Chroniques de San Francisco

Aristead Maupin.

Tales of the city.

Traduit de l'Américain par O.Weber et T.Duverne.

Editions 10 18, Mars 2000.

Copyright : The Chronicle Publishing Compagny, 1978.

Copyright : Passage du Marais, 1994 pour la traduction française.

I.S.B.N. : 2.264.02995.1

Adaptation Braille : Braeme Grégory, mars 2003.

Site Internet : http://www.greggbraille.com

E-mail : [email protected]

Note de l'éditeur :

Ce roman contient, naturellement, une multiplicité de références, pour la plupart intraduisibles, propres à la culture américaine et à

l'époque des années 70. Nous en avons volontairement gardé beaucoup, en anglais, dans l'espoir qu'une telle démarche contribue au dépaysement du lecteur, à son immersion dans l'univers de San Francisco. Notre soucis constant a néanmoins été de bien veiller à ce qu'elles ne constituent en aucun cas un obstacle au plaisir de la lecture.

Pour ma mère, mon père et ma famille à Duck House

"C'est étrange, mais on raconte que toute personne qui disparaît est aperçue à San Francisco."

Oscar Wilde.

Le grand plongeon

Mary Ann Singleton avait vingt-cinq ans quand elle vit San Francisco pour la première fois.

Elle s'était rendue dans la ville, seule, pour huit jours de vacances. Le cinquième soir, elle but trois irish coffees au Buena Vista, constata que sa bague de stress était bleue, et décida d'appeler sa mère à

Cleveland.

- Allô, maman ? C'est moi.

- Oh, ma chérie ! Nous parlions justement de toi, ton père et moi.

Ils montraient un reportage à la télé sur ce détraqué étrangleur de secrétaires, et je n'ai pas pu m'empêcher de penser à...

- Maman...

- Je sais : ta vieille mère qui se fait toujours du souci pour rien. Mais on n'est jamais trop prudent avec ces choses-là. Regarde cette pauvre Patty Hearst, enfermée dans un placard avec tous ces affreux...

- Maman... J'appelle de loin.

- Ah... oui. Tu dois s˚rement bien t'amuser.

- Oh, tu ne peux pas t'imaginer ! Les gens ici sont si gentils que j'ai l'impression d'être...

- Tu as déjà été au Top of the Mark comme je te l'avais conseillé ?

- Pas encore.

- Bon, ne rate surtout pas ça ! Tu sais, ton père m'a emmenée là-bas quand il est revenu du Pacifique Sud. Je me rappelle qu'il avait glissé

cinq dollars au chef d'orchestre, pour que nous puissions danser sur Moonlight Serenade, et j'ai renversé du tom collins sur son bel uniforme blanc de la Navy...

- Maman, je voudrais que tu me rendes un service.

- Bien s˚r, trésor. Ah... Avant que j'oublie, j'ai croisé M.

Lassiter hier au centre commercial de Ridgemont, et il m'a avoué que rien n'allait plus au bureau sans toi. Les bonnes secrétaires ne sont pas légion aux Fertilisants Lassiter.

- Maman, c'est justement pour ça que j'appelais.

- Oui, trésor ?

- Je voudrais que tu appelles M. Lassiter, et que tu lui dises que je ne serai pas au bureau lundi matin.

- Oh... Mary Ann, je ne suis pas s˚re que ce soit raisonnable de demander une prolongation de tes vacances.

- Ce n'est pas une prolongation, maman.

- Bien, mais alors, pourquoi...

- Je ne rentre pas à la maison.

Silence. A l'autre bout de la pièce, une voix à la télé vantait au père de Mary Ann les mérites d'un produit contre les hémorroÔdes.

Finalement, sa mère brisa le silence :

- Ne sois pas stupide, trésor.

- Maman... Je ne suis pas stupide. J'aime cet endroit. Je m'y sens déjà comme chez moi.

- Mary Ann, s'il y a un garçon là-dessous...

- Il n'y a pas de garçon... J'y pensais depuis longtemps.

- Ne sois pas ridicule. Ca fait cinq jours que tu es là-bas !

- Maman, je sais ce que tu ressens, mais ça n'a rien à voir avec toi ou papa. Je voudrais juste commencer à vivre ma propre vie... Avoir mon propre appartement et tout.

- Oh, ça ! Mais bien s˚r que tu peux, trésor ! D'ailleurs, ton père et moi, on se disait que les nouveaux appartements du côté de Ridgemont seraient parfaits pour toi. Ils acceptent une foule de jeunes gens, et il y a une piscine et un sauna, et je pourrais te confectionner les mêmes adorables petits rideaux que j'ai offerts à Sonny et Vicki quand ils se sont mariés. Tu aurais toute l'intimité que tu...

- Tu ne m'écoutes pas, maman. J'essaie de te dire que je suis adulte.

- Bon, alors comporte-toi en adulte ! Tu ne peux pas... fuir comme ça ta famille et tes amis pour aller vivre avec un tas d'hippies et d'assassins !

