The Project Gutenberg EBook of Esprit des lois, by
Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu

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Title: Esprit des lois
livres I à V, précédés d'une introduction de l'éditeur

Author: Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu

Editor: Paul Janet

Release Date: December 20, 2008 [EBook #27573]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ESPRIT DES LOIS ***




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Notes sur la transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée. Le texte de la note 89 a été adapté à ce livre électronique.

MONTESQUIEU


ESPRIT DES LOIS

LIVRES I-V

PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION DE L'ÉDITEUR

et suivis d'un Appendice

CONTENANT DES EXTRAITS DE MONTESQUIEU

et des Notes explicatives

PAR

PAUL JANET

MEMBRE DE L'INSTITUT
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES


DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE

15, RUE SOUFFLOT, 15

1892


DE

L'ESPRIT DES LOIS


INTRODUCTION[1]


Le plus grand livre du xviiie siècle, sans aucun doute, est l'Esprit des lois; et même, dans l'histoire de la science politique, le seul ouvrage qui lui soit comparable (j'ose à peine dire supérieur), pour l'étendue du plan, la richesse des faits, la liberté des investigations et la force des principes, est la Politique d'Aristote. Machiavel[2] avait peut-être autant de profondeur et de sagacité que Montesquieu, mais il connaissait trop peu de faits, et d'ailleurs son esprit corrompu ne lui permettait pas de s'élever jamais bien haut; enfin il n'a pas, au même degré qu'Aristote ou Montesquieu, le don supérieur de la généralisation. Quant à Grotius et Bodin[3], quelque juste estime qu'on leur doive, il n'entrera jamais, je crois, dans l'esprit de personne de les comparer, pour la portée des vues et du génie, à l'auteur de l'Esprit des lois.

Étudions d'abord, dans Montesquieu lui-même, les antécédents de son œuvre fondamentale, qui avait été précédée, comme on sait, par deux livres de génie: les Lettres persanes et la Grandeur et la Décadence des Romains[4]. Montesquieu entrait dans la politique par deux voies différentes, la satire et l'histoire. Plus tard, on retrouvera ces deux influences dans le monument définitif de sa pensée.

Les Lettres Persanes.—Les Lettres persanes sont remarquables par le ton de liberté irrespectueuse avec laquelle l'auteur s'exprime à l'égard de toutes les autorités sociales et religieuses. Ce n'est plus la profonde ironie de Pascal, qui insulte la grandeur tout en l'imposant aux hommes comme nécessaire: c'est le détachement d'un esprit qui voit le vide des vieilles institutions, et commence à en rêver d'autres. Mais que pouvait-il advenir d'une société où les meilleurs et les plus éclairés commençaient déjà à n'être plus dupes de rien? Qu'eût dit Bossuet en entendant parler ainsi du grand roi: «Il préfère un homme qui le déshabille ou qui lui donne la serviette, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles... On lui a vu donner une petite pension à un homme qui a fui deux lieues, et un bon gouvernement à un autre qui en avait fui quatre... Il y a plus de statues dans son palais que de citoyens dans une grande ville[5].» Écoutons-le maintenant parler du pape: «Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude[6].» Des parlements: «Les parlements ressemblent à ces grandes ruines que l'on foule aux pieds... Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines; ils ont cédé au temps qui détruit tout, à la corruption des mœurs qui a tout affaibli, à l'autorité suprême qui a tout abattu[7].» De la noblesse: «Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs: c'est un séminaire de grands seigneurs. Il remplit le vide des autres états[8].» Des prêtres: «Les dervis ont entre leurs mains presque toutes les richesses de l'État: c'est une société de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais[9].» Des riches: «A force de mépriser les riches, on vient enfin à mépriser les richesses.» Des fermiers généraux: «Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors: parmi eux il y a peu de Tantales[10].» De l'Université: «L'Université est la fille aînée des rois de France, et très aînée; car elle a plus de neuf cents ans; aussi rêve-t-elle quelquefois[11].» Enfin l'abus des pensions et des faveurs royales lui suggère un morceau d'une ironie sanglante, inspirée à la fois par le mépris des cours et par l'amour du peuple[12].

Cet esprit de satire et d'ironie, dans ce qu'il a ici d'excessif, tient sans doute à la jeunesse; car Montesquieu nous a appris plus tard «qu'il n'avait pas l'esprit désapprobateur». Mais quelques-unes des idées des Lettres persanes subsisteront et se retrouveront dans l'Esprit des lois. L'une des plus importantes, c'est l'effroi du despotisme, et le sentiment des vices de cette forme de gouvernement. Il voit déjà la pente qui entraîne les monarchies européennes vers le despotisme: «La plupart des gouvernements d'Europe, dit-il, sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés; car je ne sais pas s'il y en a jamais eu véritablement de tels. Au moins est-il difficile qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C'est un état violent qui dégénère toujours en despotisme ou en république. La puissance ne peut jamais être également partagée entre le prince et le peuple. L'équilibre est trop difficile à garder[13].» A cette époque Montesquieu n'est pas encore frappé du mécanisme gouvernemental par lequel les Anglais ont essayé de trouver un moyen terme entre le despotisme et la république; il ne connaissait encore que les institutions de la monarchie traditionnelle et aristocratique, antérieures à Richelieu; mais déjà il avait remarqué le caractère niveleur de cette autorité «qui avait tout abattu»; déjà il pressentait, comme il le dira plus tard dans l'Esprit des lois, qu'elle tendait soit au despotisme soit à l'état populaire. Déjà aussi il avait ce don remarquable de saisir dans un fait particulier et précis toute une série de causes et d'effets. C'est ainsi que l'invention des bombes lui paraît être une des causes qui ont amené en Europe la monarchie absolue. «Ce fut un prétexte pour eux d'entretenir de gros corps de troupes réglées, avec lesquelles ils ont dans la suite opprimé leurs sujets[14]

Néanmoins Montesquieu a très bien saisi la différence des monarchies européennes et des monarchies asiatiques. Il montre admirablement comment le pouvoir des monarques européens est en réalité plus grand que celui des despotes asiatiques, précisément parce qu'il est plus limité[15].

Mais déjà on voit poindre dans Montesquieu le goût d'un autre état politique que celui de la monarchie absolue. Déjà la liberté anglaise exerce évidemment un grand prestige sur son esprit. Il parle, non sans admiration secrète, «de l'humeur impatiente des Anglais qui ne laissent guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité»; et qui, se trouvant les plus forts contre un de leurs rois, ont déclaré «que c'était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets». Il ne saisit pas bien encore les ressorts du gouvernement anglais, qu'il découvrira plus tard avec une merveilleuse profondeur: mais il est frappé du spectacle étrange qu'offre à ses yeux un pays «où l'on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la discorde et de la sédition: le prince toujours chancelant sur un trône inébranlable; une nation impatiente, sage dans sa fureur même.» A côté de ce noble tableau, Montesquieu en ajoute d'autres, tous favorables aux républiques: «Cette république de Hollande, si respectée en Europe, si formidable en Asie, où ses négociants voient tant de rois prosternés devant eux;»... «la Suisse, qui est l'image de la liberté». Il fait remarquer que la Hollande et la Suisse, qui sont «les deux pays les plus mauvais de l'Europe, sont cependant les plus peuplés». La supériorité morale des républiques éclate enfin dans ces paroles: «Le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la vertu semble être établi dans les républiques, et dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie. A Rome, à Athènes, à Lacédémone, l'honneur payait seul les services les plus signalés[16]».

Cette analyse suffira pour faire saisir dans les Lettres persanes la première origine des idées politiques de Montesquieu. Les autres analogies et affinités seront indiquées plus loin dans l'analyse même de l'Esprit des lois. Du satiriste passons maintenant à l'historien, et relevons dans l'admirable écrit sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains (1734) les vues générales qui s'y rapportent à la politique.

Considérations sur les Romains.—L'ouvrage de Montesquieu peut être rapproché de celui de Machiavel sur Tite-Live; c'est de part et d'autre une philosophie de l'histoire romaine. Mais le livre de Montesquieu est beaucoup plus historique; celui de Machiavel plus politique. Les Discours sur Tite-Live sont un manuel de politique pratique; les Considérations sont une recherche des lois générales de l'histoire. On y trouvera donc nécessairement moins de principes politiques. En outre la politique de Montesquieu différera de celle de Machiavel non seulement par la hauteur morale, mais par l'esprit. La politique de Machiavel est toute empirique: celle de Montesquieu est plus scientifique: l'un et l'autre s'appuient sur l'histoire; mais l'un pour y trouver des exemples et des moyens d'action, l'autre pour y trouver des lois et des raisons. L'une ressemble plus à la mécanique pratique, l'autre à la mécanique abstraite, toutes deux étant néanmoins fondées sur l'expérience.

Ce caractère scientifique, qui fera la grandeur de l'Esprit des lois, est déjà sensible dans les Considérations sur les Romains. Il y montre admirablement comment un État aristocratique tend toujours à devenir populaire, de même qu'il indiquait déjà dans les Lettres persanes et accusera davantage encore dans l'Esprit des lois la tendance de la monarchie à devenir despotique. On voit comment les patriciens, pour s'affranchir des rois, furent obligés de donner au peuple «un amour immodéré de la liberté»; comment le peuple s'aperçut que «cette liberté dont on voulait lui donner tant d'amour, il ne l'avait pas»; comment les sujets d'un roi sont moins dévorés d'envie que ceux qui obéissent aux grands, «c'est pourquoi on a vu de tout temps le peuple détester les sénateurs;» comment «par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, s'en servent pour attaquer»; comment enfin, pendant plusieurs siècles la constitution fut admirable, «en ce que tout abus de pouvoir y pouvait toujours être corrigé»; d'où cette loi admirable, relevée par Montesquieu, «qu'un pays libre, c'est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s'il n'est, par ses propres lois, capable de correction[17]».

On voit que le gouvernement anglais est déjà devenu pour lui l'objet d'un examen plus attentif; car il le cite, précisément à l'appui de la loi précédente, comme étant toujours capable de correction: «Le gouvernement d'Angleterre est plus sage, parce qu'il y a un corps qui l'examine continuellement, et qui s'examine continuellement lui-même; et telles sont ses erreurs, qu'elles ne sont jamais longues, et que par l'esprit d'attention qu'elles donnent à la nation, elles sont souvent utiles[18]

Déjà aussi voyons-nous apparaître en germe dans les Considérations le principe de la séparation des pouvoirs: «Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance publique en un grand nombre de magistratures qui se soutenaient, s'arrêtaient et se tempéraient l'une l'autre.»

Une des plus belles pensées de Montesquieu, et des plus vérifiées par l'expérience, c'est la nécessité des divisions, c'est-à-dire des partis dans les États libres; il n'est nullement effrayé de ces divisions, et il y voit le signe d'une vraie vie politique, tandis que la paix apparente du despotisme n'est qu'une mort lente: c'est, dira-t-il plus tard dans l'Esprit des lois, «le silence d'une ville que l'ennemi vient d'occuper».

Aussi pour lui la lutte des plébéiens et des patriciens n'est point du tout, comme l'ont pensé tous les auteurs, la cause de la perte de la république. Cette vraie cause, ce fut la grandeur exagérée de la ville et de l'empire. Ces divisions au contraire étaient nécessaires à Rome: «Demander à un État libre des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c'est vouloir des choses impossibles; et, pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas[19]

Ce n'est pas, bien entendu, que Montesquieu soit un partisan de l'anarchie et un ennemi de l'ordre: personne ne le supposera: il n'entend parler bien évidemment que des divisions pacifiques, tout au plus de ces retraites volontaires du peuple qui amenaient les nobles à composition sans effusion de sang. Ce qu'il combattait, c'était l'ordre mensonger des États despotiques, sous l'apparence duquel «il y a toujours une division réelle... et si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont amis, mais des corps ensevelis les uns auprès des autres[20]».

On ne saurait assez dire à quel point Montesquieu a détesté le despotisme: rien de plus étrange que cette passion chez un homme né dans les rangs privilégiés, et après tout sous un gouvernement assez doux; il déteste non seulement le despotisme odieux des monarques asiatiques ou des Césars romains, mais ce despotisme tempéré et régulier tel qu'Auguste avait essayé de l'établir. «Auguste, dit-il, établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable; car dans un État libre où l'on vient d'usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans bornes d'un seul, et on appelle trouble, dissension, mauvais gouvernement tout ce qui peut maintenir l'honnête liberté des sujets[21]

L'Esprit des lois.—Nous avons vu naître et grandir la pensée politique de Montesquieu: il est temps de saisir cette pensée dans toute sa maturité et dans toute sa force, et de revenir au chef-d'œuvre du maître, à l'Esprit des lois[22].

Les principes.—On a reproché à Montesquieu la pensée et la méthode de son livre. Montesquieu, a-t-on dit, a plutôt étudié ce qui est que ce qui doit être; il a des raisons pour tout; tous les faits trouvent grâce à ses yeux, et quand il peut dire pourquoi une loi a été faite, il est satisfait, sans se demander si elle aurait dû l'être. Il semblerait, à entendre ces critiques, que Montesquieu fût de l'école de Machiavel, et qu'à l'exemple du politique du xve siècle, il ait élevé un monument à l'utile au détriment de la justice[23].

Rien n'est plus injuste que ces imputations. Le premier chapitre de l'Esprit des lois y répond d'abord suffisamment. Que dit Montesquieu? Qu'il y a «des rapports nécessaires dérivant de la nature des choses»: et c'est là ce qu'il appelle les lois. Que dit-il encore? «Qu'il y a une raison primitive, et que les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces différents êtres en eux...»; que «les êtres particuliers et intelligents peuvent avoir des lois qu'ils ont faites, mais qu'ils en ont aussi qu'ils n'ont pas faites; qu'avant qu'il y eût des lois, il y avait des rapports de justice possible; que dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé des cercles, tous les rayons n'étaient pas égaux». Qu'est-ce qu'une telle doctrine? Est-ce celle d'un homme qui subordonne tout à la loi, qui admire tout ce que le législateur fait, sans tenir compte de ce qu'il doit faire, qui enfin fait tout dépendre des circonstances? Est-ce là la philosophie d'un Hobbes, d'un Machiavel? Non, c'est la philosophie de Malebranche et de Platon; c'est cette philosophie qui place le juste primitif et éternel avant le juste légal, et fait dériver celui-ci de celui-là. Montesquieu ne pense pas autrement, lui qui définit la loi «la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre[24]»; et qui ajoute que «les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine».

Mais, poursuit-on, si Montesquieu a vu que les lois civiles et politiques ne sont que l'expression de la raison humaine en général, pourquoi ne s'est-il pas appliqué à déterminer d'abord les conditions absolues du juste, afin de montrer ensuite comment les lois positives s'en éloignent, et comment elles peuvent s'en approcher? Au contraire, à peine a-t-il posé les principes qu'il abandonne les conséquences, et que, renonçant à la méthode rationnelle pour la méthode historique et expérimentale, il n'examine plus que ce qui est, et néglige ce qui devrait être.

J'avoue que Montesquieu aurait pu suivre le plan qu'on imagine. Mais pourquoi demander à un auteur ce qu'il aurait pu faire au lieu de se rendre compte de ce qu'il a fait? Combattre l'Esprit des lois, tel qu'il est, au nom d'un Esprit des lois possible et idéal, n'est-ce pas comme si l'on demandait à Aristote pourquoi il n'a pas fait la République de Platon; ou encore comme si l'on demandait à Montesquieu lui-même pourquoi, au lieu de ce livre admirable de la Grandeur et de la Décadence des Romains, où il résume si fortement toutes les causes des révolutions de Rome, il n'a pas écrit, comme Vico, une sorte de philosophie de l'histoire, et montré le rôle du peuple romain dans le développement de l'humanité? Si je comprends bien ce que l'on regrette de ne pas trouver dans Montesquieu, c'est une sorte de traité de droit naturel, tel que l'ont fait Puffendorf ou Burlamaqui; mais il me semble que c'est méconnaître précisément ce qu'il y a d'original et de nouveau dans le livre de Montesquieu. Il vit que le principe des lois est sans doute la justice, mais qu'en fait elles dépendent d'un très grand nombre de rapports qui peuvent les faire varier à l'infini. Quels sont ces rapports? Montesquieu nous le dit: «Elles sont relatives à la nature et au principe du gouvernement; elles sont relatives au physique du pays; au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur, au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion de leurs habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin, elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer. C'est ce que j'entreprendrai de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports: ils forment tous ensemble ce que l'on appelle l'esprit des lois[25].» Combien une telle philosophie, qui, au lieu de considérer seulement les lois dans leur rapport à la vérité abstraite, les étudie dans les rapports prochains qu'elles soutiennent avec les faits généraux et inévitables de la vie et de l'organisation des peuples; combien, dis-je, cette philosophie des causes secondes et moyennes n'est-elle pas plus instructive qu'une théorie abstraite du droit, qui laisse indécise la question de savoir comment ce droit pourra être appliqué dans telle ou telle circonstance? Enfin, on peut critiquer l'exécution, et, dans un ouvrage si considérable et si neuf, il serait étrange qu'il en fût autrement; mais l'idée fondamentale n'en est pas moins grande et juste[26].

Lorsqu'on semble croire que Montesquieu est indifférent entre tous les faits qu'il expose, qu'il leur accorde à tous la même valeur, qu'il ne distingue pas le juste et l'injuste, on oublie les plus belles et les meilleures parties de son livre. Pour parler d'abord de ses théories politiques, où trouver, même au xviiie siècle, une aversion plus déclarée, une critique plus amère et plus sanglante du despotisme; où trouver, une plus vive sympathie pour les monarchies tempérées et libres, et même plus de prévention en faveur des républiques et des gouvernements populaires? Quel publiciste a jamais eu un sentiment plus noble et plus élevé de la liberté politique? n'est-il pas le premier qui a enseigné ou rappelé à la France l'amour de cette liberté, qu'elle avait désapprise, si elle l'avait jamais connue, rêve que tant de fautes commises en son nom ou contre elle ne peuvent effacer des âmes bien nées? Aucun philosophe de ce temps, Voltaire lui-même, a-t-il plus fait que Montesquieu pour l'humanité, et pour l'amélioration des lois? C'est lui qui a combattu le plus efficacement les restes derniers de la barbarie, la cruauté dans les lois, l'esclavage, et surtout l'esclavage des noirs, enfin la contradiction révoltante d'une morale divine et d'un culte persécuteur.

La philosophie des lois dans Montesquieu repose sur cette formule célèbre: «Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses.» Cette définition a été souvent critiquée comme abstraite et obscure. Destutt de Tracy a dit: «Une loi n'est pas un rapport et un rapport n'est pas une loi.» Helvétius a dit de son côté que les lois n'étaient pas des rapports, mais des résultats de rapports. Ce sont là des chicanes. Suivant Tracy, l'idée de loi implique l'idée d'autorité positive, et c'est par analogie que l'on a transporté cette idée à la nature en disant que les choses se passent comme si un législateur y eût établi des lois. Cela est possible, quant à l'origine de l'idée; car il est certain que l'homme a commencé par personnifier la nature. Mais s'il est vrai que ce soit par analogie avec nos lois positives que l'homme ait appelé lois non écrites les lois de la morale, et plus tard lois de la nature les rapports constants et réguliers des phénomènes naturels, cependant, par l'analyse et la réflexion, il a pu arriver à reconnaître plus tard que ces rapports constants et réguliers étaient le résultat de la nature des choses. Par exemple, la géométrie lui offrait des rapports constants entre les figures ou les éléments des figures; de même la morale lui montrait certains rapports constants entre les hommes; enfin la physique, des rapports constants entre les corps. Généralisant cette idée, on a pu dire qu'une chose quelconque n'existe qu'à la condition d'avoir une certaine nature, et des rapports qui résultent de cette nature, et c'est ce qu'on appelle des lois. Revenant ensuite à l'ordre civil d'où l'on était parti, on peut dire alors avec Montesquieu que les lois civiles elles-mêmes sont des rapports nécessaires dérivant de la nature des choses, c'est-à-dire qu'elles ne dérivent pas de la fantaisie des législateurs, mais qu'elles tiennent aux conditions sociales, historiques, climatériques, etc.; c'est ainsi que la définition de Montesquieu se rapporte à la pensée générale de son livre.

D'autres critiques sont venues s'élever contre la définition de Montesquieu, mais d'un tout autre côté; si les lois sont des rapports nécessaires, tout est nécessaire, comme le veut Spinoza[27]. Montesquieu est donc spinoziste. Telle était l'objection des Nouvelles ecclésiastiques, journal janséniste. Montesquieu ne se donne pas beaucoup de peine dans sa Défense de l'Esprit des lois pour répondre à cette objection. Il se contente: 1o de rappeler les textes du chapitre ier qui sont contraires au spinozisme[28]; 2o d'expliquer son but, qui est précisément de réfuter Hobbes et Spinoza, lesquels ramenaient les lois à de pures conventions, tandis que lui, au contraire, soutient qu'il y a des lois éternelles et immuables. Il aurait pu ajouter qu'il y a deux sortes de nécessité: la nécessité absolue et la nécessité conditionnelle. Dieu est nécessaire d'une nécessité absolue; les lois de la nature sont d'une nécessité conditionnelle: elles ne sont nécessaires qu'en ce sens qu'elles ne sont pas arbitraires.

Les doctrines politiques.—L'analyse raisonnée de l'Esprit des lois serait elle-même un ouvrage considérable; le Commentaire de Destutt de Tracy en est la preuve[29]. Nous nous bornerons à en étudier les deux points que nous venons de signaler: 1o les théories politiques; 2o les théories philanthropiques et réformatrices.

La nature des lois étant expliquée, passons au fond même du livre. L'objet de l'Esprit des lois n'est point la politique, et cependant la politique domine tout l'ouvrage. La raison en est que, selon Montesquieu, la principale différence des lois vient de la différence des gouvernements. Il suffit de connaître les principes de chaque gouvernement, «pour en voir, dit-il, couler les lois, comme de leur source[30]».

