CHAPITRE XV

Comment, dans l'état florissant de la république, Rome perdit tout à coup sa liberté.

Dans le feu des disputes entre les patriciens et les plébéiens, ceux-ci demandèrent que l'on donnât des lois fixes, afin que les jugements ne fussent plus l'effet d'une volonté capricieuse ou d'un pouvoir arbitraire. Après bien des résistances, le sénat y acquiesça. Pour composer ces lois, on nomma des décemvirs. On crut qu'on devait leur accorder un grand pouvoir, parce qu'ils avaient à donner des lois à des partis qui étaient presque incompatibles. On suspendit la nomination de tous les magistrats; et, dans les comices, ils furent élus seuls administrateurs de la république. Ils se trouvèrent revêtus de la puissance consulaire et de la puissance tribunitienne. L'une leur donnait le droit d'assembler le sénat; l'autre celui d'assembler le peuple: mais ils ne convoquèrent ni le sénat ni le peuple. Dix hommes dans la république eurent seuls toute la puissance législative, toute la puissance exécutrice, toute la puissance des jugements. Rome se vit soumise à une tyrannie aussi cruelle que celle de Tarquin. Quand Tarquin exerçait ses vexations, Rome était indignée du pouvoir qu'il avait usurpé; quand les décemvirs exercèrent les leurs, elle fut étonnée du pouvoir qu'elle avait donné.

Mais quel était ce système de tyrannie, produit par des gens qui n'avaient obtenu le pouvoir politique et militaire que par la connaissance des affaires civiles, et qui, dans les circonstances de ces temps-là, avaient besoin au dedans de la lâcheté des citoyens pour qu'ils se laissassent gouverner, et de leur courage au dehors pour les défendre?

Le spectacle de la mort de Virginie, immolée par son père à la pudeur et à la liberté, fit évanouir la puissance des décemvirs. Chacun se trouva libre, parce que chacun fut offensé; tout le monde devint citoyen, parce que tout le monde se trouva père. Le sénat et le peuple rentrèrent dans une liberté qui avait été confiée à des tyrans ridicules.

Le peuple romain, plus qu'un autre, s'émouvait par les spectacles: celui du corps sanglant de Lucrèce fit finir la royauté; le débiteur qui parut sur la place couvert de plaies fit changer la forme de la république; la vue de Virginie fit chasser les décemvirs. Pour faire condamner Manlius, il fallut ôter au peuple la vue du Capitole; la robe sanglante de César remit Rome dans la servitude.

CHAPITRE XVI

De la puissance législative dans la république romaine.

On n'avait point de droits à se disputer sous les décemvirs; mais, quand la liberté revint, on vit les jalousies renaître: tant qu'il resta quelques privilèges aux patriciens, les plébéiens les leur ôtèrent.

Il y aurait eu peu de mal si les plébéiens s'étaient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, et s'ils ne les avaient pas offensés dans leur qualité même de citoyen. Lorsque le peuple était assemblé par curies ou par centuries, il était composé de sénateurs, de patriciens et de plébéiens. Dans les disputes, les plébéiens gagnèrent ce point[290] que seuls, sans les patriciens et sans le sénat, ils pourraient faire des lois qu'on appela plébiscites; et les comices où on les fit s'appelèrent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas où les patriciens[291] n'eurent point de part à la puissance législative, et[292] où ils furent soumis à la puissance législative d'un autre corps de l'État: ce fut un délire de la liberté. Le peuple, pour établir la démocratie, choqua les principes mêmes de la démocratie. Il semblait qu'une puissance aussi exorbitante aurait dû anéantir l'autorité du sénat; mais Rome avait des institutions admirables. Elle en avait deux surtout: par l'une, la puissance législative du peuple était réglée; par l'autre, elle était bornée.

Les censeurs, et avant eux les consuls[293], formaient et créaient, pour ainsi dire, tous les cinq ans, le corps du peuple; ils exerçaient la législation sur le corps même qui avait la puissance législative. «Tiberius Gracchus, censeur, dit Cicéron, transféra les affranchis dans les tribus de la ville, non par la force de son éloquence, mais par une parole et par un geste; et, s'il ne l'eût pas fait, cette république, qu'aujourd'hui nous soutenons à peine, nous ne l'aurions plus.»

D'un côté, le sénat avait le pouvoir d'ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d'un dictateur, devant lequel le souverain baissait la tête, et les lois les plus populaires restaient dans le silence[294].

CHAPITRE XVII

De la puissance exécutrice dans la même république.

Si le peuple fut jaloux de sa puissance législative, il le fut moins de sa puissance exécutrice. Il la laissa presque tout entière au sénat et aux consuls, et il ne se réserva guère que le droit d'élire les magistrats, et de confirmer les actes du sénat et des généraux.

Rome, dont la passion était de commander, dont l'ambition était de tout soumettre, qui avait toujours usurpé, qui usurpait encore, avait continuellement de grandes affaires; ses ennemis conjuraient contre elle, ou elle conjurait contre ses ennemis.

Obligée de se conduire d'un côté avec un courage héroïque, et de l'autre avec une sagesse consommée, l'état des choses demandait que le sénat eût la direction des affaires. Le peuple disputait au sénat toutes les branches de la puissance législative, parce qu'il était jaloux de sa liberté; il ne lui disputait point les branches de la puissance exécutrice, parce qu'il était jaloux de sa gloire.

La part que le sénat prenait à la puissance exécutrice était si grande, que Polybe[295] dit que les étrangers pensaient tous que Rome était une aristocratie. Le sénat disposait des deniers publics et donnait les revenus à ferme; il était l'arbitre des affaires des alliés; il décidait de la guerre et de la paix, et dirigeait à cet égard les consuls; il fixait le nombre des troupes romaines et des troupes alliées, distribuait les provinces et les armées aux consuls ou aux préteurs; et, l'an du commandement expiré, il pouvait leur donner un successeur; il décernait les triomphes; il recevait des ambassades, et en envoyait; il nommait les rois, les récompensait, les punissait, les jugeait, leur donnait ou leur faisait perdre le titre d'alliés du peuple romain.

Les consuls faisaient la levée des troupes qu'ils devaient mener à la guerre; ils commandaient les armées de terre ou de mer, disposaient des alliés; ils avaient dans les provinces toute la puissance de la république; ils donnaient la paix aux peuples vaincus, leur en imposaient les conditions, ou les renvoyaient au sénat.

Dans les premiers temps, lorsque le peuple prenait quelque part aux affaires de la guerre et de la paix, il exerçait plutôt sa puissance législative que sa puissance exécutrice; il ne faisait guère que confirmer ce que les rois, et après eux les consuls ou le sénat, avaient fait. Bien loin que le peuple fût l'arbitre de la guerre, nous voyons que les consuls ou le sénat la faisaient souvent malgré l'opposition de ses tribuns. Mais, dans l'ivresse des prospérités, il augmenta sa puissance exécutrice. Ainsi il créa lui-même[296] les tribuns des légions, que les généraux avaient nommés jusqu'alors; et, quelque temps avant la première guerre punique, il régla qu'il aurait seul le droit de déclarer la guerre[297].

CHAPITRE XVIII

De la puissance de juger dans le gouvernement de Rome.

La puissance de juger fut donnée au peuple, au sénat, aux magistrats, à de certains juges. Il faut voir comment elle fut distribuée. Je commence par les affaires civiles.

Les consuls[298] jugèrent après les rois comme les préteurs jugèrent après les consuls. Servius Tullius s'était dépouillé du jugement des affaires civiles, les consuls ne les jugèrent pas non plus, si ce n'est dans des cas très rares[299], que l'on appela pour cette raison extraordinaires[300]. Ils se contentèrent de nommer les juges, et de former les tribunaux qui devaient juger. Il paraît, par le discours d'Appius Claudius dans Denys d'Halicarnasse[301], que, dès l'an de Rome 259, ceci était regardé comme une coutume établie chez les Romains; et ce n'est pas la faire remonter bien haut que de la rapporter à Servius Tullius.

Chaque année le préteur formait une liste[302] ou tableau de ceux qu'il choisissait pour faire la fonction de juges pendant l'année de sa magistrature. On en prenait le nombre suffisant pour chaque affaire. Cela se pratique à peu près de même en Angleterre. Et ce qui était très favorable à la liberté[303], c'est que le préteur prenait les juges du consentement[304] des parties. Le grand nombre des récusations que l'on peut faire aujourd'hui en Angleterre revient à peu près à cet usage.

Ces juges ne décidaient que des questions de fait[305]: par exemple, si une somme avait été payée on non, si une action avait été commise ou non. Mais, pour les questions de droit[306], comme elles demandaient une certaine capacité, elles étaient portées au tribunal des centumvirs[307].

Les rois se réservèrent le jugement des affaires criminelles, et les consuls leur succédèrent en cela. Ce fut en conséquence de cette autorité que le consul Brutus fit mourir ses enfants et tous ceux qui avaient conjuré pour les Tarquins. Ce pouvoir était exorbitant. Les consuls ayant déjà la puissance militaire, ils en portaient l'exercice même dans les affaires de la ville; et leurs procédés, dépouillés des formes de la justice, étaient des actions violentes plutôt que des jugements.

Cela fit faire la loi Valérienne, qui permit d'appeler au peuple de toutes les ordonnances des consuls qui mettraient en péril la vie d'un citoyen. Les consuls ne purent plus prononcer une peine capitale contre un citoyen romain que par la volonté du peuple[308].

On voit, dans la première conjuration pour le retour des Tarquins, que le consul Brutus juge les coupables; dans la seconde, on assemble le sénat et les comices pour juger[309].

Les lois qu'on appela sacrées donnèrent aux plébéiens des tribuns qui formèrent un corps qui eut d'abord des prétentions immenses. On ne sait quelle fut plus grande, ou dans les plébéiens la lâche hardiesse de demander, ou dans le sénat la condescendance et la facilité d'accorder. La loi Valérienne avait permis les appels au peuple, c'est-à-dire au peuple composé de sénateurs, de patriciens et de plébéiens. Les plébéiens établirent que ce serait devant eux que les appellations seraient portées. Bientôt on mit en question si les plébéiens pourraient juger un patricien: cela fut le sujet d'une dispute que l'affaire de Coriolan fit naître, et qui finit avec cette affaire. Coriolan, accusé par les tribuns devant le peuple, soutenait, contre l'esprit de la Valérienne, qu'étant patricien il ne pouvait être jugé que par les consuls; les plébéiens, contre l'esprit de la même loi, prétendirent qu'il ne devait être jugé que par eux seuls; et ils le jugèrent.

La loi des Douze Tables modifia ceci. Elle ordonna qu'on ne pourrait décider de la vie d'un citoyen que dans les grands états du peuple[310]. Ainsi, le corps des plébéiens, ou, ce qui est la même chose, les comices par tribus, ne jugèrent plus que les crimes dont la peine n'était qu'une amende pécuniaire. Il fallait une loi pour infliger une peine capitale; pour condamner à une peine pécuniaire, il ne fallait qu'un plébiscite.

Cette disposition de la loi des Douze Tables fut très sage. Elle forma une conciliation admirable entre le corps des plébéiens et le sénat. Car, comme la compétence des uns et des autres dépendit de la grandeur de la peine et de la nature du crime, il fallut qu'ils se concertassent ensemble.

La loi Valérienne ôta tout ce qui restait à Rome du gouvernement qui avait du rapport à celui des rois grecs des temps héroïques. Les consuls se trouvèrent sans pouvoir pour la punition des crimes. Quoique tous les crimes soient publics, il faut pourtant distinguer ceux qui intéressent plus les citoyens entre eux, de ceux qui intéressent plus l'État dans le rapport qu'il a avec un citoyen. Les premiers sont appelés privés; les seconds sont les crimes publics. Le peuple jugea lui-même les crimes publics; et, à l'égard des privés, il nomma pour chaque crime, par une commission particulière, un questeur pour en faire la poursuite. C'était souvent un des magistrats, quelquefois un homme privé, que le peuple choisissait. On l'appelait questeur du parricide. Il en est fait mention dans la loi des Douze Tables[311].

Le questeur nommait ce qu'on appelait le juge de la question, qui tirait au sort les juges, formait le tribunal, et présidait sous lui au jugement[312].

Il est bon de faire remarquer ici la part que prenait le sénat dans la nomination du questeur, afin que l'on voie comment les puissances étaient à cet égard balancées. Quelquefois le sénat faisait élire un dictateur pour faire la fonction du questeur[313]; quelquefois il ordonnait que le peuple serait convoqué par un tribun, pour qu'il nommât un questeur[314]: enfin le peuple nommait quelquefois un magistrat pour faire son rapport au sénat sur un certain crime, et lui demander qu'il donnât un questeur, comme on voit dans le jugement de Lucius Scipion[315] dans Tite-Live[316].

L'an de Rome 604, quelques-unes de ces commissions furent rendues permanentes[317]. On divisa peu à peu toutes les matières criminelles en diverses parties, qu'on appela des questions perpétuelles. On créa divers préteurs et on attribua à chacun d'eux quelqu'une de ces questions. On leur donna pour un an la puissance de juger les crimes qui en dépendaient; et ensuite ils allaient gouverner leur province.

A Carthage, le sénat des cent était composé de juges qui étaient pour la vie[318]. Mais à Rome les préteurs étaient annuels; et les juges n'étaient pas même pour un an, puisqu'on les prenait pour chaque affaire. On a vu dans le chapitre VI de ce livre combien, dans de certains gouvernements, cette disposition était favorable à la liberté.

Les juges furent pris dans l'ordre des sénateurs, jusqu'au temps des Gracques. Tiberius Gracchus fit ordonner qu'on les prendrait dans celui des chevaliers: changement si considérable que le tribun se vanta d'avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l'ordre des sénateurs.

Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu'ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice et une partie de la puissance de juger, c'était un grand pouvoir qu'il fallait balancer par un autre. Le sénat avait bien une partie de la puissance exécutrice; il avait quelque branche de la puissance législative[319]; mais cela ne suffisait pas pour contre-balancer le peuple. Il fallait qu'il eût part à la puissance de juger; et il y avait part lorsque les juges étaient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques privèrent les sénateurs de la puissance de juger[320], le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquèrent donc la liberté de la constitution, pour favoriser la liberté du citoyen: mais celle-ci se perdit avec celle-là.

Il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avait à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissait le peuple au sénat, et la chaîne de la constitution fut rompue.

Il y avait même des raisons particulières qui devaient empêcher de transporter les jugements aux chevaliers. La constitution de Rome était fondée sur ce principe, que ceux-là devaient être soldats qui avaient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les chevaliers, comme les plus riches, formaient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice; il fallut lever une autre cavalerie: Marius prit toute sorte de gens dans les légions, et la république fut perdue[321].

De plus, les chevaliers étaient les traitants de la république; ils étaient avides, ils semaient les malheurs dans les malheurs, et faisaient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il aurait fallu qu'ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois françaises: elles ont stipulé avec les gens d'affaires avec la méfiance que l'on garde à des ennemis. Lorsqu'à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n'y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de Dion. «Mutius Scevola, dit Diodore[322], voulut rappeler les anciennes mœurs, et vivre de son bien propre avec frugalité et intégrité. Car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les traitants qui avaient pour lors les jugements à Rome, ils avaient rempli la province de toutes sortes de crimes. Mais Scevola fit justice des publicains, et fit mener en prison ceux qui y traînaient les autres.»

Dion nous dit[323] que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n'était pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé, à son retour, d'avoir reçu des présents, et fut condamné à une amende. Il fit sur-le-champ cession de biens. Son innocence parut en ce que l'on lui trouva beaucoup moins de bien qu'on ne l'accusait d'en avoir volé, et il montrait les titres de sa propriété. Il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.

«Les Italiens, dit encore Diodore[324], achetaient en Sicile des troupes d'esclaves pour labourer leurs champs et avoir soin de leurs troupeaux; ils leur refusaient la nourriture. Ces malheureux étaient obligés d'aller voler sur les grands chemins, armés de lances et de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d'eux. Toute la province fut dévastée, et les gens du pays ne pouvaient dire avoir en propre que ce qui était dans l'enceinte des villes. Il n'y avait ni proconsul ni préteur qui pût ou voulût s'opposer à ce désordre, et qui osât punir ces esclaves, parce qu'ils appartenaient aux chevaliers, qui avaient à Rome les jugements[325].» Ce fut pourtant une des causes de la guerre des esclaves. Je ne dirai qu'un mot: une profession qui n'a ni ne peut avoir d'objet que le gain; une profession qui demandait toujours, et à qui on ne demandait rien; une profession sourde et inexorable, qui appauvrissait les richesses et la misère même, ne devait point avoir à Rome les jugements.

CHAPITRE XIX

Du gouvernement des provinces romaines.

C'est ainsi que les trois pouvoirs furent distribués dans la ville; mais il s'en faut bien qu'ils le fussent de même dans les provinces. La liberté était dans le centre, et la tyrannie aux extrémités.

Pendant que Rome ne domina que dans l'Italie, les peuples furent gouvernés comme des confédérés: on suivait les lois de chaque république. Mais lorsqu'elle conquit plus loin, que le sénat n'eut pas immédiatement l'œil sur les provinces, que les magistrats qui étaient à Rome ne purent plus gouverner l'empire, il fallut envoyer des préteurs et des proconsuls. Pour lors, cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu'on envoyait avaient une puissance qui réunissait celle de toutes les magistrature romaines; que dis-je? celle même du sénat, celle même du peuple[326]. C'étaient des magistrats despotiques, qui convenaient beaucoup à l'éloignement des lieux où ils étaient envoyés. Ils exerçaient les trois pouvoirs; ils étaient, si j'ose me servir de ce terme, les pachas de la république.

Nous avons dit ailleurs[327] que les mêmes citoyens, dans la république, avaient, par la nature des choses, les emplois civils et militaires. Cela fait qu'une république qui conquiert ne peut guère communiquer son gouvernement, et régir l'État conquis selon la forme de sa constitution. En effet, le magistrat qu'elle envoie pour gouverner, ayant la puissance exécutrice civile et militaire, il faut bien qu'il ait aussi la puissance législative; car qui est-ce qui ferait des lois sans lui? Il faut aussi qu'il ait la puissance de juger; car qui est-ce qui jugerait indépendamment de lui? Il faut donc que le gouverneur qu'elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces romaines.

Une monarchie peut plus aisément communiquer son gouvernement, parce que les officiers qu'elle envoie ont, les uns la puissance exécutrice civile, et les autres la puissance exécutrice militaire: ce qui n'entraîne pas après soi le despotisme.

C'était un privilège d'une grande conséquence pour un citoyen romain, de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela, il aurait été soumis dans les provinces au pouvoir arbitraire d'un proconsul ou d'un propréteur. La ville ne sentait point la tyrannie, qui ne s'exerçait que sur les nations assujetties.

Ainsi, dans le monde romain, comme à Lacédémone, ceux qui étaient libres étaient extrêmement libres, et ceux qui étaient esclaves étaient extrêmement esclaves.