- Tu regardes trop la télé.

- O.K.... Et l'Horoscope, alors ?

- quoi ?

- L'Horoscope : ce détraqué. Le tueur.

- Maman... Il s'appelle le Zodiaque.

- C'est du pareil au même. Et puis... les tremblements de terre.

J'ai vu ce film, Mary Ann, et j'ai failli en mourir quand Ava Gardner...

- Est-ce que tu veux bien appeler M. Lassiter pour moi ?

Sa mère commença à sangloter.

- Tu ne reviendras pas. Je le sais.

- Maman... je t'en prie... je reviendrai. Promis.

- Mais tu ne seras pas... la même.

- Non ! J'espère pas.

quand ce fut terminé, Mary Ann quitta le bar et traversa Aquatic Park jusqu'à la baie. Elle resta immobile pendant plusieurs minutes, dans un vent frais, à contempler le phare d'Alcatraz. Elle se jura de ne pas penser à sa mère pendant quelque temps.

De retour au HoliDay Inn de Fisherman's Wharf, elle chercha le numéro de Connie dans l'annuaire. Connie travaillait comme hôtesse pour la compagnie aérienne United. Mary Ann ne l'avait plus revue depuis le lycée : 1968.

- Superchouette ! s'écria Connie. T'es ici pour combien de temps ?

- Pour de bon.

- Génial ! T'as déjà trouvé un appartement ?

- Non... Je... C'est-à-dire que je me demandais si je pourrais abuser de ton hospitalité, jusqu'à ce que...

- Bien s˚r. Aucun problème.

- Connie... tu es célibataire ?

L'hôtesse s'esclaffa.

- Jusqu'au bout des ongles.

Chez Connie

Mary Ann traîna son sac de voyage jusqu'à l'appartement de Connie, poussa un faible gémissement, et s'effondra dans un fauteuil en fausse peau de zèbre.

- Eh bien... salut, Sodome et Gomorrhe !

Connie rigola :

- Ta mère a flippé, c'est ça ?

- Oh, là, là !

- Pauvre chérie ! Je connais le truc. quand j'ai dit à ma mère que je partais m'installer à San Francisco, elle a piqué une véritable crise !

Mille fois pire que l'été o˘ j'avais essayé de faire partie d'Up With People !

- Mince... J'avais presque oublié.

Le regard de Connie se voila de nostalgie.

- Ouais... Hé, t'as une petite soif, ma chérie ?

- Euh, oui.

- Reste assise. Je reviens tout de suite.

Trente secondes plus tard, Connie émergea de la cuisine avec deux verres de la compagnie aérienne et une bouteille de liqueur à la banane.

Elle remplit le verre de Mary Ann.

Mary Ann sirota avec appréhension.

- Eh bien... regarde-moi ça. T'es pratiquement une indigène maintenant, dis donc ! C'est assez... dingue.

"Assez dingue", c'était ce qu'elle trouvait de mieux à dire.

L'appartement était un véritable bazar une lampe Tiffany en plastique, une moquette à poils longs, des Snoopys brodés, un poster avec des chatons proclamant "Tiens bon, bébé", un ensemble de plats à salade ornés de singes, des accroche-plantes en macramé, et, non, tout mais pas ça, pensa Mary Ann, un "Caillou Domestique".

- J'ai eu de la chance, lança Connie, radieuse. Etre hôtesse, ça permet de dénicher toutes sortes d'objets d'art au fil des voyages.

- Mmm...

Mary Ann se demanda si Connie considérait ce tableau en soie noire qui représentait un toréador comme un objet d'art.

L'hôtesse continuait à sourire.

- Ca va, la liqueur ?

- quoi ? Oh... oui. Ca fait du bien.

- J'adore ce truc.

Pour le prouver, elle en avala une autre gorgée, puis leva les yeux comme si elle venait de déceler la présence de Mary Ann dans la pièce.

- Hé, ma chérie ! Ca fait un bail, nous deux !

- Oui. Trop longtemps. Huit ans.

- Huit ans... huit ans ! T'as l'air en forme, n'empêche. T'as l'air vraiment... Hé, t'as envie de voir quelque chose d'absolument immonde ?

Sans attendre une réponse, elle bondit en direction de la bibliothèque en plastique orange construite à partir de six caisses de lait. Mary Ann parvenait à distinguer les exemplaires de Jonathan Livingstone le Goéland, Comment être votre propre meilleur ami, La Femme sensuelle, Les Joies du sexe 2, et Ecoutez les chaleureux.

Connie prit un grand livre relié en vinyle bordeaux et le tendit à

Mary Ann.

- Ta ta ta tan !

- Oh, c'est pas vrai ! Le Boucanier ?

Connie acquiesça triomphalement et tira une chaise vers elle. Elle ouvrit le livre de classe.

- Tu vas t'évanouir en voyant tes cheveux !

