna un petit baiser sur le bout du nez.

-Tu as grimpé comme un chamois, dis donc.

Il relança la corde.

-Tu me montres comme on la boucle? demanda Marianne à Henri.

Il lui expliqua la technique.

-Mais ma soeur n'a pas fait comme ça tout à l'heure.

-Oui, c'est vrai... Et heureusement que tout s'est bien passé pour elle. Si elle avait glissé, elle se serait fait raboter le dos et le ventre jusque sous les épaules par la corde.

Il avait appuyé ses mots pour que l'intéressée p˚t les entendre mais Lisette ne répondit rien, jugeant sans doute que son aisance dans la roche était la meilleure des réponses.

-Tu grimpes avec moi?

-Avec la corde, tu ne risques rien, même si tu dévisses. Jacques est suffisamment costaud pour t'empêcher de tomber.

-Oui, mais j'ai un petit peu d'appréhension. Tu me montreras les prises.

-Bon... Si tu veux.

Et Henri grimpa en même temps que Marianne, en lui expliquant comment il fallait se servir de ses doigts et de ses chaussures.

-Ca va?

-Je n'ai pas le vertige, répondit-elle d'une petite voix. Mais je crois bien que j'ai un peu peur.

-Ne regarde ni en dessus, ni en dessous. Toute ton attention doit être portée sur tes prises et ton regard ne doit pas quitter le rocher. Tu dois toujours avoir au moins trois points d'appui simultanés: soit deux pieds et une main, soit deux mains et un pied! ...

Ils rejoignirent les deux autres.

-C'est très bien, Marianne, encouragea gentiment Jacques sans faire allusion à la facilité de sa soeur. Tu manques un peu d'entraînement mais tu seras bientôt à ton aise, tu verras!

Lisette ne dit rien. Henri sentait que si elle avait eu le moindre petit mot désobligeant, il allait la remettre à sa place.

-Vous êtes gentils tous les deux, les gars, remercia Marianne, un peu p‚le. Toute seule, je n'aurais pas grimpé.

Jacques sourit.

-Je n'ai pourtant pas tiré sur la corde, tu sais.

-Oui, mais elle me sécurise et elle rend mes mouvements plus s˚rs.

Le jeune Clozonnan fit une moue malicieuse.

-Tout le monde ne peut pas en dire autant.

-Pourquoi?

-Demande voir à Francine de te raconter sa première sortie à la Dent d'Oche avec le Capitaine... C'était pas triste! Ils l'ont grimpée par la voie classique, du côté de Bernex. Dans la cheminée, Francine a eu la frousse et elle ne pouvait plus ni monter ni descendre. Alors le Capitaine qui l'assurait depuis en haut lui a crié, en tirant sur la corde: "Grimpe!

Autrement, j'arrache la Dent d'Oche!"

-quelle délicatesse! sourit Lisette.

-J'espère que vous n'allez pas être obligés de me tirer, maintenant, soupira Marianne.

-Penses-tu! rassura Henri. Dans une paroi, c'est toujours les dix premiers mètres qui sont les plus difficiles... Après ça va tout seul.

Et Jacques, en guide très à l'aise et qui le montre, attaqua la seconde étape. Comme la première fois, Lisette le suivit et elle était déjà

auprès de lui quand la pluie arriva, cinglante et glacée. Ce n'était pas une grosse tempête mais une brusque bruine aux minuscules gouttes que le vent semblait faire pénétrer sous la peau comme des aiguilles.

-Nom de Dieu! s'exclama Jacques. Il ne manquait plus que ça!

-T'aurais d˚ écouter le Capitaine, lui lança Henri d'un air mi-figue mi-raisin.

L'horizon se bouchait de plus en plus.

-Ca va peut-être s'arrêter, espéra Lisette.

Marianne attaqua la montée. La pluie rendait le rocher glissant et Henri qui n'était pas assuré redoublait de précautions tout en conseillant la jeune fille.

Lorsqu'ils furent rassemblés sur la petite plate-forme d'o˘ Jacques avait lancé la corde, les quatre amis tinrent conseil.

-qu'est-ce qu'on fait? demanda Henri.

-On continue, décida Jacques. Une fois en haut de la voie Ravanel, au lieu d'aller sur la voie Néplaz, on ira directement sur le sommet en passant par les pentes d'herbe, sur la gauche.

La partie supérieure de la fissure était nettement moins difficile, et si la roche glissait un peu à cause de la pluie, elle offrait en revanche des passages moins abrupts et des prises plus nombreuses. Ils accédèrent donc assez aisément au sommet de la fissure.

-Bon, maintenant, je vais aller reconnaître le terrain dans ces foutues pentes d'herbe, annonça Jacques.

-Fais gaffe, conseilla Henri. Déjà que par temps sec, elles sont traîtres comme tout, aujourd'hui elles doivent être mortelles.

-Bah... Ne t'en fais pas.

-C'est pas la question de s'en faire ou de ne pas s'en faire! Il faut t'assurer, tu m'entends?

Henri commençait à être agacé par l'attitude de son ami et il le foudroya du regard.

-Il a raison, Jacques, approuva Lisette. Attache-toi.

-Moi, rien qu'à regarder cette pente poreuse presque verticale, qui se termine par cet abîme, je n'ai plus de jambes, avoua Marianne. Je ne sais pas si je pourrai passer.

Le jeune Clozonnan haussa les épaules.

-Bon, bon. S'il n'y a que ça pour vous faire plaisir, je m'attacherai.