Pendant que les citoyens payaient des tributs, ils étaient levés avec une équité très grande. On suivait l'établissement de Servius Tullius, qui avait distribué tous les citoyens en six classes, selon l'ordre de leurs richesses, et fixé la part de l'impôt à proportion de celle que chacun avait dans le gouvernement. Il arrivait de là qu'on souffrait la grandeur du tribut à cause de la grandeur du crédit; et que l'on se consolait de la petitesse du crédit par la petitesse du tribut.

Il y avait encore une chose admirable: c'est que la division de Servius Tullius par classes étant pour ainsi dire le principe fondamental de la constitution, il arrivait que l'équité, dans la levée des tributs, tenait au principe fondamental du gouvernement, et ne pouvait être ôtée qu'avec lui.

Mais, pendant que la ville payait les tributs sans peine, ou n'en payait point du tout[328], les provinces étaient désolées par les chevaliers, qui étaient les traitants de la république. Nous avons parlé de leurs vexations, et toute l'histoire en est pleine.

«Toute l'Asie m'attend comme son libérateur, disait Mithridate[329], tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des proconsuls[330], les exactions des gens d'affaires, et les calomnies des jugements[331]

Voilà ce qui fit que la force des provinces n'ajouta rien à la force de la république, et ne fit au contraire que l'affaiblir. Voilà ce qui fit que les provinces regardèrent la perte de la liberté de Rome comme l'époque de l'établissement de la leur.

CHAPITRE XX

Fin de ce livre.

Je voudrais rechercher, dans tous les gouvernements modérés que nous connaissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là les degrés de liberté dont chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet qu'on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser.


LIVRE QUINZIÈME

COMMENT LES LOIS DE L'ESCLAVAGE CIVIL ONT DU RAPPORT AVEC LA NATURE DU CLIMAT.


CHAPITRE PREMIER

De l'esclavage civil.

L'esclavage proprement dit est l'établissement d'un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu'il est le maître absolu de sa vie et de ses biens. Il n'est pas bon par sa nature; il n'est utile ni au maître ni à l'esclave: à celui-ci, parce qu'il ne peut rien faire par vertu; à celui-là, parce qu'il contracte avec ses esclaves toutes sortes de mauvaises habitudes, qu'il s'accoutume insensiblement à manquer à toutes les vertus morales, qu'il devient fier, prompt, dur, colère, voluptueux, cruel.

Dans les pays despotiques, où l'on est déjà sous l'esclavage politique, l'esclavage civil est plus tolérable qu'ailleurs. Chacun y doit être assez content d'y avoir sa subsistance et la vie. Ainsi la condition de l'esclave n'y est guère plus à charge que la condition du sujet.

Mais, dans le gouvernement monarchique, où il est souverainement important de ne point abattre ou avilir la nature humaine, il ne faut point d'esclaves. Dans la démocratie, où tout le monde est égal, et dans l'aristocratie, où les lois doivent faire leurs efforts pour que tout le monde soit aussi égal que la nature du gouvernement peut le permettre, des esclaves sont contre l'esprit de la constitution: ils ne servent qu'à donner aux citoyens une puissance et un luxe qu'ils ne doivent point avoir.

CHAPITRE II

Origine du droit de l'esclavage, chez les jurisconsultes romains[332].

On ne croirait jamais que c'eût été la pitié qui eût établi l'esclavage, et que, pour cela, elle s'y fût prise de trois manières[333].

Le droit des gens a voulu que les prisonniers fussent esclaves, pour qu'on ne les tuât pas. Le droit civil des Romains permit à des débiteurs, que leurs créanciers pouvaient maltraiter, de se vendre eux-mêmes; et le droit naturel a voulu que des enfants qu'un père esclave ne pouvait plus nourrir fussent dans l'esclavage comme leur père[334].

Ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées. 1o Il est faux qu'il soit permis de tuer dans la guerre, autrement que dans le cas de nécessité; mais dès qu'un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu'il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu'il ne l'a pas fait. Tout le droit que la guerre peut donner sur les captifs est de s'assurer tellement de leur personne, qu'ils ne puissent plus nuire[335]. Les homicides faits de sang-froid par les soldats, et après la chaleur de l'action, sont rejetés de toutes les nations[336] du monde.

2o Il n'est pas vrai qu'un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix; l'esclave se vendant, tous ses biens entreraient dans la propriété du maître: le maître ne donnerait donc rien, et l'esclave ne recevrait rien. Il aurait un pécule, dira-t-on; mais le pécule est accessoire à la personne. S'il n'est pas permis de se tuer, parce qu'on se dérobe à sa patrie, il n'est pas plus permis de se vendre. La liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique. Cette qualité, dans l'État populaire, est même une partie de la souveraineté. Vendre sa qualité de citoyen est un[337] acte d'une telle extravagance, qu'on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l'achète, elle est sans prix pour celui qui la vend. La loi civile, qui a permis aux hommes le partage des biens, n'a pu mettre au nombre des biens une partie des hommes qui devaient faire ce partage. La loi civile, qui restitue sur les contrats qui contiennent quelque lésion, ne peut s'empêcher de restituer contre un accord qui contient la lésion la plus énorme de toutes.

La troisième manière, c'est la naissance. Celle-ci tombe avec les deux autres. Car, si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n'était pas né; si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfants.

Ce qui fait que la mort d'un criminel est une chose licite, c'est que la loi qui le punit a été faite en sa faveur. Un meurtrier, par exemple, a joui de la loi qui le condamne; elle lui a conservé la vie à tous les instants: il ne peut donc pas réclamer contre elle. Il n'en est pas de même de l'esclave; la loi de l'esclavage n'a jamais pu lui être utile; elle est, dans tous les cas, contre lui, sans jamais être pour lui: ce qui est contraire au principe fondamental de toutes les sociétés.

On dira qu'elle a pu lui être utile, parce que le maître lui a donné la nourriture. Il faudrait donc réduire l'esclavage aux personnes incapables de gagner leur vie. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. Quant aux enfants, la nature, qui a donné du lait aux mères, a pourvu à leur nourriture; et le reste de leur enfance est si près de l'âge où est en eux la plus grande capacité de se rendre utiles, qu'on ne pourrait pas dire que celui qui les nourrirait, pour être leur maître, donnât rien.

L'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au droit civil qu'au droit naturel. Quelle loi civile pourrait empêcher un esclave de fuir, lui qui n'est point dans la société, et que par conséquent aucunes lois civiles ne concernent? Il ne peut être retenu que par une loi de famille, c'est-à-dire par la loi du maître.

CHAPITRE III

Autre origine du droit de l'esclavage.

J'aimerais autant dire que le droit de l'esclavage vient du mépris qu'une nation conçoit pour une autre, fondé sur la différence des coutumes.

Lopès de Gomara[338] dit «que les Espagnols trouvèrent, près de Sainte-Marthe, des paniers où les habitants avaient des denrées: c'étaient des cancres, des limaçons, des cigales, des sauterelles. Les vainqueurs en firent un crime aux vaincus.» L'auteur avoue que c'est là-dessus qu'on fonda le droit qui rendait les Américains esclaves des Espagnols, outre qu'ils fumaient du tabac, et qu'ils ne se faisaient pas la barbe à l'espagnole.

Les connaissances rendent les hommes doux; la raison porte à l'humanité: il n'y a que les préjugés qui y fassent renoncer.

CHAPITRE IV

Autre origine du droit de l'esclavage.

J'aimerais autant dire que la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation.

Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l'Amérique dans leurs crimes[339].

C'est sur cette idée qu'ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves; car ces brigands, qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très dévots.

Louis XIII[340] se fit une peine extrême de la loi qui rendait esclaves les nègres de ses colonies; mais quand on lui eut bien mis dans l'esprit que c'était la voie la plus sûre pour les convertir, il y consentit[341].

CHAPITRE V

De l'esclavage des nègres.

Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais:

Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains: car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié?


LIVRE DIX-NEUVIÈME

LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC LES PRINCIPES QUI FORMENT L'ESPRIT GÉNÉRAL, LES MOEURS ET LES MANIÈRES D'UNE NATION[342].


CHAPITRE PREMIER

Du sujet de ce livre.

Cette matière est d'une grande étendue. Dans cette foule d'idées qui se présente à mon esprit, je serai plus attentif à l'ordre des choses qu'aux choses mêmes. Il faut que j'écarte à droite et à gauche, que je perce, et que je me fasse jour.

CHAPITRE II

Combien, pour les meilleures lois, il est nécessaire que les esprits soient préparés.

Rien ne parut plus insupportable aux Germains[343] que le tribunal de Varus. Celui que Justinien érigea[344] chez les Laziens pour faire le procès au meurtrier de leur roi leur parut une chose horrible et barbare. Mithridate[345], haranguant contre les Romains, leur reproche surtout les formalités[346] de leur justice. Les Parthes ne purent supporter ce roi qui, ayant été élevé à Rome, se rendit affable[347] et accessible à tout le monde. La liberté même a paru insupportable à des peuples qui n'étaient pas accoutumés à en jouir. C'est ainsi qu'un air pur est quelquefois nuisible à ceux qui ont vécu dans des pays marécageux.

Un Vénitien, nommé Balbi, étant au Pégu[348], fut introduit chez le roi. Quand celui-ci apprit qu'il n'y avait point de roi à Venise, il fit un si grand éclat de rire qu'une toux le prit, et qu'il eut beaucoup de peine à parler à ses courtisans. Quel est le législateur qui pourrait proposer le gouvernement populaire à des peuples pareils?

CHAPITRE III

De la tyrannie.

Il y a deux sortes de tyrannie: une réelle, qui consiste dans la violence du gouvernement; et une d'opinion, qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de penser d'une nation.

Dion dit qu'Auguste voulut se faire appeler Romulus; mais qu'ayant appris que le peuple craignait qu'il ne voulût se faire roi, il changea de dessein. Les premiers Romains ne voulaient point de roi, parce qu'ils n'en pouvaient souffrir la puissance; les Romains d'alors ne voulaient point de roi, pour n'en point souffrir les manières. Car, quoique César, les triumvirs, Auguste, fussent de véritables rois, ils avaient gardé tout l'extérieur de l'égalité, et leur vie privée contenait une espèce d'opposition avec le faste des rois d'alors; et, quand ils ne voulaient point de roi, cela signifiait qu'ils voulaient garder leurs manières et ne pas prendre celles des peuples d'Afrique et d'Orient.

Dion[349] nous dit que le peuple romain était indigné contre Auguste, à cause de certaines lois trop dures qu'il avait faites, mais que, sitôt qu'il eut fait revenir le comédien Pylade, que les factions avaient chassé de la ville, le mécontentement cessa. Un peuple pareil sentait plus vivement la tyrannie lorsqu'on chassait un baladin que lorsqu'on lui ôtait toutes ses lois.

CHAPITRE IV

Ce que c'est que l'esprit général.

Plusieurs choses gouvernent les hommes: le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières; d'où il se forme un esprit général qui en résulte.

A mesure que, dans chaque nation, une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cèdent d'autant. La nature et le climat dominent presque seuls sur les sauvages[350]; les manières gouvernent les Chinois; les lois tyrannisent le Japon; les mœurs donnaient autrefois le ton dans Lacédémone; les maximes du gouvernement et les mœurs anciennes le donnaient dans Rome.

CHAPITRE V

Combien il faut être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation.

S'il y avait dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées; qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrète, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d'honneur, il ne faudrait point chercher à gêner par des lois ses manières, pour ne point gêner ses vertus. Si en général le caractère est bon, qu'importe de quelques défauts qui s'y trouvent?

On y pourrait contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs et borner leur luxe: mais qui sait si on n'y perdrait pas un certain goût qui serait la source des richesses de la nation et une politesse qui attire chez elle les étrangers?

C'est au législateur à suivre l'esprit de la nation lorsqu'il n'est pas contraire aux principes du gouvernement; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement, et en suivant notre génie naturel.

Qu'on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l'État n'y gagnera rien ni pour le dedans ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.

CHAPITRE VI

Qu'il ne faut pas tout corriger.

Qu'on nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme d'une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d'offenser, et propre à nous faire manquer à tous les égards; cette même vivacité est corrigée par la politesse qu'elle nous procure, en nous inspirant du goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes.

Qu'on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes jointes à notre peu de malice font que les lois qui gêneraient l'humeur sociable parmi nous ne seraient point convenables.

CHAPITRE VII

Des Athéniens et des Lacédémoniens.

Les Athéniens, continuait ce gentilhomme, étaient un peuple qui avait quelque rapport avec le nôtre. Il mettait de la gaieté dans les affaires; un trait de raillerie lui plaisait sur la tribune comme sur le théâtre. Cette vivacité qu'il mettait dans les conseils, il la portait dans l'exécution. Le caractère des Lacédémoniens était grave, sérieux, sec, taciturne. On n'aurait pas plus tiré parti d'un Athénien en l'ennuyant que d'un Lacédémonien en le divertissant.

CHAPITRE VIII

Effets de l'humeur sociable.

Plus les peuples se communiquent, plus ils changent aisément de manières, parce que chacun est plus un spectacle pour un autre; on voit mieux les singularités des individus. Le climat, qui fait qu'une nation aime à se communiquer, fait aussi qu'elle aime à changer; et ce qui fait qu'une nation aime à changer fait aussi qu'elle se forme le goût.

La société des femmes gâte les mœurs et forme le goût: l'envie de plaire plus que les autres établit les parures, et l'envie de plaire plus que soi-même établit les modes. Les modes sont un objet important: à force de se rendre l'esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce[351].

CHAPITRE IX

De la vanité et de l'orgueil des nations.

La vanité est un aussi bon ressort pour un gouvernement que l'orgueil en est un dangereux. Il n'y a pour cela qu'à se représenter d'un côté les biens sans nombre qui résultent de la vanité: de là le luxe, l'industrie, les arts, les modes, la politesse, le goût; et d'un autre côté les maux infinis qui naissent de l'orgueil de certaines nations: la paresse, la pauvreté, l'abandon de tout, la destruction des nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains, et de la leur même. La paresse[352] est l'effet de l'orgueil; le travail est une suite de la vanité: l'orgueil d'un Espagnol le portera à ne pas travailler; la vanité d'un Français le portera à savoir travailler mieux que les autres.

Toute nation paresseuse est grave; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent.

Examinez toutes les nations, et vous verrez que dans la plupart la gravité, l'orgueil et la paresse marchent du même pas.

Les peuples d'Achim[353] sont fiers et paresseux; ceux qui n'ont point d'esclaves en louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas, et porter deux pintes de riz: ils se croiraient déshonorés s'ils les portaient eux-mêmes.

Il y a plusieurs endroits de la terre où l'on se laisse croître les ongles pour marquer que l'on ne travaille point.

Les femmes des Indes[354] croient qu'il est honteux pour elles d'apprendre à lire: c'est l'affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des cantiques dans les pagodes. Dans une caste, elles ne filent point; dans une autre, elles ne font que des paniers et des nattes, elles ne doivent pas même piler le riz; dans d'autres, il ne faut pas qu'elles aillent quérir de l'eau. L'orgueil y a établi ses règles, et il les fait suivre. Il n'est pas nécessaire de dire que les qualités morales ont des effets différents selon qu'elles sont unies à d'autres: ainsi l'orgueil, joint à une vaste ambition, à la grandeur des idées, etc., produisit chez les Romains les effets que l'on sait.

CHAPITRE X

Du caractère des Espagnols et de celui des Chinois.

Les divers caractères des nations sont mêlés de vertus et de vices, de bonnes et de mauvaises qualités. Les heureux mélanges sont ceux dont il résulte de grands biens; et souvent on ne les soupçonnerait pas: il y en a dont il résulte de grands maux, et qu'on ne soupçonnerait pas non plus.

La bonne foi des Espagnols a été fameuse dans tous les temps. Justin[355] nous parle de leur fidélité à garder les dépôts; ils ont souvent souffert la mort pour les tenir secrets. Cette fidélité qu'ils avaient autrefois, ils l'ont encore aujourd'hui. Toutes les nations qui commercent à Cadix confient leur fortune aux Espagnols; elles ne s'en sont jamais repenties. Mais cette qualité admirable, jointe à leur paresse, forme un mélange dont il résulte des effets qui leur sont pernicieux: les peuples de l'Europe font, sous leurs yeux, tout le commerce de leur monarchie.

Le caractère des Chinois forme un autre mélange, qui est en contraste avec le caractère des Espagnols. Leur vie précaire[356] fait qu'ils ont une activité prodigieuse, et un désir si excessif du gain, qu'aucune nation commerçante ne peut se fier à eux[357]. Cette infidélité reconnue leur a conservé le commerce du Japon; aucun négociant d'Europe n'a osé entreprendre de le faire sous leur nom, quelque facilité qu'il y eût eu à l'entreprendre par leurs provinces maritimes du nord.

CHAPITRE XI

Réflexion.

Je n'ai point dit ceci pour diminuer rien de la distance infinie qu'il y a entre les vices et les vertus: à Dieu ne plaise! J'ai seulement voulu faire comprendre que tous les vices politiques ne sont pas des vices moraux, et que tous les vices moraux ne sont pas des vices politiques; et c'est ce que ne doivent point ignorer ceux qui font des lois qui choquent l'esprit général.

CHAPITRE XII

Des manières et des mœurs dans l'État despotique.

C'est une maxime capitale qu'il ne faut jamais changer les mœurs et les manières dans l'État despotique: rien ne serait plus promptement suivi d'une révolution. C'est que dans ces États il n'y a point de lois, pour ainsi dire; il n'y a que des mœurs et des manières; et si vous renversez cela, vous renversez tout.

Les lois sont établies, les mœurs sont inspirées; celles-ci tiennent plus à l'esprit général, celles-là tiennent plus à une institution particulière: or il est aussi dangereux, et plus, de renverser l'esprit général que de changer une institution particulière.

On se communique moins dans les pays où chacun, et comme supérieur, et comme inférieur, exerce et souffre un pouvoir arbitraire, que dans ceux où la liberté règne dans toutes les conditions. On y change donc moins de manières et de mœurs; les manières plus fixes approchent plus des lois: ainsi il faut qu'un prince ou un législateur y choque moins les mœurs et les manières que dans aucun pays du monde.

Les femmes y sont ordinairement renfermées, et n'ont point de ton à donner. Dans les autres pays où elles vivent avec les hommes, l'envie qu'elles ont de plaire, et le désir que l'on a de leur plaire aussi, font que l'on change continuellement de manières. Les deux sexes se gâtent, ils perdent l'un et l'autre leur qualité distinctive et essentielle; il se met un arbitraire dans ce qui était absolu, et les manières changent tous les jours.

CHAPITRE XIII

Des manières chez les Chinois.

Mais c'est à la Chine que les manières sont indestructibles. Outre que les femmes y sont absolument séparées des hommes, on enseigne dans les écoles les manières comme les mœurs. On connaît un lettré[358] à la façon aisée dont il fait la révérence. Ces choses, une fois données en préceptes, et par de graves docteurs, s'y fixent comme des principes de morale, et ne changent plus.