Mary Ann trouva sa photo de terminale. Ses cheveux étaient très blonds et soigneusement lissés. Elle portait les inévitables sweat-shirt et collier de perles. Malgré le maquillage spécial, elle se rappelait toujours l'endroit exact o˘ le bouton d'acné avait surgi le jour de la photo. La légende disait :

MARY ANN SINGLETON

"Méfiez-vous des eaux dormantes.

Pep Club 2,3,4 ;

Futures Femmes au foyer d'Amérique 3,4 ;

Ligue nationale d'éloquence 4 ;

Plume et Palette, 3,4

Mary Ann secoua la tête.

- qu'elle repose en paix, fit-elle en grimaçant.

Connie, clémente, ne lui proposa pas d'examiner sa propre biographie. Mary Ann ne s'en souvenait que trop bien : majorette en chef, trésorière de la classe pendant trois ans, présidente des Y-Teens. Les eaux de Connie n'avaient pas été dormantes. Elle avait été populaire.

Mary Ann s'efforça de revenir au présent :

- Et qu'est-ce que tu fais de ton temps libre ?

Connie leva les yeux au ciel.

- Tout ce que tu peux imaginer.

- Je préfère pas.

- Ben... par exemple.

Connie se pencha sur sa table de salon et dénicha un exemplaire du magazine Oui.

- Tu lis ce genre de truc ? s'enquit Mary Ann.

- Non. Un mec l'a oublié.

- Ah.

- Jette un coup d'oeil à la page 70.

Mary Ann tomba sur un article intitulé : "Bains mixtes. Bienvenue à

l'orgie la plus propre au monde." En illustration : un enchevêtrement de jambes, de seins et de fesses.

- Charmant.

- Ca se trouve à Valencia Street. Tu paies ta place et tu tentes ta chance.

- Et tu y as été ?

- Non. Mais ce n'est pas à exclure.

- Je regrette, mais il ne faudra pas compter sur moi, si tu as l'intention...

Connie éclata d'un rire guttural.

- Détends-toi, ma chérie. Laisse passer le temps. Cette ville décoince les gens.

- Je ne serai jamais à ce point décoincée... ou désespérée.

Connie haussa les épaules, l'air vaguement vexée.

Elle but une autre gorgée de sa liqueur de banane.

- Connie, je ne voulais pas...

- Ca va, ma chérie. Je sais ce que tu voulais dire. Hé, je crève de faim. Si on allait se chercher un hamburger ?

Après le dîner, Mary Ann s'assoupit pendant une heure.

Elle rêva qu'elle se trouvait dans une salle carrelée remplie de vapeur. Elle était nue. Son père et sa mère s'y trouvaient aussi, en train de regarder un jeu à la télé, à travers la vapeur. Connie arriva avec M.

Lassiter, furieux envers Mary Ann. Il se mit à hurler. Le père et la mère encourageaient le premier candidat du jeu télé.

- Prends la boîte, criaient-ils. Prends la boîte !

Mary Ann se réveilla. Elle chancela jusqu'à la salle de bains et se rafraîchit le visage.

quand elle ouvrit l'armoire au-dessus du lavabo, elle découvrit un assortiment d'after-shaves : Brut, Old Spice, Jade East.

Connie, apparemment, était toujours populaire.

Une boîte à Frisco

La discothèque s'appelait Dance Your Ass Off. Mary Ann trouvait cela répugnant, mais ne le dit pas à Connie. Connie était trop occupée à

faire semblant de jouer à Marisa Berenson.

- Le truc, c'est d'avoir l'air morte d'ennui.

- Ca ne devrait pas être trop dur.

- Si t'as envie d'être baisée, Mary Ann, t'as intérêt à...

- Je n'ai jamais dit ça.

- Personne ne le dit jamais, bon sang ! Ecoute, ma chérie, si tu n'es pas capable d'assumer ta sexualité, tu vas te faire piétiner pour de bon dans cette ville.

- Ca me plaît, ce que tu dis là. Tu devrais en faire une chanson country.

Connie soupira d'exaspération.

- Allez. Et essaie de ne pas prendre le même air que Tricia Nixon en train de passer les troupes en revue.

Elle entra dans le b‚timent la première, et se réserva un sofa abîmé près du mur.

La pièce était supposée avoir l'air branché : murs en brique rouge, pubs de bières virevoltantes, souvenirs kitsch. Des femmes rincées au henné

et des hommes en polo de rugby s'agglutinaient de façon décorative le long du bar, comme s'ils posaient pour une pub Seagram.

Pendant que Connie achetait les boissons, Mary Ann s'installa tant bien que mal dans le sofa et s'efforça d'arrêter de tout comparer avec Cleveland.

A quelques mètres de là, une fille en bottes de cowboy, pantalon de training et veste Eisenhower roux écureuil fixait le pantalon en polyester de Mary Ann d'un air hautain. Mary Ann lui tourna la tête, pour se retrouver face à une autre femme, cheveux ras, vernis à ongles noir, l'air blasé dans un décolleté en macramé.

- Il y a un mec au bar qui ressemble exactement à Robert Redford.

Connie était de retour avec les boissons : un tequila sunrise pour elle, un vin blanc pour Mary Ann.