Il boucla une sangle autour de ses reins et la relia à la corde par l'intermédiaire d'un gros mousqueton à vis. Henri fit passer le filin derrière un petit éperon. Ainsi, en cas de chute, il aurait un bon point d'appui pour retenir son ami.

-On n'entend même pas un choucas, remarqua Marianne. On dirait qu'on est les seuls animaux sur la montagne.

Jacques se débarrassa de son sac.

-Ah, pour ça, tu l'as dit! Je suis vraiment un animal! Moi qui étais persuadé qu'il ferait beau temps! Bon, je suis paré. Tu y es, vieux?

-J'y suis.

-Eh ben j'y vais...

Il s'engagea sur la pente herbeuse.

-Ca va?

-Ca aurait tendance à glisser, mais en faisant gaffe, ça devrait aller...

Henri laissait couler la corde autour de l'éperon.

-On pourra passer? s'enquit Marianne.

-Oui, bien s˚r.

Le jeune Clozonnan avait progressé d'une quinzaine de mètres. Henri s'aperçut que la longueur de filin était presque toute déroulée. Il se baissa pour la raccorder à la deuxième longueur, soigneusement enroulée en torche. Jacques ne se sentait pas très rassuré, mais ce n'était pas le moment de flancher. Son amour-propre lui commandait de tirer ses amis du pas délicat o˘ il les avait entraînés. Oui, il s'était trompé, mais il allait réparer tout ça et prouver malgré tout qu'il était un vrai montagnard. Il sentait bien que la pente herbeuse, pourrie et rendue encore plus glissante par cette satanée pluie, pouvait céder à tout moment sous sa chaussure. Et aucune prise pour s'accrocher solidement dans ce mur friable.

S'efforçant de ne pas penser au vide qui ne demandait qu'à le happer, il voulait paraître à l'aise.

Ses deux pieds partirent en même temps. Ses ongles griffèrent la montagne. Il ne cria même pas. Toute sa vie défila à une vitesse infernale devant ses yeux et il bascula dans le vide. Il vit très lucidement qu'il allait mourir. Son ami n'allait pas encaisser le choc.

Au hurlement des filles, Henri ne releva même pas la tête. Il sut que Jacques dévissait. Sans avoir le temps de relier les deux longueurs, ses doigts un peu engourdis par la bruine glaciale se refermèrent comme des tenailles sur le filin qu'il eut le réflexe de faire passer dans son dos.

Le choc le fit tomber et son visage se blessa dans les écailles de pierre.

Il se retrouva coincé contre le petit éperon, les mains br˚lées par la corde qui filait. Fouaillé par la douleur, à demi étranglé, il serra les dents et parvint à stopper la chute de son ami. Lorsqu'il reprit un peu ses esprits, ce fut pour constater que la corde, enserrant son épaule gauche et passant sous son épaule droite en pénétrant profondément dans le muscle pectoral, l'avait littéralement ligoté au petit éperon rocheux. S'il faisait un seul mouvement pour se dégager, la corde allait filer pour de bon, car la faible réserve s'était dévidée au cours de la chute et le filin était à bout de course. La deuxième longueur qu'il avait bousculée en tombant avait dégringolé dans le précipice, et ce fut en vain qu'il la chercha du regard.

Suspendu dans le vide comme un pantin, Jacques mit une dizaine de secondes à bien réaliser qu'il ne tombait plus. N'ayant pas ressenti de choc, il ignorait qu'Henri s'était cruellement blessé en le freinant involontairement en douceur. Loin au-dessous de lui, les alpages disparurent. Un nuage enveloppa la Dent d'Oche tout entière. Il releva la tête. A une dizaine de mètres au-dessus, la corde disparaissait au premier rebord rocheux. Il ne pouvait pas voir ses amis, étant lui-même soustrait à

leurs regards.

-Jacques?

Il reconnut la voix de Lisette, marquée par la terreur.

-Oui! ça va! hurla-t-il.

-Tu peux remonter?

-Non! J'ai le poignet en marmelade.

La voix d'Henri lui parvint à son tour, rageuse.

-Essaie de penduler, nom de Dieu!

-Pas moyen... La roche est à deux mètres mais elle est lisse comme un miroir. Essayez de me remonter! y a que ça à faire.

-Compris!

Les voix de ses amis lui parvenaient lointaines. La brume dans laquelle il était maintenant plongé lui donnait l'impression d'être suspendu au-dessus d'un immense et terrifiant chaudron fumant.

Plus haut, la situation n'était pas non plus très brillante. Henri, immobilisé contre le rocher ordonna aux filles d'essayer de remonter Jacques.

La corde suivait la pente abrupte avant de plonger dans l'abîme. Elles n'y parvinrent pas. Dans ce terrain pentu et friable, les points d'appui étaient insuffisants. Elles risquaient de dégringoler elles aussi. Henri sentit à la traction de la corde qu'elles étaient loin de développer l'effort nécessaire. Il ne pouvait donc pas leur confier, ne f˚t-ce qu'un seul instant, sa lourde charge pour lui permettre de se dégager et d'employer ensuite toute sa force. Il savait qu'il ne devait pas remuer d'un pouce. C'était trop bête... Il en aurait pleuré de rage. La position inconfortable dans laquelle il se trouvait ne lui aurait pas permis de retenir efficacement la corde si elle se remettait à filer. Par bonheur, il ne souffrait pas trop, même si le sang coulait de son visage et de ses mains.

-Jacques?

-Ouais?

-Impossible de te remonter! Et la corde est bien trop courte pour te laisser descendre d'un seul mètre!

