APPENDICE[90]


LIVRE SIXIÈME

CONSÉQUENCES DES PRINCIPES DES GOUVERNEMENTS, PAR RAPPORT A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME DES JUGEMENTS ET L'ÉTABLISSEMENT DES PEINES.


CHAPITRE PREMIER

De la simplicité des lois civiles dans les divers gouvernements.

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions. Elles doivent être conservées, elles doivent être apprises, pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'État.

Dans une monarchie, l'administration d'une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l'honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces États tant de règles, de restrictions, d'extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire un art de la raison même.

La différence de rang, d'origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens; et des lois relatives à la constitution de cet État peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts, ou conquêts; dotaux, paraphernaux; paternels et maternels; meubles de plusieurs espèces; libres, substitués; du lignage, ou non; nobles en franc-alleu, ou roturiers; rentes foncières ou constituées à prix d'argent. Chaque sorte de biens est soumise à des règles particulières: il faut les suivre pour en disposer: ce qui ôte encore de la simplicité.

Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût un certain bien, c'est-à-dire que le fief eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés: par exemple, il y a des pays où l'on n'a pu partager les fiefs entre les frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d'étendue.

Le monarque, qui connaît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connaît rien, et ne peut avoir d'attention sur rien; il lui faut une allure générale; il gouverne par une volonté rigide qui est partout la même; tout s'aplanit sous ses pieds.

A mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que les juges qui se succèdent pensent différemment, ou parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues, ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C'est un mal nécessaire que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l'esprit des gouvernements modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l'incertitude des lois.

Dans les gouvernements où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu'il y ait des privilèges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions.

Un des privilèges le moins à charge à la société, et surtout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un tribunal plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires, c'est-à-dire celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider.

Les peuples des États despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourrait statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu'il fait dans quelques pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l'on y contracte avec des filles esclaves font qu'il n'y a guère de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître, se règlent par eux, et non par les magistrats.

J'oubliais de dire que ce que nous appelons l'honneur étant à peine connu dans ces États, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même: tout est vide autour de lui. Aussi lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rarement nous parlent-ils des lois civiles[91].

Toutes les occasions de dispute et de procès y sont donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si fort les plaideurs: l'injustice de leur demande paraît à découvert, n'étant pas cachée, palliée ou protégée par une infinité de lois.

CHAPITRE II

De la simplicité des lois criminelles dans les divers gouvernements.

On entend dire sans cesse qu'il faudrait que la justice fût rendue partout comme en Turquie. Il n'y aura donc que les plus ignorants de tous les peuples qui auront vu clair dans la chose du monde qu'il importe le plus aux hommes de savoir?

Si vous examinez les formalités de la justice par rapport à la peine qu'a un citoyen à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.

En Turquie, où l'on fait très peu d'attention à la fortune, à la vie, à l'honneur des sujets, on termine promptement, d'une façon ou d'une autre, toutes les disputes. La manière de les finir est indifférente, pourvu qu'on finisse. Le pacha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux[92].

Et il serait bien dangereux que l'on y eût les passions des plaideurs: elles supposent un désir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l'esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d'autre sentiment que la crainte, et où tout mène tout à coup, et sans qu'on le puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connaître qu'il ne faut point que le magistrat entende parler de lui, et qu'il ne tient sa sûreté que de son anéantissement.

Mais, dans les États modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses biens qu'après un long examen; on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle-même l'attaque; et elle ne l'attaque qu'en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre.

Aussi, lorsqu'un homme se rend plus absolu[93], songe-t-il d'abord à simplifier les lois. On commence dans cet État à être plus frappé des inconvénients particuliers que de la liberté des sujets, dont on ne se soucie point du tout.

On voit que dans les républiques il faut pour le moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans l'un et dans l'autre gouvernement, elles augmentent en raison du cas que l'on y fait de l'honneur, de la fortune, de la vie, de la liberté des citoyens.

Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain; ils sont égaux dans le gouvernement despotique: dans le premier, c'est parce qu'ils sont tout; dans le second, c'est parce qu'ils ne sont rien.

CHAPITRE III

Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit juger selon un texte précis de la loi.

Plus le gouvernement approche de la république, plus la manière de juger devient fixe; et c'était un vice de la république de Lacédémone que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu'il y eût des lois pour les diriger. A Rome, les premiers consuls jugèrent comme les éphores: on en sentit les inconvénients, et l'on fit des lois précises.

Dans les États despotiques, il n'y a point de lois: le juge est lui-même sa règle. Dans les États monarchiques, il y a une loi; et là où elle est précise, le juge la suit; là où elle ne l'est pas, il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi[94]. Il n'y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand il s'agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie.

A Rome, les juges prononçaient seulement que l'accusé était coupable d'un certain crime; et la peine se trouvait dans la loi, comme on le voit dans diverses lois qui furent faites. En Angleterre, les jurés décident si le fait qui a été porté devant eux est prouvé ou non; et, s'il est prouvé, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait: et, pour cela, il ne lui faut que des yeux.

CHAPITRE IV

De la manière de former les jugements.

De là suivent les différentes manières de former les jugements. Dans les monarchies, les juges prennent la manière des arbitres: ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient; on modifie son avis pour le rendre conforme à celui d'un autre; les avis les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands. Cela n'est point de la nature de la république. A Rome, et dans les villes grecques, les juges ne se communiquaient point: chacun donnait son avis d'une de ces trois manières: j'absous, je condamne, il ne me paraît pas[95]: c'est que le peuple jugeait ou était censé juger. Mais le peuple n'est pas jurisconsulte; toutes ces modifications et tempéraments des arbitres ne sont pas pour lui; il faut lui présenter un seul objet, un fait, et un seul fait; et qu'il n'ait qu'à voir s'il doit condamner, absoudre, ou remettre le jugement.

Les Romains, à l'exemple des Grecs, introduisirent des formules d'actions[96], et établirent la nécessité de diriger chaque affaire par l'action qui lui était propre. Cela était nécessaire dans leur manière de juger: il fallait fixer l'état de la question, pour que le peuple l'eût toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d'une grande affaire, cet état de la question changerait continuellement, et on ne le reconnaîtrait plus.

De là il suivait que les juges, chez les Romains, n'accordaient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer, ni modifier. Mais les préteurs imaginèrent d'autres formules d'actions qu'on appela de bonne foi[97], où la manière de prononcer était plus dans la disposition du juge. Ceci était plus conforme à l'esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes français disent-ils: En France[98] «toutes les actions sont de bonne foi».

CHAPITRE V

Dans quels gouvernements le souverain peut être juge.

Machiavel[99] attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeait pas en corps, comme à Rome, des crimes de lèse-majesté commis contre lui. Il y avait pour cela huit juges établis. Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. J'adopterais bien la maxime de ce grand homme; mais comme dans ces cas l'intérêt politique force pour ainsi dire l'intérêt civil (car c'est toujours un inconvénient que le peuple juge lui-même ses offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient, autant qu'il est en elles, à la sûreté des particuliers.

Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses: ils permirent aux accusés de s'exiler[100] avant le jugement[101]; et ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés, pour que le peuple n'en eût pas la confiscation. On verra dans le livre XI les autres limitations que l'on mit à la puissance que le peuple avait de juger.

Solon sut bien prévenir l'abus que le peuple pourrait faire de sa puissance dans le jugement des crimes: il voulut que l'aréopage revît l'affaire; que, s'il croyait l'accusé injustement absous[102], il l'accusât de nouveau devant le peuple: que, s'il le croyait injustement condamné[103], il arrêtât l'exécution, et lui fît rejuger l'affaire: loi admirable, qui soumettait le peuple à la censure de la magistrature qu'il respectait le plus, et à la sienne même!

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du moment que l'accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid.

Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies: la constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis; on verrait cesser toutes les formalités des jugements; la crainte s'emparerait de tous les esprits; on verrait la pâleur sur tous les visages; plus de confiance, plus d'honneur, plus d'amour, plus de sûreté, plus de monarchie.

Voici d'autres réflexions. Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, et les fait punir ou absoudre: s'il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie.

Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confiscations: s'il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie.

De plus, il perdrait le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce[104]: il serait insensé qu'il fît et défît ses jugements; il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-même. Outre que cela confondrait toutes les idées, on ne saurait si un homme serait absous ou s'il recevrait sa grâce.

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette[105], et qu'il appela pour cela dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers d'État, le roi les ayant forcés d'opiner sur le décret de prise de corps, le président de Bellièvre dit: «Qu'il voyait dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne s'étaient réservé que les grâces, et qu'ils renvoyaient les condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté voudrait bien voir sur la sellette un homme devant elle, qui, par son jugement, irait dans une heure à la mort! Que la face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; que sa vue seule levait les interdits des églises; qu'on ne devait sortir que content devant le prince.» Lorsqu'on jugea le fond, le même président dit, dans son avis: «Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort[106]

Les jugements rendus par le prince seraient une source intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorqueraient, par leur importunité, ses jugements. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger: nuls règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices.

«Claude, dit Tacite[107], ayant attiré à lui le jugement des affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines.»

Aussi Néron, parvenant à l'empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il: «Qu'il se garderait bien d'être le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'inique pouvoir de quelques affranchis[108]

«Sous le règne d'Arcadius, dit Zosime[109], la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour et l'infecta. Lorsqu'un homme était mort, on supposait qu'il n'avait point laissé d'enfants[110]; on donnait ses biens par un rescrit. Car, comme le prince était étrangement stupide, et l'impératrice entreprenante à l'excès, elle servait l'insatiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes; de sorte que, pour les gens modérés, il n'y avait rien de plus désirable que la mort.»

«Il y avait autrefois, dit Procope[111], fort peu de gens à la cour, mais, sous Justinien, comme les juges n'avaient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étaient déserts, tandis que le palais du prince retentissait des clameurs des parties qui sollicitaient leurs affaires.» Tout le monde sait comment on y vendait les jugements, et même les lois.

Les lois sont les yeux du prince, il voit par elles ce qu'il ne pourrait pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux, il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.

CHAPITRE VI

Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger.

C'est encore un grand inconvénient dans la monarchie que les ministres du prince jugent eux-mêmes les affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd'hui des États où il y a des juges sans nombre pour décider les affaires fiscales, et où les ministres, qui le croirait! veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule: je ne ferai que celle-ci.

Il y a, par la nature des choses, une espèce de contradiction entre le conseil du monarque et ses tribunaux. Le conseil des rois doit être composé de peu de personnes; les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, et les suivre de même; ce qu'on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut, au contraire, des tribunaux de judicature de sang-froid, et à qui toutes les affaires soient en quelque façon indifférentes.

CHAPITRE VII

Du magistrat unique.

Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. On voit dans l'histoire romaine à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius, sur son tribunal, n'aurait-il pas méprisé les lois, puisqu'il viola même celle qu'il avait faite[112]? Tite-Live nous apprend l'inique distinction du décemvir. Il avait aposté un homme qui réclamait devant lui Virginie comme son esclave: les parents de Virginie lui demandèrent qu'en vertu de sa loi on la leur remît jusqu'au jugement définitif. Il déclara que sa loi n'avait été faite qu'en faveur du père, et que, Virginius étant absent, elle ne pouvait avoir d'application[113].

CHAPITRE VIII

Des accusations dans les divers gouvernements.

A Rome[114], il était permis à un citoyen d'en accuser un autre. Cela était établi selon l'esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république; et d'abord on vit paraître un genre d'hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avait bien des vices et bien des talents, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cherchait un criminel, dont la condamnation pût plaire au prince: c'était la voie pour aller aux honneurs et à la fortune[115], choses que nous ne voyons point parmi nous.

Nous avons aujourd'hui une loi admirable: c'est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes; de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous, et, si ce vengeur public était soupçonné d'abuser de son ministère, on l'obligerait de nommer son dénonciateur.

Dans les lois de Platon[116], ceux qui négligent d'avertir les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être punis. Cela ne conviendrait point aujourd'hui. La partie publique veille pour les citoyens; elle agit, et ils sont tranquilles.

CHAPITRE IX

De la sévérité des peines dans les divers gouvernements.

La sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu'à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l'honneur et la vertu.

Dans les États modérés, l'amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimants, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action sera d'en être convaincu. Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément et n'auront pas besoin de tant de force.

Dans ces États, un bon législateur s'attachera moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infliger des supplices.

C'est une remarque perpétuelle des auteurs chinois[117], que plus dans leur empire on voyait augmenter les supplices, plus la révolution était prochaine. C'est qu'on augmentait les supplices à mesure qu'on manquait de mœurs.

Il serait aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les États d'Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu'on s'est plus approché ou plus éloigné de la liberté.

Dans les pays despotiques, on est si malheureux que l'on y craint plus la mort qu'on ne regrette la vie: les supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les États modérés, on craint plus de perdre la vie qu'on ne redoute la mort en elle-même; les supplices qui ôtent simplement la vie y sont donc suffisants.

Les hommes extrêmement heureux et les hommes extrêmement malheureux sont également portés à la dureté: témoin les moines et les conquérants. Il n'y a que la médiocrité et le mélange de la bonne et de la mauvaise fortune qui donnent de la douceur et de la pitié.

Ce que l'on voit dans les hommes en particulier se trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sauvages, qui mènent une vie très dure, et chez les peuples des gouvernements despotiques, où il n'y a qu'un homme exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le reste en est outragé, on est également cruel. La douceur règne dans les gouvernements modérés.

Lorsque nous lisons dans les histoires les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espèce de douleur les maux de la nature humaine.

Dans les gouvernements modérés, tout, pour un bon législateur, peut servir à former des peines. N'est-il pas bien extraordinaire qu'à Sparte une des principales fût de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d'un autre; de n'être jamais dans sa maison qu'avec des vierges? En un mot, tout ce que la loi appelle une peine est effectivement une peine.

CHAPITRE X

Des anciennes lois françaises.

C'est bien dans les anciennes lois françaises que l'on trouve l'esprit de la monarchie. Dans les cas où il s'agit de peines pécuniaires, les non-nobles sont moins punis que les nobles[118]. C'est tout le contraire dans les crimes[119]; le noble perd l'honneur et réponse en cour, pendant que le vilain, qui n'a point d'honneur, est puni en son corps.

