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TÉLESCOPE

Depuis l’annonce fracassante de la présidente Alvarez, en décembre 2037, la tempête solaire était étrangement associée à Noël. Le dernier Noël précédant la catastrophe, en 2041, à peine quatre mois avant la date où elle devait éclater, fut un déchaînement de gaieté forcée. Bisesa se demandait si tout le monde n’était pas secrètement content que l’attente soit bientôt terminée.

Pour sa part, elle s’était acheté une lunette astronomique. Et, par une claire matinée de janvier 2042, avec l’aide de Myra et de Linda, elle la monta sur le toit de son immeuble. En cette belle journée, le soleil était encore bas dans le ciel et la vue, du haut de ce toit de Chelsea, était spectaculaire. Les piliers du Dôme étincelaient tels des rayons de soleil et les coupons de membrane cénesthésique drapés sur toutes les surfaces exposées à la lumière brillaient comme autant de fleurs immenses.

La lunette était un réfracteur de dix centimètres d’ouverture, une encombrante machine d’occasion âgée de plus de vingt ans qui n’avait pas coûté cher. Mais elle était assez sophistiquée pour pouvoir déterminer sa position et sa déclinaison par GPS. Puis, quand on lui avait indiqué ce qu’on voulait regarder, elle pointait dans la direction voulue avec un ronronnement de moteur électrique et se mettait immédiatement à compenser l’effet de la rotation terrestre. Linda avait éclaté de rire devant l’antiquité de son interface – qui allait jusqu’à faire appel à cette horreur comique : des menus déroulants –, mais le tout marchait plutôt bien.

Dans le centre de Londres, dont une fraction de plus en plus importante du ciel était bouchée par le Dôme, les télescopes ne servaient pas à grand-chose, à moins de vouloir épier les équipes d’ouvriers qui grouillaient nuit et jour sur la face interne de la voûte. Mais c’était le soleil que Bisesa voulait observer.

Quand Bisesa lui eut dit ce qu’elle désirait voir, le logiciel d’assistance se mit à débiter des mises en garde de sécurité. Bisesa savait déjà quels étaient les dangers. On ne peut pas regarder le soleil directement avec un télescope, à moins de vouloir se brûler la rétine, mais on peut en projeter une image. Bisesa installa donc une chaise pliante et disposa derrière l’oculaire une grande feuille de bristol. Le positionnement final du papier dans l’ombre du télescope et la mise au point de l’appareil fut un peu délicate. Mais un disque d’un blanc laiteux y apparut enfin.

Bisesa fut surprise par la netteté de l’image, et par sa taille, une trentaine de centimètres. Vers le bord du disque, la luminosité s’atténuait légèrement, donnant la nette impression de regarder une sphère, en trois dimensions. Des taches étaient réparties par petites grappes autour des latitudes moyennes, bien visibles, l’air de grains de poussière dans une cuvette miroitante. Il était troublant de penser que chacune de ces minuscules anomalies était plus grande que la Terre entière et que, irradiant des températures de plusieurs milliers de degrés, elles n’apparaissaient comme des ombres que parce qu’elles étaient plus froides que le reste de la surface du soleil.

Mais ce n’était pas pour regarder les taches solaires que Bisesa avait acheté sa lunette astronomique.

Une ligne barrait la face du soleil, une bande gris pâle qui la traversait du nord-est au sud-ouest. C’était le bouclier, bien entendu. En position stationnaire au point L1, il était encore orienté presque perpendiculairement au soleil. Mais il projetait déjà une ombre sur la Terre. Bisesa serra Myra dans ses bras.

— Tu vois ? Il est là. Il est réel. Tu nous crois, maintenant ?

Myra contemplait l’ombre. Elle était un peu trop calme pour ses treize ans. Bisesa avait organisé cette démonstration pour rassurer sa fille, qui n’était pas la seule à avoir du mal à croire en la réalité de ce grand projet dans l’espace.

Mais sa réaction n’était pas celle qu’avait espérée Bisesa. Elle paraissait effrayée. C’était un objet de fabrication humaine, quatre fois plus éloigné que la Lune, et pourtant visible depuis la Terre. Dans la lumière délavée d’un petit matin londonien, cette vision cosmique était étonnante, impressionnante… écrasante.

C’était ce que les Grecs de l’Antiquité auraient appelé de l’hubris, le péché de démesure, se dit Bisesa.