-Bon sang de bois! On est beau!

Henri s'efforçait de garder la tête froide. Marianne lui essuya le visage.

-Ca va?

-Oui... Ne t'en fais pas. Je tiendrai jusqu'à l'arrivée des secours.

Elle l'enlaça de ses bras et lui tint la tête contre sa poitrine.

-Il faudra attendre jusqu'à demain, tu sais...

La voix de la jeune fille reflétait une intense souffrance morale.

-Tu oublies qu'on a dit au village qu'on coucherait au refuge.

Personne ne s'inquiétera avant demain. Tu crois que tu pourras tenir?

Ecrasé par la réalité, Henri laissa tomber, dans une sorte d'état second:

-Je ne crois pas... Mais je veux bien essayer.

Effondré, il laissa retomber sa tête. Un hurlement hystérique lui fit relever les yeux. Lisette piquait une crise de nerfs. Elle avait empoigné

ses cheveux à pleines mains et criait en se secouant la tête..

-Je veux rentrer chez nous! J'ai peur! Je veux redescendre!

La gifle de Marianne la cloua net.

-Calme-toi. Tu risques de dégringoler, tu sais, en gesticulant comme ça.

Henri trouva le cran de plaisanter.

-Dis Lisette... J'ai un peu froid. Viens me tenir chaud!

L'aplomb des deux autres lui remit les idées en place.

-Excusez-moi, penauda-t-elle en baissant la tête.

-Bon, fit Henri. Il ne faut pas s'affoler. On va s'en sortir. Moi, si je bouge, la corde va riper. Je la sens prête à foutre le camp. Je pense qu'en serrant les dents, je peux tenir plusieurs heures. Il faut que l'une d'entre vous aille chercher du secours. Lisette, tu étais la plus à l'aise tout à l'heure... Tu te sens capable d'y aller?

La jeune fille était très p‚le.

-Je veux bien essayer.

Henri esquissa un mouvement. L'ankylose commençait à l'éprouver.

-Tu essaies de redescendre la fissure?

-Oui...

On mit Jacques au courant. Sa voix résonna dans l'abîme, étrangement calme.

-Courage, ma petite Lisette. Ramène-nous vite des secours.

La pluie avait cessé, mais le broui&drd s'épaississait de plus en plus.

Bientôt Lisette disparut dans les vapeurs froides et les roches noires. L'anxiété dévorait visiblement Marianne.

-Tu crois qu'elle va y arriver?

-Il le faut... sinon...

Une longue attente commença. De temps à autre, Jacques échangeait quelques brèves paroles avec ses amis. Henri songea que s'il avait fait une température sous zéro, ils auraient été gelés très rapidement.

-On a vraiment l'air de pauvres cloches, hein?

-Ne t'en fais pas, murmura gentiment Marianne. Ce n'est pas de ta faute. Au contraire, on aurait d˚ t'écouter dès le début. Et en plus, c'est toi qui as sauvé la mise à Jacques.

-Si le Capitaine nous voyait...

-Il ne serait pas très content.

-Je le vois d'ici. Il ferait tourner son béret. Sacré nom de diu, va... Bougre de pasquatin!

L'imitation la fit sourire. Puis son front se plissa et ses yeux devinrent tristes.

-Tu es courageux, tu sais, de plaisanter comme ça, souffla-t-elle. Tu as mal?

-Non, ça va... De toute façon, il vaut mieux ne pas y penser. Si je remue un orteil, c'est la mort de Jacques.

-Et Lisette? Tu crois qu'elle va y arriver?

-Je l'espère...

Un peu de temps s'écoula.

-Parle-moi de choses marrantes. Ne me regarde pas comme si j'étais un supplicié. Y en a un, là-dessous, qui doit la trouver plus longue que moi.

-Oui, c'est vrai.

-Ca va ton poignet, Jacques?

-Je crois bien qu'il est fracturé, mais ce n'est pas le plus grave pour le moment. La sangle me scie le ventre et ça m'étouffe. Il faudrait que je change de position.

-Vas-y, mais doucement! Ne fais surtout pas de secousses, recommanda Henri.

Le jeune Clozonnan exécuta délicatement une petite gymnastique au bout de la corde. Henri sentait qu'il pourrait tenir encore un bon moment et il essayait de ne pas penser à ce maudit filin qui le mordait cruellement.

Mais quand il vit la silhouette de Lisette apparaître dans le brouillard, un brusque désespoir l'envahit. Elle pas pu redescendre...

Elle était visiblement à bout de force et de nerf. D'une voix hachée par l'émotion, elle raconta sa tentative.

-Je suis bien descendue jusqu'à l'endroit o˘ ça commence à devenir vertical... A ce moment-là, j'ai glissé et j'ai bien failli y passer... Je me suis raccrochée de justesse... Ca m'a paralysée et je suis restée un bon moment sans oser bouger, sur une petite corniche... J'ai senti que si je continuais, j'allais me casser les reins... Alors je suis remontée...

Atterrés, sa soeur et Henri ne purent tout d'abord rien répondre. Puis Marianne se décida avec un calme étonnant.

-Bon... Eh bien, je vais essayer moi aussi. De toute façon, il ne faut pas rester sans rien faire. Je sais que je ne suis pas capable de redescendre toute seule la voie Ravanel. Je vais donc essayer par les pentes d'herbe.

Personne ne répondit. Elle s'engagea résolument sur les traces de Jacques. Son pied était nettement moins s˚r que celui du jeune Savoyard, mais elle s'appliqua de tout son coeur.