CHAPITRE XI

Que lorsqu'un peuple est vertueux, il faut peu de peines.

Le peuple romain avait de la probité. Cette probité eut tant de force, que souvent le législateur n'eut besoin que de lui montrer le bien pour le lui faire suivre. Il semblait qu'au lieu d'ordonnances il suffisait de lui donner des conseils.

Les peines des lois royales et celles des lois des Douze Tables furent presque toutes ôtées dans la république, soit par une suite de la loi Valérienne[120], soit par une conséquence de la loi Porcie[121]. On ne remarqua pas que la république en fût mal réglée, et il n'en résulta aucune lésion de police.

Cette loi Valérienne, qui défendait aux magistrats toute voie de fait contre un citoyen qui avait appelé au peuple, n'infligeait à celui qui y contreviendrait que la peine d'être réputé méchant[122].

CHAPITRE XII

De la puissance des peines.

L'expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l'esprit du citoyen en est frappé, comme il l'est ailleurs par les grandes.

Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État, un gouvernement violent veut soudain le corriger; et au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement; l'imagination se fait à cette grande peine, comme elle s'était faite à la moindre, et comme on diminue la crainte pour celle-ci, l'on est bientôt forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étaient communs dans quelques États; on voulut les arrêter: on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on a volé comme auparavant sur les grands chemins.

De nos jours la désertion fut très fréquente: on établit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion n'est pas diminuée. La raison en est bien naturelle: un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise ou se flatte d'en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte: il fallait donc laisser une peine[123] qui faisait porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l'a réellement diminuée.

Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes, on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu'on examine la cause de tous les relâchements, on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la modération des peines.

Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau; et que la plus grande partie de la peine soit l'infamie de la souffrir.

Que, s'il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien.

Et si vous en voyez d'autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légères.

Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne songe qu'à cette correction, ses yeux sont ouverts sur cet objet, et fermés sur les inconvénients. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur; mais il reste un vice dans l'État, que cette dureté a produit: les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.

Lysandre[124] ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers; on accusa les Athéniens d'avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu en pleine assemblée de couper le poing aux prisonniers qu'ils feraient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s'était opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu'il avait dépravé les esprits et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce.

«Les Argiens, dit Plutarque[125], ayant fait mourir quinze cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d'expiation afin qu'il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée.»

Il y a deux genres de corruption; l'un, lorsque le peuple n'observe point les lois; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois: mal incurable, parce qu'il est dans le remède même.

CHAPITRE XIII

Impuissance des lois japonaises.

Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jetons les yeux sur le Japon.

On y punit de mort presque tous les crimes[126], parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon est un crime énorme. Il n'est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, et viennent surtout de ce que l'empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.

On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats[127]: chose contraire à la défense naturelle.

Ce qui n'a point l'apparence d'un crime est là sévèrement puni: par exemple, un homme qui hasarde de l'argent au jeu est puni de mort.

Il est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous les périls et tous les malheurs, semble, à la première vue, absoudre ses législateurs de l'atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méprisent la mort, et qui s'ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices, et ne s'y familiarisent-ils pas?

Les relations nous disent, au sujet de l'éducation des Japonais, qu'il faut traiter les enfants avec douceur, parce qu'ils s'obstinent contre les peines; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parce qu'ils se mettent d'abord en défense. Par l'esprit qui doit régner dans le gouvernement domestique, n'aurait-on pas pu juger de celui qu'on devait porter dans le gouvernement politique et civil?

Un législateur sage aurait cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines et des récompenses; par des maximes de philosophie, de morale et de religion, assorties à ces caractères; par la juste application des règles de l'honneur: par le supplice de la honte; par la jouissance d'un bonheur constant et d'une douce tranquillité; et s'il avait craint que les esprits, accoutumés à n'être arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l'être par une plus douce, il aurait agi[128] d'une manière sourde et insensible: il aurait, dans les cas particuliers les plus graciables, modéré la peine du crime, jusqu'à ce qu'il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas.

Mais le despotisme ne connaît point ces ressorts; il ne mène pas par ces voies. Il peut abuser de lui; mais c'est tout ce qu'il peut faire. Au Japon, il a fait un effort: il est devenu plus cruel que lui-même.

Des âmes partout effarouchées et rendues plus atroces n'ont pu être conduites que par une atrocité plus grande. Voilà l'origine, voilà l'esprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme; mais des efforts si inouïs sont une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir une bonne police, et leur faiblesse a paru encore mieux.

Il faut lire la relation de l'entrevue de l'empereur et du deyro à Méaco[129]. Le nombre de ceux qui y furent étouffés ou tués par des garnements fut incroyable: on enleva les jeunes filles et les garçons; on les retrouvait tous les jours exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout nus, cousus dans des sacs de toile, afin qu'ils ne connussent pas les lieux par où ils avaient passé; on vola tout ce qu'on voulut; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les montaient; on renversa des voitures pour dépouiller les dames. Les Hollandais, à qui l'on dit qu'ils ne pouvaient passer la nuit sur des échafauds sans être assassinés, en descendirent, etc.

Je passerai vite sur un autre trait. L'empereur, adonné à ses plaisirs, ne se mariait point: il courait risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya deux filles très belles: il en épousa une par respect, mais il n'eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit chercher les plus belles femmes de l'empire: tout était inutile. La fille d'un armurier étonna son goût[130]: il se détermina, il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce qu'il leur avait préféré une personne d'une si basse naissance, étouffèrent l'enfant. Ce crime fut caché à l'empereur: il aurait versé un torrent de sang. L'atrocité des lois en empêche donc l'exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l'impunité.

CHAPITRE XIV[131]

De l'esprit du sénat de Rome.

Sous le consulat d'Acilius Glabrio et de Pison, on fit la loi Acilia[132] pour arrêter les brigues. Dion[133] dit que le sénat engagea les consuls à la proposer, parce que le tribun C. Cornelius avait résolu de faire établir des peines terribles contre ce crime, à quoi le peuple était fort porté. Le sénat pensait que des peines immodérées jetteraient bien la terreur dans les esprits, mais qu'elles auraient cet effet, qu'on ne trouverait plus personne pour accuser ni pour condamner; au lieu qu'en proposant des peines modiques, on aurait des juges et des accusateurs.

CHAPITRE XV

Des lois des Romains à l'égard des peines.

Je me trouve fort dans mes maximes lorsque j'ai pour moi les Romains, et je crois que les peines tiennent à la nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple changer à cet égard de lois civiles à mesure qu'il changeait de lois politiques.

Les lois royales, faites pour un peuple composé de fugitifs, d'esclaves et de brigands, furent très sévères. L'esprit de la république aurait demandé que les décemvirs n'eussent pas mis ces lois dans leurs Douze Tables, mais des gens qui aspiraient à la tyrannie n'avaient garde de suivre l'esprit de la république.

Tite-Live[134] dit, sur le supplice de Metius Suffetius, dictateur d'Albe, qui fut condamné par Tullus Hostilius à être tiré par deux chariots, que ce fut le premier et le dernier supplice où l'on témoigna avoir perdu la mémoire de l'humanité. Il se trompe: la loi des Douze Tables est pleine de dispositions très cruelles[135].

Celle qui découvre le mieux le dessein des décemvirs est la peine capitale prononcée contre les auteurs des libelles et les poètes. Cela n'est guère du génie de la république, où le peuple aime à voir les grands humiliés. Mais des gens qui voulaient renverser la liberté craignaient des écrits qui pouvaient rappeler l'esprit de la liberté[136].

Après l'expulsion des décemvirs, presque toutes les lois qui avaient fixé les peines furent ôtées. On ne les abrogea pas expressément; mais la loi Porcia ayant défendu de mettre à mort un citoyen romain, elles n'eurent plus d'application.

Voilà le temps auquel on peut rappeler ce que Tite-Live[137] dit des Romains, que jamais peuple n'a plus aimé la modération des peines.

Que si l'on ajoute à la douceur des peines le droit qu'avait un accusé de se retirer avant le jugement, on verra bien que les Romains avaient suivi cet esprit que j'ai dit être naturel à la république.

Sylla, qui confondit la tyrannie, l'anarchie et la liberté, fit les lois Cornéliennes. Il sembla ne faire des règlements que pour établir des crimes. Ainsi, qualifiant une infinité d'actions du nom de meurtre, il trouva partout des meurtriers; et, par une pratique qui ne fut que trop suivie, il tendit des pièges, sema des épines, ouvrit des abîmes sur le chemin de tous les citoyens.

Presque toutes les lois de Sylla ne portaient que l'interdiction de l'eau et du feu. César y ajouta la confiscation des biens[138], parce que les riches gardant dans l'exil leur patrimoine, ils étaient plus hardis à commettre des crimes.

Les empereurs ayant établi un gouvernement militaire, ils sentirent bientôt qu'il n'était pas moins terrible contre eux que contre les sujets; ils cherchèrent à le tempérer: ils crurent avoir besoin des dignités, et du respect qu'on avait pour elles.

On s'approcha un peu de la monarchie, et l'on divisa les peines en trois classes[139]: celles qui regardaient les premières personnes de l'État[140], et qui étaient assez douces; celles qu'on infligeait aux personnes d'un rang inférieur[141], et qui étaient plus sévères; enfin celles qui ne concernaient que les conditions basses[142], et qui furent les plus rigoureuses. Le féroce et insensé Maximin irrita, pour ainsi dire, le gouvernement militaire, qu'il aurait fallu adoucir. Le sénat apprenait, dit Capitolin[143], que les uns avaient été mis en croix, les autres exposés aux bêtes, ou enfermés dans des peaux de bêtes, récemment tuées, sans aucun égard pour les dignités. Il semblait vouloir exercer la discipline militaire, sur le modèle de laquelle il prétendait régler les affaires civiles.

On trouvera dans les Considérations sur la Grandeur des Romains et leur Décadence[144] comment Constantin changea le despotisme militaire en un despotisme militaire et civil, et s'approcha de la monarchie. On y peut suivre les diverses révolutions de cet État, et voir comment on y passa de la rigueur à l'indolence, et de l'indolence à l'impunité.

CHAPITRE XVI

De la juste proportion des peines avec le crime.

Il est essentiel que les peines aient de l'harmonie entre elles, parce qu'il est essentiel que l'on évite plutôt un grand crime qu'un moindre; ce qui attaque plus la société que ce qui la choque moins.

«Un imposteur[145], qui se disait Constantin Ducas, suscita un grand soulèvement à Constantinople. Il fut pris, et condamné au fouet; mais ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné, comme calomniateur, à être brûlé.» Il est singulier qu'on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lèse-majesté et celui de calomnie. Cela fait souvenir d'un mot de Charles II, roi d'Angleterre. Il vit, en passant, un homme au pilori. «Pourquoi l'a-t-on mis là? dit-il.—Sire, lui dit-on, c'est parce qu'il a fait des libelles contre vos ministres.—Le grand sot! dit le roi: que ne les écrivait-il contre moi, on ne lui aurait rien fait.»

«Soixante-dix personnes conspirèrent contre l'empereur Basile[146]: il les fit fustiger, on leur brûla les cheveux et le poil. Un cerf l'ayant pris avec son bois par la ceinture, quelqu'un de sa suite tira son épée, coupa sa ceinture et le délivra: il lui fit trancher la tête, parce qu'il avait, disait-il, tiré l'épée contre lui.» Qui pourrait penser que sous le même prince on eût rendu ces deux jugements!

C'est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin et à celui qui vole et assassine. Il est visible que, pour la sûreté publique, il faudrait mettre quelque différence dans la peine.

A la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux[147]; les autres, non: cette différence fait que l'on y vole, mais que l'on n'y assassine pas. En Moscovie[148], où la peine des voleurs et celle des assassins sont les mêmes, on assassine toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien.

Quand il n'y a point de différence dans la peine, il faut en mettre dans l'espérance de la grâce. En Angleterre, on n'assassine point, parce que les voleurs peuvent espérer d'être transportés dans les colonies; non pas les assassins.

C'est un grand ressort des gouvernements modérés que les lettres de grâces. Ce pouvoir que le prince a de pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d'admirables effets. Le principe du gouvernement despotique, qui ne pardonne pas, et à qui on ne pardonne jamais, le prive de ces avantages[149].

CHAPITRE XVII

De la torture ou question contre les criminels.

Parce que les hommes sont méchants, la loi est obligée de les supposer meilleurs qu'ils ne sont. Ainsi la déposition de deux témoins suffit dans la punition de tous les crimes. La loi les croit, comme s'ils parlaient par la bouche de la vérité. L'on juge aussi que tout enfant conçu pendant le mariage est légitime: la loi a confiance en la mère, comme si elle était la pudicité même. Mais la question contre les criminels n'est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous voyons aujourd'hui une nation[150] très bien policée la rejeter sans inconvénients. Elle n'est donc pas nécessaire par sa nature[151].

Tant d'habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n'ose parler après eux. J'allais dire qu'elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement; j'allais dire que les esclaves, chez les Grecs et les Romains... Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre moi.

CHAPITRE XVIII

Des peines pécuniaires et des peines corporelles.

Nos pères les Germains n'admettaient guère que des peines pécuniaires. Ces hommes guerriers et libres estimaient que leur sang ne devait être versé que les armes à la main. Les Japonais[152], au contraire, rejettent ces sortes de peines, sous prétexte que les gens riches éluderaient la punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de perdre leurs biens? Les peines pécuniaires ne peuvent-elles pas se proportionner aux fortunes? et enfin, ne peut-on pas joindre l'infamie à ces peines?

Un bon législateur prend un juste milieu: il n'ordonne pas toujours des peines pécuniaires; il n'inflige pas toujours des peines corporelles.

CHAPITRE XIX

De la loi du talion.

Les États despotiques, qui aiment les lois simples, usent beaucoup de la loi du talion[153]; les États modérés la reçoivent quelquefois: mais il y a cette différence, que les premiers la font exercer rigoureusement, et que les autres lui donnent presque toujours des tempéraments.

La loi des Douze Tables en admettait deux: elle ne condamnait au talion que lorsqu'on n'avait pu apaiser celui qui se plaignait[154]. On pouvait, après la condamnation, payer les dommages et intérêts[155], et la peine corporelle se convertissait en peine pécuniaire[156].