On peut distinguer, dans les législations diverses qui sont parmi les hommes, trois caractères principaux. Dans certains États, les lois semblent inspirées par le sentiment de la vertu publique et être faites par des hommes ou pour des hommes qui savent ou doivent savoir se commander à eux-mêmes; elles exigent et supposent une certaine force du citoyen à sacrifier ses passions à la patrie; une frugalité qui empêche chaque homme de désirer plus qu'il n'a besoin, et qui, ôtant le superflu, ôte le principe de la domination des hommes les uns sur les autres et les met tous dans un même rang; un amour naturel et volontaire de cette égalité, qui ne va pas jusqu'au refus d'obéir aux magistrats, mais n'est au contraire assurée que par le respect de tous pour la loi; enfin un désintéressement qui fait rechercher la vertu pour elle-même et non pour la gloire qui l'accompagne.

Dans un autre ordre d'États, les lois favorisent l'amour naturel des distinctions qui est dans l'homme, et paraissent inspirées par cet amour; elles semblent prescrire particulièrement tout ce qui tend à rendre certains hommes respectables aux autres hommes; elles mettent des degrés entre les citoyens; elles introduisent des privilèges, des exceptions honorables pour ceux qui en sont l'objet: elles rendent l'autorité presque divine, et lui donnent non ce caractère de force terrible qui abat et humilie, mais au contraire cette majesté qui relève ceux qui s'en approchent; elles laissent à chaque citoyen une certaine sécurité et lui permettent même une certaine grandeur, non pas la grandeur héroïque qui naît de la simple pratique de la vertu, mais celle qui vient de l'éclat attaché à certaines actions réputées belles.

Enfin, il y a des États où les lois traitent les hommes comme les brutes, ne leur demandent aucune vertu, aucun sacrifice, mais une matérielle obéissance; qui ne laissent aucune dignité même ni aucune sécurité aux sujets; qui les obligent au bien, c'est-à-dire à ce qu'une certaine personne déclare arbitrairement être le bien, non par un sentiment de gloire, ni même par un noble amour des honneurs et de l'élévation, mais par la force seule: ces lois avilissantes ne gouvernent que par la terreur.

En un mot, il y a des peuples dont les lois reposent sur la vertu et périssent avec elle; d'autres où l'empire de la loi est plus fort que l'empire du bien, et où les lois ne commandent qu'au nom de ce sentiment brillant et chevaleresque que Montesquieu appelle l'honneur; enfin, il est des peuples qui n'obéissent qu'à la force et à la crainte.

La vertu, l'honneur, la crainte, tels sont les trois principes d'où découlent les différents systèmes de législation qui sont parmi les hommes, et qui répondent à trois formes essentielles de gouvernement: 1o celle où le peuple, ayant des vertus, peut se gouverner lui-même, ou la république; 2o celle où le peuple, obéissant aux lois plutôt qu'à la vertu et à l'honneur plutôt qu'aux lois, doit être gouverné, mais gouverné par des lois fixes qui assurent sa sécurité et sa vanité, ou la monarchie; 3o enfin, celle où le peuple n'obéissant qu'à la crainte, doit être gouverné non par les lois, mais par la force, et la force la plus terrible, celle d'un seul, ou le despotisme[31].

Il faut donc distinguer avec Montesquieu deux choses dans tout gouvernement: sa nature et son principe: sa nature est ce qui le fait être ce qu'il est, son principe est le ressort qui le fait agir; l'une est sa structure particulière, l'autre, les passions humaines qui le font mouvoir[32]. Voyons les rapports de ces deux choses dans chaque espèce de gouvernement.

La nature de la république, c'est que le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, y a la souveraine puissance; dans le premier cas, la république est une démocratie; dans le second, une aristocratie[33].

Dans la démocratie, le peuple est à la fois monarque et sujet. Il est monarque par ses suffrages, qui sont ses volontés; il est sujet par son obéissance aux magistrats qu'il nomme lui-même, car c'est l'essence du gouvernement démocratique que le peuple nomme les magistrats[34]. Enfin, la règle générale de ce gouvernement, c'est que le peuple fasse par lui-même tout ce qu'il peut faire, et qu'il fasse faire le reste par des ministres nommés par lui.

Un gouvernement ainsi constitué est une démocratie; mais il ne suffit pas d'être, il faut vivre, et la démocratie la mieux organisée peut périr si elle n'a un principe intérieur d'action et de conservation qui est la vertu[35]. Lorsque tous font les lois, les lois sont inutiles s'il n'y a pas de vertu publique; car le peuple sait d'avance qu'il portera lui-même le poids des lois qu'il aura faites; il les fera donc faciles, complaisantes, corruptrices. Et d'ailleurs qu'importe que le peuple, comme monarque, fasse des lois, si, comme sujet, il ne les exécute pas?

Lorsque parut l'Esprit des lois, on fit beaucoup d'objections à cette maxime de Montesquieu: que la vertu est le principe des républiques. On demanda s'il n'y avait de vertu que dans les républiques, si les monarchies ne sont composées que de vices, si toutes les républiques sont vertueuses, si l'honneur n'y a pas aussi sa place, etc. Montesquieu dut expliquer sa pensée: «Il faut observer, dit-il, que ce que j'appelle vertu dans la république est l'amour de la patrie, c'est-à-dire l'amour de l'égalité. Ce n'est point une vertu morale ni une vertu chrétienne, c'est la vertu politique, et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain, comme l'honneur est le ressort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. Il faut faire attention qu'il y a une très grande différence entre dire qu'une certaine qualité, modification de l'âme, ou vertu, n'est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu'elle n'est point dans ce gouvernement. Tant s'en faut que les vertus morales et chrétiennes soient exclues de la monarchie, que même la vertu politique ne l'est pas. En un mot, l'honneur est dans les républiques, quoique la vertu politique en soit le ressort; la vertu politique est dans la monarchie, quoique l'honneur en soit le ressort[36]

Dans la démocratie, le peuple fait ses affaires lui-même; dans l'aristocratie ce sont les grands qui les font pour lui; le peuple y est à l'égard des nobles ce que les sujets sont dans la monarchie à l'égard du prince. Cependant, la sagesse d'une république aristocratique est de diminuer, autant que possible, la distance qui sépare le peuple des grands, de donner au peuple un moyen de sortir de son abaissement et de jouer un rôle dans l'État. La plus parfaite aristocratie est celle où la noblesse est peuple, et le peuple si pauvre, qu'elle n'ait aucun intérêt à l'opprimer. La plus mauvaise est celle où le peuple est dans l'esclavage[37]. Ce gouvernement a moins besoin de vertu que le gouvernement démocratique; cependant, la vertu lui est nécessaire. Le peuple, qui est contenu par les lois, peut obéir sans avoir de vertu; mais les nobles ne sont contenus que par leur propre volonté, il leur faut donc une certaine force pour résister à leurs passions. Cette force leur peut venir ou d'une grandeur d'âme qui leur apprend à se regarder comme les égaux du peuple, ou d'une modération qui les maintient du moins dans l'égalité avec eux-mêmes: la modération est la vertu propre et le principe de l'aristocratie[38]; elle y sauve l'odieux d'une inégalité toujours présente aux yeux du peuple, et d'une obéissance qu'il doit seul, au lieu que dans la monarchie il la partage avec les grands.

Ce qui constitue le gouvernement monarchique, c'est l'empire d'un seul sur tous, conformément à des lois stables et fixes[39]. Or, ces lois, conditions de la monarchie, ne sont rien s'il n'existe en dehors du prince, non des pouvoirs indépendants, mais des pouvoirs subordonnés, intermédiaires entre le prince et le peuple, et qui sont comme des canaux moyens par où coule la puissance. Ces pouvoirs, malgré leur dépendance du monarque, le mettent lui-même dans une certaine dépendance des lois et des établissements traditionnels, puisqu'il ne peut agir que par leur intermédiaire.

La monarchie ne subsiste donc pas sans noblesse, sans prérogatives, sans privilèges. Privilèges des nobles, du clergé, des villes, juridiction seigneuriale, ecclésiastique, etc., autant de limites au pouvoir arbitraire du prince ou à l'envahissement du peuple. Ôtez ces rangs et ces prérogatives, l'État devient nécessairement despotique ou populaire. Outre ces rangs intermédiaires, il faut un dépôt de lois pour que les limites de l'autorité monarchique soient sans cesse présentes au prince et aux sujets, et un certain corps politique qui annonce les lois lorsqu'elles sont faites et les rappelle lorsqu'on les oublie.

A ce système si admirablement organisé pour concilier la toute-puissance du monarque et la sécurité des sujets, il faut un ressort, un principe de mouvement. Ce n'est pas la vertu, c'est l'honneur: c'est-à-dire le préjugé de chaque personne et de chaque condition[40]. En effet, la vertu peut bien se rencontrer dans un gouvernement monarchique. Mais cela n'a rien de nécessaire. Ce qui est nécessaire pour que l'État ne périsse pas, c'est que le prince ait un certain préjugé de sa propre grandeur et de ses prérogatives, et qu'il confonde cette grandeur avec celle de l'État, en un mot une certaine opinion d'imagination qui lui fasse rechercher le bien, non pour le bien en lui-même, mais pour réaliser cet idéal de grandeur qu'il porte en soi. Seulement cette opinion de sa grandeur dégénérerait facilement chez le prince en adoration de soi-même, en mépris des sujets, en indifférence des intérêts publics, et l'État deviendrait despotique, si tous les corps de l'État n'avaient chacun leur préjugé, comme le prince lui-même, si la noblesse, le clergé, la magistrature, les villes, n'opposaient au préjugé du prince des préjugés contraires; cet ensemble de préjugés qui se limitent et se respectent les uns les autres, fonde la hiérarchie sociale, et tient lieu du droit qui est la base des républiques: c'est là l'honneur, le principe conservateur des institutions monarchiques.

La république, la monarchie ont une constitution, une structure, un mécanisme particulier. Le despotisme, par cela seul qu'il ne repose que sur la volonté d'un seul, ne peut avoir rien de déterminé et d'assuré; il n'a donc point de constitution. La seule constitution, c'est que les hommes n'y sont rien, que le prince y est tout. Mais le prince étant tout, et étant le maître de tout, il serait étrange qu'il prît de la peine pour un peuple qui n'est rien; aussi ne garde-t-il que le plaisir et la force de la puissance, et il en laisse à un autre l'emploi. Ce représentant du prince est absolu comme lui, pour que celui-ci soit tranquille; mais tout absolu qu'il est, il n'en est pas moins toujours entre les mains du prince, qui peut abattre quand il veut et comme il lui plaît, ceux qu'il élève quand il veut et comme il lui plaît. Le principe d'un tel gouvernement ne peut être la vertu ni l'honneur, car l'un et l'autre s'opposent à un tel pouvoir et à une telle obéissance: le despotisme ne repose que sur la crainte. La crainte du souverain est à la fois le frein du peuple et sa protection; car le peuple étant trop faible pour que le prince le craigne, c'est surtout contre les grands que s'exerce sa puissance, et la crainte des grands fait seule la sécurité des petits.

Nous avons déjà remarqué dans les Lettres persanes et dans les Considérations l'énergique aversion de Montesquieu pour le despotisme; mais c'est surtout dans l'Esprit des lois qu'il rassemble et aiguise les traits les plus amers et les plus sanglants de son éloquence ironique pour peindre ces gouvernements monstrueux: «Quand les sauvages de la Louisiane, dit-il, veulent avoir des fruits, ils coupent l'arbre au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique[41].» «Charles XII étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suède, écrivit qu'il leur enverrait une de ses bottes pour commander. Cette botte aurait commandé comme un roi despotique[42]». «Dans un gouvernement despotique, tout doit rouler sur deux ou trois idées; il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçons et d'allure: vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvements et pas davantage[43]». «Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité; mais ce n'est point une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper[44].» Il n'est pas difficile de voir l'intention secrète de ces paroles amères. Cette peinture du despotisme est une menace que Montesquieu fait peser sur la tête des gouvernements modérés, qui, pour se donner une force vaine, brisent les barrières heureuses qui les séparent du despotisme.

Nous avons considéré deux choses dans les gouvernements: d'abord ce qui les fait être, leur structure; ensuite ce qui les fait agir, ou leurs principes. Il reste à étudier ce qui les perd, c'est-à-dire leur corruption.

La corruption de chaque gouvernement commence toujours par celle des principes[45]. Le principe de la république étant la vertu, la république se corrompt lorsqu'elle perd sa vertu. Mais comme il y a deux espèces de républiques, la corruption n'est pas la même pour toutes les deux. La démocratie se perd par la perte de l'esprit d'égalité, ou par l'exagération de cet esprit[46]. Le premier de ces maux conduit à l'aristocratie ou au gouvernement d'un seul, et le second entraîne d'abord au despotisme de tous, et ensuite au despotisme d'un seul. Le caractère de la démocratie est bien l'égalité, mais l'égalité réglée: «Dans la vraie démocratie, on n'est égal que comme citoyen; dans la démocratie corrompue, on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître.» Lorsque la corruption est arrivée à ce point que le peuple ne reconnaît plus aucun lien, qu'il n'obéit plus aux magistrats, qu'il cesse de respecter les vieillards, que le libertinage est partout, la liberté est bien près de périr. «Plus il paraîtra tirer d'avantages de sa liberté, plus il s'approchera du moment où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d'un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable; un seul tyran s'élève, et le peuple perd tout, jusqu'aux avantages de la corruption.» Ce passage de la démocratie extrême à la tyrannie a été observé par tous les publicistes. Platon exprimait cette grande vérité dans son langage poétique et figuré quand il disait: «Le peuple, en voulant éviter la fumée de la dépendance sous les hommes libres, tombe dans le feu du despotisme des esclaves, échangeant une liberté excessive et extravagante contre la plus dure et la plus amère servitude.»

Quant à l'aristocratie, elle se corrompt lorsque la noblesse cesse d'être unie avec le peuple, lorsqu'elle ne commande plus par les lois ou par la justice, lorsque le pouvoir se resserre ou se relâche, et devient ou tyrannique ou faible; enfin quand les nobles sentent plus les délices du commandement que ses périls, et qu'ils croient n'avoir plus rien à redouter[47].

L'âme du gouvernement monarchique étant l'honneur ou le préjugé de chaque état et de chaque condition, ce gouvernement se perd avec ce préjugé même, lorsque l'obéissance se change en servitude, que le peuple et les grands, au lieu de sujets loyaux, deviennent des instruments méprisés du prince et d'eux-mêmes; lorsque l'honneur est mis en contradiction avec les honneurs, et que l'on peut être à la fois chargé d'infamie et de dignités; lorsqu'à la place des lois le monarque met sa volonté; lorsque, changeant sa justice en sévérité, il place, comme les empereurs romains, une tête de Méduse sur sa poitrine; lorsque, supprimant les pouvoirs intermédiaires, il veut tout faire par lui-même et ramène l'État entier à lui seul, enfin lorsqu'il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés[48]. Quant au gouvernement despotique, il se corrompt sans cesse, puisqu'il est corrompu de sa nature[49].

Critique de la théorie des gouvernements.—Telle est la théorie célèbre des trois gouvernements et de leurs principes. Nous avons exposé les idées de Montesquieu sans y intervenir, afin qu'on les vît dans leur suite et dans leur force. Mais il faut les examiner de plus près.

Selon Montesquieu, il y a trois gouvernements primitifs, qui se distinguent par leur nature et par leur principe: c'est le républicain, le monarchique et le despotique. Cette division a soulevé beaucoup d'objections qui nous paraissent fondées.

Et d'abord, le gouvernement républicain se divise, selon Montesquieu, en deux espèces: l'aristocratique et le démocratique. Sont-ce bien là deux espèces différentes d'un même genre, et ne sont-ce pas deux genres essentiellement différents? Dans l'un, c'est le peuple en corps; dans l'autre, c'est seulement une partie du peuple qui occupe la souveraineté. Ce n'est pas là une différence secondaire. Si le fait constitutif de l'État est la souveraineté, la différence caractéristique entre les États doit être cherchée dans la manière dont la souveraineté est distribuée. Il suffit que le pouvoir souverain soit réservé à quelques-uns au lieu d'appartenir à tous, pour que l'esprit de l'État soit radicalement changé. Il est vrai que la démocratie et l'aristocratie ont cela de commun de n'être pas soumises à un roi. Mais l'aristocratie et la monarchie ont aussi cela de commun d'ôter tout pouvoir au peuple. Si l'on prend pour principe de la division des gouvernements la différence de un et de tous, il faut évidemment y introduire, comme intermédiaire, le gouvernement de plusieurs: car il y a autant de différence entre plusieurs et tous qu'entre un et plusieurs. Si donc on admet la division de Montesquieu, il faudra séparer l'aristocratie au même titre que la monarchie, et l'on aura quatre gouvernements au lieu de trois.

Mais c'est un autre défaut de la théorie de Montesquieu de séparer absolument, comme deux genres à part, le despotisme de la monarchie. Il a raison, sans doute, de distinguer le gouvernement d'un seul, limité par des lois fondamentales, et le gouvernement d'un seul livré au seul caprice. Mais cette distinction peut avoir lieu dans tous les gouvernements. Il y a des démocraties où le peuple ne commande que par ses caprices, au lieu de gouverner par les lois; il y a aussi des aristocraties où la volonté des nobles tient lieu de lois fondamentales. De là la distinction antique des six gouvernements, trois bons et trois mauvais: les premiers obéissant aux lois et voulant le bien des sujets, les seconds n'obéissant qu'à leur fantaisie et ne cherchant que leur propre bien. On peut choisir, sans doute, ce principe de division et commencer par reconnaître deux grandes classes de gouvernements, selon qu'ils obéissent ou n'obéissent pas à des lois, et diviser ensuite chacune de ces classes en trois espèces, selon que le pouvoir est entre les mains d'un, de plusieurs et de tous; on peut, au contraire, prendre pour principe de division la distribution de la souveraineté, et obtenir ainsi trois gouvernements fondamentaux, que l'on subdivisera ensuite chacun en deux espèces. Mais on ne peut pas mêler ces deux principes, et distinguer la monarchie de la démocratie par l'un, et la monarchie du despotisme par l'autre.

En outre, si on y regarde de plus près, on verra que la différence de la monarchie et du despotisme n'est pas aussi grande que le dit l'auteur. Car, dans la monarchie pure (et c'est de celle-là qu'il s'agit; car on ne traite encore que des gouvernements simples), dans la monarchie, dis-je, le prince, excepté un très petit nombre de lois fondamentales, peut toujours changer les lois; s'il ne les change pas, c'est qu'il ne le veut pas. Sa volonté est la suprême loi: c'est là le principe même du despotisme. Pour qu'il ne pût absolument pas changer les lois, il faudrait qu'elles fussent protégées et garanties par un pouvoir ou par certains pouvoirs déterminés. Mais c'est alors une monarchie limitée, aristocratique, parlementaire, représentative, selon la nature des limites qui sont opposées au pouvoir royal. C'est un gouvernement mixte; ce n'est plus la monarchie proprement dite. Sans doute, il y a des monarchies où le monarque gouverne selon les lois, et cela est ordinaire dans les pays éclairés et civilisés; mais en droit, la monarchie, si elle est absolue, peut toujours changer la loi; et si elle n'est pas absolue, elle n'est plus la monarchie dont il est question; elle est une de ces innombrables transactions, qui s'établissent dans la pratique entre les formes élémentaires de la politique, mais qui ne doit pas entrer dans une division abstraite et scientifique, où l'on prend les idées dans leur généralité.

D'ailleurs, s'il n'est pas exact de dire que la monarchie soit nécessairement soumise à des lois fixes, est-il plus exact de dire que le despotisme n'est soumis absolument à aucune loi? A qui fera-t-on croire que le gouvernement des Turcs, des Persans et des Chinois soit absolument sans règle, sans frein, sans usages, sans quelque chose enfin qui limite la volonté arbitraire du prince ou de ses subordonnés? Qu'une telle forme de gouvernement se rencontre par hasard, lorsqu'un Caracalla ou un Héliogabale occupe le trône, cela ne peut pas se nier; mais que ce soit là une forme normale et vraiment essentielle de gouvernement parmi les hommes, c'est ce qui est contraire à la nature des choses. Je veux que, dans les gouvernements orientaux, il y ait moins de lois que parmi nous, moins de respect de la personne et des biens, et surtout rien qui ressemble à ce que nous appelons une constitution; enfin, il y a sans doute des différences entre les gouvernements barbares et les gouvernements civilisés; mais cette différence n'ira pas jusqu'à faire que les hommes ne soient que des brutes. C'est ce qui arriverait, s'il pouvait exister un gouvernement semblable à celui que dépeint Montesquieu sous le nom de despotisme. En un mot, il n'y a point de différence essentielle entre le despotisme et la monarchie: «Ce sont, dit Voltaire, deux frères qui ont tant de ressemblance qu'on les prend souvent l'un pour l'autre. Avouons que ce furent de tout temps deux gros chats à qui les rats essayèrent de pendre une sonnette au cou[50]

Si la différence que Montesquieu signale entre la monarchie et le despotisme n'est pas essentielle, si la monarchie ne gouverne pas nécessairement selon des lois fixes, et si le despotisme n'est pas nécessairement privé de toutes lois, il s'ensuit que le despotisme n'est qu'une forme abusive de la monarchie, comme la démagogie est une forme abusive de la démocratie, et l'oligarchie de l'aristocratie. Nous revenons donc à la division d'Aristote, qui nous paraît simple, rigoureuse, scientifique, et qui suffit parfaitement à toutes les théories.