- Verrues comprises ? demanda Mary Ann en prenant son verre.

- quoi ?

- Ce mec. Est-ce qu'il a des verrues ? Parce que Robert Redford, lui, il en a.

- C'est dégo˚tant. Bon... J'ai envie de me remuer le cul. On va sur la piste ?

- Non. Je crois que je vais juste... m'imprégner un peu de l'ambiance. Vas-y.

- T'es s˚re ?

- Oui. Merci. Je tiendrai le coup.

quelques secondes après que Connie eut disparu sur la piste dans l'autre salle, un homme aux cheveux longs, vêtu d'une chemise de paysan grec, s'assit sur le sofa à côté de Mary Ann.

- Je peux ?

- Euh... oui.

- Danser, c'est pas vot' truc, hein ?

- Pas pour l'instant.

- Vous êtes branchée trips mentaux, alors ?

- Je ne vois pas très bien ce que...

- C'est quoi, vot' signe ?

Elle eut envie de dire : "Ne pas déranger." Elle répondit :

- A votre avis ?

- Ah... Des devinettes. O.K.. Je dirais que vous êtes Taureau.

Elle fut étonnée.

- D'accord... Comment vous avez fait ?

- Facile. Les Taureaux sont hypertêtus. Ils refusent toujours de vous révéler leur signe.

Il se pencha sur elle, suffisamment près pour que Mary Ann puisse sentir son huile au musc. Il la regarda droit dans les yeux.

- Mais sous cet implacable masque de Taureau bat un coeur de romantique invétérée.

Mary Ann recula légèrement.

- Alors ? fit l'homme.

- Alors quoi ?

- Vous êtes romantique, non ? Vous aimez les tons ocre et les nuits de brouillard et les films de Lina Wertmuller et l'odeur des bougies à la citronnelle pendant que vous faites l'amour.

Il prit sa main. Elle sursauta.

- Ca va, dit-il calmement. Je ne vous ai encore rien proposé. Je veux juste regarder votre ligne de coeur.

Doucement, il glissa son index le long de la paume de Mary Ann.

- Regardez votre point d'insertion, reprit-il. Juste ici, entre Jupiter et Saturne.

- Ca veut dire quoi ?

Mary Ann regarda ce doigt qui reposait entre son propre index et son majeur.

- Ca veut dire que vous êtes quelqu'un de très sensuel.

Il se mit à faire glisser son doigt d'avant en arrière.

- C'est exact, non ? Vous êtes quelqu'un de très sensuel.

- Eh bien, je...

- On vous a déjà dit que vous ressembliez exactement à Jennifer O'Neill ?

Mary Ann se leva brusquement.

- Non, mais si vous chantonnez quelques notes...

- Hé, oh ! Ca va, ça va. Je vous laisse de l'espace...

- Bien. Je prendrai l'autre salle. Bonne chasse.

Elle s'approcha de la piste de danse à la recherche de Connie. Elle la trouva dans l'oeil du cyclone, en train de s'éclater avec un homme noir, habillé d'une culotte en Lurex et chaussé de hauts talons à paillettes.

- Ca boume ? lança l'hôtesse, s'extrayant de la masse tout en continuant à danser.

- Je suis crevée. Tu pourrais me donner les clés de l'appartement ?

- Tout va bien ?

- Oui, oui. Je suis juste fatiguée.

- Une touche ?

- Non, juste un... Est-ce que je peux avoir les clés ?

- Voilà un double. Fais de beauxx rêves.

Au moment de monter dans le bus 41, Mary Ann comprit soudainement pourquoi Connie gardait un double des clés dans son sac.

Mary Ann regarda la télé avant de s'endormir.

Il était quatorze heures du matin passées quand Connie rentra. Elle n'était pas seule.

Mary Ann se retourna sur le sofa et enfonça sa tête sous les couvertures pour faire semblant de dormir. Connie et son invité se déplacèrent bruyamment sur la pointe des pieds jusqu'à la chambre à

coucher.

La voix de l'homme était déformée par les effets du whisky, mais elle la reconnut immédiatement.

Il demandait des bougies à la citronnelle.

Son nouvel appart

Mary Ann se faufila hors de l'appartement juste avant l'aube.

L'idée de passer un petit déjeuner à trois lui était insupportable.

Elle arpenta les rues de la Marina à la recherche de pancartes "A LOUER", puis elle mangea un petit déjeuner mammouth à l'International House of Pancakes.

A neuf heures, elle fut la première cliente de la journée dans une agence immobilière sur Lombard Street.

Elle voulait un balcon, une belle vue, une cheminée, et le tout pour moins de 175 dollars.

- Eh bien, lui décocha la dame de l'agence. Vous êtes bien difficile, pour une fille sans travail.

Elle proposa à Mary Ann : "Un joli studio à Lower Pacific Heights avec moquette partout et vue partielle sur l'auditorium Fillmore." Mary Ann refusa.

En définitive, il lui resta à choisir entre trois logements possibles.