CHAPITRE XIV

Quels sont les moyens naturels de changer les mœurs et les manières d'une nation.

Nous avons dit que les lois étaient des institutions particulières et précises du législateur, les mœurs et les manières des institutions de la nation en général. De là il suit que, lorsque l'on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois: cela paraîtrait trop tyrannique, il vaut mieux les changer par d'autres mœurs et d'autres manières.

Ainsi, lorsqu'un prince veut faire de grands changements dans sa nation, il faut qu'il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, et qu'il change par les manières ce qui est établi par les manières; et c'est une très mauvaise politique de changer par les lois ce qui doit être changé par les manières.

La loi qui obligeait les Moscovites à se faire couper la barbe et les habits, et la violence de Pierre Ier, qui faisait tailler jusqu'aux genoux les longues robes de ceux qui entraient dans les villes, étaient tyranniques. Il y a des moyens pour empêcher les crimes: ce sont les peines; il y en a pour faire changer les manières: ce sont les exemples.

La facilité et la promptitude avec laquelle cette nation s'est policée a bien montré que ce prince avait trop mauvaise opinion d'elle, et que ces peuples n'étaient pas des bêtes, comme il le disait. Les moyens violents qu'il employa étaient inutiles, il serait arrivé tout de même à son but par la douceur.

Il éprouva lui-même la facilité de ces changements. Les femmes étaient renfermées, et en quelque façon esclaves; il les appela à la cour, il les fit habiller à l'allemande, il leur envoyait des étoffes. Ce sexe goûta d'abord une façon de vivre qui flattait si fort son goût, sa vanité et ses passions, et la fit goûter aux hommes.

Ce qui rendit le changement plus aisé, c'est que les mœurs d'alors étaient étrangères au climat, et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre Ier, donnant les mœurs et les manières de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des facilités qu'il n'attendait pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires. Il n'avait donc pas besoin de lois pour changer les mœurs et les manières de sa nation: il lui eût suffi d'inspirer d'autres mœurs et d'autres manières.

En général, les peuples sont très attachés à leurs coutumes; les leur ôter violemment, c'est les rendre malheureux: il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes.

Toute peine qui ne dérive pas de la nécessité est tyrannique. La loi n'est pas un pur acte de puissance; les choses indifférentes par leur nature ne sont pas de son ressort.

CHAPITRE XV

Influence du gouvernement domestique sur la politique.

Ce changement des mœurs des femmes influera sans doute beaucoup dans le gouvernement de Moscovie. Tout est extrêmement lié: le despotisme du prince s'unit naturellement avec la servitude des femmes; la liberté des femmes, avec l'esprit de la monarchie.

CHAPITRE XVI

Comment quelques législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes.

Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir.

Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.

Quelquefois, dans un État, ces choses se confondent[359]. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs et les manières; et les législateurs de la Chine en firent de même.

Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone et de Chine confondirent les lois, les mœurs et les manières: c'est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs.

Les législateurs de la Chine avaient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup; que chacun sentît à tous les instants qu'il devait beaucoup aux autres; qu'il n'y avait point de citoyen qui ne dépendît, à quelque égard, d'un autre citoyen. Ils donnèrent donc aux règles de la civilité la plus grande étendue.

Ainsi, chez les peuples chinois, on vit les gens[360] de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée; moyen très propre à inspirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix et le bon ordre, et à ôter tous les vices qui viennent d'un esprit dur. En effet, s'affranchir des règles de la civilité, n'est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l'aise?

La civilité vaut mieux, à cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour: c'est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s'empêcher de se corrompre.

Lycurgue, dont les institutions étaient dures, n'eut point la civilité pour objet, lorsqu'il forma les manières; il eut en vue cet esprit belliqueux qu'il voulait donner à son peuple. Des gens toujours corrigeant ou toujours corrigés, qui instruisaient toujours et étaient toujours instruits, également simples et rigides, exerçaient plutôt entre eux des vertus qu'ils n'avaient des égards.

CHAPITRE XVII

Propriété particulière au gouvernement de la Chine.

Les législateurs de la Chine firent plus[361]: ils confondirent la religion, les mœurs et les manières; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce que l'on appela les rites. Ce fut dans l'observation exacte de ces rites que le gouvernement chinois triompha. On passa toute sa jeunesse à les apprendre, toute sa vie à les pratiquer. Les lettrés les enseignèrent, les magistrats les prêchèrent. Et, comme ils enveloppaient toutes les petites actions de la vie, lorsqu'on trouva moyen de les faire observer exactement, la Chine fut bien gouvernée.

Deux choses ont pu aisément graver les rites dans le cœur et l'esprit des Chinois: l'une, leur manière d'écrire extrêmement composée, qui a fait que, pendant une très grande partie de la vie, l'esprit a été uniquement[362] occupé de ces rites, parce qu'il a fallu apprendre à lire dans les livres et pour les livres qui les contenaient; l'autre, que les préceptes des rites n'ayant rien de spirituel, mais simplement des règles d'une pratique commune, il est plus aisé d'en convaincre et d'en frapper les esprits que d'une chose intellectuelle.

Les princes qui, au lieu de gouverner par les rites, gouvernèrent par la force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui n'est pas dans leur pouvoir, qui est de donner des mœurs. Les supplices retrancheront bien de la société un citoyen qui, ayant perdu ses mœurs, viole les lois; mais, si tout le monde a perdu ses mœurs, les rétabliront-ils? Les supplices arrêteront bien plusieurs conséquences du mal général, mais ils ne corrigeront pas ce mal. Aussi, quand on abandonna les principes du gouvernement chinois, quand la morale y fut perdue, l'État tomba-t-il dans l'anarchie, et on vit des révolutions.

CHAPITRE XVIII

Conséquence du chapitre précédent.

Il résulte de là que la Chine ne perd point ses lois par la conquête. Les manières, les mœurs, les lois, la religion, y étant la même chose, on ne peut changer tout cela à la fois. Et, comme il faut que le vainqueur ou le vaincu change, il a toujours fallu à la Chine que ce fût le vainqueur: car ses mœurs n'étant point ses manières; ses manières, ses lois; ses lois, sa religion, il a été plus aisé qu'il se pliât peu à peu au peuple vaincu que le peuple vaincu à lui.

Il suit encore de là une chose bien triste: c'est qu'il n'est presque pas possible que le christianisme s'établisse jamais à la Chine[363]. Les vœux de virginité, les assemblées des femmes dans les églises, leur communication nécessaire avec les ministres de la religion, leur participation aux sacrements, la confession auriculaire, l'extrême-onction, le mariage d'une seule femme: tout cela renverse les mœurs et les manières du pays, et frappe encore du même coup sur la religion et sur les lois.

La religion chrétienne, par l'établissement de la charité, par un culte public, par la participation aux mêmes sacrements, semble demander que tout s'unisse: les rites des Chinois semblent ordonner que tout se sépare.

Et, comme on a vu que cette séparation[364] tient en général à l'esprit du despotisme, on trouvera dans ceci une des raisons qui font que le gouvernement monarchique et tout gouvernement modéré s'allient mieux[365] avec la religion chrétienne.

CHAPITRE XIX

Comment s'est faite cette union de la religion, des lois, des mœurs et des manières chez les Chinois.

Les législateurs de la Chine eurent pour principal objet du gouvernement la tranquillité de l'empire. La subordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée, ils crurent devoir inspirer le respect pour les pères; et ils rassemblèrent toutes leurs forces pour cela: ils établirent une infinité de rites et de cérémonies pour les honorer pendant leur vie et après leur mort. Il était impossible de tant honorer les pères morts sans être porté à les honorer vivants. Les cérémonies pour les pères morts avaient plus de rapport à la religion: celles pour les pères vivants avaient plus de rapport aux lois, aux mœurs et aux manières; mais ce n'étaient que les parties d'un même code, et ce code était très étendu.

Le respect pour les pères était nécessairement lié avec tout ce qui représentait les pères, les vieillards, les maîtres, les magistrats, l'empereur. Ce respect pour les pères supposait un retour d'amour pour les enfants; et par conséquent, le même retour des vieillards aux jeunes gens, des magistrats à ceux qui leur étaient soumis, de l'empereur à ses sujets. Tout cela formait les rites, et ces rites l'esprit général de la nation.

On va sentir le rapport que peuvent avoir avec la constitution fondamentale de la Chine les choses qui paraissent les plus indifférentes. Cet empire est formé sur l'idée du gouvernement d'une famille. Si vous diminuez l'autorité paternelle, ou même si vous retranchez les cérémonies qui expriment le respect que l'on a pour elle, vous affaiblissez le respect pour les magistrats, qu'on regarde comme des pères; les magistrats n'auront plus le même soin pour les peuples, qu'ils doivent considérer comme des enfants; ce rapport d'amour qui est entre le prince et les sujets se perdra aussi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l'État. Il est fort indifférent en soi que tous les matins une belle-fille se lève pour aller rendre tels et tels devoirs à sa belle-mère; mais, si l'on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent sans cesse à un sentiment qu'il est nécessaire d'imprimer dans tous les cœurs, et qui va de tous les cœurs former l'esprit qui gouverne l'empire, l'on verra qu'il est nécessaire qu'une telle ou une telle action particulière se fasse.

CHAPITRE XX

Explication d'un paradoxe sur les Chinois.

Ce qu'il y a de singulier, c'est que les Chinois, dont la vie est entièrement dirigée par les rites, sont néanmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paraît surtout dans le commerce, qui n'a jamais pu leur inspirer la bonne foi qui lui est naturelle. Celui qui achète doit porter[366] sa propre balance: chaque marchand en ayant trois, une forte pour acheter, une légère pour vendre, et une juste pour ceux qui sont sur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction.

Les législateurs de la Chine ont eu deux objets: ils ont voulu que le peuple fût soumis et tranquille, et qu'il fût laborieux et industrieux. Par la nature du climat et du terrain, il a une vie précaire; on n'y est assuré de sa vie qu'à force d'industrie et de travail.

Quand tout le monde obéit, et que tout le monde travaille, l'État est dans une heureuse situation. C'est la nécessité, et peut-être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain; et les lois n'ont pas songé à l'arrêter. Tout a été défendu, quand il a été question d'acquérir par violence; tout a été permis quand il s'est agi d'obtenir par artifice ou par industrie. Ne comparons donc pas la morale des Chinois avec celle de l'Europe. Chacun, à la Chine, a dû être attentif à ce qui lui était utile; si le fripon a veillé à ses intérêts, celui qui est dupe devait penser aux siens. A Lacédémone, il était permis de voler; à la Chine, il est permis de tromper.

CHAPITRE XXI

Comment les lois doivent être relatives aux mœurs et aux manières.

Il n'y a que des institutions singulières qui confondent ainsi des choses naturellement séparées, les lois, les mœurs et les manières: mais, quoiqu'elles soient séparées, elles ne laissent pas d'avoir entre elles de grands rapports.

On demanda à Solon si les lois qu'il avait données aux Athéniens étaient les meilleures. «Je leur ai donné, répondit-il, les meilleures de celles qu'ils pouvaient souffrir[367].» Belle parole, qui devrait être entendue de tous les législateurs. Quand la sagesse divine dit au peuple juif: «Je vous ai donné des préceptes qui ne sont pas bons», cela signifie qu'ils n'avaient qu'une bonté relative; ce qui est l'éponge de toutes les difficultés que l'on peut faire sur les lois de Moïse.

CHAPITRE XXII

Continuation du même sujet.

Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples. Platon[368] dit que Rhadamanthe, qui gouvernait un peuple extrêmement religieux, expédiait tous les procès avec célérité, déférant seulement le serment sur chaque chef. «Mais, dit le même Platon[369], quand un peuple n'est pas religieux, on ne peut faire usage du serment que dans les occasions où celui qui jure est sans intérêt comme un juge et des témoins.»

CHAPITRE XXIII

Comment les lois suivent les mœurs.

Dans le temps que les mœurs des Romains étaient pures, il n'y avait point de loi particulière contre le péculat. Quand ce crime commença à paraître, il fut trouvé si infâme que d'être condamné à restituer ce qu'on avait pris[370] fut regardé comme une grande peine, témoin le jugement de L. Scipion[371].

CHAPITRE XXIV

Continuation du même sujet.

Les lois qui donnent la tutelle à la mère ont plus d'attention à la conservation de la personne du pupille; celles qui la donnent au plus proche héritier ont plus d'attention à la conservation des biens. Chez les peuples dont les mœurs sont corrompues, il vaut mieux donner la tutelle à la mère. Chez ceux où les lois doivent avoir de la confiance dans les mœurs des citoyens, on donne la tutelle à l'héritier des biens, ou à la mère, et quelquefois à tous les deux.

Si l'on réfléchit sur les lois romaines, on trouvera que leur esprit est conforme à ce que je dis. Dans le temps où l'on fit la loi des Douze Tables, les mœurs à Rome étaient admirables. On déféra la tutelle au plus proche parent du pupille, pensant que celui-là devait avoir la charge de la tutelle, qui pouvait avoir la charge de la succession. On ne crut point la vie du pupille en danger, quoiqu'elle fût mise entre les mains de celui à qui sa mort devait être utile. Mais lorsque les mœurs changèrent à Rome, on vit les législateurs changer aussi de façon de penser. «Si, dans la substitution pupillaire, disent Caïus[372] et Justinien[373], le testateur craint que le substitué ne dresse des embûches au pupille, il peut laisser à découvert la substitution vulgaire[374], et mettre la pupillaire dans une partie du testament qu'on ne pourra ouvrir qu'après un certain temps.» Voilà des craintes et des précautions inconnues aux premiers Romains.

CHAPITRE XXV

Continuation du même sujet.

La loi romaine donnait la liberté de se faire des dons avant le mariage; après le mariage, elle ne le permettait plus. Cela était fondé sur les mœurs des Romains, qui n'étaient portés au mariage que par la frugalité, la simplicité et la modestie, mais qui pouvaient se laisser séduire par les soins domestiques, les complaisances et le bonheur de toute une vie.

La loi des Wisigoths[375] voulait que l'époux ne pût donner à celle qu'il devait épouser au delà du dixième de ses biens, et qu'il ne pût rien donner la première année de son mariage. Cela venait encore des mœurs du pays: les législateurs voulaient arrêter cette jactance espagnole, uniquement portée à faire des libéralités excessives dans une action d'éclat.

Les Romains, par leurs lois, arrêtèrent quelques inconvénients de l'empire du monde le plus durable, qui est celui de la vertu; les Espagnols, par les leurs, voulaient empêcher les mauvais effets de la tyrannie du monde la plus fragile, qui est celle de la beauté.

CHAPITRE XXVI

Continuation du même sujet.

La loi de Théodose et de Valentinien[376] tira les causes de répudiation des anciennes mœurs[377] et des manières des Romains. Elle mit au nombre de ses causes l'action d'un mari[378] qui châtierait sa femme d'une manière indigne d'une personne ingénue. Cette cause fut omise dans les lois suivantes[379]: c'est que les mœurs avaient changé à cet égard; les usages d'Orient avaient pris la place de ceux d'Europe. Le premier eunuque de l'impératrice femme de Justinien II la menaça, dit l'histoire, de ce châtiment dont on punit les enfants dans les écoles. Il n'y a que des mœurs établies ou des mœurs qui cherchent à s'établir qui puissent faire imaginer une pareille chose.

Nous avons vu comment les lois suivent les mœurs; voyons à présent comment les mœurs suivent les lois.

CHAPITRE XXVII

Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d'une nation.

Les coutumes d'un peuple esclave sont une partie de sa servitude; celles d'un peuple libre sont une partie de sa liberté.

J'ai parlé, au livre XI[380], d'un peuple libre; j'ai donné les principes de sa constitution: voyons les effets qui ont dû suivre, le caractère qui a pu s'en former et les manières qui en résultent.

Je ne dis point que le climat n'ait produit, en grande partie, les lois, les manières dans cette nation; mais je dis que les mœurs et les manières de cette nation devraient avoir un grand rapport à ses lois.

Comme il y aurait dans cet État deux pouvoirs visibles, la puissance législative et l'exécutrice, et que tout citoyen y aurait sa volonté propre, et ferait valoir à son gré son indépendance, la plupart des gens auraient plus d'affection pour une de ces puissances que pour l'autre: le grand nombre n'ayant pas ordinairement assez d'équité ni de sens pour les affectionner également toutes les deux.

Et, comme la puissance exécutrice, disposant de tous les emplois, pourrait donner de grandes espérances et jamais de craintes, tous ceux qui obtiendraient d'elle seraient portés à se tourner de son côté, et elle pourrait être attaquée par tous ceux qui n'en espéreraient rien.

Toutes les passions y étant libres, la haine, l'envie, la jalousie, l'ardeur de s'enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue: et si cela était autrement, l'État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n'a point de passions, parce qu'il n'a point de force.

La haine qui serait entre les deux partis durerait, parce qu'elle serait toujours impuissante.

Ces partis étant composés d'hommes libres, si l'un prenait trop le dessus, l'effet de la liberté ferait que celui-ci serait abaissé, tandis que les citoyens, comme les mains qui secourent le corps, viendraient relever l'autre.

Comme chaque particulier, toujours indépendant, suivrait beaucoup ses caprices et ses fantaisies, on changerait souvent de parti; on en abandonnerait un, où l'on laisserait tous ses amis, pour se lier à un autre, dans lequel on trouverait tous ses ennemis; et souvent, dans cette nation, on pourrait oublier les lois de l'amitié et celles de la haine.

Le monarque serait dans le cas des particuliers; et, contre les maximes ordinaires de la prudence, il serait souvent obligé de donner sa confiance à ceux qui l'auraient le plus choqué, et de disgracier ceux qui l'auraient le mieux servi, faisant par nécessité ce que les autres princes font par choix.

On craint de voir échapper un bien que l'on sent, que l'on ne connaît guère, et qu'on peut nous déguiser; et la crainte grossit toujours les objets. Le peuple serait inquiet sur sa situation, et croirait être en danger dans les moments même les plus sûrs.

D'autant mieux que ceux qui s'opposeraient le plus vivement à la puissance exécutrice, ne pouvant avouer les motifs intéressés de leur opposition, ils augmenteraient les terreurs du peuple, qui ne saurait jamais au juste s'il serait en danger ou non. Mais cela même contribuerait à lui faire éviter les vrais périls où il pourrait dans la suite être exposé.

Mais le corps législatif ayant la confiance du peuple, et étant plus éclairé que lui, il pourrait le faire revenir des mauvaises impressions qu'on lui aurait données et calmer ses mouvements.

C'est le grand avantage qu'aurait ce gouvernement sur les démocraties anciennes, dans lesquelles le peuple avait une puissance immédiate; car lorsque les orateurs l'agitaient, ces agitations avaient toujours leur effet.