Henri retenait son souffle. Pétrifiée, Lisette regardait sa soeur jouer avec l'abîme, avec des yeux hallucinés.

Un soulier de Marianne dérapa. Henri ferma les yeux... Lisette émit une étrange exclamation étranglée. quand il releva les paupières, le jeune gars poussa un gros soupir. Marianne s'était agrippée de justesse et elle n'avait pas dévissé. Elle fit mine de continuer.

-Arrête, ordonna Henri d'une voix blanche. Reviens, tu vas te tuer.

Marianne tourna vers lui un visage blême, plein d'indécision.

-Reviens! réitéra Henri. C'est un ordre!

Elle rebroussa chemin, visiblement très mal à l'aise. La panique était sur le point de prendre le dessus. Elle rejoignit ses amis et cacha son visage dans le cou d'Henri.

-Pardonne-moi...

-Laisse tomber. C'est pas de ta faute.

Lisette se mit à pleurnicher nerveusement.

-Oh, mon Dieu... Henri ne pourra pas tenir encore bien longtemps. Il va l‚cher.

-Tais-toi! intima le jeune homme avec force.

Puis il murmura en regardant du côté de la vallée:

-Ecoutez!

Assourdi par le brouillard et la distance, le son du cor emplit la montagne.

-Le Capitaine! s'écria Lisette soudain pleine d'espoir.

Jacques aussi avait entendu.

-Il faut hurler tous ensemble! cria-t-il du bout de sa corde. Il faut qu'il sache qu'on a besoin de lui.

-Fermez-la, nom de Dieu! vociféra Henri.

La vieille trompe se tut. Puis elle attaqua une deuxième fanfare aussi courte que la précédente. quand le silence revint, la brume sembla se resserrer davantage autour des jeunes alpinistes. Marianne lut une réflexion intense sur le visage marqué d'Henri. Sa douce main lui effleura la joue.

-qu'est-ce qu'il y a?

Il leva sur elle des yeux brillants d'espoir.

-Je crois bien que le Vieux nous a lancé un message... Il a sonné

d'abord la "Culbute en forêt", et ensuite l'"Appel forcé".

-Pour nous, c'est de l'hébreu, fit Marianne.

-Pour vous peut-être... pas pour moi. A la chasse, la "Culbute en forêt" se sonne lorsque quelqu'un fait une chute. La deuxième fanfare indique qu'on a besoin de secours. Je suis presque s˚r que le Capitaine sait que Jacques a culbuté et qu'il vient à notre aide.

-Déconne pas! lança Jacques qui avait tout entendu.

-Je t'assure que je ne plaisante pas. Et puis d'abord, on ne peut rien faire d'autre qu'attendre. Il me semble qu'il a sonné quelque part vers le col.

Lisette le regardait d'un air sceptique.

-Tout de même, je veux bien admettre que tu aies de l'estime pour lui, mais ça ne tient pas debout, cette histoire.

-Ayez confiance... quelque chose me dit qu'on sera bientôt tiré

d'affaire.

Il s'était maintenant écoulé une bonne heure et demie depuis l'accident. Une petite demi-heure s'écoula encore. Et la trompe lança un nouvel appel.

-Cette fois, ça vient de Rebollion, j'en suis s˚r! cria Jacques.

-Pas d'erreur, renchérit Henri. Il grimpe par la voie classique et il va nous rejoindre par le sommet. Il vient d'envoyer un "Bien allé".

L'heure qui s'écoula ensuite fut très éprouvante pour les deux garçons, et en particulier pour Henri: Il ne pleuvait pas mais l'engourdissement gagnait.

-On n'entend plus rien, observa anxieusement Lisette.

Marianne haussa les épaules avec confiance.

-C'est normal. S'il est de l'autre côté de la montagne, il peut sonner aussi fort qu'il veut sans qu'on l'entende.

-Vous pensez vraiment qu'il va venir?

-Mais oui, rassura Henri.

Le froid et la fatigue commençaient à diminuer considérablement ses forces. Il ne sentait plus ses doigts ni les extrémités de ses pieds. Par moments, sa vue s'assombrissait de façon inquiétante. Il serrait les dents.

Une angoisse soudaine se mit à le tenailler. Et s'il s'était trompé? Après tout le Capitaine ne viendrait peut-être pas. Submergé par le doute, il sentit qu'il allait bientôt l‚cher prise. Déjà, il imaginait Jacques se disloquant au pied de la voie Ravanel... Il n'en pouvait plus, gagné par le désespoir.

Et soudain, le miracle!

-Ooooh! Hooo! Henri!

La voix puissante du Vieux hélait depuis le sommet, dans le brouillard. Ils hurlèrent tous ensemble, pleins de joie!

-Ooooh! Hooo! Capitaine! Par ici!

-Rien d'cassé?

-Pas encore, mais viens vite! hurla Henri en Puisant dans ce qui lui restait de forces.

-Momente... J'arrive.

A vol d'oiseau, le Vieux était à moins de deux cents mètres, mais on ne pouvait le voir dans la brume.

-Tu crois qu'il va pouvoir descendre vers nous? s'enquit Lisette.

Henri parvint à sourire.

-Tu n'as jamais vu l'homme à l'oeuvre, en montagne.

Plus haut, dans le mystère du brouillard, le silence s'était fait. Les jeunes gens imaginèrent le vièux berger en train d'effectuer une périlleuse descente presque à l'aveuglette dans la purée de pois. Un moment sans longueur s'écoula... Un appel retentit enfin juste au-dessus d'eux, tout proche.