De la division des gouvernements selon leur nature, passons à l'examen de leurs principes. Il y a là sans doute une idée originale et profonde. Un gouvernement existe, il dure. Pourquoi dure-t-il? N'est-ce pas en vertu d'un ressort intérieur, qui l'anime, qui le meut, qui le fait agir, et qui enfin le fait vivre jusqu'à ce que, s'usant lui-même, il entraîne l'État avec lui[51]? Cette recherche philosophique du principe des gouvernements est donc une des innovations heureuses de Montesquieu dans la science politique; et quoiqu'elle soit souvent paradoxale et arbitraire, peut-être même insuffisante, elle est cependant digne d'admiration.

Parmi les trois, ou plutôt les quatre principes reconnus par Montesquieu, il y en a deux qui sont vrais: c'est le principe de la vertu et le principe de la crainte. Nous y reviendrons tout à l'heure. Il y en a deux autres qui paraissent vagues et mal définis: c'est le principe de l'honneur et celui de la modération.

Ce dernier surtout est certainement ce qu'il y a de plus faible dans la théorie de Montesquieu. La modération n'est qu'une limite, elle n'est pas un principe d'action; elle empêche de se perdre, mais elle ne donne ni la vie ni le mouvement. Elle n'est d'ailleurs pas plus propre au gouvernement aristocratique qu'à tout autre. Il est évident qu'elle est nécessaire à tout gouvernement qui veut vivre. La monarchie sans modération tombe dans le despotisme, et la démocratie sans modération tombe dans la démagogie ou dans la tyrannie. La modération est le principe conservateur de tous les états et de toutes les formes de gouvernement; elle n'est pas le principe particulier d'aucune d'elles.

L'honneur est un principe ingénieusement trouvé pour expliquer la différence de la monarchie et du despotisme[52]. Mais c'est un principe vague et mal expliqué. «C'est, dit Montesquieu, le préjugé de chaque personne et de chaque condition.» Mais en quoi consiste ce préjugé? «La nature de l'honneur est de demander des préférences et des distinctions.» L'honneur semble donc être la même chose que la vanité. «L'ambition, continue Montesquieu, a de bons effets dans la monarchie.» Voici l'honneur qui devient l'ambition. Plus loin, Montesquieu définit l'honneur: «ce maître universel qui doit partout nous conduire.» Rien n'est plus vague. Il le détermine un peu plus quand il dit «que c'est moins ce qu'on doit aux autres que ce que l'on se doit à soi-même»; et «non pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue... c'est la noblesse dans les vertus, la franchise dans les mœurs, la politesse dans les manières.» Enfin, lorsqu'il ajoute que «l'honneur nous dicte que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore», il est évident qu'ici l'honneur n'est plus seulement le préjugé de chaque personne et de chaque condition; il est déjà une sorte de vertu et une partie de la vertu[53].

Je ne veux pas nier ce qu'il y a d'ingénieux et de vrai en partie dans la théorie de la monarchie et de son principe. Mais ce principe de l'honneur, qui est tout moderne, composé d'idées féodales, chevaleresques, chrétiennes, et enfin de ce sentiment naturel de fierté propre à l'homme dans toutes les formes de gouvernement, suffit-il à expliquer la monarchie de Philippe et d'Alexandre, des premières monarchies grecques, des monarchies du xve siècle? D'un autre côté, l'honneur n'est-il pas le principe des aristocraties autant et plus peut-être que des monarchies? L'honneur, entendu dans un sens étroit, est surtout le préjugé aristocratique; dans un sens large il est la vertu proprement dite, ou du moins une de ses parties. C'était l'honneur non moins que la crainte qui interdisait aux nobles de Venise de trahir les secrets de l'État, et c'était certainement l'honneur autant que l'amour de la patrie qui ramenait Régulus à Carthage pour y mourir d'une mort atroce. L'honestum antique, le pulchrum et decorum ressemble beaucoup à ce que Montesquieu appelle l'honneur: or c'est une idée qui est née dans les républiques.

Reprenons la théorie de Montesquieu, et nous inspirant librement de ses principes, cherchons à lui donner plus de clarté et de précision.

Il y a deux principes naturels dans l'homme, et qui donnent naissance aux deux formes principales de gouvernement, à celles que Platon appelle les deux constitutions mères, la monarchie et la démocratie. Ces deux principes sont l'amour du repos et de la liberté. Ces deux principes sont identiques: car, aimer la liberté, est-ce autre chose que vouloir jouir en repos et en paix de toutes les forces de notre nature qui ne sont point contraires au bonheur des autres? Et aimer le repos n'est-ce pas vouloir ne pas être troublé dans l'usage légitime de sa liberté? Mais quoique ces deux principes soient identiques par leur nature, ils se distinguent cependant dans leurs effets. Car l'un a plus de rapport avec le goût du mouvement, et l'autre avec le goût de l'inertie et de l'immobilité. L'un demande à agir, à se développer dans tous les sens, à tenter toujours de nouvelles aventures; l'autre aime à demeurer dans certaines limites consacrées, à tourner dans un cercle toujours le même, et à ne pas s'affranchir de certaines habitudes et de certains liens. L'un préfère la nouveauté à la sécurité. L'autre craint la nouveauté, comme ennemie de toute sécurité. L'un se contente peu du bien-être matériel, et se repaît toujours d'un bien-être d'imagination. L'autre craint l'inconnu, et aime à jouir tranquillement de ce qu'il possède certainement. L'un aime à critiquer, censurer, discuter, et ne veut pas se soumettre sans savoir pourquoi. L'autre ne veut pas se troubler d'examiner ce qu'il ne comprend pas, ce qu'il ne tient pas à comprendre: il abandonne volontiers le soin des affaires, et ne s'en mêle que le moins qu'il peut.

Or, c'est l'amour du repos qui donne naissance à la monarchie, et l'amour de la liberté à la démocratie. Dans le gouvernement d'un seul, les actions sont plus promptes, plus uniformes, plus constantes à elles-mêmes. Il y a moins de discussions, moins de dissentiments, moins de temps perdu, moins de troubles, moins de révolutions. On sait ce qu'il y aura demain par ce qu'il y avait hier. Les changements de règne, qui sont les mouvements les plus considérables dans ces sortes de gouvernements, se font d'une manière presque insensible, lorsque les lois de succession sont bien déterminées. Il y a des troubles quelquefois dans les régences: cela vient précisément de ce qu'alors le gouvernement d'un seul penche toujours vers le gouvernement de plusieurs; mais lorsque l'autorité royale devient maîtresse, l'ordre et le repos renaissent avec elle. Dans la monarchie, l'individu est en général tranquille, pourvu qu'il ne se mêle pas des affaires de l'État. Par conséquent, lorsque le plus grand nombre des citoyens d'un pays aura ce goût du repos et cette indifférence des affaires publiques, l'État sera monarchique.

Supposez, au contraire, un peuple animé de l'amour de la liberté, tel que nous l'avons décrit, il est évident qu'il ne souffrira aucune forme de gouvernement à laquelle il n'aurait pas la plus grande part. Si tous, ou la plupart, ont ce goût du mouvement, de l'aventure, de la critique, de la discussion et de l'examen, tous voudront être quelque chose dans l'État: ils voudront participer à la confection des lois, de peur qu'elles ne répriment leur ardeur et leurs désirs. Ils voudront nommer leurs magistrats, pour être sûrs de la sincère exécution de leurs volontés; ils voudront les soumettre à la censure, et refuseront de s'y soumettre eux-mêmes. Ils voudront conserver le droit d'examiner et de discuter, afin de pouvoir changer demain ce qu'ils auront fait aujourd'hui. Ils seront défiants, tumultueux, amis de la parole, souvent incertains dans l'action. Mais, par-dessus tout, ils voudront établir parmi eux l'égalité. La liberté est difficilement conciliable avec l'inégalité. En effet, si les uns possèdent des privilèges auxquels il me soit absolument interdit de prétendre, je ne suis pas libre, puisqu'un certain développement naturel et légitime de mes facultés m'est interdit. Si quelques-uns font les lois, ou ont seuls droit à certains emplois, je ne suis pas libre: car quelle garantie ai-je contre eux? Il peut arriver, sans doute, qu'à la suite de beaucoup d'expériences, un peuple consente à l'inégalité pour garantir sa liberté; mais c'est là une de ces transactions qui peuvent se faire entre tous les principes de gouvernement, et nous les examinons ici dans leur pureté et leur distinction. C'est en ce sens que nous disons: le principe constitutif de la démocratie, c'est l'amour de la liberté et de l'égalité.

Il faut distinguer le principe constitutif et le principe conservateur d'un gouvernement. L'un le fait être, l'autre le fait durer. Quels sont donc les principes conservateurs de la monarchie et de la démocratie? Je commence par la démocratie.

Ici Montesquieu est admirable; et, quoi qu'on en ait dit, je pense qu'il faut considérer comme un axiome de la science politique ce grand principe, que la démocratie repose sur la vertu. En effet, lorsque l'on donne la liberté à un peuple, il faut permettre beaucoup d'actions qui ne seront pas permises dans un autre gouvernement. Parmi ces actions, les unes seront mauvaises et les autres bonnes; et l'on se console des mauvaises parce qu'elles doivent être compensées par les bonnes. Mais si elles sont toutes mauvaises, quel principe de désordre et de corruption introduit dans l'État! Par exemple on permettra à tout le monde d'exprimer sa pensée, dans l'espoir que les bonnes pensées triompheront des mauvaises, et que la vérité l'emportera sur l'erreur. Mais si tout le monde abuse de la pensée, si les uns la vendent, si les autres l'immolent à leurs passions, si tous ne se servent de la liberté donnée que pour insulter les lois, les magistrats, les hommes vertueux, etc., une telle liberté n'est-elle pas l'anarchie et l'oppression? et comme rien de violent ne peut durer, une république corrompue ne peut manquer de périr infailliblement. On ne peut nier d'ailleurs que la liberté n'introduise la division dans l'État. Cette division est un bien, quand elle n'est pas portée à l'extrême. Mais supposez-la sans contrepoids, elle deviendra la guerre de tous contre tous, et le plus beau des gouvernements sera semblable à l'état sauvage. Or, dans un État où on donne peu à la force, précisément pour laisser beaucoup à la liberté, le seul contrepoids naturel, c'est la vertu. En outre, l'un des grands périls de la démocratie, c'est l'amour de l'égalité. Car, comme il y a une égalité naturelle et vraie, il y en a aussi une qui n'est pas légitime: c'est celle qui met sur la même ligne l'ignorant et l'homme éclairé, le vicieux et l'homme de bien. Si les hommes vicieux sont en majorité, ils s'indigneront de la supériorité de l'homme intelligent et distingué. De là les suspicions, les ostracismes, les persécutions, tout ce qui a souillé les démocraties antiques et modernes, et les a mises souvent au-dessous du despotisme même. Il faut donc assez de vertu dans le peuple pour reconnaître, estimer et respecter la vertu chez les meilleurs. Ajoutez que dans la démocratie c'est le peuple qui fait les lois, et c'est lui qui obéit aux lois; or, s'il fait des lois sans y obéir, autant n'en pas faire; si, prévoyant sa propre faiblesse, et y compatissant d'avance, il accommode ses lois à sa corruption, qu'est-ce qu'un tel gouvernement? Enfin, de quelque côté qu'on examine la démocratie, on verra qu'elle n'est, qu'elle ne vit, qu'elle ne dure que par la vertu. Tous les grands politiques de l'antiquité l'ont dit: saint Thomas et Machiavel l'ont dit également. Il faut que ce soit une grande vérité pour être admise à la fois par des génies si divers, qui partent de principes si différents.

On peut dire des publicistes d'aujourd'hui ce que Montesquieu disait de ceux de son temps: «Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissent d'autre force qui pût le soutenir que la vertu. Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, de luxe même.»

On a raison de dire que Montesquieu a trop obéi aux préjugés antiques, lorsqu'il a fait consister la vertu démocratique dans l'amour de la frugalité et dans le renoncement à soi-même. C'est demander à l'individu, au nom de l'État, un sacrifice que la religion obtient à peine en le demandant au nom de Dieu et de l'éternité. Mais s'il est vrai que les démocraties modernes ne peuvent ressembler aux démocraties antiques, il n'est pas vrai qu'elles aient cessé d'avoir un même principe, c'est-à-dire l'obéissance aux lois, le respect du magistrat, l'amour de la patrie, le respect des droits d'autrui, en un mot, la justice. C'est la justice qui est le vrai principe de la démocratie, sous quelque forme qu'elle se présente. C'est elle seule qui rend la liberté possible, durable, désirable.

Ainsi la démocratie aura donc pour principe constitutif l'amour de la liberté et de l'égalité, et pour principe conservateur la vertu.

Passons maintenant à la monarchie: le principe constitutif de cette forme de gouvernement, avons-nous dit, est l'amour du repos: quel en est le principe conservateur? Nous ne nous refuserons pas d'accorder que ce principe est l'honneur; seulement que faut-il entendre par honneur?

Nous avons vu qu'il y a dans ce principe, tel que Montesquieu le décrit, une assez grande confusion: tantôt c'est une sorte de vanité frivole ou le préjugé étroit d'une caste et d'une corporation, tantôt c'est la grandeur d'âme et la fierté des sentiments. Dans lequel de ces deux sens l'honneur est-il le principe conservateur des monarchies? Il faudrait distinguer ces nuances importantes, et ne pas faire un seul principe de tant d'éléments contraires. Cette sorte d'honneur que l'on mettait dans l'ancienne monarchie à être le domestique du roi, ne ressemble guère à celui du vicomte d'Orte, qui refusa de servir de bourreau à Charles IX contre les huguenots, ou de Crillon, qui refusa à Henri III d'assassiner le duc de Guise. Dans le premier sens l'honneur n'est qu'une partie de cette adoration du prince, qui est commune aux États monarchiques et aux États despotiques. Dans le second sens, l'honneur n'est qu'une partie de la vertu elle-même. Or c'est dans ce second sens surtout que l'honneur est propre au gouvernement monarchique. Car, dans le despotisme, il y aura aussi une sorte de vanité qui recherchera les distinctions, les préférences, les faveurs du prince, et qui tiendra à occuper la place la plus proche de sa personne.

L'honneur monarchique sera donc surtout cette fierté qui refuse l'obéissance au prince lorsqu'il commande des actions contraires à la conscience. C'est là, à ce qu'il nous semble, le trait le plus particulier de l'honneur monarchique. Car le confondre avec l'ambition, avec l'amour de la gloire, c'est lui ôter toute physionomie propre, puisque l'ambition n'est pas moins fréquente dans le despotisme, et l'amour de la gloire dans les républiques. L'honneur monarchique est donc le sentiment de ce que nous devons au prince, tempéré par le sentiment de ce que nous nous devons à nous-mêmes: c'est par conséquent une limite au pouvoir du prince. Il repose sur ce principe, que le prince ne peut pas tout et ne doit pas tout vouloir. C'est donc une partie de l'amour de la liberté transporté dans un gouvernement qui ne repose pas sur ce principe.

Comment l'amour de la liberté a-t-il sa place dans un gouvernement monarchique? Il peut se la faire de deux manières. La monarchie succède ordinairement, soit au despotisme, soit à l'aristocratie. Le premier cas est rare, le second a été le plus fréquent dans les temps modernes. La monarchie succède au despotisme, lorsque le despotisme vient à s'éclairer. Or la première lumière qui se fait dans l'esprit des sujets, c'est que le prince ne peut pas tout, qu'il y a des choses supérieures à son pouvoir. De là le premier sentiment de l'honneur, et de là une première limite apportée au pouvoir d'un seul. Dans l'autre cas, le sentiment de l'honneur n'est pas autre chose qu'un reste de liberté aristocratique qui se défend jusqu'à la dernière extrémité. C'est ce qu'il est facile de voir dans l'histoire de notre monarchie. L'honneur exigeait bien plus d'un grand du xvie siècle que d'un courtisan du xviiie. L'honneur, au xvie siècle, commandait encore d'avoir des châteaux forts, et des armes pour se défendre contre la couronne elle-même; au xviiie l'honneur n'interdisait pas de passer sa vie dans les antichambres du roi et le boudoir de ses favorites. Ainsi, l'honneur monarchique n'est autre chose que le signe de ce qui reste ou de ce qui se forme d'aristocratique dans un pays monarchique.

Un principe qui se rapporte à celui de l'honneur, dans les États monarchiques, et qui les distingue encore du despotisme, c'est le principe de l'opinion. Il y a une opinion dans la monarchie. Il est vrai qu'elle ne s'exprime pas librement comme dans la démocratie, ou les monarchies limitées et représentatives; mais elle existe, on a le sentiment commun que le roi, quelque sacré que soit son pouvoir, se doit au bonheur de ses sujets. On juge ses actes, on juge ses ministres. Et quoique en droit il puisse tout ce qu'il veut, il est souvent obligé en fait de compter avec cette opinion même muette. Il y avait en France une opinion publique, même sous Richelieu, même sous Louis XIV. On approuvait et on blâmait dans une certaine mesure. Sans doute aussi, dans une certaine mesure, il en est de même dans les États despotiques; mais c'est un signe que le despotisme se transforme en monarchie. D'autre part, l'opinion peut être très faible dans les États monarchiques: c'est alors un signe qu'ils tournent au despotisme.

La puissance de l'opinion dans les monarchies est encore une des formes de l'amour de la liberté. C'est la part que la monarchie fait à l'esprit public, à l'esprit d'examen et de critique, qui est ce qu'il y a de plus cher à la liberté. Je distingue l'honneur et l'opinion. Le premier est surtout un sentiment aristocratique; le second est un principe démocratique. L'un et l'autre sont le signe de la part que la noblesse et le peuple ont dans le gouvernement. Je ne dis pas qu'ils y aient une part légale: car alors ce serait une aristocratie, ou une démocratie, ou une monarchie mixte; mais enfin ils sont pour quelque chose dans l'État, et leur importance se mesure par l'importance de l'honneur et de l'opinion.

La monarchie bien expliquée, et ramenée, comme le veut Montesquieu, au principe de l'honneur auquel nous ajoutons celui de l'opinion, il sera facile d'expliquer le despotisme et son principe.

Le despotisme est une forme abusive de la monarchie; c'est cette forme basse de gouvernement, la dernière de toutes, suivant Platon[54], où, par faiblesse et par amour excessif du repos, les citoyens abandonnent tous les pouvoirs au souverain, lui mettent entre les mains une force irrésistible, et ne se réservent que l'obéissance sans limites. Un tel gouvernement ne repose que sur la crainte. C'est celui que Hobbes rêvait comme le modèle des gouvernements, mais qui en est en réalité le plus imparfait; car il est contradictoire. En effet, l'homme ne peut sacrifier la liberté que pour le repos. Mais le repos est impossible sans sécurité; et la sécurité est incompatible avec la crainte. Ainsi, un gouvernement qui, par hypothèse, reposerait sur l'extrême crainte, détruirait par là même ce pourquoi on l'aurait subi, la sécurité et la paix. Le despotisme, tel que Montesquieu le décrit, est donc un gouvernement absurde, c'est-à-dire contradictoire dans les termes mêmes.

Pour qu'un gouvernement fondé sur la crainte soit possible et durable, il faut évidemment que la crainte ne soit pas universelle et perpétuelle: il ne faut pas que tous craignent, et craignent pour tout ce qu'ils possèdent: car alors, que leur servirait-il de ne pas s'appartenir à eux-mêmes? Il faut qu'en général, ils trouvent assez de tranquillité et de paix dans la vie privée pour n'être pas tentés de se mêler des affaires publiques. En un mot, la crainte ne doit être que pour ceux qui veulent résister à l'État, et non pas pour ceux qui, contents des limites qui leur sont imposées, ne demandent qu'à ne pas être tourmentés dans ces limites. Mais si la crainte s'introduit jusque-là, ce n'est plus un gouvernement, c'est un brigandage. «Quid sunt regna, dit saint Augustin, remotâ justitiâ, nisi magna latrocinia[55]

Dans le despotisme même, la crainte n'est pas le principe unique du gouvernement. D'abord, elle n'est pas toujours sentie. On a commencé d'obéir par crainte; puis on obéit par habitude. Après tout, ce serait une erreur de croire qu'un pouvoir tient absolument à être craint: il tient surtout à faire ce qu'il veut; s'il y réussit sans employer la crainte, il la réserve pour les cas nécessaires. C'est ce qui arrive en pratique dans les gouvernements despotiques. Les sujets obéissent par habitude, et ils oublient qu'ils sont sous un gouvernement terrible. L'état de crainte est trop violent pour être continuel. L'habitude est donc un principe qui tempère l'action de la crainte.

Ce n'est pas tout; les sujets qui naissent dans un gouvernement despotique, reçoivent tout d'abord des impressions très vives de ce pouvoir supérieur, invisible, qui peut tout et qui est entouré de toutes les grandeurs et de tout l'éclat que l'imagination peut concevoir: il conçoit donc pour ce pouvoir une admiration sans bornes. Plus il le regarde de bas, plus il est étonné et confondu de sa hauteur: ce n'est pas seulement de la crainte qu'il a pour lui, c'est du respect. Ceux qui étudient le despotisme du dehors, et au point de vue d'un gouvernement meilleur, peuvent se persuader qu'un tel pouvoir ne mérite que le mépris: ceux qui ne connaissent que celui-là, et n'en ont jamais soupçonné d'autre, ont pour lui ce respect naturel que les hommes ont en général pour l'autorité des supérieurs. Ainsi, le respect est mêlé à la crainte, dans l'obéissance des sujets d'un prince despotique.

Un autre sentiment se mêle encore à celui-là pour le relever, c'est le sentiment religieux. Dans les monarchies d'Orient, où l'on va chercher d'ordinaire les types les plus purs du despotisme, le monarque est un être sacré. Selon Manou, le roi est une grande divinité[56]. C'est d'Orient que nous est venue la doctrine du droit divin, qui n'est encore qu'une atténuation de la doctrine indienne. En général, dans un gouvernement despotique, le monarque est le chef de la religion. Quelle source de grandeur cela lui donne! Enfin, la religion, qui est un principe d'obéissance pour les sujets, est une limite pour le prince. Montesquieu nous le dit lui-même: «C'est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets qui ne sont pas attachés à la grandeur de l'État par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion[57].» Voilà donc un nouveau principe, qui tempère et qui relève celui de la crainte.