Ainsi quand les terreurs imprimées n'auraient point d'objet certain, elles ne produiraient que de vaines clameurs et des injures, et elles auraient même ce bon effet qu'elles tendraient tous les ressorts du gouvernement, et rendraient tous les citoyens attentifs. Mais, si elles naissaient à l'occasion du renversement des lois fondamentales, elles seraient sourdes, funestes, atroces, et produiraient des catastrophes.

Bientôt on verrait un calme affreux, pendant lequel tout se réunirait contre la puissance violatrice des lois.

Si, dans le cas où les inquiétudes n'ont pas d'objet certain, quelque puissance étrangère menaçait l'État, et le mettait en danger de sa fortune et de sa gloire, pour lors, les petits intérêts cédant aux plus grands, tout se réunirait en faveur de la puissance exécutrice.

Que si les disputes étaient formées à l'occasion de la violation des lois fondamentales, et qu'une puissance étrangère parût, il y aurait une révolution qui ne changerait pas la forme du gouvernement ni sa constitution: car les révolutions que forme la liberté ne sont qu'une confirmation de la liberté.

Une nation libre peut avoir un libérateur; une nation subjuguée ne peut avoir qu'un autre oppresseur.

Car tout homme qui a assez de force pour chasser celui qui est déjà le maître absolu dans un État, en a assez pour le devenir lui-même.

Comme, pour jouir de la liberté, il faut que chacun puisse dire qu'il pense, et que, pour la conserver, il faut encore que chacun puisse dire ce qu'il pense, un citoyen, dans cet État, dirait et écrirait tout ce que les lois ne lui ont pas défendu expressément de dire ou d'écrire.

Cette nation, toujours échauffée, pourrait plus aisément être conduite par ses passions que par la raison, qui ne produit jamais de grands effets sur l'esprit des hommes; et il serait assez facile à ceux qui la gouverneraient de lui faire faire des entreprises contre ses véritables intérêts.

Cette nation aimerait prodigieusement sa liberté, parce que cette liberté serait vraie; et il pourrait arriver que, pour la défendre, elle sacrifierait son bien, son aisance, ses intérêts; qu'elle se chargerait des impôts les plus durs, et tels que le prince le plus absolu n'oserait les faire supporter à ses sujets.

Mais, comme elle aurait une connaissance certaine de la nécessité de s'y soumettre, qu'elle payerait dans l'espérance bien fondée de ne payer plus, les charges y seraient plus pesantes que le sentiment de ces charges: au lieu qu'il y a des États où le sentiment est infiniment au-dessus du mal.

Elle aurait un crédit sûr, parce qu'elle emprunterait à elle-même, et se payerait elle-même. Il pourrait arriver qu'elle entreprendrait au-dessus de ses forces naturelles, et ferait valoir contre ses ennemis d'immenses richesses de fiction, que la confiance et la nature de son gouvernement rendraient réelles.

Pour conserver sa liberté, elle emprunterait de ses sujets, et ses sujets, qui verraient que son crédit serait perdu si elle était conquise, auraient un nouveau motif de faire des efforts pour défendre sa liberté.

Si cette nation habitait une île, elle ne serait pas conquérante, parce que des conquêtes séparées l'affaibliraient. Si le terrain de cette île était bon, elle le serait encore moins, parce qu'elle n'aurait pas besoin de la guerre pour s'enrichir. Et, comme aucun citoyen ne dépendrait d'un autre citoyen, chacun ferait plus de cas de sa liberté que de la gloire de quelques citoyens ou d'un seul.

Là on regarderait les hommes de guerre comme des gens d'un métier qui peut être utile et souvent dangereux, comme des gens dont les services sont laborieux pour la nation même; et les qualités civiles y seraient plus considérées.

Cette nation, que la paix et la liberté rendraient aisée, affranchie des préjugés destructeurs, serait portée à devenir commerçante. Si elle avait quelqu'une de ces marchandises primitives qui servent à faire de ces choses auxquelles la main de l'ouvrier donne un grand prix, elle pourrait faire des établissements propres à se procurer la jouissance de ce don du ciel dans toute son étendue.

Si cette nation était située vers le nord, et qu'elle eût un grand nombre de denrées superflues, comme elle manquerait aussi d'un grand nombre de marchandises que son climat lui refuserait, elle ferait un commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du midi; et, choisissant les États qu'elle favoriserait d'un commerce avantageux, elle ferait des traités réciproquement utiles avec la nation qu'elle aurait choisie.

Dans un État où d'un côté l'opulence serait extrême, et de l'autre les impôts excessifs, on ne pourrait guère vivre sans industrie avec une fortune bornée. Bien des gens, sous prétexte de voyage ou de santé, s'exileraient de chez eux, et iraient chercher l'abondance dans les pays de la servitude même.

Une nation commerçante a un nombre prodigieux de petits intérêts particuliers; elle peut donc choquer et être choquée d'une infinité de manières. Celle-ci deviendrait souverainement jalouse; et elle s'affligerait plus de la prospérité des autres qu'elle ne jouirait de la sienne.

Et ses lois, d'ailleurs douces et faciles, pourraient être si rigides à l'égard du commerce et de la navigation qu'on ferait chez elle, qu'elle semblerait ne négocier qu'avec des ennemis.

Si cette nation envoyait au loin des colonies, elle le ferait plus pour étendre son domaine que sa domination.

Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on trouve établi chez soi, elle donnerait aux peuples de ses colonies la forme de son gouvernement propre; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verrait se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverrait habiter.

Il pourrait être qu'elle aurait autrefois subjugué une nation voisine, qui, par sa situation, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donnerait de la jalousie; ainsi, quoiqu'elle lui eût donné ses propres lois, elle la tiendrait dans une grande dépendance; de façon que les citoyens y seraient libres, et que l'État lui-même serait esclave.

L'État conquis aurait un très bon gouvernement civil, mais il serait accablé par le droit des gens; et on lui imposerait des lois de nation à nation, qui seraient telles que sa prospérité ne serait que précaire et seulement en dépôt pour un maître.

La nation dominante habitant une grande île, et étant en possession d'un grand commerce, aurait toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer; et comme la conservation de sa liberté demanderait qu'elle n'eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle aurait besoin d'une armée de mer qui la garantît des invasions; et sa marine serait supérieure à celle de toutes les autres puissances, qui, ayant besoin d'employer leurs finances pour la guerre de terre, n'en auraient plus assez pour la guerre de mer.

L'empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l'ont possédé une fierté naturelle, parce que, se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a pas plus de bornes que l'Océan.

Cette nation pourrait avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car, comme elle n'emploierait pas sa puissance à conquérir, on rechercherait plus son amitié, et l'on craindrait plus sa haine que l'inconstance de son gouvernement et son agitation intérieure ne sembleraient le permettre.

Ainsi, ce serait le destin de la puissance exécutrice d'être presque toujours inquiétée au dedans, et respectée au dehors.

S'il arrivait que cette nation devînt en quelques occasions le centre des négociations de l'Europe, elle y porterait un peu plus de probité et de bonne foi que les autres, parce que ses ministres étant souvent obligés de justifier leur conduite devant un conseil populaire, leurs négociations ne pourraient être secrètes, et ils seraient forcés d'être, à cet égard, un peu plus honnêtes gens.

De plus, comme ils seraient en quelque façon garants des événements qu'une conduite détournée pourrait faire naître, le plus sûr pour eux serait de prendre le plus droit chemin.

Si les nobles avaient eu dans de certains temps un pouvoir immodéré dans la nation, et que le monarque eût trouvé le moyen de les abaisser en élevant le peuple, le point de l'extrême servitude aurait été entre le moment de l'abaissement des grands et celui où le peuple aurait commencé à sentir son pouvoir.

Il pourrait être que cette nation ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en aurait en plusieurs occasions conservé le style: de manière que, sur le fond d'un gouvernement libre, on verrait souvent la forme d'un gouvernement absolu.

A l'égard de la religion, comme dans cet État chaque citoyen aurait sa volonté propre, et serait par conséquent conduit par ses propres lumières, ou ses fantaisies, il arriverait, ou que chacun aurait beaucoup d'indifférence pour toutes sortes de religions, de quelque espèce qu'elles fussent, moyennant quoi tout le monde serait porté à embrasser la religion dominante; ou que l'on serait zélé pour la religion en général, moyennant quoi les sectes se multiplieraient.

Il ne serait pas impossible qu'il y eût dans cette nation des gens qui n'auraient point de religion, et qui ne voudraient pas cependant souffrir qu'on les obligeât à changer celle qu'ils auraient, s'ils en avaient une: car ils sentiraient d'abord que la vie et les biens ne sont pas plus à eux que leur manière de penser; et que qui peut ravir l'un peut encore mieux ôter l'autre.

Si, parmi les différentes religions, il y en avait une à l'établissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l'esclavage, elle y serait odieuse, parce que, comme nous jugeons des choses par les liaisons et les accessoires que nous y mettons, celle-ci ne se présenterait jamais à l'esprit avec l'idée de liberté.

Les lois contre ceux qui professeraient cette religion ne seraient point sanguinaires: car la liberté n'imagine point ces sortes de peines; mais elles seraient si réprimantes, qu'elles feraient tout le mal qui peut se faire de sang-froid.

Il pourrait arriver de mille manières que le clergé aurait si peu de crédit que les autres citoyens en auraient davantage. Ainsi, au lieu de se séparer, il aimerait mieux supporter les mêmes charges que les laïques, et ne faire à cet égard qu'un même corps; mais, comme il chercherait toujours à s'attirer le respect du peuple, il se distinguerait par une vie plus retirée, une conduite plus réservée et des mœurs plus pures.

Ce clergé ne pouvant pas protéger la religion, ni être protégé par elle, sans force pour contraindre, chercherait à persuader: on verrait sortir de sa plume de très bons ouvrages, pour prouver la révélation et la providence du grand Être.

Il pourrait arriver qu'on éluderait ses assemblées, et qu'on ne voudrait pas lui permettre de corriger ses abus mêmes; et que, par un délire de la liberté, on aimerait mieux laisser sa réforme imparfaite que de souffrir qu'il fût réformateur.

Les dignités, faisant partie de la constitution fondamentale, seraient plus fixes qu'ailleurs; mais, d'un autre côté, les grands, dans ce pays de liberté, s'approcheraient plus du peuple: les rangs seraient donc plus séparés, et les personnes plus confondues.

Ceux qui gouvernent ayant une puissance qui se remonte, pour ainsi dire, et se refait tous les jours, auraient plus d'égard pour ceux qui leur sont utiles que pour ceux qui les divertissent; ainsi, on y verrait peu de courtisans, de flatteurs, de complaisants, enfin de toutes ces sortes de gens qui font payer aux grands le vide même de leur esprit.

On n'y estimerait guère les hommes par des talents ou des attributs frivoles, mais par des qualités réelles; et de ce genre il n'y en a que deux: les richesses et le mérite personnel.

Il y aurait un luxe solide, fondé, non pas sur le raffinement de la vanité, mais sur celui des besoins réels; et l'on ne chercherait guère dans les choses que les plaisirs que la nature y a mis.

On y jouirait d'un grand superflu, et cependant les choses frivoles y seraient proscrites: ainsi, plusieurs ayant plus de bien que d'occasions de dépense, l'emploieraient d'une manière bizarre; et dans cette nation il y aurait plus d'esprit que de goût.

Comme on serait toujours occupé de ses intérêts, on n'aurait point cette politesse qui est fondée sur l'oisiveté; et réellement on n'en aurait pas le temps.

L'époque de la politesse des Romains est la même que celle de l'établissement du pouvoir arbitraire. Le gouvernement absolu produit l'oisiveté, et l'oisiveté fait naître la politesse.

Plus y a de gens dans une nation qui ont besoin d'avoir des ménagements entre eux et de ne pas déplaire, plus il y a de politesse. Mais c'est plus la politesse des mœurs que celle des manières qui doit nous distinguer des peuples barbares.

Dans une nation où tout homme, à sa manière, prendrait part à l'administration de l'État, les femmes ne devraient guère vivre avec les hommes. Elles seraient donc modestes, c'est-à-dire timides; cette timidité ferait leur vertu: tandis que les hommes, sans galanterie, se jetteraient dans une débauche qui leur laisserait toute leur liberté et leur loisir.

Les lois n'y étant pas faites pour un particulier plus que pour un autre, chacun se regarderait comme monarque; et les hommes, dans cette nation, seraient plutôt des confédérés que des concitoyens.

Si le climat avait donné à bien des gens un esprit inquiet et des vues étendues, dans un pays où la constitution donnerait à tout le monde une part au gouvernement et des intérêts politiques, on parlerait beaucoup de politique; on verrait des gens qui passeraient leur vie à calculer des événements qui, vu la nature des choses et le caprice de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne sont guère soumis au calcul.

Dans une nation libre, il est très souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal; il suffit qu'ils raisonnent: de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements.

De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu'on raisonne bien ou mal; il suffit qu'on raisonne pour que le principe du gouvernement soit choqué.

Bien des gens qui ne se soucieraient de plaire à personne s'abandonneraient à leur humeur. La plupart, avec de l'esprit, seraient tourmentés par leur esprit même: dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils seraient malheureux avec tant de sujets de ne l'être pas.

Aucun citoyen ne craignant aucun citoyen, cette nation serait fière; car la fierté des rois n'est fondée que sur leur indépendance.

Les nations libres sont superbes, les autres peuvent plus aisément être vaines.

Mais ces hommes si fiers, vivant beaucoup avec eux-mêmes, se trouveraient souvent au milieu de gens inconnus; ils seraient timides, et l'on verrait en eux, la plupart du temps, un mélange bizarre de mauvaise honte et de fierté.

Le caractère de la nation paraîtrait surtout dans leurs ouvrages d'esprit, dans lesquels on verrait des gens recueillis, et qui auraient pensé tout seuls.

La société nous apprend à sentir les ridicules; la retraite nous rend plus propres à sentir les vices. Les écrits satiriques seraient sanglants; et l'on verrait bien des Juvénal chez eux, avant d'avoir trouvé un Horace.

Dans les monarchies extrêmement absolues, les historiens trahissent la vérité, parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire; dans les États extrêmement libres, ils trahissent la vérité à cause de leur liberté même, qui produisant toujours des divisions, chacun devient aussi esclave des préjugés de sa faction qu'il le serait d'un despote.

Leurs poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l'invention qu'une certaine délicatesse que donne le goût; on y trouverait quelque chose qui approcherait plus de la force de Michel-Ange que de la grâce de Raphaël.


EXTRAITS DU LIVRE XXV


CHAPITRE IX

De la tolérance en fait de religion.

Nous sommes ici politiques, et non pas théologiens; et, pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion et l'approuver.

Lorsque les lois d'un État ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu'elles les obligent aussi à se tolérer entre elles. C'est un principe, que toute religion qui est réprimée devient elle-même réprimante; car sitôt que, par quelque hasard, elle peut sortir de l'oppression, elle attaque la religion qui l'a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie.

Il est donc utile que les lois exigent de ces diverses religions, non seulement qu'elles ne troublent pas l'État, mais aussi qu'elles ne se troublent pas entre elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois en se contentant de ne pas agiter le corps de l'État: il faut encore qu'il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit.

CHAPITRE X

Continuation du même sujet.

Comme il n'y a guère que les religions intolérantes qui aient un grand zèle pour s'établir ailleurs, parce qu'une religion qui peut tolérer les autres ne songe guère à sa propagation, ce sera une très bonne loi civile, lorsque l'État est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l'établissement d'une autre[381].

Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un État une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l'y établir; quand elle y est établie, il faut la tolérer.

CHAPITRE XI

Du changement de religion.

Un prince qui entreprend dans son État de détruire ou de changer la religion dominante s'expose beaucoup. Si son gouvernement est despotique, il court plus de risque de voir une révolution que par quelque tyrannie que ce soit, qui n'est jamais, dans ces sortes d'États, une chose nouvelle. La révolution vient de ce qu'un État ne change pas de religion, de mœurs et de manières dans un instant, et aussi vite que le prince publie l'ordonnance qui établit une religion nouvelle.

De plus, la religion ancienne est liée avec la constitution de l'État, et la nouvelle n'y tient point: celle-là s'accorde avec le climat, et souvent la nouvelle s'y refuse. Il y a plus: les citoyens se dégoûtent de leurs lois; ils prennent du mépris pour le gouvernement déjà établi; on substitue des soupçons contre les deux religions à une ferme croyance pour une; en un mot, on donne à l'État, au moins pour quelque temps, et de mauvais citoyens et de mauvais fidèles.

CHAPITRE XII

Des lois pénales.

Il faut éviter les lois pénales en fait de religion. Elles impriment de la crainte, il est vrai; mais, comme la religion a ses lois pénales aussi qui inspirent de la crainte, l'une est effacée par l'autre. Entre ces deux craintes différentes, les âmes deviennent atroces.

La religion a de si grandes menaces, elle a de si grandes promesses, que, lorsqu'elles sont présentes à notre esprit, quelque chose que le magistrat puisse faire pour nous contraindre à la quitter, il semble qu'on ne nous laisse rien quand on nous l'ôte, et qu'on ne nous ôte rien lorsqu'on nous la laisse.

Ce n'est donc pas en remplissant l'âme de ce grand objet, en l'approchant du moment où il lui doit être d'une plus grande importance, que l'on parvient à l'en détacher: il est plus sûr d'attaquer une religion par la faveur, par les commodités de la vie, par l'espérance de la fortune; non pas par ce qui avertit, mais par ce que l'on oublie; non pas par ce qui indigne, mais par ce qui jette dans la tiédeur, lorsque d'autres passions agissent sur nos âmes, et que celles que la religion inspire sont dans le silence. Règle générale: en fait de changement de religion, les invitations sont plus fortes que les peines.

Le caractère de l'esprit humain a paru dans l'ordre même des peines qu'on a employées. Que l'on se rappelle les persécutions du Japon[382]; on se révolta plus contre les supplices cruels que contre les peines longues, qui lassent plus qu'elles n'effarouchent, qui sont plus difficiles à surmonter, parce qu'elles paraissent moins difficiles.

En un mot, l'histoire nous apprend assez que les lois pénales n'ont jamais eu d'effet que comme destruction.

CHAPITRE XIII

Très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Portugal.

Une juive de dix-huit ans, brûlée à Lisbonne au dernier auto-da-fé, donna occasion à ce petit ouvrage; et je crois que c'est le plus inutile qui ait jamais été écrit. Quand il s'agit de prouver des choses si claires, on est sûr de ne pas convaincre.

L'auteur déclare que quoiqu'il soit juif, il respecte la religion chrétienne, et qu'il l'aime assez pour ôter aux princes qui ne seront pas chrétiens un prétexte plausible pour la persécuter.

«Vous vous plaignez, dit-il aux inquisiteurs, de ce que l'empereur du Japon fait brûler à petit feu tous les chrétiens qui sont dans ses États; mais il vous répondra: Nous vous traitons, vous qui ne croyez pas comme nous, comme vous traitez vous-mêmes ceux qui ne croient pas comme vous; vous ne pouvez vous plaindre que de votre faiblesse, qui vous empêche de nous exterminer, et qui fait que nous vous exterminons.