-Oooh?

-Par ici! répondirent ensemble les deux soeurs.

quelques minutes s'écoulèrent encore, puis on entendit des raclements métalliques sur la roche pourrie. La silhouette massive apparut enfin, comme un diable sortant lentement de la fumée des enfers. Assuré par une corde, le Vieux descendait les pentes herbeuses sans déraper. Il avait garni ses souliers de gros crampons d'acier à huit pointes acérées.

-Ah nom de diu... Vous voilà mes pasquatins?

Son exclamation n'exprimait aucune colère, mais il grogna pour la forme.

-Eh ben, vous m'en avez fait de belles, hein?

Dès qu'il fut près d'eux, Lisette se jeta dans ses bras en pleurant de joie. La grosse main tapota la frêle nuque.

-Allons... y n'faut pas pleurer comme ça. La pluie n'te suffit donc pas?

Il se pencha sur Henri Pour examiner la situation.

-Bouge pas... Voyons... Bon... Avec mes fers, j'ai suffisamment d'assise pour remonter Jacques.

Il frappa la pente poreuse de son pied, plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il e˚t creusé un solide point d'appui. Après quoi, bien campé Sur ses jambes, il empoigna la corde et tira. Ca remonta.

Trente secondes après, Jacques était auprès de ses amis, chancelant un peu, mais en sécurité. Il s'assit. Lisette le couvrait de baisers. Henri ne put se mettre immédiatement debout, tant il était ankylosé. Marianne lui massa longuement la jambe et le bras droits pour rétablir la circulation sanguine. Le Capitaine ouvrit sa musette et lui fit boire une bonne rasade de vin chaud qu'il avait apporté dans une bouteille thermos. Puis il expliqua aux jeunes gens étonnés pourquoi il était venu a leur secours.

-quand vous êtes partis, ce matin, fiers comme Artaban, moi j'étais s˚r que ça allait pleuvoir. Et pis aussi j'étais curieux de voir les filles escalader! Alors je suis monté au col avec mes jumelles et j'ai suivi votre escalade. Je dois dire que les filles se sont bien défendues, ça oui! Je reconnais que vous n'êtes pas des cacaparmi! Ensuite la pluie est arrivée.

J'ai compris que vous alliez rejoindre le sommet par les pentes d'herbe.

J'ai vu Jacques dévisser et pis Henri en vilaine posture pour le remonter.

A ce moment-là un nuage a tout caché et j' n'ai plus rien vu. Je suis vite redescendu chez René et pis on est remonté tous les deux avec du matériel.

Au passage, j'ai sonné pour vous faire comprendre qu'on allait vers vous.

-O˘ est René?

-Plus haut... Vous croyez p't-êt'que c'est l'Saint-Esprit qui m'assure, hé?

Marianne examina le poignet de Jacques et ne diagnostiqua qu'une solide entorse.

-Eh bien tant mieux, soupira Jacques. De toute façon j'irai voir le toubib demain. Je suis incapable de fermer la main. Heureusement qu'Henri est costaud! Il m'a retenu pendant trois heures et demie. Pourquoi t'as pas appelé le secours en montagne, Capitaine? Avec l'hélicoptère, on aurait gagné du temps.

-Mon pauv'petiot, va. T'aurais été la risée de toute la région.

T'allais pas en trouver des tonnes, après, des clients qui auraient bien voulu partir en montagne avec toi, bougre de guide à la noix! C'qui s'est passé aujourd'hui, ça devrait te servir de leçon et t'apprendre à écouter les conseils des vieux! Personne n'est obligé d'y savoir, c'qui t'est arrivé, pas? Et pis d'abord, ma femme n'serait pas contente si elle apprend qu'j'ai fait l'acrobate sur la Dent d'Oche, à septante ans et par un temps pareil, sacré nom de diu, va!

Le Vieux se tut. Il paraissait rajeuni, d'un seul coup. D'un geste familier, il fit tourner son béret. Les yeux de Jacques brillaient très fort. Une larme roula sur le visage viril, crispé par l'émotion.

-T'es quand même un sacré type, Capitaine...

-Boh... Penses-tu! Ca t'semble.

Il se pencha sur Henri. Marianne était en train d'examiner le pectoral profondément entamé par la corde.

-Ca va aller, mon p'tit?

-Oui, bien s˚r, Capitaine!

Le jeune gars ne se sentait pas très bien mais il ne voulait pas passer pour une mauviette aux yeux d'un tel homme. Le vieux berger considéra pensivement la pente herbeuse.

-Ah, nom de diu, va... quand j'avais vingt ou trente ans, j'passais là-dedans en courant! Maintenant, bien s˚r, on est vieux...

Brusquement, le souci remplaça le rêve sur le rude visage.

-Vous m'promettez de n'rien dire à ma femme, pas? J'lui avais promis de n'plus aller en haute montagne. Je n'veux pas qu'elle sache que j'y ai désobéi!

Le vieux dur à cuire avait l'air d'un gamin en faute. Marianne sourit gentiment.

-Pourtant, Capitaine, je suis s˚re qu'elle serait très fière de toi.

Il haussa ses épaisses épaules que l'‚ge avait légèrement vo˚tées.

-Boh... Allez... On n'va pas rester là. Jacques, monte en premier et t'aideras René à nous assurer. Et n'fais pas le tabornio avec ta main!

-Oui, Capitaine.

-René?

La grosse voix s'était faite aussi puissante qu'une corne de brume. Un

"ouais" lointain répondit.