CHAPITRE XX

De la punition des pères pour leurs enfants.

On punit à la Chine les pères pour les fautes de leurs enfants. C'était l'usage du Pérou[157]. Ceci est encore tiré des idées despotiques.

On a beau dire qu'on punit à la Chine les pères pour n'avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature a établi, et que les lois mêmes y ont augmenté, cela suppose toujours qu'il n'y a point d'honneur chez les Chinois. Parmi nous, les pères dont les enfants sont condamnés au supplice, et les enfants[158] dont les pères ont subi le même sort, sont aussi punis par la honte qu'ils le seraient à la Chine par la perte de la vie.

CHAPITRE XXI

De la clémence du prince.

La clémence est la qualité distinctive des monarques. Dans la république, où l'on a pour principe la vertu, elle est moins nécessaire. Dans l'État despotique, où règne la crainte, elle est moins en usage, parce qu'il faut contenir les grands de l'État par des exemples de sévérité. Dans les monarchies où l'on est gouverné par l'honneur, qui souvent exige ce que la loi défend, elle est plus nécessaire. La disgrâce y est un équivalent à la peine; les formalités mêmes des jugements y sont des punitions. C'est là que la honte vient de tous côtés pour former des genres particuliers de peines.

Les grands y sont si fort punis par la disgrâce, par la perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur égard est inutile: elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets l'amour qu'ils ont pour la personne du prince, et le respect qu'ils doivent avoir pour les places.

Comme l'instabilité des grands est de la nature du gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature de la monarchie.

Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d'amour, ils en tirent tant de gloire, que c'est presque toujours un bonheur pour eux d'avoir l'occasion de l'exercer; et on le peut presque toujours dans nos contrées.

On leur disputera peut-être quelque branche de l'autorité, presque jamais l'autorité entière; et si quelquefois ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point pour la vie.

Mais, dirait-on, quand faut-il punir? quand faut-il pardonner? C'est une chose qui se fait mieux sentir qu'elle ne peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces dangers sont très visibles. On la distingue aisément de cette faiblesse qui mène le prince au mépris et à l'impuissance même de punir.

L'empereur Maurice[159] prit la résolution de ne verser jamais le sang de ses sujets. Anastase[160] ne punissait point les crimes. Isaac l'Ange jura que, de son règne, il ne ferait mourir personne. Les empereurs grecs avaient oublié que ce n'était pas en vain qu'ils portaient l'épée.


LIVRE SEPTIÈME

CONSÉQUENCES DES DIFFÉRENTS PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS, PAR RAPPORT AUX LOIS SOMPTUAIRES, AU LUXE ET A LA CONDITION DES FEMMES.


CHAPITRE PREMIER

Du luxe.

Le luxe est toujours en proportion avec l'inégalité des fortunes. Si dans un État les richesses sont également partagées, il n'y aura point de luxe: car il n'est fondé que sur les commodités qu'on se donne par le travail des autres.

Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l'on a au delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, et l'inégalité s'établira.

Supposant le nécessaire physique égal à une somme donnée, le luxe de ceux qui n'auront que le nécessaire sera égal à zéro; celui qui aura le double aura un luxe égal à un; celui qui aura le double du bien de ce dernier aura un luxe égal à trois; quand on aura encore le double, on aura un luxe égal à sept: de sorte que le bien du particulier qui suit, étant toujours supposé double de celui du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 31, 63, 127.

Dans la république de Platon[161] le luxe aurait pu se calculer au juste. Il y avait quatre sortes de cens établis. Le premier était précisément le terme où finissait la pauvreté; le second était double; le troisième, triple; le quatrième, quadruple du premier. Dans le premier cens, le luxe était égal à zéro; il était égal à un dans le second; à deux dans le troisième; à trois dans le quatrième; et il suivait ainsi la proportion arithmétique.

En considérant le luxe des divers peuples les uns à l'égard des autres, il est dans chaque État en raison composée de l'inégalité des fortunes qui est entre les citoyens, et de l'inégalité des richesses des divers États. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d'une inégalité extrême; mais la pauvreté du total empêche qu'il n'y ait autant de luxe que dans un État plus riche.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale; en sorte qu'il est en raison composée des richesses de l'État, de l'inégalité des fortunes des particuliers et du nombre d'hommes qu'on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont vains, et sentent naître entre eux l'envie de se signaler par de petites choses[162]. S'ils sont en si grand nombre que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l'envie de se distinguer redouble, parce qu'il y a plus d'espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance, chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais, à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus: comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu'ils veulent; les plus petits talents suivent cet exemple; il n'y a plus d'harmonie entre les besoins et les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

Quelques gens ont pensé qu'en assemblant tant de peuple dans une capitale on diminue le commerce, parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas: on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fantaisies, quand on est ensemble.

CHAPITRE II

Des lois somptuaires dans la démocratie.

Je viens de dire que dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe; et, comme on a vu au livre cinquième[163] que cette égalité de distribution faisait l'excellence d'une république, il suit que, moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n'y en avait point chez les premiers Romains, il n'y en avait point chez les Lacédémoniens; et dans les républiques où l'égalité n'est pas tout à fait perdue, l'esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe.

Les lois du nouveau partage des champs, demandé avec tant d'instance dans quelques républiques, étaient salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que comme action subite. En ôtant tout à coup les richesses aux uns, et augmentant de même celles des autres, elles font dans chaque famille une révolution, et en doivent produire une générale dans l'État.

A mesure que le luxe s'établit dans une république, l'esprit se tourne vers l'intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste rien à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d'autres désirs: bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhège commença à connaître fit qu'elle en égorgea les habitants[164].

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne[165] se vendait cent deniers romains; un baril de chair salée du Pont en coûtait quatre cents; un bon cuisinier, quatre talents; les jeunes garçons n'avaient point de prix. Quand, par une impétuosité[166] générale, tout le monde se portait à la volupté, que devenait la vertu?

CHAPITRE III

Des lois somptuaires dans l'aristocratie.

L'aristocratie mal constituée a ce malheur que les nobles y ont les richesses, et que cependant ils ne doivent pas dépenser; le luxe, contraire à l'esprit de modération, en doit être banni. Il n'y a donc que des gens très pauvres qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très riches qui ne peuvent pas dépenser.

A Venise, les lois forcent les nobles à la modestie. Ils se sont tellement accoutumés à l'épargne, qu'il n'y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l'argent. On se sert de cette voie pour entretenir l'industrie: les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus obscure.

Les bonnes républiques grecques avaient à cet égard des institutions admirables. Les riches employaient leur argent en fêtes, en chœurs de musique, en chariots, en chevaux pour la course, en magistratures onéreuses. Les richesses y étaient aussi à charge que la pauvreté.

CHAPITRE IV

Des lois somptuaires dans les monarchies.

«Les Suions[167], nation germanique, rendent honneur aux richesses, dit Tacite[168]: ce qui fait qu'ils vivent sous le gouvernement d'un seul.» Cela signifie bien que le luxe est singulièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y faut point de lois somptuaires.

Comme, par la constitution des monarchies, les richesses se sont inégalement partagées, il faut bien qu'il y ait du luxe. Si les riches n'y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim. Il faut même que les riches y dépensent à proportion de l'inégalité des fortunes; et que, comme nous avons dit, le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulières n'ont augmenté que parce qu'elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique: il faut donc qu'il leur soit rendu.

Ainsi, pour que l'État monarchique se soutienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitants principaux, aux princes; sans quoi tout serait perdu.

Dans le sénat de Rome, composé de graves magistrats, de jurisconsultes et d'hommes pleins de l'idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction des mœurs et du luxe des femmes. Il est curieux de voir dans Dion[169] avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C'est qu'il fondait une monarchie, et dissolvait une république.

Sous Tibère, les édiles proposèrent, dans le sénat, le rétablissement des anciennes lois somptuaires[170]. Ce prince, qui avait des lumières, s'y opposa. «L'État ne pourrait subsister, disait-il, dans la situation où sont les choses. Comment Rome pourrait-elle vivre? comment pourraient vivre les provinces? Nous avions de la frugalité lorsque nous étions citoyens d'une seule ville: aujourd'hui nous consommons les richesses de tout l'univers; on fait travailler pour nous les maîtres et les esclaves.» Il voyait bien qu'il ne fallait plus de lois somptuaires.

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des dérèglements qu'elles y apportaient, cela fut rejeté. On dit «que les exemples de la dureté des anciens avaient été changés en une façon de vivre plus agréable[171]». On sentit qu'il fallait d'autres mœurs.

Le luxe est donc nécessaire dans les États monarchiques, il l'est encore dans les États despotiques. Dans les premiers, c'est un usage que l'on fait de ce qu'on possède de liberté; dans les autres, c'est un abus qu'on fait des avantages de sa servitude, lorsqu'un esclave, choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n'a d'autre félicité que celle d'assouvir l'orgueil, les désirs et les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mène à une réflexion: les républiques finissent par le luxe; les monarchies, par la pauvreté[172].

CHAPITRE V

Dans quels cas les lois somptuaires sont utiles dans une monarchie.

Ce fut dans l'esprit de la république, ou dans quelques cas particuliers, qu'au milieu du treizième siècle on fit en Aragon des lois somptuaires. Jacques Ier ordonna que le roi ni aucun de ses sujets ne pourraient manger plus de deux sortes de viandes à chaque repas, et que chacune ne serait préparée que d'une seule manière, à moins que ce ne fût du gibier qu'on eût tué soi-même[173].

On fait aussi de nos jours en Suède des lois somptuaires; mais elles ont un objet différent de celles d'Aragon.

Un État peut faire des lois somptuaires dans l'objet d'une frugalité absolue: c'est l'esprit des lois somptuaires des républiques; et la nature de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles d'Aragon.

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour objet une frugalité relative: lorsqu'un État, sentant que des marchandises étrangères d'un trop haut prix demanderaient une telle exportation des siennes, qu'il se priverait plus de ses besoins par celle-ci qu'il n'en satisferait par celles-là, en défend absolument l'entrée; et c'est l'esprit des lois que l'on a faites de nos jours en Suède[174]. Ce sont les seules lois somptuaires qui conviennent aux monarchies.

En général, plus un État est pauvre, plus il est ruiné par son luxe relatif; et plus par conséquent il lui faut des lois somptuaires relatives. Plus un État est riche, plus son luxe relatif l'enrichit; et il faut bien se garder d'y faire des lois somptuaires relatives. Nous expliquerons mieux ceci dans le livre sur le commerce[175]. Il n'est ici question que du luxe absolu.

CHAPITRE VI

Du luxe à la Chine.

Des raisons particulières demandent des lois somptuaires dans quelques États. Le peuple, par la force du climat, peut devenir si nombreux, et d'un autre côté les moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, qu'il est bon de l'appliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces États le luxe est dangereux, et les lois somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi, pour savoir s'il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d'abord jeter les yeux sur le rapport qu'il y a entre le nombre du peuple et la facilité de le faire vivre. En Angleterre le sol produit beaucoup plus de grain qu'il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres et ceux qui procurent les vêtements: il peut donc y avoir des arts frivoles, et par conséquent du luxe. En France il croît assez de blé pour la nourriture des laboureurs et de ceux qui sont employés aux manufactures: de plus, le commerce avec les étrangers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses nécessaires, qu'on n'y doit guère craindre le luxe.

A la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes, et l'espèce humaine s'y multiplie à un tel point, que les terres, quelque cultivées qu'elles soient, suffisent à peine pour la nourriture des habitants. Le luxe y est donc pernicieux, et l'esprit de travail et d'économie y est aussi requis que dans quelques républiques que ce soit[176]. Il faut qu'on s'attache aux arts nécessaires, et qu'on fuie ceux de la volupté.

Voilà l'esprit des belles ordonnances des empereurs chinois: «Nos anciens, dit un empereur de la famille des Tang[177], tenaient pour maxime que s'il y avait un homme qui ne labourât point, une femme qui ne s'occupât point à filer, quelqu'un souffrait le froid ou la faim dans l'empire...» Et, sur ce principe, il fit détruire une infinité de monastères de bonzes.

Le troisième empereur de la vingt et unième dynastie[178], à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour une chose qui ne pouvait ni le nourrir ni le vêtir.

«Notre luxe est si grand, dit Kiayventi[179], que le peuple orne de broderies les souliers des jeunes garçons et des filles qu'il est obligé de vendre.» Tant d'hommes étant occupés à faire des habits pour un seul: le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'habits? Il y a dix hommes qui mangent le revenu des terres, contre un laboureur: le moyen qu'il n'y ait bien des gens qui manquent d'aliments?

CHAPITRE VII

Fatale conséquence du luxe à la Chine.

On voit, dans l'histoire de la Chine, qu'elle a eu vingt-deux dynasties qui se sont succédé; c'est-à-dire qu'elle a éprouvé vingt-deux révolutions générales, sans compter une infinité de particulières. Les trois premières dynasties durèrent assez longtemps, parce qu'elles furent sagement gouvernées, et que l'empire était moins étendu qu'il ne le fut depuis. Mais on peut dire, en général, que toutes ces dynasties commencèrent assez bien. La vertu, l'attention, la vigilance, sont nécessaires à la Chine: elles y étaient dans le commencement des dynasties, et elles manquaient à la fin. En effet, il était naturel que des empereurs nourris dans les fatigues de la guerre, qui parvenaient à faire descendre du trône une famille noyée dans les délices, conservassent la vertu qu'ils avaient éprouvée si utile, et craignissent les voluptés qu'ils avaient vues si funestes. Mais, après ces trois ou quatre premiers princes, la corruption, le luxe, l'oisiveté, les délices, s'emparent des successeurs; ils s'enferment dans le palais; leur esprit s'affaiblit, leur vie s'accourcit, la famille décline; les grands s'élèvent, les eunuques s'accréditent, on ne met sur le trône que des enfants; le palais devient ennemi de l'empire; un peuple oisif, qui l'habite, ruine celui qui travaille; l'empereur est tué ou détruit par un usurpateur, qui fonde une famille, dont le troisième ou quatrième successeur va dans le même palais se renfermer encore.

CHAPITRE VIII

De la continence publique.

Il y a tant d'imperfections attachées à la perte de la vertu dans les femmes, toute leur âme en est si fort dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant d'autres, que l'on peut regarder dans un État populaire l'incontinence publique comme le dernier des malheurs, et la certitude d'un changement dans la constitution.