«Mais il faut avouer que vous êtes bien plus cruels que cet empereur. Vous nous faites mourir, nous qui ne croyons que ce que vous croyez, parce que nous ne croyons pas tout ce que vous croyez. Nous suivons une religion que vous savez vous-mêmes avoir été autrefois chérie de Dieu; nous pensons que Dieu l'aime encore, et vous pensez qu'il ne l'aime plus: et, parce que vous jugez ainsi, vous faites passer par le fer et par le feu ceux qui sont dans cette erreur si pardonnable, de croire que Dieu aime encore ce qu'il a aimé[383].

«Si vous êtes cruels à notre égard, vous l'êtes bien plus à l'égard de nos enfants; vous les faites brûler, parce qu'ils suivent les inspirations que leur ont données ceux que la loi naturelle et les lois de tous les peuples leur apprennent à respecter comme des dieux.

«Vous vous privez de l'avantage que vous a donné sur les mahométans la manière dont leur religion s'est établie. Quand ils se vantent du nombre de leurs fidèles, vous leur dites que la force les leur a acquis, et qu'ils ont étendu leur religion par le fer: pourquoi donc établissez-vous la vôtre par le feu?

«Quand vous voulez nous faire venir à vous, nous vous objectons une source dont vous vous faites gloire de descendre. Vous nous répondez que votre religion est nouvelle, mais qu'elle est divine; et vous le prouvez parce qu'elle s'est accrue par la persécution des païens et par le sang de vos martyrs; mais aujourd'hui vous prenez le rôle des Dioclétiens, et vous nous faites prendre le vôtre.

«Nous vous conjurons, non pas par le Dieu puissant que nous servons vous et nous, mais par le Christ que vous nous dites avoir pris la condition humaine pour vous proposer des exemples que vous puissiez suivre; nous vous conjurons d'agir avec nous comme il agirait lui-même s'il était encore sur la terre. Vous voulez que nous soyons chrétiens, et vous ne voulez pas l'être.

«Mais, si vous ne voulez pas être chrétiens, soyez au moins des hommes: traitez-nous comme vous feriez si, n'ayant que ces faibles lueurs de justice que la nature donne, vous n'aviez point une religion pour vous conduire et une révélation pour vous éclairer.

«Si le Ciel vous a assez aimés pour vous faire voir la vérité, il vous a fait une grande grâce: mais est-ce aux enfants qui ont eu l'héritage de leur père de haïr ceux qui ne l'ont pas eu?

«Que si vous avez cette vérité, ne nous la cachez pas par la manière dont vous nous la proposez. Le caractère de la vérité, c'est son triomphe sur les cœurs et les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez, lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices.

«Si vous êtes raisonnables, vous ne devez pas nous faire mourir, parce que nous ne voulons pas vous tromper. Si votre Christ est le Fils de Dieu, nous espérons qu'il nous récompensera de n'avoir pas voulu profaner ses mystères; et nous croyons que le Dieu que nous servons vous et nous ne nous punira pas de ce que nous avons souffert la mort pour une religion qu'il nous a autrefois donnée, parce que nous croyons qu'il nous l'a encore donnée.

«Vous vivez dans un siècle où la lumière naturelle est plus vive qu'elle n'a jamais été, où la philosophie a éclairé les esprits, où la morale de votre Evangile a été plus connue, où les droits respectifs des hommes les uns sur les autres, l'empire qu'une conscience a sur une autre conscience, sont mieux établis. Si donc vous ne revenez pas de vos anciens préjugés, qui, si vous n'y prenez garde, sont vos passions, il faut avouer que vous êtes incorrigibles, incapables de toute lumière et de toute instruction; et une nation est bien malheureuse, qui donne de l'autorité à des hommes tels que vous.

«Voulez-vous que nous vous disions naïvement notre pensée? Vous nous regardez plutôt comme vos ennemis que comme les ennemis de votre religion: car si vous aimiez votre religion, vous ne la laisseriez pas corrompre par une ignorance grossière.

«Il faut que nous vous avertissions d'une chose; c'est que, si quelqu'un dans la postérité ose jamais dire que dans le siècle où nous vivons les peuples d'Europe étaient policés, on vous citera pour prouver qu'ils étaient barbares; et l'idée que l'on aura de vous sera telle qu'elle flétrira votre siècle et portera la haine sur tous vos contemporains.»


NOTES EXPLICATIVES


Note [C1]: (p. 95). «Par leurs fantaisies.» C'est là l'idée maîtresse de l'Esprit des lois. Ce ne sont pas les caprices des législateurs ni les fantaisies des peuples qui ont fait ici ou là des lois différentes. Ce sont des causes générales qui ont lié certaines lois à certaines conditions politiques ou sociales. La principale de ces causes, suivant Montesquieu, c'est la forme des gouvernements; mais ce n'est pas la seule.

Note [C2]: (p. 96). «On ne trouvera pas ces traits saillants.» Montesquieu se fait tort à lui-même; ou plutôt par une modestie calculée, il va au-devant d'une objection qu'on pourra lui faire. Car ce qu'on lui a précisément reproché, c'est qu'il a dans son livre trop de traits saillants et à effet. La marquise du Deffand disait de ce livre: «C'est de l'esprit sur les lois.»

Note [C3]: (p. 97). Ludibria ventis, le jouet des vents.

Note [C4]: (p. 97). Bis patriæ cecidere manus: Deux fois mes mains paternelles tombèrent.

Note [C5]: (p. 100). Par cela seul qu'une chose existe, elle a des propriétés, c'est-à-dire une nature: les autres choses qui l'environnent ont aussi des propriétés et une nature. Lorsque ces choses se rencontrent, il résulte de leurs propriétés réciproques certains rapports nécessaires, toujours les mêmes: c'est ce que Montesquieu appelle des lois. Ainsi les astres ayant une certaine masse et étant à une certaine distance, c'est une loi qu'ils s'attirent en raison directe de leurs masses, et en raison inverse du carré des distances.

Destutt de Tracy, dans son Commentaire de l'Esprit des lois, dit: «Des lois ne sont pas des rapports; et des rapports ne sont pas des lois.» Helvétius disait aussi que les lois ne sont pas des rapports, mais «les résultats des rapports». Voyez plus haut dans notre Introduction (p. 12) la réponse à ces objections.

Note [C6]: (p. 100). «Quelle plus grande absurdité... etc.» Montesquieu cite ce passage en réponse aux attaques de certaines feuilles jansénistes qui l'accusaient de spinozisme, c'est-à-dire de fatalisme, pour avoir dit que les lois sont des rapports nécessaires (Voir la Défense de l'Esprit des lois).

Bossuet a dit dans le même sens que Montesquieu: «On ne saurait comprendre dans ce tout qui n'entend pas, cette partie qui entend, l'intelligence ne pouvant naître d'une chose brute et insensée.» (Connaissance de Dieu et de soi-même, ch. iv.)

Note [C7]: (p. 101). «... parce qu'elles ont des rapports avec sa sagesse et avec sa puissance.» On voit que par rapports nécessaires Montesquieu n'entend pas parler des lois inhérentes à la matière, mais des lois instituées par Dieu, et qui sont nécessaires parce qu'il les a établies. Plus loin, il ne parle plus que des lois invariables et de rapports constamment établis. A l'origine, ces lois ont été l'œuvre de sa sagesse, et d'une volonté libre: mais à nos yeux et par rapport à nous, elles sont nécessaires. Il est nécessaire, par exemple, qu'une pierre abandonnée à elle-même tombe à la surface de la terre.

Note [C8]: (p. 101). Pour que le monde subsiste, il faut qu'il y ait des lois, c'est-à-dire des rapports fixes entre les parties; le Créateur qui a établi ces lois ne peut gouverner sans elles: ce n'est pas l'arbitraire; mais ce n'est pas davantage la fatalité des athées; c'est ce que Leibnitz appelait la nécessité de convenance, la nécessité morale, ce sont des lois d'ordre, d'harmonie, non de nécessité aveugle.

Note [C9]: (p. 101). «Chaque diversité est une uniformité; chaque changement est constance,» c'est-à-dire: quoique dans chaque cas particulier, la masse et la vitesse puissent être différentes, c'est cependant toujours la même loi qui s'accomplit: les lois du mouvement sont universelles et invariables. Dans un sens plus précis encore, on peut dire que, quels que soient les changements, il y a une quantité constante, toujours la même: c'est ce que les Cartésiens appelaient quantité de mouvement et Leibnitz la quantité de force vive, et enfin de nos jours la quantité d'énergie.

Note [C10]: (p. 101). Voltaire critiquant ce passage dit dans son Commentaire de l'Esprit des lois: «Je ne rechercherai pas si Dieu a ses lois... ni s'il y avait des rapports de justice avant qu'il existât des hommes: ce qui est l'ancienne querelle des réaux et des nominaux.» C'est en effet cette querelle; mais cela même prouve que cette querelle n'était pas frivole. Il s'agit de savoir s'il y a une justice éternelle et absolue, ou si elle n'est que le résultat des circonstances.

Note [C11]: (p. 102). Ce n'est pas seulement parce que les êtres intelligents sont bornés, qu'ils ne suivent pas constamment leurs lois: c'est encore parce qu'ils ont la liberté. Les choses matérielles sont aussi bornées, et cependant elles suivent servilement les lois qui leur sont imposées. C'est pourquoi Montesquieu ajoute, que «d'un autre côté les êtres intelligents agissent par eux-mêmes,» c'est-à-dire qu'ils sont libres: et c'est là en effet la vraie raison de leurs égarements; et en même temps il est aussi vrai de dire que s'ils n'étaient pas bornés par leur nature, leur liberté ne s'égarerait pas. Les deux raisons sont donc nécessaires à la fois pour expliquer les égarements des créatures; et c'est ce que dit Montesquieu.

Note [C12]: (p. 102). «On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement ou par une motion particulière.» Cette proposition est obscure parce qu'elle est exprimée d'une manière trop concise. Elle signifie: on ne sait pas si les animaux sont des automates, comme le pensait Descartes; ou s'ils sont doués de mouvements spontanés. Dans le premier cas, en effet, les automates sont régis uniquement par les lois de la mécanique, c'est-à-dire par les lois générales du mouvement; dans le second cas, ils ont un principe intérieur du mouvement.

Note [C13]: (p. 102). «Les bêtes ont des lois naturelles...; elles n'ont pas de lois positives.»

Les animaux ont des lois naturelles. Il ne faut pas confondre ces lois naturelles qui sont toutes physiques, et qui ne sont que les lois de l'organisation et de l'instinct, avec ce qu'on appelle en morale la loi naturelle, qui est la loi de justice innée chez tous les hommes.

Les lois positives sont des lois écrites, nées de la volonté et de la convention des hommes. Les animaux n'ont pas de telles lois parce qu'ils n'ont ni la liberté ni la parole. Comment pourraient-ils s'entendre les uns avec les autres, et fixer les résultats de leurs conventions, sans avoir de signes?

Note [C14]: (p. 103). «Avant toutes ces lois sont celles de la nature.»

C'est ici surtout qu'il faut distinguer les lois de la nature, comme l'entend Montesquieu, de la loi naturelle, telle que Cicéron la décrit dans un célèbre passage, et que Voltaire la chante dans le poème qui porte ce titre. Montesquieu ne parle ici que des lois d'instinct qui résultent de l'organisation même de l'homme, et non de la loi morale, c'est-à-dire d'une loi de raison qui commande à la volonté, sans la contraindre, par le principe du devoir. Montesquieu se place ici au point de vue de ce qu'on appelait au xviiie siècle l'état de nature, c'est-à-dire l'état primitif de l'homme avant l'établissement des sociétés. Ce sont surtout les philosophes Hobbes et Rousseau qui ont insisté sur ce point de vue.

Montesquieu reconnaît quatre lois naturelles, qu'il expose sans beaucoup d'ordre: 1o la loi qui porte vers le Créateur; 2o la loi qui porte vers le sexe; 3o le besoin de se nourrir; 4o le besoin de société.

Note [C15]: (p. 104). Hobbes, philosophe anglais du xviie siècle, auteur du Leviathan, ouvrage singulier où sous ce nom qui désigne dans l'Écriture sainte une bête monstrueuse, il désigne lui-même le corps politique, l'État ou le prince, auquel il donne tous les pouvoirs et par conséquent le pouvoir absolu en politique et en religion. (Voir sur la politique de Hobbes notre Histoire de la science politique, t. II, liv. IV, ch. i).

Note [C16]: (p. 104). «Hobbes demande...» Hobbes avait dit que l'état naturel de l'homme est la guerre et que la loi primitive a été la guerre de tous contre tous, et pour le prouver, il disait que les hommes vont armés. Montesquieu, comme on le voit, soutient le contraire. Il est certain que même chez les animaux il y a quelquefois des guerres de troupe à troupe, de tribu à tribu (par exemple, chez les fourmis); mais en général, la guerre n'a lieu qu'entre espèces différentes. On ne voit pas que les chevaux, les éléphants, qui vivent en troupe, connaissent la guerre; cela donnerait à penser qu'en effet dans l'homme la guerre n'a pas été tout à fait primitive; elle peut représenter un état ultérieur. J.-J. Rousseau croit aussi comme Montesquieu que le premier sentiment des hommes n'a pas été la guerre, mais la pitié. (Discours sur l'inégalité.)

Note [C17]: (p. 105). Gravina, jurisconsulte italien (1664-1718).

Note [C18]: (p. 105). Cette doctrine qui fonde le pouvoir politique sur le pouvoir paternel a été souvent soutenue. Mais elle a trouvé surtout son théoricien en Angleterre, au xviie siècle, dans le chevalier Filmer, auteur du Patriarca (Londres, 1680). D'après cet auteur, le pouvoir politique aurait son origine dans Adam. Le premier homme a été le premier souverain. Le pouvoir a dû se transmettre ensuite de génération en génération et s'est partagé entre les différents rois de la terre, qui doivent être considérés comme les successeurs d'Adam et d'Ève. Cette doctrine a été réfutée par Sidney (Algernon) dans ses Discours sur le gouvernement, et par Locke, dans son Essai sur le gouvernement civil. J.-J. Rousseau y fait allusion dans le Contrat social (l. I, ch. ii): «Je n'ai rien dit du roi Adam ni de l'empereur Noé. J'espère qu'on me saura gré de cette modération. Car descendant directement de l'un de ces princes et peut-être de la branche aînée, que sais-je si par la vérification des titres je ne me trouverais pas le légitime roi du genre humain?»

Note [C19]: (p. 106). «Le gouvernement le plus conforme à la nature est celui qui se rapporte le mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi.»

On ne saurait trop méditer cet axiome de la science politique, à savoir qu'il n'y a pas un type de gouvernement absolu, mais des formes de gouvernement relatives à l'état social du peuple auquel elles s'appliquent. Mais cet axiome s'applique aussi bien à la monarchie qu'à la république; et lorsqu'un peuple a mis la démocratie dans ses lois, il est dans la nature des choses qu'il la mette aussi dans son gouvernement. Au reste, J.-J. Rousseau adopte les mêmes principes que Montesquieu: «Quand on demande quel est le meilleur gouvernement, on fait une question insoluble comme indéterminée; ou, si l'on veut, elle a autant de solutions possibles qu'il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues et relatives des peuples.» (Contrat social, l. II, c. ix.)

Note [C20]: (p. 106). «La loi en général est la raison humaine...» En effet les lois ont pour objet de substituer le règne de la raison au règne de la force brutale. Elles cherchent à prévoir d'avance tous les cas de conflit qui peuvent se présenter entre les hommes, et à les régler conformément à la justice et à l'intérêt de tous. Toutes les lois particulières doivent donc être les conséquences de ce principe général, que c'est la paix et non la guerre qui doit régner entre les hommes.

Note [C21]: (p. 107). On voit ce que Montesquieu entend par l'esprit des lois. C'est l'étude des lois dans leurs rapports avec toutes les circonstances qui les modifient. Telles sont, par exemple: le gouvernement, le climat, le genre de vie (laboureurs, chasseurs ou pasteurs); la liberté politique, la religion, le commerce, les manières, etc. Montesquieu a surtout considéré la nature et le principe des gouvernements: «C'est de là, dit-il, que l'on verra couler les lois comme de leur source.» Mais peut-être trouvera-t-on qu'il a ici interverti les termes et que le gouvernement est au moins autant la conséquence des lois civiles que le principe. C'est l'état social du peuple, sa situation physique, géographique, ses mœurs, sa religion qui sont la cause de ses lois; et la résultante de toutes ces circonstances est la forme du gouvernement. Montesquieu n'en doit pas moins être considéré, selon Aug. Comte (Cours de philosophie positive, t. IV, 47e leçon) comme le vrai fondateur de la philosophie sociale pour avoir dit «que les phénomènes politiques sont aussi bien soumis à des lois naturelles que les autres phénomènes quelconques».

Note [C22]: (p. 107). «Il y a trois espèces de gouvernement...» On a vu plus haut, dans notre Introduction (p. 21), la critique de cette opinion. La théorie d'Aristote sur ce point, qui est la théorie classique, nous paraît plus logique que celle de Montesquieu. Elle consiste à diviser d'abord les gouvernements d'après le nombre des gouvernants; de là, trois espèces fondamentales, et ensuite ces espèces en deux, selon que l'on considère la forme régulière ou la force abusive de chacune d'elles. Puisque le gouvernement est l'autorité suprême des États, et que cette autorité suprême doit être entre les mains d'un seul ou de plusieurs, ou de la multitude, il s'ensuit que lorsqu'un seul, plusieurs, ou la multitude usent de l'autorité en vue de l'intérêt général, la constitution est bonne; et que si l'on gouverne dans l'intérêt exclusif des gouvernants, la constitution est viciée. On donne le nom de royauté au gouvernement d'un seul, d'aristocratie à celui de plusieurs, de république à celui de tous, quand ces gouvernements ont pour but le bien général. Quand les formes en sont viciées, ces trois gouvernements deviennent la tyrannie, l'oligarchie et la démagogie (III, v).

Note [C23]: (p. 108). «Voilà ce que j'appelle la nature de chaque gouvernement.» Montesquieu distingue deux choses dans les gouvernements: leur nature et leur principe. Il donne plus loin l'explication de cette distinction: «Il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être et son principe ce qui le fait agir. L'une est sa structure particulière; et l'autre les passions humaines qui le font mouvoir» (III, c. i). Montesquieu ajoute en note: «Cette distinction est très importante, et j'en tirerai bien des conséquences; elle est la clef d'une infinité de lois.» Voir dans notre Introduction (p. 24) le développement de cette distinction.

Note [C24]: (p. 108). J.-J. Rousseau dit également dans le Contrat social (III, iii): «Le souverain peut en premier lieu soumettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la grande partie du peuple, en sorte qu'il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donnera à cette forme de gouvernement le nom de démocratie

Note [C25]: (p. 108). J.-J. Rousseau dit également que dans la démocratie «les citoyens sont souverains d'un côté et sujets de l'autre». (Contrat social, III, i).