Terminons enfin cette analyse par l'étude de l'aristocratie et de ses principes. Dans l'aristocratie, le peuple est à l'égard de la noblesse comme à l'égard d'un monarque; et la noblesse est, par rapport à elle-même, comme le peuple dans la démocratie. Ainsi, l'aristocratie est une république pour les nobles, et une monarchie pour le peuple. Elle participe donc aux principes de ces deux gouvernements. Comme république, elle repose sur l'amour de la liberté et de l'égalité. En effet, les nobles dans l'aristocratie ont aussi horreur de la domination d'un seul que le peuple dans la démocratie. Mais ils doivent craindre par là même l'inégalité. Car ce qui établit l'inégalité dans l'aristocratie la rapproche du gouvernement monarchique. Si quelques familles l'emportent trop sur les autres, ce n'est plus une aristocratie, c'est une oligarchie: si une seule réussit à se mettre au premier rang, la monarchie n'est pas loin. Mais l'aristocratie, reposant comme la démocratie sur la liberté et l'égalité (au moins des nobles), a besoin, comme elle, de la vertu. Il faut que les nobles aiment plus l'État que leur propre grandeur; sans quoi ils chercheront à dominer, et l'équilibre sera détruit. Il faut qu'ils obéissent aux lois, sans quoi la république périra par l'anarchie. Il faut qu'ils ne se rendent pas indignes de leur prééminence par la bassesse et la corruption; sans quoi le peuple perdra la crainte, le respect et l'obéissance. Mais la vertu dans l'aristocratie aura un autre caractère que dans la démocratie: elle y aura plus de pompe et d'éclat. La vertu démocratique, qui n'appartient qu'à des citoyens tous égaux, peut être modeste et simple: elle peut consister seulement dans la sobriété, l'économie, l'amour du travail; telle fut par exemple la vertu de la république hollandaise; telle fut dans les premiers temps la vertu de la république américaine. La vertu aristocratique n'est pas seulement une vertu de citoyens, mais de souverains et en quelque sorte de monarques: de là un certain caractère de fierté et de hauteur. Or il me semble que c'est précisément cette sorte de vertu qui mérite le nom d'honneur, et qui est plutôt encore le principe de l'aristocratie que de la monarchie. Elle est aussi dans la monarchie, mais au même titre que la noblesse. Plus la noblesse est indépendante du roi, plus l'honneur y joue un rôle considérable: elle est la résistance morale de l'aristocratie soumise dans une monarchie incontestée.

Mais si l'aristocratie est république par le côté des nobles, elle est monarchie par le côté des sujets. A ce point de vue, elle reposera sur les mêmes principes que la monarchie, et pourra en prendre toutes les formes. L'aristocratie, comme la monarchie, repose sur l'amour du repos: en effet, il y a moins d'agitation dans un État aristocratique que dans une démocratie; le peuple, ne se mêlant pas des affaires d'État, vit paisiblement dans la limite des droits qui lui sont laissés. Ainsi un peuple ami du repos et une noblesse amie de la liberté, voilà l'aristocratie. Elle repose donc aussi, comme la monarchie, sur une certaine crainte du peuple pour les grands; mais cette crainte peut être également tempérée par tous les principes qui, nous l'avons vu, signalent le passage du despotisme illimité à la monarchie restreinte. Il y aura de même une oligarchie oppressive, et une aristocratie libérale, et un nombre infini d'intermédiaires: c'est dans ce sens que la modération peut être un des principes de ce gouvernement.

Les lois dans leurs rapports avec les gouvernements.—Après avoir étudié les trois formes primordiales de gouvernement dans leur nature et dans leurs principes, résumons, pour donner plus de précision à ces généralités, les différentes espèces de lois qui dérivent dans chaque gouvernement de sa nature ou de son principe[58].

Dans la démocratie, par exemple, les lois qui sont relatives à sa nature sont: 1o les lois de suffrages: il est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les assemblées; 2o les lois relatives aux magistratures: c'est une maxime fondamentale que le peuple nomme les magistrats; 3o le suffrage par le sort[59], 4o la publicité des votes; 5o le pouvoir législatif direct attribué au peuple.

Dans la démocratie, les lois relatives au principe sont[59]: 1o les lois agraires, et les mesures limitatives de la transmission des biens; 2o la modicité des partages; 3o des lois somptuaires et une censure très sévère pour maintenir les anciennes mœurs. Ces lois sont indispensables pour conserver la frugalité et la vertu, principes de ce gouvernement.

Dans l'aristocratie, les lois relatives à la nature sont: 1o l'élection par le choix; 2o un sénat qui gouverne, le corps des nobles formant le peuple; 3o l'institution de la dictature pour ramener quand il le faut l'État à ses principes; 4o une certaine part d'influence donnée au peuple; 5o la grandeur des magistratures compensée par leur brièveté. Les lois relatives au principe sont: 1o pas de prérogatives personnelles ni de privilèges (exemptions de taxes, etc.); 2o interdiction du commerce aux nobles; 3o justice rigoureuse pour le peuple: «Si les lois n'ont pas établi un tribun, il faut qu'elles en soient un elles-mêmes.» Les lois relatives au principe sont surtout négatives: 1o pas de confiscations, de lois agraires, d'abolition de dettes; 2o pas de droit d'aînesse, de substitutions, de retrait lignager.

Les lois relatives à la monarchie quant à sa nature sont: 1o l'existence d'une noblesse: «Point de monarque, point de noblesse; point de noblesse, point de monarque;» autrement c'est un despote; 2o l'existence d'un clergé: «Autant le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant il est convenable dans une monarchie... barrière toujours bonne, quand il n'y en a pas d'autres.» 3o L'existence d'un dépôt de lois entre les mains d'un corps judiciaire indépendant. Les lois relatives au principe sont: 1o les substitutions qui conservent les biens dans une famille; 2o le retrait lignager, qui rend aux nobles les terres que la prodigalité d'un parent aura aliénées; 3o les privilèges des terres nobles, la dignité du noble ne se séparant pas de celle de son fief; 4o le droit d'aînesse.

Quant au despotisme, c'est à peine s'il a des lois; et l'on n'y distingue pas facilement les lois relatives à la nature de celles qui sont relatives au principe. Dans ce gouvernement, l'institution d'un vizir est une loi fondamentale. Les guerres s'y font dans toutes leurs fureurs naturelles. Si le prince est prisonnier, il est censé mort. L'armée est souveraine maîtresse. La religion a une grande influence; c'est une crainte ajoutée à une crainte. Pas de loi de succession à la couronne: le prince choisit son successeur. Pas de cession de biens; usure exagérée; péculat et confiscation.

Montesquieu parlementaire.—Nous n'avons traité jusqu'ici de la théorie de Montesquieu que comme d'une théorie abstraite et scientifique, où il n'aurait été guidé que par la curiosité spéculative. En y regardant de plus près, il est impossible d'y méconnaître une intention, un dessein et la trace de l'esprit du temps. S'il fait dans son livre une si grande place au despotisme, s'il insiste avec tant d'amertume sur les maux qu'il produit, et avec tant de complaisance sur la différence du despotisme et de la monarchie, c'est évidemment parce qu'il croit voir dans la transformation des institutions monarchiques de France une pente manifeste vers le despotisme. La monarchie telle qu'il la décrit, c'est l'ancienne monarchie française, la monarchie parlementaire et encore féodale, entourée de corps d'État, fondée sur une hiérarchie de privilèges, de prérogatives, de franchises, de droits particuliers, qui tiennent lieu des droits généraux, enfin une monarchie tempérée reposant sur des lois fondamentales, et soutenue par des pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants.

Tel était dans le passé l'idéal de Montesquieu: c'est un parlementaire, et il y a en lui un vieux reste des théories de la Fronde. Il oublie les états généraux, et il ne dit pas un mot de cette grande institution de l'ancienne monarchie. Mais il recommande les privilèges des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes[60]. Il n'est pas ennemi des tribunaux ecclésiastiques[61]. Et enfin, ce qui est le trait le plus remarquable de sa politique, il demande qu'il y ait dans la monarchie un dépôt de lois[62]. Il ne dit pas où doit être ce dépôt; mais il le laisse à deviner: «Le conseil du prince n'est pas un dépôt convenable.» Cependant l'ignorance de la noblesse et son mépris pour le gouvernement civil exigent qu'il y ait «un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussière.» Ce corps, c'est évidemment le parlement. Or, Montesquieu dit que ce dépôt de lois ne peut être que dans des corps politiques. Les parlements étaient donc des corps politiques: c'est la doctrine de la Fronde.

Il n'est pas non plus difficile de comprendre les nombreuses allusions que Montesquieu fait à ce nivellement gradué et incessant, qui a été le travail de l'ancienne monarchie jusqu'à ce qu'elle-même y périsse. Il en a vu avec une profonde sagacité les infaillibles conséquences. «Détruisez les prérogatives dans une monarchie, vous aurez bientôt un État populaire ou un État despotique.» C'est ce qui est arrivé en France; mais l'État despotique a amené l'État populaire. Lorsqu'il parle des Anglais, qui, s'ils détruisaient les corps intermédiaires, seraient par là même, dans leur liberté, le peuple le plus esclave de la terre, il est impossible de ne pas voir là un retour sur le gouvernement français. Au reste, ce rapprochement devient sensible lorsque Montesquieu ajoute immédiatement après: «M. Law fut un des plus grands promoteurs du despotisme en Europe.» Le despotisme s'introduisait donc en Europe: «Il voulait ôter les rangs intermédiaires et anéantir les corps politiques.» N'était-ce pas la cause de la haine de Saint-Simon contre Louis XIV? N'était-ce pas le principe des réformes politiques que l'on rêvait dans le petit cercle du duc de Beauvilliers, de Fénelon et du duc de Bourgogne? Que voulaient ces réformateurs, sinon une restauration de la monarchie aristocratique, qui de jour en jour disparaissait visiblement devant la monarchie pure? Montesquieu, en attribuant un tel dessein à Law, pouvait-il ne pas voir que la royauté l'avait déjà en grande partie accompli? La manière dont il parle du cardinal de Richelieu indique bien qu'il considère la monarchie française comme altérée. «Le cardinal de Richelieu veut que l'on évite dans les monarchies les épines des compagnies qui font des difficultés sur tout. Quand cet homme n'aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l'aurait eu dans la tête.» Mais ce qu'avait voulu Richelieu, n'est-ce pas ce qu'a aussi voulu Louis XIV? et n'en était-il pas encore de même sous Louis XV? Dans un autre passage, Montesquieu dit que «Richelieu a avili les ordres de l'État»[63]. Mais il ne dit pas qu'on les ait rétablis depuis lui. Or une monarchie où les ordres sont avilis incline au despotisme. La monarchie française inclinait donc au despotisme. Remarquez que Montesquieu ne dit pas un mot de Louis XIV. Ce silence sur un règne si grand, qu'il avait déjà jugé dans ses Lettres persanes avec une si perçante sévérité, n'est-il pas aussi le signe d'une pensée qui ne se montre pas tout entière, mais qui se laisse deviner? N'est-ce pas une description amère de la monarchie française que cette peinture[64]? «Les monarchies se corrompent lorsqu'on ôte peu à peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes... Ce qui perdit les dynasties de Tsin et des Soüi, dit un auteur chinois,... c'est que les princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes.» Que nous font Tsin et Soüi? Ces noms chinois ne sont-ils pas là à la place d'autres noms qu'on ne veut pas prononcer? «La monarchie se perd lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l'État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne.» N'est-ce pas là une allusion directe et frappante? Versailles n'était-il pas devenu toute la France et le roi tout l'État? «La monarchie se corrompt lorsque l'honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l'on peut être à la fois couvert d'infamie et de dignités.» Pouvait-on lire ces lignes sans songer au cardinal Dubois?

Enfin Montesquieu nous donne son secret dans les lignes qui suivent: «L'inconvénient, dit-il, n'est pas lorsque l'État passe d'un gouvernement modéré à un gouvernement modéré... mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme[65].» Et si l'on pouvait croire que c'est encore là une proposition générale et sans application, le passage suivant nous détromperait d'une manière décisive. «La plupart des peuples d'Europe sont encore gouvernés par les mœurs; mais si par un long abus du pouvoir, si par une conquête, le despotisme s'établissait à certain point, il n'y aurait pas de mœurs ni de climats qui tinssent; et, dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu'on lui fait dans les trois autres[66]

Tel est donc le vrai sens de cette théorie du despotisme, que l'on a considérée comme occupant une trop grande place dans son livre. C'est une sorte d'épouvantail qu'il présente aux gouvernements modérés, à ces gouvernements qui, soutenus auparavant par des institutions, des lois et des corps indépendants, avaient laissé peu à peu, ou même avaient fait tomber ces obstacles, et se rapprochaient chaque jour davantage du despotisme. Si maintenant, en face de cet épouvantail, que Montesquieu fait peser comme une menace sur ces gouvernements dégénérés, vous contemplez cet admirable tableau d'un gouvernement libre, où Montesquieu a concentré toutes les forces de son analyse et de son génie, l'intention politique de l'Esprit des lois peut-elle demeurer obscure? Il montre, on peut dire avec excès, que le despotisme est le plus barbare des gouvernements; il insinue que la monarchie incline de toutes parts au despotisme; il démonte et décompose avec amour un système de gouvernement libre, dont tous les éléments existent, il le croit du moins, dans le pays même où il écrit. Enfin, après avoir étudié la distribution des pouvoirs, soit dans la constitution d'Angleterre, soit dans la constitution romaine, il ajoute: «Je voudrais rechercher, dans tous les gouvernements modérés que nous connaissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là des degrés de liberté dont chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet qu'on ne laisse rien à faire au lecteur; il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser[67]

La constitution anglaise.—Examinons donc cette théorie de la constitution d'Angleterre, qui a émerveillé le siècle dernier, et a eu depuis une si grande influence sur les destinées politiques de notre pays[68].

Les idées philosophiques dont parle Montesquieu sont assez peu déterminées. Voici sa définition de la liberté: «La liberté, dit-il, consiste à pouvoir faire ce qu'on doit vouloir, et à n'être pas contraint de faire ce qu'on ne doit pas vouloir[69].» Cette définition est très juste; mais il en conclut que «la liberté est le droit de faire tout ce que permettent les lois.» C'est là restreindre beaucoup le sens du mot «liberté». Il est vrai que je ne suis pas libre si je ne puis pas faire ce que les lois permettent, ou forcé de faire ce qu'elles n'ordonnent pas; il est vrai aussi que c'est une fausse liberté de pouvoir faire ce que la loi défend: car si les autres peuvent en faire autant, c'est l'anarchie; si je le puis seul, c'est l'arbitraire. Mais il ne s'ensuit pas qu'obéir à la loi et rien qu'à loi soit toute la liberté: car la loi peut être tyrannique. Il est très vrai encore que la liberté consiste «à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir;» mais la loi peut précisément m'interdire ce que je dois vouloir. Par exemple je dois vouloir honorer Dieu selon ma conscience. Si la loi m'ordonne de l'honorer selon la conscience du prince, suis-je libre? J'avoue que c'est un gouvernement arbitraire que celui qui ne juge pas selon la loi; mais un gouvernement où l'on n'obéirait qu'à la loi ne serait pas pour cela un gouvernement libre: car il s'agit de savoir par qui la loi est faite, et comment elle est faite. L'erreur de Montesquieu vient de ce que, comme presque tous les publicistes de son temps, il fait dériver le droit de la loi, au lieu de faire dériver la loi du droit.

La liberté civile, dans son vrai sens, c'est le droit que nous avons d'user de nos facultés comme nous l'entendons, en tant qu'elles ne portent pas atteinte au même droit chez les autres hommes, réserve faite d'ailleurs des sacrifices nécessaires à la sûreté commune. La liberté politique, c'est la garantie ou l'ensemble de garanties par lesquelles chaque individu et le peuple en masse est assuré, autant qu'il est possible, que la liberté naturelle sera sauvegardée par les lois de l'État.

Ces définitions une fois posées, voyons ce que c'est, selon Montesquieu, qu'une constitution libre. Une constitution est libre, lorsque nul ne peut y abuser du pouvoir. Mais pour cela, il est nécessaire que le pouvoir ne soit pas sans limites: car tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Ainsi, dans une constitution libre, le pouvoir arrête le pouvoir. Tel est le principe de l'équilibre et de la pondération des pouvoirs, dont il a été si souvent question en politique, depuis Montesquieu.

Mais pour que le pouvoir puisse arrêter le pouvoir, il faut évidemment qu'il y ait plusieurs pouvoirs dans l'État. De là la théorie des trois pouvoirs[70].

Aristote, le premier, a distingué trois fonctions dans le gouvernement de la société, et c'est à lui que revient la célèbre division des trois pouvoirs ou puissances, que Locke a reproduite et Montesquieu après lui: la puissance exécutive, la puissance législative et la puissance de juger. Montesquieu n'a donc pas créé cette théorie; mais ce qui lui appartient, c'est d'avoir montré dans la séparation des pouvoirs la première garantie, et dans leur distribution la vraie mesure de la liberté. C'est là le principe qu'il a découvert dans l'examen de la constitution d'Angleterre, principe ignoré avant lui de tous les publicistes, et qui est resté depuis acquis à la science politique.

Si celui qui exécute les lois dans un État fait en même temps les lois, il n'y a point de liberté, car il peut faire des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Que si la puissance exécutive veut s'emparer des biens ou d'une partie des biens des sujets, elle déclarera par la loi que ces biens convoités sont à elle, et par la force dont elle dispose pour l'exécution, elle s'en emparera. Elle peut enlever ainsi aux citoyens leur liberté et même leur vie, et cela en vertu de la constitution, à moins que le respect des lois fondamentales, les mœurs, la prudence du chef ne s'y opposent, et alors le citoyen peut être libre en fait, mais la constitution n'assure pas sa liberté. Cela n'est pas moins évident, si l'on accorde à la puissance législative la force de l'exécution, cette puissance fût-elle élue par le peuple, fût-elle le peuple lui-même. Le peuple, en corps, peut menacer par ses lois et par sa force la sûreté de chacun, et, dans un tel État, la multitude est puissante, mais personne n'est tranquille: car on ne peut jamais s'assurer que l'on ne sera pas bientôt dans le nombre de ceux que menace la puissance du peuple. La sûreté des citoyens n'est assurée que par la séparation des deux puissances. La puissance législative s'oppose à l'exécutive et lui trace le cercle de son action; à son tour, la puissance exécutive empêche par son véto les entreprises despotiques de la législative; en un mot, le pouvoir arrête le pouvoir: c'est le secret des constitutions libres.

Mais le plus grand danger de la liberté serait que la puissance de juger fût unie à l'une des deux autres puissances, et surtout à toutes les deux. Dans ce cas, le magistrat a, comme exécuteur des lois, la puissance qu'il s'est donnée comme législateur. «Il peut ravager l'État par ses volontés générales; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières.» Il résulte de là que la justice, cette puissance si sacrée parmi les hommes, doit être confiée à une magistrature indépendante tirée du corps même des citoyens, se confondant avec eux, et qui, n'ayant aucun intérêt au pouvoir, n'en a pas à l'iniquité.

Le pouvoir législatif doit être ou le peuple ou une émanation du peuple: car dans un État libre, «tout homme qui est censé avoir une âme libre, doit être gouverné par lui-même[71]». S'il ne se gouverne pas immédiatement lui-même, il doit se gouverner par ses représentants, et par conséquent les choisir. «Tous les citoyens, dit Montesquieu, doivent donner leur voix pour choisir les représentants, excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre.»

En face du pouvoir législatif est l'exécutif, qui doit avoir, pour arrêter les entreprises injustes du pouvoir législatif, une certaine part à ce pouvoir, non pas une part directe et positive, mais une part indirecte et négative, non pas la faculté de statuer, ce qui confondrait les attributions des puissances, mais la faculté d'empêcher: distinction qui a produit tant d'orages au commencement de notre Révolution. Le pouvoir exécutif doit être libre dans son action, ce qui est l'essence de l'exécution, mais ses actes sont soumis à l'appréciation du pouvoir législatif; car, faire des actes contraires aux lois, c'est pour ainsi dire porter des lois: c'est donc un empiètement sur l'autorité législative, et celle-ci en est juge. La personne en qui est le pouvoir exécutif doit être une pour la promptitude des entreprises, et de plus elle doit être hors d'atteinte; car, si le législateur pouvait la juger et la détruire, il serait tout-puissant, et il n'y aurait plus de limites, ni par conséquent de liberté. Mais comme il faut une sanction, les agents du pouvoir irresponsable sont responsables à sa place. Un pouvoir un et irresponsable est une monarchie. Le pouvoir exécutif doit donc être entre les mains d'un monarque.

Entre le pouvoir exécutif ou le roi, et le pouvoir législatif ou le peuple, pouvoirs contraires qui s'observent et se menacent continuellement, il y a une puissance moyenne qui les unit et les modère.

Quelle est cette puissance? A priori, il semble que ce devrait être la puissance judiciaire, puisque nous avons reconnu trois pouvoirs, l'exécutif, le législatif et le judiciaire. Cependant Montesquieu nous dit: «Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque sorte nulle, il n'en reste que deux». Que veut dire ici cette expression étrange, que la puissance judiciaire est nulle? Faut-il croire que Montesquieu a entendu par là que le pouvoir judiciaire n'est qu'une partie du pouvoir exécutif, et qu'il se confond avec lui? Non, car rien ne serait plus opposé au principe de la séparation des pouvoirs, qui est la doctrine fondamentale de Montesquieu. La pensée précédente s'explique par un autre passage de l'Esprit des lois. Il veut dire que le pouvoir de juger ne doit pas être confié à un sénat permanent, à un corps spécial, mais «à des personnes tirées du corps du peuple,» c'est-à-dire à ce qu'on appelle le jury. «De cette façon la puissance de juger, si terrible pour les hommes, n'étant attribuée ni à un certain état ni à une certaine profession, devient pour ainsi dire invisible et nulle. On n'a point continuellement des juges devant les yeux, et l'on craint la magistrature, sinon les magistrats[72]

La puissance judiciaire étant ainsi écartée de la balance des pouvoirs, il faut une autre puissance intermédiaire entre la législative et l'exécutive.