-Cramponne-toi! Jacques y va.

-J'sus prêt.

Un à un, le Capitaine en dernier, ils rejoignirent René, puis ils accédèrent assez facilement au sommet. La descente par la face sud n'était maintenant plus qu'un jeu d'enfant.

-On s'est tous bien donné de la peine pour, rien, déclara René.

Les autres le regardèrent avec des yeux ronds.

-Comment ça?

-Ben oui quoi... On n'peut même pas admirer le paysage avec cette brume!

Tout le monde éclata de rire. Ca faisait du bien, après les heures d'angoisse.

-Au fait, vous voulez toujours coucher au refuge? demanda malicieusement le Vieux.

Les quatre jeunes gens se consultèrent du regard. Manifestement l'enthousiasme n'était pas délirant.

-Bon, trancha le Capitaine, eh ben moi j'vous invite tous dans mon échèlème et pis on va s'faire une fondue nationale, pas?

L'offre fut spontanément acceptée de tous. Au refuge, le Vieux récupéra sa trompe qu'il avait laissée en montant. Deux heures plus tard, ils arrivaient à l'échèlème.

-T'as bien monté la garde, Bardot?

-Ouais... Mais t'étais passé o˘?

-J'suS t'allé faire un tour ...

Les yeux du petit homme brillaient, et ses joues étaient bien colorées.

-Y m'semble bien qu't'as tué l'temps comme t'as pu, pendant ta garde, hein?

Bardot baissa le nez. Mais le Capitaine n'avait pas le coeur à le rappeler davantage à l'ordre.

-J'ai deux caisses de blanc et cinq kilos de fromage. Ca devrait suffire, non?

-Moi j'ai du pain dans mon chalet, signala René. Mais il est un peu rassis.

-Eh ben tant mieux! Comme ça y tiendra mieux après les fourchettes, pour touiller la fondue.

Et ce fut une fondue mémorable. Le fromage était bon. Le vin aussi.

Lisette se montra très agréable, témoignant à chacun beaucouP de gentillesse. On sentait le Vieux heureux. Il ne disait rien mais il savait que son prestige d'autrefois se trouvait reverni d'un éclat nouveau.

Lorsqu'on eut terminé le deuxième coquelon, Henri attaqua la chanson des Armaillis des Colombettes. Aussitôt, tous ses compagnons unirent leurs voix à la sienne avec tant de coeur que les murs de l'échèlème en vibraient. Le Capitaine interprétait les couplets en patois et le refrain était chaudement repris par tous.

A la fin, le Vieux remarqua:

-Eh ben ça fait plaisir de chanter comme ça. Maintenant les jeunes d'aujourd'hui, y n'savent plus chanter! S'y-z-ont pas des disques ou des transistors ou je n'sais quoi, y sont incapables de mettre de l'ambiance, pas? T'es bien d'accord avec moi, Jacques?

-Oui, c'est vrai, mais il ne faut pas généraliser.

-Moi, voyez, j'suis bien content de vous voir chanter! Nous, on se met notre ambiance nous-mêmes! On n'est pas comme ces jeunes lourans qui dansent des trucs sans queue ni tête en se dandinant comme des ours en là

par les boîtes de nuit.

Les rires fusèrent. Le rude visage du Vieux se plissa d'un sourire malicieux.

-Ah... Ca n'vaut pas la veillée funèbre à Fernand!

René et Bardot éclatèrent de rire, mais les quatre plus jeunes le regardèrent sans comprendre.

-quelle veillée funèbre à Fernand? interrogea Jacques.

-Oh, t'étais pas né quand c'est arrivé, c't'histoire. Mais ton père, il y était, lui. Et pis moi aussi, d'ailleurs. Not'copain, y s'appelait Fernand Fernex. C'était un sacré pitre qui nous avait fait rire des sacrés bons coups! Et pis un jour, il est mort... Il n'avait pas d'famille, Fernand. Mais comme tout l'village l'aimait bien, on a tous voulu aller le veiller, à son lit d'mort. On s'est retrouvé une sacré bande dans sa maison. Au début d'la nuit, personne n'osait parler. C'est qu'une veillée funèbre, c'n'est pas d'la rigolade, pas? Nous, ça nous faisait tout drôle de le voir sérieux, l'Fernand. C'était p't-êt'ben la première fois. Et pis y en a un qu'a repensé à une de ses blagues et qui a pris le fou rire. Tout le monde s'est mis à rigoler en racontant des histoires au Fernand. Y en a un qui est allé chercher des bouteilles. Pour finir, y avait plus qu'le Fernand qu'était pas so˚l! Je suis allé chercher mon accordéon! Nom de diu, y avait une de ces ambiances chez Fernand, c'soir-là! Chez lui, c'n'était pas très grand, pas? Alors on a été obligé de mettre son cercueil debout contre le mur pour pouvoir danser!

Après un instant d'ébahissement, Lisette, Marianne, Henri et Jacques éclatèrent de rire. Le Vieux leva un doigt sermonneur.

-Mais ça, y n'faut pas aller y r'dire aux gens, pas? Et encore moins aux touristes! On risquerait de nous prendre pour des sauvages... De toute façon, on a la conscience tranquille, pas? Fernand, y nous a amusés jusqu'au bout, et un type comme lui, le Bon Dieu n'pouvait pas lui fermer la porte de son paradis. Ce soir-là, P't-êt'ben qu'en nous regardant depuis le ciel, il a ri encore un bon coup avec nous!

Les hommes de la montagne

Deux jours plus tard, à l'heure de l'apéritif du soir, une luxueuse voiture s'arrêta devant le Terrier du Renard. Le Capitaine était en train de boire un blanc-cassis au bar en compagnie d'Henri. Les deux amis étaient descendus au village pour rentrer une provision de bois de chauffage, destinée à la cheminée de l'auberge.

-Oh, oh... Voilà des étrangers qui n'ont pas l'air d'être dans la misère, pas? remarqua-t-il en regardant à travers la vitre.

-On dirait...

Le conducteur s'empressa d'aller ouvrir la portière à sa passagère.

Une vieille dame descendit. Elle portait avec prestance un somptueux manteau de fourrure.

-Oh, oh... Cette dame-là, j'te fais l'pari qu'c'n'est pas n'importe qui.

Le chauffeur ouvrit la porte de l'auberge et s'effaça pour laisser entrer la dame.

-Bonjour messieurs.

-Adieu, madame, répondit le Vieux en touchant son béret.

-Bonjour, fit Henri.

-Excusez-moi, ne seriez-vous pas monsieur Vionnaz?

-Ouais... C'est moi. Mais ici on m'appelle "Capitaine"!

La vieille dame sourit avec raffinement.

-Je suis enchantée de faire votre connaissance... Permettez-moi de me présenter: je suis la Comtesse de La Guillaumière.

Le Capitaine ne cilla pas.

-Je suis heureuse de rencontrer le grand résistant que vous f˚tes, et aussi de vous remercier d'avoir retrouvé mon collier.

-Ah? C'était l'vôtre?

-Oui, monsieur.

-Eh ben, asseyez-vous donc. On va boire un coup pour fêter ça, pas?

La comtesse sourit, amusée par les manières de cet homme des montagnes. Le chauffeur, en revanche, était visiblement scandalisé.

-Vous buvez quoi? s'enquit aimablement le maître des lieux auprès de la dame.

-Je prendrais volontiers un doigt de porto, s'il vous plaît.

-Et toi, p'tit gars? demanda-t-il au chauffeur.

L'interpellé ouvrit la bouche, la referma, et passa un doigt entre son cou et le col blanc de sa chemise.

-Un vichy-menthe... parvint-il enfin à articuler.

-Eh ben mon vieux, pour qu'on t'serve ça, y faut au moins qu't'aies une ordonnance! Tu f'rais mieux de boire un bon canon d'blanc! Ca n'veut pas t'faire boiter!

La comtesse riait de bon coeur.

-Allons, Daniel... ne faites pas cette tête.

-Henri, sers-nous. Moi tu sais, un vichy-menthe, j'connais pas tant les doses. Et pis l'porto, je n'sais même pas la bouteille que c'est.

-C'est écrit dessus, répondit le jeune gars en souriant malicieusement.

Pour rien au monde, le Vieux aurait admis en public qu'il ne savait pas lire.

-J'n'ai pas mes lunettes, tu comprends...

Henri fit le service.

-Vous avez d'la chance d'me trouver ici, pas? Normalement, j'devrais être à l'alpage, en là par les montagnes.

-Votre auberge est très jolie.

-J'y ai tout fait moi-même, vous savez.

-Mes compliments... Vous avez fort bon go˚t.

-Ouais, bon... Dites voir, ce collier, il est à vous alors...

-Oui. J'ai lu l'article du journal et je me suis rendue à la police auprès de laquelle je n'ai eu aucune peine à prouver que ce collier m'appartient.

-Et qui c'est qui vous l'avait pris? Un Alleman?

-C'est toute une histoire... Le manoir de la Guillaumière avait été

réquisitionné par les Allemands qui y avaient installé une Kommandantur.

Bien que toute notre famille f˚t très patriote, nous n'avons pu faire autrement que de nous plier. A la libération, une fois les Allemands partis, des soi-disant résistants nous ont arrêtés, mon mari et moi, pour nous juger comme collaborateurs. Ils ont souillé notre nom et notre maison.

Je me suis aperçue par la suite que mon collier avait disparu ainsi que certains petits objets de valeur, mais je n'ai jamais pu déterminer qui était le voleur; si c'était un Allemand en s'enfuyant, ou bien un de ces

"patriotes" de la dernière heure.

-Hélas, je sais bien que des hommes ont commis des crimes sous le nom de la Résistance. Mais on n'était pas tous comme ces bandits, madame. Et les vrais résistants ne sont pas leurs amis.

-Je sais, reprit la comtesse, et je rends hommage aux hommes comme vous.

Elle sortit le collier de son sac à main et le tendit.

-Tenez, il est à vous.

Le Capitaine rajusta fièrement le béret.

-Madame, quand j'étais maquisard, j'me suis battu pour garder ma dignité d'homme. Je n'demande pas d'salaire. C'était une chose normale. Eh ben vous, maintenant, si vous voulez vous battre dans l'même sens que moi, donnez vot'collier à une oeuvre de bienfaisance, une vraie! Pas à des gens qui exploitent les coeurs généreux, pas?

Il but d'un seul coup la moitié de son verre de blanc-cassis, claqua de la langue, et conclut en levant un index solennel:

-Y a qu'le Bon Dieu qui peut dire ce que valent nos actes!

-J't'ai même pas demandé ton avis, s'excusa le Capitaine une fois que la comtesse fut partie. Après tout, c'est toi qui l'avais trouvé, ce collier.

-Bah... Ca ne fait rien. De toute façon, je suis d'accord avec toi et tu le sais bien.

Le Capitaine resservit deux blancs-cassis.

-Bon... C'n'est pas l'tout. Faut qu'j'remonte en là par Sernoz. Alors c'est décidé? Tu pars ce soir? Reste donc encore deux trois jours! Y a rien qui br˚le!

-Tu sais bien que je dois reprendre mon boulot demain.

-Tu reviens quand?

-Le mois prochain. S˚rement pour quelques jours.

-Bon, eh ben arvi donc.

La grande main serra vigoureusement celle d'Henri, puis le vieux montagnard sortit et s'engagea sur le chemin de l'alpage.

Songeur, Henri regarda s'éloigner la silhouette massive. Il savait que le Capitaine était triste, mais le Vieux considérait comme des marques de faiblesse le fait de s'éterniser lors d'une séparation. Il dit au revoir à

Francine et à Jonas. Avant de quitter le village, il passa chez Jozon.

Marianne l'embrassa.

-Je savais que tu viendrais me dire au revoir.

-Comment pourrais-je faire autrement?

-A quand?

-Je t'écrirai. J'espère que tu me répondras.

-quelle question!

-Je reviens le mois prochain, à moins que...

Marianne était déjà inquiète.

-A moins que...

-A moins que j'aie envie de revoir avant ta jolie frimousse.

Elle le regarda intensément.

-Tu sais, Henri, j'ai beaucoup repensé à ce qui s'est passé dimanche, sur la Dent d'Oche...

Elle s'arrêta pour chercher ses mots. Ses yeux bleus brillaient.

-Tu sais, je voulais te dire... Tu as été admirable.

-Bah...

-Non... N'y prends pas à la légère.

Elle avait eu comme un sursaut. Puis sa voix s'emplit de rêve.

-Je n'ai jamais connu de garçon comme toi...

Ce fut au tour d'Henri de se sentir tout drôle.

-Moi non plus, je n'ai jamais rencontré de fille comme toi...

Leurs lèvres s'unirent. La jeune fille murmura encore:

-Face à la montagne, tu t'es montré aussi solide qu'elle. Dans ma vie, je sais qu'il y aura encore d'autres montagnes à franchir, et que certaines seront certainement très difficiles pour moi toute seule. J'aimerais encore t'avoir auprès de moi pour que tu me tiennes par la main.

-Marianne...

Il savait qu'il devait répondre quelque chose, mais les mots ne venaient pas.

-Je... heu... je crois que moi aussi, j'ai besoin que tu me prennes par la main, tu sais... Ca m'évitera de me faire piéger par la vie... Comme dimanche par exemple.

L'automne suivant, deux événements successifs mirent le Clozon en effervescence. Jacques épousa Lisette dans la petite église. Ce fut un beau mariage dont le Capitaine et Henri furent les témoins. La jeune fille avait vraiment réalisé qu'elle aimait Jacques au moment o˘ il se balançait au bout d'une corde, dans le vide, au-dessus de la voie Ravanel. Mais elle ne le dit jamais à personne.

Et puis peu après, dans la même semaine peut-être, on apprit que les projets de construction de téléskis au Clozon étaient définitivement abandonnés.

quant au braconnier imprudent qui avait tué François Harmat, la police ne put l'identifier et personne ne sut son nom. Enfin... presque personne.

Un jour, le Capitaine et René discutaient des alpages, devant l'échèlème. Bardot réparait des clôtures à l'autre bout du pré et les deux hommes étaient seuls. A un moment donné, le Capitaine demanda en affectant de regarder ailleurs:

-Au fait, ce chamois qu't'as loupé, l'aut'matin, tu l'as revu?

-quel chamois? s'étonna René en p‚lissant un peu.

-Celui qu't'as tiré l'matin qu'le Lyonnais a été tué.

-J'ai pas tiré d'chamois, bredouilla René.

Le Vieux le regarda bien en face.

-René, n'me prends pas pour un badian! Je sais qu'c'est toi qui as tué

l'étranger! J't'ai vu partir à la chasse! Bon, d'accord, tu n'l'as pas fait exprès, mais tu l'as tué quand même. C'était bien une balle perdue qui a loupé le chamois, c'est vrai, mais qui venait de ton fusil!

René était devenu blanc comme un linge.

-Si tu l'savais, pourquoi t'as rien dit alors?

-Passque!

-Passque quoi?

-De toute façon, ça n'allait pas l'ressusciter, pas? Et pis si t'avais pas eu ce geste imprudent, on n'aurait jamais retrouvé la croix de Saint-Maurice, ni la montre de ton père, ni rien! Tu sais, cet homme n'valait pas grand-chose... Et pis ça a servi à en remettre un autre sur la bonne voie.

Un secret en valant un autre, René fut mis au courant de la vérité. Le Capitaine embrassa du regard ses chères montagnes. Oui, personne d'autre ne saurait jamais. On tiendrait sa langue, comme au temps de la Résistance.

-Tu vois, René. La prochaine fois, tu laisseras les chamois tranquilles. La montagne leur appartient, à eux aussi. Nous, on a assez à

faire avec nos bêtes et les touristes, pas? Enfin, laissons les choses se tasser et n'en parlons plus. Mais au printemps, j'te donnerai p't-êt'

l'autorisation d'aller en tuer un... mais juste un!

-Ah? Pourquoi?

-Pour le repas de noces de Marianne et d'Henri!

Le Capitaine respira un grand coup. Sa main de géant s'abattit sur l'épaule de René.

-Y fait beau aujourd'hui, pas? Ca m'donne envie de sonner de la trompe!