Note [C26]: (p. 108). «La volonté du souverain est le souverain lui-même.» J.-J. Rousseau a développé cette idée dans le Contrat social. Pour lui la souveraineté est dans la volonté générale.

Note [C27]: (p. 109). «Le peuple est admirable.» C'était aussi l'opinion de Machiavel: «Que l'on compare, dit-il, un prince et un peuple dans le choix des magistrats. C'est une chose sur laquelle le peuple ne se trompe jamais; ou s'il se trompe, c'est bien moins souvent que ne ferait un petit nombre d'hommes ou un seul. L'exemple de Rome est admirable. Pendant plusieurs centaines d'années, il n'y eut peut-être pas quatre choix dont on eut à se repentir.» Machiavel prévoit l'objection que l'on peut tirer de l'exemple des républiques anarchiques et corrompues; mais il dit avec raison qu'il faut comparer les républiques corrompues aux princes corrompus, et les princes sages aux républiques sages. Dans ces limites «vous verrez toujours moins d'erreurs dans le peuple que dans le prince». (Discours sur Tite-Live, I, ch. lviii.)

Note [C28]: (p. 110). «Servius Tullius suivit, dans la composition de ces classes, l'esprit de l'aristocratie.» On s'occupe beaucoup de Servius Tullius au xviiie siècle. J.-J. Rousseau lui consacre un chapitre dans le Contrat social, et il emprunte cette observation à Montesquieu: «Des 193 centuries, dit-il, qui formaient les six classes de tout le peuple romain, la première classe en comprenait quatre-vingt-dix-huit: la voix ne se comptant que par centuries, cette seule première classe l'emportait en nombre de voix sur toutes les autres.» (IV, iv). Sur les réformes de Servius Tullius, voir l'Histoire romaine de Mommsen et celle de Duruy.

Note [C29]: (p. 111). «Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie.» Il n'est nullement vrai que le suffrage par le sort soit de la nature de la démocratie. La démocratie doit être éclairée et non aveugle. Le choix du peuple a pour objet de faire arriver les hommes de talent, et non d'établir au hasard une égalité brutale. Déjà, dans l'antiquité, le choix par le sort était l'objet de la critique des esprits éclairés: «Quelle folie, disait Socrate, qu'une fève décide du choix des chefs de la république, tandis qu'on ne tire au sort ni un architecte, ni un joueur de flûte.» (Xénophon, Mémorables, I, ii). Platon critique également le choix par le sort dans le Dialogue des Lois (l. VI).—Voir les Recherches sur le tirage au sort, par Fustel de Coulanges (Nouvelle revue historique des droits, 1870).

Note [C30]: (p. 112). «Les suffrages doivent être publics.» C'est encore une erreur de Montesquieu, de croire que le suffrage public est de l'essence de la démocratie. Au contraire, dans les temps modernes, plus les institutions sont devenues démocratiques, plus le suffrage secret a pris de prépondérance. Si tous les hommes étaient des héros, sans doute il serait rationnel qu'ils déclarassent hautement leurs choix; mais comme dans le fait le plus grand nombre est dans la dépendance du plus petit nombre, la publicité détruirait toute liberté des suffrages. Au moins en est-il ainsi pour les votes dans les élections. Quant aux votes des représentants dans le Parlement, il n'en est pas de même. Par cela seul qu'ils sont des représentants, il importe, sauf exception, que leurs résolutions soient connues de ceux qui les nomment. Aussi le vote secret a-t-il très rarement lieu dans nos assemblées législatives.

Note [C31]: (p. 112). «C'est une loi fondamentale de la démocratie que le peuple seul fasse des lois.»

C'est encore là une opinion très contestable. Montesquieu n'a parlé de la démocratie qu'au point de vue des républiques de l'antiquité, primitivement resserrées dans une seule ville, et qui, en s'étendant, ne faisaient que des sujets, sans augmenter le nombre des souverains. Or, le régime de la démocratie ancienne était celui du gouvernement direct, c'est-à-dire du gouvernement immédiat du peuple, qui était chargé en corps de la puissance législative, et même souvent, au moins en partie, de la puissance exécutive et judiciaire. Montesquieu ne connaît pas le régime représentatif qui s'applique aujourd'hui dans la démocratie aussi bien que dans la monarchie. Il est même probable que lorsque Montesquieu a écrit ses premiers livres, il ne connaissait pas encore le gouvernement anglais, par conséquent, ni le principe de la représentation, ni celui de la séparation des pouvoirs. Enfin, quand il connut la théorie des deux chambres, il crut que cette théorie n'était applicable qu'au gouvernement mixte composé de monarchie d'aristocratie et de démocratie, comme était alors le gouvernement anglais. Depuis, on a reconnu que le partage du pouvoir législatif en deux assemblées n'avait rien de contraire au principe de la démocratie, et par conséquent qu'il n'est pas juste que «le peuple seul fasse des lois,» si ce n'est en tant que souverain; mais il peut transmettre son pouvoir législatif à la fois à la Chambre populaire et au Sénat, comme cela a lieu dans la Constitution de 1875.

Note [C32]: (p. 113). «Ce sera une chose heureuse dans l'aristocratie si par quelque voie indirecte, on fait sortir le peuple de son anéantissement.»

C'est une vue très juste de Montesquieu, que, quelle que soit la forme du gouvernement, il faut essayer de faire une part à l'élément social qui est plus ou moins exclu par cette forme. C'est ainsi que la royauté, en France, faisait une part si large au tiers état dans la distribution des hautes fonctions que Saint-Simon a pu dire de Louis XIV, que son règne avait été un règne de vile bourgeoisie. C'est ainsi que l'aristocratie anglaise a toujours été largement ouverte aux membres de la bourgeoisie. Aristote disait dans le même sens: «Bien des institutions en apparence démocratiques sont précisément celles qui ruinent la démocratie; bien des institutions en apparence oligarchiques détruisent l'oligarchie. Dans les démocraties, les démagogues, par leurs attaques continuelles contre les riches, divisent toujours la cité en deux camps, tandis qu'ils devraient ne paraître préoccupés que de l'intérêt des riches; de même dans les oligarchies, le gouvernement ne devrait paraître avoir en vue que l'intérêt du peuple.» (Politique, l. VIII, c. vii.)

Note [C33]: (p. 114). «Telle était Rome avec ses dictateurs.» J.-J. Rousseau pense également que la «dictature» est quelquefois nécessaire dans un pays libre. «L'inflexibilité des lois, dit-il, qui les empêche de se plier aux événements peut, en certains cas, les rendre pernicieuses et causer par elles la perte de l'État dans une crise. L'ordre et la lenteur des formes demandent un espace de temps que les circonstances refusent quelquefois. Il peut se présenter mille cas auxquels le législateur n'a point pourvu.» (Contrat social, IV, vi). Il ne faut point abuser de ces principes; mais il est certain qu'il y a des cas extrêmes où la concentration du pouvoir est nécessaire; mais dans ce cas, comme dit Montesquieu, il faut compenser «la grandeur de la puissance par la brièveté de la durée». Dans nos constitutions modernes, on ne prévoit pas la nécessité d'une dictature: ce serait en quelque sorte l'encourager et la provoquer d'avance. C'est toujours sous le coup des circonstances que le pouvoir légal se réserve de décréter telle ou telle suspension des formalités légales.

Note [C34]: (p. 115). «Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite.» C'est ce qui a fait la grandeur de l'aristocratie anglaise, qui, en s'élargissant sans cesse dans le sens populaire, a su conserver la confiance et le respect du peuple.

Note [C35]: (p. 116). «Les pouvoirs intermédiaires constituent la nature du gouvernement monarchique.» C'est là une des grandes vues de Montesquieu. Là où la royauté ne s'associe pas certains pouvoirs déterminés, qui concourent avec elle au gouvernement, elle dégénère en despotisme. Ces pouvoirs intermédiaires étaient par exemple dans l'ancienne monarchie les Parlements, la Noblesse et le Clergé, les Corps des villes; ces pouvoirs étaient subordonnés au pouvoir royal, mais servaient dans une certaine mesure à le contenir. A mesure que la royauté a abaissé ces pouvoirs, elle est devenue un gouvernement arbitraire qui s'affaiblissait lui-même en affaiblissant ses auxiliaires naturels. Il n'y eut plus alors qu'à choisir entre «l'état despotique et l'état populaire»; et l'état despotique étant devenu impossible par l'impuissance même du pouvoir, c'est ainsi que la société française a passé de la monarchie à la démocratie. On voit que la Révolution française n'a été que la conséquence logique de cette révolution continue que les rois ont opérée en France du xve au xviiie siècle, en détruisant tous les pouvoirs intermédiaires.

Note [C36]: (p. 116). «Point de monarque, point de noblesse; Point de noblesse, point de monarque.» A propos de cette maxime de la monarchie, Voltaire, dans son Commentaire, fait la remarque suivante: «Cette maxime fait souvenir de l'infortuné Charles Ier qui disait: point d'évêques, point de monarque. Notre grand Henri IV aurait pu dire à la faction des Seize: Point de noblesse, point de monarque.» Puis il ajoute: «J'aurais désiré que l'auteur nous eût appris clairement pourquoi la noblesse est l'essence du gouvernement monarchique.» Mais Montesquieu ne dit pas qu'elle est l'essence de ce gouvernement, mais seulement qu'elle entre dans cette essence, et il nous semble qu'il l'explique, en disant que sans noblesse il y a despotisme et non monarchie. La noblesse est un de ces «canaux moyens par où coule la puissance». Sans ce secours, et d'autres encore (clergé, villes, parlements), il n'y a plus que «la volonté momentanée et capricieuse d'un seul».

Note [C37]: (p. 116). «Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé et des villes, vous aurez ou un État despotique, ou bien un État populaire.»

Cette maxime est justifiée par l'histoire de la monarchie française. La royauté ayant successivement détruit le pouvoir féodal des grands seigneurs, les libertés des communes et l'autorité du Parlement, est devenue monarchie absolue, et elle-même, succombant à son tour par ses excès, n'a laissé de place qu'à l'État populaire.

Note [C38]: (p. 117). «Comme la mer...» A l'occasion de cette phrase, Voltaire nous dit: «Voilà donc, poétiquement parlant, l'Océan qui est monarque ou despote. Ce n'est pas là le style d'un législateur. Mais assurément ce n'est ni de l'herbe ni du gravier qui cause le reflux de la mer, c'est la loi de la gravitation; et je ne sais si la comparaison des larmes du peuple avec du gravier est bien juste.»

Note [C39]: (p. 117). «Les Anglais ont ôté toutes les puissances intermédiaires...» Voltaire fait encore ici observer avec raison que la pensée n'est pas juste: «Les Anglais, dit-il, ont rendu plus légal le pouvoir des seigneurs spirituels et temporels et augmenté celui des communes.» Ce n'était pas là détruire les pouvoirs intermédiaires. Ce n'est pas ainsi que Montesquieu lui-même juge la Constitution anglaise au l. XI de l'Esprit des lois. C'est pourquoi je conjecture qu'il ne connaissait pas encore bien cette Constitution lorsqu'il a écrit ces premiers livres.

Note [C40]: (p. 117). «Il faut encore un dépôt de lois.» Ce corps politique qui devait être «le dépôt des lois, qui annonce les lois quand elles sont faites et les rappelle quand on les oublie», n'est autre que le Parlement. On voit que Montesquieu était partisan des doctrines parlementaires qui avaient essayé de s'établir à l'époque de la Fronde. Machiavel déjà, aux xve et xvie siècles, avait montré le caractère original du gouvernement français qui était alors une monarchie tempérée par les Parlements: «La France, disait-il, tient le premier rang parmi les pays bien gouvernés. Une des institutions qu'on y remarque est, sans contredit, celle du Parlement dont l'objet est de veiller à la sûreté du gouvernement et à la liberté du sujet. Les auteurs de cette institution, connaissant d'un côté l'insolence et l'ambition des nobles, de l'autre les excès du peuple, ont cherché à contenir les uns et les autres.» (Le Prince, ch. xix.)

Note [C41]: (p. 118). Voltaire reproche encore à Montesquieu d'avoir établi trop de différence entre la monarchie et le despotisme: «Ce sont, dit-il, deux frères qui ont tant de ressemblance qu'on les prend souvent l'un pour l'autre. Avouons que ce furent de tout temps deux gros chats à qui les rats essayèrent de pendre une sonnette au cou.» Il est certain que le despotisme n'est pas une forme de gouvernement, mais un abus de gouvernement. A ce titre, il est l'abus de toutes les formes en général; car il peut y avoir une tyrannie démocratique et une tyrannie aristocratique, comme un despotisme monarchique. Ce que Montesquieu appelle le despotisme, c'est la forme des monarchies d'Orient; mais il y a peut-être plutôt là une différence de civilisation qu'une différence essentielle.

Note [C42]: (p. 119). Sur la distinction de la nature et du principe du gouvernement, voir notre Introduction (p. 15).

Note [C43]: (p. 120). «Il ne faut pas beaucoup de probité.» Cette maxime est exprimée sous une forme qui paraît un peu épigrammatique; et cependant elle est fondée. Il est évident que dans un pays libre, où le peuple fait la loi, où il est la source de toutes les magistratures, il est moins contenu que sous le gouvernement d'un seul. Il faut donc qu'il fasse de lui-même ce qu'il ferait par crainte ou par obéissance dans le gouvernement monarchique; en un mot, il faut qu'il remplace l'autorité des lois par celle de la vertu. C'est ce qui fait que le gouvernement républicain est le plus difficile de tous à faire réussir, mais aussi le plus noble de tous quand il réussit.

Note [C44]: (p. 120). Sur ce principe que «la vertu est le principe des démocraties», voir notre Introduction (p. 29). Cette doctrine est aussi celle d'Aristote; mais il l'applique à l'État en général: «Une conséquence, c'est que l'État le plus parfait est en même temps heureux et prospère. Or il est impossible d'être heureux quand on ne fait pas le bien, et le bien n'est jamais possible ni pour un homme ni pour un État sans la vertu et la raison... Concluons que la vie parfaite et pour l'individu et pour l'État en général est celle qui joint à la vertu assez de biens extérieurs pour pouvoir faire ce que la vertu commande... Si on estime l'individu surtout pour la vertu, on regardera l'État le plus vertueux comme le plus heureux... Il faut donc que le meilleur gouvernement soit celui dont la constitution est telle que chaque citoyen puisse être vertueux et vivre heureux.»

Note [C45]: (p. 121). «Les politiques grecs ne reconnaissaient d'autre force que celle de la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de richesses.»

Platon, dans le Gorgias, fait le même reproche aux politiques de son temps: «Ils ont agrandi l'État, dit-il, mais ils ne s'aperçoivent pas que cet agrandissement est une enflure, une tumeur pleine de corruption; et c'est là tout ce qu'ont fait les anciens politiques pour avoir rempli la république de ports, d'arsenaux, de murailles, de tributs et d'autres bagatelles, sans y joindre la tempérance et la justice.» (Gorgias).

Note [C46]: (p. 122). Voir également dans Platon la vive peinture des excès des gouvernements démocratiques. Il compare aussi les démagogues à des esclaves échappés: «Lorsqu'un État démocratique dévoré de la soif de la liberté trouve à sa tête de mauvais échansons, qui lui versent la liberté toute pure outre mesure et jusqu'à l'enivrer, alors si ceux qui gouvernent ne sont pas tout à fait complaisants et ne donnent pas au peuple de la liberté tant qu'il en veut, celui-ci les accuse et les châtie comme des traîtres et des partisans de l'oligarchie... Le père s'accoutume à traiter son enfant comme son égal, à le craindre même... Le maître craint et ménage ses disciples; ceux-ci se moquent de leur maître... En guerre, les jeunes gens veulent aller de pair avec les vieillards. Les vieillards de leur côté descendent aux manières des jeunes gens, et affectent le ton léger et badin... Les esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés... Il n'est pas jusqu'aux animaux qui ne soient là plus libres que partout ailleurs... Les chevaux et les ânes eux-mêmes, accoutumés à une allure fière et libre, s'en vont heurter ceux qu'ils rencontrent, si on ne leur cède le passage.»

Note [C47]: (p. 123). «La modération est donc l'âme de ces gouvernements.» Le principe de la modération est vague et assez faiblement choisi pour caractériser l'aristocratie. D'une part la modération convient à tous les gouvernements. Suivant Platon il ne faut dans un État quelconque ni trop de pouvoir, ni trop de liberté: «Si au lieu de donner à une chose ce qui lui suffit, on va beaucoup au delà, par exemple si on donne à un vaisseau de trop grandes voiles, au corps trop de nourriture, à l'âme trop d'autorité, tout se perd: le corps devient malade par excès d'embonpoint; l'âme tombe dans l'injustice, fille de la licence. Que veux-je dire par là? Qu'il n'est pas d'âme humaine qui soit capable de soutenir le poids du souverain pouvoir.» Platon rapporte également ce proverbe que, «souvent la moitié est plus que le tout». Et cela est vrai de la liberté comme du despotisme. La modération est donc, comme on le voit, de l'essence de tout gouvernement raisonnable. Il n'a rien qui caractérise expressément le gouvernement aristocratique.

Note [C48]: (p. 125). «L'ambition dans l'oisiveté...» Voltaire relève ce qu'il y a d'excessif dans le ton satirique de ce chapitre: «C'est une chose assez singulière que ces anciens lieux communs contre les princes et leurs courtisans soient toujours reçus d'eux avec complaisance comme les petits chiens qui jappent et qui amusent... Il en est de ces déclamations comme de la satire des femmes de Boileau; elle n'empêchait pas qu'il n'y eût des femmes très honnêtes et très respectables.» Voltaire a raison sans doute de critiquer le ton de la satire dans un ouvrage scientifique; mais lui-même parle ici un peu légèrement. Tous les publicistes ont reconnu que les nobles s'affaiblissent lorsqu'ils deviennent courtisans, et lorsqu'ils sont obligés de sacrifier leurs privilèges à la faveur du prince; seulement Montesquieu, en exagérant ici la corruption des cours, se rend très difficile à lui-même de prouver plus tard que le principe de la monarchie, c'est «l'honneur.» (Chap. vii.)

Note [C49]: (p. 125). «Le cardinal de Richelieu dans son Testament politique...» Le Testament politique de Richelieu a paru en 1668. Voltaire en a contesté l'authenticité; mais personne ne doute aujourd'hui que, sauf la question de rédaction, Richelieu n'en soit le véritable auteur.

Note [C50]: (p. 125). Montesquieu cite ici infidèlement le Testament du cardinal Richelieu. Voltaire, qui ne croit pas (quoique à tort) à l'authenticité du testament, restitue le texte ainsi qu'il suit: «Il faut qu'un magistrat ait l'âme d'une trempe bien forte, si elle ne se laisse quelquefois amollir par la considération de ses intérêts.»

Note [C51]: (p. 125). Sur le principe de l'honneur, voir notre Introduction, p. 31.

Note [C52]: (p. 126). «La nature de l'honneur est de demander des préférences et des distinctions.» Voltaire demande avec raison s'il n'en est pas de même dans le gouvernement républicain: «Les haches, les faisceaux, le triomphe valaient bien des rubans de toutes couleurs.» Cependant, toutes choses égales d'ailleurs, il y a plus de distinctions honorifiques dans les monarchies que dans les démocraties. Il y en a encore beaucoup dans notre république; mais cela tient à ce qu'elle est sortie de la monarchie. Il n'y en a pas, ou très peu, dans la république des États-Unis.

Note [C53]: (p. 128). Voltaire relève encore ici l'inexactitude de la citation; Ricaut dit seulement: «Il y a même de ces gens-là qui soutiennent que le grand seigneur peut se dispenser de promesses qu'il a faites avec serment, quand pour les accomplir il faut donner des bornes à son autorité.» Ricaut, dit Voltaire, ne parle ici que d'une secte «à morale relâchée. On dit que nous en avons eu chez nous de pareilles» (allusion à la morale des Jésuites). Voltaire ajoute que cette prétendue décision des cadis, que Montesquieu donne comme une preuve du despotisme des sultans, serait plutôt au contraire une preuve qu'il est soumis aux lois, puisqu'il serait obligé de consulter des docteurs pour se mettre au-dessus des lois. «Nous sommes voisins des Turcs et nous ne les connaissons pas.»

Note [C54]: (p. 129, dernière ligne). «Toute la différence est que...» Il est donc vrai que la différence de la monarchie et du despotisme n'est pas une différence d'essence, mais une différence de degré. Il ne fallait donc pas en faire un principe de classification. Il en est de même du reste entre la démocratie et la démagogie. Montesquieu n'a pourtant pas trouvé là le principe de deux gouvernements différents: seulement l'un est la corruption de l'autre. On s'expliquera beaucoup mieux que Montesquieu ait voulu faire du despotisme un gouvernement à part, si l'on réfléchit que ce qu'il avait surtout dans l'esprit, c'était de combattre les tendances qui entraînaient en France la monarchie vers le despotisme. Il fallait donc mettre en relief l'idée du despotisme, et combattre sous son nom les excès de la monarchie et en même temps se précautionner contre les risques de sa critique, en ayant bien soin de séparer la monarchie du despotisme.

Note [C55]: (p. 130). «Sans quoi le gouvernement serait imparfait.» Montesquieu n'a donc pas voulu prétendre qu'en fait il y a toujours eu de la vertu dans les républiques et de l'honneur dans la monarchie; mais que ce sont là les principes par lesquels ces gouvernements se conservent, et sans lesquels ils se perdent.

Note [C56]: (p. 130). «Les lois de l'éducation seront donc différentes...» Voltaire dit à ce propos: «J'ai vu des enfants de valets de chambre à qui on disait: M. le marquis songera à plaire au roi; j'ai ouï dire qu'à Venise les gouvernantes recommandent aux petits garçons de bien aimer la république; et que dans les sérails du Maroc et d'Alger, on crie: «Prenez garde au grand eunuque noir.»

Note [C57]: (p. 130). «Dans les républiques la vertu.» Comprenons toujours bien qu'il s'agit de la vertu politique (voir l'Avertissement, p. 99), c'est-à-dire l'amour de la liberté, le respect des lois et des magistrats, le sentiment de l'égalité: principes en effet sans lesquels le gouvernement républicain tombe en poussière. Il va sans dire que cette vertu politique ne peut aller non plus sans la vertu privée; et quoique celle-ci soit obligatoire sous tous les gouvernements, elle l'est plus encore dans le gouvernement républicain, parce que les citoyens y sont moins contenus par les lois; et en outre, parce que la république étant le plus noble des gouvernements lorsqu'elle est pure, il est du devoir des citoyens de ne pas l'altérer et la corrompre par les désordres que l'on reproche précisément aux autres gouvernements.

Note [C58]: (p. 131). «C'est lorsqu'on entre dans le monde que l'éducation commence.» En effet, dans l'ancien régime, l'éducation, toute scolastique, n'avait presque aucun rapport avec le monde dans lequel les jeunes gens allaient entrer; aujourd'hui on s'efforce davantage de mettre l'éducation en harmonie avec l'état social dans lequel nous sommes.

Note [C59]: (p. 131). «Non comme bonnes, mais comme belles.» Voilà en effet le vrai principe de l'honneur, et non pas, comme il le dit plus haut, «le préjugé de chaque personne et de chaque condition». Seulement il est vrai de dire que dans chaque condition, et selon la situation des personnes, il y a certaines actions qui paraissent particulièrement belles et honorables.

Note [C60]: (p. 132). «Dans les monarchies...» Tout ce portrait de la cour est charmant, plein de grâce et d'esprit, et peut être comparé aux meilleurs chapitres de La Bruyère. Seulement, n'est-ce pas là un de ces passages qui justifient plus ou moins le mot attribué à Mme Du Defant, sur le livre de Montesquieu: «Ce n'est pas l'Esprit des lois, c'est de l'esprit sur les lois.»

Note [C61]: (p. 134). Aristote ne dit pas précisément que l'esclave n'a pas de vertu. Mais il pose l'alternative suivante qui était le problème même de l'esclavage: «Des deux côtés, dit-il, il y a sujet de doute; si l'on suppose ces vertus aux esclaves, où sera leur différence avec les hommes libres? Si on les leur refuse, la chose ne sera pas moins absurde; car ils sont hommes et ont leur part de raison.» Pour résoudre la difficulté, Aristote ajoute: «Le maître est l'origine de la vertu de son esclave.» (Politique, l. Ier.)

Note [C62]: (p. 135). «Nos petites âmes.» Toujours le ton de la satire. Il ne faut pas s'exagérer l'héroïsme de l'antiquité vu à distance. En fait, l'histoire de France peut citer des exemples semblables; et les Du Guesclin, les Bayard, les Jeanne d'Arc, les L'Hôpital, les Catinat, les d'Assas, les Latour-d'Auvergne valent bien, après tout, les Léonidas et les Thémistocle.

Note [C63]: (p. 135). «C'est dans le gouvernement républicain...» Aussi voit-on que dans les républiques, les États-Unis, la Suisse, les intérêts de l'éducation sont placés au premier rang. C'est en vertu de la même loi que la France, depuis qu'elle est en république, a donné le pas sur tous les autres problèmes politiques aux questions d'éducation. Le ministère de l'instruction publique est devenu l'un des premiers ministères, et a même joui du privilège de fournir un président du conseil: ce qui n'était jamais arrivé auparavant.

Note [C64]: (p. 136). «Les Sévarambes...» C'est le nom d'un peuple imaginaire dans une espèce de roman politique ainsi intitulé, et dont l'auteur est Vairasse d'Alais. (Voir t. V des Voyages extraordinaires.)

Note [C65]: (p. 137). A propos du larcin permis et presque recommandé à Lacédémone, Rollin fait des observations très judicieuses: «Plutarque, qui rapporte cette coutume, dans la Vie de Lycurgue, dans les Mœurs des Lacédémoniens, et en plusieurs autres endroits, n'y donne jamais le moindre signe d'improbation; et je ne me souviens pas qu'aucun des anciens en ait fait un crime aux Lacédémoniens et à Lycurgue. D'où peut donc être venu le jugement peu favorable des modernes, si ce n'est qu'ils ne prennent pas la peine d'en peser les circonstances et d'en pénétrer les motifs? 1º les jeunes gens ne faisaient ces larcins que dans un temps marqué, par ordre de leur commandant et en vertu de la loi; ils ne volaient jamais que des légumes et des vivres, comme supplément au peu de nourriture qu'on leur donnait exprès en petite quantité; 2º le législateur avait pour but de rendre les possesseurs plus vigilants à serrer et à garder leurs biens; d'inspirer aux jeunes gens tous destinés à la guerre plus de hardiesse et plus d'adresse, et surtout de leur apprendre à vivre de peu, à pourvoir eux-mêmes à leur subsistance.» (Rollin, Traité des études, t. III, 2e partie.)

Note [C66]: (p. 137). Sur les institutions de Lycurgue, voir l'Histoire de la Grèce, de Grote (2e partie, ch. VI). Rien de plus obscur que les renseignements que nous avons sur Lycurgue. Les plus anciens (ce sont ceux d'Hérodote) sont encore postérieurs de quatre siècles à l'époque de Lycurgue.

Note [C67]: (p. 137). G. Penn, fondateur de la première colonie américaine, appelée de son nom Pensylvanie. Ce rapprochement de Penn avec Lycurgue est tout à fait arbitraire, et Voltaire a grande raison de dire: «Je ne sais rien de plus contraire à Lycurgue qu'un législateur et un peuple qui ont toute guerre en horreur.» Penn et ses compagnons étaient en effet Quakers, c'est-à-dire appartenaient à une secte à qui le service militaire est interdit. On ne peut guère moins ressembler aux Spartiates.

Note [C68]: (p. 137). «... à la Société», c'est-à-dire à la société des Jésuites. Le Paraguay, en effet, a été gouverné pendant plus d'un siècle par les Jésuites qui y avaient introduit une sorte de monarchie paternelle, avec la communauté des biens. Ce régime dans un peuple d'enfants avait eu, paraît-il, de très bons résultats. Il faut savoir gré aux Jésuites, comme le fait Montesquieu, d'avoir apporté la charité et l'humanité dans le gouvernement des Indiens si atrocement opprimés par les Espagnols. Mais il ne faut pas conclure de ce gouvernement d'enfants que la communauté soit un régime praticable et souhaitable dans un pays civilisé.

Note [C69]: (p. 139). «Ces sortes d'institutions peuvent convenir dans les républiques.» On s'étonne que Montesquieu parle sérieusement, comme d'une chose possible dans les temps modernes, de la communauté des biens, de la proscription de l'argent, de la séparation d'un peuple avec les étrangers, enfin des monopoles du commerce entre les mains du magistrat. Ce sont là des institutions et des lois qui, en supposant même qu'elles aient existé réellement telles qu'on les rapporte, n'ont pu s'appliquer qu'à un état rudimentaire de la société. Elles sont d'ailleurs contraires à toute liberté et à tout développement de la civilisation.

Note [C70]: (p. 139). «Mais dans les grandes sociétés...» Montesquieu, après avoir approuvé les institutions dont il vient de parler, fait ici de sages réserves; mais c'est à tort qu'il attribue à la corruption l'abandon de tels usages, et qu'il voit dans ces usages une conséquence de la vertu dans les républiques. Ce sont ces fausses idées qui, dans la Révolution française, ont inspiré les doctrines jacobines, c'est-à-dire la prétention d'imposer par la terreur la vertu et l'égalité.

Note [C71]: (p. 141). «On était donc fort embarrassé dans les républiques grecques.» Montesquieu explique ingénieusement le rôle de la musique dans les républiques grecques. Au reste Platon donne une explication assez analogue. L'éducation, suivant lui, comprend deux parties. On considère à tort suivant lui la musique comme devant former l'âme, et la gymnastique le corps. La seule chose importante est l'âme. La gymnastique avait l'âme pour objet, de même que la musique; mais elles la forment différemment. Elles lui procurent ces qualités contraires dont l'homme d'État doit composer un solide et moelleux tissu. Ainsi que le fer s'adoucit au feu, le dur courage se plaît et s'assouplit par l'effet de la poésie, des beaux airs, des harmonies et des proportions. La gymnastique, au contraire, lui donne le sentiment de ses forces, le courage et l'énergie. (Platon, République, l. IV.)

Note [C72]: (p. 142). «Un mode à un autre...» Voir dans Platon l'analyse qu'il fait des différents modes musicaux.—«Quelles sont les harmonies plaintives? Dis-le moi, car tu es musicien.—C'est la lydienne mixte et l'orgue.—Et quelles sont les harmonies molles et usitées dans les festins?—L'ionienne et la lydienne, qu'on appelle harmonies lâches.—Peuvent-elles être de quelque utilité à la guerre?—D'aucune; ainsi il pourrait bien ne rester que les harmonies phrygienne et dorienne... Ces deux modes d'harmonie, l'un énergique, l'autre d'un mouvement tranquille, qui imiteront les accents de l'homme courageux et sage, malheureux ou heureux, voilà ce qu'il faut nous laisser.» (Platon, Républ., l. III.)

Note [C73]: (p. 143). «D'une réaction.» Montesquieu veut dire que le principe du gouvernement exerce une action sur les lois du législateur, et que ces lois à leur tour exercent leur action sur le principe du gouvernement. Il y a donc, comme en mécanique, action et réaction.

Note [C74]: (p. 143). «La vertu dans une république...» Nous avons dit déjà plusieurs fois quel sens Montesquieu attache au mot vertu; ce n'est pas la vertu privée, mais la vertu publique: ce n'est pas seulement l'amour de la patrie; c'est l'amour de l'État, et de la forme du gouvernement, par conséquent l'amour de la république dans «une république». Seulement on peut se demander s'il n'en est pas de même dans une monarchie, et si un royaume où les sujets n'aimeraient pas la royauté pourrait subsister. En France, sous l'ancien régime, les sujets aimaient le roi; et il a fallu une suite de fautes inouïes pour déraciner ce sentiment.

Note [C75]: (p. 143). «Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières.» Montesquieu se représente toujours la république sous la forme des institutions antiques: lois somptuaires, censure des mœurs, frugalité imposée par la loi, en un mot quelque chose de semblable à un couvent. Aussi dit-il: «Pourquoi les moines aiment-ils leur ordre?» Mais il n'en est pas ainsi dans les républiques modernes, dont le principe est la liberté. La liberté, bien loin de s'opposer à la satisfaction des passions, semble au contraire la favoriser. Mais le principe de Montesquieu n'en est que plus évident et plus obligatoire; en effet, si cette liberté de l'individu n'est pas contenue et compensée par l'amour de la patrie et des lois, par le respect du droit, par le sentiment de la justice, la république ne peut que tomber dans la corruption, et devient une proie à la tyrannie.

Note [C76]: (p. 144). «L'amour de la frugalité...» On voit que Montesquieu associe toujours l'idée de frugalité à celle de république ou du moins de démocratie. Il n'admet que le nécessaire pour chaque citoyen, et le superflu pour l'État; autrement «les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui; elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir». C'est une grande erreur de Montesquieu de ne pas comprendre l'égalité civile et politique sans l'égalité des fortunes: c'est là le principe funeste du socialisme moderne.

Note [C77]: (p. 144). «De gens médiocres.» C'est encore une erreur de Montesquieu de croire que la démocratie ne doit aspirer qu'à la médiocrité des talents et des fortunes. Ce serait un pauvre gouvernement que celui qui ne pourrait vivre que par la médiocrité des talents. Quant à celle des fortunes, elle ne pourrait être obtenue que par des mesures arbitraires qui auraient pour résultat non pas une aisance médiocre, commune à tous, mais une misère générale.

Note [C78]: (p. 145). «Les lois ont établi l'une et l'autre.» On voit encore que pour Montesquieu les lois doivent établir la frugalité: toujours même erreur. De quel droit l'État imposerait-il à chacun la mesure de ses jouissances, en tant qu'elles ne nuisent pas à autrui? Montesquieu, comme les législateurs antiques, ignore entièrement le droit de l'individu. Ce serait d'ailleurs, dans nos sociétés modernes, rendre la démocratie impossible que de l'associer à la proscription du luxe et des jouissances délicates de la vie. L'exemple de la Suisse et des États-Unis prouve bien que la démocratie peut très bien coexister avec l'inégalité des fortunes.

Note [C79]: (p. 146). «Partagèrent les terres comme Lycurgue.» C'est une grande erreur historique, d'après les recherches savantes de M. Fustel de Coulanges, de croire que Lycurgue a établi le partage des terres. (Voir Fustel, De la communauté à Sparte, Comptes rendus de l'Académie des sciences morales, 1880.)

Note [C80]: (p. 146). «Il faut donc que l'on règle...» Malgré toute notre admiration pour Montesquieu, nous devons cependant faire remarquer combien tout cela est erroné et dangereux. Ainsi tout serait réglé par la loi (bien entendu dans un sens restrictif et prohibitif): les dots, les donations, les testaments et toutes les manières de contracter; rien de plus contraire au droit de propriété, à la liberté du travail et des échanges, enfin à tous les principes de l'économie politique. Disons, pour expliquer l'erreur de Montesquieu, qu'il a écrit ces pages avant que les grands économistes Ad. Smith et Turgot eussent établi les vrais principes.

Note [C81]: (p. 146). «C'était donc une bonne loi.» Nous ne rechercherons pas, au point de vue historique, si toutes ces lois que Montesquieu approuve étaient bonnes, eu égard aux institutions des républiques anciennes. Nous nous contenterons de dire que de telles lois ou des lois semblables ne sont nullement nécessaires dans toutes les démocraties; et qu'en général elles sont contraires à l'esprit de la démocratie moderne.

Note [C82]: (p. 147). «Silanus qui avait épousé sa sœur.» Le fait est fort douteux; Montesquieu exagère ici beaucoup la portée d'un texte de Senèque.

Note [C83]: (p. 148). «Phaléas de Chalcédoine...» Aristote dans sa Politique, l. II, ch. IV, expose et réfute le système de Phaléas. «Les bases de l'État, selon celui-ci, étaient l'égalité des biens et l'égalité d'éducation.» «Il ne suffit pas, dit Aristote, de rendre les fortunes égales; il faut leur donner de justes proportions: le point important c'est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés... Et cette éducation, que sera-t-elle? Ce n'est rien que de l'avoir faite la même pour tous... Les révolutions naissent aussi bien de l'inégalité des hommes que de l'inégalité des fortunes... C'est le superflu et non le nécessaire qui fait commettre les grands crimes. On n'usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l'intempérie de l'air... Phaléas ne dit mot ni de l'organisation militaire, ni des finances publiques... Il a tort aussi d'appeler égalité de fortune, l'égale répartition des terres: car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l'argent et toutes les propriétés que l'on appelle mobilières.»

Note [C84]: (p. 149). «Toute inégalité dans la démocratie doit être tirée de la nature de la démocratie.» Rien de plus vrai que ce principe; il prouve que l'inégalité n'est nullement contraire en elle-même au principe de la démocratie. Ce que la démocratie condamne et exclut, c'est l'inégalité de privilège fondée par la loi; par exemple, si la loi exempte des impôts certaines classes de citoyens pour les faire porter sur les autres, ou si elle interdit aux uns les emplois et les grades qu'elle réserve aux autres. Mais l'inégalité résultant du libre emploi des facultés individuelles, l'inégalité de mérite, l'inégalité de fonctions, l'inégalité même des propriétés résultant du droit égal de chacun d'user de son industrie sont des inégalités qui n'ont rien de contraire à l'égalité; et c'est le mérite de la démocratie de substituer les inégalités naturelles aux inégalités artificielles.

