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OBSTACLES

— C’est comme ça, déclara sèchement Rose Delea. Vous avez deux problèmes insurmontables. Sans les lanceurs lourds des Chinois, vous ne pouvez pas terminer à temps l’infrastructure du bouclier. Et même si vous le pouviez, vous seriez dans l’impossibilité de fabriquer tout le revêtement nécessaire. Donc, vous êtes baisée, conclut-elle en se rasseyant sans quitter du regard Siobhan sur son écran.

Cette dernière se frotta les yeux et essaya de ne pas s’emporter. On était en janvier 2039. Six mois s’étaient écoulés depuis qu’elle avait vu les premiers composants du bouclier stockés sur la Lune, et déjà dix-huit mois depuis l’événement du 9 juin. Noël était une fois de plus venu et reparti, fête morne et sans joie, et il ne restait qu’un peu plus de trois ans avant la tempête annoncée.

En dehors de Toby Pitt et de ses interlocuteurs de l’espace, sur les écrans, Siobhan était seule dans la salle du conseil de la Royal Society, qui leur servait désormais de centre de communication. D’intendant de la Royal Society, Toby avait petit à petit assumé en plus, pour Siobhan, le rôle de confident, de secrétaire particulier et d’épaule sur laquelle pleurer. Et elle avait franchement envie de pleurer, en ce moment.

Nous sommes baisés, Rose, dit-elle.

— Quoi ?

— Rose, vous me faites parfois penser à mon plombier. Vous ne pouvez pas dire vous êtes baisée. Le langage a son importance. Ce n’est pas mon problème, c’est le nôtre. Nous sommes baisés.

Bud Tooke, sur son écran, rit doucement. Les yeux de Rose lancèrent des éclairs.

— Baisé, c’est baisé, espèce d’Anglaise prétentieuse. J’ai besoin d’un café.

Sur ce, elle se propulsa hors de son siège et disparut à leur vue.

— Et c’est reparti, dit Mikhaïl, amer.

 

Malgré son anxiété habituelle concernant le respect du calendrier, ce matin-là, avant de venir travailler, Siobhan s’était sentie optimiste sur l’évolution de la situation.

Sur la Lune, après des mois d’efforts prodigieux de la part de Bud et de son équipe, la Fronde était terminée. La construction d’une deuxième catapulte était même en route. Qui plus est, les opérations de fabrication du verre avançaient à un bon rythme : des unités de production avaient été installées un peu partout au fond du cratère Clavius, si bien qu’un flux régulier de composants alimentait jour et nuit la plate-forme de chargement de la Fronde. Rose Delea, provisoirement détachée de son travail de production d’hélium-3, s’était révélée une responsable plus que compétente pour cette partie du projet, malgré son caractère difficile.

Entre-temps, l’Aurora 2, revenu sans encombre de Mars, avait rejoint la position cruciale du point de Lagrange L1, entre la Terre et le soleil. Depuis que la Fronde était pleinement opérationnelle, les premières cargaisons de poutrelles et d’entretoises en verre lunaire avaient été expédiées vers le site d’assemblage et la construction du bouclier avait débuté. Bud Tooke était désormais officiellement à la tête de tous les sous-projets en cours au point L1 et s’en acquittait avec efficacité, comme Siobhan avait toujours su qu’il le ferait. Bientôt, disait-on, le protobouclier serait assez grand pour être vu depuis la Terre à l’œil nu… ou il l’aurait été, s’il n’avait été en permanence noyé dans l’éclat du soleil.

Même la vie personnelle de Siobhan avait connu une embellie, à la surprise générale de ses parents et amis. Elle n’avait pas prévu que son aventure avec Bud prendrait si vite et si aisément un tour sérieux, d’autant plus qu’ils passaient presque tout leur temps sur des mondes séparés. Cette liaison avait été pour elle une source de réconfort qui lui avait donné la force de traverser la pire période de sa vie.