Cette puissance se compose de ceux qui, ayant des privilèges dans l'État, privilèges dont Montesquieu, à la vérité, ne nous donne pas la raison, doivent avoir le moyen de les conserver et d'empêcher qu'on n'y porte atteinte. «La part qu'ils auront à la législation doit être proportionnée aux avantages qu'ils ont dans l'État, et ils auront le droit d'arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a le droit d'arrêter les leurs.» Ils devront ainsi partager la puissance législative et former un corps intermédiaire intéressé d'une part contre le monarque, à la défense des libertés, de l'autre contre le peuple, à la défense des prérogatives du monarque, et assurer ainsi la stabilité des deux principes élémentaires de la constitution.

Montesquieu résume de cette manière ce savant mécanisme: «Le corps législatif étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutive, qui le sera elle-même par la législative.» Montesquieu prévoit la principale objection à ce beau système: «Ces trois puissances, dit-il, devraient former un repos ou une inaction; mais, comme par le mouvement nécessaire des choses elles seront contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert.» Réponse spécieuse à une spécieuse objection.

Telle est la célèbre théorie de la constitution d'Angleterre, théorie sur laquelle nous voulons présenter quelques réflexions. Il faut se garder ici d'une facile confusion. Il y a trois sortes de gouvernements, et il y a trois sortes de pouvoirs dans le gouvernement: ce sont deux choses très différentes. Le gouvernement est républicain, ou aristocratique, ou monarchique, selon que le peuple, ou les nobles, ou le roi gouvernent. Chacun de ces gouvernements est bon ou mauvais; on peut préférer l'un à l'autre et préférer à chacun d'eux la combinaison des trois. Cette dernière idée est celle que l'on trouve en germe dans Aristote, que Cicéron a développée après Polybe, et Machiavel après Cicéron. Nous la retrouvons ici dans l'analyse du gouvernement anglais; mais elle n'est pas l'idée fondamentale de la théorie, elle ne vient qu'en seconde ligne. La base de la théorie de Montesquieu n'est pas la distinction des gouvernements, mais la distinction des pouvoirs; non pas la combinaison des trois formes de gouvernement, mais la séparation des trois pouvoirs. Les trois pouvoirs sont-ils réunis, c'est le despotisme; séparés, c'est la liberté. Or, la constitution d'Angleterre est fondée sur la séparation des pouvoirs; elle est donc une constitution libre.

On voit qu'il ne faut pas confondre la théorie de la séparation des pouvoirs avec la théorie des gouvernements mixtes: car il peut y avoir séparation des pouvoirs dans un gouvernement simple, comme aux États-Unis; et il peut se faire que les pouvoirs soient confondus dans un gouvernement mixte, comme à Rome, où le sénat participait à la fois à l'exécution et au pouvoir législatif, où le peuple avait en même temps la puissance de faire des lois et la puissance de juger.

Ce qui me paraît incontestable dans la théorie de Montesquieu, c'est le principe de la séparation des pouvoirs. Que le pouvoir judiciaire doive être nécessairement indépendant, c'est ce qui saute d'abord aux yeux de tout le monde. On ne peut rien dire de plus fort que ces paroles: «Si la puissance de juger était jointe à la législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire, car le juge serait législateur; si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.» Ainsi, c'est déjà un premier principe du gouvernement modéré de laisser le pouvoir judiciaire absolument indépendant du pouvoir souverain. Mais est-il nécessaire que le pouvoir exécutif soit séparé du législatif? Il le faut sans doute; car, si celui qui a la force fait les lois, qui peut l'empêcher de les faire comme il l'entend, c'est-à-dire tyranniques et oppressives? Est-ce le pouvoir législatif qui est en possession de la force, le résultat est le même.

Mais, disent les partisans de la démocratie extrême, le peuple, à titre de souverain, doit avoir à la fois le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, et il est impossible qu'il en abuse, puisqu'il est composé de tous les citoyens; or nul ne se fait d'injustice à soi-même. Je réponds que le peuple peut certainement être injuste et oppresseur, qu'il peut faire des lois tyranniques contre la minorité, contre les riches, contre les citoyens distingués, contre tel ou tel culte qui lui déplaît. Ce n'est donc pas une garantie satisfaisante de liberté que le pouvoir absolu du peuple. «Il ne faut pas confondre le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple», dit Montesquieu, et rien n'est plus sensé. Or si l'on admet que le peuple peut, à titre de législateur, faire des lois injustes, les mêmes raisons qui valent contre la réunion des deux pouvoirs entre les mains d'un monarque, valent aussi contre la réunion de ces deux pouvoirs dans les mains du peuple. Je ne veux point dire que le pouvoir exécutif ne doive pas émaner du peuple: mais le peuple ne doit pas exercer lui-même et directement ce pouvoir. Il faut remarquer, d'ailleurs, que le peuple, surtout dans les États modernes, ne fait plus la loi directement, mais par des assemblées. Si vous mettez le pouvoir exécutif entre les mains d'une assemblée, qui empêche cette assemblée de se changer en oligarchie et de se prolonger indéfiniment, comme le Long Parlement d'Angleterre? Ajoutez encore que l'assemblée elle-même ne peut pas exercer directement le pouvoir exécutif; elle le fait par des comités. Mais ces comités deviennent les véritables souverains; ils dictent les lois à l'assemblée, qui n'est plus que leur instrument; et c'est encore l'oligarchie. Je n'ai pas à rechercher comment, dans les démocraties, le pouvoir exécutif doit être constitué pour pouvoir être séparé du pouvoir législatif, et en être indépendant sans lui être supérieur; mais il est certain que, même dans ce cas, il faut encore séparer les pouvoirs.

Une objection très fréquente contre la séparation des pouvoirs est celle-ci: Ou les trois pouvoirs de l'État marchent d'accord, ou ils sont en dissentiment. S'ils marchent d'accord, ils forment une unité, leur action est souveraine et absolue et ils peuvent abuser du pouvoir tout aussi bien qu'un monarque, tout aussi bien que le peuple lui-même. Supposez, en effet, un pays protestant et libre, tel que l'Angleterre ou la Suède; ne peut-il pas arriver que le roi, les chambres, les tribunaux, tous les corps publics soient tous d'accord pour opprimer les catholiques? Où est la garantie pour la liberté? Si, au contraire, on suppose les pouvoirs en dissentiment, il n'y aura pas d'action; les tiraillements gêneront l'exécution: la jalousie réciproque des pouvoirs les empêchera de s'entendre pour faire le bien. Ce sera l'immobilité, ou l'anarchie.

Je réponds à cette objection qu'il n'y a pas de principe politique qui soit en état de rendre impossibles tous les abus qui peuvent naître des constitutions humaines. Le principe de la séparation des pouvoirs n'a pas cette portée ni cette efficacité. Il empêche certains abus, mais non pas tous les abus; il empêche certaines oppressions, mais non pas toutes les oppressions. Par exemple, il rend impossible le despotisme du pouvoir exécutif par l'intérêt contraire du pouvoir législatif, et le despotisme de celui-ci par l'intérêt contraire de celui-là, et enfin le despotisme du pouvoir judiciaire par sa séparation d'avec les deux autres. Mais, s'ils s'entendent tous les trois pour exercer en commun un même despotisme, il est certain que le principe même de la séparation des pouvoirs n'offre pas de garantie contre cet abus. Mais remarquez que, dans ce cas, ce ne peut être qu'un petit nombre d'intérêts qui soient blessés. Car (à moins que la constitution ne soit corrompue) il est impossible que la grande majorité des intérêts les plus généraux ne soit pas représentée dans la réunion des trois pouvoirs. Ainsi l'oppression ne peut être que limitée, et sur des points très circonscrits. D'ailleurs, dans un pays constitué de cette manière, il y a toujours en dehors des pouvoirs publics un pouvoir moral, invisible, qui tend incessamment à se transformer, sous l'influence de la liberté d'examen: c'est l'opinion. Or l'opinion exprimée par la presse, voilà la dernière garantie de la liberté, lorsque la constitution elle-même n'en offre plus.

Mais je prends l'hypothèse contraire, celle où les pouvoirs, se défiant l'un de l'autre et se surveillant mutuellement, ne réussissent pas à s'entendre: de là les conflits, les tiraillements, les ralentissements des affaires, et enfin les crises politiques, qui ôtent toute sécurité aux esprits, aux intérêts, aux personnes. Je réponds encore à cette objection qu'aucune machine politique ne peut remédier à tout, suppléer à tout, tout prévenir et tout empêcher. Un gouvernement ne peut vivre que par la bonne volonté et par l'amour de ceux qui le soutiennent. Supposé que cet amour fasse défaut, et que les corps politiques mettent leur intérêt au-dessus de l'amour du pays, il est évident que la moindre discussion dégénérera en déchirement, et que l'État sera à chaque instant menacé de périr par la guerre civile. Mais je ne connais aucun principe de gouvernement qui puisse tenir lieu de l'amour du pays. Supposez, au contraire (et c'est ce qu'il faut supposer), que les divers pouvoirs publics aiment assez leur pays pour ne pas le sacrifier à leur orgueil ou à leur ambition, les résistances seront bien un ralentissement, mais non une dissolution de la machine. Or dire que ces résistances forment un ralentissement dans le mouvement des affaires, ce n'est pas une objection au système: car c'est précisément ce résultat que l'on veut obtenir. Le ralentissement dans les affaires humaines, ce n'est pas un mal, c'est un bien: car c'est la réflexion, le sang-froid, l'examen, par conséquent beaucoup de chances pour la vérité, et beaucoup contre l'erreur. De plus, la résistance, qui irrite, il est vrai, quand elle est poussée à l'extrême imite, inquiète et arrête lorsqu'elle-même sait s'arrêter à temps. Il y a dans cette lutte réciproque un moyen de lumière pour l'un et pour l'autre pouvoir, et une limite à leurs empiètements réciproques.

Ainsi la séparation des pouvoirs demeure, à notre avis, la condition indispensable des gouvernements libres. Mais il faut, en théorie, s'en tenir à ce principe général, sans vouloir préciser en particulier de quelle manière les pouvoirs peuvent être divisés et distribués. Car il y a là mille combinaisons diverses, qui dépendent des circonstances et de l'état des esprits. De plus, il ne suffit pas de séparer les pouvoirs, il faut les unir et les accorder. Il ne suffit pas de donner des garanties à la liberté, il faut des moyens pour l'action; car un gouvernement n'est pas seulement fait pour l'examen des questions, il l'est encore pour la solution. De plus, la nécessité même de l'indépendance des pouvoirs exige que chacun ait une certaine part dans l'action de l'autre. Si le pouvoir législatif ne peut rien sur l'exécutif, celui-ci rendra le premier tout à fait vain; si l'exécutif ne peut rien sur le législatif, celui-ci s'emparera de l'exécutif. On voit quelles sont les complications pratiques du problème: je n'ai voulu insister que sur le principe.

Mais considérons maintenant la théorie de Montesquieu par un autre côté, que l'on a souvent confondu avec celui-là. Remarquons d'abord que lorsque Montesquieu distingue trois pouvoirs, il parle du pouvoir exécutif, du législatif et du judiciaire. Puis il dit que «de ces trois puissances, celle de juger est en quelque façon nulle». Il n'en reste donc que deux, l'exécutive et la législative. Or, selon Montesquieu, le pouvoir exécutif, pour être fort et indépendant, doit être entre les mains d'un monarque. D'un autre côté, pour que le pouvoir législatif défende la sûreté et la liberté de tous, il faut qu'il soit composé de tous ou élu par tous, c'est-à-dire par le peuple. Voilà donc le peuple et le monarque en présence. Cette opposition appelle un médiateur, garantie commune et commune limite des droits et des pouvoirs du peuple et du roi. Ce médiateur, c'est la noblesse. Voilà donc trois nouveaux pouvoirs: le roi, les nobles et le peuple; et il faut distinguer ces trois pouvoirs de ceux que nous avons déjà nommés: l'exécutif, le législatif et le judiciaire. Il y a là une confusion de termes qu'il est important de démêler, lorsque l'on parle de la théorie des trois pouvoirs. Qu'entend-on par pouvoir? Est-ce dans le premier sens, est-ce dans le second que l'on prend cette expression? Dans le premier sens, il y a trois pouvoirs, même dans une république, quand ils sont convenablement séparés; ainsi, la séparation des pouvoirs est le principe de la constitution américaine, comme de la constitution anglaise. Dans le second, il n'y a trois pouvoirs que dans la monarchie mixte, c'est-à-dire dans une forme particulière de gouvernement. Il me semble qu'on n'a pas suffisamment remarqué la différence de ces deux théories, que Montesquieu a fondues ensemble avec beaucoup d'habileté, mais qui n'en sont pas moins essentiellement distinctes. Nous avons examiné la première de ces théories, examinons la seconde.

On a dit que tous les plus grands esprits avaient été partisans de cette forme de gouvernement, composée des trois formes élémentaires: monarchie, aristocratie et démocratie. Cela est vrai, mais cependant avec quelques restrictions. Platon, par exemple, dit bien qu'il faut réunir l'autorité et la liberté, et former une constitution moyenne avec les deux constitutions mères; mais il ne parle que de la monarchie et de la démocratie et ne dit rien de l'aristocratie. Aristote admire, il est vrai, cet équilibre dans le gouvernement de Sparte et de Carthage. Mais lui-même, lorsqu'il propose une forme de gouvernement, ne choisit pas ce modèle, et sa république est une véritable démocratie, avec l'esclavage. Polybe a repris cette pensée et l'a heureusement appliquée à l'intelligence de la constitution romaine. Mais nous avons déjà remarqué qu'à Rome le pouvoir monarchique manquait complètement; car c'est changer le sens des termes que d'appeler du nom de monarchie le pouvoir annuel et divisé du consulat. De Polybe, cette théorie a passé à Cicéron, qui n'y a rien changé. Tacite l'a jetée en passant dans ses Annales; saint Thomas, sans la bien comprendre, l'a reproduite à son tour; Machiavel l'a empruntée de nouveau à Polybe et à Cicéron; mais ce n'est chez lui qu'une réminiscence sans portée: tout son esprit et toute son âme sont pour les gouvernements simples, monarchie ou démocratie. Au xvie siècle, cette théorie est un lieu commun de la politique. Érasme est trop cicéronien pour ne pas l'adopter. Bellarmin l'emprunte à saint Thomas, et en trouve une admirable application dans le gouvernement de l'Église catholique. Les démocrates protestants, quand ils sont au bout de leurs attaques révolutionnaires et qu'il faut proposer quelque chose, en reviennent à cette doctrine. Bodin, au contraire, la combat énergiquement, et dit qu'il faut mélanger les principes et non les formes de gouvernement. Enfin, ce lieu commun avait perdu tout son sens à force d'être reproduit, lorsque Montesquieu l'a rajeuni, l'a renouvelé et lui a donné une vie inattendue en l'associant au principe nouveau de la séparation des pouvoirs.

Que conclure de ce rapide historique de la question? Que tous les esprits sages avaient toujours compris la nécessité d'un gouvernement tempéré, mais qu'avant Montesquieu aucun n'avait indiqué avec autant de précision l'union de l'hérédité monarchique, du privilège aristocratique et du droit populaire, comme la combinaison la plus nécessaire à la liberté. Or c'est là qu'est la question. Qu'un gouvernement doive être tempéré, pondéré, je l'admets: car ce principe, c'est le principe même de la séparation des pouvoirs. Mais doit-il être précisément pondéré de telle ou telle manière; et si tel élément, soit monarchique, soit aristocratique, fait défaut, s'ensuit-il qu'il ne puisse pas être libre?

Je crois que la théorie de Montesquieu trop prise à la lettre conduit à cette alternative, ou de changer le sens des mots, et d'appeler monarchie, aristocratie, ce qui n'est ni l'un ni l'autre, ou bien de prétendre que la liberté ne peut exister que dans une certaine situation sociale, qui peut très bien ne pas se rencontrer et qui ne se rencontrera peut-être qu'une seule fois dans l'histoire.

En effet, jugez, à la lumière de cette théorie, soit le gouvernement romain, soit le gouvernement des États-Unis, vous devez appeler monarchie le consulat ou la présidence. Or le consulat ne ressemble guère à la monarchie, et la présidence, qui s'en rapproche un peu plus, n'est elle-même qu'une image très éloignée et très affaiblie de la royauté; car il est évident que l'hérédité, ou tout au moins le pouvoir à vie est le caractère essentiel de la royauté. Ce sont pourtant là de grands exemples de gouvernements libres et de gouvernements tempérés. De même, vous trouverez quelque image de l'aristocratie dans le sénat des États-Unis; mais cette aristocratie ressemblera à la noblesse comme la présidence à la royauté, c'est-à-dire n'y ressemblera pas du tout. Le privilège est le véritable caractère politique de l'aristocratie. Une aristocratie qui n'a pas de privilèges, qui n'est que la supériorité du mérite, de l'âge et de l'expérience, n'est pas une aristocratie: c'est simplement la vraie démocratie.

Il est vrai que le gouvernement anglais donne raison à la théorie de Montesquieu. Mais ce gouvernement peut-il se reproduire à volonté? Y a-t-il toujours dans un pays, à un moment donné, une famille avec une situation historique assez grande et assez populaire pour former une monarchie? Y aura-t-il toujours les éléments suffisants d'une aristocratie véritable? Si ces éléments ne sont pas donnés par la réalité, faut-il les créer artificiellement? Une création artificielle de forces politiques peut-elle réussir? Si l'on ne peut pas créer artificiellement ces forces, est-il donc impossible d'y suppléer? Un pays est-il condamné à n'être jamais libre, parce que telles conditions particulières ne s'y rencontrent pas?

Allons plus loin. Quel est le fond de la constitution anglaise? C'est l'aristocratie, c'est une aristocratie qui consent à être gouvernée par un roi, et à faire la part aux besoins du peuple. Grande aristocratie, sans aucun doute; mais enfin, voici la question: faut-il absolument une noblesse dans un pays libre? La liberté politique ne peut-elle s'acheter que par l'inégalité sociale? Il est difficile de le croire. Si la raison fait désirer à l'homme la liberté politique, la même raison lui fait désirer aussi l'égalité civile. Il serait trop étrange que le privilège fût un principe de liberté, et l'égalité de droits un principe de servitude.

Si l'on reconnaît, ce qui nous paraît incontestable, que la société civilisée marche partout vers l'abolition des privilèges et que le travail d'égalité dans les lois et dans les mœurs ne cesse pas de se faire, il y aura lieu de se poser la question autrement que n'a fait Montesquieu. Car il regarde comme indispensable aux gouvernements libres un élément qui va sans cesse en s'amoindrissant. Il en résulterait que la liberté elle-même devrait devenir de plus en plus difficile, et à la fin impossible, à mesure que l'égalité augmenterait. C'est là une conséquence qu'il est difficile d'admettre.

Les doctrines sociales.—Quoique les théories politiques soient la partie la plus célèbre et la plus importante de l'Esprit des lois, ce serait rendre à Montesquieu une infidèle justice que de ne pas signaler les grands services qu'il a rendus à la cause de l'humanité, les réformes qu'il a provoquées, les abus qu'il a combattus. Sur ce terrain, où est l'honneur de son siècle, Montesquieu ne le cède à aucun de ses contemporains, pas même à Voltaire. On peut même dire qu'il l'a devancé: car déjà dans les Lettres persanes il demandait l'adoucissement des peines et la tolérance religieuse. Il développe les mêmes idées dans l'Esprit des lois.

En premier lieu, au nom de ses principes et de l'expérience, il proteste contre la barbarie dans les peines[73]. «La sévérité, dit-il, et il entend par là la sévérité extrême, convient plus au gouvernement despotique, qui agit par la terreur, qu'aux gouvernements monarchique ou républicain, qui agissent par l'honneur et par la vertu.» Dans ces gouvernements, il est clair que la honte doit être plus puissante que la peine: car la honte étant impuissante, la peine l'est également. Dans les bons gouvernements, il vaut mieux prévenir que punir, et en punissant employer une certaine douceur, plus analogue au principe du gouvernement. La sévérité des peines est contraire à la liberté, et avec la liberté les peines s'adoucissent. Les peines cruelles sont inutiles, car l'imagination s'y habitue. D'ailleurs, dans les États modérés, la perte de la vie est plus cruelle que dans les États malheureux les plus affreux supplices. A force d'augmenter la sévérité des peines, on ôte le ressort du gouvernement, et l'abus des supplices ne fait qu'y rendre les hommes indifférents, et dans bien des cas assurer l'impunité du criminel. On ne voit point que la dureté dans les lois est un plus grand mal que les maux qu'on veut punir: car elle corrompt le principe même de l'État. Le mal partiel peut se guérir; le mal qui atteint la racine est incurable. Montesquieu, dans ses beaux chapitres sur la douceur des peines, se garde bien d'attaquer les lois de sa patrie: car il n'a point, comme il le dit, l'esprit désapprobateur; mais il est évident qu'en associant la cruauté des peines au principe des gouvernements despotiques, il invitait les gouvernements modérés à faire disparaître la barbarie de leurs codes. Il ne consacre que quelques lignes à la torture, mais elles en disent assez; par un tour particulier de son génie, il pénètre au fond des choses en paraissant les effleurer. «Nous voyons, dit-il, aujourd'hui, une nation très bien policée la rejeter sans inconvénient. Elle n'est donc pas nécessaire de sa nature.—J'allais dire qu'elle pouvait convenir dans le gouvernement despotique, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts des gouvernements, j'allais dire que les esclaves chez les Grecs et les Romains... Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre moi[74].» On a pensé que Montesquieu avait presque voulu justifier la torture par ces paroles, et qu'il ne s'était arrêté que par une sorte de honte. Mais dire que la torture peut convenir au despotisme, est-ce justifier la torture, ou flétrir le despotisme? Dire qu'elle est une des conséquences de l'esclavage, est-ce justifier la torture, ou flétrir l'esclavage?