Aussi les bons législateurs y ont-ils exigé des femmes une certaine gravité de mœurs. Ils ont proscrit de leurs républiques non seulement le vice, mais l'apparence même du vice. Ils ont banni jusqu'à ce commerce de galanterie qui produit l'oisiveté, qui fait que les femmes corrompent avant même d'être corrompues, qui donne un prix à tous les riens, et rabaisse ce qui est important, et qui fait que l'on ne se conduit plus que sur les maximes du ridicule, que les femmes entendent si bien à établir.

CHAPITRE IX

De la condition des femmes dans les divers gouvernements.

Les femmes ont peu de retenue dans les monarchies, parce que la distinction des rangs les appelant à la cour, elles y vont prendre cet esprit de liberté qui est à peu près le seul qu'on y tolère. Chacun se sert de leurs agréments et de leurs passions pour avancer sa fortune; et comme leur faiblesse ne leur permet pas l'orgueil, mais la vanité, le luxe y règne toujours avec elles.

Dans les États despotiques, les femmes n'introduisent point le luxe, mais elles sont elles-mêmes un objet de luxe. Elles doivent être extrêmement esclaves. Chacun suit l'esprit du gouvernement, et porte chez soi ce qu'il voit établi ailleurs. Comme les lois y sont sévères et exécutées sur-le-champ, on a peur que la liberté des femmes n'y fasse des affaires. Leurs brouilleries, leurs indiscrétions, leurs répugnances, leurs penchants, leurs jalousies, leurs piques, cet art qu'ont les petites âmes d'intéresser les grandes, n'y sauraient être sans conséquence.

De plus, comme dans ces États les princes se jouent de la nature humaine, ils ont plusieurs femmes; et mille considérations les obligent de les renfermer.

Dans les républiques, les femmes sont libres par les lois, et captivées par les mœurs; le luxe en est banni, et avec lui la corruption et les vices.

Dans les villes grecques, où l'on ne vivait pas sous cette religion qui établit que, chez les hommes mêmes, la pureté des mœurs est une partie de la vertu; dans les villes grecques, où un vice aveugle régnait d'une manière effrénée, où l'amour n'avait qu'une forme que l'on n'ose dire, tandis que la seule amitié s'était retirée dans le mariage[180], la vertu, la simplicité, la chasteté des femmes, y étaient telles qu'on n'a guère jamais vu de peuple qui ait eu à cet égard une meilleure police[181].

CHAPITRE X

Du tribunal domestique chez les Romains.

Les Romains n'avaient pas, comme les Grecs, des magistrats particuliers qui eussent inspection sur la conduite des femmes. Les censeurs n'avaient l'œil sur elles que comme sur le reste de la république. L'institution du tribunal domestique[182] suppléa à la magistrature établie chez les Grecs[183].

Le mari assemblait les parents de la femme et la jugeait devant eux[184]. Ce tribunal maintenait les mœurs dans la république. Mais ces mêmes mœurs maintenaient ce tribunal. Il devait juger, non seulement de la violation des lois, mais aussi de la violation des mœurs. Or, pour juger de la violation des mœurs, il faut en avoir.

Les peines de ce tribunal devaient être arbitraires, et l'étaient en effet: car tout ce qui regarde les mœurs, tout ce qui regarde les règles de la modestie, ne peut guère être compris sous un code de lois. Il est aisé de régler par des lois ce qu'on doit aux autres; il est difficile d'y comprendre tout ce qu'on se doit à soi-même.

Le tribunal domestique regardait la conduite générale des femmes. Mais il y avait un crime qui, outre l'animadversion de ce tribunal, était encore soumis à une accusation publique: c'était l'adultère; soit que, dans une république, une si grande violation des mœurs intéressât le gouvernement; soit que le dérèglement de la femme pût faire soupçonner celui du mari; soit enfin que l'on craignît que les honnêtes gens mêmes n'aimassent mieux cacher ce crime que le punir, l'ignorer que le venger.

CHAPITRE XI

Comment les institutions changèrent à Rome avec le gouvernement.

Comme le tribunal domestique supposait des mœurs, l'accusation publique en supposait aussi; et cela fit que ces deux choses tombèrent avec les mœurs, et finirent avec la république[185].

L'établissement des questions perpétuelles, c'est-à-dire du partage de la juridiction entre les préteurs, et la coutume qui s'introduisit de plus en plus que ces préteurs jugeassent eux-mêmes[186] toutes les affaires, affaiblirent l'usage du tribunal domestique; ce qui paraît par la surprise des historiens, qui regardent comme des faits singuliers et comme un renouvellement de la pratique ancienne les jugements que Tibère fit rendre par ce tribunal.

L'établissement de la monarchie et le changement des mœurs firent encore cesser l'accusation publique. On pouvait craindre qu'un malhonnête homme, piqué des mépris d'une femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu même, ne formât le dessein de la perdre. La loi Julia ordonna qu'on ne pourrait accuser une femme d'adultère qu'après avoir accusé son mari de favoriser ses dérèglements: ce qui restreignit beaucoup cette accusation, et l'anéantit pour ainsi dire[187].

Sixte-Quint sembla vouloir renouveler l'accusation publique[188]. Mais il ne faut qu'un peu de réflexion pour voir que cette loi, dans une monarchie telle que la sienne, était encore plus déplacée que dans toute autre.

CHAPITRE XII

De la tutelle des femmes chez les Romains.

Les institutions des Romains mettaient les femmes dans une perpétuelle tutelle, à moins qu'elles ne fussent sous l'autorité d'un mari[189]. Cette tutelle était donnée au plus proche des parents, par mâles; et il paraît, par une expression vulgaire[190], qu'elles étaient très gênées. Cela était bon pour la république, et n'était point nécessaire dans la monarchie[191].

Il paraît, par les divers codes des lois des barbares, que les femmes chez les premiers Germains étaient aussi dans une perpétuelle tutelle[192]. Cet usage passa dans les monarchies qu'ils fondèrent: mais il ne subsista pas.

CHAPITRE XIII

Des peines établies par les empereurs contre les débauches des femmes.

La loi Julia établit une peine contre l'adultère. Mais, bien loin que cette loi et celles que l'on fit depuis là-dessus fussent une marque de la bonté des mœurs, elles furent au contraire une marque de leur dépravation.

Tout le système politique à l'égard des femmes changea dans la monarchie. Il ne fut plus question d'établir chez elles la pureté des mœurs, mais de punir leurs crimes. On ne faisait de nouvelles lois, pour punir ces crimes, que parce qu'on ne punissait plus les violations qui n'étaient point ces crimes.

L'affreux débordement des mœurs obligeait bien les empereurs de faire des lois pour arrêter, à un certain point, l'impudicité; mais leur intention ne fut pas de corriger les mœurs en général. Des faits positifs, rapportés par les historiens, prouvent plus cela que toutes ces lois ne sauraient prouver le contraire. On peut voir dans Dion la conduite d'Auguste à cet égard, et comment il éluda, et dans sa préture, et dans sa censure, les demandes qui lui furent faites[193].

On trouve bien dans les historiens des jugements rigides rendus sous Auguste et sous Tibère contre l'impudicité de quelques dames romaines; mais, en nous faisant connaître l'esprit de ces règnes, ils nous font connaître l'esprit de ces jugements.

Auguste et Tibère songèrent principalement à punir les débauches de leurs parentes. Ils ne punissaient point les dérèglements des mœurs, mais un certain crime d'impiété ou de lèse-majesté[194] qu'ils avaient inventé, utile pour le respect, utile pour leur vengeance. De là vient que les auteurs romains s'élèvent si fort contre cette tyrannie.

La peine de la loi Julia était légère[195]. Les empereurs voulurent que dans les jugements on augmentât la peine de la loi qu'ils avaient faite. Cela fut le sujet des invectives des historiens. Ils n'examinaient pas si les femmes méritaient d'être punies, mais si l'on avait violé la loi pour les punir.

Une des principales tyrannies de Tibère[196] fut l'abus qu'il fit des anciennes lois. Quand il voulut punir quelque dame romaine au delà de la peine portée par la loi Julia, il rétablit contre elle le tribunal domestique[197].

Ces dispositions à l'égard des femmes ne regardaient que les familles des sénateurs, et non pas celles du peuple. On voulait des prétextes aux accusations contre les grands, et les déportements des femmes en pouvaient fournir sans nombre.

Enfin ce que j'ai dit, que la bonté des mœurs n'est pas le principe du gouvernement d'un seul, ne se vérifia jamais mieux que sous ces premiers empereurs; et si l'on en doutait, on n'aurait qu'à lire Tacite, Suétone, Juvénal et Martial.

CHAPITRE XIV

Lois somptuaires chez les Romains.

Nous avons parlé de l'incontinence publique, parce qu'elle est jointe avec le luxe, qu'elle en est toujours suivie, et qu'elle le suit toujours. Si vous laissez en liberté les mouvements du cœur, comment pourrez-vous gêner les faiblesses de l'esprit?

A Rome, outre les institutions générales, les censeurs firent faire, par les magistrats, plusieurs lois particulières pour maintenir les femmes dans la frugalité. Les lois Fannienne, Licinienne[198] et Oppienne eurent cet objet. Il faut voir dans Tite-Live[199] comment le sénat fut agité lorsqu'elles demandèrent la révocation de la loi Oppienne. Valère Maxime met l'époque du luxe chez les Romains à l'abrogation de cette loi.

CHAPITRE XV

Des dots et des avantages nuptiaux dans les diverses constitutions.

Les dots doivent être considérables dans les monarchies, afin que les maris puissent soutenir leur rang et le luxe établi. Elles doivent être médiocres dans les républiques, où le luxe ne doit pas régner[200]. Elles doivent être à peu près nulles dans les États despotiques, où les femmes sont en quelque façon esclaves.

La communauté des biens, introduite par les lois françaises entre le mari et la femme, est très convenable dans le gouvernement monarchique, parce qu'elle intéresse les femmes aux affaires domestiques, et les rappelle, comme malgré elles, au soin de leur maison. Elle l'est moins dans la république, où les femmes ont plus de vertu. Elle serait absurde dans les États despotiques, où presque toujours les femmes sont elles-mêmes une partie de la propriété du maître.

Comme les femmes, par leur état, sont assez portées au mariage, les gains que la loi leur donne sur les biens de leur mari sont inutiles. Mais ils seraient très pernicieux dans une république, parce que leurs richesses particulières produisent le luxe. Dans les États despotiques, les gains de noces doivent être leur subsistance, et rien de plus.

CHAPITRE XVI

Belle coutume des Samnites.

Les Samnites avaient une coutume qui, dans une petite république, et surtout dans la situation où était la leur, devait produire d'admirables effets. On assemblait tous les jeunes gens, et on les jugeait: celui qui était déclaré le meilleur de tous prenait pour sa femme la fille qu'il voulait; celui qui avait les suffrages après lui choisissait encore; et ainsi de suite[201]. Il était admirable de ne regarder entre les biens des garçons que les belles qualités, et les services rendus à la patrie. Celui qui était le plus riche de ces sortes de biens choisissait une fille dans toute la nation. L'amour, la beauté, la chasteté, la vertu, la naissance, les richesses même, tout cela était, pour ainsi dire, la dot de la vertu. Il serait difficile d'imaginer une récompense plus noble, plus grande, moins à charge à un petit État, plus capable d'agir sur l'un et l'autre sexe.

Les Samnites descendaient des Lacédémoniens; et Platon, dont les institutions ne sont que la perfection des lois de Lycurgue, donna à peu près une pareille loi[202].

CHAPITRE XVII

De l'administration des femmes.

Il est contre la raison et contre la nature que les femmes soient maîtresses dans la maison, comme cela était établi chez les Égyptiens; mais il ne l'est pas qu'elles gouvernent un empire. Dans le premier cas, l'état de faiblesse où elles sont ne leur permet pas la prééminence; dans le second, leur faiblesse même leur donne plus de douceur et de modération: ce qui peut faire un bon gouvernement plutôt que les vertus dures et féroces.

Dans les Indes, on se trouve très bien du gouvernement des femmes; et il est établi que, si les mâles ne viennent pas d'une mère du même sang, les filles qui ont une mère du sang royal succèdent[203]. On leur donne un certain nombre de personnes pour les aider à porter le poids du gouvernement. Selon M. Smith[204], on se trouve aussi très bien du gouvernement des femmes en Afrique. Si l'on ajoute à cela l'exemple de la Moscovie et de l'Angleterre, on verra qu'elles réussissent également, et dans le gouvernement modéré, et dans le gouvernement despotique.


LIVRE HUITIÈME

DE LA CORRUPTION DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS.


CHAPITRE PREMIER

Idée générale de ce livre.

La corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle des principes.

CHAPITRE II

De la corruption du principe de la démocratie.

Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais encore quand on prend l'esprit d'égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu'il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu'il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges.

Il ne peut plus y avoir de vertu dans la république. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats: on ne les respecte donc plus. Les délibérations du sénat n'ont plus de poids: on n'a donc plus d'égards pour les sénateurs, et par conséquent pour les vieillards. Que si l'on n'a pas du respect pour les vieillards, on n'en aura pas non plus pour les pères: les maris ne méritent pas plus de déférence, ni les maîtres pas plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage: la gêne du commandement fatiguera, comme celle de l'obéissance. Les femmes, les enfants, les esclaves, n'auront de soumission pour personne. Il n'y aura plus de mœurs, plus d'amour de l'ordre, enfin plus de vertu.

On voit dans le Banquet de Xénophon une peinture bien naïve d'une république où le peuple a abusé de l'égalité. Chaque convive donne à son tour la raison pourquoi il est content de lui. «Je suis content de moi, dit Charmidès, à cause de ma pauvreté. Quand j'étais riche, j'étais obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sachant bien que j'étais plus en état de recevoir du mal d'eux que de leur en faire; la république me demandait toujours quelque nouvelle somme; je ne pouvais m'absenter. Depuis que je suis pauvre, j'ai acquis de l'autorité; personne ne me menace, je menace les autres; je puis m'en aller ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs places, et me cèdent le pas. Je suis un roi, j'étais un esclave; je payais un tribut à la république, aujourd'hui elle me nourrit; je ne crains plus de perdre, j'espère d'acquérir.»

Le peuple tombe dans ce malheur lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu'il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur; pour qu'il n'aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne.

La corruption augmentera parmi les corrupteurs, et elle augmentera parmi ceux qui sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics; et, comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusements du luxe. Mais, avec sa paresse et son luxe, il n'y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.

Il ne faudra pas s'étonner si l'on voit les suffrages se donner pour de l'argent. On ne peut donner beaucoup au peuple sans retirer encore plus de lui; mais, pour retirer de lui, il faut renverser l'État. Plus il paraîtra tirer d'avantage de sa liberté, plus il s'approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d'un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable: un seul tyran s'élève; et le peuple perd tout, jusqu'aux avantages de sa corruption.

La démocratie a donc deux excès à éviter: l'esprit d'inégalité, qui la mène à l'aristocratie ou au gouvernement d'un seul; et l'esprit d'égalité extrême, qui la conduit au despotisme d'un seul, comme le despotisme d'un seul finit par la conquête.

Il est vrai que ceux qui corrompirent les républiques grecques ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils s'étaient plus attachés à l'éloquence qu'à l'art militaire; outre qu'il y avait dans le cœur de tous les Grecs une haine implacable contre ceux qui renversaient le gouvernement républicain: ce qui fait que l'anarchie dégénéra en anéantissement, au lieu de se changer en tyrannie.

Mais Syracuse, qui se trouva placée au milieu d'un grand nombre de petites oligarchies changées en tyrannie[205]; Syracuse, qui avait un sénat[206] dont il n'est presque jamais fait mention dans l'histoire, essuya des malheurs que la corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville, toujours dans la licence[207] ou dans l'oppression, également travaillée par sa liberté et par sa servitude, recevant toujours l'une et l'autre comme une tempête, et, malgré sa puissance au dehors, toujours déterminée à une révolution par la plus petite force étrangère, avait dans son sein un peuple immense, qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de se donner un tyran ou de l'être lui-même.

CHAPITRE III

De l'esprit d'égalité extrême.

Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d'égalité l'est-il de l'esprit d'égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que tout le monde commande ou que personne ne soit commandé, mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à n'avoir point de maîtres, mais à n'avoir que ses égaux pour maîtres.

Dans l'état de nature, les hommes naissent bien dans l'égalité; mais ils n'y sauraient rester. La société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois.

Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l'est pas, que dans la première on n'est égal que comme citoyen, et que dans l'autre on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître.

La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté; mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême qu'auprès de la servitude.

CHAPITRE IV

Cause particulière de la corruption du peuple.

Les grands succès, surtout ceux auxquels le peuple contribue beaucoup, lui donnent un tel orgueil qu'il n'est plus possible de le conduire. Jaloux des magistrats, il le devient de la magistrature; ennemi de ceux qui gouvernent, il l'est bientôt de la constitution. C'est ainsi que la victoire de Salamine sur les Perses corrompit la république d'Athènes[208]; c'est ainsi que la défaite des Athéniens perdit la république de Syracuse[209].

Celle de Marseille n'éprouva jamais ces grands passages de l'abaissement à la grandeur: aussi se gouverna-t-elle toujours avec sagesse; aussi conserva-t-elle ses principes.

CHAPITRE V

De la corruption du principe de l'aristocratie.

L'aristocratie se corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire: il ne peut y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent ni dans ceux qui sont gouvernés.

Quand les familles régnantes observent les lois, c'est une monarchie qui a plusieurs monarques, et qui est très bonne par sa nature; presque tous ces monarques sont liés par les lois. Mais quand elles ne les observent pas, c'est un État despotique qui a plusieurs despotes.

Dans ce cas, la république ne subsiste qu'à l'égard des nobles, et entre eux seulement. Elle est dans le corps qui gouverne, et l'État despotique est dans le corps qui est gouverné: ce qui fait les deux corps du monde les plus désunis.

L'extrême corruption est lorsque les nobles deviennent héréditaires[210]; ils ne peuvent plus guère avoir de modération. S'ils sont en petit nombre, leur pouvoir est plus grand, mais leur sûreté diminue; s'ils sont en plus grand nombre, leur pouvoir est moindre, et leur sûreté plus grande: en sorte que le pouvoir va croissant, et la sûreté diminuant, jusqu'au despote, sur la tête duquel est l'excès du pouvoir et du danger.

Le grand nombre des nobles dans l'aristocratie héréditaire rendra donc le gouvernement moins violent; mais comme il y aura peu de vertu, on tombera dans un esprit de nonchalance, de paresse, d'abandon, qui fera que l'État n'aura plus de force ni de ressort[211].

Une aristocratie peut maintenir la force de son principe, si les lois sont telles qu'elles fassent plus sentir aux nobles les périls et les fatigues du commandement que ses délices, et si l'État est dans une telle situation qu'il ait quelque chose à redouter, et que la sûreté vienne du dedans, et l'incertitude du dehors.

Comme une certaine confiance fait la gloire et la sûreté d'une monarchie, il faut au contraire qu'une république redoute quelque chose[212]. La crainte des Perses maintint les lois chez les Grecs. Carthage et Rome s'intimidèrent l'une l'autre, et s'affermirent. Chose singulière! plus ces États ont de sûreté, plus, comme des eaux trop tranquilles, ils sont sujets à se corrompre.

CHAPITRE VI

De la corruption du principe de la monarchie.

Comme les démocraties se perdent lorsque le peuple dépouille le sénat, les magistrats et les juges de leurs fonctions, les monarchies se corrompent lorsqu'on ôte peu à peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes. Dans le premier cas, on va au despotisme de tous; dans l'autre, au despotisme d'un seul.

«Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Soüi, dit un auteur chinois, c'est qu'au lieu de se borner, comme les anciens, à une inspection générale, seule digne du souverain, les princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes[213].» L'auteur chinois nous donne ici la cause de la corruption de presque toutes les monarchies.

La monarchie se perd lorsqu'un prince croit qu'il montre plus sa puissance en changeant l'ordre des choses qu'en le suivant; lorsqu'il ôte les fonctions naturelles des uns pour les donner arbitrairement à d'autres; et lorsqu'il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés.

La monarchie se perd lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l'État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne.

Enfin elle se perd lorsqu'un prince méconnaît son autorité, sa situation, l'amour de ses peuples, et lorsqu'il ne sent pas bien qu'un monarque doit se juger en sûreté, comme un despote doit se croire en péril.

CHAPITRE VII

Continuation du même sujet.

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque les premières dignités sont les marques de la première servitude; lorsqu'on ôte aux grands le respect des peuples, et qu'on les rend de vils instruments du pouvoir arbitraire.

Il se corrompt encore plus lorsque l'honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l'on peut être à la fois couvert d'infamie[214] et de dignités.

Il se corrompt lorsque le prince change sa justice en sévérité; lorsqu'il met, comme les empereurs romains, une tête de Méduse sur sa poitrine[215]; lorsqu'il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisait donner à ses statues[216].

Le principe de la monarchie se corrompt lorsque des âmes singulièrement lâches tirent vanité de la grandeur que pourrait avoir leur servitude, et qu'elles croient que ce qui fait que l'on doit tout au prince fait que l'on ne doit rien à sa patrie.

Mais, s'il est vrai (ce que l'on a vu dans tous les temps) qu'à mesure que le pouvoir du monarque devient immense sa sûreté diminue, corrompre ce pouvoir jusqu'à le faire changer de nature, n'est-ce pas un crime de lèse-majesté contre lui?

CHAPITRE VIII

Danger de la corruption du principe du gouvernement monarchique.

L'inconvénient n'est pas lorsque l'État passe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république; mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme.

La plupart des peuples d'Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir, si, par une grande conquête, le despotisme s'établissait à un certain point, il n'y aurait pas de mœurs ni de climat qui tinssent; et, dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres.

CHAPITRE IX

Combien la noblesse est portée à défendre le trône.

La noblesse anglaise s'ensevelit avec Charles Ier sous les débris du trône; et, avant cela, lorsque Philippe II fit entendre aux oreilles des Français le mot de liberté, la couronne fut toujours soutenue par cette noblesse qui tient à honneur d'obéir à un roi, mais qui regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple.

On a vu la maison d'Autriche travailler sans relâche à opprimer la noblesse hongroise. Elle ignorait de quel prix elle lui serait quelque jour. Elle cherchait chez ces peuples de l'argent qui n'y était pas; elle ne voyait pas des hommes qui y étaient. Lorsque tant de princes partageaient entre eux ses États, toutes les pièces de sa monarchie, immobiles et sans action, tombaient, pour ainsi dire, les unes sur les autres; il n'y avait de vie que dans cette noblesse qui s'indigna, oublia tout pour combattre, et crut qu'il était de sa gloire de périr et de pardonner.

CHAPITRE X

De la corruption du principe du gouvernement despotique.

Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce qu'il est corrompu par sa nature. Les autres gouvernements périssent, parce que des accidents particuliers en violent le principe: celui-ci périt par son vice intérieur, lorsque quelques causes accidentelles n'empêchent point son principe de se corrompre. Il ne se maintient donc que quand des circonstances, tirées du climat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple, le forcent à suivre quelque ordre, et à souffrir quelque règle. Ces choses forcent sa nature sans la changer: sa férocité reste; elle est pour quelque temps apprivoisée.

CHAPITRE XI

Effets naturels de la bonté et de la corruption des principes.

Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises et se tournent contre l'État; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l'effet des bonnes: la force du principe entraîne tout.

Les Crétois, pour tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, employaient un moyen bien singulier: c'était celui de l'insurrection. Une partie des citoyens se soulevait[217], mettait en fuite les magistrats, et les obligeait de rentrer dans la condition privée. Cela était censé fait en conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissait la sédition pour empêcher l'abus du pouvoir, semblait devoir renverser quelque république que ce fût. Elle ne détruisit pas celle de Crète; voici pourquoi[218]:

Lorsque les anciens voulaient parler d'un peuple qui avait le plus grand amour pour la patrie, ils citaient les Crétois. La patrie, disait Platon[219], nom si tendre aux Crétois! Ils l'appelaient d'un nom qui exprime l'amour d'une mère pour ses enfants[220]. Or l'amour de la patrie corrige tout.

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvénients qui en résultent font bien voir que le seul peuple de Crète était en état d'employer avec succès un pareil remède.

Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gouvernement. «Ce furent les Lacédémoniens et les Crétois, dit Platon[221], qui ouvrirent ces académies fameuses qui leur firent tenir dans le monde un rang si distingué. La pudeur s'alarma d'abord; mais elle céda à l'utilité publique.» Du temps de Platon, ces institutions étaient admirables; elles se rapportaient à un grand objet, qui était l'art militaire[222]. Mais lorsque les Grecs n'eurent plus de vertu, elles détruisirent l'art militaire même: on ne descendit plus sur l'arène pour se former, mais pour se corrompre.

Plutarque nous dit[223] que de son temps les Romains pensaient que ces jeux avaient été la principale cause de la servitude où étaient tombés les Grecs. C'était, au contraire, la servitude des Grecs qui avait corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque[224], les parcs où l'on combattait à nu et les jeux de la lutte rendaient les jeunes gens lâches, les portaient à un amour infâme, et n'en faisaient que des baladins; mais du temps d'Épaminondas l'exercice de la lutte faisait gagner aux Thébains la bataille de Leuctres[225].

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l'État n'a point perdu ses principes; et, comme disait Épicure en parlant des richesses: «Ce n'est point la liqueur qui est corrompue, c'est le vase.»

CHAPITRE XII

Continuation sur le même sujet.

On prenait à Rome les juges dans l'ordre des sénateurs. Les Gracques transportèrent cette prérogative aux chevaliers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers; Sylla aux sénateurs seuls; Cotta, aux sénateurs, aux chevaliers et aux trésoriers de l'épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers et de centurions.

Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent qu'en ôtant la corruption, et en rappelant les principes: toute autre correction est, ou inutile, ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugements purent être sans abus entre les mains des sénateurs; mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu'on transportât les jugements, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l'épargne, à deux de ces corps, à tous les trois ensemble, à quelque autre corps que ce fût, on était toujours mal. Les chevaliers n'avaient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que les chevaliers, et ceux-ci aussi peu que les centurions.

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il aurait part aux magistratures patriciennes, il était naturel de penser que ses flatteurs allaient être les arbitres du gouvernement. Non: l'on vit ce peuple qui rendait les magistratures communes aux plébéiens élire toujours des patriciens. Parce qu'il était vertueux, il était magnanime; parce qu'il était libre, il dédaignait le pouvoir. Mais lorsqu'il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagements; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la liberté, pour tomber dans la faiblesse de la licence.

CHAPITRE XIII

Effet du serment chez un peuple vertueux.

Il n'y a point eu de peuple, dit Tite-Live[226], où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, et où la modération et la pauvreté aient été plus longtemps honorées.

Le serment eut tant de force chez ce peuple que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l'observer ce qu'il n'aurait jamais fait pour la gloire ni pour la patrie.

Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une armée dans la ville contre les Èques et les Volsques, les tribuns s'y opposèrent, «Eh bien, dit-il, que tous ceux qui ont fait serment au consul de l'année précédente marchent sous mes enseignes[227].» En vain les tribuns s'écrièrent-ils qu'on n'était plus lié par ce serment; que, quand on l'avait fait, Quintius était un homme privé, le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêlaient de le conduire; il n'écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns.

Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-Sacré, il se sentit retenir par le serment qu'il avait fait aux consuls de les suivre à la guerre[228]. Il forma le dessein de les tuer: on lui fit entendre que le serment n'en subsisterait pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avait de la violation du serment, par le crime qu'il voulait commettre.

Après la bataille de Cannes, le peuple, effrayé[229], voulut se retirer en Sicile; Scipion lui fit jurer qu'il resterait à Rome: la crainte de violer leur serment surmonta toute autre crainte. Rome était un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête: la religion et les mœurs.

CHAPITRE XIV

Comment le plus petit changement dans la constitution entraîne la ruine des principes.

Aristote[230] nous parle de la république de Carthage comme d'une république très bien réglée. Polybe[231] nous dit qu'à la seconde guerre punique[232] il y avait à Carthage cet inconvénient, que le sénat avait perdu presque toute son autorité. Tite-Live[233] nous apprend que lorsqu'Annibal retourna à Carthage, il trouva que les magistrats et les principaux citoyens détournaient à leur profit les revenus publics et abusaient de leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba donc avec l'autorité du sénat; tout coula du même principe.

On connaît les prodiges de la censure chez les Romains. Il y eut un temps où elle devint pesante; mais on la soutint, parce qu'il y avait plus de luxe que de corruption. Claudius l'affaiblit; et, par cet affaiblissement, la corruption devint encore plus grande que le luxe; et la censure[234] s'abolit, pour ainsi dire, d'elle-même. Troublée, demandée, reprise, quittée, elle fut entièrement interrompue jusqu'au temps où elle devint inutile, je veux dire les règnes d'Auguste et de Claude.

CHAPITRE XV

Moyens très efficaces pour la conservation des trois principes.

Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu'on aura lu les quatre chapitres suivants.

CHAPITRE XVI

Propriétés distinctives de la république.

Il est de la nature d'une république qu'elle n'ait qu'un petit territoire; sans cela elle ne peut guère subsister. Dans une grande république, il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits: il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d'un citoyen; les intérêts se particularisent; un homme sent d'abord qu'il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa patrie; et bientôt, qu'il peut être seul grand sur les ruines de sa patrie.

Dans une grande république, le bien commun est sacrifié à mille considérations: il est subordonné à des exceptions; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen; les abus y sont moins étendus, et par conséquent moins protégés.

Ce qui fit subsister si longtemps Lacédémone, c'est qu'après toutes ses guerres elle resta toujours avec son territoire. Le seul but de Lacédémone était la liberté; le seul avantage de sa liberté, c'était la gloire.

Ce fut l'esprit des républiques grecques de se contenter de leurs terres comme de leurs lois. Athènes prit de l'ambition, et en donna à Lacédémone; mais ce fut plutôt pour commander à des peuples libres que pour gouverner des esclaves; plutôt pour être la tête de l'union que pour la rompre. Tout fut perdu lorsqu'une monarchie s'éleva: gouvernement dont l'esprit est plus tourné vers l'agrandissement.

Sans des circonstances particulières[235], il est difficile que tout autre gouvernement que le républicain puisse subsister dans une seule ville. Un prince d'un si petit État chercherait naturellement à opprimer, parce qu'il aurait une grande puissance, et peu de moyens pour en jouir ou pour la faire respecter: il foulerait donc beaucoup ses peuples. D'un autre côté, un tel prince serait aisément opprimé par une force étrangère, ou même par une force domestique: le peuple pourrait à tous les instants s'assembler et se réunir contre lui. Or, quand un prince d'une ville est chassé de sa ville, le procès est fini: s'il a plusieurs villes, le procès n'est que commencé.

CHAPITRE XVII

Propriétés distinctives de la monarchie.

Un État monarchique doit être d'une grandeur médiocre. S'il était petit, il se formerait en république; s'il était fort étendu, les principaux de l'État, grands par eux-mêmes, n'étant point sous les yeux du prince, ayant leur cour hors de sa cour, assurés d'ailleurs contre les exécutions promptes par les lois et par les mœurs, pourraient cesser d'obéir; ils ne craindraient pas une punition trop lente et trop éloignée.

Aussi Charlemagne eut-il à peine fondé son empire qu'il fallut le diviser: soit que les gouverneurs des provinces n'obéissent pas, soit que, pour les faire mieux obéir, il fût nécessaire de partager l'empire en plusieurs royaumes.

Après la mort d'Alexandre, son empire fut partagé. Comment ces grands de Grèce et de Macédoine, libres, ou du moins chefs des conquérants répandus dans cette vaste conquête, auraient-ils pu obéir?

Après la mort d'Attila, son empire fut dissous: tant de rois, qui n'étaient plus contenus, ne pouvaient point reprendre des chaînes.

Le prompt établissement du pouvoir sans bornes est le remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution: nouveau malheur après celui de l'agrandissement.

Les fleuves courent se mêler dans la mer: les monarchies vont se perdre dans le despotisme.

CHAPITRE XVIII

Que la monarchie d'Espagne était dans un cas particulier.

Qu'on ne cite point l'exemple de l'Espagne: elle prouve plutôt ce que je dis. Pour garder l'Amérique, elle fit ce que le despotisme même ne fait pas: elle en détruisit les habitants. Il fallut, pour conserver sa colonie, qu'elle la tînt dans la dépendance de sa subsistance même.

Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas; et sitôt qu'elle l'eut abandonné, ses embarras augmentèrent. D'un côté, les Wallons ne voulaient pas être gouvernés par les Espagnols; et de l'autre, les soldats espagnols ne voulaient pas obéir aux officiers wallons[236].

Elle ne se maintint dans l'Italie qu'à force de l'enrichir et de se ruiner; car ceux qui auraient voulu se défaire du roi d'Espagne n'étaient pas, pour cela, d'humeur à renoncer à son argent.

CHAPITRE XIX

Propriétés distinctives du gouvernement despotique.

Un grand empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont envoyées; que la crainte empêche la négligence du gouverneur ou du magistrat éloigné; que la loi soit dans une seule tête; et qu'elle change sans cesse, comme les accidents, qui se multiplient toujours dans l'État à proportion de sa grandeur.

CHAPITRE XX

Conséquence des chapitres précédents.

Que si la propriété naturelle des petits États est d'être gouvernés en république, celle des médiocres d'être soumis à un monarque, celle des grands empires d'être dominés par un despote, il suit que, pour conserver les principes du gouvernement établi, il faut maintenir l'État dans la grandeur qu'il avait déjà; et que cet État changera d'esprit à mesure qu'on rétrécira ou qu'on étendra ses limites.

CHAPITRE XXI

De l'empire de la Chine.

Avant de finir ce livre, je répondrai à une objection qu'on peut faire sur tout ce que j'ai dit jusqu'ici.

Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine comme d'un gouvernement admirable qui mêle ensemble, dans son principe, la crainte, l'honneur et la vertu. J'ai donc posé une distinction vaine lorsque j'ai établi les principes des trois gouvernements.

J'ignore ce que c'est que cet honneur dont on parle chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu'à coups de bâton[237].

De plus, il s'en faut beaucoup que nos commerçants nous donnent l'idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires: on peut les consulter sur les brigandages des mandarins[238]. Je prends encore à témoin le grand homme milord Anson.

D'ailleurs, les lettres du P. Parennin sur le procès que l'empereur fit faire à des princes du sang néophytes[239], qui lui avaient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, et des injures faites à la nature humaine, avec règle, c'est-à-dire de sang-froid.

Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du même P. Parennin, sur le gouvernement de la Chine. Après des questions et des réponses très sensées, le merveilleux s'est évanoui.

Ne pourrait-il pas se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d'ordre; qu'ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d'un seul, par lequel ils sont gouvernés eux-mêmes, et qu'ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes; parce que, n'y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu'ils peuvent tout faire que de persuader aux peuples qu'ils peuvent tout souffrir[240]?

Enfin il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu'il devrait l'être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges.

Le climat de la Chine est tel, qu'il favorise prodigieusement la propagation de l'espèce humaine. Les femmes y sont d'une fécondité si grande que l'on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n'y arrête point le progrès de la propagation[241]. Le prince n'y peut pas dire, comme Pharaon: «Opprimons-les avec sagesse». Il serait plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n'eût qu'une tête. Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, et triomphera de la tyrannie.

La Chine, comme tous les pays où croît le riz, est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre. Il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs: la plupart sont d'abord exterminées; d'autres se grossissent, et sont exterminées encore. Mais dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d'armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône.

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que dans d'autres pays on revient si difficilement des abus, c'est qu'ils n'y ont pas des effets sensibles: le prince n'y est pas averti d'une manière prompte et éclatante, comme il l'est à la Chine.

Il ne sentira point, comme nos princes, que, s'il gouverne mal, il sera moins heureux dans l'autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci: il saura que si son gouvernement n'est pas bon, il perdra l'empire et la vie.

Comme, malgré les expositions d'enfants, le peuple augmente toujours à la Chine[242], il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir: cela demande une grande attention de la part du gouvernement. Il est à tous les instants intéressé à ce que tout le monde puisse travailler sans crainte d'être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil qu'un gouvernement domestique.

Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme; mais ce qui est joint avec le despotisme n'a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s'enchaîner: il s'arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore.

La Chine est donc un État despotique dont le principe est la crainte. Peut-être que dans les premières dynasties l'empire n'étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit. Mais aujourd'hui cela n'est pas.


LIVRE ONZIÈME

DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE, DANS SON RAPPORT AVEC LA CONSTITUTION[243].


CHAPITRE PREMIER

Idée générale.

Je distingue les lois qui forment la liberté politique, dans son rapport avec la constitution, d'avec celles qui la forment dans son rapport avec le citoyen. Les premières seront le sujet de ce livre-ci; je traiterai des secondes dans le livre suivant.

CHAPITRE II

Diverses significations données au mot de liberté.

Il n'y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé les esprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l'ont pris pour la facilité de déposer celui à qui ils avaient donné un pouvoir tyrannique; les autres, pour la faculté d'élire celui à qui ils devaient obéir; d'autres, pour le droit d'être armés, et de pouvoir exercer la violence; ceux-ci, pour le privilège de n'être gouvernés que par un homme de leur nation, ou par leurs propres lois[244]. Certain peuple a longtemps pris la liberté pour l'usage de porter une longue barbe[245]. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclu les autres. Ceux qui avaient goûté du gouvernement républicain l'ont mise dans ce gouvernement; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l'ont placée dans la monarchie[246]. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ou à ses inclinations; et comme, dans une république, on n'a pas toujours devant les yeux, et d'une manière si présente, les instruments des maux dont on se plaint, et que même les lois paraissent y parler plus et les exécuteurs de la loi y parler moins, on la place ordinairement dans les républiques, et on l'a exclue des monarchies. Enfin, comme dans les démocraties le peuple paraît à peu près faire ce qu'il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.

CHAPITRE III

Ce que c'est que la liberté.

Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu'il veut; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir.

Il faut se mettre dans l'esprit ce que c'est que l'indépendance, et ce que c'est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent[247]; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir.

CHAPITRE IV

Continuation du même sujet.

La démocratie et l'aristocratie ne sont point des États libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés: elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir; mais c'est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait! la vertu même a besoin de limites.

Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.

CHAPITRE V

De l'objet des États divers.

Quoique tous les États aient en général un même objet, qui est de se maintenir, chaque État en a pourtant un qui lui est particulier. L'agrandissement était l'objet de Rome; la guerre, celui de Lacédémone; la religion, celui des lois judaïques; le commerce, celui de Marseille; la tranquillité publique, celui de la Chine[248]; la navigation, celui des lois des Rhodiens; la liberté naturelle, l'objet de la police des sauvages; en général, les délices du prince, celui des États despotiques; sa gloire et celle de l'État, celui des monarchies; l'indépendance de chaque particulier est l'objet des lois de Pologne, et ce qui en résulte, l'oppression de tous[249].

Il y a aussi une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique. Nous allons examiner les principes sur lesquels elle la fonde. S'ils sont tous bons, la liberté y paraîtra comme dans un miroir.

Pour découvrir la liberté politique dans la constitution, il ne faut pas tant de peine. Si on peut la voir où elle est, si on l'a trouvée, pourquoi la chercher?

CHAPITRE VI[250]

De la constitution d'Angleterre.

Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs: la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger; et l'autre, simplement la puissance exécutrice de l'État.

La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et, pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté, parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.

Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.

Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs: celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

Dans la plupart des royaumes d'Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l'exercice du troisième. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme.

Dans les républiques d'Italie, où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies. Aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi violents que le gouvernement des Turcs: témoin les inquisiteurs d'État[251], et le tronc où tout délateur peut, à tous les moments, jeter avec un billet son accusation.

Voyez quelle peut être la situation d'un citoyen dans ces républiques, Le même corps de magistrature a, comme exécuteur des lois, toute la puissance qu'il s'est donnée comme législateur. Il peut ravager l'État par ses volontés générales; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières.

Toute la puissance y est une; et, quoiqu'il n'y ait point de pompe extérieure qui découvre un prince despotique, on le sent à chaque instant.

Aussi les princes qui ont voulu se rendre despotiques ont-ils toujours commencé par réunir en leur personne toutes les magistratures; et plusieurs rois d'Europe, toutes les grandes charges de leur État.

Je crois bien que la pure aristocratie héréditaire des républiques d'Italie ne répond pas précisément au despotisme de l'Asie. La multitude des magistrats adoucit quelquefois la magistrature; tous les nobles ne concourent pas toujours aux mêmes desseins: on y forme divers tribunaux qui se tempèrent. Ainsi, à Venise, le grand conseil a la législation; le pregadi, l'exécution; les quaranties, le pouvoir de juger. Mais le mal est que ces tribunaux différents sont formés par des magistrats du même corps; ce qui ne fait guère qu'une même puissance.

La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple[252], dans certains temps de l'année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu'autant que la nécessité le requiert.

De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n'étant attachée ni à un certain état, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n'a point continuellement des juges devant les yeux; et l'on craint la magistrature, et non pas les magistrats.

Il faut même que dans les grandes accusations le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges; ou, du moins, qu'il en puisse récuser un si grand nombre que ceux qui restent soient censés être de son choix.

Les deux autres pouvoirs pourraient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps permanents, parce qu'ils ne s'exercent sur aucun particulier, n'étant, l'un, que la volonté générale de l'État, et l'autre, que l'exécution de cette volonté générale.

Mais, si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugements doivent l'être à un tel point qu'ils ne soient jamais qu'un texte précis de la loi. S'ils étaient une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société sans savoir précisément les engagements que l'on y contracte.

Il faut même que les juges soient de la condition de l'accusé, ou ses pairs, pour qu'il ne puisse pas se mettre dans l'esprit qu'il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence.

Si la puissance législative laisse à l'exécutrice le droit d'emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n'y a plus de liberté, à moins qu'ils ne soient arrêtés pour répondre sans délai à une accusation que la loi a rendue capitale; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu'ils ne sont soumis qu'à la puissance de la loi.

Mais si la puissance législative se croyait en danger par quelque conjuration secrète contre l'État, ou quelque intelligence avec les ennemis du dehors, elle pourrait, pour un temps court et limité, permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects, qui ne perdraient leur liberté pour un temps que pour la conserver pour toujours.

Et c'est le seul moyen conforme à la raison de suppléer à la tyrannique magistrature des éphores, et aux inquisiteurs d'État de Venise, qui sont aussi despotiques.

Comme dans un État libre tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative; mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut faire par lui-même.

L'on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes, et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation, mais il convient que dans chaque lieu principal les habitants se choisissent un représentant[253].

Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre: ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie.

Il n'est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les diètes d'Allemagne. Il est vrai que de cette manière la parole des députés serait plus l'expression de la voix de la nation; mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres; et, dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice.

Quand les députés, dit très bien M. Sidney, représentent un corps de peuple comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis: c'est autre chose lorsqu'ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.

Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant, excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre.

Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républiques: c'est que le peuple avait droit d'y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution; chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants; ce qui est très à sa portée. Car, s'il y a peu de gens qui connaissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir en général si celui qu'il choisit est plus éclairé que la plupart des autres.

Le corps représentant ne doit pas être choisi non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu'il ne ferait pas bien, mais pour faire des lois, ou pour voir si l'on a bien exécuté celles qu'il a faites, chose qu'il peut très bien faire, et qu'il n'y a même que lui qui puisse bien faire.

Il y a toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs; mais s'ils étaient confondus parmi le peuple, et s'ils n'y avaient qu'une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage, et ils n'auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux. La part qu'ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages qu'ils ont dans l'État: ce qui arrivera s'ils forment un corps qui ait droit d'arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d'arrêter les leurs.

Ainsi la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles, et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part et des vues et des intérêts séparés.

Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n'en reste que deux; et, comme elles ont besoin d'une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à produire cet effet.

Le corps des nobles doit être héréditaire. Il l'est premièrement par sa nature; et d'ailleurs il faut qu'il ait un très grand intérêt à conserver ses prérogatives, odieuses par elles-mêmes, et qui, dans un État libre, doivent toujours être en danger.

Mais, comme une puissance héréditaire pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut que dans les choses où l'on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la levée de l'argent, elle n'ait de part à la législation que par sa faculté d'empêcher, et non par sa faculté de statuer.

J'appelle faculté de statuer le droit d'ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre. J'appelle faculté d'empêcher le droit de rendre nulle une résolution prise par quelque autre: ce qui était la puissance des tribuns de Rome. Et quoique celui qui a la faculté d'empêcher puisse avoir aussi le droit d'approuver, pour lors cette approbation n'est autre chose qu'une déclaration qu'il ne fait point d'usage de sa faculté d'empêcher, et dérive de cette faculté.

La puissance exécutrice doit être entre les mains d'un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d'une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative est souvent mieux ordonné par plusieurs que par un seul.

Que s'il n'y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n'y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies; les mêmes personnes ayant quelquefois et pouvant toujours avoir part à l'une et à l'autre.

Si le corps législatif était un temps considérable sans être assemblé, il n'y aurait plus de liberté. Car il arriverait de deux choses l'une: ou qu'il n'y aurait plus de résolution législative, et l'État tomberait dans l'anarchie; ou que ces résolutions seraient prises par la puissance exécutrice, et elle deviendrait absolue.

Il serait inutile que le corps législatif fût toujours assemblé. Cela serait incommode pour les représentants, et d'ailleurs occuperait trop la puissance exécutrice, qui ne penserait point à exécuter, mais à défendre ses prérogatives et le droit qu'elle a d'exécuter.

De plus, si le corps législatif était continuellement assemblé, il pourrait arriver que l'on ne ferait que suppléer de nouveaux députés à la place de ceux qui mourraient; et dans ce cas, si le corps était une fois corrompu, le mal serait sans remède. Lorsque divers corps législatifs se succèdent les uns aux autres, le peuple, qui a mauvaise opinion du corps législatif actuel, porte avec raison ses espérances sur celui qui viendra après; mais, si c'était toujours le même corps, le peuple, le voyant une fois corrompu, n'espérerait plus rien de ses lois: il deviendrait furieux, ou tomberait dans l'indolence.

Le corps législatif ne doit point s'assembler lui-même: car un corps n'est censé avoir de volonté que lorsqu'il est assemblé; et, s'il ne s'assemblait pas unanimement, on ne saurait dire quelle partie serait véritablement le corps législatif; celle qui serait assemblée, ou celle qui ne le serait pas. Que s'il avait droit de se proroger lui-même, il pourrait arriver qu'il ne se prorogerait jamais; ce qui serait dangereux dans le cas où il voudrait attenter contre la puissance exécutrice. D'ailleurs, il y a des temps plus convenables les uns que les autres pour l'assemblée du corps législatif: il faut donc que ce soit la puissance exécutrice qui règle le temps de la tenue et de la durée de ces assemblées, par rapport aux circonstances qu'elle connaît.

Si la puissance exécutrice n'a pas le droit d'arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu'il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances.

Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté d'arrêter la puissance exécutrice; car l'exécution ayant ses limites par sa nature, il est inutile de la borner; outre que la puissance exécutrice s'exerce toujours sur des choses momentanées. Et la puissance des tribuns de Rome était vicieuse, en ce qu'elle arrêtait non seulement la législation, mais même l'exécution: ce qui causait de grands maux.

Mais si, dans un État libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d'arrêter la puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a faites ont été exécutées; et c'est l'avantage qu'a ce gouvernement sur celui de Crète et de Lacédémone, où les cosmes[254] et les éphores[255] ne rendaient point compte de leur administration.

Mais, quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit point avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu'étant nécessaire à l'État pour que le corps législatif n'y devienne pas tyrannique, dès le moment qu'il serait accusé ou jugé, il n'y aurait plus de liberté.

Dans ces cas l'État ne serait point une monarchie, mais une république non libre. Mais comme celui qui exécute ne peut rien exécuter mal sans avoir des conseillers méchants et qui haïssent les lois comme ministres, quoiqu'elles les favorisent comme hommes, ceux-ci peuvent être recherchés et punis. Et c'est l'avantage de ce gouvernement sur celui de Gnide, où la loi ne permettant point d'appeler en jugement les amymones[256], même après leur administration[257], le peuple ne pouvait jamais se faire rendre raison des injustices qu'on lui avait faites.

Quoique en général la puissance de juger ne doive être unie à aucune partie de la législative, cela est sujet à trois exceptions fondées sur l'intérêt particulier de celui qui doit être jugé.

Les grands sont toujours exposés à l'envie; et, s'ils étaient jugés par le peuple, ils pourraient être en danger, et ne jouiraient pas du privilège qu'a le moindre des citoyens dans un État libre, d'être jugé par ses pairs. Il faut donc que les nobles soient appelés, non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation, mais devant cette partie du corps législatif qui est composée de nobles.

Il pourrait arriver que la loi, qui est en même temps clairvoyante et aveugle, serait, en de certains cas, trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. C'est donc la partie du corps législatif que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l'est encore dans celle-ci; c'est à son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi même, en prononçant moins rigoureusement qu'elle.

Il pourrait encore arriver que quelque citoyen, dans les affaires publiques, violerait les droits du peuple, et ferait des crimes que les magistrats établis ne sauraient ou ne voudraient pas punir. Mais, en général, la puissance législative ne peut pas juger; et elle le peut encore moins dans ce cas particulier, où elle représente la partie intéressée, qui est le peuple. Elle ne peut donc être qu'accusatrice. Mais devant qui accusera-t-elle? Ira-t-elle s'abaisser devant les tribunaux de la loi, qui lui sont inférieurs, et d'ailleurs composés de gens qui, étant peuple comme elle, seraient entraînés par l'autorité d'un si grand accusateur? Non: il faut, pour conserver la dignité du peuple et la sûreté du particulier, que la partie législative du peuple accuse devant la partie législative des nobles, laquelle n'a ni les mêmes intérêts qu'elle ni les mêmes passions.

C'est l'avantage qu'a ce gouvernement sur la plupart des républiques anciennes, où il y avait cet abus, que le peuple était en même temps juge et accusateur.

La puissance exécutrice, comme nous avons dit, doit prendre part à la législation par sa faculté d'empêcher; sans quoi, elle sera bientôt dépouillée de ses prérogatives. Mais si la puissance législative prend part à l'exécution, la puissance exécutrice sera également perdue.

Si le monarque prenait part à la législation par la faculté de statuer, il n'y aurait plus de liberté. Mais comme il faut pourtant qu'il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu'il y prenne part par la faculté d'empêcher.

Ce qui fut cause que le gouvernement changea à Rome, c'est que le sénat, qui avait une partie de la puissance exécutrice, et les magistrats qui avaient l'autre, n'avaient pas, comme le peuple, la faculté d'empêcher.

Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative.

Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais, comme par le mouvement nécessaire des choses elles sont contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert.

La puissance exécutrice ne faisant partie de la législative que par sa faculté d'empêcher, elle ne saurait entrer dans le débat des affaires. Il n'est pas même nécessaire qu'elle propose, parce que, pouvant toujours désapprouver les résolutions, elle peut rejeter les décisions des propositions qu'elle aurait voulu qu'on n'eût pas faites.

Dans quelques républiques anciennes, où le peuple en corps avait le débat des affaires, il était naturel que la puissance exécutrice les proposât et les débattît avec lui; sans quoi, il y aurait eu, dans les résolutions, une confusion étrange.

Si la puissance exécutrice statue sur la levée des deniers publics autrement que par son consentement, il n'y aura plus de liberté, parce qu'elle deviendra législative dans le point le plus important de la législation.

Si la puissance législative statue, non pas d'année en année, mais pour toujours, sur la levée des deniers publics, elle court risque de perdre sa liberté, parce que la puissance exécutrice ne dépendra plus d'elle, et quand on tient un pareil droit pour toujours, il est assez indifférent qu'on le tienne de soi ou d'un autre. Il en est de même si elle statue, non pas d'année en année, mais pour toujours, sur les forces de terre et de mer qu'elle doit confier à la puissance exécutrice.

Pour que celui qui exécute ne puisse pas opprimer, il faut que les armées qu'on lui confie soient peuple, et aient le même esprit que le peuple, comme cela fut à Rome jusqu'au temps de Marius. Et, pour que cela soit ainsi, il n'y a que deux moyens: ou que ceux que l'on emploie dans l'armée aient assez de bien pour répondre de leur conduite aux autres citoyens, et qu'ils ne soient enrôlés que pour un an, comme il se pratiquait à Rome; ou, si on a un corps de troupes permanent, et où les soldats soient une des plus viles parties de la nation, il faut que la puissance législative puisse le casser sitôt qu'elle le désire; que les soldats habitent avec les citoyens, et qu'il n'y ait ni camp séparé, ni casernes, ni places de guerre.

L'armée étant une fois établie, elle ne doit point dépendre immédiatement du corps législatif, mais de la puissance exécutrice; et cela par la nature de la chose, son fait consistant plus en action qu'en délibération.

Il est dans la manière de penser des hommes que l'on fasse plus de cas du courage que de la timidité, de l'activité que de la prudence, de la force que des conseils. L'armée méprisera toujours un sénat, et respectera ses officiers. Elle ne fera point cas des ordres qui lui seront envoyés de la part d'un corps composé de gens qu'elle croira timides, et indignes par là de lui commander. Ainsi, sitôt que l'armée dépendra uniquement du corps législatif, le gouvernement deviendra militaire. Et si le contraire est jamais arrivé, c'est l'effet de quelques circonstances extraordinaires; c'est que l'armée y est toujours séparée; c'est qu'elle est composée de plusieurs corps qui dépendent chacun de leur province particulière; c'est que les villes capitales sont des places excellentes, qui se défendent par leur situation seule, où il n'y a point de troupes.

La Hollande est encore plus en sûreté que Venise: elle submergerait les troupes révoltées, elle les ferait mourir de faim. Elles ne sont point dans les villes qui pourraient leur donner la subsistance; cette subsistance est donc précaire.

Que si, dans le cas où l'armée est gouvernée par le corps législatif, des circonstances particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire, on tombera dans d'autres inconvénients: de deux choses l'une: ou il faudra que l'armée détruise le gouvernement, ou que le gouvernement affaiblisse l'armée.

Et cet affaiblissement aura une cause bien fatale: il naîtra de la faiblesse même du gouvernement.

Si l'on veut lire l'admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains[258], on verra que c'est d'eux que les Anglais ont tiré l'idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois.

Comme toutes les choses humaines ont une fin, l'État dont nous parlons perdra sa liberté, il périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. Il périra lorsque la puissance législative sera plus corrompue que l'exécutrice.

Ce n'est point à moi à examiner si les Anglais jouissent actuellement de cette liberté, ou non. Il me suffit de dire qu'elle est établie par leurs lois, et je n'en cherche pas davantage.

Je ne prétends point par là ravaler les autres gouvernements, ni dire que cette liberté politique extrême doive mortifier ceux qui n'en ont qu'une modérée. Comment dirais-je cela, moi qui crois que l'excès même de la raison n'est pas toujours désirable, et que les hommes s'accommodent presque toujours mieux des milieux que des extrémités?

Harrington, dans son Oceana, a aussi examiné quel était le plus haut point de liberté où la constitution d'un État peut être portée. Mais on peut dire de lui qu'il n'a cherché cette liberté qu'après l'avoir méconnue et qu'il a bâti Chalcédoine ayant le rivage de Byzance devant les yeux.

CHAPITRE VII

Des monarchies que nous connaissons.

Les monarchies que nous connaissons n'ont pas, comme celle dont nous venons de parler, la liberté pour leur objet direct; elles ne tendent qu'à la gloire des citoyens, de l'État et du prince. Mais de cette gloire il résulte un esprit de liberté qui, dans ces États, peut faire d'aussi grandes choses, et peut-être contribuer autant au bonheur que la liberté même.

Les trois pouvoirs n'y sont point distribués et fondus sur le modèle de la constitution dont nous avons parlé. Ils ont chacun une distribution particulière, selon laquelle ils approchent plus ou moins de la liberté politique; et s'ils n'en approchaient pas, la monarchie dégénérerait en despotisme.

CHAPITRE VIII

Pourquoi les anciens n'avaient pas une idée bien claire de la monarchie.