Le premier était gardé par une concierge coincée qui demanda à Mary Ann si elle "prenait de la marijuana".

Le deuxième était une forteresse en stuc rose sur Upper Market, avec des paillettes dorées au plafond.

Le dernier se situait sur Russian Hill. Mary Ann arriva à seize heures trente.

La maison se trouvait dans Barbary Lane, un étroit passage piétonnier avec des marches en bois. Les trois étages composaient une structure en planches marron, usées par les intempéries. Cela fit penser Mary Ann à un vieil ours qui aurait eu des feuilles accrochées dans son pelage. Elle fut immédiatement séduite.

La logeuse frisait la cinquantaine. Elle portait un kimono prune.

- Je m'appelle Mme Madrigal, fit-elle joyeusement. Comme dans

"médiéval".

Mary Ann sourit.

- Vous ne pouvez s˚rement pas vous sentir aussi vieille que moi. Je fais la chasse à l'appartement depuis ce matin.

- Eh bien, prends ton temps. Il y a une vue partielle sur la mer, si tu comptes ce petit morceau de baie qu'on devine derrière les arbres.

C'est équipé, bien s˚r. Petite maison, mais les gens sont sympas. Tu es arrivée cette semaine ?

- Ca se voit tant que ça, alors ?

La logeuse acquiesça.

- C'est le look qui te trahit. Ne perds pas de temps, mords le lotus à pleines dents.

- Pardon ? Je ne vois pas bien...

- Tennyson. Tu sais ? "Manger le lotus jour après jour. / Regarder les ondulations sur la plage, Et les tendres courbes de l'écume crémeuse, /

Soumettre nos coeurs et nos esprits tout entiers à l'influence de..." et cetera. Bref, tu me comprends.

- Euh... est-ce que les meubles sont compris

- Ne change pas de sujet quand je cite Tennyson.

Mary Ann resta perturbée jusqu'à ce qu'elle remarque que la logeuse souriait.

- Tu t'habitueras à mes bavardages. Les autres s'y sont habitués aussi.

Elle s'approcha de la fenêtre, o˘ le vent souleva le brillant plumage de son kimono.

- Les meubles sont compris. qu'en penses-tu, mon enfant ?

Mary Ann accepta.

- Bien. Tu es l'une des nôtres, alors. Bienvenue au 28 Barbary Lane.

- Merci.

- Oui, y a de quoi.

Mme Madrigal sourit. Son visage trahissait quelque peu les soucis du passé, mais, sinon, Mary Ann la trouvait tout à fait charmante.

- Vous avez quelque chose contre les animaux domestiques ? s'enquit la nouvelle locataire.

- Oh, mon enfant... Je n'ai quelque chose contre rien.

Euphorique, Mary Ann marcha jusqu'au croisement entre Hyde et Union, et téléphona à Connie.

- Salut ! Devine quoi !

- Tu t'es fait kidnapper ?

- Oh... Connie, excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Je m'étais mise à la recherche d'un appartement...

- J'étais en train de devenir dingue.

- Je suis vraiment désolée. Je... Connie, j'ai trouvé un appart adorable sur Russian Hill, au deuxième étage d'un vieux b‚timent génial...

et je peux emménager dès demain.

- Ah... tu n'as pas perdu de temps.

- II est tellement chouette ! Je suis impatiente de te le montrer.

- Oui, c'est super. Tu sais, Mary Ann, si t'as le moindre problème d'argent ou n'importe quoi d'autre, tu peux rester avec moi jusqu'à ce que...

- J'ai quelques économies. Merci quand même. Tu as été formidable.

- C'était normal. Hé... qu'est-ce t'as de prévu pour ce soir ?

- Voyons. Ah, oui. Robert Redford passe me prendre à sept heures, et on dîne chez Ernie.

- Largue-le, il a des verrues.

- Et au lieu de ça ?

- Au lieu de ça, je te propose l'endroit le plus chaud de la ville.

Le Safeway des rencontres.

- Le quoi des rencontres?

- Le Safeway, idiote. Le supermarché.

- C'est bien ce que j'avais compris. qu'est-ce qu'on se marre avec toi.

- Je te ferai remarquer, pauvre innocente, que le Safeway des rencontres se trouve être le... enfin, tout simplement le truc à la mode.

- Pour ceux que ça inspire de faire des provisions.

- Des provisions d'hommes, ma chérie. C'est une tradition locale.

Tous les mercredis soir. Et tu n'as même pas besoin d'avoir l'air d'avoir envie de te faire draguer.

- Je te crois pas.

- II n'y a qu'un moyen pour te le prouver.

Mary Ann pouffa de rire :

- Et je suis censée faire, quoi ? Me tapir derrière les artichauts jusqu'à ce qu'un courtier qui ne se doute de rien passe par là ?

- Rendez-vous là-bas à vingt heures, pauvre innocente. Tu verras.

L'amour avec le bon client

Une douzaine d'affichettes pendaient au plafond du supermarché

Safeway de Marina, tentant d'amadouer les clients à l'aide d'un message ambigu : "Comme nous sommes voisins, devenons amis."

Et des amitiés se nouaient, c'était certain.

Mary Ann observa un homme blond, avec un sweatshirt STANFORD, en train de s'approcher nonchalamment d'une petite brune qui portait un bustier en toile de jean.

- Euh... pardon, pourriez-vous me dire s'il vaut mieux utiliser l'huile Saffola ou l'huile Wesson ?

La fille rigola nerveusement.

- Pour faire quoi ?

- Je n'arrive pas à le croire, dit Mary Ann en prenant son caddie.

Tous les mercredis soir ?

Connie confirma.

- Ce n'est pas trop mal les week-ends non plus.

Elle empoigna un caddie et se précipita dans un rayon populeux.

- A tout à l'heure. Ca marche mieux quand on est seule.

Mary Ann se dirigea à grands pas vers le rayon fruits et légumes.

Elle avait l'intention de faire ses courses, en dépit de Connie et de son rituel paÔen d'accouplement.

C'est alors que quelqu'un lui tira le bras.

L'homme, au visage enflé, devait avoir trente-cinq ans. Il portait un costume de ville, avec une ceinture blanche en vinyle et des chaussures assorties.

- Est-ce que ce sont bien les trucs qu'on utilise en cuisine chinoise ? demanda-t-il, désignant du doigt les pois blancs.

- Oui, lui renvoya-t-elle aussi sèchement que possible.

- Extra. Ca fait une semaine que j'en cherche. Je m'intéresse beaucoup à la cuisine chinoise ces derniers temps. J'ai acheté un wok et tout.

- Oui. Ben, ce sont les bons pois. Bonne chance.

Elle vira brusquement en direction de la caisse. Son assaillant la poursuivit.

- Hé... peut-être que vous pourriez m'en dire un peu plus sur la cuisine chinoise ?

- J'en doute très sérieusement.

- Allez, quoi. La plupart des nanas dans cette ville sont vachement branchées par la cuisine chinoise.

- Je ne suis pas la plupart des nanas.

- O.K.. J'ai pigé. Chacun son truc, hein ? D'ailleurs, c'est quoi vot' truc ?

- La solitude.

- O.K.. Ca va, laissez tomber.

Il hésita un moment, puis lança sa tirade finale :

- Fallait pas jouer les allumeuses, salope !

Il la laissa seule au rayon des surgelés, les doigts cramponnés au rebord du frigo, sa respiration lançant de petits signaux de détresse.

- Mon Dieu, l‚cha-t-elle dans un murmure glacial.

Une larme unique atterrit sur une boîte de g‚teau au chocolat.

- Charmant, dit un homme à côté d'elle.

Mary Ann se raidit.

- quoi ?

- Votre ami, là... au langage chatoyant. C'est vraiment un chic type.

- Vous avez tout entendu ?

- Seulement les tendres paroles d'adieu. Le reste volait plus haut ?

- Non. A moins d'avoir envie de discuter pois blancs avec Charlie Manson.

L'homme rigola, révélant de belles dents blanches.

Selon les estimations de Mary Ann, il devait avoir environ trente ans. Cheveux frisés ch‚tains, yeux bleus, chemise en flanelle.

- Il y a des jours o˘ cet endroit me dépasse, dit-il.

- Ah bon ?

L'avait-il vue pleurer ?

- Le pire, reprit-il, c'est que toute cette putain de ville parle de rapprochement et de communication et de toutes ces conneries sur l'#ère du Verseau, et que la plupart d'entre nous en sont encore à essayer de se faire passer pour quelqu'un d'autre... Pardon, je radote.

- Non. Pas du tout. Je... suis d'accord avec vous.

Il lui tendit la main.

- Je m'appelle Robert.

Pas Bob ou Robbie, mais Robert. Fort et direct. Elle empoigna sa main.

- Moi, c'est Mary Ann Singleton. Elle voulait qu'il s'en souvienne.

- Eh bien... au risque de passer pour Charlie Manson... vous n'auriez pas un petit conseil culinaire pour un homme malchanceux en cuisine ?

- Bien s˚r. Pas de pois blancs ?

Il rit.

- Pas de pois blancs. Des asperges.

Jamais Mary Ann n'avait été aussi enthousiasmée par le sujet. Elle était en train d'observer la réaction des yeux de Robert à sa recette de sauce hollandaise, quand un jeune homme moustachu approcha avec son caddie.

- Je ne peux pas te laisser seul une minute.

Il parlait à Robert. Robert gloussa.

- Michael... je te présente Mary Ann...

- Singleton, ajouta-t-elle.

- Je vous présente Michael, qui vit avec moi. Elle était en train de m'aider pour ma sauce hollandaise, Michael.

- Ah, bien, fit Michael en souriant à Mary Ann. Sa sauce hollandaise est un désastre.

Robert haussa les épaules.

- Michael est le maître queux à la maison. Ca lui donne le droit de me g‚cher l'existence.

Il sourit à son compagnon.

Les mains de Mary Ann devenaient moites.

- Moi non plus, je ne suis pas une grande cuisinière, dit-elle.

Pourquoi diable volait-elle au secours de Robert ? Robert n'avait pas besoin de son aide. Robert ne savait même pas qu'elle existait.

- Elle a été très serviable, reprit Robert. On ne peut pas en dire autant pour tout le monde ici.

- On se f‚che ? répliqua Michael, hilare.

- Bon, dit Mary Ann faiblement, je crois que je vais finir mes courses.

- Merci pour votre aide, conclut Robert. Vraiment.

- Ravi de vous avoir rencontrée, ajouta Michael.

- Moi de même, répondit Mary Ann avant de pousser son caddie en direction du rayon produits ménagers.

quand Connie apparut quelques secondes plus tard, elle trouva son amie seule, l'air morose, en train de presser un rouleau de papier toilette.

- Merde alors ! lança l'hôtesse de l'air. On est dans le Temple de la Drague, ce soir !

Mary Ann déposa le papier toilette dans son caddie.

- J'ai mal à la tête, Connie. Je crois que je vais rentrer à pied.

O.K. ?

- Bon... attends une seconde. Je viens avec toi.

- Connie, je... je préférerais être seule, O.K. ?

- Bien s˚r.

Comme d'habitude, elle avait l'air vexée.

Fiasco pour Connie

Connie rentra du Safeway de Marina une heure après Mary Ann.

Avec fracas, elle déposa ses courses sur le comptoir de la cuisine.

- Aah, fit-elle en pénétrant dans le salon, je me sens prête pour Union Street. Je suppose que toi, tu te prépares à aller au lit ?

Mary Ann confirma :

- Demain, faut que je trouve un boulot et que j'emménage. J'aurai besoin de toutes mes forces.

- L'abstinence donne des boutons.

- J'essaierai de m'en souvenir, lui renvoya Mary Ann tandis que Connie franchissait déjà la porte.

Mary Ann dîna devant la télévision. Elle mangea un steak, de la salade et des pommes de terre frites en forme de gaufrettes. Connie ne jurait que par ça pour satisfaire les hommes. Elle jeta un oeil sur la collection de disques de Connie (les Carpenters, Percy Faith, 101 Strings), puis regarda les images dans Les Joies du sexe 2. Elle s'endormit sur le sofa avant minuit. Lorsqu'elle s'éveilla, la pièce était emplie de lumière.

Le camion des éboueurs grondait sur Greenwich Street. Elle entendit le tintement d'un porte-clés contre la porte d'entrée.

Connie entra d'un pas lourd.

- Y a de ces trous du cul dans cette ville !

Mary Ann se redressa et se frotta les yeux.

- Mauvaise soirée ?

- Mauvaise soirée, mauvaise matinée, mauvaise semaine, mauvaise année. Les tarés ! J'ai le don pour les repérer, bordel. S'il y a un seul taré à des centaines de putain de kilomètres à la ronde, cette chère Connie Bradshaw sera là pour se le farcir. Merde !

- Un petit café ?

- Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi, Mary Ann ? Tu peux me le dire ? J'ai deux nichons, un beau cul. Je fais la lessive.

J'écoute les gens...

- Allez. On a toutes les deux besoin d'un café. Pour une séance de confessions matinales, la cuisine, perfidement, présentait un aspect trop pimpant. Mary Ann grimaça à la vue des murs jaunes à la Doris Day et des petits récipients pleins à ras bord de haricots séchés.

Connie engloutit un bol de céréales.

- J'envisage de devenir nonne, reprit-elle.

- Avec la tenue, tu ferais un carton à Dance Your Ass Off.

- Ce n'est pas drôle.

- O.K.. qu'est-ce qui s'est passé ?

- Rien qui pourrait t'intéresser.

- Oh, que si ! T'es bien allée à Union Street ?

- Oui. Chez Perry. Puis au Slater Hawkins. Mais la véritable tuile m'est tombée dessus au Thomas Lord.

Mary Ann remplit sa tasse de café.

- qu'est-ce qui s'est passé ?

- Je me le demande encore, bordel. J'étais en train de siroter innocemment un verre au bar, quand j'ai remarqué un type assis près du feu.

Je l'ai reconnu tout de suite, parce-que, le mois dernier sur son house-boat à Sausalito, on s'était fait un petit numéro, lui et moi.

- Un petit numéro ?

- Une partie de jambes en l'air.

- Merci.

- Donc... je m'approche de lui. Jerry quelque chose. Un nom allemand. Pantalon en daim, collier de turquoises et une paire de lunettes à la John Denver. Supersexy, dans son genre. Décontracté. Je lui ai dit :

"Salut, Jerry, y a quelqu'un pour briquer le house-boat ?" Et l' enfoiré

m'a simplement regardée comme si j'étais une pute de Market Street ou quelque chose comme ça. Tu sais ? Comme s'il m'avait même pas reconnue.

Mortifiée, que j'étais !

- Je veux bien te croire.