L'esclavage est la question que Montesquieu a traitée avec le plus de force, de profondeur et d'éclat[75]. Grotius fondait le droit de l'esclavage sur un prétendu droit de guerre qui autorise le vainqueur à tuer son prisonnier. Sa vie lui appartient, à plus forte raison sa liberté; le réduire à l'esclavage, c'est lui faire grâce. Montesquieu répond: «Il n'est pas permis de tuer dans la guerre, sauf le cas de nécessité; mais dès qu'un homme en a fait un autre esclave, on ne peut pas dire qu'il ait été dans la nécessité de le tuer, puisqu'il ne l'a pas fait.» La conséquence tombe avec le principe; il reste seulement le droit de retenir le vaincu prisonnier pour se garantir de ses entreprises (conséquence inévitable du malheureux droit de guerre), mais non pas d'asservir et d'approprier à notre usage celui qui est notre égal par le droit de la nature. On fonde encore l'esclavage sur un prétendu contrat, une sorte de trafic. L'homme libre, dit-on, peut se vendre. Montesquieu répond admirablement: «La vente suppose un prix; l'esclave se vendant, tous ses biens entreraient dans la propriété du maître, le maître ne donnerait rien, et l'esclave ne recevrait rien...» En outre, «la liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique». On rapporte aussi l'origine de l'esclavage à la naissance: le fils d'esclave naît esclave; car le père ne peut lui communiquer que sa propre qualité. «Mais si un homme n'a pu se vendre, encore moins a-t-il pu vendre son fils qui n'était pas né. Si un prisonnier de guerre ne peut être réduit en servitude, encore moins ses enfants.» Enfin Montesquieu observe que toutes les lois sociales sont faites en faveur de ceux mêmes qu'elles frappent. Elles punissent la violation du droit, cela est vrai; mais elles protégeaient le droit dans la personne même de celui qui les viole. Au contraire, la loi de l'esclavage est toujours contre l'esclave, jamais pour lui. Si l'on dit que l'esclavage assure la subsistance de l'esclave, il ne faudrait l'entendre que des hommes incapables de gagner leur vie par leur travail. Mais on ne veut pas de ces esclaves-là. L'esclavage, en un mot, ou ce droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu'il est le maître absolu de sa vie et de ses biens, n'est pas bon par sa nature[76].

Montesquieu avait discuté par le raisonnement l'esclavage en général; mais il fallait attaquer par des armes plus vives et plus perçantes une coutume que soutenaient tant d'intérêts et dont l'éloignement adoucissait l'horreur à l'imagination. A la discussion il substitua l'ironie, non l'ironie douce de Socrate, non pas l'ironie trop souvent glacée de Voltaire, mais une ironie sanglante et en même temps touchante, parce qu'elle part du cœur. «Le sucre serait trop cher, dit Montesquieu, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves... Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête, et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir... Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence... De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains; car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu à la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié[77]?» Grandes et généreuses paroles, qui font honneur à la raison et au cœur dont elles sont sorties, au siècle où elles ont pu être prononcées, à la liberté qui les a inspirées, aux peuples enfin qui ont essayé à leurs risques et périls de réaliser ce noble vœu!

Enfin, Montesquieu, à qui rien d'humain n'était étranger, eut aussi, comme tous les grands écrivains ses contemporains, de fortes paroles contre l'intolérance religieuse. Faire de la religion une arme de mort, forcer ce qu'il y a au monde de plus libre, la conscience; épouvanter pour convertir, et, par une fraternité sanglante, faire le salut des hommes en les assassinant, telle était la violente politique que la superstition et l'abus de la domination avaient substituée à la politique de douceur et à la morale de pardon qui respire dans l'Évangile. Elle régnait encore, quoique affaiblie, dans le xviiie siècle. Montesquieu oppose à ces pratiques insensées la prudence du politique et la compassion de l'homme. «Tolérer une religion, dit-il, ce n'est pas l'approuver[78].» Dans un État qui repose sur l'unité et la paix, s'il y a plusieurs religions, il faut qu'elles se tolèrent, c'est-à-dire qu'elles vivent en paix. «Car il ne suffit pas qu'un citoyen n'agite pas l'État, il faut encore qu'il ne trouble pas un autre citoyen.» Les disputes des religions, leurs proscriptions mutuelles déchirent l'État et, au lieu d'une émulation de bonnes mœurs et de bons principes, en font une lutte de tyrannie. Ainsi parle le politique; voici les paroles de l'homme: il les met dans la bouche d'un juif de Lisbonne: «Vous prouvez que votre religion est divine, parce qu'elle s'est accrue par la persécution des païens et le sang de vos martyrs; mais aujourd'hui, vous prenez le rôle de Dioclétien, et vous nous faites prendre le vôtre. Nous vous conjurons, non pas par le Dieu puissant que nous servons, vous et nous, mais par le Christ que vous nous dites avoir pris la condition humaine pour vous proposer des exemples que vous puissiez suivre: nous vous conjurons d'agir avec nous comme il agirait lui-même s'il était encore sur la terre. Vous voulez que nous soyons chrétiens, et vous ne voulez pas l'être... Il faut que nous vous avertissions d'une chose, c'est que si quelqu'un dans la postérité ose jamais dire que dans le siècle où nous vivons les peuples d'Europe étaient policés, on vous citera pour prouver qu'ils étaient barbares; et l'idée que l'on aura de vous sera telle, qu'elle flétrira votre siècle et portera la haine sur tous vos contemporains[79]

Introduire l'équité et l'humanité dans les lois criminelles, abolir l'esclavage et la traite des noirs, mettre fin aux auto-da-fés et aux persécutions religieuses, tels sont les trois objets poursuivis avec passion, défendus avec éloquence, et enfin obtenus de la raison des peuples et de celle des gouvernements par Montesquieu. Pour la cause de la tolérance, il a eu sans doute Voltaire pour allié; et cet allié même a agi de son côté avec tant de persévérance et d'ardeur, qu'il semble avoir usurpé à lui seul la gloire que Montesquieu doit partager avec lui; mais quant à l'esclavage, nul n'a donné le signal, si ce n'est Montesquieu. C'est lui qui a trouvé sur cette question les arguments les plus forts, les plus pressants, les plus décisifs, qui y a joint les accents les plus amers et les plus touchants. Que l'on cherche avant lui un réquisitoire aussi profond et aussi sensé. Le XVIIe siècle n'avait guère de doutes sur l'esclavage. Bossuet l'admettait sans hésitation, comme un fait autorisé par l'Écriture. Locke, il est vrai, le combattait, mais sans beaucoup d'originalité et de force, et encore le conservait-il dans certains cas. La seule discussion qui mérite d'être rappelée avant Montesquieu, est celle de Bodin, au xvie siècle[80]. Seul dans ce siècle de révolutions, il avait élevé la voix contre l'esclavage. Quant au moyen âge, accord unanime en faveur de cette institution, que le christianisme semblait avoir détruite. Il faut remonter jusqu'aux Pères de l'Église et aux stoïciens pour trouver une protestation aussi vive que celle du xviiie siècle. Mais les Pères de l'Église, ne s'appuyant que sur l'égalité religieuse des hommes, admettant au nom du droit humain ce qu'ils rejetaient au nom du droit mystique et chrétien, n'avaient point coupé à la racine ce mal corrupteur. C'est ce qui fit que, malgré les adoucissements de l'esclavage, transformé en servage, tout était prêt pour une recrudescence de ce fléau, atténué mais non détruit, lorsque la découverte de l'Amérique et des hommes de couleur fournit un prétexte à la cupidité, à la superstition et à l'ignorance; et la voix des docteurs et des théologiens, celle de Las Casas exceptée, ne s'éleva pas contre cet attentat au droit humain. Il faut donc le dire, c'est le xviiie siècle qui, le premier, a porté à l'esclavage un coup mortel; c'est Montesquieu qui a eu ce courage et cet honneur; c'est éclairées par lui, par J.-J. Rousseau et d'autres à leur suite, que les nations de l'Europe se sont décidées à s'affranchir de cette tache, et l'ont laissée à l'Amérique[81]. Qu'on déclame tant qu'on voudra contre la philosophie et ses prétentions orgueilleuses, on ne lui ôtera par la gloire d'avoir fait ce que ni les théologiens, ni les jurisconsultes, ni les politiques n'avaient osé entreprendre avant que la raison publique les y forçât.

J'en dirai autant des réformes dans la pénalité. Là encore, Montesquieu est novateur, initiateur. La législation était pleine des vestiges du moyen âge. La cruauté, l'exagération des peines, leur disproportion avec les délits et entre elles, par qui tous ces restes d'un temps brutal et barbare avaient-ils été combattus avant Montesquieu? Quelle voix éloquente les avait signalés aux princes, à l'Europe, à l'avenir? Plus tard, Voltaire, Beccaria, beaucoup d'autres, ont repris les vues de Montesquieu, les ont ou développées ou corrigées; mais l'initiative lui appartient, et ici, comme pour l'esclavage, il a réussi, il a gagné sa cause. C'est à lui, en grande partie, que nous devons de vivre sous des lois pénales en harmonie avec nos mœurs et nos lumières, qui répriment sans avilir, qui punissent sans opprimer, qui enfin ne troublent pas le sentiment de la justice en blessant celui de l'humanité.

Il est une dernière question sur laquelle l'auteur de l'Esprit des lois a jeté encore de ces vues hardies que les problèmes soulevés depuis lui rendent plus intéressantes aujourd'hui peut-être qu'elles ne l'étaient de son temps. C'est la question du devoir d'assistance de l'État par rapport aux misérables[82]. «Un homme n'est pas pauvre, dit-il, parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas.» N'est-ce pas là, trente ans avant Smith, le principe de Smith? Dans le temps où les économistes plaçaient toute la richesse dans la terre, c'était toute une nouveauté dans la science que de dire: «L'ouvrier qui a laissé à ses enfants son art pour héritage leur a laissé un bien qui s'est multiplié à proportion de leur nombre. Il n'en est pas de même de celui qui a dix arpents de fonds pour vivre et qui les partage à ses enfants.» Mais, malgré ce travail, les citoyens n'ont pas toujours ce qu'il faut pour leur subsistance. Il y a des vieillards, des malades, des orphelins. Montesquieu n'est pas de cette école qui considère la bienfaisance comme contraire à la saine économie politique. Mais il ne voit pas non plus le remède à tous les maux dans une aumône stérile. «Quelques aumônes que l'on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent point l'obligation de l'État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée[83], la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé.» Mais comment un État remplirait-il ces vastes obligations? «Un État bien policé tire cette subsistance du fond des arts mêmes: il donne aux uns les travaux dont ils sont capables, il enseigne aux autres à travailler, ce qui fait déjà un travail.» Ainsi, c'est dans le travail ou dans l'apprentissage du travail que Montesquieu voit le remède aux infortunes naturelles ou passagères que l'âge, les infirmités, les chômages amènent dans les classes qui travaillent. L'esprit de travail est plus nécessaire que tous les hôpitaux du monde; ceux-ci, au contraire, favorisent l'esprit de paresse et augmentent ainsi la pauvreté générale et particulière. «A Rome, les hôpitaux font que tout le monde est à son aise, excepté ceux qui travaillent, excepté ceux qui ont de l'industrie, excepté ceux qui cultivent les arts, excepté ceux qui ont des terres, excepté ceux qui font le commerce.» Il ne faut pas tirer de ces paroles la conclusion que Montesquieu favorise cette doctrine extrême que tout citoyen a le droit d'exiger de l'État de l'occupation et du travail. Contraire à toutes les opinions extraordinaires, Montesquieu n'aurait pas plus admis cette doctrine que celle qui ramène tout à la charité, à la bienfaisance, qui deviennent, quand elles sont sans contrepoids et employées d'une manière inopportune, un encouragement à la paresse et une récompense du vice. Il croit que l'État peut d'une manière générale favoriser le travail, distribuer certains travaux, donner l'éducation qui conduit au travail, sans être tenu à quelque chose de plus que ce que permet la prudence et impose la nécessité. Mais que de pensées perçantes et hardies dans ces pages perdues au milieu d'un si vaste ouvrage! Qui eût pu prévoir alors les applications qu'on pouvait faire de paroles telles que celles-ci: «Henri VIII, voulant réformer l'Église en Angleterre, détruisit les moines, nation paresseuse par elle-même et qui entretenait la paresse des autres, parce que, pratiquant l'hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvents en couvents. Il ôta encore les hôpitaux où le bas peuple trouvait sa subsistance, comme les gentilshommes trouvaient la leur dans les monastères. Depuis ces changements, l'esprit de commerce et d'industrie s'établit en Angleterre.» On n'aura jamais dit combien Montesquieu fut hardi, sous les apparences d'une extrême modération.

Voltaire a consacré à l'Esprit des lois un de ces excellents petits écrits où brille toute sa sagacité de critique. Les principaux défauts de ce livre admirable, mais imparfait, y sont indiqués avec cette justesse de touche et cette finesse de goût qui sont les qualités originales de Voltaire. Un philosophe distingué du dernier siècle, M. de Tracy, a consacré aussi à l'examen et à la critique de l'Esprit des lois un ouvrage solide et instructif qui redresse également avec bonheur quelques-unes des erreurs de Montesquieu. Mais un commentaire de l'Esprit des lois devrait-il être une perpétuelle critique de l'Esprit des lois[84]? Je voudrais que quelqu'un fît voir avec détail la beauté du livre de Montesquieu, la vaste étendue de l'obscurité du sujet choisi par lui et la force avec laquelle il s'en est rendu maître, les difficultés de la matière et le succès de l'entreprise. Je sais que Montesquieu a trop aimé l'esprit, que l'ordre de son ouvrage n'est pas parfait, qu'il a cité des autorités douteuses, avancé des faits controversés ou même faux, que quelques-uns de ses principes sont étroits, que sa critique n'est point assez ferme contre quelques abus; mais je sais que le sujet était immense et l'un des plus grands que l'on pût tenter. Que l'on imagine tous les systèmes de législation qui sont parmi les hommes, ces lois, ces coutumes, ces institutions qui règlent la vie politique, publique, domestique des citoyens, ces usages qui sont entre les nations, les matières de toutes sortes qui tombent sous les règlements, le chaos enfin: voilà ce que Montesquieu a osé entreprendre de débrouiller, de mettre en ordre, de ramener à quelques principes. Jusque-là les jurisconsultes, même philosophes, prenaient pour objet d'étude les lois romaines; ils en interprétaient les articles, ils en montraient le lien logique et les conséquences; et l'esprit le plus pénétrant était celui qui, expliquant les articles les uns par les autres, démêlait le mieux la signification des termes. Mais commenter une loi, ce n'est point en donner la raison. Cette raison est en dehors de la loi même, soit dans les principes du gouvernement soit dans le caractère et le tempérament du peuple, dans les religions, dans mille causes enfin qu'il fallait découvrir et ramener à un petit nombre. Ce qui augmente la difficulté, c'est que souvent le principe d'une loi n'est lui-même que la conséquence d'un autre principe, c'est que ces principes ont des rapports entre eux et se modifient les uns les autres: ainsi la religion est un principe et le gouvernement en est un autre, et ils peuvent être alternativement la cause ou la conséquence l'un de l'autre. Le luxe a de l'influence sur les lois, et la population aussi; mais le luxe et la population en ont l'un sur l'autre. Il fallait donc à la fois examiner ces rapports isolément et les considérer ensemble. Que si l'on se fait une idée juste de toute cette complication, peut-être sera-t-on moins frappé de ce qui manque au livre de Montesquieu; peut-être admirera-t-on davantage la belle lumière qu'il a jetée sur un sujet si confus, et l'on ne s'étonnera point de cette fière parole de sa préface: «Quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi.» En parlant ainsi, il se faisait sans doute illusion, et l'on peut trouver que ses principes sont loin d'avoir la portée et l'étendue qu'il leur prête; lui-même les oublie souvent. Il n'en est pas moins le premier qui ait appliqué l'esprit scientifique, l'esprit moderne aux faits politiques et sociaux. Il est au moins le Descartes, s'il n'est pas le Newton de la politique.


ÉLOGE

DE M. LE PRÉSIDENT DE MONTESQUIEU

PAR D'ALEMBERT

(Mis à la tête du cinquième volume de l'Encyclopédie).


L'intérêt que les bons citoyens prennent à l'Encyclopédie, et le grand nombre de gens de lettres qui lui consacrent leurs travaux, semblent nous permettre de la regarder comme un des monuments les plus propres à être dépositaires des sentiments de la patrie, et des hommages qu'elle doit aux hommes célèbres qui l'ont honorée. Persuadés néanmoins que M. de Montesquieu était en droit d'attendre d'autres panégyristes que nous, et que la douleur publique eût mérité des interprètes plus éloquents, nous eussions renfermé au dedans de nous-mêmes nos justes regrets et notre respect pour sa mémoire; mais l'aveu de ce que nous lui devons nous est trop précieux pour en laisser le soin à d'autres. Bienfaiteur de l'humanité par ses écrits, il a daigné l'être aussi de cet ouvrage; et notre reconnaissance ne veut tracer que quelques lignes au pied de sa statue.

Charles de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, ancien président à mortier au parlement de Bordeaux, de l'Académie française, de l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Prusse, et de la Société royale de Londres, naquit au château de la Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1680, d'une famille noble de Guienne. Son trisaïeul, Jean de Secondat, maître d'hôtel de Henri II, roi de Navarre, et ensuite de Jeanne, fille de ce roi, qui épousa Antoine de Bourbon, acquit la terre de Montesquieu, d'une somme de 10 000 livres, que cette princesse lui donna par un acte authentique, en récompense de sa probité et de ses services. Henri III, roi de Navarre, depuis Henri IV, roi de France, érigea en baronnie le titre de Montesquieu en faveur de Jacob de Secondat, fils de Jean, d'abord gentilhomme ordinaire de la chambre de ce prince et ensuite maître de camp du régiment de Châtillon. Jean-Gaston de Secondat, son second fils, ayant épousé la fille du président du parlement de Bordeaux, acquit dans cette compagnie une charge de président à mortier. Il eut plusieurs enfants, dont un entra dans le service, s'y distingua et le quitta de fort bonne heure; ce fut le père de Charles de Secondat, auteur de l'Esprit des lois. Ces détails paraîtront peut-être déplacés à la tête de l'éloge d'un philosophe, dont le nom a si peu besoin d'ancêtres; mais n'envions point à leur mémoire l'éclat que ce nom répand sur elle.

Les succès de l'enfance, présage quelquefois si trompeur, ne le furent point dans Charles de Secondat; il annonça de bonne heure ce qu'il devait être, et son père donna tous ses soins à cultiver ce génie naissant, objet de son espérance et de sa tendresse. Dès l'âge de vingt ans, le jeune Montesquieu préparait déjà les matériaux de l'Esprit des lois, par un extrait raisonné des immenses volumes qui composent le corps du droit civil. Ainsi autrefois Newton avait jeté, dès sa première jeunesse, les fondements des ouvrages qui l'ont rendu immortel. Cependant l'étude de la jurisprudence, quoique moins aride pour M. de Montesquieu que pour la plupart de ceux qui s'y livrent, parce qu'il la cultivait en philosophe, ne suffisait pas à l'étendue et à l'activité de son génie. Il approfondissait, dans le même temps, des matières encore plus importantes et plus délicates, et les discutait dans le silence avec la sagesse, la décence et l'équité qu'il a depuis montrées dans ses ouvrages.

Un oncle paternel, président à mortier au parlement de Bordeaux, juge éclairé et citoyen vertueux, l'oracle de sa compagnie et de sa province, ayant perdu un fils unique, et voulant conserver, dans son cœur, l'esprit d'élévation qu'il avait tâché d'y répandre, laissa ses biens et sa charge à M. de Montesquieu. Il était conseiller au parlement de Bordeaux depuis le 24 février 1714, et fut reçut président à mortier le 13 juillet 1716. Quelques années après, en 1722, pendant la minorité du roi, sa compagnie le chargea de présenter des remontrances à l'occasion d'un nouvel impôt. Placé entre le trône et le peuple, il remplit, en sujet respectueux et en magistrat plein de courage, l'emploi si noble et si peu envié de faire parvenir au souverain le cri des malheureux, et la misère publique, représentée avec autant d'habileté que de force, obtint la justice qu'elle demandait. Ce succès, il est vrai, par malheur pour l'État bien plus que pour lui, fut aussi passager que s'il eût été injuste; à peine la voix des peuples eut-elle cessé de se faire entendre, que l'impôt supprimé fut remplacé par un autre; mais le citoyen avait fait son devoir.

Il fut reçu, le 3 avril 1716, dans l'académie de Bordeaux, qui ne faisait que de naître. Le goût pour la musique et pour les ouvrages de pur agrément, avait d'abord rassemblé les membres qui la formaient. M. de Montesquieu crut, avec raison, que l'ardeur naissante et les talents de ses confrères pourraient s'exercer encore avec plus d'avantage sur les objets de la physique. Il était persuadé que la nature, si digne d'être observée partout, trouvait aussi partout des yeux dignes de la voir: qu'au contraire les ouvrages de goût ne souffrant point de médiocrité, et la capitale étant en ce genre le centre des lumières et des secours, il était trop difficile de rassembler loin d'elle un assez grand nombre d'écrivains distingués. Il regardait les sociétés de bel esprit, si étrangement multipliées dans nos provinces, comme une espèce, ou plutôt comme une ombre de luxe littéraire, qui nuit à l'opulence réelle sans même en offrir l'apparence. Heureusement M. le duc de la Force, par un prix qu'il venait de fonder à Bordeaux, avait secondé des vues si éclairées et si justes. On jugea qu'une expérience bien faite serait préférable à un discours faible ou à un mauvais poème, et Bordeaux eut une académie des sciences.