Les anciens ne connaissaient point le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, et encore moins le gouvernement fondé sur un corps législatif formé par les représentants d'une nation. Les républiques de Grèce et d'Italie étaient des villes qui avaient chacune leur gouvernement, et qui assemblaient leurs citoyens dans leurs murailles. Avant que les Romains eussent englouti toutes les républiques, il n'y avait presque point de roi nulle part, en Italie, Gaule, Espagne, Allemagne[259]: tout cela était de petits peuples ou de petites républiques; l'Afrique même était soumise à une grande; l'Asie Mineure était occupée par les colonies grecques. Il n'y avait donc point d'exemple de députés de villes, ni d'assemblées d'État: il fallait aller jusqu'en Perse pour trouver le gouvernement d'un seul.

Il est vrai qu'il y avait des républiques fédératives; plusieurs villes envoyaient des députés à une assemblée. Mais je dis qu'il n'y avait point de monarchie sur ce modèle-là.

Voici comment se forma le premier plan des monarchies que nous connaissons. Les nations germaniques qui conquirent l'empire romain étaient, comme l'on sait, très libres. On n'a qu'à voir là-dessus Tacite, Sur les Mœurs des Germains. Les conquérants se répandirent dans le pays; ils habitaient les campagnes, et peu les villes. Quand ils étaient en Germanie, toute la nation pouvait s'assembler. Lorsqu'ils furent dispersés dans la conquête, ils ne le purent plus. Il fallait pourtant que la nation délibérât sur ses affaires, comme elle avait fait avant la conquête: elle le fit par des représentants. Voilà l'origine du gouvernement gothique parmi nous. Il fut d'abord mêlé de l'aristocratie et de la monarchie. Il avait cet inconvénient que le bas peuple y était esclave: c'était un bon gouvernement qui avait en soi la capacité de devenir meilleur. La coutume vint d'accorder des lettres d'affranchissement; et bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert que je ne crois pas qu'il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l'Europe dans le temps qu'il y subsista. Et il est admirable que la corruption du gouvernement d'un peuple conquérant ait formé la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer.

CHAPITRE IX

Manière de penser d'Aristote.

L'embarras d'Aristote paraît visiblement quand il traite de la monarchie[260]. Il en établit cinq espèces: il ne les distingue pas par la forme de la constitution, mais par des choses d'accident, comme les vertus ou les vices du prince; ou par des choses étrangères, comme l'usurpation de la tyrannie, ou la succession de la tyrannie.

Aristote met au rang des monarchies et l'empire des Perses et le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que l'un était un État despotique, et l'autre une république[261]?

Les anciens, qui ne connaissaient pas la distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d'un seul, ne pouvaient se faire une idée juste de la monarchie.

CHAPITRE X

Manière de penser des autres politiques.

Pour tempérer le gouvernement d'un seul, Arribas[262], roi d'Épire, n'imagina qu'une république. Les Molosses, ne sachant comment borner le même pouvoir, firent deux rois: par là on affaiblissait l'État plus que le commandement; on voulait des rivaux, et on avait des ennemis.

Deux rois n'étaient tolérables qu'à Lacédémone: ils n'y formaient pas la constitution[263], mais ils étaient une partie de la constitution.

CHAPITRE XI

Des rois des temps héroïques chez les Grecs.

Chez les Grecs, dans les temps héroïques, il s'établit une espèce de monarchie qui ne subsista pas[264]. Ceux qui avaient inventé des arts, fait la guerre pour le peuple, assemblé des hommes dispersés, ou qui leur avaient donné des terres, obtenaient le royaume pour eux et le transmettaient à leurs enfants. Ils étaient rois, prêtres et juges. C'est une des cinq espèces de monarchies dont nous parle Aristote[265]; et c'est la seule qui puisse réveiller l'idée de la constitution monarchique. Mais le plan de cette constitution est opposé à celui de nos monarchies d'aujourd'hui.

Les trois pouvoirs y étaient distribués de manière que le peuple y avait la puissance législative[266]; et le roi la puissance exécutrice, avec la puissance de juger; au lieu que, dans les monarchies que nous connaissons, le prince a la puissance exécutrice et la législative, ou du moins une partie de la législative; mais il ne juge pas.

Dans le gouvernement des rois des temps héroïques les trois pouvoirs étaient mal distribués. Ces monarchies ne pouvaient subsister; car, dès que le peuple avait la législation, il pouvait, au moindre caprice, anéantir la royauté, comme il fit partout.

Chez un peuple libre, et qui avait le pouvoir législatif; chez un peuple renfermé dans une ville, où tout ce qu'il y a d'odieux devient plus odieux encore, le chef-d'œuvre de la législation est de savoir bien placer la puissance de juger. Mais elle ne le pouvait être plus mal que dans les mains de celui qui avait déjà la puissance exécutrice. Dès ce moment le monarque devenait terrible. Mais en même temps, comme il n'avait pas la législation, il ne pouvait pas se défendre contre la législation; il avait trop de pouvoir, et il n'en avait pas assez.

On n'avait pas encore découvert que la vraie fonction du prince était d'établir des juges, et non pas de juger lui-même. La politique contraire rendit le gouvernement d'un seul insupportable. Tous ces rois furent chassés. Les Grecs n'imaginèrent point la vraie distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d'un seul; ils ne l'imaginèrent que dans le gouvernement de plusieurs, et ils appelèrent cette sorte de constitution, police[267].

CHAPITRE XII

Du gouvernement des rois de Rome, et comment les pouvoirs y furent distribués.

Le gouvernement des rois de Rome avait quelque rapport à celui des rois des temps héroïques chez les Grecs. Il tomba, comme les autres, par son vice général, quoique en lui-même et dans sa nature particulière il fût très bon.

Pour faire connaître ce gouvernement, je distinguerai celui des cinq premiers rois, celui de Servius Tullius, et celui de Tarquin.

La couronne était élective, et sous les cinq premiers rois, le sénat eut la plus grande part à l'élection.

Après la mort du roi, le sénat examinait si l'on garderait la forme du gouvernement qui était établie. S'il jugeait à propos de la garder, il nommait un magistrat[268], tiré de son corps, qui élisait un roi: le sénat devait approuver l'élection; le peuple, la confirmer; les auspices, la garantir. Si une de ces trois conditions manquait, il fallait faire une autre élection.

La constitution était monarchique, aristocratique et populaire; et telle fut l'harmonie du pouvoir qu'on ne vit ni jalousie ni dispute dans les premiers règnes. Le roi commandait les armées, et avait l'intendance des sacrifices; il avait la puissance de juger les affaires civiles[269] et criminelles[270]; il convoquait le sénat; il assemblait le peuple; il lui portait de certaines affaires, et réglait les autres avec le sénat[271].

Le sénat avait une grande autorité. Les rois prenaient souvent des sénateurs pour juger avec eux; ils ne portaient point d'affaires au peuple qu'elles n'eussent été délibérées[272] dans le sénat.

Le peuple avait le droit d'élire[273] les magistrats, de consentir aux nouvelles lois, et, lorsque le roi le permettait, celui de déclarer la guerre et de faire la paix. Il n'avait point la puissance de juger. Quand Tullus Hostilius renvoya le jugement d'Horace au peuple, il eut des raisons particulières, que l'on trouve dans Denys d'Halicarnasse[274].

La constitution changea sous Servius Tullius[275]. Le sénat n'eut point de part à son élection: il se fit proclamer par le peuple. Il se dépouilla des jugements[276] civils, et ne se réserva que les criminels; il porta directement au peuple toutes les affaires: il le soulagea des taxes, et en mit tout le fardeau sur les patriciens. Ainsi à mesure qu'il affaiblissait la puissance royale et l'autorité du sénat, il augmentait le pouvoir du peuple[277].

Tarquin ne se fit élire ni par le sénat ni par le peuple. Il regarda Servius Tullius comme un usurpateur, et prit la couronne comme un droit héréditaire; il extermina la plupart des sénateurs; il ne consulta plus ceux qui restaient, et ne les appela pas même à ses jugements[278]. Sa puissance augmenta; mais ce qu'il y avait d'odieux dans cette puissance devint plus odieux encore: il usurpa le pouvoir du peuple; il fit des lois sans lui; il en fit même contre lui[279]. Il aurait réuni les trois pouvoirs dans sa personne; mais le peuple se souvint un moment qu'il était législateur, et Tarquin ne fut plus.

CHAPITRE XIII

Réflexions générales sur l'état de Rome après l'expulsion des rois.

On ne peut jamais quitter les Romains; c'est ainsi qu'encore aujourd'hui, dans leur capitale, on laisse les nouveaux palais pour aller chercher des ruines; c'est ainsi que l'œil qui s'est reposé sur l'émail des prairies aime à voir les rochers et les montagnes.

Les familles patriciennes avaient eu, de tout temps, de grandes prérogatives. Ces distinctions, grandes sous les rois, devinrent bien plus importantes après leur expulsion. Cela causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les abaisser. Les contestations frappaient sur la constitution sans affaiblir le gouvernement: car, pourvu que les magistratures conservassent leur autorité, il était assez indifférent de quelle famille étaient les magistrats.

Une monarchie élective, comme était Rome, suppose nécessairement un corps aristocratique puissant qui la soutienne; sans quoi elle se change d'abord en tyrannie ou en État populaire: mais un État populaire n'a pas besoin de cette distinction des familles pour se maintenir. C'est ce qui fit que les patriciens, qui étaient des parties nécessaires de la constitution du temps des rois, en devinrent une partie superflue du temps des consuls: le peuple put les abaisser sans se détruire lui-même, et changer la constitution sans la corrompre.

Quand Servius Tullius eut avili les patriciens, Rome dut tomber des mains des rois dans celles du peuple. Mais le peuple, en abaissant les patriciens, ne dut point craindre de retomber dans celles des rois.

Un État peut changer de deux manières, ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu'elle se corrompt. S'il a conservé ses principes, et que la constitution change, c'est qu'elle se corrige; s'il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c'est qu'elle se corrompt.

Rome, après l'expulsion des rois, devait être une démocratie. Le peuple avait déjà la puissance législative: c'était son suffrage unanime qui avait chassé les rois; et, s'il ne persistait pas dans cette volonté, les Tarquins pouvaient à tous les instants revenir. Prétendre qu'il eût voulu les chasser pour tomber dans l'esclavage de quelques familles, cela n'était pas raisonnable. La situation des choses demandait donc que Rome fût une démocratie; et cependant elle ne l'était pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux, et que les lois inclinassent vers la démocratie.

Souvent les États fleurissent plus dans le passage insensible d'une constitution à une autre, qu'ils ne le faisaient dans l'une ou l'autre de ces constitutions. C'est pour lors que tous les ressorts du gouvernement sont tendus; que tous les citoyens ont des prétentions; qu'on s'attaque ou qu'on se caresse, et qu'il y a une noble émulation entre ceux qui défendent la constitution qui décline, et ceux qui mettent en avant celle qui prévaut.

CHAPITRE XIV

Comment la distribution des trois pouvoirs commença à changer après l'expulsion des rois.

Quatre choses choquaient principalement la liberté de Rome. Les patriciens obtenaient seuls tous les emplois sacrés, politiques, civils et militaires; on avait attaché au consulat un pouvoir exorbitant; on faisait des outrages au peuple; enfin on ne lui laissait presque aucune influence dans les suffrages. Ce furent ces quatre abus que le peuple corrigea.

1o Il fit établir qu'il y aurait des magistratures où les plébéiens pourraient prétendre; et il obtint peu à peu qu'il aurait part à toutes, excepté à celle d'entre-roi.

2o On décomposa le consulat, et on en forma plusieurs magistratures. On créa des préteurs[280] à qui on donna la puissance de juger les affaires privées; on nomma des questeurs[281] pour faire juger les crimes publics; on établit des édiles à qui on donna la police; on fit des trésoriers[282] qui eurent l'administration des deniers publics; enfin, par la création des censeurs on ôta aux consuls cette partie de la puissance législative qui règle les mœurs des citoyens et la police momentanée des divers corps de l'État. Les principales prérogatives qui leur restèrent furent de présider aux grands[283] états du peuple, d'assembler le sénat, et de commander les armées.

3o Les lois sacrées établirent des tribuns qui pouvaient à tous les instants arrêter les entreprises des patriciens, et n'empêchaient pas seulement les injures particulières, mais encore les générales.

4o Enfin les plébéiens augmentèrent leur influence dans les décisions publiques. Le peuple romain était divisé de trois manières: par centuries, par curies et par tribus; et quand il donnait son suffrage, il était assemblé et formé d'une de ces trois manières.

Dans la première, les patriciens, les principaux, les gens riches, le sénat, ce qui était à peu près la même chose, avaient presque toute l'autorité; dans la seconde, ils en avaient moins; dans la troisième, encore moins.

La division par centuries était plutôt une division de cens et de moyens qu'une division de personnes. Tout le peuple était partagé en cent quatre-vingt-treize centuries[284], qui avaient chacune une voix. Les patriciens et les principaux formaient les quatre-vingt-dix-huit premières centuries; le reste des citoyens était répandu dans les quatre-vingt-quinze autres. Les patriciens étaient donc, dans cette division, les maîtres des suffrages.

Dans la division par curies[285], les patriciens n'avaient pas les mêmes avantages: ils en avaient pourtant. Il fallait consulter les auspices, dont les patriciens étaient les maîtres; on n'y pouvait faire de proposition au peuple qui n'eût été auparavant portée au sénat et approuvée par un sénatus-consulte. Mais dans la division par tribus il n'était question ni d'auspices, ni de sénatus-consulte, et les patriciens n'y étaient pas admis.

Or, le peuple chercha toujours à faire par curies les assemblées qu'on avait coutume de faire par centuries, et à faire par tribus les assemblées qui se faisaient par curies: ce qui fit passer les affaires des mains des patriciens dans celles des plébéiens.

Ainsi, quand les plébéiens eurent obtenu le droit de juger les patriciens, ce qui commença lors de l'affaire de Coriolan[286], les plébéiens voulurent les juger assemblés par tribus[287], et non par centuries; et lorsqu'on établit en faveur du peuple les nouvelles magistratures[288] de tribuns et d'édiles, le peuple obtint qu'il s'assemblerait par curies pour les nommer; et quand sa puissance fut affermie, il obtint[289] qu'ils seraient nommés dans une assemblée par tribus.