Mais là, au cours de ce qui aurait dû être un banal point hebdomadaire, deux obstacles majeurs avaient brusquement surgi de nulle part.

Sur son écran, Rose Delea réapparut avec une tasse de café qui clapotait mollement dans la pesanteur lunaire. La conversation reprit et Siobhan essaya de se concentrer sur le problème.

Mathématiquement, le positionnement d’un objet à un point de Lagrange était simple. Si le bouclier avait été une masse ponctuelle, il serait resté tranquillement en équilibre au point L1 sur la ligne reliant la Terre au soleil. Mais ce projet n’était plus seulement un problème mathématique, c’était son application pratique.

Pour commencer, le point L1 n’était qu’à moitié stable : si on avait donné une pichenette à cette masse ponctuelle, elle aurait eu tendance à revenir à sa place dans l’axe Terre-soleil, mais elle s’en serait joyeusement écartée dans toutes les autres directions. Il était donc nécessaire d’ajouter des mécanismes de compensation, tels que des propulseurs d’appoint, pour maintenir le bouclier en position.

Et puis, bien sûr, le bouclier n’était pas une masse ponctuelle, mais un objet assez grand pour plonger dans l’ombre la Terre entière. Seul son centre géométrique, coupant l’axe Terre-soleil, pouvait être positionné en équilibre à L1. Tous ses autres points étaient attirés vers son centre et, avec le temps, il finirait par s’effondrer sur lui-même. Le rendre rigide aurait déraisonnablement augmenté sa masse. Pour surmonter le problème, il avait fallu lui imprimer une légère rotation. Il tournait sur lui-même à une allure majestueuse, à peine quatre révolutions par an – « comme si Dieu faisait tourner son parasol », avait commenté Mikhaïl –, mais assez vite pour le rigidifier.

Or, ce mouvement engendrait d’autres problèmes. Un rendez-vous spatial avec un objet en rotation, même aussi lente que celle du bouclier, était beaucoup plus délicat qu’avec un objet statique. Il y avait plus grave : ce mouvement transformerait le bouclier en un immense gyroscope qui, en suivant son orbite entre le soleil et la Terre, tendrait à conserver la même orientation dans l’espace. Par conséquent, il ne resterait pas toute l’année face au soleil, ce qui le rendrait inutile en tant que parasol.

Il fallait en outre tenir compte d’autres forces que la gravitation. La pluie de photons issue du soleil lui-même exerce une pression sur tout ce qu’elle touche. Cette pression est trop faible pour être détectée par les sens humains, mais elle serait suffisante pour pousser de planète en planète un vaisseau muni de voiles ultra minces de plusieurs kilomètres carrés. Et elle le serait à coup sûr pour exercer une force significative sur un objet aussi vaste que le bouclier. Il y avait aussi d’autres complications, telles que la perturbation due aux champs gravitationnels de la Lune et des différentes planètes, ou l’influence du champ magnétique de la Terre elle-même.

Pour compenser tout cela, la surface du bouclier devait être modulable. On avait donc prévu des panneaux qui pourraient être ouverts et refermés, suivant des configurations soigneusement étudiées, pour le faire pivoter de façon à exploiter l’infime pression de la lumière. La solution était élégante : c’était la lumière même du soleil qui servirait à maintenir le bouclier en position.

Mais pour rester en place dans cet environnement de forces multiples et changeantes, le bouclier devait lui-même être assez intelligent pour avoir conscience de sa position dans l’espace et être capable de s’ajuster dynamiquement. Dans l’idéal, chaque centimètre carré de sa surface devait avoir connaissance de toutes les forces auxquelles ils étaient soumis, lui-même et le reste du bouclier, et être capable de calculer tout seul comment se positionner en conséquence.