M. de Montesquieu, nullement empressé de se montrer au public, semblait attendre, selon l'expression d'un grand génie, un âge mûr pour écrire. Ce ne fut qu'en 1721, c'est-à-dire âgé de trente-deux ans, qu'il mit au jour les Lettres persanes. Le Siamois des Amusements sérieux et comiques[85] pouvait lui en avoir fourni l'idée, mais il surpassa son modèle. La peinture des mœurs orientales, réelles ou supposées, de l'orgueil et du flegme de l'amour asiatique, n'est que le moindre objet de ces lettres; elle n'y sert, pour ainsi dire, que de prétexte à une satire fine de nos mœurs et à des matières importantes que l'auteur approfondit en paraissant glisser sur elles. Dans cette espèce de tableau mouvant, Usbek expose surtout, avec autant de légèreté que d'énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous ses yeux pénétrants: notre habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles, et de tourner les plus importantes en plaisanterie; nos conversations si bruyantes et si frivoles; notre ennui dans le sein du plaisir même; nos préjugés et nos actions en contradiction continuelle avec nos lumières; tant d'amour pour la gloire, joint à tant de respect pour l'idole de la faveur; nos courtisans si rampants et si vains; notre politesse extérieure, et notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux; la bizarrerie de nos goûts, qui n'a rien au-dessus d'elle que l'empressement de l'Europe à les adopter; notre dédain barbare pour deux des plus respectables occupations d'un citoyen, le commerce et la magistrature; nos disputes littéraires si vives et si inutiles; notre fureur d'écrire avant que de penser, et de juger avant que de connaître. A cette peinture vive, mais sans fiel, il oppose dans l'apologue des Troglodytes[86] le tableau d'un peuple vertueux, devenu sage par le malheur: morceau digne du Portique. Ailleurs, il montre la philosophie longtemps étouffée, reparaissant tout à coup, regagnant par ses progrès le temps qu'elle a perdu; pénétrant jusque chez les Russes à la voix d'un génie qui l'appelle; tandis que, chez d'autres peuples de l'Europe, la superstition, semblable à une atmosphère épaisse, empêche la lumière qui les environne de toutes parts d'arriver jusqu'à eux. Enfin, par les principes qu'il établit sur la nature des gouvernements anciens et modernes, il présente le germe de ces idées lumineuses développées depuis par l'auteur dans son grand ouvrage.

Ces différents ouvrages, privés aujourd'hui des grâces de la nouveauté qu'ils avaient dans la naissance des Lettres persannes, y conserveront toujours le mérite du caractère original qu'on a su leur donner, mérite d'autant plus réel, qu'il vient ici du génie seul de l'écrivain, et non du voile étranger dont il s'est couvert: car Usbek a pris durant son séjour en France, non seulement une connaissance si parfaite de nos mœurs, mais une si forte teinture de nos manières, que son style fait souvent oublier son pays. Ce léger défaut de vraisemblance peut n'être pas sans dessein et sans adresse; en relevant nos ridicules et nos vices, il a voulu sans doute aussi rendre justice à nos avantages. Il a senti toute la faveur d'un éloge direct, et il nous a plus finement loués, en prenant si souvent notre ton pour médire plus agréablement de nous.

Malgré le succès de cet ouvrage, M. de Montesquieu ne s'en était pas déclaré ouvertement l'auteur. Peut-être croyait-il échapper plus aisément par ce moyen à la satire littéraire, qui épargne plus volontiers les écrits anonymes, parce que c'est toujours la personne, et non l'ouvrage, qui est le but de ses traits. Peut-être craignait-il d'être attaqué sur le prétendu contraste des Lettres persannes avec l'austérité de sa place: espèce de reproche, disait-il, que les critiques ne manquent jamais de faire, parce qu'il ne demande aucun effort d'esprit. Mais son secret était découvert, et déjà le public le montrait à l'Académie française. L'événement fit voir combien le silence de M. de Montesquieu avait été sage. Usbek s'exprime quelquefois assez librement, non sur le fond du christianisme, mais sur des matières que trop de personnes affectent de confondre avec le christianisme même: sur l'esprit de persécution dont tant de chrétiens ont été animés; sur les usurpations temporelles de la puissance ecclésiastique; sur la multiplication excessive des monastères, qui enlèvent des sujets à l'État sans donner à Dieu des adorateurs; sur quelques opinions qu'on a vainement tenté d'ériger en dogmes; sur nos disputes de religion, toujours violentes et souvent funestes. S'il paraît toucher ailleurs à des questions plus délicates, et qui intéressent de plus près la religion chrétienne, ses réflexions, appréciées avec justesse, sont en effet très favorables à la révélation, puisqu'il se borne à montrer combien la raison humaine, abandonnée à elle-même, est peu éclairée sur ces objets. Enfin parmi les véritables lettres de M. de Montesquieu, l'imprimeur étranger en avait inséré quelques-unes d'une autre main, et il eût fallu du moins, avant que de condamner l'auteur, démêler ce qui lui appartenait en propre. Sans égard à ces considérations, d'un côté la haine sous le nom de zèle, de l'autre le zèle sans discernement ou sans lumières se soulèvent et se réunissent contre les Lettres persanes. Des délateurs, espèce d'hommes dangereuse et lâche, que même dans un gouvernement sage on a quelquefois le malheur d'écouter, alarmèrent par un extrait infidèle, la piété du ministre. M. de Montesquieu, par le conseil de ses amis, soutenu de la voix publique, s'étant présenté pour la place de l'Académie française, vacante par la mort de M. de Sacy, le ministre écrivit à cette compagnie que Sa Majesté ne donnerait jamais son agrément à l'auteur des Lettres persanes; qu'il n'avait point lu ce livre; mais que des personnes en qui il avait confiance lui en avaient fait connaître le poison et le danger. M. de Montesquieu sentit le coup qu'une pareille accusation pouvait porter à sa personne, à sa famille, à la tranquillité de sa vie. Il n'attachait pas assez de prix aux honneurs littéraires, ni pour les rechercher avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand ils se présentaient à lui, ni enfin pour en regarder la simple privation comme un malheur; mais l'exclusion perpétuelle, et surtout les motifs de l'exclusion, lui paraissaient une injure. Il vit le ministre, lui déclara que, pour des raisons particulières, il n'avouait point les Lettres persanes, mais qu'il était encore plus éloigné de désavouer un ouvrage dont il croyait n'avoir point à rougir, et qu'il devait être jugé d'après une lecture, et non sur une délation: le ministre prit enfin le parti par où il aurait dû commencer; il lut le livre, aima l'auteur, et apprit à mieux placer sa confiance. L'Académie française ne fut pas privée d'un de ses plus beaux ornements, et la France eut le bonheur de conserver un sujet que la superstition ou la calomnie étaient prêtes à lui faire perdre: car M. de Montesquieu avait déclaré au gouvernement, qu'après l'espèce d'outrage qu'on allait lui faire, il irait chercher, chez les étrangers qui lui tendraient les bras, la société, le repos et peut-être les récompenses qu'il aurait dû espérer dans son pays. La nation eût déploré cette perte et la honte en serait pourtant retombée sur elle.

Feu M. le maréchal d'Estrées, alors directeur de l'Académie française, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux et d'une âme vraiment élevée; il ne craignit ni d'abuser de son crédit ni de le compromettre: il soutint son ami et justifia Socrate. Ce trait de courage, si précieux aux lettres, si digne aujourd'hui d'avoir des imitateurs, et si honorable à la mémoire de M. le maréchal d'Estrées, n'aurait pas dû être oublié dans son éloge.

M. de Montesquieu fut reçu le 24 janvier 1728. Son discours est un des meilleurs qu'on ait prononcés dans une pareille occasion: le mérite en est d'autant plus grand, que les récipiendaires, gênés jusqu'alors par ces formules et ces éloges d'usage auxquels une espèce de prescription les assujettit, n'avaient encore osé franchir ce cercle pour traiter d'autres sujets, ou n'avaient point pensé du moins à les y renfermer. Dans cet état même de contrainte, il eut l'avantage de réussir. Entre plusieurs traits dont brille son discours, on reconnaîtra l'écrivain qui pense au seul portrait du cardinal de Richelieu, qui apprit à la France le secret de ses forces, et à l'Espagne celui de sa faiblesse; qui ôta à l'Allemagne ses chaînes, et lui en donna de nouvelles. Il faut admirer M. de Montesquieu d'avoir su vaincre la difficulté de son sujet, et pardonner à ceux qui n'ont pas eu le même succès.

Le nouvel académicien était d'autant plus digne de ce titre qu'il avait, peu de temps auparavant, renoncé à tout autre travail pour se livrer entièrement à son génie et à son goût. Quelque importante que fût la place qu'il occupait, avec quelques lumières et quelque intégrité qu'il en eût rempli les devoirs, il sentait qu'il y avait des objets plus dignes d'occuper ses talents; qu'un citoyen est redevable à sa nation et à l'humanité de tout le bien qu'il peut leur faire, et qu'il serait plus utile à l'un et à l'autre en les éclairant par ses écrits, qu'il ne pourrait l'être en discutant quelques contestations particulières dans l'obscurité. Toutes ces réflexions le décidèrent à vendre sa charge. Il cessa d'être magistrat, il ne fut plus qu'homme de lettres.

Mais pour se rendre utile, par ses ouvrages, aux différentes nations, il était nécessaire qu'il les connût. Ce fut dans cette vue qu'il entreprit de voyager. Son but était d'examiner partout le physique et le moral; d'étudier les lois et la constitution de chaque pays; de visiter les savants, les écrivains, les artistes célèbres; de chercher surtout ces hommes rares et singuliers dont le commerce a suppléé quelquefois à plusieurs années d'observations et de séjour. M. de Montesquieu eût pu dire comme Démocrite: «Je n'ai rien oublié pour m'instruire, j'ai quitté mon pays et parcouru l'univers pour mieux connaître la vérité, j'ai vu tous les personnages illustres de mon temps.» Mais il y eut cette différence entre le Démocrite français et celui d'Abdère, que le premier voyageait pour instruire les hommes, et le second pour s'en moquer.

Il alla d'abord à Vienne, où il vit souvent le célèbre prince Eugène. Ce héros si funeste à la France (à laquelle il aurait pu être si utile), après avoir balancé la fortune de Louis XIV et humilié la fierté ottomane, vivait sans faste durant la paix, aimant et cultivant les lettres dans une cour où elles sont peu en honneur, et donnant à ses maîtres l'exemple de les protéger. M. de Montesquieu crut entrevoir, dans ses discours, quelques restes d'intérêt pour son ancienne patrie. Le prince Eugène en laissait voir surtout, autant que le peut faire un ennemi, sur les suites funestes de cette division intestine qui trouble depuis si longtemps l'Église de France: l'homme d'État en prévoyait la durée et les effets, et les prédit au philosophe.

M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contrée opulente et fertile, habitée par une nation fière et généreuse, le fléau de ses tyrans et l'appui de ses souverains. Comme peu de personnes connaissent bien ce pays, il a écrit avec soin cette partie de ses voyages.

D'Allemagne, il passa en Italie. Il vit à Venise le fameux Law, à qui il ne restait de sa grandeur passée que des projets destinés à mourir dans sa tête, et un diamant qu'il engageait pour jouer aux jeux de hasard. Un jour, la conversation roulait sur le fameux système que Law avait inventé, époque de malheurs et de fortunes, et surtout d'une dépravation remarquable dans nos mœurs. Comme le Parlement de Paris, dépositaire immédiat des lois dans les temps de minorité, avait fait éprouver au ministre écossais quelque résistance dans cette occasion, M. de Montesquieu lui demanda pourquoi on n'avait pas essayé de vaincre cette résistance par un moyen presque toujours infaillible en Angleterre, par le grand mobile des actions des hommes, en un mot, par l'argent.—Ce ne sont point, répondit Law, des génies aussi ardents et aussi généreux que mes compatriotes, mais ils sont beaucoup plus incorruptibles.

Nous ajouterons, sans aucun préjugé de vanité nationale, qu'un corps, libre pour quelques instants, doit mieux résister à la corruption que celui qui l'est toujours: le premier, en vendant sa liberté, la perd; le second ne fait pour ainsi dire que la prêter et l'exerce même en l'engageant. Ainsi, les circonstances et la nature du gouvernement font les vices et les vertus des nations.

Un autre personnage non moins fameux que M. de Montesquieu vit encore plus souvent à Venise, fut le comte de Bonneval. Cet homme si connu par ses aventures, qui n'étaient pas encore à leur terme, et flatté de converser avec un juge digne de l'entendre, lui faisait avec plaisir le détail singulier de sa vie, le récit des actions militaires où il s'était trouvé, le portrait des généraux et des ministres qu'il avait connus. M. de Montesquieu se rappelait souvent ces conversations et en racontait différents traits à ses amis.

Il alla de Venise à Rome. Dans cette ancienne capitale du monde, qui l'est encore à certains égards, il s'appliqua surtout à examiner ce qui la distingue aujourd'hui le plus: les ouvrages des Raphaël, des Titien et des Michel-Ange. Il n'avait point fait une étude particulière des beaux-arts, mais l'expression dont brillent les chefs-d'œuvre en ce genre saisit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature, il la reconnaît quand elle est imitée, comme un portrait ressemblant frappe tous ceux à qui l'original est familier. Malheur aux productions de l'art dont toute la beauté n'est que pour les artistes!

Après avoir parcouru l'Italie, M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin, et il ne lui resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnait pas encore. Il s'arrêta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut l'industrie humaine animée par l'amour de la liberté. Enfin il se rendit en Angleterre où il demeura deux ans. Digne de voir et d'entretenir les plus grands hommes, il n'eut à regretter que de n'avoir pas fait plus tôt ce voyage: Locke et Newton étaient morts. Mais il eut souvent l'honneur de faire sa cour à leur protectrice, la célèbre reine d'Angleterre, qui cultivait la philosophie sur le trône et qui goûta, comme elle le devait, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la nation, qui n'avait pas besoin, sur cela, de prendre le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer et à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s'instruisit avec eux de la nature du gouvernement, et parvint à le bien connaître. Nous parlons ici d'après les témoignages publics que lui en ont rendus les Anglais eux-mêmes, si peu disposés à reconnaître en nous aucune supériorité.

Comme il n'avait rien examiné ni avec la prévention d'un enthousiaste ni avec l'austérité d'un cynique, il n'avait remporté de ses voyages ni un dédain outrageant pour les étrangers ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. Il résultait de ses observations que l'Allemagne était faite pour y voyager, l'Italie pour y séjourner, l'Angleterre pour y penser, et la France pour y vivre.

De retour enfin dans sa patrie, M. de Montesquieu se retira pendant deux ans à sa terre de la Brède. Il y jouit en paix de cette solitude que le spectacle et le tumulte du monde servent à rendre plus agréable: il vécut avec lui-même, après en être sorti longtemps, et, ce qui nous intéresse le plus, il mit la dernière main à son ouvrage Sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qui parut en 1734.

Les empires, ainsi que les hommes, doivent croître, dépérir et s'éteindre. Mais cette révolution nécessaire a souvent des causes cachées, que la nuit des temps nous dérobe, et que le mystère ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus, sur ce point, à l'histoire moderne que l'histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins, à cet égard, quelque exception. Elle présente une politique raisonnée, un système suivi d'agrandissement, qui ne permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple à des ressorts obscurs et subalternes. Les causes de la grandeur romaine se trouvent donc dans l'histoire, et c'est au philosophe à les y découvrir. D'ailleurs, il n'en est pas des systèmes dans cette étude comme dans celle de la physique. Ceux-ci sont presque toujours précipités, parce qu'une observation nouvelle et imprévue peut les renverser en un instant; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l'histoire ancienne d'un pays, si on ne rassemble pas toujours tous les matériaux qu'on peut désirer, on ne saurait du moins espérer d'en avoir un jour davantage. L'étude réfléchie de l'histoire, étude si importante et si difficile, consiste à combiner, de la manière la plus parfaite, ces matériaux défectueux: tel serait le mérite d'un architecte qui, sur des ruines savantes, tracerait, de la manière la plus vraisemblable, le plan d'un édifice antique, en suppléant, par le génie et par d'heureuses conjectures, à des restes informes et tronqués.

C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ouvrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l'amour de la liberté, du travail et de la patrie qu'on leur inspirait dès l'enfance; dans ces dissensions intestines, qui donnaient du ressort aux esprits, et qui cessaient tout à coup à la vue de l'ennemi; dans cette constance après le malheur, qui ne désespérait jamais de la république; dans le principe où ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu'après des victoires; dans l'honneur du triomphe, sujet d'émulation pour les généraux; dans la protection qu'ils accordaient aux peuples révoltés contre leurs rois; dans l'excellente politique de laisser aux vaincus leurs dieux et leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l'un jusqu'à ce qu'ils eussent anéanti l'autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l'agrandissement même de l'État, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires; dans les guerres éloignées qui, forçant les citoyens à une trop longue absence, leur faisaient perdre insensiblement l'esprit républicain; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations, et qui ne fit plus du peuple romain qu'une espèce de monstre à plusieurs têtes; dans la corruption introduite par le luxe de l'Asie; dans les proscriptions de Sylla, qui avilirent l'esprit de la nation, et l'esclavage; dans la nécessité où les Romains se trouvèrent à souffrir des maîtres, lorsque leur liberté leur fut devenue à charge; dans l'obligation où ils furent de changer de maximes en changeant de gouvernement; dans cette suite de monstres qui régnèrent, presque sans interruption, depuis Tibère jusqu'à Nerva, et depuis Commode jusqu'à Constantin; enfin, dans la translation et le partage de l'empire, qui périt d'abord en Occident par la puissance des barbares, et qui, après avoir langui plusieurs siècles en Orient sous des empereurs imbéciles ou féroces, s'anéantit insensiblement, comme ces fleuves qui disparaissent dans les sables.

Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu pour développer un tableau si intéressant et si vaste. Comme l'auteur ne s'appesantit point sur les détails et ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a su renfermer en très peu d'espace un grand nombre d'objets distinctement aperçus et rapidement présentés, sans fatigue pour le lecteur. En laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser: et il aurait pu intituler son livre: Histoire romaine à l'usage des hommes d'État et des philosophes.

Quelque réputation que M. de Montesquieu se fût acquise par ce dernier voyage et par ceux qui l'avaient précédé, il n'avait fait que se frayer le chemin à une plus grande entreprise, à celle qui doit immortaliser son nom et le rendre respectable aux siècles futurs. Il en avait dès longtemps formé le dessein; il en médita pendant vingt ans l'exécution; ou pour parler plus exactement, toute sa vie en avait été la méditation continuelle. D'abord il s'était fait en quelque façon étranger dans son propre pays, afin de le mieux connaître. Il avait ensuite parcouru toute l'Europe et profondément étudié les différents peuples qui l'habitent. L'île fameuse qui se glorifie tant de ses lois et qui en profite si mal avait été pour lui dans ce long voyage ce que l'île de Crête fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avait su s'instruire sans tout approuver. Enfin il avait, si on peut parler ainsi, interrogé et jugé les nations et les hommes célèbres qui n'existent plus aujourd'hui que dans les annales du monde. Ce fut ainsi qu'il s'éleva par degrés au plus beau titre qu'un sage puisse mériter, celui de législateur des nations.

S'il était animé par l'importance de la matière, il était effrayé en même temps par son étendue: il l'abandonna et y revint à plusieurs reprises. Il sentit plus d'une fois, comme il l'avoue lui-même, tomber «les mains paternelles». Encouragé enfin par ses amis, il ramassa toutes ses forces et donna l'Esprit des lois.

Dans cet important ouvrage, M. de Montesquieu, sans s'appesantir, à l'exemple de ceux qui l'ont précédé, sur des difficultés métaphysiques relatives à l'homme supposé dans un état d'abstraction; sans se borner, comme d'autres, à considérer certains peuples dans quelques relations ou circonstances particulières, envisage les habitants de l'univers dans l'état réel où ils sont, et dans tous les rapports qu'ils peuvent avoir entre eux. La plupart des autres écrivains en ce genre sont presque toujours, ou de simples moralistes, ou de simples jurisconsultes, ou même quelquefois de simples théologiens. Pour lui, l'homme est de tous les pays et de toutes les nations; il s'occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lesquels on peut nous obliger de le remplir; de la perfection métaphysique des lois que de celle dont la nature humaine les rend susceptibles; des lois qu'on a faites que de celles qu'on a dû faire; des lois d'un peuple particulier que de celles de tous les peuples. Ainsi, en se comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande et noble carrière, il a pu dire, comme le Corrège, quand il eut vu les ouvrages de ses rivaux: Et moi aussi je suis peintre.

Rempli et pénétré de son objet, l'auteur de l'Esprit des lois y embrasse un si grand nombre de matières et les traite avec tant de brièveté et de profondeur, qu'une lecture assidue et méditée peut faire seule sentir le mérite de ce livre. Elle servira surtout, nous osons le dire, à faire disparaître le prétendu défaut de méthode, dont quelques lecteurs ont accusé M. de Montesquieu, avantage qu'ils n'auraient pas dû le taxer légèrement d'avoir négligé dans une matière philosophique et dans un ouvrage de vingt années. Il faut distinguer le désordre réel de celui qui n'est qu'apparent. Le désordre est réel, quand l'analogie et la suite des idées n'est point observée; quand les conclusions sont érigées en principes ou les précèdent; quand le lecteur, après des détours sans nombre, se retrouve au point d'où il est parti. Le désordre n'est qu'apparent quand l'auteur, mettant à leur véritable place les idées dont il fait usage, laisse à suppléer aux lecteurs les idées intermédiaires. Et c'est ainsi que M. de Montesquieu a cru pouvoir et devoir en user dans un livre destiné à des hommes qui pensent, dont le génie doit suppléer à des omissions volontaires et raisonnées.