Note [C85]: (p. 149). «Il faut qu'elles soient petites.» C'est toujours la même erreur. La loi n'a pas à faire que les parts soient petites: elle n'a qu'à assurer la liberté de la propriété et des échanges. Sans doute par là même, la propriété tend à se diviser et à se réduire à de petites portions; mais ce n'est que la conséquence de la liberté. En outre, dans la démocratie moderne on arrive au même résultat par une autre voie: c'est l'égalité des partages dans les successions: mais cette égalité n'est encore que la suppression d'une inégalité artificielle, celle du droit d'aînesse. C'est la suppression d'un privilège, et non la violation d'un droit ou d'une liberté.

Note [C86]: (p. 149). «... lorsque la démocratie est fondée sur le commerce.» Montesquieu s'aperçoit tout à coup d'une grave objection à son système. Comment, dans un gouvernement fondé sur le commerce, peut-on établir ce régime égalitaire et frugalitaire dont il fait la base des républiques? Il répond en disant que l'esprit de commerce entraîne avec lui l'esprit d'économie et de travail, et que dans ce cas «les richesses n'ont aucun mauvais effet». Mais c'est par là qu'il fallait commencer. Sans doute l'excès des exclusions et de l'inégalité peut amener la corruption et détruire l'égalité même. Mais ces désordres ne peuvent être combattus que par l'éducation et par la vertu des citoyens, et non par des lois restrictives du travail et de la propriété.

Note [C87]: (p. 150). «Le fassent eux-mêmes.» C'est-à-dire qu'il faut détruire les monopoles, et surtout les monopoles par l'État. D'ailleurs pourquoi dire: les principaux citoyens? Pourquoi pas tous, ou du moins ceux qui le peuvent?

Note [C88]: (p. 150). «Divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit.» Très bien s'il s'agit de la division qui résulte de l'abolition des privilèges et des monopoles; mais non d'une division qui reviendrait à un partage égalitaire de fortunes.

Note [C89]: (p. 150). «C'est une très bonne loi...» Cette loi du partage égal des enfants dans la succession des parents est devenue la loi fondamentale de notre droit civil, et est en effet la base d'une démocratie. Cependant notre système laisse encore sous le nom de quotité disponible une part libre au père de famille. On remarque que plus les républiques sont démocratiques, plus cette part est petite. Dans notre code, cette part est égale à une part d'enfant.

Note [C90]: (p. 150). «Chacun doit l'avoir.» Ce principe est dangereux: car si l'État impose à chaque citoyen l'obligation d'avoir le nécessaire, il s'engage par là même à lui fournir les moyens de l'acquérir, ce qui conduit tout droit à ce qu'on appelle «le droit au travail», principe qui ferait de l'État le pourvoyeur universel.

Note [C91]: (p. 150). «On ne peut pas toujours établir un partage égal.» Montesquieu reconnaît ici lui-même que dans la démocratie l'égalité de partage n'est pas toujours nécessaire ni possible: en quoi il a raison; mais il a tort de dire que le partage doit avoir alors des équivalents. Les institutions dont il va parler peuvent être bonnes, mais elles sont alors bonnes en elles-mêmes et non comme équivalents d'un partage illégitime.

Note [C92]: (p. 151). «Le simulacre des dieux.» Il est difficile d'admettre que les sénateurs doivent être les simulacres des dieux; et il est douteux qu'il en ait jamais été ainsi. En tout cas, ce serait un principe qui serait beaucoup plus propre à une aristocratie qu'à une démocratie.

Note [C93]: (p. 151). «Les institutions anciennes.» Il faut tenir grand compte des coutumes anciennes. Les sociétés vivent de traditions. Les générations doivent être soudées ensemble par des mœurs persistantes et des institutions durables. Tout cela est vrai; mais il ne faut pas oublier cependant que l'humanité est une espèce mobile et changeante, que c'est là même ce qui la distingue des autres espèces animales. Elle est perfectible, et la perfectibilité implique le changement. Il y a donc une juste mesure à tenir entre la persistance absolue aux anciens usages et «une démangeaison d'innover», comme dit Bossuet, qui ne laisse rien mûrir et fructifier. C'est au Sénat dans les républiques, à trouver cette mesure; mais il faut pour cela qu'il ne soit pas tellement attaché aux institutions anciennes qu'il s'oppose absolument à tout changement. Il est l'organe du progrès prévoyant et sage, et non de l'immobilité absolue.

Note [C94]: (p. 152). «Ils doivent être choisis pour la vie.» On peut douter qu'un sénat à vie soit de l'essence d'une démocratie. Nous avons eu pendant quelques années un quart du sénat inamovible; peut-être était-ce une bonne institution, et aurait-on dû la garder: c'était le maintien de la tradition; mais personne n'a jamais demandé que le sénat tout entier fût inamovible; et ce serait là une institution beaucoup plus aristocratique que démocratique. Il est vrai que Montesquieu parle d'un sénat fait pour être «la règle des mœurs», et dont les membres doivent être «des modèles perpétuels», conception qui pouvait avoir sa raison d'être dans les États antiques, petites républiques qui n'étaient qu'une extension de la famille, mais qui n'ont plus guère d'applications. Les sénats de nos jours sont faits «pour préparer les affaires».

Note [C95]: (p. 152). «Lacédémone.» Montesquieu oublie qu'il s'agit ici des lois de la démocratie: or Lacédémone était plutôt une aristocratie. L'opposition que Xénophon établit ici entre Lacédémone et Athènes est précisément l'opposition de l'aristocratie à la démocratie.

Note [C96]: (p. 153). «Droit de vie et de mort sur leurs enfants.» Il est étrange que Montesquieu approuve un droit aussi exorbitant. Il se place trop au point de vue politique, et pas assez au point de vue du droit naturel.

Note [C97]: (p. 153). «Mais cela n'est pas de l'esprit de la monarchie.» On peut dire que ce n'est pas davantage de l'esprit d'une démocratie éclairée. On peut sans doute demander que la majorité civile ne soit pas fixée trop tôt; mais il faut qu'à un moment le citoyen puisse arriver à l'émancipation et avoir la libre disposition de ses biens. Montesquieu n'oublie qu'une chose dans son plan de la démocratie: c'est la liberté.

Note [C98]: (p. 154). «L'esprit de modération est ce qu'on appelle la vertu dans l'aristocratie.» L'esprit de modération est de tous les gouvernements: il est même peut-être plus nécessaire au gouvernement démocratique qu'à tout autre.

Note [C99]: (p. 154). «Il oublie sa faiblesse.» Un meilleur moyen encore, c'est celui qu'emploie l'aristocratie anglaise: c'est d'ouvrir ses rangs aux citoyens distingués et d'avoir autant de considération pour les nouveaux nobles qui se sont élevés par leur mérite que pour ceux qui doivent leur noblesse à leur naissance.

Note [C100]: (p. 156). «Il faut qu'elles soient un tribun elles-mêmes.» Cette pensée est très belle et peut s'appliquer dans tous les gouvernements. Elle signifie que les lois doivent garantir les droits des citoyens, sans avoir besoin d'une institution spéciale comme celle du tribunat.

Note [C101]: (p. 156). «Ce gouvernement a besoin de ressorts violents.» Il est douteux qu'une aristocratie raisonnable ait besoin de ressorts aussi violents que la délation, ou que le gouvernement des inquisiteurs de Venise. Les éphores à Sparte étaient tout autre chose, et ressemblaient plutôt à des tribuns qu'à des inquisiteurs.

Note [C102]: (p. 157). Il est encore bien difficile d'admettre cette assimilation des inquisiteurs d'État de Venise avec les censeurs romains. A Venise, l'inquisition était secrète; à Rome, la censure était publique. D'ailleurs, l'inquisition de Venise était beaucoup plus politique que morale.

Note [C103]: (p. 158). Il semble que le droit d'aînesse soit au contraire essentiel aux aristocraties. On le voit par l'exemple de l'Angleterre. Il est vrai que l'Angleterre est une monarchie.

Note [C104]: (p. 158). «Enfin il ne faut point...» Le principe général développé par Montesquieu, dans ce chapitre, c'est que dans l'aristocratie le principe d'égalité doit s'appliquer aux nobles pris ensemble, comme dans la démocratie il s'applique à tous. Nous ne savons si, dans la pratique, il en a toujours été ainsi. A Venise, il y avait trois institutions: à la base, le grand conseil, qui était la base démocratique de la constitution, et qui se composait de l'assemblée générale des nobles; au centre, le sénat, composé de 300 membres; au sommet, le conseil des Dix; or ces deux derniers corps avaient fini par annihiler le grand conseil.

Note [C105]: Substitutions (p. 158). On appelle ainsi, en jurisprudence, la disposition par laquelle on appelle successivement deux ou plusieurs héritiers, pour que celui qu'on a institué le premier ne puisse pas aliéner les biens sujets à la substitution.

Note [C106]: Retrait lignager (p. 158). On appelle retrait, en jurisprudence, l'acte de retirer, ou de reprendre un héritage qui avait été vendu, en en restituant, bien entendu, le prix. Il est lignager, c'est-à-dire que ce domaine appartient au lignage ou à la famille qui use de ce droit.

Note [C107]: (p. 159). «Il l'aurait eu dans la tête.» Cette opinion de Montesquieu sur le cardinal de Richelieu était celle des parlementaires, c'est-à-dire des partisans des parlements, qui eussent voulu limiter et tempérer le pouvoir monarchique par les prérogatives des corps judiciaires. Ce fut l'opinion de la Fronde, que le cardinal de Retz exprime en termes aussi forts que Montesquieu: «Il a formé, dit-il, en parlant de Richelieu, dans la plus légitime des monarchies, la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait jamais asservi un État.»

Note [C108]: (p. 159). «Les corps qui ont le dépôt des lois...» Il est évident, par ce passage et par le suivant, que Montesquieu n'admettait d'autres limites au pouvoir absolu des rois que celle des parlements. Il est à remarquer que, pas une seule fois, il ne fait allusion aux États généraux qui eussent été la vraie représentation de la nation, s'ils n'étaient pas tombés en désuétude par l'oubli commun de la royauté et des parlements.

Note [C109]: (p. 162). «Pas de gloire.» Ce chapitre est court, dit Voltaire, est-il plus vrai? On ne peut, ce me semble, refuser la magnanimité à un guerrier juste, généreux, clément, libéral. Je sais trois grands vizirs Kiuperli qui ont eu ces qualités. Si celui qui prit Candie assiégée pendant des années, n'a pas encore la célébrité des héros du siège de Troie, il avait plus de vertu et sera plus estimé des vrais connaisseurs qu'un Diomède et qu'un Ulysse. Le grand vizir Ibrahim qui, dans la dernière révolution, s'est sacrifié pour conserver l'empire à son maître Achmet III, et qui a attendu à genoux la mort pendant six heures avait, certes, de la magnanimité.

Note [C110]: (p. 162). «Voilà le gouvernement despotique.» Cette brièveté de chapitre est, il faut le dire, une petite affectation de Montesquieu, pour faire valoir le trait qu'il décoche contre le despotisme. Voltaire dit que ce trait est un proverbe espagnol: «Élaguer sans abattre.» Cependant il signale encore une autre source; c'est un passage tiré des Lettres édifiantes, dans lequel un jésuite nommé Marest dit en parlant des naturels de la Louisiane: «Nos sauvages ne sont pas accoutumés à cueillir les fruits aux arbres. Ils croient faire mieux d'abattre l'arbre même.» Voltaire met en doute l'exactitude des faits: «Il n'y a, dit-il, sauvage si sauvage qui ne s'aperçoive qu'un pommier coupé ne porte plus de pommes. Mais le jésuite Marest a cru dire un bon mot.»

Note [C111]: (p. 164). «On a cassé les grands corps de troupes.» Dans les gouvernements despotiques, le souverain est à la merci de ses soldats. Aussi a-t-on vu plusieurs fois le pouvoir essayer de s'affranchir par la destruction et le massacre même des corps privilégiés, devenus les véritables maîtres de l'État. C'est ainsi que Pierre le Grand, en Russie, a détruit la milice des Strélitz; le sultan Mahmoud, en Turquie, le corps des janissaires, et en Égypte, le vice-roi Méhémet-Ali, le corps des Mameloucks.

Note [C112]: (p. 164). «C'est de la religion.» Rien de plus vrai. La plus grande force du sultan de Constantinople est d'être le chef de la religion, le représentant de Mahomet pour tous les Musulmans. Montesquieu, pour rester fidèle à son principe, dit que c'est «une crainte ajoutée à de la crainte». Mais il ajoute que la religion «corrige un peu la constitution turque». C'est, en effet, une limite au pouvoir du prince, et par conséquent ce gouvernement ne repose pas exclusivement sur la crainte.

Chardin, dans son Voyage en Perse (ch. XI), dit que l'autorité du grand seigneur, en Turquie, est bien moins absolue que celle du roi de Perse: «L'empereur des Turcs, dit-il, ne fait mourir aucune personne considérable sans consulter le muphti ou grand pontife de la religion. Celui des Persans, au contraire, bien loin de consulter personne, ne se donne pas seulement le loisir de penser, la plupart du temps, aux ordres de mort qu'il prononce.»

Note [C113]: (p. 164). Montesquieu fait toucher du doigt la stérilité du communisme. Là où le prince est le seul propriétaire, il n'y a plus ni industrie ni agriculture, et le résultat serait le même si, au lieu du prince, c'était le peuple tout entier qui fût propriétaire. Chacun, étant nourri par l'État, négligerait tout travail, à moins d'y être forcé; or, le travail forcé, c'est l'esclavage. Le communisme ne peut donc reposer que sur l'esclavage. Il est évident que dans ce régime, comme dans celui dont parle Montesquieu, «on ne réparerait rien; on ne bâtirait que pour la vie». La civilisation retournerait à l'enfance.

Note [C114]: (p. 166). «Étrangler ses frères.» Rien de plus fréquent que ces meurtres de famille, et le souverain lui-même n'est pas à l'abri. Aussi, a-t-on dit que la monarchie asiatique était le pouvoir absolu tempéré par l'assassinat. «En Perse, dit Chardin, on fait arracher les yeux à tous ceux qui viennent du sang royal, ou on les laisse mourir quand ils naissent, en ne les allaitant pas.»

Note [C115]: (p. 166). «Choisir son successeur.» C'est le comble du despotisme quand le prince peut choisir lui-même son successeur. L'hérédité est une limite, un frein. Par l'adoption, au contraire, le despote règne encore après sa mort.

Note [C116]: (p. 167). «La plupart des peuples y sont soumis.» C'est beaucoup dire. L'Europe entière, moins la Russie, toute l'Amérique, l'Australie, vivent sous l'empire de gouvernements tempérés. L'Asie et l'Afrique seules appartiennent au despotisme. Ce qui est vrai, c'est que les gouvernements libres ou seulement modérés sont très difficiles à fonder et à maintenir, et que les peuples n'en sont pas toujours capables.

Note [C117]: (p. 168). «Continuation du même sujet.» Nous avons expliqué, dans notre Introduction, pourquoi Montesquieu s'étend avec tant de complaisance sur le despotisme. C'est qu'il était persuadé que la monarchie française, par la suppression des pouvoirs intermédiaires, des parlements, des communes, des États généraux (dont cependant il ne parle jamais), s'acheminait vers le despotisme. C'était un épouvantail qu'il présentait à la France, pour lui donner le désir d'un gouvernement libre.

Note [C118]: (p. 168). «La cession de biens.» On appelle cession de biens la pratique en vertu de laquelle le débiteur se libère envers le créancier, par l'abandon total de ce qu'il possède. C'est une sorte de quittance.

Note [C119]: (p. 169). «Le péculat est naturel dans les États despotiques.» Le péculat n'est autre chose que la concussion: c'est l'administrateur qui se paye lui-même sur les fonds des administrés. Il est étrange d'entendre dire qu'un tel vice puisse être «naturel» dans un gouvernement quelconque. On voit que Montesquieu se place uniquement au point de vue des faits, sans croire nécessaire d'y mêler ni approbation ni blâme. Mais on peut dire que cette sorte d'excuse implicite du péculat est au fond un blâme du gouvernement despotique. Un tel gouvernement reposant sur la spoliation est par là même condamné.

Note [C120]: (p. 169). «Les confiscations...» C'est l'honneur de la société moderne d'avoir aboli le principe de la confiscation.

Note [C121]: (p. 169). «Les acquêts.» Biens acquis pendant le mariage, au profit de la communauté, en opposition aux propres, qui sont les biens particuliers de chaque époux.

Note [C122]: (p. 169). «Le vizir est le despote lui-même.» C'est ce qui est arrivé, même en France, lorsque Richelieu et Mazarin se sont trouvés investis par la confiance de la royauté de la puissance souveraine. Aussi était-ce avec raison qu'à la mort de Mazarin, Louis XIV voulut déclarer qu'il ne prendrait pas de premier ministre, et qu'il entendait gouverner par lui-même. C'était revenir à l'esprit de la monarchie.

Note [C123]: (p. 172). «Des témoignages de cette vertu.» Ainsi les distinctions purement honorifiques, qui ne sont pas accompagnées d'argent et qui ne conduisent pas à la fortune, n'ont donc rien de contraire à la nature des républiques. Seulement, ce que Montesquieu dit de la grandeur des récompenses, peut se dire de leur nombre. Ce serait un signe de corruption, si ces témoignages d'honneur s'avilissaient par leur extension abusive. Aussi a-t-on bien fait de limiter parmi nous le nombre des décorations honorifiques.

Note [C124]: (p. 173). «Dans le gouvernement républicain.» Cette réponse me paraît contestable. Un citoyen qui remplit de force une fonction, ne peut pas bien la remplir. Ce qui est vrai, c'est que lorsqu'un citoyen est indiqué pour un emploi (et il ne s'agit que des plus hauts), il se fait autour de lui une telle pression qu'il est difficile qu'il résiste. S'il le fait, c'est qu'il sent son impuissance, et c'est lui qui est le meilleur juge. Il faut aussi compter sur l'ambition qui est en général toujours prête.

Note [C125]: (p. 174). «Une place inférieure à celle qu'il a occupée.» Il est rare qu'on ait à employer un citoyen dans un rang inférieur. En principe, cela n'est pas juste: en fait, si cela est utile, c'est un sacrifice qu'il faut laisser au libre arbitre de chacun: la vertu forcée n'est plus la vertu.

Note [C126]: (p. 174). «Les emplois civils et militaires. Il faut les unir dans les républiques.» Rien de plus inexact; la séparation du civil et du militaire est, au contraire, de l'essence des démocraties. Le danger de faire «un état particulier» dont parle Montesquieu est bien moins grand que celui de mettre l'administration civile entre les mains de la force armée. Un tel régime conduirait ou bien au gouvernement militaire, destructif de toute liberté, ou bien à une absorption du militaire par le civil, destruction de toute armée. Sans doute, c'est en tant que citoyen qu'on est soldat; mais en tant que soldat, on ne doit qu'obéir et non commander.