Cette intelligence distribuée devait être obtenue grâce à une « membrane cénesthésique ». Le revêtement du bouclier, épais de moins d’un micron, ne serait pas une simple surface réfléchissante, il serait bourré d’électronique. Les minuscules processeurs locaux, interconnectés, se combineraient pour former un puissant cerveau artificiel. Une fois terminé, le bouclier serait l’entité la plus intelligente jamais construite par l’humanité. Sans doute plus intelligente, même, qu’Aristote… la seule incertitude venant du fait que personne ne savait exactement à quel point l’était ce dernier.

La conception de l’ensemble était suffisamment compliquée en elle-même, mais sa réalisation était encore autre chose.

La fabrication de la membrane était un des casse-tête du jour : il n’y avait pas assez d’usines de nanotechnologie pour la produire dans les temps. Mais le problème posé par la pression lumineuse du soleil était encore plus grave. Bien qu’elle puisse être utilisée pour le contrôle actif de positionnement, sa seule existence soulevait une difficulté fondamentale… qui était le deuxième obstacle de cette journée.

— Revoyons le tout point par point, dit Bud. La lumière solaire exerce une pression sur la surface réfléchissante du miroir. Cette pression s’oppose à la force de gravitation du soleil. C’est donc comme si cette dernière était réduite d’autant et le point d’équilibre L1 s’en trouve décalé vers le soleil dans l’axe Terre-soleil. Là, nous essayons de réduire le plus possible la masse du bouclier. Mais plus il sera léger, plus la pression de lumière le repoussera. Et plus il dérivera vers le soleil, plus il faudra qu’il soit grand pour plonger la Terre dans l’ombre. Si bien que sa masse recommencera à s’accroître. Ces deux effets qui se neutralisent nous imposent une solution minimale. C’est bien ça ? À une épaisseur donnée de la membrane correspond une masse minimum théorique du bouclier en dessous de laquelle il n’existe aucun modèle réalisable.

— Et sans les Chinois…, dit Siobhan.

— … ce minimum est hors de portée, conclut Rose avec une délectation morose.

Le problème venait du nombre insuffisant de lanceurs lourds. Même si le gouvernement chinois avait au début refusé de participer au projet de bouclier, Miriam Grec était sûre que, avec un peu d’habileté diplomatique et un zeste de marchandage, les Chinois prendraient le train en marche. Elle avait même demandé à Siobhan de tenir compte dans ses plans des capacités de la flotte de fusées Longue Marche.

Si Miriam Grec avait vu juste sur bien des points, ce n’était pas le cas en ce qui concernait les Chinois. Leur refus de participer n’avait pas fléchi et ils consacraient apparemment leurs capacités de lancement spatial à quelque mystérieux projet secret.

Siobhan se fichait de ce que mijotaient les Chinois. Tout ce dont elle se souciait, c’était du fait que, malgré des mois de remaniements désespérés, on n’avait pas réussi à trouver une solution viable : sans les Chinois et leurs fusées Longue Marche – et peut-être même avec eux, selon les plus pessimistes –, il était tout simplement impossible de transférer cette masse minimum au point L1 en temps et en heure.

Siobhan savait que la vitesse était essentielle pour ce projet. Le bouclier était atrocement, démesurément coûteux : le programme engloutissait plus que le PNB des États-Unis, et donc une proportion respectable de la production économique de la planète. En fait, il était considéré comme l’entreprise la plus onéreuse de l’humanité, en valeur absolue, depuis la Seconde Guerre mondiale. L’argent ne venait pas de nulle part et beaucoup d’autres programmes, notamment les efforts pour réduire l’impact du changement climatique au cœur de l’Asie en voie de désertification et dans la Polynésie menacée par la montée des eaux, étaient suspendus, ce qui entraînait inévitablement des protestations.

À mesure que le projet se concrétisait, il suscitait une opposition politique croissante. En un sens, Siobhan s’en félicitait : cela signifiait que, plus d’un an après le discours de Noël d’Alvarez, la « drôle de guerre » touchait à sa fin et que les gens commençaient à croire suffisamment en la réalité de la tempête solaire pour s’inquiéter des mesures prises à son encontre. Bien sûr, il y avait des problèmes techniques à surmonter ; ce à quoi ils s’attaquaient n’avait jamais été tenté. Mais Siobhan savait que si elle laissait filtrer qu’il pouvait y avoir le moindre soupçon de flottement au sein de l’équipe dirigeante, cela saperait vite le fragile consensus politique autour du projet… consensus tout aussi essentiel pour le bouclier que les entretoises et les poutrelles de verre expédiées depuis la Lune.

Siobhan se massa les tempes.

— Il faut donc trouver une autre façon de faire. Que pouvons-nous modifier ?

— On ne peut pas modifier les forces fondamentales en présence. On ne peut pas modifier les champs gravitationnels de la Terre ou du soleil, ni la pression de lumière solaire par centimètre carré, et on ne peut pas réduire la taille du bouclier, répondit Rose en énumérant chaque point sur ses doigts. S’il était transparent, la lumière passerait à travers sans le perturber, bien entendu. Mais dans ce cas, le construire n’aurait aucun sens, n’est-ce pas ? conclut-elle en souriant.

— Il doit bien y avoir quelque chose, bon sang ! s’exclama Siobhan.

Elle regarda les écrans alignés sur les murs de la pièce. Les visages qui lui rendaient son regard, ceux de ses principaux collaborateurs à la tête de ce projet, étaient transmis depuis divers lieux de la Terre, de la Lune et du point L1 lui-même. Comme toujours, l’expression de Bud et de Mikhaïl Martynov dénotait leur sympathie et leur soutien. Rose arborait son air renfrogné habituel, signifiant : c’est infaisable. Beaucoup d’autres étaient plus neutres. Certains devaient même être reconnaissants à Rose de ses objections, qui leur donnaient un prétexte derrière lequel cacher leurs propres réticences.

Ils n’ont tout simplement pas compris, se dit Siobhan. C’était un manque d’imagination surprenant de la part de ces gens, regroupant certains des plus brillants ingénieurs et techniciens existants, qui étaient plus proches du projet que quiconque. Il ne s’agissait pas simplement de construire un pont ou de préparer un vol pour Mars ; ce n’était pas un simple projet de plus ou une nouvelle ligne sur leur curriculum vitæ. C’était l’avenir de l’humanité qui reposait entre leurs mains. S’ils se plantaient, pour quelque raison que ce soit, ils n’auraient pas l’occasion de chercher quelqu’un sur qui rejeter la faute : ils n’auraient plus de carrière à briser, plus de nouvelles voies à explorer. Siobhan pouvait remercier Rose de son franc-parler – au moins, elle n’y allait pas par quatre chemins –, quelles que puissent en être les conséquences.

— Je ne vais pas vous faire de grands discours, dit-elle. Rappelez-vous seulement ce qu’a dit la présidente Alvarez : « l’échec n’est pas une option ». C’est toujours vrai. Nous allons travailler là-dessus sans nous laisser distraire et nous allons trouver une solution à ces deux problèmes aujourd’hui même, quoi qu’il arrive.

— Nous sommes avec toi, Siobhan, murmura Bud.

— Je l’espère bien.

Elle se leva, repoussa sa chaise et dit à Toby :

— J’ai besoin de faire une pause.

— Ce n’est pas moi qui vous le reprocherais. Permettez-moi de vous rappeler que votre rendez-vous de 10 heures vous attend.

Siobhan consulta son agenda électronique.

— Le lieutenant Dutt, c’est ça ?

L’officier qui essayait depuis plus d’un an, semblait-il, d’entrer en contact avec Siobhan pour lui faire part d’une grave nouvelle qu’elle refusait de divulguer à qui que ce soit d’autre et qui avait fini par se retrouver en haut de la pile de courrier entrant. Encore des problèmes. Mais, au moins, des problèmes différents.

Elle s’étira pour essayer de dissiper la douleur de sa nuque.

— Si ça ne dérange personne, je reviens dans une demi-heure.