L'ordre, qui se fait apercevoir dans les grandes parties de l'Esprit des lois, ne règne pas moins dans les détails: nous croyons que, plus on approfondira l'ouvrage, plus on en sera convaincu. Fidèle à ses divisions générales, l'auteur rapporte à chacun les objets qui lui appartiennent exclusivement; et, à l'égard de ceux qui, par différentes branches, appartiennent à plusieurs divisions à la fois, il a placé sous chaque division la branche qui lui appartient en propre. Par là on aperçoit aisément, et sans confusion, l'influence que les différentes parties du sujet ont les unes sur les autres, comme, dans un arbre du système bien entendu des connaissances humaines, on peut voir le rapport mutuel des sciences et des arts. Cette comparaison d'ailleurs est d'autant plus juste, qu'il en est du plan qu'on peut se faire dans l'examen philosophique des lois comme de l'ordre qu'on peut observer dans un arbre encyclopédique des sciences; il y restera toujours de l'arbitraire, et tout ce qu'on peut exiger de l'auteur, c'est qu'il suive sans détour et sans écart le système qu'il s'est une fois formé.

Nous dirons de l'obscurité que l'on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d'ordre. Ce qui serait obscur pour les lecteurs vulgaires ne l'est pas pour ceux que l'auteur a eus en vue. D'ailleurs l'obscurité volontaire n'en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l'énoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper, et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seraient nuisibles, sans qu'elles fussent perdues pour les sages.

Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours, et quelquefois des vues pour le sien, on voit qu'il a surtout profité des deux historiens qui ont pensé le plus, Tacite et Plutarque; mais quoiqu'un philosophe qui a fait ces deux lectures soit dispensé de beaucoup d'autres, il n'avait pas cru devoir, en ce genre, rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvait être utile à son objet. La lecture que suppose l'Esprit des lois est immense; et l'usage raisonné que l'auteur a fait de cette multitude prodigieuse de matériaux paraîtra encore plus surprenant, quand on saura qu'il était presque entièrement privé de la vue et obligé d'avoir recours à des yeux étrangers. Cette vaste lecture contribue non seulement à l'utilité, mais à l'agrément de l'ouvrage. Sans déroger à la majesté de son sujet, M. de Montesquieu sait en tempérer l'austérité, et procurer aux lecteurs des moments de repos, soit par des faits singuliers et peu connus, soit par des allusions délicates, soit par ces coups de pinceau énergiques et brillants qui peignent d'un seul trait les peuples et les hommes.

Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des commentateurs d'Homère, il y a sans doute des fautes dans l'Esprit des lois comme il y en a dans tout ouvrage de génie, dont l'auteur a le premier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Montesquieu a été parmi nous, pour l'étude des lois, ce que Descartes a été pour la philosophie: il éclaire souvent, et se trompe quelquefois; et en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire. Cette nouvelle édition montrera, par les additions et les corrections qu'il y a faites, que, s'il est tombé de temps en temps, il a su le reconnaître et se relever. Par là, il acquerra du moins le droit à un nouvel examen, dans les endroits où il n'aura pas été du même avis que ses lecteurs. Peut-être même ce qu'il aura jugé le plus digne de correction leur a-t-il absolument échappé, tant l'envie de nuire est ordinairement aveugle.

Mais ce qui est à la portée de tout le monde dans l'Esprit des lois, ce qui doit rendre l'auteur cher à toutes les nations, ce qui servirait même à couvrir des fautes plus grandes que les siennes, c'est l'esprit de citoyen qui l'a dicté. L'amour du bien public, le désir de voir les hommes heureux, s'y montrent de toutes parts, et, n'eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il serait digne par cet endroit seul d'être la lecture des peuples et des rois. Nous voyons déjà, par une heureuse expérience, que les fruits de cet ouvrage ne se bornent pas, dans ses lecteurs, à des sentiments stériles. Quoique M. de Montesquieu ait peu survécu à la publication de l'Esprit des lois, il a eu la satisfaction d'entrevoir les effets qu'il commence à produire parmi nous; l'amour naturel des Français pour leur patrie, tourné vers son véritable objet; ce goût pour le commerce, pour l'agriculture et pour les arts utiles, qui se répand insensiblement dans notre nation; cette lumière générale sur les principes du gouvernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu'ils doivent aimer. Ceux qui ont si indécemment attaqué cet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu'ils ne s'imaginent. L'ingratitude, au reste, est le moindre reproche qu'on ait à leur faire. Ce n'est pas sans regret et sans honte pour notre siècle que nous allons les dévoiler: mais cette histoire importe trop à la gloire de M. de Montesquieu et à l'avantage de la philosophie, pour être passée sous silence. Puisse l'opprobre, qui couvre enfin ses ennemis, leur devenir salutaire!

A peine l'Esprit des lois parut-il qu'il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l'auteur; mais quoique M. de Montesquieu ait écrit pour le bien du peuple, il ne devait pas avoir le peuple pour juge: la profondeur de l'objet était une suite de son importance même. Cependant les traits qui étaient répandus dans l'ouvrage, et qui auraient été déplacés s'ils n'étaient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu'il était écrit pour elles. On cherchait un livre agréable, et on ne trouvait qu'un livre utile, dont on ne pouvait d'ailleurs, sans quelque attention, saisir l'ensemble et les détails. On traita légèrement l'Esprit des lois; le titre même fut un sujet de plaisanterie; enfin, l'un des plus beaux monuments littéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d'abord avec assez d'indifférence. Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire: bientôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d'avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devait penser et dire, et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.

Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie (car elles en ont de ces deux espèces) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De là cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l'oubli où elles sont déjà plongées. Si leurs auteurs n'avaient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croirait que l'Esprit des lois a été écrit au milieu d'un peuple de barbares.

M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talents, qui, soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir, soit pour satisfaire la malignité du public qui aime la satire et la méprise, outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre, et, plus odieux par le mal qu'ils veulent faire que redoutables par celui qu'ils font, ne réussissent pas même dans un genre d'écrire que sa facilité et son objet rendent également vil. Il mettait les ouvrages de cette espèce sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effets, que les lecteurs oisifs parcourent sans y ajouter foi et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir ou sans daigner s'en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'irréligion qu'on l'accusa d'avoir semés dans l'Esprit des lois. En méprisant de pareils reproches il aurait cru les mériter, et l'importance de l'objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes également dépourvus de zèle, et également empressés d'en faire paraître; également effrayés de la lumière que les lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avaient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagème aussi puéril que pusillanime, s'étaient écrit à eux-mêmes; après l'avoir déchiré sous le masque de l'anonyme, s'étaient ensuite déchirés entre eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre un temps précieux à les combattre les uns après les autres: il se contenta de faire un exemple sur celui qui s'était le plus signalé par ses excès.

C'était l'auteur d'une feuille anonyme et périodique, qui croit avoir succédé à Pascal parce qu'il a succédé à ses opinions: panégyriste d'ouvrages que personne ne lit, et apologiste de miracles que l'autorité séculière a fait cesser dès qu'elle l'a voulu[87]; qui appelle impiété et scandale le peu d'intérêt que les gens de lettres prennent à ses querelles, et s'est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu'il avait le plus d'intérêt à ménager. Les coups de ce redoutable athlète furent dignes des vues qui l'inspirèrent: il accusa M. de Montesquieu de spinozisme et de déisme (deux imputations incompatibles), d'avoir suivi le système de Pope (dont il n'y avait pas un mot dans l'ouvrage); d'avoir cité Plutarque, qui n'est pas un auteur chrétien; de n'avoir point parlé du péché originel et de la grâce. Il prétendit enfin que l'Esprit des lois était une production de la constitution Unigenitus; idée qu'on nous soupçonnera peut-être de prêter par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l'ouvrage de Clément XI et le sien, peuvent par cette accusation juger de toutes les autres.

Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager: il voulait perdre un sage par l'endroit le plus sensible à tout citoyen, il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire, comme homme de lettres: la Défense de l'Esprit des lois parut. Cet ouvrage, par la modération, la vérité, la finesse de la plaisanterie qui y règnent, doit être regardé comme un modèle de ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d'imputations atroces, pouvait le rendre odieux sans peine; il fit mieux, il le rendit ridicule. S'il faut tenir compte à l'agresseur d'un bien qu'il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnaissance de nous avoir procuré ce chef-d'œuvre. Mais, ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c'est que l'auteur s'y est peint lui-même sans y penser: ceux qui l'ont connu croient l'entendre; et la postérité s'assurera, en lisant la Défense, que sa conversation n'était pas inférieure à ses écrits: éloge que bien peu de grands hommes ont mérité.

Une autre circonstance lui assura pleinement l'avantage dans cette dispute. Le critique, qui pour preuve de son attachement à la religion en déchire les ministres, accusait hautement le clergé de France, et surtout la Faculté de théologie, d'indifférence pour la cause de Dieu en ce qu'ils ne proscrivaient pas authentiquement un si précieux ouvrage. La Faculté était en droit de mépriser le reproche d'un écrivain sans aveu; mais il s'agissait de la religion; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d'examiner l'Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici; et fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une carrière si vaste, l'attention longue et scrupuleuse qu'elles auraient demandée de la part du corps le plus éclairé de l'Église, prouverait au moins combien elles seraient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne précipita rien dans une si importante matière. Il connaît les bornes de la raison et de la foi; il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien; que les mauvaises conséquences auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses, ne rendent point blâmable la proposition en elle-même; que d'ailleurs, nous vivons dans un siècle malheureux, où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés; et qu'on peut lui nuire auprès des simples, en répandant mal à propos, sur des génies du premier ordre, le soupçon d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli par tout ce que l'Église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissait, s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux?

Pendant que des insectes le tourmentaient dans son propre pays, l'Angleterre élevait un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célèbre par les médailles qu'ils a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de la Tour, cet artiste si supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son âme, avait ardemment désiré de donner un lustre à son pinceau en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de l'Esprit des lois, il ne voulait que la satisfaction de le peindre; et il méritait, comme Apelles, que cet honneur lui fut réservé; mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de la Tour que celui-ci en était plus prodigue, le refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M. Dassier essuya d'abord des difficultés semblables. «Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma proposition qu'à l'accepter?» Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulait.

L'auteur de l'Esprit des lois jouissait enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu'il tomba malade au commencement de février. Sa santé naturellement délicate commençait à s'altérer depuis longtemps, par l'effet lent et presque infaillible des études profondes; par les chagrins qu'on avait cherché à lui susciter sur son ouvrage; enfin, par le genre de vie qu'on le forçait de mener à Paris, et qu'il sentait lui être funeste. Mais l'empressement avec lequel on recherchait sa société était trop vif pour n'être pas quelquefois indiscret; on voulait, sans s'en apercevoir, jouir de lui aux dépens de lui-même. A peine la nouvelle du danger où il était se fut-elle répandue, qu'elle devint l'objet des conversations et de l'inquiétude publique. Sa maison ne désemplissait point de personnes de tout rang qui venaient s'informer de son état, les unes par un intérêt véritable, les autres pour s'en donner l'apparence, ou pour suivre la foule. Sa Majesté, pénétrée de la perte que son royaume allait faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles: témoignage de bonté et de justice qui n'honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d'une famille à qui il était cher, et qui n'a pas eu la consolation de lui fermer les yeux, entouré de quelques amis et d'un plus grand nombre de spectateurs, il conserva jusqu'au dernier moment la paix et l'égalité de son âme. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous ses devoirs, plein de confiance en l'Être éternel auquel il allait se rejoindre, il mourut avec la tranquillité d'un homme de bien, qui n'avait jamais consacré ses talents qu'à l'avantage de la vertu et de l'humanité. La France et l'Europe le perdirent le 10 février 1755, à l'âge de soixante-dix ans révolus.

Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet événement comme une calamité. On pourrait appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d'un célèbre Romain, que personne en apprenant sa mort n'en témoigna de joie; que personne même ne l'oublia dès qu'il ne fut plus. Les étrangers s'empressèrent de faire éclater leurs regrets, et milord Chesterfield, qu'il suffit de nommer, fit imprimer, dans un des papiers publics de Londres, un article en son honneur, article digne de l'un et de l'autre; c'est le portrait d'Anaxagore[88], tracé par Périclès. L'Académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse, quoiqu'on n'y soit point dans l'usage de prononcer l'éloge des associés étrangers, a cru devoir lui faire cet honneur, qu'elle n'a fait encore qu'à l'illustre Jean Bernouilli. M. de Maupertuis, tout malade qu'il était, a rendu lui-même à son ami ce dernier devoir, et n'a voulu se reposer sur personne d'un soin si cher et si triste. A tant de suffrages éclatants en faveur de M. de Montesquieu, nous croyons pouvoir joindre, sans indiscrétion, les éloges que lui a donnés, en présence de l'un de nous, le monarque même auquel cette académie célèbre doit son lustre, prince fait pour sentir les pertes de la philosophie et pour s'en consoler.

Le 17 février, l'Académie française lui fit, selon l'usage, un service solennel, auquel, malgré la rigueur de la saison, presque tous les gens de lettres de ce corps qui n'étaient point absents de Paris se firent un devoir d'assister. On aurait dû, dans cette triste cérémonie, placer l'Esprit des lois sur son cercueil, comme on exposa autrefois, vis-à-vis le cercueil de Raphaël, son dernier tableau de la Transfiguration. Cet appareil simple et touchant eût été une belle oraison funèbre.

Jusqu'ici nous n'avons considéré M. de Montesquieu que comme écrivain et philosophe. Ce serait lui dérober la moitié de sa gloire que de passer sous silence ses agréments et ses qualités personnelles.

Il était, dans le commerce, d'une douceur et d'une gaieté toujours égales. Sa conversation était légère, agréable et instructive, par le grand nombre d'hommes et de peuples qu'il avait connus. Elle était coupée, comme son style, pleine de relief, de saillies, sans amertume et sans satire. Personne ne racontait plus vivement, plus promptement, avec plus de grâce et moins d'apprêt. Il savait que la fin d'une histoire plaisante est toujours le but; il se hâtait donc d'y arriver, et produisait l'effet sans l'avoir promis.

Ses fréquentes distractions ne le rendaient que plus aimable; il en sortait toujours par quelque trait inattendu qui réveillait la conversation languissante: d'ailleurs, elles n'étaient jamais ni jouées, ni choquantes, ni importunes. Ce feu de son esprit, le grand nombre d'idées dont il était plein, les faisaient naître; mais il n'y tombait jamais au milieu d'un entretien intéressant ou sérieux: le désir de plaire à ceux avec qui il se trouvait, le rendait alors à eux sans affectation et sans effort.

Les agréments de son commerce tenaient non seulement à son caractère et à son esprit, mais à l'espèce de régime qu'il observait dans l'étude. Quoique capable d'une méditation profonde et longtemps soutenue, il n'épuisait jamais ses forces; il quittait toujours le travail avant que d'en ressentir la moindre impression de fatigue.

Il était sensible à la gloire, mais il ne voulait y parvenir qu'en la méritant. Jamais il n'a cherché à augmenter la sienne par ces manœuvres sourdes, par ces voies obscures et honteuses qui déshonorent la personne sans ajouter au nom de l'auteur.

Digne de toutes les distinctions et de toutes les récompenses, il ne demandait rien, et ne s'étonnait point d'être oublié; mais il a osé, même dans des circonstances délicates, protéger à la cour des hommes de lettres persécutés, célèbres et malheureux, et leur a obtenu des grâces.

Quoiqu'il ait vécu avec les grands, soit par nécessité, soit par convenance, soit par goût, leur société n'était pas nécessaire à son bonheur. Il fuyait, dès qu'il le pouvait, à sa terre; il y retrouvait avec joie sa philosophie, ses livres, et le repos. Entouré de gens de la campagne, dans ses heures de loisirs, après avoir étudié l'homme dans le commerce du monde et dans l'histoire des nations, il l'étudiait encore dans ces âmes simples que la nature seule a instruites, et y trouvait à apprendre: il conversait gaiement avec eux; il leur cherchait de l'esprit, comme Socrate; il paraissait se plaire autant dans leur entretien que dans les sociétés les plus brillantes, surtout quand il terminait leurs différends et soulageait leurs peines par ses bienfaits.

Rien n'honore plus sa mémoire que l'économie avec laquelle il vivait, et qu'on a osé trouver excessive, dans un monde avare et fastueux, peu fait pour en pénétrer les motifs, et encore moins pour les sentir. Bienfaisant, et par conséquent juste, M. de Montesquieu ne voulait rien prendre sur sa famille, ni des secours qu'il donnait aux malheureux ni des dépenses considérables auxquelles ses longs voyages, la faiblesse de sa vue et l'impression de ses ouvrages l'avaient obligé. Il a transmis à ses enfants sans diminution ni augmentation l'héritage qu'il avait reçu de ses pères: il n'y a rien ajouté que la gloire de son nom et l'exemple de sa vie.

Il avait épousé, en 1715, demoiselle Jeanne de Lartigue, fille de Pierre de Lartigue, lieutenant-colonel au régiment de Maulevrier: il en a eu deux filles, et un fils qui, par son caractère, ses mœurs et ses ouvrages, s'est montré digne d'un tel père.

Ceux qui aiment la vérité et la patrie ne seront pas fâchés de trouver ici quelques-unes de ses maximes; il pensait que chaque portion de l'État doit être également soumise aux lois, mais que les privilèges de chaque portion de l'État doivent être respectés, lorsque leurs effets n'ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les citoyens à concourir également au bien public; que la possession ancienne était, en ce genre, le premier des titres et le plus inviolable des droits, qu'il était toujours injuste et quelquefois dangereux de vouloir ébranler;

Que les magistrats, dans quelque circonstance et pour quelque grand intérêt que ce puisse être, ne doivent jamais être que magistrats, sans parti et sans passion, comme les lois, qui absolvent et punissent sans aimer ni haïr.

Il disait, enfin, à l'occasion des disputes ecclésiastiques qui ont tant occupé les empereurs et les chrétiens grecs, que les querelles théologiques, lorsqu'elles cessent d'être renfermées dans les écoles, déshonorent infailliblement une nation aux yeux des autres: en effet, le mépris même des sages pour ces querelles ne la justifie pas, parce que les sages faisant partout le moins de bruit et le plus petit nombre, ce n'est jamais sur eux qu'une nation est jugée.

L'importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet éloge, nous en a fait passer sous silence de moins considérables, qui servaient à l'auteur comme de délassement, et qui auraient suffi pour l'éloge d'un autre. Le plus remarquable est le Temple de Gnide, qui suivit d'assez près les Lettres persanes. M. de Montesquieu, après avoir été dans celles-ci Horace, Théophraste et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans ce nouvel essai. Ce n'est plus l'amour despotique de l'Orient qu'il se propose de peindre; c'est la délicatesse et la naïveté de l'amour pastoral, tel qu'il est dans une âme neuve que le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'auteur, craignant peut-être qu'un tableau si étranger à nos mœurs ne parût trop languissant et trop uniforme, a cherché à l'animer par les peintures les plus riantes. Il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont, à la vérité, le spectacle intéresse peu l'amant heureux, mais dont la description flatte encore l'imagination, quand les désirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré et poétique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modèle. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du Temple de Gnide ont dit, à cette occasion, qu'il aurait eu besoin d'être en vers. Le style poétique, si on entend, comme on le doit, par ce mot un style plein de chaleur et d'images, n'a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versification; mais, si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d'épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l'Amour et de semblables objets, la versification n'ajoutera presque aucun mérite à ces ornements usés: on y cherchera toujours en vain l'âme et la vie. Quoi qu'il en soit, le Temple de Gnide étant une espèce de poème en prose, c'est à nos écrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper; il mérite de pareils juges. Nous croyons, du moins, que les peintures de cet ouvrage soutiendraient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu'on doit surtout remarquer dans le Temple de Gnide, c'est qu'Anacréon même y est toujours observateur et philosophe. Dans le quatrième chant, il paraît décrire les mœurs des Sybarites, et on s'aperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. La préface porte surtout l'empreinte de l'auteur des Lettres persanes. En présentant le Temple de Gnide comme la traduction d'un manuscrit grec, plaisanterie défigurée depuis par tant de mauvais copistes, il en prend occasion de peindre, d'un trait de plume, l'ineptie des critiques et le pédantisme des traducteurs, et finit par ces paroles dignes d'être rapportées: «Si les gens graves désiraient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que de très grands auteurs ont oublié dans les volumes qu'ils ont donnés sur ces sciences-là.»

Nous regardons comme une des plus honorables récompenses de notre travail l'intérêt particulier que M. de Montesquieu prenait à l'Encyclopédie, dont toutes les ressources ont été jusqu'à présent dans le courage et l'émulation de ses auteurs. Tous les gens de lettres, selon lui, devaient s'empresser de concourir à l'exécution de cette entreprise utile. Il en a donné l'exemple, avec M. de Voltaire, et plusieurs autres écrivains célèbres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a essuyées, et qui lui rappelaient les siennes propres, l'intéressaient-elles en notre faveur. Peut-être était-il sensible, sans s'en apercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier volume de l'Encyclopédie, lorsque personne n'osait encore élever sa voix pour le défendre. Il nous destinait un article sur le goût qui a été trouvé imparfait dans ses papiers: nous le donnerons en cet état au public, et nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernières paroles de Sénèque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin ses bienfaits à notre égard; et, en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entière, nous pourrions écrire sur son tombeau: