CHRISTIAN DELVAL

LA VIEILLE TROMPE

DU MEME AUTEUR

quand les hommes vont boire au fleuve

Le renard du printemps

Le ch‚timent du Val-de-Croz

Légendes oubliées de nos montagnes

Le temps de vivre

Le disparu de Terre Blanche

Sur le sentier des légendes de nos montagnes Les seigneurs de la combe perdue

HORS-SERIE

Splendeurs et Mystères de notre Haut-Jura roman

LES GRANDS ORMES LA DOYE -39400 Morez

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. 1994, Christian Delval.

Le vieux berger

Les cailloux et les graviers du chemin crissaient comme des cro˚tons de pain dur sous le pas lourd et régulier du vieux montagnard. L'homme étouffa un juron. Son pied venait de déraper sur une pierre plate. Ses gros souliers de cuir ferrés de tricounis n'avaient pas une bonne adhérence sur le roc, même s'ils garantissaient une excellente stabilité sur les pentes herbeuses.

Au col, le vieil homme s'arrêta et rejeta en arrière son grand béret alpin pour mieux contempler le grandiose panorama s'étendant autour de lui.

Le visage basané, que le soleil et le vent des montagnes avaient façonné

comme une roche exposée aux érosions, se détendit en un murmure de satisfaction.

-On va bientôt pouvoir emmontagner... C'n'est pas trop tôt d'abader les bêtes!

Le printemps éclatait partout. Les premiers jours de juin avaient reverdi la montagne d'un coup. Seuls, les plus hauts sommets environnants scintillaient d'encore un peu de blancheur. Noircies dans le linceul hivernal des montagnes, les grandes roches se détachaient maintenant en gris, entre le bleu du ciel printanier et le vert tout neuf des alpages.

Plus bas, au fond des Morges, de longs serpents de neige sale achevaient de fondre, lentement grignotés par la douceur de l'air. Dans les couloirs d'avalanche, une petite herbette tendre comme une aquarelle d'enfant repeignait la montagne aux endroits o˘ l'immuable manteau des épicéas est brutalement déchiré par les tonnes et les tonnes de neige qui déferlent chaque hiver depuis la nuit des temp.

Un frais petit souffle de brise caressa le visage du Vieux. Malgré le soleil, il fallait prendre garde à ce traître courant d'air qui glace, sans qu'il s'en rende toujours compte, le promeneur échauffe par le raidillon conduisant au col. Machinalement, il reboutonna sa veste. L'hiver avait été

interminable. La neige était tombée pendant six mois. La couche n'avait jamais atteint une épaisseur très importante, dans la vallée. Peut-être un mètre, et encore... Mais dès qu'elle avait été sur le point de disparaître, une nouvelle chute l'avait refournie, si bien que, plusieurs fois renouvelée de la sorte, elle avait fait durer la mauvaise saison plus longtemps que d'habitude.

Comme chaque hiver, le Vieux avait fait le b˚cheron. Les conditions climatiques, ajoutées au poids des ans, lui avaient fait désirer plus que les autres années l'arrivée du printemps.

Près de lui, sur un jeune mélèze, un pinson siffla une harmonieuse mélodie purifiée par l'air transparent des hautes montagnes. L'homme sourit rêveusement... Et le rude visage, dégageant une force de colosse, exprima l'espace d'un instant l'enfantine tendresse des gens rustres.

-Y a plus d'loup pour attaquer mes bêtes... Mais toi, p'tit oiseau, fais attention à l'épervier!

Dans quelques jours, les fermiers de la plaine, comme il les appelait, lui amèneraient les génisses qu'il garderait jusqu'à l'automne.

Il avait grandi dans ces montagnes chablaisiennes... Ce n'était pas ses rares sorties hors de leur cadre qui lui avaient permis d'aimer autre chose que leurs majestueux et redoutables profils.

Malgré l'‚ge, il avait conservé cette placide puissance d'homme habitué aux travaux de force. La carrure des épaules était celle d'un géant... et les dimensions de ses mains égalaient le double de celles d'un homme normal. Le petit doigt était aussi gros qu'un pouce couramment proportionné.

Plantant son b‚ton devant lui, il croisa sur le pommeau ses gigantesques battoirs et posa dessus son menton, en une familière attitude pensive. Il se sentait bien... Dans son élément... N'aimant pas la compagnie nombreuse, il était plus à l'aise à l'alpage, au pied des pics, que parmi les humains.

Celui qui n'avait jamais vu le Vieux et qui se serait trouvé nez à nez avec lui au détour d'un sentier, dans le sauvage entourage des sapinS

sombres, n'aurait s˚rement pas été rassuré par ce visage renfrogné de vieil homme des bois. Les cheveux gris, drus malgré l'‚ge, ne dépassaient l'immense béret qu'en une mèche argentée retombant au milieu du front, entre des sourcils éternellement froncés. Il n'avait vraiment pas l'air commode. Vis-à-vis de ceux qu'il ne connaissait pas, son instinctive méfiance de montagnard le poussait à adopter volontairement ce masque patibulaire décourageant toute tentative de conversation.

Il n'avait pourtant pas peur des gens... Peut-être n'avait-il jamais eu peur de personne... Les risques courus jadis, au temps de la Résistance, ou de sa vie de contrebandier, l'avaient forgé comme un vieux fer de hache.

Et même s'il n'était plus cette force de la nature qui avait soulevé, trente ans plus tôt, une craintive admiration dans les villages voisins, il se sentait encore fort et capable de mater bien des jeunes fiers-à-bras. Il savait qu'on le respectait. Oui, bien s˚r, on le prenait un peu pour un original, mais il ne s'en rendait pas compte, convaincu que son passé

émaillé d'exploits divers lui conférait un inattaquable prestige.

Il resta un moment perdu dans ses rêves. Ces familières montagnes qu'il aimait à embrasser d'un seul coup d'oeil et dont il connaissait les moindres détails, c'était sa vie... Berger, b˚cheron, maquisard ou contrebandier, toute son existence s'était déroulée là. Il aimait "sa"

montagne d'un amour profond, solide, à la fois simple et complexe, comme si elle était pour lui, en même temps, son épouse, sa mère, sa complice et son maître. Pendant ces moments o˘ il se trouvait tête à tête avec elle, il ressentait, sans qu'il sache lui-même l'analyser, tout ce qu'elle devait lui donner, tout ce qu'il devait lui prendre, mais aussi lui rendre.

Il redescendit jusqu'à son chalet d'un pas peut-être à peine plus rapide qu'à la montée mais de la même régularité massive. Une demi-heure plus tard, il poussa la porte au chambranle ench‚ssé dans le mur de pierres apparentes, cimentées par un grossier mortier. C'était une curieuse construction, au toit plat formé par une dalle de béton accrochée au flanc de la montagne. On y entrait par une porte donnant sur la vallée. Le mur du fond était directement taillé dans la roche et le toit se trouvait de plain-pied du côté de la montagne. A l'origine, cela avait été un chalet typiquement savoyard, avec la base de pierre, servant d'étable et l'étage en bois o˘ on entreposait le foin. Par deux fois, dans le passé, l'avalanche l'avait emporté, et le Vieux avait fini par lui donner cette allure de blockhaus. Ainsi les coulées de neige glissaient maintenant dessus sans rien endommager et l'été, le berger y trouvait un refuge confortable. En mauvaise saison, personne n'y venait.

Avant d'entrer, il frappa l'un après l'autre ses gros souliers contre le mur, en un geste plus coutumier que fonctionnel car ses semelles, poncées par les graviers du chemin, n'avaient pas retenu la moindre particule de terre.

Il alla à un buffet de mélèze et l'ouvrit pour en sortir un quart militaire et une bouteille de vin blanc. Aucune étiquette n'y était collée, mais après l'avoir débouchée et avoir empli une première fois le quart d'aluminium cabossé, le Vieux reconnut au go˚t le bon vin de Savoie. Il but d'un trait, fit claquer sa langue et se versa d'autorité une deuxième rasade qu'il savoura à petites gorgées, les yeux mi-clos.

Le Vieux n'était pas un ivrogne... D'ailleurs au village, on l'avait rarement vu ivre. Il ne buvait pourtant pas que de l'eau, loin de là. Mais il pouvait vider plusieurs bouteilles sans que cela l'indispos‚t outre mesure. Dans son "échèlème", ainsi désignait-il son chalet, il aimait à

boire dans son quart, souvenir du temps o˘ il servait au 7*ème bataillon de chasseurs alpins d'Albertville. Les verres, dans le buffet, étaient réservés à ceux qui venaient trinquer avec le Vieux lorsqu'il avait emmontagné.

Après avoir terminé sa bouteille, il redescendit chez lui au village, à l'auberge du Terrier du Renard que sa femme tenait. quand il entra dans la salle du café, la nuit allait tomber et les lampes étaient déjà

allumées. quelques hommes du pays, assis autour d'une table, lui lancèrent un joyeux bonsoir.

-Salut à toi, Capitaine...

-Adieu, donc... répondit le Vieux d'une voix profonde.

Il n'y avait personne au bar, ni devant, ni derrière. Autour de la table, les hommes se serrèrent pour lui faire une place.

-Prends donc un verre, invita René, et viens nous aider à finir cette bouteille.

-Et pis même si on la finit, renchérit Gaston, on aura ben l'temps d'en boire une autre!

-Assieds-toi donc, Capitaine, proposa amicalement Jacques.

Le Vieux s'assit pesamment. Les tricounis résonnèrent sur le sol carrelé de grès rouge. Alors seulement il déboutonna sa veste.

-D'o˘ viens-tu, ainsi angancené? interrogea René. De la montagne?

-quais... J'sus-t-allé faire un p'tit tour, pas?

-On va pouvoir emmontagner d'abord...

-J'crois bien qu'oui...

René était un homme trapu, pas très grand, mais certainement très fort. Il menait le même genre de vie que celui qu'il appelait "Capitaine".

B˚cheron l'hiver, berger l'été, il avait son petit chalet dans la montagne, pas très loin de celui du Vieux. René pouvait avoir la quarantaine. Il y avait aussi Gaston, le vieil ami du Capitaine, à peu près du même ‚ge. Les deux compères avaient vécu ensemble, jadis, des moments épiques.

Jacques, le fils de Gaston, avait laissé la petite ferme de son père pour aller faire le menuisier dans une usine de la plaine suisse voisine.

Fort de sa trentaine et solide comme un roc, le jeune homme était aussi un très bon guide de ski de montagne. L'hiver, il gagnait sa vie en emmenant des clients à travers le massif. Il était toujours garçon malgré les nombreux succès qu'il se taillait auprès des jolies citadines venues s'adonner aux sports de neige. C'est vrai qu'on se mariait tard, au Clozon, et qu'il y avait de nombreux vieux célibataires, comme dans tous les villages montagnards.

Le Capitaine s'empara du verre soudain ramené à de minuscules proportions dans sa grande main.

-Santé, donc...

-Santé! répondirent les autres.

-Et que le Diable emporte les ravageurs de montagne! maudit le Vieux.

Il but dans un silence pesant.

Depuis plusieurs mois courait une rumeur concernant l'implantation de téléskis dans la région. Le village du Clozon, situé en altitude au fond d'une vallée se terminant par un immense cirque dont un côté, l'hiver, était toujours à l'ombre, réunissait toutes les conditions pour devenir une station de sports d'hiver. De par son magnifique site, le village était déjà devenu un lieu très apprécié des touristes, et selon des bruits circulant depuis quelque temps, il avait retenu l'attention des promoteurs de la neige qui voyaient là un beau filon à exploiter. Entre les villageois, les discussions allaient bon train. Les uns étaient pour, les autres étaient contre l'implantation de la station. Le Capitaine faisait figure de porte-flambeau de ces derniers.

-Bah... elle n'est pas encore construite, cette station, disait-il souvent. Y a assez d'étrangers par le village l'été sans qu'on soit encore envahi l'hiver, pas?

Il appelait indistinctement "étrangers" tous ceux qui n'étaient pas du Clozon. Beaucoup de Clozonnans partageaient ses principes, dans lesquels la mentalité montagnarde prenait toute sa signification. L'hospitalité était une chose sacro-sainte dans le coeur de ces rudes gaillards, et ils accueillaient l'étranger sous leur toit. Néanmoins, une amitié plus profonde s'installait difficilement car une certaine distance tempérait beaucoup le premier contact avec ceux qui n'étaient pas du pays. Mais une fois la carapace brisée et la confiance établie, on était définitivement et solidement adopté. Ils aimaient la montagne et la considéraient comme leur, avec le droit d'interdire l'accès du village à qui ils voulaient.

Soudain, une voix éclata dans le dos du Capitaine.

-Vieux pasquatin! Boire des verres de blanc est plus important que de venir saluer ta femme!

Le Vieux ne se retourna même pas. Les autres éclatèrent de rire.

Venue de la cuisine, une assez jolie femme d'une quarantaine d'années se planta près de la table. Son regard bleu allait du verre au capitaine.

-C'est le mari parfait, cet homme! Toute la journée à se balader par les montagnes, et lorsqu'il rentre à la maison, son premier souci est de se so˚ler!

D'une main taquine, le Vieux tira sur la queue du noeud du tablier qui tomba à terre.

-J't'ai déjà dit de n'pas m'parler comme ça par-devant mes amis, pas?

J'suis quand même un homme!

Solennel, il leva son impressionnant index.

-Si ça continue, je ferai mon balluchon et je partirai seul, en là

dans les forêts sombres! Je gagnerai quat'sous... Et je n'paierai point d'impôts!

Les éclats de rire se firent encore plus forts.

-Non mais regardez-moi ce vieux tank! s'exclama la jeune épouse en lui enfonçant son immense béret sur les yeux. Remarque bien que tu serais tout à fait dans ton élément, en abominable homme des cavernes!

StoÔque, le Capitaine rajusta son couvre-chef, le cassa entre ses doigts pour lui imprimer une majestueuse forme pointue et déclara en relevant fièrement la tête:

-Tu n'as pas l'droit de toucher à mon béret! C'est la tenue des maquisards.

-Mais la guerre est finie, tu sais, mon chéri!

La jeune femme passa derrière son mari toujours assis et ses bras enlacèrent affectueusement le cou du Capitaine. Elle lui appliqua un retentissant baiser sur la joue.

-Cherche pas à m'amadouer, grommela-t-il, le visage de plus en plus renfrogné.

Ses amis riaient aux larmes. Ils savaient bien que les deux époux s'adoraient, chacun à leur manière. Si une personne non avertie pouvait se laisser abuser par cette scène, ils s'amusaient, eux, de ce qui n'était en réalité qu'une comédie. Il fallait reconnaître que le couple sortait de l'ordinaire.

Gabriel Vionnaz, que tout le monde appelait Capitaine, avait épousé

Francine quinze ans auparavant. Ils avaient trente années de différence. Ce fut au hasard de quelques jours de vacances d'été passés au Clozon que Francine avait rencontré Gabriel. Jolie et délicate jeune citadine, elle avait été profondément marquée par ce colosse sans ‚ge à l'image des belles montagnes constituant son univers. C'était au mois de juillet, dans le parfum des foins coupés épiçant subtilement les soirées grillonnantes de l'été chablaisien... La rencontre s'était faite sans que le rude montagnard s'en rendît bien compte. Ce soir-là, après une dure journée de foins, le berger prenait un peu de loisir à la terrasse d'un café du Clozon. Au milieu de ses amis, il chantait en jouant de l'accordéon. Avec son torse nu à la peau bronzée, sous laquelle saillaient au moindre mouvement des muscles d'athlète, avec son béret pailleté de brindilles de foin, sa barbe de trois jours, son vieux pantalon de coutil, ses souliers à tricounis et son accordéon dont les mélodieux accords accompagnaient sa belle voix de basse, Gabriel avait déclenché, à cinquante-cinq ans, un étrange coup de foudre dans le coeur de Francine. Il n'avait pas l'habitude de prêter beaucoup d'attention aux estivantes impressionnées par le bel homme qu'il était encore. La jeune fille sortait d'un monde diamétralement opposé à

celui de Gabriel. Raffinée, menant une vie presque bourgeoise, cultivée par de nombreuses lectures, Francine baignait depuis des années dans un monde distingué. Travaillant pour le compte d'un magasin de mode féminine, elle savait apprécier la valeur artistique des jolies choses. A ses moments de loisir, elle prenait volontiers le pinceau pour peindre des toiles non dénuées d'intérêt. Et puis, brusquement, la jolie Francine des villes eut envie de partager la vie de ce fruste montagnard célibataire qui aurait largement pu être son père.

Le Capitaine ne savait ni lire ni écrire. Son grade n'était en réalité

qu'un surnom, mais sa gentillesse bourrue, sa force tranquille, sa carrure d'ours des Grisons, ses exploits en montagne dont tout le monde parlait avec admiration, son accordéon et son cor de chasse qui faisait noblement retentir les alpages, tout ce mélange poétique et viril s'unit au tempérament sentimental de la jeune femme pour la séduire jusqu'au plus secret d'elle-même.

Elle comprit qu'en ville, elle risquait de s'embourgeoiser. Elle redoutait par-dessus tout cet état d'esprit imprégnant très vite la façon de vivre des plus riches comme des plus modestement fortunés, quand le matérialisme et le go˚t du confort prennent une trop importante place dans l'existence d'un humain. Dans son ‚me de poète et dans son coeur prompt à

s'enflammer d'un feu durable, elle ressentit ce que chaque femme doit éprouver une fois dans sa vie: c'est lui que je veux.

Ce choix ne fut évidemment pas compris de tout le monde, et Francine dut lutter pour le faire admettre à son entourage... Gabriel lui-même, se rendant compte de la situation, bien que la jeune fille lui pl˚t beaucoup, tenta de la dissuader... Rien n'y fit. Un beau jour, les noces de Gabriel Vionnaz mirent toute la région en une fête qui dura, au Clozon même, plus d'une semaine. L'événement fut dignement célébré.

Connu comme le loup blanc à travers toute la Haute-Savoie, le Capitaine avait fini par donner de lui l'image d'un irréductible célibataire épris de liberté, et l'annonce de son mariage en surprit plus d'un. quel chambardement! que de commentaires! Ainsi, le Capitaine va épouser une demoiselle de la ville...

-y paraît... Et un beau brin de fille, en plus...

-On n'sait pas c'qu'elle lui trouve de si extraordinaire...

-quais... Il est pourtant loin d'être riche comme Crésus...

-Et pis, à son bras, elle a une allure si distinguée...

Si le mariage ne changea pas beaucoup les habitudes du Capitaine, qui conserva son cadre familier, il n'en fut pas de même pour Francine qui eut beaucoup de peine à s'adapter à sa nouvelle existence. La rudesse de l'hiver et un confort beaucoup moins douillet qu'à la ville ne la découragèrent cependant pas. Le partage de la vie montagnarde aux côtés de son mari auquel elle vouait une tendre admiration ne lui fit pas regretter son choix. Pourtant, si elle parvenait à comprendre les aspirations de l'homme simple qu'était le Capitaine, la réciprocité n'était pas toujours vraie. Ainsi, lorsque Gabriel surprenait sa femme avec un livre, il la sermonnait:

-A quoi ça t'sert donc d'être dans les livres? C'est bon pour les gamins qui vont en classe!... J'sus jamais-t-été en là par les écoles, moi.

Et pis j'al toujours gagne ma vie et j'sus toujours venu a bout de la misère, pas?

La jeune femme avait vite compris qu'il était vain de discuter. Elle ne changerait pas son époux, qui était plein d'une logique différente de celle du monde o˘ elle avait été élevée. Essayer d'inculquer à cet homme simple et droit autre chose que ce qui avait régi sa vie pendant plus d'un demi-siècle aurait sans doute faussé ses placides convictions de montagnard illettré, et il en aurait perdu une grande partie de son charme. Francine continua donc de lire, mais en cachette de Gabriel.

Les années passèrent, prouvant que ces deux êtres si différents étaient unis par un profond amour. Le temps qui amena Francine dans la force de l'‚ge engagea le Capitaine dans les avenues de la vieillesse, et quinze années plus tard, en ce printemps o˘ le Vieux attendait le troupeau de vaches qu'il allait prendre en charge jusqu'à l'automne, l'amour de Francine pour son mari avait évolué. Celui-ci devenait maintenant un vieil homme, encore fort, certes, et ne paraissant pas son ‚ge, mais elle prenait soin de lui comme de quelqu'un devant être un peu dorloté. Un sentiment de tendresse respectueuse avait remplacé la virile admiration inspirée par le colosse des débuts de leur mariage.

Les querelles étaient fréquentes, mais elles étaient plus un jeu qu'autre chose, et jamais l'un des deux époux n'avait douté de l'amour de l'autre. A la limite, ces disputes faisaient partie du folklore du Terrier du Renard. Le Capitaine était l'attraction de l'auberge, et les gens fatigués par une semaine de travail y venaient le dimanche pour le délassant plaisir d'écouter le son du cor ou un air d'accordéon. Francine s'occupait de la gérance et de la cuisine, aidée par Jonas, le neveu du Capitaine.

Les concerts à la demande dépendaient beaucoup de l'humeur journalière du Vieux qui n'hésitait pas à rabrouer parfois sévèrement le demandeur. Il était ainsi, personne ne lui en voulait car ses colères passaient vite.

Sans être lunatique, il ne souffrait pas que quelqu'un prît une décision à

sa place ou tent‚t de lui forcer la main. Il entendait rester le "Chef", et disait souvent, avec un air sérieux, militairement comique:

-Dans une famille, chacun son poste!

Sans le vouloir, lui, l'homme des montagnes aux pieds solidement accrochés sur terre par son solide bon sens, avait eu une existence assez exceptionnelle.

Les jours suivants, le Capitaine planta des piquets dans les alpages et tendit des fils afin de clôturer les prés o˘ les bêtes allaient brouter.

Ces barrières seraient suffisantes pour dissuader les vaches de vagabonder à travers les montagnes, en risquant de se briser les pattes dans quelque pierrier ou de dévisser au fond d'un précipice.

Il était secondé dans sa t‚che par un curieux petit homme d'une quarantaine d'années, qu'il appelait son "aide de camp". L'aide de camp en question vivait avec le Capitaine depuis longtemps. Tout le monde l'appelait Bardot~ et personne ne savait plus si c'était son nom ou un surnom. Les deux personnages formaient un tandem bizarre et comique.

D'aspect presque chétif, avec un visage de fouine aux yeux constamment plissés de curieux tics, Bardot semblait aussi fragile que le capitaine était fort. Il accompagnait Gabriel pour l'"aider", mais si le vieux montagnard était b‚ti pour les travaux de force, Bardot lui servait surtout de souffre-douleur. Malgré tout, le Capitaine l'aimait bien, et Bardot était comme chez lui au Terrier du Renard. Au bois ou à l'alpage, le petit homme lui tenait compagnie et, s'ils partageaient le meilleur, Bardot supportait toutes les invectives de son chef.

-Bardot!... Tu n'sais rien faire... Si j'n'étais pas là, tu serais perdu!

Le Vieux lui parlait comme à un gamin.

-Il faut obéir aux ordres... Et te taire quand je te parle... C'est moi l'chef!

Et Bardot, résigné, écoutait sans répondre. Il aimait bien Gabriel lui aussi. Le Vieux était très facilement irascible, mais derrière cette mauvaise humeur chronique se cachait un coeur d'or. Bardot le savait bien et accueillait indifféremment les réprimandes et les compliments. Vivre avec le Capitaine signifiait aussi partager ses habitudes car il comprenait difficilement qu'on p˚t agir autrement que lui.

Ainsi, Bardot supportant très mal le vin en buvait quand même car son chef considérait qu'un petit verre n'avait jamais fait de mal à personne Gabriel ne se rendait pas compte que son exceptionnelle constitution lui permettait de remarquables performances en la matière et que, si la plupart des gens avaient tenté de soutenir la comparaison avec lui, de f‚cheuses conséquences auraient dégradé très rapidement leur état général.

C'est ce qui était arrivé à Bardot. Lorsqu'il était so˚l, le Capitaine le sermonnait:

-Bardot, j't'ai déjà dit mille fois que tu bois d'trop!... Et n'dis pas qu'ce n'est pas vrai!... Et pis d'abord, si t'as l'nez rouge, c'n'est pas d'avoir des godasses trop p'tites, pas? Fais comme moi: bois modérément, nom de diu!

Pauvre Bardot... S'il avait bu autant que son chef, il aurait été

"hors service" depuis longtemps. Il avait bien tenté d'arrêter la boisson mais en vain... Ce n'était pourtant pas sa faute si le Capitaine jugeait les autres en se prenant lui-même comme référence.

Bardot était naturellement pris d'un penchant pour la dive bouteille et il n'avait pu, à cause de cela, garder les différentes places qu'il avait tenues dans diverses entreprises de la "plaine". Il avait fini par rester auprès du Capitaine, au Clozon. On ne pouvait pas dire qu'il abattait un travail considérable mais le Vieux s'était habitué à sa présence pour le meilleur et pour le pire... Ainsi, il avait quelqu'un à

qui donner des ordres, ce qui suffisait à justifier son grade de Capitaine.

Le Vieux appréciait énormément une chose en Bardot: le petit homme était un accordéoniste hors pair quand il n'était pas so˚l! Gabriel aimait à l'écouter autant que jouer lui-même. Bardot aurait pu tirer parti de son art et les clients du Terrier du Renard, surtout les touristes, s'étonnaient bien souvent de voir un aussi bon musicien se produire dans un coin perdu comme Le Clozon, sans chercher fortune ailleurs.

Lorsque Bardot, frais et dispos, commençait à jouer de l'accordéon, les consommateurs lui offraient volontiers un pot pour qu'il continu‚t à

les charmer. quelques verres plus tard, la musique prenait une telle tournure qu'on lui payait alors à boire pour qu'il cess‚t sa prestation.

Lui aussi faisait partie du folklore local.

Ce matin-là, donc, les deux compagnons travaillaient dans l'ambiance habituelle.

-Bardot, tiens-moi ce piquet droit, que je puisse l'enfoncer, nom de diu!

-Oui... mais... heu... j'ai peur que tu m'écrases une main avec ta masse.

-quoi?.. Tu m'prends pour qui? Je n'suis pas un guedan comme toi qui n'sais rien faire!... Tiens ce piquet, j'te dis!... quand t'auras fait la guerre comme moi, tu sauras qu'un soldat ne désobéit jamais à son chef!

Même quand il lui donne l'ordre de se faire tuer!

-Oui... heu... mais j'ai pas envie de me faire tuer par ta masse.

-Tu n'risques rien. Ah nom de diu, c'est pas possible au monde de travailler avec des lourans pareils... Tu crois que j'travaille comme toi!

Mais tu n'connais pas les combines!

-Oui... mais... j'ai peur de...

-Tu n'as pas à avoir peur! Obéis! Ou j'te mets une empl‚tre!

Le pauvre Bardot tint le piquet à bout de bras en détournant le visage et en fermant les yeux... Trois vigoureux coups de masse ponctués de "han"

énergiques, et le même scénario se déroula quelques mètres plus loin.

Le soleil commençait à être chaud. Le Vieux quitta sa veste.

-J'ai soif... Pas toi, Bardot?

-Oui...

-Va chercher l'sac...

A l'autre bout du pré, contre une grosse pierre, les deux amis avaient laissé un sac tyrolien avec des victuailles pour la journée: un pain, un saucisson, un gros morceau de tomme et cinq bouteilles de vin blanc. Bardot se h‚ta à travers l'herbe rase encore tout humide de rosée. La pente était raide et son pied glissa plusieurs fois. Le Capitaine qui le suivait du regard lui lança:

-J't'ai déjà dit mille fois de mettre des tricounis quand tu vas en là

par les montagnes! Sacré nom de diu, va... Si tu n'tiens pas debout, y vaut mieux que tu n'ramènes qu'une bouteille à la fois.

-Boh... J'peux quand même bien porter l'sac, pas?

Le Vieux resta silencieux en surveillant "ses troupes" revenant dans le biais de la pente. Du gazon argenté par des myriades de gouttelettes, une légère brumette s'évaporait pour se diluer doucement aux rayons du soleil. Le Capitaine frissonna de plaisir. Il lui semblait que la caresse de l'astre du jour l'allégeait d'une buée pesante comme un manteau mouillé, et il eut une pensée attendrie pour ce bon vin frais qu'il allait déguster dans un instant. Comme Bardot lui semblait beau sur le coteau! Peut-être parce qu'il lui apportait le divin nectar du terroir de Savoie...

Le petit homme marchait avec précaution, car s'il était tombé et qu'un des flacons se f˚t brisé dans le sac, il aurait entendu quelque chose!

Peu après, assis côte à côte comme des frères, les deux amis se passaient et repassaient un litre de blanc auquel Bardot buvait à même le goulot. Pour sa part, le Capitaine se servait de son éternel quart militaire.

-Bardot, j't'ai déjà dit mille fois qu'il n'faut pas boire ainsi!

C'n'est pas poli! y faut te servir d'un verre!

-Et toi? Tu crois qu'avec ton vieux quart tout sale, t'es plus distingué qu'moi?

-Tu n'y connais rien!... Et tous les badians qui croient comme toi, non plus!... Tu devrais savoir que plus un quart est culotté, plus le vin y est meilleur!

Content de cette docte explication, le Vieux brandit fièrement le récipient sans forme ni couleur. Une fois de plus, Bardot ne répondit rien.

En un clin d'oeil, la bouteille fut vidée.

-Laisse-la pas traîner comme les touristes! Remets-la par le sac, que les bêtes n'aillent pas s'encoubler avec!

Un moment passa.

-Bon... C'n'est pas l'tout de faire les lézards... Les bêtes arrivent demain. y faut finir cette barrière aujourd'hui, pas?

Bardot s'étira et b‚illa.

-quais... faut prendre exemple sur ceux qui travaillent là-bas...

-O˘?

-En face... Regarde...

De l'autre côté de la vallée, sur l'ubac, Bardot désignait deux points gros comme des mouches. Intrigué, le Capitaine rabattit son béret sur les sourcils pour s'en faire un pare-soleil.

-qui c'est?

-Je n'sais pas, répondit l'aide de camp. On dirait qu'ils barrent, pas?

-Ils ne posent tout de même pas des clôtures en plein milieu de l'alpage!

-C'est peut-être des touristes...

-Je n'crois pas... Les vacanciers ont une autre allure... Ceux-là sont s˚rement des étrangers, n'discutons pas, mais on dirait qu'ils cherchent quelque chose, pas?

-Peut-être des champignons... hasarda Bardot.

-En cette saison, y a qu'des mousserons, pas? et dans le coin o˘ ils sont, c'est pas un endroit o˘ il y en a.

-qu'est-ce que t'en sais?

Le Vieux fustigea son aide de camp d'un regard terrible.

-Pauvre petit cacaparmi! J't'ai déjà dit que tu n'es qu'un guedan à

côté d'moi! Moi, les montagnes, c'est mon domaine, pas? Si j'te dis qu'il n'y a pas d'champignons là-bas, c'est qu'il n'y en a pas, tu m'as compris?

-Oui, Capitaine.

-Bon, pour en revenir aux hommes en question, j'te fais l'pari qu'ils sont de ceux qui veulent construire des téléskis.

-Tu penses qu'ils sont venus examiner le terrain?

-Bien s˚r! Je n'vois pas ce que ça pourrait être d'autre!

-Bah!... Ya qu'à les laisser faire!

-quoi? Je n'veux pas d'téléskis ici, tu m'as compris? Rends-toi compte de tous les étrangers que ça va nous amener, sacré nom de diu va... On n'sera même plus chez nous en ça par nos vallons.

-Boh... L'hiver, tu n'viens pas tant en ça... Tu vas plutôt en là par en bas pour faire du bois... Les skieurs ne te gêneront pas.

-Tais-toi, Bardot... C'est pas de ta faute, mais tu n'sais pas c'que tu racontes! Moi, dans l'temps, j'me suis battu par les montagnes. J'étais un terrible maquisard, tu sais. Je n'voulais pas qu'les ennemis restent en ça par chez nous. Si j'ai fait ça, c'n'est pas pour voir à présent nos vallons envahis par des étrangers qu'on n'connaît même pas... Ici, on est chez nous! Et pis d'abord, qu'est-ce qu'y diraient les touristes, si on menait nos vaches en là par les rues de leurs villes, hein?

Bardot éclata de rire. Les deux compagnons se remirent à l'ouvrage.

-Bah... Ne te fais pas de soucis, Capitaine. Ces deux-là ne sont peut-

être pas ceux que tu crois.

-Pas d'soucis... Pas d'soucis... Pfff... On voit bien qu't'as pas fait la guerre, toi, et qu'tu n'connais pas les traîtrises des gens!

Les étrangers

Il faisait presque nuit quand les deux amis arrivèrent à l'auberge. Si la fatigue rendait la démarche du vieux colosse encore plus pesante que d'ordinaire, l'allure instable et la trajectoire incertaine de Bardot avaient d'autres causes. En passant devant le bar, le Vieux s'arrêta pour loucher vers les étagères à bouteilles.

Deux clients seulement consommaient dans la salle. Il ne les connaissait pas. Sans doute étaient-ce des touristes de passage. Ils ne dirent rien, visiblement médusés par l'aspect du Capitaine. Le Vieux ne les salua pas... C'était à eux de le faire en premier. Il passa derrière le bar qu'il avait fabriqué lui-même, avec un magnifique plateau de mélèze.

-La descente m'a donné soif, déclara-t-il à Bardot qui était resté

accoudé comme un simple client. Mais toi, t'as pas soif, avec tout c'que t'as bu!

Les yeux mi-clos et la tête dodelinante, Bardot tenta de protester d'une voix embuée.

-T ...t'as bu... plus que moi...

-Bougre de pasquatin! Je n'suis pas so˚l, moi! C'est toi qui as bu plus que moi! J'y sais quand même bien, non?

Et Bardot se tut en regardant tristement le Capitaine se servir une formidable rasade d'apéritif anisé. Il avait pourtant raison... Il n'avait pas tout à fait bu deux bouteilles alors que son chef en avait largement liquidé trois.

En vidant son verre, le Vieux se rendit compte du chagrin de son aide de camp et bien qu'il se défendit de toute faiblesse, il en eut un peu pitié.

-Je t'en sers un aussi, mais j'te préviens qu'c'est la dernière fois que j't'autorise à boire quand t'es so˚l!

A ce moment-là, Francine fit irruption de l'arrière-salle.

-Voilà mes deux pandours! fit-elle affectueusement.

Le Vieux leva une main agacée.

-Pscht!... y faut me respecter devant les étrangers! J'te l'ai déjà

dit mille fois! Chacun son poste!

-Ah? ... Alors paye-moi le verre que tu viens de boire si c'est

"chacun son poste"!

Etonnés autant qu'amusés, les deux "étrangers" observaient silencieusement la scène, en Les étrangers, hommes n'ayant pas l'habitude d'assister à de tels spectacles.

Le Vieux détourna la conversation.

-Ah... Tu sais, femme... La journée a été dure en là par les montagnes. Mais tout est prêt pour recevoir les bêtes demain... Au fait, t'as téléphoné à Henri?

-Oui... Il arrive ce soir.

Le Capitaine se détendit.

-C'est un bon garçon, pas? Lui au moins, il écoute les ordres. C'n'est pas un balourien. Ainsi, ça va faire une belle emmontagnée, pas?

-Bien s˚r! répondit Francine, heureuse de voir son mari réjoui.

Elle savait que l'arrivée des bêtes était le plus important moment de l'année pour le Capitaine, et elle souhaitait ardemment que la journée du lendemain f˚t bien réussie, pour le bonheur de son vieil époux.

-Tu viendras manger avec ton lieutenant. C'est bientôt prêt! annonça-t-elle. Je ne veux pas faire trente-six services. Ce soir j'ai des clients.

-N'te casse pas l'bonnet... J'attends Henri. Il aura s˚rement faim, et j'mangerai assez un bout avec lui quand il arrivera, pas?

-Comme tu veux...

Elle disparut dans la cuisine.

Gabriel resta un moment derrière le bar sans dire un mot, l'air soucieux. On aurait dit un artilleur aux aguets derrière sa pièce.

Regardant droit devant lui, les sourcils froncés, les bras croisés avec le menton enfoui dans une main, il semblait plongé dans d'indécises et tracassantes pensées. Son regard se leva pour contempler l'énorme toupin suspendu à une poutre apparente du plafond de sapin, puis redescendit se poser sur Bardot somnolant contre le bar.

Les yeux changèrent alors d'expression pour examiner le petit homme à

la façon d'un adjudant épluchant la tenue d'un subalterne. Puis, toujours sans un mot, le regard du Vieux vérifia le niveau de la bouteille d'apéritif avec une vague lueur de convoitise et termina son inspection en se fixant soupçonneusement sur les deux étrangers.

Les sourcils se froncèrent davantage. Les yeux soudain inquisiteurs, le Capitaine les dévisagea sombrement. Le silence devenait pesant et les deux hommes se sentaient visiblement gênés.

-Vous v'nez d'o˘?

Ils sursautèrent comme si le Vieux venait de tirer un coup de canon.

Bardot, commotionné dans son état semi-léthargique, faillit en tomber à

terre. Gabriel Vionnaz n'avait aucune animosité à l'encontre de ces deux hommes, mais il n'avait pas appréciér qu'ils ne le saluent point. Il avait flairé, à leur allure soignée et à leur peau blanche, que ces deux-là

venaient de la ville.

Ils pouvaient être à peu près du même ‚ge, tournant autour de la trentaine. que venaient-ils faire au Clozon? Ce n'était pas encore le moment des vacances. L'un d'eux, à la moustache rouss‚tre et au front dégarni, répondit d'une voix sans timbre:

-Excusez-nous, cher monsieur... Nous ne savions pas que vous êtes le directeur de cet établissement.

Le regard du Vieux se planta comme un couteau dans celui de l'homme et il déclara, superbe:

-C'n'est pas grave! Mais vous devriez savoir qu'on doit saluer un chef! Et surtout quand on est en terre étrangère! Bardot, éveillé, suivait l'échange avec un petit sourire en coin.

-Vous n'êtes pas du pays, pas? questionna le Capitaine, maussade.

De moins en moins à l'aise, ses interlocuteurs se demandaient bien à

quel diable d'homme ils avaient affaire.

-Non monsieur, répondit le gars à la moustache. Nous habitons la banlieue lyonnaise.

-Ah? ... Eh ben tant mieux pour vous! y semblait bien qu'vous n'aviez pas des têtes à habiter en Savoie. Ici, au Clozon, c'est un pays de misère, vous savez! Pour y vivre, il faut au moins avoir tué son père, tué sa mère, et pis br˚lé la maison!

Ils le regardaient avec des yeux ronds.

-Et pis d'abord, c'est o˘, la banlieue Lyonnaise? questionna le Vieux.

-C'est autour de Lyon, expliqua Bardot.

-C'n'est pas à toi qu'je cause! T'as déjà assez à faire à cuver ton vin, au lieu de t'occuper de c'qui n'te regarde pas!

René entra à ce moment-là.

-Adieu tout le monde! lança-t-il à la cantonade.

Il serra la main du Vieux.

-Alors, fini de barrer, Capitaine?

-quais... On a juste fini aujourd'hui. Pas, Bardot?

-Affirmatif! confirma fièrement l'interpellé.

-Moi aussi, j'ai fini, fit René. On peut attendre les bêtes de pied ferme, maintenant, pas?

Les génisses que René allait garder devaient arriver le lendemain, en même temps que celles destinées au Capitaine.

Les deux bergers se lancèrent dans une conversation animée sur les alpages, et Bardot en profita pour se verser un verre à l'insu de son chef.

Soudain, en pleine discussion, Gabriel s'interrompit pour s'enquérir anxieusement, comme s'il, s'agissait d'une chose de la plus haute importance:

-Au fait, qu'est-ce que tu bois?

-Un blanc-cass'... laissa gravement tomber René.

Tandis que le Vieux servait son ami, le compagnon de l'homme à la moustache l'appela timidement.

-Monsieur, s'il vous plaît, pourrions-nous avoir deux pastis?

Sans répondre, renfrogné comme un vieil ours, le vieux colosse se dirigea pesamment vers la table avec une bouteille dans une main et deux verres dans l'autre.

-Bardot, apporte une carafe d'eau! J'n'ai pas quatre bras, quoi!

-Pourrions-nous aussi avoir deux glaçons, s'il vous plaît?

Occupé à emplir la boule de mesure, le Vieux s'immobilisa dans son geste et toisa le client d'un air méprisant avant de gronder sévèrement:

-Ici, il n'y a pas d'glaçons! N'y a que d'l'eau froide! Et pis d'l'eau glacée!

Les deux Lyonnais en restèrent bouche bée. René et Bardot éclatèrent de rire.

-Et n'vous plaignez pas! grogna le Capitaine. Y a des auberges o˘ y sont encore plus mal lotis qu'chez nous, pas?.. J'me souviens d'être allé

une fois dans un village un peu perdu, pas? Eh ben on est allé boire un verre au bistrot du pays. quand j'ai demandé le p'tit coin, le patron m'a donné une bêche et une feuille de journal!

Le Capitaine sourit enfin... L'atmosphère se détendit. Retrouvant son sérieux, René considéra plus attentivement les deux hommes.

-Mais il me semble que je vous ai croisés, ce matin par le chemin, pas?

-C'est exact, cher monsieur, convint en souriant l'homme à la moustache.

Son compagnon, un petit brun au regard vif, ajouta avec un accent lyonnais prononcé:

-Nous n'avons pas fait attention lorsque vous êtes entré... Excusez-nous. Nous serions heureux de trinquer avec vous, si vous nous faites le plaisir d'être notre invité.

René était d'un tempérament moins bourru que le Capitaine et il accepta.

-Permettez-moi de me présenter, enchaîna le petit brun en se levant poliment. Je m'appelle Jean-Daniel Bresle, et voici mon ami François Harmat.

-Enchanté, moi c'est René! répondit le berger en tendant un bras épais, à la poigne de fer. Vous êtes en vacances?

-Oui, répondit Bresle. Nous travaillons tous deux dans la même entreprise de Villeurbanne.

-C'est une entreprise de quoi? se renseigna René en s'asseyant à la table des deux Lyonnais.

-Heu... d'appareils ménagers.

-C'est ça! approuva prestement son ami.

-La région vous plaît-elle? s'enquit Bardot qui n'avait rien dit depuis un moment.

-Oh oui alors... C'est la première fois que nous y venons mais le premier contact a été très agréable, n'est-ce pas, François?

-Et comment! C'est un coin rêvé pour les vacances... Surtout à cette époque: sans touristes, quel calme!

Francine vint prévenir que le repas était prêt:

-Vous pouvez passer à table quand vous voulez, messieurs, annonça-t-elle.

-Merci madame...

Les deux vacanciers disparurent dans la salle à manger et René revint s'accouder au bar en face de Gabriel.

-Eh ben qu'est-ce t'as donc, Capitaine? T'as l'air tout chose. Tu dis rien...

Le Vieux ne répondit pas. A sa mine, il était visible que tout n'allait pas bien.

-Moi j'sais bien c'qu'il a... émit Bardot après un instant de silence.

-Eh ben dis-le, alors! s'impatienta René.

-C'est à cause des étrangers, pas, Capitaine?

Le Vieux ne broncha pas.

René regarda Bardot d'un air mi-ahuri mi-agacé.

-qu'est-ce tu racontes? Ca va pas non? C'est tout d'même pas la première fois qu'il voit des touristes dans son auberge!

-Psschtt! l'interrompit le Vieux en levant une main apaisante.

Laisse... Bardot a raison. Ces gens ne m'plaisent pas.

Un nouveau silence se fit, durant lequel les trois hommes, tels des automates bien réglés, portèrent avec un curieux ensemble leur verre à

leurs lèvres pour le reposer ensuite sur le bar de mélèze.

Bardot n'osait rien dire, de peur de se faire rabrouer par son chef.

Le Capitaine, sombre, se recueillait avant de parler. René attendait les explications en respectant les réflexions du vieux berger qui attaqua enfin:

-Tu les as vus o˘, ces gens? Et quand?

-Ce matin, répondit René. Je montais une charretée de piquets au fond du vallon avec ma Julie. Nos chemins se Sont croisés. Ils allaient en là du côté du Clou, il me semble...

La Julie était la mule de René.

-C'est bien au Clou qu'y avait les deux étrangers, c'matin, pas, Bardot?

-Oui, Capitaine.

-Pourtant, je croyais que vous étiez à l'alpage de Sernoz, ce matin, remarqua René.

-Bien s˚r qu'on y était! Même que c'est de là-haut qu'on les a vus, pas, Bardot?

-Oui, Capitaine.

-Et que faisaient-ils de si grave, au Clou?

-On n'a pas de preuves, mais ça m'avait tout l'air d'être des gens des stations de skis qui veulent construire des téléskis en ça par nos montagnes.

-t'es s˚r?

-Presque... On aurait dit qu'ils prenaient des mesures ou quelque chose du genre. On n'avait pas d'jumelles mais ça nous a bien semblé, pas, Bardot?

-Oui, Capitaine.

-Pourtant, de Sernoz au Clou, y a quand même une belle distance...

Le Capitaine martela chacune de ses syllabes.

-Je te répète que je ne suis S˚r de rien. J'ai des soupçons, voilà.

René réfléchit en fixant pensivement son vieil ami. Lui non plus n'était pas tranquille depuis que circulaient ces bruits d'implantation de station de sports d'hiver. Bien s˚r, rien n'était encore officiel. Mais il redoutait que ça le devînt.

-Allons boire un verre chez Jozon, proposa-t-il.

-D'accord, approuva Bardot.

-quoi, d'accord? sourcilla le Vieux. Toi, tu restes ici pour donner un coup de main! Et n'oublie pas c'que j't'ai déjà dit mille fois: quand les clients arrivent, tu prépares les verres! Mais tu n'les bois pas!

-C'est pas juste, se plaignit lamentablement le petit homme.

Le Capitaine se fit martial.

-Bardot, y faut obéir aux ordres!

-Oui, Capitaine.

Rasséréné, le Vieux rejoignit René qui était déjà sorti.

Jozon était le patron de l'autre établissement hôtelier du Clozon. Si, au Terrier du Renard, on ne se souciait pas d'amasser des monceaux d'argent pourvu que l'auberge rapport‚t assez pour assurer les besoins matériels de la famille Vionnaz, Jozon voyait d'un très bon oeil la construction des téléskis qui allaient immanquablement amener des flots de clients.

Les deux bergers traversèrent le petit village d'un pas alourdi de souci et de fatigue. Le vent soufflait de la montagne en apportant la douce senteur des alpages en train de renaître. La soirée était claire.

-Inutile de parler des étrangers à Jozon, recommanda le Capitaine.

-Ouais... De toute façon, il sera pas d'accord avec nous.

Après les rudes journées de travail, il était rituel pour Gabriel de boire un verre chez Jozon, quand il ne passait pas la nuit dans son échèlème, sur la montagne...

Gaston était seul, accoudé devant un verre de blanc, quand les deux amis entrèrent. Le Capitaine salua le premier.

-Adieu donc...

-Adieu, Gabriel... Ca va, René?

Gaston n'appelait jamais son ami par son "grade". Les deux conscrits étaient aussi liés que deux frères.

-On fait aller, répondit René.

-Moi, ça n'va pas, laissa tomber Gabriel.

-qu'est-ce qui n'va pas donc? s'enquit amicalement Gaston, habitué à

ce que d'après son vieux camarade, rien n'all‚t jamais bien.

-Ah mon pauvre toi... On est en souci, tu sais.

-A cause des bêtes? Moi aussi j'ai des misères, va! J'ai une génisse qui n'veut pas prendre.

-Oh, oh! C'est grave! Ca fait un peu comme l'histoire des deux Valaisannes...

-Ah? Laquelle?

Gaston et René avaient déjà entendu cette histoire cent fois peut-

être... Mais ils savaient que de toute façon, quoi qu'ils disent, le Vieux la raconterait quand même. Ils écoutèrent donc en jouant le jeu, comme s'ils allaient l'entendre pour la première fois.

Contée par n'importe qui d'autre que le Capitaine, cette anecdote n'aurait pas suscité un grand intérêt. Mais la façon que Gabriel avait pour la raconter, avec des mimiques et des intonations de voix bien à lui, donnait un relief très spécial à ces quelques phrases.

-C'est deux Valaisannes qui discutent... attaqua le Vieux.

Il marqua un temps d'arrêt pour dévisager ses amis d'un air terrible.

Levant son doigt, il précisa:

-Avec l'accent valaisan.

Les deux interlocuteurs sourirent, attentifs. Sacré Capitaine...

-Y en a une qui dit à l'autre: "J'crois bien que j'suis prise!" Alors l'autre, elle la regarde et pis elle lui répond. "Oh moi... Je n'peux rien dire encore. Je n'sais pas si ça a pris... ou si ça n'a pas pris!"

Un éclat de rire secoua Gaston et René. Jozon arriva à ce moment-là de l'arrière-salle.

-Eh bien... c'est la gaieté!

Le Capitaine fit tourner son béret de façon à le mettre en avant et déclara froidement:

-On a soif!

Jozon servit sans même demander ce que les trois compères voulaient boire. Habitué, il connaissait leurs go˚ts respectifs.

C'était un homme entre deux ‚ges, travailleur, dont l'hôtel prenait chaque année un peu plus d'importance. Jozon était né au Clozon, de parents clozonnans, mais une de ses aÔeules, d'origine bourguignonne, servait de prétexte aux villageois pour le traiter d'étranger lorsqu'ils étaient en colère contre lui. Sa femme, Anna, oeuvrait avec énergie à la bonne marche de l'hôtel. Elle avait été l'une des plus belles filles de Savoie, et nombreux furent les soupirants déçus qui jalousèrent Jozon d'avoir su s'attirer ses faveurs.

Les deux filles des hôteliers, Marianne et Lisette, étaient aussi jolies l'une que l'autre. Blondes toutes les deux, aux yeux bleus comme ceux de leur mère, elles étudiaient à Thonon et ne venaient au village que pendant leurs congés. Elles aidaient alors leurs parents aux travaux de l'hôtel.

Après avoir servi les trois hommes, Jozon disparut dans l'arrière-salle. Ce comportement était inhabituel de sa part. D'ordinaire, il échangeait toujours quelques propos avec les gens du village qui venaient boire un verre chez lui.

-Tu sais, Gaston, dit le Capitaine en baissant la voix, ce n'était pas à cause des bêtes que j't'ai dit qu'ça n'allait pas, tout à l'heure...

Il raconta à voix basse les événements de la journée. Gaston haussa ses robustes vieilles épaules tendant sa veste de bleu délavée.

-Bah... N't'en fais pas. C'est peut-être que des touristes.

En réalité, au fond de lui-même, le fermier redoutait que les Soupçons de Gabriel ne fussent fondés.

Jozon revint derrière son bar.

-Eh bien, les gars, on voit que vous avez abattu du boulot, aujourd'hui, vous n'avez même plus envie de parler ... Dis voir, Capitaine, les vaches arrivent bien demain, pas?

-quais... et c'n'est pas trop tôt, pas, René?

-quais ma foi...

-Et pis y a même Henri qui vient aussi... Il devrait d'ailleurs pas tarder à arriver.

Marianne entra à ce moment-là avec une pile de plateaux. Sans que personne le remarque, elle prêta une oreille attentive aux propos de Gabriel. A l'idée de revoir le jeune ami du Capitaine, une douce satisfaction l'envahit. Chaque fois qu'Henri venait au Clozon, il ne restait jamais très longtemps et ses visites chez Jozon s'en trouvaient abrégées. Pourvu qu'elle soit là pour le servir elle-même quand il viendrait! Ce serait une bonne occasion d'échanger quelques mots avec ce garçon qu'elle ne connaissait que très peu mais qui l'avait fascinée dès qu'elle l'avait vu. Elle aurait donné beaucoup pour savoir ce qu'il pensait d'elle, mais elle redoutait qu'il ne l'e˚t seulement jamais remarquée.

Le Capitaine vida son verre d'un trait. Comme Jozon brandissait la bouteille pour l'emplir à nouveau, il le couvrit de sa large main.

-Je n'reprends rien! Cessez l'feu!

-T'es malade? s'étonna l'aubergiste.

-Non. N't'occupe pas. Y faut que j'sois à mon poste quand Henri arrivera!

Il se dirigea vers la porte.

-Adieu donc! lança-t-il à la cantonade.

Lorsqu'il fut sorti, Jozon demanda avec étonnement:

-C'est o˘, son poste?

-Probablement derrière son bar! pouffa René.

Gaston sourit gentiment.

-Sacré Gabriel, va... Il aime bien Henri. Dans le fond, c'est son élève puisque c'est lui qui lui a appris à jouer du cor, au jeune.

Marianne, silencieuse, laissa rêveusement s'attarder ses beaux yeux du côté de la porte que le Capitaine venait de franchir. Elle aussi serait bien allée attendre Henri...

L'emmontagnée

-Les voilà! s'exclama le Vieux.

Son doigt désignait un tournant de la route, en contrebas du village, au détour duquel venait de surgir une bétaillère. Un second camion déboucha, puis un troisième. Dix camions étaient attendus et le Vieux les compta un à un. Le dixième sortit du virage en même temps que le premier stoppait devant le Terrier du Renard, o˘ Francine, René, Bardot, Henri et bien entendu le Capitaine les attendaient. Un beau soleil baignait les montagnes. Les gros véhicules se garèrent en file indienne.

-Venez donc boire un verre! lança le Capitaine aux conducteurs. Les propriétaires ne sont pas avec vous?

-Ils suivent en voiture, indiqua un homme. Ils ne devraient pas tarder. De toute façon, on va les attendre pour décharger les bêtes.

On se retrouvera tous à l'auberge, autour d'une table sur laquelle Francine avait disposé une quinzaine de verres et quelques bouteilles de son meilleur blanc de Savoie. Le Vieux était tout frétillant. D'un naturel pourtant peu loquace, il interrogeait tous les camionneurs à la fois avec une rude gentillesse.

-C'est allé pour venir? Pas eu de pépins? Les bêtes ont été

tranquilles? Y en avait combien dans ton fourgon? Et dans l'tien?

René, plus réservé, écoutait néanmoins les répliques avec intérêt.

-Voilà Favre et Peillex! avertit un homme en regardant à travers la vitre.

En effet, une voiture venait de se garer derrière les camions. Il en descendit deux hommes d'allure très différente. Le conducteur, aux épaules carrées, de taille plutôt moyenne, contrastait avec son passager, très grand, presque maigre, un peu vo˚té. Ils portaient tous deux la cinquantaine. Ils entrèrent avec des sourires larges comme des portes de grange.

-Alors? Comment vont nos bergers? salua chaudement Peillex.

-Adieu, roi de la montagne! lança gentiment le grand Favre à l'adresse du Capitaine.

On échangea de vigoureuses poignées de main.

-Combien m'amènes-tu de bêtes? s'enquit le Vieux.

-Septante-trois, répondit Favre.

-Et à moi? interrogea René.

-Cent vingt-huit, indiqua Peillex.

-A la santé du troupeau! clama René en levant son verre.

-On est combien pour emmontagner? s'inquiéta Favre.

-N'te casse pas la tête, rassura le Vieux. Y a moi, René, ma femme, Bardot, Henri et vous deux... Si on n'abade pas les bêtes avec toute cette troupe, en voilà peur! Ou alors c'est qu'il n'y a que des guedans dans les rangs... Bon, c'n'est pas l'tout, enchaîna-t-il. Les bêtes doivent commencer à la trouver longue, enfermées par les camions! On mode?

-On mode, convinrent les autres en finissant leurs verres.

-Au fait, s'enquit Favre, o˘ sont donc tes filles, Capitaine?

-Boh... Elles sont en là par les écoles, renseigna négligemment le Vieux. Elles auraient quand même bien pu nous donner un coup de main, aujourd'hui...

-Mais oui, bien s˚r! intervint ironiquement Francine. Et quand elles seront grandes, c'est peut-être tes vaches qui les auront instruites!

-Boh! boh! boh! Elles seraient bien mieux en ça par nos vallons qu'à

gratter du papier entre quat'murs! Et pis d'abord, quand y aura la guerre, ça n'leur servira à rien d'être instruites! Moi, quand j'étais par le maquis, je...

-Mais oui, mais oui, mon chéri! coupa gentiment Francine. Chacun son poste, comme tu dis souvent... Les vaches et la guerre, c'est ton domaine!

Laisse donc l'école aux petites!

Gabriel et Francine avaient deux fillettes, Isabelle et Corinne, toutes deux très mignonnes. Ceux qui ne connaissaient pas la famille Vionnaz s'exclamaient au spectacle du Capitaine faisant sauter ses enfants sur ses genoux: "Oh! Comme ces petites ressemblent à leur pépé!" Oui, c'était vraiment un monde un peu à part, chez le Capitaine.

Les portes des fourgons, rabattues comme des ponts-levis, permirent aux bêtes de descendre jusqu'au sol. Armés de b‚tons, le Capitaine, Peillex et Favre poussèrent les génisses hors du village tandis que René, Henri, Francine et Bardot s'interposaient à chaque bifurcation pour canaliser le troupeau dans la bonne voie.

Les bêtes de Favre, destinées au Capitaine, portaient une petite plaque rouge agrafée à l'oreille, et celle de Peillex étaient immatriculées avec des plaquettes jaunes. C'étaient de bien jolies génisses rouges, de la race d'Abondance. Les éleveurs avaient, pour la circonstance, fourbi leurs plus belles clochettes et le troupeau montait à l'alpage dans un magnifique tintamarre... Stimulées par le carillonnant concert de toutes ces campanules, les bêtes allaient d'un pas énergique et soutenu. A leur passage, les vallons, enchantés par les harmonieux accords des notes cuivrées, multipliaient de mille éclats les sons de cet orchestre de clochettes. Les énormes toupins emplissaient de leur voix grave et profonde tout le fond du concert rythmé en cascade par les bronzes des sonnailles mariés au chant léger des chamonix. Les larges courroies de cuir, travaillées d'ornements multicolores, ceignaient en un air de fête les cous épais des animaux.

On traversa un petit bois de hêtres et de sapins. Entre les f˚ts, dans la fraîcheur et l'ombre verte du feuillage, les sonnettes résonnaient.

comme dans une église, et on pouvait se rendre compte qu'aucune d'entre elles n'était discordante au milieu des autres. A la queue du troupeau, l'échine rajeunie par d'enivrants frissons, le Capitaine écoutait avec délice.

Le gigantesque décor des Alpes frappa les emmontagneurs en pleine face à la sortie du bois. On avait passé la dernière limite entre les vallées et les hauts versants. Maintenant, on ne marchait plus entre deux coteaux, mais au flanc de la montagne, sur l'adret. En face, la vague tourmentée de l'ubac, figée dans une ombre éternelle, se dressait comme un sombre rempart. Dans ces grands espaces, le son des clochettes était devenu vaporeux, comme si les cimes aspiraient la musique avant qu'elle ait le temps de ruisseler le long des ,pentes. L'éclatant concert de la vallée s'était mue en un chant joyeux, dans l'ambiance de ce vivifiant matin de juin aiguisé par le parfum des fleurs sauvages.

-Tout va bien, jubilait René. Elles ne se battent même pas.

-quais, répondit le Vieux, mais il va falloir bientôt les trier.

Un peu plus haut, le sentier se divisait et les bêtes arrivant en file indienne furent aisément aiguillées par Henri et Bardot: les rouges vers Sernoz, les jaunes en direction de l'alpage de René. De l'arrière, le Capitaine héla son lieutenant:

-Bardot, va ouvrir le clédar!

-J'ai laissé ouvert hier avant de redescendre en là par le village!

répondit le petit homme, fier de sa prévoyance.

-Ca va pour c'coup-là, avertit le Capitaine. Mais à partir de dorénavant, y faudra plus oublier de l'fermer, tu m'as compris? Les gens du village pourraient p't-êt' ben m'appeler par mon nom si les vaches vont manger les choux en là par leurs jardins, pas? Je n'tiens pas a avoir les gendarmes par les portes!

Tout prenait de considérables proportions dans la bouche du "chef".

Les génisses investirent enfin leur p‚turage d'été, et le Vieux referma lui-même la porte du pré. On s'occupa ensuite de délester les bêtes porteuses des plus grosses cloches. On ne les ornait de tels instruments que pour la montée à l'alpage au printemps, et la descente à l'automne, pour l'emmontagnée et la démontagnee. Le reste du temps, les toupins et les grosses sonnailles restaient pendus à une poutre maîtresse du chalet.

"C'est réservé à la parade!" aimait à dire le Capitaine.

On resta un moment assis devant l'échèlème, sur un banc de pierre aménagé contre le mur. Bardot avait fait le service, et chacun dégustait un verre de petit vin blanc bien frais, tout en se laissant caresser par les rayons du soleil montant, encore doux à cette heure de la journée. Devant leurs yeux, dans le pré en contrebas, les bêtes broutaient déjà, paisiblement égaillées. La douce rumeur des petites clochettes chamonix et des sonnailles, dévêtue de l'accompagnement sonore des toupins, se fondait dans l'atmosphère montagnarde comme des gazouillis d'oiseaux impalpables.

Le Vieux se leva en soupirant d'aise.

-Elles se sentent déjà chez elles, pas?

De sa main libre, il fit tourner son béret, lui imprima une majestueuse forme pointue, et contempla l'alpage d'un regard altier. La montage s'était faite belle pour recevoir le roupeau.

Francine sentait le bonheur de son époux et elle en était tout attendrie. Le Capitaine allait s'occuper de "ses" bêtes pendant toute la belle saison. Il se sentait aussi bien qu'à sa première emmontagnée, bien des années auparavant, et la jeune épouse aimait constater que le poids des ans n'avait pas encore fait tellement plier son vieil original de mari.

Elle était très fière qu'il p˚t encore s'occuper seul d'un troupeau de quatre-vingts têtes et qu'il jouît de la confiance des éleveurs. En regardant Bardot qui, son verre vide, louchait sur la bouteille posée à

côté de lui, elle sourit avec indulgence. Il ne fallait tout de même pas oublier qu'il était là pour seconder le Capitaine.

-Tu nous joues un air de cor?

C'était Favre qui avait rompu le silence. Le Vieux se fit un peu prier.

-J'veux bien mais j'n'ai pas tant la forme, ces jours-ci. J'n'ai pas eu l'temps de m'entraîner comme y faut, tu comprends? Et pis d'abord, Henri n'a même pas sa trompe.

-Elle est restée à l'auberge, s'excusa Henri. Je n'ai que mon embouchure.

-Eh ben, si t'as ton embouchure, c'est bon! intervint Bardot. y a deux trompes dans le chalet.

-Pourquoi tu dis "trompe"? On appelle ça un cor, non? s'étonna Favre, tandis que le jeune homme adaptait son embouchure dans l'un des deux instruments.

-Tu n'y connais rien! trancha le Capitaine. Le cor en mi bémol, on en joue dans les fanfares de chasseurs alpins. C'est un instrument militaire.

Nous, avec Henri, on sonne de la trompe en ré! C'est un instrument de chasse! Pas, Henri?

-Oui, Capitaine, répondit le jeune homme, amusé par l'autorité de son vieil ami.

Gabriel expliqua encore, doctoral:

-y n'faut pas confondre... C'est la même forme, mais pas la même musique. Le cor et la trompe ne s'accordent pas. Si on les fait jouer ensemble, ça n'fait qu'des tchintchouleries! Mais tous les gens qui n's'y connaissent rien y appellent tout des cors de chasse.

Trompe en main, il se tourna vers Henri.

-Viens là près de moi. On va sonner côte à côte!

Sa voix se fit grave et fière.

-Y nous faut tourner les pavillons du côté de la montagne.

Trompe à l'horizontale sur un bras, les deux hommes dégageaient une force superbe et insolite. Henri, fort de ses vingt-cinq ans, était d'un gabarit nettement moins impressionnant que son ami. Assez grand, plutôt mince et musclé, le jeune homme, coiffé du même immense béret savoyard que le Capitaine, ne dépareillait pas le duo. Ses yeux verts brillaient du bonheur de se retrouver dans les montagnes avec son vieil ami.

-qu'est-ce qu'on joue? interrogea gravement le Vieux.

-Celle que tu veux...

-On va sonner le Salut à saint Hubert! déclara fièrement le Capitaine d'une voix profonde. On attaquera à l'unisson! Et tu reprendras la dernière partie en seconde.

Les lèvres d'Henri cherchèrent leur place autour de l'embouchure.

-Attention! annonça le vieux berger en se redressant de toute sa taille. Le Salut à saint Hubert! Après deux!... Une, deux!

Les deux trompes de chasse se relevèrent légèrement. Une formidable bouffée d'air gonfla la poitrine des deux hommes, et la sonnerie éclata, splendide. Henri et Gabriel avaient l'habitude de sonner de la trompe ensemble. La musique était nette et franche, comme si elle coulait d'un seul instrument. Les tintements du troupeau avaient cessé. Les vaches, soudain immobiles, pétrifiées par la fanfare, s'étaient toutes retournées en direction des deux sonneurs.

Le noble son de la trompe jaillissait à la mesure du cadre grandiose des montagnes. Au milieu du morceau, Henri se mit à sonner en seconde voix.

Les accords étaient si majestueux que Francine frissonna sur le banc en regardant son époux avec admiration. Tout était coordonné dans la prestation des deux amis. La cadence bien marquée, les mêmes notes appuyées ou coupées, les deux poitrines se soulevant en même temps à la fin de chaque phrase musicale.

La fanfare se termina par une longue note mourante, pleurée par le timbre cuivré vibrant d'une indéfinissable et émouvante mélancolie. Un silence total succéda. Puis, une à une, les clochettes reprirent leur doux tapage.

Les assistants restèrent longtemps sous le charme des trompes et ne pensèrent même pas à applaudir. Ce fut Bardot qui les ramena à la réalité.

-Tiens, v'là René et Peillex.

quatre silhouettes venaient de déboucher au bout de l'alpage. Le Vieux fronça les sourcils, intrigué.

-qui c'est, avec eux?

-y m'semble bien qu'c'est les étrangers qui sont à l'auberge, hésita l'aide de camp.

Les hommes avançaient d'un pas rapide, et le Capitaine put bientôt constater que son adjoint ne s'était pas trompé.

-Ah! lança Peillex, tu sais, Capitaine, le cor c'est encore plus beau de loin que de près!

René ne disait rien, le visage fermé.

-BOnjour messieurs dames, salua poliment Bresle. Monsieur a raison.

C'est beau, le cor! Ca résonne bien dans les montagnes!

Le Capitaine enfonça son béret jusqu'aux sourcils. Puis il trancha, terrible:

-Et même si ça n'résonne pas, c'est pareil!

Le Lyonnais en resta bouche bée. Sa main tendue redescendit lentement sans que le Vieux la serre, sous les yeux éberlués de Favre et de Peillex.

Henri, que les excentricités du Capitaine amusaient au plus haut point, se détourna pour sourire. Francine trouvait que son mari y allait un peu fort, de parler ainsi à ses clients. Seuls, René et Bardot, conscients de la situation, guettaient les réactions du vieux berger avec une certaine pointe d'inquiétude.

Mais le Capitaine n'ajouta rien et se contenta d'assombrir davantage son rude visage.

Les deux Lyonnais ne s'éternisèrent pas.

-Ce beau temps nous a incités à faire une longue promenade. Avant de partir, nous avons laissé un mot à votre intention, chère madame, afin que vous ne nous attendiez pas pour le déjeuner. Ce billet est sur la table de la cuisine.

-Oui en effet, je l'ai trouvé, remercia Francine. Bonne promenade, messieurs.

-Merci. A ce soir.

Bresle et Harmat s'éloignèrent. Sur les épaules du plus petit, un sac à dos gonflé indiquait qu'ils s'étaient munis d'un solide casse-cro˚te.

L'ambiance était brusquement tombée. Depuis le matin, le Vieux, tout à

son troupeau, n'avait pas songé aux deux "touristes" ni à la station de ski. La visite imprévue des deux étrangers l'avait replongé dans ses tracassantes suppositions.

-Bon. On redescend en là par le village! décida-t-il soudain. T'as quelque chose à nous faire manger, femme?

-J'ai préparé un civet de lièvre.

Francine se rendit compte d'un changement dans le comportement de son mari, mais elle s'abstint de poser des questions.

-Moi, je ne redescends pas, déclara René. Je reste ici. Vous pouvez aller tranquilles. Je jetterai un coup d'oeil à tes bêtes, Capitaine.

-Bon, eh ben d'accord comme ça, alors. Allez, on mode. Adieu donc...

L'après-midi était déjà bien entamé lorsque Francine déposa sur la grande table le chaudron odorant dans lequel mijotait le civet. Comme toujours, le Capitaine n'avait pas quitté son béret pour se mettre à table.

Le civet de lièvre de Francine était réputé à juste titre dans toute la région, et elle avait préparé ce jour-là une succulente polenta pour l'accompagner. Peu importait l'heure du repas. Les hommes avaient faim.

Lorsque les estomacs commencèrent à se caler, les langues se délièrent, aidées par le vin rouge que le Capitaine avait sorti de sa cave personnelle. On se mit à parler des bêtes et des alpages, en se remémorant des histoires fameuses et des légendes à faire froid dans le dos. Le Capitaine était un remarquable conteur sachant tenir un auditoire en haleine.

-Une fois, disait-il, je préparais ma charrette pour monter chercher du foin en là par les prés du haut. J'vois venir vers moi une grosse dame qui n'était pas du pays. "Vous allez dans la montagne?" qu'elle me demande.

"que oui!" que j'lui réponds. Alors elle me demande encore: "Vous pourriez pas m'emmener sur votre char? Comme ça, je pourrai redescendre à pied au village." Je regarde la dame. Nom de diu! Elle était au moins grosse comme ça!

Le Capitaine étendit les bras et les recourba en un geste comique.

-Alors j'lui ai répondu: "Moi, j'veux bien... Mais dépêchez-vous d'monter avant qu'le cheval vous voye!"

Une tempête de rires secoua la tablée. Chacun racontait son histoire, mais le Capitaine tenait incontestablement la vedette. Il ne racontait d'ailleurs pas que des histoires drôles.

-Vous n'la connaissez pas, l'histoire du moulin du Diable, pas?

-Moi j'la connais! répondit fièrement Bardot. Tu m'l'as déjà racontée au moins cinquante fois!

-Toi, tais-toi! Et pis d'abord, tu es so˚l! Tout à l'heure, quand on te demandera de jouer un p'tit air d'accordéon, tu n'seras même pas capable!

Bardot cligna des deux yeux.

-Eh ben alors là, j'voudrais encore bien y voir! Tu m'dis ça à cause que tout à l'heure, dans l'alpage, t'as même pas été foutu de jouer comme y faut avec ton cor, hein? Pauvre petit cacaparmi, va.

Cette rébellion inattendue suffoqua le Capitaine. Un silence de plomb ponctua cette téméraire insolence. La réaction arriva enfin. La main de géant empoigna Bardot par le devant de sa chemise. Le visage du petit homme blêmit, puis se congestionna sous l'effet de la strangulation. Sa bouche s'ouvrit mais aucun son n'en sortit.

Le Vieux rugit.

'-Bardot j't'ai déjà dit mille fois de n'pas m'rubriquer quand je te parle! Tu mériterais une empl‚tre! Mais y n'vaut mieux pas! Si j'te tire une gifle, une seule, j'te défigure pour le restant d'tes jours!

L'étreinte se desserra et Bardot put enfin respirer.

-Pardon, Capitaine.

-que j'ne t'y reprenne pas! Et maintenant, joue-nous un air d'accordéon, c'est un ordre.

-Oui, Capitaine.

-Et pis t‚che de n'pas faire de tchintchouleries!

-Oui, Capitaine.

Tout le monde faisait de louables efforts pour ne pas éclater de rire.

Penaud, Bardot disparut et revint avec le piano à bretelles. Le Capitaine considérait fièrement ses amis. Une fois de plus, il avait démontré

indiscutablement que c'était lui le chef.

-Dis voir, remarqua Henri, tu ne nous as toujours pas raconté

l'histoire du moulin du Diable.

-Ah oui... C'est vrai. Alors écoutez bien!

A cet instant précis, Bardot attaqua une valse.

-Pschut! Silence dans les rangs! Je parle! intima le Capitaine.

-Y faudrait savoir ce que tu veux, se lamenta le pauvre accordéoniste.

Je joue ou je joue pas?

Son visage chafouin s'animait de tics nerveux du plus haut comique.

-Attends voir qu'j'aie fini mon histoire! D'ailleurs elle est courte.

Le Vieux prit un air terrifiant.

-Le moulin du Diable est maudit! déclara-t-il d'une voix lugubre.

Bardot profita de l'inattention de son chef, occupé à parler, pour se verser un formidable canon de rouge.

-Il est o˘, ce moulin? interrogea Henri.

-On voit qu't'es un gamin et pis qu't'es pas encore tout à fait du pays, répondit le Capitaine avec indulgence. Le moulin du Diable, c'est cette vieille case abandonnée en là par en d'ssus Faronnaz, pas, vous autres?

-C'est juste, approuvèrent les deux éleveurs.

Le Capitaine reprit, après un léger temps:

-C'est mon père qui m'a raconté l'histoire...

Sous l'ombre du béret noir, ses yeux brillaient comme ceux d'un sorcier, et les profonds traits du visage tanné avaient pris une sinistre expression. Le Capitaine aurait incontestablement été doué pour le thé‚tre.

-Un jour, y a au moins cent ans en arrière, y faisait un terrible orage. Trois jeunes hommes qui gardaient les troupeaux en là par les vallons ont voulu se mettre à l'abri dans le moulin. C'est une jolie meunière qu'est v'nue leur ouvrir la porte. "Entrez vite vous sécher!"

qu'elle leur a dit gentiment. Les gars étaient trempés. L'orage devenait de plus en plus fort. Il faisait sombre. Ils sont entrés. Une fois dedans, la meunière leur a dit encore: "Montez donc là-haut au premier étage. Il y fait meilleur qu'ici et j'ai de la gentiane." En c'temps-là, dans les moulins, y avait des échelles, pas? Deux gars montèrent à l'échelle, et la jeune fille les a suivis. Le troisième, d'en bas, a voulu regarder sous ses jupons...

Le Capitaine s'arrêta, dévisagea ses amis l'un après l'autre, et laissa tomber comme un coup de gong:

-Il a vu qu'elle avait des pieds de chèvre! Au lieu de monter, il s'est vite sauvé dehors! Et il a entendu des hurlements terribles qui sortaient du moulin. Il a eu tellement peur qu'il a couru jusqu'au village donner l'alerte. Les hommes sont venus en force, avec des fourches, des fusils et des b‚tons, mais dans le moulin, y avait plus personne... Ni bergers... Ni meunière... Ni rien! sa jamais revus.

Le Capitaine se tut.

L'ambiance de la pièce s'était imprégnée de l'inquiétant récit. Henri rompit le silence.

-Oui mais tout ça, c'est des histoires de bonnes femmes. Tu ne vas tout de même pas me dire que tu y crois.

-Bien s˚r que si que c'est vrai! affirma le Vieux, le plus sérieusement du monde.

Le jeune homme se tourna vers Favre et Peillex.

-Vous y croyez, vous?

-Il faut laisser aux gens leurs légendes, répondit Favre en haussant les épaules.

-Et vous, monsieur Peillex?

La réponse du fermier fut étouffée par Bardot qui libéra ses doigts sur le clavier de l'accordéon, comme des lévriers trop longtemps tenus en laisse. Une valse jaillit. Dynamique au début, elle se fit ensuite plus sentimentale. Le Capitaine regardait son second d'un air à la fois bourru et attendri. Le visage plissé de Bardot était sans cesse traversé

d'expressions révélant combien le petit homme prenait sa musique à coeur.

L'accordéon emplissait toute la maison d'accords mélodieux et émouvants, qu'on écoutait en s'abandonnant aux mesures à trois temps. Bardot ralentissait avec doigté pour faire ressortir la mélancolie de certains passages, et accélérait avec maestria dans les reprises plus allègrès.

Francine attendit que la prestation f˚t terminée pour annoncer:

-Je vous servirai le café dans la salle du bar car j'ai besoin de ma cuisine pour préparer le repas du soir.

Le Capitaine commençait à être un peu échauffé.

-J'ai décidé, sur le plan national, que ce soir on mange la fondue!

déclara-t-il sans concerter ses compagnons. Alors, t'as pas b'soin de t'casser la tête, pas?

-Et mes clients?

-y mangeront la fondue tout seuls! Dans leur coin! Et pis même s'ils n'aiment pas la fondue, c'est pareil!

Les rires fusaient de toutes parts.

-Tu débloques, mon chéri, remarqua gentiment Francine. T'as un p'tit peu trop bu! Prends exemple sur Bardot!

-quoi? Il est so˚l.

-T'as déjà vu Bardot, so˚l, jouer si bien de l'accordéon?

Ecrasé par l'évidence, le Capitaine chercha une échappatoire pour sauver son prestige.

-P't-êt' bien! Mais ce soir, on mange la fondue! C'est un ordre!

Les deux éleveurs étaient ravis. Après avoir conduit leurs bêtes à

l'alpage et les avoir laissées au gardiennage d'hommes de confiance, ils n'étaient pas pressés de rentrer chez eux.

La soirée s'annonçait animée au Terrier du Renard, comme à chaque emmontagnée. Lorsque tout le monde fut installé dans la salle du bar, le Capitaine alla lui-même chercher à la cave une bouteille de marc de Savoie.

-C'est pour troubler le café! expliqua-t-il doctement.

Bardot s'était remis à jouer de l'accordéon.

La porte d'entrée s'ouvrit soudain sur Marianne et Lisette, les filles de Jozon.

-Bonsoir tout le monde! lança Marianne avec en grand sourire. Alors, tu as bien emmontagné, Capitaine?

Tout le monde le tutoyait, au Clozon.

-Mouais... C'est allé.

-Eh bien Henri, apostropha Lisette d'un air qui se voulait pincé, tu viens au village sans prendre seulement la peine de venir nous dire bonjour?

-Excusez-moi, mesdemoiselles, répondit le jeune homme en riant. Vous m'en voyez confus. Mais sachez tout de même que j'avais l'intention de vous rendre une petite visite de courtoisie.

Bardot continuait de jouer, indifférent à ce qui se passait autour de lui. Sans prévenir, Henri se leva et enlaça Lisette pour l'entraîner en une valse que Bardot accéléra traîtreusement. Les deux jeunes gens se mirent à

tourner comme des fous. Tout le monde riait.

Francine parut sur le seuil de sa cuisine.

-Ah! C'est beau la jeunesse. Tu m'invites à danser, mon chéri?

-Mouais... Si tu veux, consentit le vieux colosse. Amène-toi seul'ment!

Favre poussa les tables et les chaises, de manière à faire un peu de place. Peillex entraîna Marianne. En un clin d'oeil, le Terrier du Renard fut transformé en dancing.

-Fais attention de ne pas me marcher sur tes pieds, avec tes croquenots ferrés! suppliait Francine.

Péremptoire, le Capitaine trancha la question.

-T'as qu'à t'chausser comme moi! Avec ce qu'on appelle des souliers!

De temps à autre une rupture de rythme ou une fausse note meurtrissaient la musique comme un grumeau. C'était l'indice que Bardot en était à la limite de son volume d'alcool supportable. Un verre de plus, et son interprétation allait prendre des allures insolites. Lorsqu'il conclut enfin sur un magistral accord, les danseurs applaudirent dans la foulée.

Francine se tourna vers les deux jeunes filles.

-Asseyez-vous donc. Vous prendrez bien quelque chose.

-Tu nous en chantes une, Henri? demanda le Capitaine.

-J'ai un peu mal à la gorge, s'excusa l'interpellé.

-quel dommage, déplora Marianne. Tu chantes si bien.

-Je m'en vais t'en fournir, moi, du mal à la gorge! Chante! C'est un ordre!

Le jeune gars ne put que sourire... Le Vieux était irrésistible.

-Chante-nous celle de la montagne, demanda le Capitaine.

-Celle de Ferrat?

-Non, pas celle-là. Celle qui dit... heu... attend~ voir ... Ah, tu sais bien... elle qui...

Manifestement, le chef avait un trou de mémoire.

-J'm'en rappelle plus! Ah nom de diu, va qu'voulez-vous, à force de boire!

Henri vint à son secours.

-"Viens sur la montagne"?

-Voilà! acquiesça le Vieux, soulagé brusquement d'un intense effort cérébral.

Henri but une gorgée de café, toussota et se leva.

Le silence se fit.

-Si ton coeur est un jour plein de noire tristesse, si le monde semble lourd à ta jeune tendresse alors, petite fille des villes, viens sur la montagne vIens sur a montagne.

La chaude voix de baryton du jeune gars faisait passer de si vibrants sentiments que l'auditoire suspendu à ses lèvres ne bronchait pas d'un murmure.

-Et l'oiseau du matin boira dans la lumière la rosée du chagrin perlant de ta paupière, il te dira: "Petite fille des villes bienvenue sur la montagne bienvenue sur la montagne..."

Les fleurs aux doux parfums te danseront autour. Le vent aux doux embruns te parlera d'amour. Il te dira: "Petite fille des villes, Elle est ton amie la montagne elle est ton amie la montagne..."

Et si tu montes encore le long des vieux torrents jusqu'à la neige qui dort jusqu'au sommet brillant tu verras, petite fille des villes, comme elle est pure, la montagne, et tu reviendras sur la montagne...

Un tonnerre d'applaudissements salua la dernière note. Henri s'assit pour terminer tranquillement son café, sous le regard paternel du Capitaine. Les yeux de Marianne reflétaient, quant à eux, une tendre admiration. La jeune fille ne doutait pas que le jeune garçon f˚t quelqu'un de très gentil et d'une grande sensibilité. Il mettait tant de coeur dans ses chansons qu'elle en était étrangement émue au plus secret d'elle-même.

Et puis, il fallait reconnaître qu'Henri était un beau garçon dont la bonne humeur se communiquait comme par enchantement.

En réalité, il n'était qu'un incorrigible vagabond au coeur de bohème, qui n'avait jamais su rester auprès d'une fille. A vingt-cinq ans, il pensait à tout sauf à se lier sérieusement. Il ne parlait jamais de lui et ne posait jamais de questions sur la vie des autres. Au Clozon, tout le monde l'aimait bien mais personne ne le connaissait de façon approfondie.

Il n'était pas du pays, et s'il n'avait pas connu le Capitaine quelques années auparavant, sur une foire au bord du lac Léman, il ne serait sans doute jamais venu au village.

La première rencontre avec le Capitaine avait déjà marqué le début d'une solide amitié. Sur la foire de Crête, le Vieux, très connu au milieu de la nombreuse affluence de visiteurs, sonnait de la trompe pour la plus grande joie de tous. En cette circonstance, il avait revêtu son costume bien à lui, composé de son éternel béret, d'une veste de garde forestier, d'un ceinturon de cuir avec une énorme boucle, de houseaux de cavalerie, de jambières de cuir et, bien s˚r, d'énormes souliers de montagne garnis de menaçants tricounis d'acier... Dans un tel accoutrement, n'importe qui aurait été ridicule, mais la haute stature du vieux colosse dégageait une étrange majesté inspirant le respect. Les touristes usaient volontiers de leur appareil photographique pour emporter l'image de ce personnage qu'ils ne rencontreraient plus nulle part ailleurs.

Henri sonnait déjà un peu de la trompe, en ce temps-là. Aussi avait-il été intéressé plus que les autres par l'exhibition du Capitaine.

Impressionné par sa figure d'ours des Grisons, il avait timidement tenté de l'aborder mais le Vieux n'avait pas prêté attention à ce jeune étranger.

Henri avait alors employé les grands moyens. Retournant à sa voiture garée à quelques centaines de mètres de là, il en sortit sa trompe et sonna la première partie de la Saint-Hubert. Là-bas autour du Capitaine, toutes les têtes s'étaient retournées. Après un instant de surprise, le Vieux répondit en sonnant la deuxième phrase. Le jeune gars s'était ensuite avancé et le Capitaine lui avait offert un verre tout en lui posant moult questions.

Lorsqu'ils s'étaient quittés, ce soir-là, les deux sonneurs étaient déjà

des amis.

Henri habitait dans l'Ain, et comme Gabriel n'aimait pas s'éloigner de ses montagnes c'était lui qui venait le voir au Clozon. Le jeune sonneur avait pu ainsi s'améliorer aux conseils de son aîné. Mécanicien de métier, Henri était aussi un passionné de la montagne. Il s'était lié d'amitié avec Jacques, le fils de Gaston. Jacques était un bon alpiniste et il emmenait souvent Henri faire de la varappe. Les deux garçons avaient escaladé

ensemble plusieurs sommets réputés. Le Capitaine avait été lui aussi, en son temps, un intrépide escaladeur, mais l'‚ge était là et Francine s'opposait maintenant à ce qu'il prît des risques inutiles en haute montagne. Le Vieux s'était résigné, mais souvent depuis l'alpage, au milieu de ses bêtes, il contemplait mélancoliquement ces pics vertigineux sur lesquels il avait autrefois rivalisé d'adresse avec les chamois.

Bardot avait repris l'accordéon. Le temps passait sans qu'on s'en rendît bien compte. La bouteille de marc n'était plus qu'à moitié pleine lorsque Gaston entra, suivi de son fils.

-Adieu donc... Vous arrosez l'emmontagnée?

-Vous tombez bien! s'exclama le Vieux. Vous allez manger la fondue avec nous, pas?

Gaston et Jacques savaient qu'on ne contredisait pas le Capitaine en un jour comme celui-là.

-Vous restez aussi, les p'tites?

-On n'a pas de pensionnaires ces jours-ci, répondit simplement Lisette. On a le temps.

Henri s'était levé à la rencontre de Jacques. Les deux garçons se serrèrent vigoureusement la main.

-Ca va, touriste? s'enquit joyeusement le jeune Savoyard.

-Ca fait plaisir de revoir ta sale bobine! répliqua Henri sur le même ton.

Ils se portaient mutuellement une grande estime.

-quand c'est qu'on retourne faire une virée sur les cimes? Tu sais, en ville je m'encro˚te.

-quand tu voudras!

-Tu dois être en forme, avec tout le ski que t'as fait cet hiver.

-Mouaip! Ca peut aller ... Faudra t'accrocher.

La petite fête se poursuivit. Après avoir mangé une fondue savoureuse, on ne laissa pas tomber l'ambiance. Les chansons, les danses, et même les fanfares de trompe se succédèrent sans interruption. Un nombre impressionnant de bouteilles vides hérissait la table. Jonas, le neveu du Capitaine, était rentré de la ville à temps pour prendre place avec ses amis. Les deux Lyonnais, après avoir dîné dans la salle à manger, à

l'écart, écoutaient maintenant les chansons et les histoires sans toutefois se mêler à la conversation. Gabriel et Gaston racontaient leurs souvenirs à

la grande joie des plus jeunes.

-Tu t'rappelles, Gaston, l'coup qu'les douaniers nous sont tombés d'ssus en là par la Morge?

-que oui! Ah, c'étaient des sacrées vièles pestres!

Les deux compères jaugèrent avec délectation l'attention de leur auditoire.

-Racontez... demanda Henri avec un certain intérêt.

-Oh oui! supplia Marianne.

Heureux d'être ainsi sollicité, le Capitaine prit un air mystérieux, pour impressionner ceux qui l'écoutaient.

-J'sais pas si j'ose y raconter... C'est des affaires graves! Tu comprends... y n'faut pas y redire aux gens!

Les autres jouaient le jeu.

-T'as confiance en nous, quand même...

-Bien s˚r... Mais moi, j'suis un homme sombre!

Sans donner plus de détails, il enchaîna:

-Et pis ici y a des étrangers qui pourraient bien m'trahir!

Il jeta un regard pesant aux deux Lyonnais. Sans piper mot, les deux hommes finirent leur verre et montèrent se coucher, vexés.

-Gaby, tu exagères! sermonna Francine.

-A ce train-là, on va à la faillite! prophétisa Jonas.

-Y z'ont des têtes qui n'me reviennent pas! trancha le Vieux.

Personne ne bronchait. Excepté Gaston et Bardot, tout le monde était sous le coup d'un visible étonnement. Le Capitaine leva son énorme poing, comme pour s'apprêter à frapper la table, mais il le laissa redescendre en douceur.

-N'vous occupez pas! C'est moi l'chef! Chacun son poste! Je sais c'que j'fais! quand j'étais par les maquis, dans l'temps, j'faisais attention à

qui j'causais, sinon je n'serais plus là pour en parler, pas, Gaston? Si on s'méfie, c'est qu'on a des raisons!

-pour s˚r, approuva son vieux camarade. Ya bien des fois o˘ ça a failli passer près! quand les gens nous avaient vendus!

Un nouveau silence enveloppa l'assemblée.

-Alors, vous nous la racontez, cette histoire? s'impatienta Henri.

La grosse main se leva et le béret fit un demi-tour sur la tête du Vieux.

-Momente, petiot... Ca vient mais faut pas vouloir aller plus vite que la musique, pas? Les paroles, c'est comme un char de foin: si on prend la pente trop en travers, on abocle!...

Amusé, Henri s'efforça d'afficher une mine grave de garçon qui se le tient pour dit.

-Bon... Alors ce jour-là, attaqua Gabriel, moi et Gaston on devait aller chercher du ravitaillement en Suisse pour les maquisards. C'était en décembre 43, pas, Gaston?

-quais... Y avait pas beaucoup d'neige, mais ça gelait à pierre fendre!

-On est parti de nuit... avec nos sacs. Dans la montagne, y faisait noir comme dans un four. On a passé la frontière au fond de la Morge...

Il s'interrompit pour préciser:

-C'était le torrent qui faisait frontière, comme maintenant, pas?

Tout le monde aquiesça d'un hochement de tête, sauf Bardot qui l‚cha du fond de sa somnolence:

-Oui, Capitaine!

-quand on s'est retrouvé de l'autre côté du torrent, le plus dur restait à faire: y fallait escalader la falaise de la Bonnaz.

-Mais pourquoi passer par là? s'étonna Marianne. C'est très dangereux!

Et surtout de nuit, par-dessus le marché!

-C'était le seul endroit o˘ il n'y avait ni douaniers ni Allemands, expliqua le Vieux.

-On est monté sans lampe, précisa Gaston. On n'y voyait rien et la roche était toute verglacée...

Le visage de Gabriel Vionnaz s'assombrit.

-quand on est arrivé en haut, on s'est pissé dans les mains tellement qu'elles étaient gelées... C'était par là minuit. On est redescendu par le versant suisse jusque chez le gars qui nous fournissait le ravitaillement, et on est reparti sur-le-champ par le même chemin. Y fallait être rentré

avant le jour.

-On était chargé comme des bourriques, mais le versant suisse, c'était d'la rigolade pour nous, pas, Gabriel?

-On était fort en ce temps-là! Moi, quand j'avais trente ans, si la Terre avait eu des poignées, j'l'aurais soulevée! Sacré nom de diu, va!

Ils se turent un instant, perdus dans leurs souvenirs... Tout inspirait le respect chez ces vieilles forces de la nature.

-Mais une fois en haut de la Bonnaz, y fallait descendre sans se casser les reins en bas par les rochers, reprit Gaston.

-Ouais... et pis d'la monter, c'n'est rien! Le tout, c'est de la redescendre! enchaîna le Capitaine. Eh ben j'vous prie d'croire qu'ce n'est pas facile, surtout avec un sac qui vous tire en là par en bas.

-J'm'en souviendrai jusqu'à la fin d'mes jours de cette sacrée descente, cette nuit-là! Si t'avais pas été là, Gabriel...

-Ouais... La Bonnaz fait pas loin de cent mètres d'à-pic. Pour descendre, y a qu'une espèce de petite cheminée traître comme tout. Y

faisait si noir qu'on ne se voyait même pas de l'un à l'autre. Le ciel était pourtant dégagé, mais il n'y avait pas d'lune.

-Au moins, v... vous aviez p... pas l'vertige! bégaya Bardot qui avait manifestement dépassé la dose prescrite.

Le Capitaine ignora l'interruption et poursuivit:

-Pour faire la cheminée de la Bonnaz, y n'faut déjà pas être un rigolo, j'vous y dis!... Et même en plein jour avec du matériel, et pis encore un beau soleil!

-Eh ben nous, on est descendu dans les pires conditions, cette nuit-là. Y faisait peut-être moins vingt... La roche était si verglacée que je n'sentais plus mes doigts dans les prises...

-Je suis passé le premier, reprit le Capitaine. Gaston n'se sentait pas s˚r à cause de ses mains qu'étaient toutes gelées.

-C'était du suicide! s'effraya Francine.

Superbe, le Capitaine se versa un grand verre de blanc.

-P't-êt'ben... Mais on y est allé quand même!

Entre deux gorgées, il expliqua encore à sa femme:

-T'étais pas née, en c'temps-là, ou si peu! S'il n'y avait pas eu des hommes terribles dans nos vallons, comme moi et Gaston, eh ben vous causeriez allemand, au jour d'aujourd'hui... ou p't-êt'même pas du tout!

Il clapa de la langue et reprit:

-Donc, j'ai commencé à descendre avec Gaston qui m'suivait par en d'ssus...

-J'avais la trouille de m'casser la figure, confessa Gaston, mais encore plus de nous faire repérer par les douaniers ou les Allemands... y fallait surtout se gaffer de n'pas faire rouler une pierre: ça aurait attiré l'attention des ennemis!

Le Capitaine releva la tête, comme s'il revivait ce moment.

-Soudain j'entends un cri au-d'ssus d'moi!

J'me suis plaqué contre le rocher! J'croyais que Gaston venait de détacher un bout de pierre!

-C'était pas un caillou! C'était carrément moi qui dévissais!

Tout le monde retenait son souffle autour de la table, sauf Bardot qui s'était endormi sur se chaise avec son accordéon sur les genoux.

-J'l'ai compris au dernier moment... J'ai eu juste le temps de serrer mes doigts sur mes prises. J'n'pouvais rien faire d'autre! Un soulier de Gaston m'a meurtri l'épaule au passage mais j'ai quand même t'nu bon et il a pu se raccrocher à mon sac... Heureusement que les bretelles étaient solides. C'était du gros cuir... Les sacs de dans l'temps, c'n'était pas d'la cassibraille comme ceux d'à présent!

-J'ai eu un mauvais réflexe, avoua Gaston, car si Gabriel n'avait pas été aussi fort et qu'il ne soit pas aussi bien calé, on dévissait tous les deux. Dans c'cas-là, y vaut mieux qu'il n'y en n'ait qu'un qui se décroche, pas?

-Enfin... On a continué à descendre. J'aidais Gaston comme je pouvais et on est quand même arrivé en bas. Au moment o˘ on allait traverser le torrent, on entend: "Halte-là! ou je tire!" Tu parles qu'on allait s'arrêter! C'était les douaniers! On s'met à cavaler dans l'eau glacée. Les douaniers nous courent après. Avec nos gros sacs, on n'pouvait pas aller bien vite! Les douaniers nous ont rattrapés dans l'cimetière. Gaston a arraché une croix pour leur taper d'ssus! Il en a assommé un! Alors on a abandonné les sacs et on s'est sauvé pendant qu'l'autre nous a tiré des coups d'revolver! Même que j'ai reçu une balle.

Le Capitaine releva son bras droit pour montrer son aisselle.

-J'en ai encore la marque... J'peux vous la faire voir, si vous voulez!

-Inutile de faire du strip-tease, mon chéri, intervint Francine.

J'atteste que c'est vrai!

-Et encore, souligna Gaston, on a eu de la chance... Si on était tombé

sur les 8.8., ils ne nous

auraient certainement pas loupés, eux...

-Mais pourquoi les douaniers étaient-ils si hargneux? interrogea Marianne. Après tout, la guerre n'était pas leur affaire.

Gaston devint grave.

-Parmi les douaniers de l'époque, certains avaient l'esprit de la Résistance... Mais beaucoup de gens, en période de troubles, profitent de leur situation quand ils le peuvent. Celui qui a blessé Gabriel, ce soir-là, faisait son devoir de fonctionnaire... Son devoir de patriote lui commandait de nous laisser passer. L'homme qui ne fait pas de différence entre les obligations de sa charge et son devoir d'homme est un pauvre type que je ne voudrais pas avoir à juger.

-Bien s˚r, vous n'avez pas fait la guerre! intervint le Capitaine.

Vous n'pouvez pas comprendre. Moi, j'ai fait la guerre et j'ai risqué ma vie... Je n'le regrette pas. S'il fallait recommencer, je recommencerais!

Les jeunes, maintenant, vous n'venez même plus au monument aux morts, ni le 8 mai, ni le 11 novembre...

-Je sais! interrompit Jonas. Moi, j'ai fait l'Algérie... Certains de mes camarades en tirent un prestige bien dénué de sens qui leur donne un prétexte pour haÔr les bougnoules, comme ils disent... quand il y a des réunions commémoratives au monument aux morts, on les voit en première ligne, comme des héros! qui sont-ils en réalité? Des hommes qui sont partis, en leur temps, se battre en Algérie par peur des représailles s'ils n'y allaient pas... Si la répression avait été moins dure envers les contestataires, beaucoup ne seraient pas partis! Maintenant, ils viennent rouler les mécaniques. Moi, au moins, j'reconnais que j'y suis allé parce que je n'ai pas eu le courage de dire non, en espérant avoir une chance de revenir. Si je ne partais pas, là oui, j'étais s˚r d'être sanctionné. Mais maintenant, je ne vais pas me pavaner devant le monument aux morts... Ceux qui étaient vraiment des hommes, affirma Jonas d'une voix étouffée par l'émotion, ce sont ceux qui ont dit: "Non, je n'y vais pas!", face aux autorités qui les ont punis au nom de la loi.

Ceux-là savaient avec certitude ce qu'ils encouraient s'ils refusaient l'incorporation, et ce sont eux qui, à mon avis, ont eu le plus de tripes!

Pourtant, ils ne sont ni décorés, ni considérés, bien au contraire! Cela dit, conclut le neveu du Capitaine, ce que tu as fait pendant la guerre, je l'admire et je l'approuve... Mais je ne mets pas tous les médaillés et anciens combattants dans le même sac, loin de là...

Ce long discours, prononcé par Jonas qui d'ordinaire ne parlait pas beaucoup, surprit tout le monde et personne ne sut que répondre.

Henri songeait que, dans toutes les guerres, cet état d'esprit s'était plus ou moins manifesté, mais il s'abstint de le dire. Sa jeunesse et son manque d'expérience ne lui permettaient pas de soutenir une discussion avec des hommes se référant à ce qu'ils avaient personnellement et réellement vécu. Bardot se mit à distiller une musique triste, comme si l'accordéon voulait dissoudre à jamais toutes ces histoires dans le temps. Puis, un tango léger et entraînant enveloppa la tablée en volutes envo˚tantes. On aurait dit que le vieux piano à bretelles était devenu une source enchantée... et la musique coulait entre les personnages comme un ruisseau parmi les roseaux.

La main de Francine se posa doucement sur celle de son mari. Le Capitaine gardait un visage sombre, comme toujours. Le regard de Gaston était rêveusement perdu dans le vague. Bardot semblait dormir en jouant, mais sa musique, pleine de délicatesse et pénétrante comme un parfum de violette, démentait les apparences. Son petit somme, pendant que son chef racontait ses exploits, lui avait suffi pour récupérer.

Jacques entraîna Lisette pour danser et la colla contre lui. Les yeux d'Henri glissèrent dans ceux de Marianne. Le transparent regard bleu soutint celui du jeune homme. Comme il la trouvait belle! Ce fut lui qui se détourna le premier, intimidé par la pureté de ce visage que les cheveux dorés encadraient comme un rideau de feuillage bouclé.

Favre et Peillex se levèrent en même temps.

-Bon. C'est pas le tout! Les génisses sont casées, mais demain nos vaches ne se trairont pas toutes seules. Il faut qu'on s'en aille...

Le Capitaine lui-même n'osa pas les retenir, sachant combien les bêtes nécessitent la présence de ceux qui s'en occupent.

-Adieu, Capitaine. Garde bien mes bêtes!

-N't'fais pas d'soucis, Favre. Faites plutôt attention, sur le chemin du retour. Des fois qu'un arbre traverserait la route sans prévenir, pas?

-Sois tranquille! On roulera doucement. Adieu tout le monde, donc!

Ils sortirent dans la nuit parfumée. Le Capitaine les raccompagna jusqu'à leur voiture. Il n'était pas loin de minuit. Ceux qui restaient à

l'auberge ne songeaient pas encore à aller se coucher. Un peu grisé, Henri se sentait heureux de se retrouver dans cette ambiance qu'il aimait. La compagnie du Capitaine était pour lui une bouffée d'oxygène dissipant les contraintes de la vie citadine. C'était aussi la première fois qu'il passait un si long moment auprès de Marianne et il découvrait une jeune fille complètement différente de celle qu'il connaissait derrière le bar de chez Jozon. Lorsque le tango fut terminé, Jacques raccompagna galamment Lisette à sa place en affectant comiquement de prendre les manières d'un vieux ch‚telain.

-Dis, Jacques, minauda-t-elle, tu m'emmèneras faire de l'escalade un jour? En montagne je n'ai jamais osé m'écarter des sentiers de grande randonnée.

-Bien s˚r, avec plaisir même...

-Y faudra faire attention o˘ vous allez, intervint le Capitaine. La montagne est dangereuse pour ceux qui ne la connaissent pas.

-Bah, avec Jacques, je ne risquerai rien. C'est quand même un bon alpiniste.

-Et si tu prends le vertige? J'ai déjà vu des gens pris de vertige qui n'pouvaient plus ni avancer ni reculer ni monter ni descendre!

Devant Lisette, Jacques voulut peut-être cr‚ner.

-Je la redescendrai sur mon dos, voilà tout!

Le Capitaine haussa ses épaules de yéti.

-Mon pauv'petiot... Si c'est dans une paroi, tu peux toujours courir!

C'est d'ailleurs toujours dans les passages les plus délicats que les anicroches surviennent.

-Oh, et puis ça suffit avec tes leçons! s'emporta Jacques, vexé. Tu m'prends pour qui? Je suis ni un touriste ni un gamin!

Son père intervint.

-Calme-toi, fiston... Nous, on a l'expérience que t'as pas. Les clients que tu as emmenés en là par les montagnes, c'était à ski. En varappe, tu vas avec Henri qui ne se débrouille déjà pas tant mal. Tu n't'es jamais trouvé seul dans une paroi avec quelqu'un qui a la trouille.

Nous, avec Gabriel, on sait c'que c'est qu'd'aller chercher des gens bloqués et d'les redescendre.

-Moi aussi j'en suis capable! Et puis d'abord, il ne faut pas prendre Lisette pour une nouille. C'est une Savoyarde, non?

Il eut une moue indulgente.

-De toute façon, vous n'êtes plus dans le coup. Vous n'allez plus en varappe depuis des années et vous n'avez pas suivi l'évolution. Apprenez à

faire confiance aux jeunes...

Le poing du Capitaine s'abattit sur la table comme une cognée.

-Bougre de pauv'petit cacaparmi! J'vais t'mettre une empl‚tre situ n'la fermes pas!

Sentant que ça risquait de mal tourner pour lui, Jacques préféra se taire. La voix calme de Gaston détendit un peu l'atmosphère.

-Etre un bon alpiniste est une chose, descendre une paroi avec quelqu'un sur son dos en est une autre...

Vexé de recevoir une leçon des anciens devant Lisette, Jacques ne répondit rien mais son visage s'empourpra et les muscles de ses m‚choires se contractèrent. Henri voulut détourner la conversation sur un autre sujet.

-Au fait, cette fameuse station de ski, ça en est o˘? La dernière fois que je suis venu au village, on en parlait vaguement. Elle se fait, ou pas, pour finir?

Le Vieux fronça les sourcils. Bardot sembla s'éveiller complètement.

Et Gaston haussa gravement les épaules. Sans le vouloir, Henri venait de poser le doigt en plein sur un point névralgique.

-Officiellement, on n'sait rien d'plus, répondit enfin le Vieux. Mais j'ai remarqué des choses...

Tous les regards convergèrent vers lui, attendant des précisions que le visage renfrogné dissuadait de demander. Ce fut Francine qui se décida.

-qu'as-tu donc remarqué? Tu ne m'as rien dit.

Solennel, le Vieux rajusta son immense béret et déclara à voix basse, en détachant bien ses mots:

-Mes enfants, l'ennemi est dans nos murs!

Autour de la table, on ouvrait des yeux ronds. Henri réagit le premier.

-Tu veux parler d~s deux messieurs que tu as envoyes coucher tout a l'heure?

-Parfaitement...

-Tu te fais des idées, mon chéri, déclara Francine d'un ton bonhomme.

Puis elle ajouta, taquine:

-Avec le retour d'‚ge, tu te crois à nouveau dans le maquis!

-Tais-toi! Tu n'es qu'une femme! C'est une affaire d'homme!

-Ah, pardon! On est tous concerné par la station!

-N'en veux pas, la station...

-On le sait que tu n'en veux pas. Explique-nous plutôt ce que ces deux touristes viennent faire là-dedans.

Le Capitaine raconta une fois de plus ce qu'il pensait avoir découvert avec Bardot.

-Evidemment, précisa-t-il à la fin, je n'suis s˚r de rien. Mais c'est louche!

Francine et Henri ne savaient que répondre. Jacques ne s'était pas encore remis du sermon de ses aînés et gardait un visage hermétique, presque boudeur. Le Capitaine se tourna vers les deux jeunes filles.

-Ca m'ennuie de causer d'tout ça par-devant vous.

-Pourquoi? s'étonna Marianne.

-Tu nous prends pour qui? s'insurgea Lisette.

Gabriel haussa les épaules et répondit d'une voix lasse:

-Je sais bien que votre père, il est pour la station...

-Nous aussi, on est pour, fit remarquer Lisette avec une certaine arrogance.

-Toi peut-être, moi pas... corrigea Marianne.

Le Capitaine la considéra aussitôt d'un oeil bienveillant. En revanche, sa soeur la fustigea d'un regard mauvais. Un rictus donnait à son visage cette expression de mépris qui n'appartient qu'aux femmes.

-Ca te va bien de prendre parti de la sorte devant eux! lança-t-elle en frôlant l'impolitesse. Devant papa, c'est un autre son de cloche.

Marianne resta d'un calme olympien.

-Papa sait que j'aime Le Clozon comme il est, et que je ne tiens pas à

voir nos montagnes défigurées par les téléskis...

-Mademoiselle fait sa poétesse! releva dédaigneusement Lisette. Tu n'es plus dans le coup, ma petite! Tu retardes de deux générations.

Henri, qui suivait l'échange sans rien dire, ne put s'empêcher de songer que Lisette était une splendide garce. La voix douce de Marianne s'éleva de nouveau.

-Ca n'a rien à voir avec être ou ne pas être dans le coup, comme tu dis... Je suis certaine que beaucoup de jeunes pensent comme moi et que beaucoup de personnes m˚res pensent comme toi. C'est une question de mentalité.

-Peuh! De nos jours, il faut être pratique! La station fera gagner de l'argent aux hôtels comme le nôtre... Alors, pourquoi s'opposer à

l'abondance.

-Tu sais, Lisette, intervint Francine, moi aussi je tiens une auberge... Tant qu'elle me permet de faire tourner convenablement mon ménage, je ne tiens pas à la voir plus grande. Dans les grands hôtels, les plongeurs et les filles de salles font des journées interminables à un rythme démentiel. Bien s˚r, les patrons gagnent de l'argent mais on n'a jamais vu un coffre-fort suivre un cercueil...

-Peuh... ce n'est qu'une image.

-Ce n'est peut-être qu'une image, mais je pense sincèrement que nous pouvons vivre correctement au Clozon à l'heure actuelle, sans amasser des fortunes colossales, mais dans une ambiance plus agréable que celle des villages-stations.

-C'est vrai, approuva Marianne, et en outre, la mentalité vis-à-vis des clients va changer.

-Comment ça? s'étonna Lisette. Un client est un client, non?

-Je ne comprends pas comment tu vois les choses, fit sa soeur.

Actuellement, au Clozon, nous connaissons pratiquement tous nos clients.

pensionnaires, qui arrivent pour les vacances chaque saison d'une année à

l'autre, finissent par établir avec nous des liens proches de l'amitié...

Par contre, dans un hôtel de station de sports d'hiver, c'est une ambiance d'usine à touristes. Les clients sont considérés un peu comme des oiseaux à

plumer le plus poliment possible, et leurs rapports avec le personnel hôtelier sont strictement commerciaux. Il n'y a pas cette chaleur humaine qu'on trouve dans un hôtel comme le nôtre ou celui de Francine.

Les hommes ne disaient rien, attentifs à la conversation des femmes.

En lui-même, Henri ne put s'empêcher de saluer la sagesse de Marianne.

-Tu parles d'une chaleur humaine! releva Jacques en désignant le plafond. Demande voir aux deux gars que le Capitaine a envoyés coucher, s'ils ont apprécié la chaleur du patron!

Gaston éclata d'un rire complice, en jetant une oeillade à son compère.

-J'ai bien fait! assura le Vieux. C'est des ennemis.

-Si vraiment ils sont techniciens de la régie des sports d'hiver, ils ne font que leur travail et tu n'as pas le droit de les traiter comme ça...

Le Capitaine mit les choses au point.

-Ecoute-moi bien! Moi, tout ce que les femmes ont dit sur les hôtels, c'est p't-êt'vrai, mais j'm'en fiche! Moi, dans l'fond, c'qui m'intéresse, c'est qu'ils ne touchent pas aux montagnes, et qu'ils ne nous amènent pas des armées d'étrangers en ça par le village!

-Tu es égoÔste, Capitaine. Moi, ça m'arrangerait bien d'enseigner le ski sur place plutôt que d'aller travailler loin du village, avec toutes les obligations que ça implique.

Gaston et le Capitaine le dévisagèrent comme s'il avait la peste...

Ainsi, le jeune Clozonnan ne Partageait pas leur cause. Francine haussa les épaules. Marianne et Henri gardèrent la même expression neutre. Le visage de Lisette s'éclaira d'un sourire triomphant.

-Ah! Ca fait plaisir de voir qu'il n'y a pas que des gens qui marchent à côté de leurs souliers, dans ce village!

Le Capitaine enfonça son béret jusqu'aux sourcils.

-Dis voir, Lisette... J'te garantis qu'mes godasses, elles me tiennent aux pieds, elles. Et qu'tu pourrais même bien les recevoir dans les fesses, pas?

La fille de Jozon connaissait assez le Capitaine pour savoir qu'il parlait très rarement aux femmes de cette façon et elle fut profondément blessée dans son orgueil de se faire ainsi rabrouer devant tout le monde.

Jacques se crut obligé d'intervenir.

-Ca te va bien, Capitaine, de terroriser les jeunes filles! quand je te dis que tu n'es plus dans le coup! Il est plus facile de faire peur à

Lisette que de faire la guerre aux Allemands.

Gaston s'en mêla.

-Tu n'es qu'un guedan! Lisette et toi, vous n'êtes que des malpolis!

Nous, on a su se montrer durs quand y a fallu, mais on a toujours respecté

la politesse.

Jacques eut un petit sourire ironique.

-Même avec les touristes?

Le Capitaine rejeta son béret sur la nuque.

-C'n'est pas pareil! Ils n'ont pas à venir faire la loi par ici! Nous, on n'va pas commander chez eux...

-N'empêche que les touristes, l'hiver, ils me font gagner mon pain!

rétorqua Jacques.

-P't-êt'bien... Mais ce n'sont qu'des pasquatins qui n'y comprennent rien! D'mon temps aussi, j'faisais du ski en là par les montagnes. Et avec des bouilles de lait sur le dos, encore! C'n'était pas pour le plaisir. De temps en temps, on faisait un concours par-ci par-là, et yen avait pas des tas qui nous battaient! Maintenant, les gens d'la ville, y faut qu'leurs gamins aient des diplômes qu'on appelle "étoile" ou "chamois" ou je n'sais quoi... Autrement y n'sont pas contents! Ca fait bien, pour eux, d s'inscrire avec leurs enfants au cours d'un moniteur! Nous autres, on a appris tout seuls et toi aussi! Ca n't'empêche pas d'être un tout fort, à

présent. Bien s˚r qu'y faut qu'tout le monde puisse faire du ski! y a pas d'raisons d'en priver les gens qui habitent des coins o˘ y a pas d'neige...

Seulement, y a une chose pour laquelle j'n'aime pas les touristes: pour eux, y faut qu'tout soit facile. Par exemple, y n'veulent pas marcher avec leurs pieds. Il faut leur faire des routes avec des parkings. Y faut faire des téléskis et des téléphériques pour les monter comme des sacs à patates en haut des montagnes, pass'qu'ils ont la flemme d'y aller à pied... Pour qu'ils aiment la montagne, y faudrait qu'elle soit aménagée comme un jardin public. Eh ben moi, j'sus pas d'accord! J'l'aime aussi, moi, la montagne, et j'l'aime comme elle est: sauvage! Avec des coins accessibles qu'à ceux qui veulent bien se donner la peine d'y aller! qu'on ait fait quelques stations de ski, passe encore, mais ici, au Clozon, y faut respecter la montagne autrement y n'restera plus d'endroits qui n'soient pas déguenaudés par les hommes... D'ailleurs, conclut le Capitaine, tout le monde au village pourrait gagner des sous avec cette station. Avec tous les touristes qui viendraient, Gaston, par exemple, pourrait construire des studios à louer, sur ses terres, et ça lui rapporterait gros au prix qu'sont les loyers dans les stations...

-Mais j'n'en veux pas, termina Gaston. Gagner sa vie, oui... Perdre sa vie à la gagner, non... Nos descendants feront comme y voudront mais moi, Je veux continuer à mener une vie qui a du sens, pour avoir le temps et l'envie de faire chaque jour ma prière au Créateur!

-De toute façon, fatalisa Jonas, s'"ils" ont décidé de faire la station, "ils" la feront! On ne peut pas aller contre.

-Si on a la loi contre nous, on prendra les armes! déclara le Capitaine d'une voix inquiétante. On luttera comme dans l'temps, pas, Gaston?

Il avait peut-être bu un peu plus que de raison, et ses amis, qui connaissaient son go˚t pour les paroles percutantes, ne le prirent pas au sérieux.

-Ce s'ra la guerre! ajouta-t-il encore.

-Mais oui, mais oui mon chéri. Calme-toi, conseilla gentiment Francine.

-Y n'y a pas d'"mon chéri" qui tienne! Tu sais, femme, yen a encore, des hommes terribles, dans nos vallons!

Sous ses gros sourcils froncés, ses yeux flamboyaient comme ceux d'un aigle. Tout le monde sourit, même Lisette. Sacré Capitaine... Heureusement qu'ils le connaissaient tous bien, sinon il leur aurait fait peur.

Francine, désarmée, regardait son mari avec indulgence. Dans le fond, elle était émerveillée de voir combien le Vieux se sentait encore plein d'énergie, même si ses déclarations avaient de quoi traumatiser un bourgeois moyen.

-Tu restes quelques jours? demanda le Capitaine à Henri avec une soudaine bienveillance.

-Oui... j'ai pris une semaine de congé. Des jours que mon patron me doit.

-Bon, eh ben demain, tu monteras à l'alpage avec moi et Bardot!

Le jeune homme ne demandait pas mieux.

-On partira à l'aube! précisa le Vieux.

-Je travaille de bonne heure, moi aussi, demain matin, annonça Jacques en b‚illant. Il nous faut aller dormir.

Tout le monde se leva. Henri et Jacques raccompagnèrent les filles jusque devant chez Jozon. Dans la douceur de l'air nocturne, après la conversation animée sur le ski et la neige, il leur semblait qu'ils avaient changé de saison en passant la porte du Terrier du Renard. A travers les rues endormies dans la nuit enchanteresse du printemps savoyard, ils parlaient presque à voix basse.

-Elle en fait dire des mots, cette station... soupira Henri. Le Capitaine n'a pas l'air content du tout.

-Bah... Il en dit plus qu'il n'en fait, ironisa Jacques.

-N'empêche que lorsqu'il a parlé de prendre les armes, je n'étais pas très rassurée, rappela Marianne. Il faisait une de ces têtes!

-Penses-tu, minimisa Lisette. que veux-tu qu'il fasse? La guerre est finie et il a toujours aimé faire un peu de cinéma. Tu le sais bien.

-Peut-être... Mais dans le maquis, il les a bien prises pour de bon, les armes...

-C'est loin tout ça. Et puis d'abord, il n'est même pas s˚r de savoir exactement qui sont ces deux hommes. pour ma part, je suis s˚r que ce ne sont que d'innocents touristes.

-Vous vous faites bien du mouron pour rien, assura Jacques en faisant la bise aux filles. Dormez bien quand même...

Henri dit bonsoir à son tour.

-J'espère qu'on te verra avant que tu partes, souhaita timidement Marianne.

-Bien s˚r, petite fleur des montagnes! répondit-il en souriant.

-Tu parles! persifla Lisette. Tu vas passer tout ton temps à l'alpage et tu nous diras au revoir en coup de vent dans une semaine.

Il faillit lui répondre que ça ne la regardait pas...

-Dimanche, s'il fait beau, j'ai bien envie de faire la Dent d'ache par la voie Néplaz, annonça Jacques. Tu viens avec moi, si ça te fait plaisir, Henri...

-Bien s˚r que je viens!

-On se retrouve samedi soir chez Francine?

-O.K.

-Pourquoi pas chez nous? demanda Marianne.

Henri la dévisagea en souriant gentiment.

-Oui... Tiens... Pourquoi pas, après tout?

-D'accord! approuva Jacques.

Lorsque Henri arriva au Terrier du Renard, tout était éteint. Il monta se coucher sans bruit. quand il s'éveilla, il faisait grand jour. Il était au moins sept heures et demie. Pourquoi le Capitaine ne l'avait-il pas appelé? Il s'habilla en h‚te et descendit. Francine était dans la cuisine.

-O˘ est le Capitaine?

La jeune femme sursauta et sourit.

-Ah... C'est toi! En voilà des manières! Une vraie tornade, ma parole!

Bonjour quand même!

-B'jour...

-Le Capitaine est parti avant l'aurore. Je ne sais pas s'il acquiert des manières en vieillissant, mais il a décrété qu'il valait mieux te laisser dormir. C'est gentil, non? Il ne faut pas chercher à comprendre...

Je n'ai jamais vu mon digne époux aussi attentionné. Tu l'aurais vu: "Henri est encore jeune... Il a besoin de sommeil... Il vaut mieux qu'il nous rejoigne quand il sera frais et dispos... et patati et patata..."

Le jeune homme sourit pensivement.

-Et Bardot?

-Avec lui, bien s˚r.

-Bon... Eh bien je vais boire un jus et monter à Sernoz.

-Il était temps que tu arrives si tu voulais en avoir. Tu es le dernier à te lever. Les Lyonnais sont partis en balade depuis déjà une bonne heure.

Henri but une tasse de café, mangea un morceau de pain avec quelques rondelles de bon saucisson de montagne, et prit congé de Francine.

-Je redescends samedi soir. Dimanche je vais en varappe avec Jacques.

-Amusez-vous bien là-haut. Et ne buvez pas trop de verres.

Henri haussa les épaules, fataliste.

-Moi, non... Mais on n'arrête pas Bardot et le Capitaine comme ça!

-Veille à ce que mon digne époux ne prenne pas froid!

-Tu sais, je crois bien qu'on en claquera tous avant lui.

Francine sourit... Dans le fond, elle aimait qu'on parl‚t ainsi de son mari car c'était une façon de reconnaître sa solidité.

-Veille sur lui quand même, recommanda-t-elle.

Peu après Henri grimpait d'un pas dynamique le petit sentier menant à

l'alpage. Les rayons de soleil cherchaient à percer le voile de la brume matinale comme une lampe arrivant progressivement à incandescence. Il ferait beau.

Avec ses gros souliers, sa chemise à carreaux, son foulard bleu noué

autour du cou et son béret savoyard, le jeune homme dégageait une énergie virile. Sa poitrine se gonflait avec délice de l'air vivifiant du matin, et ses yeux verts pétillaient de plaisir.

Alors qu'il traversait la petite forêt au fond du vallon, il vit arriver à sa rencontre un homme à l'allure étrange qui courait, s'arrêtait presque pour repartir de nouveau, comme quelqu'un de commotionné. Henri reconnut Jean-Daniel Bresle.

Intrigué, il s'immobilisa pour le regarder venir à lui. Le Lyonnais se laissa tomber dans ses bras. Malgré la course qu'il venait d'accomplir, son visage était livide.

-Ca ne va pas, monsieur?

-Ah, monsieur ... Ah, monsieur ... bredouillait l'autre d'une voix étranglée.

Il était manifestement affolé. Calmement, Henri le fit asseoir. Le Lyonnais avait peut-être un malaise. Une fois assis, il parut reprendre ses esprits d'un seul coup.

-Non, je n'ai rien, affirma-t-il d'une voix plus forte. C'est... c'est mon ami...

-qu'est-ce qu'il a, votre ami?

-Je... je crois bien qu'il est mort...

Henri avala sa salive.

-Calmez-vous. Je suis secouriste. Il faut vite me conduire vers lui.

Comme un automate, le Lyonnais s'élança à contresens, sur le chemin qu'il venait de parcourir.

-C'est loin?

-Pas très...

-Il a eu un malaise?

-Non...

-Il a eu quoi, alors? s'impatienta Henri.

L'autre ralentit sa course et laissa échapper, d'une voix mourante:

-Il a reçu un coup de fusil...

Drame dans la montagne

Comme frappé par la foudre, Henri s'arrêta net en fixant Jean-Daniel Bresle avec des yeux ronds. Le Lyonnais se ressaisit et prit Henri par le bras.

-Venez... On y est presque...

Henri se remit à courir comme dans un cauchemar. Sa pensée s'était soudain emballée comme une roue infernale. La soirée de la veille lui revint en mémoire... Non! Ce n'était pas possible! Le Capitaine n'avait tout de même pas mis ses menaces à exécution.

Une boule au fond de la gorge, le jeune homme avait accéléré l'allure.

L'angoisse et l'effort conjugués faisaient battre le sang à ses tempes. La pente était assez raide et Bresle suivait avec peine. Il finit par décrocher complètement, à bout de souffle.

-J'ai les jambes coupées...

Henri se retourna pour l'attendre.

Le sommet de la pente était noyé dans la brume.

-C'est là...

Le Lyonnais avait parlé à voix basse en désignant d'un doigt tremblant un gros rocher fondant sa masse grise dans l'épais brouillard. Il s'arrêta.

Le visage qu'il tourna vers Henri était marqué par la peur.

-"Ils" peuvent nous tirer dessus aussi...

Sans réfléchir davantage, le jeune homme fonça. Il ne croyait pas à

cette histoire. En trois bonds, il fut auprès du rocher. La première chose qu'il vit fut un sac à dos rouge abandonné dans l'herbe humide. Puis il buta presque sur le corps d'Harmat. L'homme était à plat ventre, le visage tourné sur le côté, livide, les yeux fermés, un bras dans le prolongement du corps, l'autre replié sous le ventre, une jambe fléchie... Un filet de sang commençant à coaguler s'était échappé de sa bouche.

Henri s'agenouilla et prit le pouls. Rien! Il se mordit les lèvres.

Excepté ce filet de sang, aucune marque de violence n'était visible.

Voulant en avoir le coeur net, il passa ses deux mains sous la poitrine et retourna le corps. Il faillit crier. Une large auréole écarlate souillait la grosse chemise de laine, et une énorme flaque rouge, mousseuse et gélatineuse, engluait l'herbe aplatie. Les mains d'Henri étaient toutes poissées de sang. Une odeur fade et écoeurante lui amena le coeur au bord des lèvres. De la poitrine sanglante sourdait un horrible bruit de glou-glou.

Dominant sa répulsion, il examina le corps flasque maintenant étendu sur le dos. Il vit qu'Harmat avait reçu une balle en pleine poitrine, au niveau du coeur. Henri s'était déjà trouvé en présence de cadavres. Parfois même, sur le thé‚tre d'accidents de la route, il avait eu à intervenir dans de véritables boucheries. Mais c'était bien la première fois qu'il se trouvait devant un meurtre. Tout lui parut irréel et il ne se rendit pas tout de suite compte que Bresle l'avait rejoint.

-Plus rien à faire... laissa tomber Henri d'une voix neutre.

Un silence plana.

-C'est arrivé comment?

Le Lyonnais s'assit dans l'herbe. Ses nerfs l‚chaient. Après plusieurs soupirs saccadés, il parla enfin.

-Nous avions décidé... François et moi... d'aller nous promener le long de la frontière...

-Au fait, on est en France ou en Suisse, ici?

-Heu... la frontière est délimitée par ce gros rocher, je crois.

-Donc on est...

-Sur France, oui.

-Continuez.

-Le brouillard était nettement plus épais que maintenant.

Effectivement, la brume était en train de se lever.

-François marchait derrière moi. Soudain, j'ai entendu une détonation.

Je me suis retourné, et j'ai vu François qui tournait sur place, une main sur son coeur. Il a fini par tomber tête la première. Je me suis précipité

en croyant qu'il avait eu un malaise. J'ai essayé de le retourner sur le dos. Alors j'ai vu le sang gicler! J'ai eu peur et...

Brisé par l'émotion et étouffé par de gros sanglots nerveux, il ne put en dire plus.

-Calmez-vous. On va le redescendre au village.

-Non! Il ne faut pas le toucher. Il faut prévenir la police, c'est un assassinat!

Henri dut admettre que Bresle avait raison.

-Bon. O.K. Allons-Y. De toute façon, ça m'étonnerait que quelqu'un passe par là.

Les deux hommes redescendirent le plus vite possible. Henri s'arrêtait souvent pour attendre le Lyonnais, moins agile que lui pour dévaler les pentes.

-Surtout, inutile de semer la panique au village. On téléphonera depuis l'auberge.

Henri était dévoré par l'angoisse. Dans son esprit, une petite mécanique répétait inlassablement: "Capitaine assassin! Capitaine assassin!" C'était impossible... Il ne pouvait pas y croire. Son vieil ami n'avait tout de même pas pu abattre un homme de cette façon. Et s'il avait eu une crise d'inconscience? Ou s'il était devenu fou, d'un seul coup? Si seulement il n'avait pas proféré ces menaces, la veille!

Francine fut surprise de voir revenir Henri. Le jeune homme n'y alla pas par quatre chemins:

-Il faut téléphoner à la police!

-Pourquoi?

-Ton client lyonnais a reçu un coup de fusil. Il est mort...

Francine p‚lit d'un seul coup. Elle ne put dire un mot. Bresle qui s'était un peu ressaisi téléphona lui-même. La gendarmerie était au chef-lieu, à une vingtaine de kilomètres de là.

Pendant ce temps, Henri entraîna son amie dans la pièce à côté et lui expliqua tout. La jeune femme était au comble de l'angoisse.

-Mon Dieu, Henri, tu ne penses pas que Gabriel...?

Ils furent interrompus par l'entrée de Bresle.

-Ils seront là d'ici une vingtaine de minutes. Je vais dans ma chambre. Excusez-moi, je ne me sens pas bien.

Il disparut dans l'escalier.

Henri restait très calme.

-Bon, écoute-moi bien, Francine... Il va y avoir une enquête. Tu vas téléphoner à Jacques pour le mettre au courant des événements. Il ne faut pas qu'il parle des menaces du Capitaine, hier soir. Moi, je vais voir les filles pour leur passer la consigne. O˘ est Jonas?

-Il est parti en voiture.

-Bon, dès qu'il revient, tu le mets dans le coup. Et Gaston aussi.

Le front de Francine était mouillé de sueur.

-Tu ne penses pas que c'est mon mari qui...?

-Non, bien s˚r! affirma Henri sans en être convaincu. Mais il ne faut surtout pas l'accabler, même s'il a un peu trop parlé, hier soir. Avec le passé de maquisard qu'il a, il ferait un très beau suspect pour les policiers.

Le jeune garçon était bien décidé à défendre le Vieux.

-Allez... Téléphone vite à Jacques, à l'usine. Je fonce chez Jozon!

Par chance, il tomba sur Marianne. Il lui expliqua tout et la jeune fille eut la même réaction que Francine.

-Tu crois que c'est le Capitaine? demanda-t-elle, bouleversée.

-Non, ce n'est pas lui. D'ailleurs, il n'a rien dit, hier soir, n'est-ce pas?

Elle comprit le sous-entendu.

-Non... pas que je sache.

-Passe le mot à ta soeur.

Marianne se blottit contre lui, les larmes aux yeux.

-Mon Dieu! Si le Capitaine a fait ça, c'est affreux.

Il lui caressa les cheveux.

-Mais non... ce n'est pas lui.

-Oh Henri! Tu es s˚r?

-Bien s˚r que j'en suis s˚r!

Il aurait bien aimé l'être.

La jeune fille passa derrière le bar et servit deux cognacs. Elle en but un en grimaçant. Henri fit cul sec avec l'autre et se dirigea vers la porte d'un pas décidé.

-Tu vas o˘?

-A l'alpage... N'oublie pas la consigne!

La jeune fille se retrouva seule. Décidément, Henri était le roi du coup de vent!

Il effectua en un temps record le trajet jusqu'à l'échèlème en vue duquel il parvint tout essoufflé. Comme par hasard, le Capitaine était en train de houspiller Bardot qui reclouait une planche de la porte.

-quel badian! Tu n'sauras jamais rien faire de tes dix doigts.

Puis il aperçut Henri qui s'approchait. Il sourit.

-Ah! Te v'là enfin, bougre de pasquatin! T'as bien dormi, au moins?

-Oui. J'ai bien dormi.

-qu'est-ce qui n'va pas? T'as l'air tout déchenillé.

Henri avala sa salive.

-Capitaine, un des deux hommes qui sont en pension chez toi est mort... vers la frontière... avec une balle dans la poitrine!

-Oh, oh! Nom de diu! T'es s˚r?

-Oui... Je l'ai vu de mes yeux!

Henri guettait la réaction.

-On a prévenu la police.

Le Vieux gronda.

-quoi? Tu y as dit aux gendarmes avant de me prévenir?

-C'est l'autre Lyonnais qui a téléphoné.

-y n'fallait pas! Ici, c'est moi l'chef! Mais tant pis! C'qui est fait est fait! On y va quand même!

Les trois amis se mirent en route. Bardot n'avait pas bronché, et Henri en fut surpris. Il le fut encore plus lorsque le Capitaine déclara, après être resté un moment silencieux et renfrogné:

-C'est le deuxième attentat qu'on n'sait pas qui c'est!

-Hein?

-Ouais... En 42, quand y-z-ont assassiné le brigadier italien, au Clozon, on n'a jamais su qui avait fait le coup!

Henri en fut interloqué. Le Capitaine avait de ces références! Le jeune homme se risqua tout de même.

-Et là, t'as pas d'idées?

-Comment veux-tu qu'j'y sache, nom de diu!

quand le Capitaine et ses deux compagnons arrivèrent sur les lieux du drame, les gendarmes étaient déjà là, ainsi que les pompiers et un médecin.

Un peu à l'écart, Bresle, Jozon et Gaston regardaient silencieusement les policiers dresser le constat. L'un dictait des indications que l'autre notait sur un carnet. Le médecin serra la main du Capitaine.

-Voici le monsieur qui est revenu ici avec moi, tout de suite après, signala Bresle en présentant Henri aux gendarmes.

Le brigadier lui demanda ses papiers d'identité, puis lui posa quelques questions.

-Bon, déclara-t-il enfin, nous pouvons le redescendre.

Le corps du pauvre François Harmat fut chargé sur un brancard et recouvert d'une b‚che. Les hommes se relayèrent pour le porter jusqu'au Clozon.

Henri observait le Capitaine du coin de l'oeil, mais, mis à part une certaine perplexité bien normale, il ne décela rien de suspect dans l'expression du visage aussi renfrogné que d'habitude.

Au village, une fois les gendarmes partis et le corps emmené par les pompiers, on se retrouva tout naturellement au bar du Terrier du Renard.

Francine servit une tournée d'alcools forts. Henri, Jonas, Bardot, Jozon, Gaston, Bresle et le Capitaine restèrent un moment silencieux dans une atmosphère de malaise. La grosse voix du Capitaine frappa comme un coup de pioche dans la terre glaise.

-J'me d'mande bien qui a pu faire le coup.

-Tout le monde se le demande! répliqua Jozon. Tout le monde est suspect. C'est pas pour rien que les flics nous ont demandé de nous tenir à

leur disposition pour d'éventuelles questions.

Les regards des hommes présents à la soirée de la veille glissaient à

la dérobée vers le Vieux. Gaston, plus que tout autre, semblait particulièrement perplexe. Henri eut pitié de la p‚leur de, Francine. Seul, Bardot avait l'air de songer à autre chose.

Henri monta dans sa chambre. Peu après, il réapparut dans l'escalier d'o˘ il héla l'aide de camp du Capitaine.

-Bardot, s'il te plaît, viens voir m'aider à déplacer mon armoire...

Mon portefeuille est tombé derrière.

L'instant d'après, il était seul dans sa chambre ayec le petit homme.

Il alla droit au but.

-Dis-moi, Bardot, le Capitaine était-il avec toi, ce matin vers sept heures et demie?

-Heu... non.

Henri se mordit les lèvres.

-Il était o˘?

-Il m'a dit qu'il partait inspecter l'alpage. Moi, je suis resté au chalet. On s'est quitté vers sept heures. Il est revenu juste avant que t'arrives pour nous annoncer ça. Pourquoi tu me demandes tout ça?

-T'as entendu hier soir, quand il a parlé de prendre les armes?

-Oh moi, tu sais... Hier soir, j'étais rond comme un boulon. Alors c'qui s'est dit ou c'qui n's'est pas dit...

-Bon... Allez viens. On redescend vers les autres.

-Bah... et ton portefeuille?

-Tssst.

Dans l'escalier, ils entendirent la voix du Capitaine.

-Eh ben quoi? qu'est-ce vous avez à m'regarder comme si j'étais un ours des Grisons? Vous n'croyez tout d'même pas qu'c'est moi qui l'ai tué, c'bonhomme, non?

-Pourquoi toi plus qu'un autre? repartit Jonas.

quelque chose sonnait faux. Francine détourna la conversation.

-Mon pauvre monsieur Bresle! Vos vacances se terminent vraiment mal...

-J'ai du mal à réaliser ce qui s'est passé...

Le Lyonnais était encore sous le coup de l'émotion.

-Votre ami avait de la famille?

-Il n'était pas marié et ses parents sont décédés. Il avait une soeur qui vit à Toulon. Les gendarmes la préviendront eux-mêmes.

-C'est déjà quelque chose de ne pas laisser une veuve et des orphelins...

Jozon se leva.

-Bon. Moi, il faut que j'aille dîner. C'est midi.

-Moi aussi, fit Gaston.

Les deux hommes sortirent.

-Vous comptez écourter vos vacances, monsieur Bresle?

-Je ne sais pas, madame... Je ne sais vraiment plus... C'est tellement affreux... François était mon meilleur ami...

Le Capitaine lui versa un verre de blanc.

-Allons, allons. y n'faut pas se laisser abattre. Mangez et buvez un coup. Ca vous fera du bien. Moi, quand j'étais en là par les maquis, j'en ai vu mourir aussi des copains, vous savez!

Une lueur d'intérêt chassa brusquement la tristesse du regard de Bresle.

-Vous avez fait le maquis dans cette région?

-Oui, bien s˚r...

Le Lyonnais ouvrit la bouche pour poser une autre question, mais il sembla se raviser pour reprendre sa mine abattue. Henri le remarqua et se demanda pourquoi cet homme apparemment si accablé s'intéressait soudain au passé de maquisard du capitaine.

-Vous mangerez avec nous, si vous voulez, invita gentiment Francine.

-Vous êtes très bonne, madame...

-Ainsi vous serez en compagnie, ajouta Jonas, On se met à votre place, vous savez.

Le repas se déroula dans une ambiance presque normale. Personne n'avait le coeur à plaisanter, mais on s'efforça de ne pas s'appesantir sur le drame du matin.

Après avoir grignoté un petit morceau de fromage, le Lyonnais déclara qu'il éprouvait le besoin d'aller s'allonger un moment sur son lit. Peu après, en aidant Francine à débarrasser la table, Henri renversa maladroitement de la sauce sur sa chemise.

-Va te rincer tout de suite, conseilla la jeune femme. Ca doit partir à l'eau.

Henri s'en fut aux toilettes, derrière la salle du bar. En entrant dans la petite pièce, il remarqua immédiatement le portefeuille de cuir marron posé sur le rebord de la fenêtre. Sans quitter sa chemise, il fit couler de l'eau sur la manche souillée, puis la sécha sommairement à l'aide d'une serviette. Francine avait eu raison: c'était bien parti.

Son attention se reporta ensuite sur le portefeuille. Sa main se tendit et s'en empara. A qui pouvait-il bien appartenir? C'était un très bel article presque neuf. Pensivement, il l'ouvrit. Un billet s'en échappa et voleta jusque sur le carrelage du sol. Il se baissa pour le ramasser.

C'était un papier jauni et fripé. Intrigué, Henri l'examina de plus près et se rendit compte qu'il s'agissait d'un plan ou plutôt d'une sorte de croquis assez sommaire.

Le nom du Jozon y était inscrit à l'encre noire, à la plume. La frontière y était également représentée, avec les mots "France" et "Suisse"

écrits de chaque côté. Le plan n'était pas à l'échelle. Le nom du "Clou" y figurait, et on avait également indiqué "arbre fourchu". L'arbre était schématisé, et à son pied aboutissait une flèche reliant le mot "c paquet".

qu'est-ce que c'était que ce croquis? A en juger par son aspect, il devait dater d'au moins vingt ans.

Perplexe, Henri le remit dans le portefeuille. Le volet central laissait voir un permis de conduire au nom de Jean-Daniel Bresle, dont la photographie le représentait légèrement plus jeune. Henri le referma. Puis il monta l'escalier. Il toqua à la porte. Bresle était allongé tout habillé

sur son lit. Il n'avait ôté que ses souliers.

-Excusez-moi, monsieur ... J'ai trouvé ceci sur la fenêtre des lavabos. Ce n'est pas à vous par hasard?

Le Lyonnais se redressa sur un coude.

-Si... C'est à moi, en effet.

Son visage se rembrunit brusquement.

-Vous l'avez ouvert?

-Non. Mais comme' vous êtes actuellement le seul client de l'auberge, j'ai pensé qu'il ne pouvait appartenir qu'à vous.

Bresle se détendit.

-Ah bon... Je vous remercie, jeune homme. Vous êtes très aimable.

-Je vous en prie.

Henri ressortit.

A la cuisine, Francine, Jonas, Bardot et le Capitaine étaient en train de boire le café en silence. La grosse main du berger se posa sur l'épaule de sa femme avec une rudesse affectueuse.

-Eh ben... qu'est-ce qui n'va pas, monp'tit?

Francine éclata en sanglots, d'un seul coup, comme quelqu'un qui se retient depuis trop longtemps.

-Y n'faut pas pleurer comm~ça, quoi! C'n'est pas parce qu'il y a un mort que...

-Tais-toi donc! cria Francine à travers ses larmes. Tu ne sais pas ce que tu dis!

Bardot se leva, ferma la porte, s'y adossa et contempla la scène.

-Tout le monde croit que c'est toi qui as fait le coup! hoqueta Francine.

-quoi?

-Tu as peut-être oublié tes élucubrations d'hier soir!

Alors là, le Vieux fut terrible.

-C'n'était pas des élucubrations!

Francine en eut le souffle coupé. Elle resta la bouche grande ouverte, incapable d'articuler un mot, les yeux arrondis par l'effroi.

Henri avait p‚li. La tasse que Jonas était en train de porter à ses lèvres resta suspendue en l'air. Bardot se servit une bonne rasade de marc de Savoie. Le silence régnait.

Le regard flamboyant du Vieux se planta tour à tour dans les yeux de chacun. Sa grande main s'étendit à l'horizontale, paume tournée vers le sol.

-C'est pas moi qui l'ai tué! J'le jure!

Après cette déclaration, le silence s'épaissit encore plus. On sentait que le Vieux allait ajouter quelque chose. Et ce quelque chose arriva, fracassant:

-Mais celui qui a fait ça a bien fait!

Henri réagit le premier.

-T'es fou, Capitaine!

-Mon petiot, fais attention à qui tu parles. Si j'te mets une empl

‚tre, tu fais trois tours dans ton pantalon sans toucher la ceinture.

Il se leva pesamment.

-Henri a raison! intervint Francine. Tu débloques!

-Non je n'débloque pas! Ces hommes voulaient implanter des téléskis et ravager notre région. Celui qui a tiré a défendu la montagne.

-T'en es même pas s˚r, qu'ils voulaient implanter des téléskis, remarqua Jonas.

-Non, mais c'est tout comme, pas, Bardot?

Une sorte de bêlement répondit.

-Oui, Capitaine.

-En tout cas, rappela Francine, tout le monde t'a entendu proférer des menaces de mort, en quelque sorte, contre un homme qu'on a retrouvé

assassiné le lendemain.

-N't'en fais pas, femme. Si la police veut me mettre en prison, y faudra qu'les gendarmes viennent me chercher. Je r'prendrai le maquis, comme dans l'temps... Mais pour le moment, y faut qu'j'aille voir mes bêtes. En route, Bardot!

Francine se f‚cha presque.

-Tu retournes dans la montagne en me laissant seule ici avec ce qui est arrivé?

-Je redescends ce soir. Henri restera pour te tenir compagnie. T'es pas perdue, et pis y a Jonas.

C'était vraiment un vieux dur à cuire, ce capitaine. Francine le souligna.

-Tu n'as pas l'air très ébranlé par ce qui est arrivé.

-Je suis un homme qui a la conscience tranquille. C'n'est pas la peine de pleurnicher pendant des jours et des jours! Ce qui est fait est fait!

Il sortit, Bardot sur ses talons.

Francine, Jonas et Henri s'entre-regardèrent silencieusement, puis le jeune homme demanda:

-Dites voir, vous êtes en bons termes avec le toubib qui est venu ce matin?

-C'est notre médecin de famille, répondit Jonas. En plus, j'ai été à

l'école communale avec lui.

-Bien. Est-ce qu'on peut lui téléphoner?

-Pourquoi donc?

-J'aimerais savoir avec quoi M. Harmat a été tué.

-Mais tu sais bien que c'est avec un fusil, répondit Francine.

-Oui, je sais. Mais j'aimerais savoir avec quel genre de fusil. Si c'est une carabine ou un fusil de chasse...

-Ca t'avancera à quoi? questionna Jonas. Et puis d'abord, tu n'es pas du pays. Cette affaire ne te concerne pas, après tout.

Il n'y avait aucune méchanceté dans la voix de Jonas. Simplement, il rappelait une chose fondamentale pour lui. C'était bien là une façon montagnarde de voir les choses.

-Pourquoi dis-tu ça? s'étonna Francine. Tu sais bien que le Capitaine aime Henri autant que s'il était son fils.

-Mmmm... Oui, c'est vrai, admit Jonas.

-Tu connais les armes que le Capitaine possède, reprit le jeune homme.

Si le touriste a reçu une balle qui ne correspond pas au calibre d'un de ses flingues, ça lèvera un doute, non? Moi, je suis s˚r que ce n'est pas lui qui a tiré.

Jonas dévisagea Henri avec un front plissé par la réflexion.

-T'as peut-être bien raison. Mais c'est moi qui vais téléphoner au docteur. On est de vieux amis et il a confiance en moi. Avec le secret professionnel, tu sais...

Joignant le geste à la parole, Jonas ouvrit un carnet et composa un numéro sur le cadran du téléphone.

-Allô, Philippe? C'est Jonas... Excuse-moi de te déranger. C'est au sujet de ce qui s'est passé ce matin. Est-ce qu'on sait avec quel type d'arme le gars a été tué?

A l'écouteur, Henri maîtrisait son appréhension.

-Non... Le légiste n'a pas fini son travail. On saura ce soir, je pense...

En fin d'après-midi, Jonas rappela.

-J'ai eu un coup de fil du légiste, annonça le médecin. C'est un copain... Il m'a dit que l'homme a reçu une balle de calibre 7,5 au niveau du coeur. C'est un projectile de fusil de guerre, type MAS 49 ou MAS 36. La balle est restée dans la poitrine, et d'après la pénétration, on peut penser qu'elle a été tirée à plus de cinq cents mètres. C'est tout ce que je peux te dire. Il n'y a aucun secret important dans tout cela mais ne m'en demande pas plus et garde-le pour toi.

--Merci, Philippe.

Jonas raccrocha pensivement. Henri reposa l'écouteur. Les deux hommes se regardèrent dans les yeux.

-Le Vieux possède deux MAS 36, laissa lentement tomber Jonas. Et une provision de munitions qui datent du temps o˘ il était dans le maquis.

Le Jeune homme était atterré.

-Et c'est o˘, tout ça?

-Tu penses bien que c'est planqué. De toute façon, il n'est pas fou, le Capitaine... Coupable ou non, il sait qu'il n'a pas le droit de posséder de telles armes. Il se doute bien que l'enquête va engendrer des perquisitions et il va prendre ses précautions pour qu'on ne trouve rien.

-Le fait qu'il ait de telles armes fait peser de lourds soupçons contre lui. Il est le seul à en avoir dans le coin?

-Bien s˚r que non. Presque tous les anciens maquisards en ont gardé.

quoi qu'il en soit, si les gendarmes ne trouvent pas ses flingues, personne ne Pourra prouver qu'il en possède. Il n'y a que Gaston et moi qui les avons vus. Même Francine ne sait pas o˘ ils sont cachés.

-Dis voir, Jonas, si tu étais s˚r que ce soit le Capitaine qui ait fait le coup et que tu aies des preuves, tu le dénoncerais?

-Bien s˚r que non!

-Même si tu le désapprouves?

-Même! Et toi aussi, il faut fermer ta gueule.

Henri était un peu désorienté. Il ne pouvait pas croire que son vieil ami f˚t un meurtrier, surtout pour une chose pareille. Cependant, il redoutait que le berger, au fond de son originalité, f˚t devenu, l'espace d'un instant, un tueur. Henri réfléchit longtemps. Il y avait beaucoup de choses étranges dans cette histoire. qu'est-ce que les deux Lyonnais étaient venus faire au Clozon? Henri était s˚r qu'ils n'avaient rien à voir avec les stations de ski. Ce plan qu'il avait trouvé dans le portefeuille de Bresle l'intriguait au plus haut point, et il l'avait parfaitement enregistré dans sa mémoire. qu'est-ce que le Capitaine avait fait entre sept et huit heures, ce matin, au moment o˘ Harmat avait été tué? qui d'autre que lui avait pu tirer? Les Lyonnais étaient partis en balade sans dire o˘ ils allaient. Encore fallait-il savoir qu'ils seraient vers le rocher à cette heure-là, pour leur tendre une embuscade.

Vers sept heures du soir, Jacques arriva. Les deux garçons discutèrent un moment et Henri expliqua à son ami tout ce qu'il savait, en passant toutefois outre sur ce qui concernait les armes du Capitaine. Lisette et Marianne vinrent aux nouvelles et les quatre jeunes gens partirent faire un tour.

-Si on allait à l'endroit o˘ ça s'est passé? proposa Jacques.

-Je n'y tiens pas tellement, répondit Marianne.

-Tu as peur:, s'enquIt sa soeur.

-Non... Je n'ai pas peur.

Timidement, elle se tourna vers Henri.

-Tu viens aussi?

Lisette ne lui laissa pas le temps de répondre.

-Bien s˚r qu'il vient! Il nous montrera o˘ c'est!

Henri haussa les épaules. Ils partirent donc tous les quatre. Le soleil allait se cacher derrière la montagne. On aurait encore de la bonne lumière pendant un long moment. Ils marchèrent un peu sans rien dire, puis Lisette déclara:

-Tout de même... il est un peu gonflé, le Capitaine, non?

-Pourquoi?

-Tu me demandes pourquoi, Henri! Tu trouves normal de tuer un homme comme ça, toi?

Le jeune homme s'arrêta net, très p‚le.

-Petite garce! Tu mériterais une gifle!

-Et pourquoi, s'il te plaît?

Son arrogance dépassait les limites. Jacques regardait Henri avec des yeux noirs. Il n'avait manifestement pas l'air disposé à laisser malmener Lisette sans réagir. Se sentant soutenue, la jeune fille insista, méprisante:

-On le sait que tu l'aimes bien, ton Capitaine. Tu ne dois pas avoir beaucoup d'amis dans ton pays, pour toujours être accroché à ses basques.

N'empêche que pour moi, il ne fait pas l'ombre d'un doute que c'est un assassin.

Marianne cria presque.

-Tais-toi, Lisette! Tu es folle!

Elle saisit la main d'Henri et l'entraîna un peu à l'écart.

-C'est ça! Ecarte-le! Jacques n'en ferait qu'une bouchée!

Henri se dégagea de la prise de Marianne.

-Laisse tomber, Henri, conseilla Jacques. Tu sais très bien que ce ne peut être que le Capitaine qui a fait le coup!

-Je ne laisserai rien tomber! répliqua calmement le jeune gars. Et si vous êtes assez bêtes pour croire que le Capitaine est un assassin, je vous démontrerai le contraire.

Les deux garçons se toisèrent.

-Je connais le Capitaine mieux que toi, Henri. Et je sais mieux que toi de quoi il est capable. Ca n'empêche que je l'aime bien et que je ne le dénoncerai pour rien au monde, même si je suis s˚r que c'est lui!

-Moi je ne suis pas s˚re, je suis certaine renchérit Lisette. Et puis d'abord, il a toujours été un peu fou, le Capitaine.

Décontenancé, Henri ne s'attendait pas à un tel réquisitoire.

-Moi, je suis de l'avis d'Henri, intervint Marianne. On ne peut pas accuser sans preuves... Le Capitaine est un original, certes, mais c'est aussi un brave homme d'une trempe exceptionnelle. Et vous le savez aussi bien que moi!

-Oh, toi, depuis quelque temps, tu ne vois que par lui! lança méchamment sa soeur en désignant Henri d'un doigt impoli.

Visiblement mal à l'aise, Jacques détourna la discussion.

-Bon... heu... Il va faire nuit avant qu'on soit de retour. Il faut se dépêcher!

Ils continuèrent leur chemin sans parler pendant un moment, puis la conversation reprit sur les circonstances du drame. Henri, qui n'aurait jamais pensé que Lisette p˚t être aussi venimeuse, ne répondait que très brièvement aux questions que les autres lui posaient, tout en saluant intérieurement la conduite de Marianne.

Ils arrivèrent enfin au pied du gros rocher.

-C'est là...

Le sang coagulé et noir dégageait une odeur écoeurante. Des mouches s'envolèrent en bourdonnant. Marianne serra la main d'Henri.

-quelle horreur! Partons vite d'ici.

-Peuh! quelle mauviette!

Lisette cr‚nait, mais elle avait p‚li, elle aussi.

-Il était comment, exactement? questionna Jacques.

-A plat ventre.

-Il est tombé face à la montagne?

-Oui... à peu près.

-Donc le tireur était embusqué dans la montagne puisque le gars a reçu la balle en pleine poitrine.

-Pas forcément.

-Et pourquoi? C'est évident, non?

-Non, car M. Bresle m'a dit que son ami avait tourné sur lui-même avant de s'abattre tête la première. On ne sait donc pas à quoi il faisait face lorsqu'il a été touché.

-Oui, c'est vrai, admit Jacques. De toute façon, il fallait être un sacré bon tireur pour atteindre un homme à plus de cinq cents mètres. Celui qui a tiré devait utiliser une lunette.

Un silence... Puis, sur le visage d'Henri, une ombre bouleversée passa. Il saisit le bras de Jacques.

-J'ai la preuve que c'est un accident!

Le jeune Clozonnan le regarda sans comprendre.

-Comment?

-Oui! Ou si tu préfères, le gars qui a descendu le Lyonnais ne l'a pas fait exprès!

Lisette haussa les épaules.

-Humpff! N'importe quoi...

Henri ignora l'insolence. Marianne le dévisageait avec des yeux brillants.

-Oui, reprit-il. Ca ne peut être qu'un accident. Ecoutez bien: le légiste a dit que la balle avait été tirée à cinq cents mètres au moins pour pénétrer de cette façon dans la poitrine de l'homme. Or, ce matin quand le drame a eu lieu, il y avait un brouillard à Couper au couteau et on n'y voyait pas à trente mètres. Dans ces conditions, Harmat n'a pu recevoir qu'une balle perdue tirée par on ne sait qui... je ne sais pas, moi... peut-être un braconnier...

Cette déclaration, écrasante de bon sens, plongea tout le monde dans un silence total. Lisette réagit la première.

-Et s'il y avait eu une trouée dans le brouillard, juste à ce moment-là?

-Non. Je ne crois pas. La brume était vraiment trop épaisse ce matin.

Et puis le tireur ne pouvait pas deviner qu'il allait y avoir une éclaircie à ce moment précis.

-Il y a aussi une autre solution, avança Jacques. Une cartouche de balle de guerre peut s'ouvrir et la charge de poudre peut être réduite, si bien qu'à cinquante ou soixante mètres, la balle a le même effet qu'à une distance dix fois supérieure en pleine puissance.

-C'est vrai, reconnut Henri, mais à ce moment-là, le bruit de la détonation se trouve considérablement diminué. Bresle m'a dit qu'il avait entendu un coup de feu, sans plus. Il faudrait lui demander des précisions.

-De toute façon, insista Jacques, volontairement ou pas, quelqu'un l'a bien tiré, ce coup de feu! Et je donnerais cher pour savoir qui c'est!

Henri eut un sourire désabusé.

-Je ne suis pas du pays, mais je sais très bien que certains hommes du village sont des braconniers qui emploient des armes prohibées. Tu sais mieux que moi qui chasse avec des armes de guerre... Une balle perdue est une balle perdue...

-quand on n'est pas du pays, on n'invente pas ce qu'on ne sait pas!

persifla Lisette, mauvaise.

-Toi, la vipère, tais-toi! Avec le comportement que tu as depuis un moment, on pourrait croire que tu connais le vrai coupable et que tu cherches à le protéger.

Henri ne pensait pas ce qu'il venait de dire, mais il voulait la vexer suffisamment pour la faire taire. Lisette en resta suffoquée de rage. Elle chercha du regard une aide de Jacques, mais ce dernier, perdu dans ses pensées, garda la tête baissée, indifférent à l'humeur de son amie.

Au Terrier du Renard, Jean-Daniel Bresle était en train de boire un apéritif au bar. quand les quatre jeunes gens entrèrent, il tourna vers eux un visage accablé.

-Bonsoir les jeunes...

-Venez donc vous asseoir avec nous! proposa aimablement Henri.

Le Lyonnais accepta.

-Vous êtes remontés là-haut, n'est-ce pas?

-Oui.

-C'est affreux... Je n'arrive pas à comprendre pourquoi "ils" ont tué

mon ami... Je me demande bien qui a pu commettre un crime aussi odieux.

Moi-même, je ne suis pas tranquille.

Ses nerfs semblaient effectivement être sur le point de l‚cher irrémédiablement. Henri prit la parole, calmement.

-Excusez-moi, monsieur, mais ce matin vous m'avez dit que vous aviez entendu une détonation, que vous vous êtes retourné, et que vous avez vu votre ami chanceler...

-Oui, c'est exact. Pourquoi cette question? Je vous prie, ne...

A ce souvenir, il sembla sur le point de défaillir.

-Essayez de vous rappeler, reprit Henri d'une voix à la fois douce et ferme. Cette détonation, elle était comment?

-Eh bien c'était une détonation... un coup de feu, quoi...

-Oui, bien s˚r, insista patiemment Henri. Mais vous avez l'impression qu'on a tiré loin de vous ou plutôt près?

Le Lyonnais hésita légèrement.

-Il me semble qu'on a tiré loin de nous. C'est difficile à dire, avec l'écho des montagnes. La distance ne m'a pas empêché de constater que la détonation était plutôt sèche. Malgré la brume, l'écho a roulé un petit peu avant de s'étouffer. Pourquoi me demandez-vous ça?

-Pour une chose que je vais vous expliquer tout de suite...

Dominant sa joie, le jeune gars se recueillit quelques instants.

Jacques lui adressa un regard chargé de félicitations. Marianne le contemplait de ses beaux yeux brillants d'admiration. Lisette regardait la table avec une rageuse indifférence. Henri savourait sa victoire. Cette fois, le Capitaine était hors de cause. Il éprouva aussi un doux plaisir à

sentir que Marianne était heureuse.

Se levant enfin, il appela Francine et Jonas. quand tout le monde fut rassemblé, il expliqua ses déductions et conclut:

-M. Harmat a été victime d'un accident, c'est indiscutable... Un braconnier est certainement le responsable. Demain, je ferai part de mes découvertes aux gendarmes.

La figure de Jonas, marquée par le soleil des montagnes, s'était détendue. Francine se contint, mais ses yeux s'étaient embués de larmes de joie. Même Bresle avait changé d'expression... L'ambiance de meurtre mystérieux s'était dissipée. On ne parlait plus que du braconnier imprudent.

-On ne sait même pas de quelle direction venait la balle, fit remarquer Henri. M. Bresle ne peut pas déterminer avec certitude de quel côté son ami était tourné au moment o˘ il a été atteint dans la poitrine.

Le tireur pouvait aussi bien se trouver sur le territoire suisse que sur France.

On discuta beaucoup et bruyamment.

Lorsque le Capitaine entra, suivi de Bardot, les conversations baissèrent d'intensité. On le mit au courant.

-Eh ben c'est tant mieux! Ca évitera de prendre les Clozonnans pour des assassins! conclut-il sombrement.

Peu après, Henri et Jacques raccompagnèrent les filles chez elles.

-Mon vieux, je te dois des excuses, fit Jacques. Je me suis moqué de toi et j'ai soupçonné le Capitaine.

-Bah... Laisse tomber, va. Bien s˚r, ça m'a fait de la peine de vous voir accabler le Capitaine. Mais c'est oublié. Je suis s˚r que vous êtes les plus embêtés maintenant... Il ne faut pas remuer toutes ces choses.

Henri avait raison. Le Capitaine aurait très mal pris le fait qu'on ait douté de lui au village. Jacques le savait et il n'en était que plus penaud.

La nuit était douce... Lisette prit congé dès qu'ils furent devant chez Jozon. Jacques serra longuement la main d'Henri.

-Toujours d'accord pour dimanche?

-Bien s˚r!

Le jeune Clozonnan s'en fut.

Marianne et Henri restèrent seuls.

Marianne...

Elle lui prit la main.

-Tu sais, il faut pardonner ma soeur. Ses paroles sont plus méchantes que ses pensées.

-Mmmm...

-Il y a une chose que tu ne sais pas. Je ne devrais peut-être pas te la dire.

-Dis-la, maintenant que tu as commencé.

Marianne hésita, puis se décida.

-Lisette était amoureuse de toi, mais elle s'est rendu compte, au cours de tes brefs passages au Clozon, qu'elle ne t'intéressait pas et elle l'a mal accepte.

-Ah? J'aurais plutôt cru qu'elle avait un faible pour Jacques.

-C'est vrai, mais au départ, c'est toi qu'elle voulait.

-Eh bien elle n'a pas de chance. Je suis amoureux de quelqu'un d'autre.

Marianne cacha admirablement sa déception, car si elle avait dit la vérité au sujet de sa soeur, elle avait passé sous silence ce qui la concernait elle-même.

-C'est normal, un beau garçon comme toi... On ne te connaît que peu, au Clozon. C'est une fille de ton pays?

Marianne souriait gentiment. Elle était vraiment très jolie.

-Non. Elle n'est pas de mon pays. Et je ne sais pas si elle m'aime aussi.

-Elle est d'o˘, alors, si ce n'est pas indiscret?

-Elle est du Clozon.

Maintenant il la regardait dans les yeux. Puis, doucement, il lui posa les mains sur les épaules et l'attira contre lui.

-Oh... Henri...

Elle ne put en dire plus. Un baiser enfiévré de jeunesse avait fondu leurs lèvres. Ils restèrent longtemps dans les bras l'un de l'autre, puis la jeune fille soupira:

-Si tu savais comme j'ai attendu ce moment!

Le garçon la prit par la main et l'entraîna.

-Viens, murmura-t-il. La nuit est douce. Et j'aime me promener la nuit.

-Moi je n'ai jamais osé. J'ai un peu peur, la nuit... toute seule.

Henri en fut tout attendri. Comme il la trouvait touchante, cette petite Marianne!

-Et avec moi, tu as peur?

-Non... pas avec toi.

Ils sortirent du village et ils go˚tèrent alors pleinement les douceurs de la nuit de juin.

-Comme les étoiles sont belles! s'extasia Marianne.