- Bref. Finalement je lui ai dit : "Connie Bradshaw, votre charmante hôtesse de United." Mais de manière franchement désagréable, tu vois. Histoire de lui faire comprendre.

- Et il n'a pas compris ?

- Non ! Il est resté bêtement assis là, l'air éberlué et pas à

l'aise. Finalement, il m'a proposé de m'asseoir, et m'a présentée à son ami, un mec qui s'appelait Danny. Et puis ce trou du cul s'est levé et s'est tiré, en me laissant avec ce Danny, qui venait de terminer son putain de stage d'auto-affirmation new age, et qui déblatérait des conneries sur la nécessité de réaliser son espace, et cetera.

- Et qu'est-ce que t'as fait ?

- qu'est-ce que je pouvais faire ? Je suis rentrée avec Danny.

J'allais quand même pas le laisser me faire le même coup, qu'il se tire en me laissant plantée là, toute seule en train de grignoter des bretzels.

J'ai ma fierté !

- Bien s˚r.

- Bref, Danny avait un très chouette appartement en bois de séquoia à Mill Valley avec vitres teintées et tout, mais il était complètement obsédé par l'écologie. Dès qu'on a fumé un joint, il s'est mis à radoter des trucs sur le sauvetage des baleines à Mendocino et les sprays d'hygiène féminine qui bousillent la couche d'ozone.

- Hein ?

- Tu sais : les bombes aérosol. La putain de couche d'ozone. Bref, il en faisait tout un plat, et j'ai répliqué que c'était un droit ilaniélable... inaliénable... comment on dit ?

- Inaliénable.

- Un droit inaliénable pour une femme d'utiliser un spray d'hygiène féminine si elle veut, couche d'ozone ou pas couche d'ozone !

- Et alors ?

- Alors, il m'a dit simplement que c'était pas parce que j'avais cette drôle d'idée en tête que mon... enfin, tu vois... sentait mauvais, que je devais me permettre d'exposer le reste de la planète à des rayons ultraviolets et au cancer de la peau.

- Eh bien ! Charmante soirée.

- Tu te rends compte ? Non seulement je dois subir toutes ces conneries écologiques, mais en plus il s'est rien passé.

- Rien du tout ?

- Nada. Nichts. On a traversé tout le pont en voiture, juste pour parler. Il voulait entrer en relation avec moi en tant que personne. Ha !

- Et... t'as dit quoi ?

- Je lui ai demandé de me reconduire à la maison. Et tu sais ce qu'il a dit ?

Mary Ann secoua la tête.

- Il a dit : "Désolé que t'aies d˚ utiliser ton spray pour rien."

Plus tard dans la journée, Mary Ann quitta l'appartement de Connie pour emménager au 28 Barbary Lane. Le déménagement ne nécessita qu'une seule valise. Visiblement, Connie était déprimée.

- Tu viendras me voir, hein ?

- Mais oui. Et toi aussi, faudra que tu viennes me voir.

- Croix de bois, croix de fer...

- ... Si je mens, je vais en enfer.

Aucune des deux n'y croyait.

A la recherche d'un job

Dès sa première matinée à Barbary Lane, Mary Ann éplucha les pages jaunes à la recherche de la clé de son avenir.

A en croire une grande publicité aux motifs fleuris, l'agence intérimaire Metropolitan offrait "un service individualisé de placement professionnel qui se soucie réellement de votre avenir".

Cela sonnait bien. Sérieux, mais compatissant.

Le temps d'avaler une barre au muesli, d'enfiler son discret ensemble bleu foncé, et elle prit le bus 41 en direction de Montgomery Street. Son horoscope pour la journée lui promettait "des occasions en or pour qui saura prendre le Taureau par les cornes".

L'agence se trouvait au cinquième étage d'un b‚timent en brique jaune qui sentait le cigare et l'ammoniaque industrielle. Visiblement, un expert en folklore californien avait décoré les murs de la salle d'attente avec des posters Art nouveau et une sculpture en bois et en cuivre d'une mouette en plein vol.

Mary Ann s'assit. Comme il n'y avait personne dans les parages, elle feuilleta un exemplaire du magazine Office Management. Elle était en train de lire un article sur les plants d'avocat au bureau lorsqu'une femme émergea de derrière un box.

- Vous avez déjà rempli un formulaire ?

- Non. Je ne savais pas...

- Sur le guichet. Je ne peux pas vous parler tant que vous n'avez pas rempli le formulaire.

Mary Ann remplit le formulaire. Les questions la tourmentèrent.

Possédez-vous un véhicule ? Accepteriez-vous un emploi hors de San Francisco ? Connaissez-vous des langues étrangères ?

Elle apporta le formulaire à la femme du box.

- J'ai terminé, dit-elle avec autant d'entrain et d'efficacité que possible.

La femme marmonna. Elle prit le formulaire des mains de Mary Ann, et réajusta ses lunettes à chaîne sur son petit nez porcin. Ses cheveux poivre et sel étaient courts et coiffés en arrière.

Pendant qu'elle examinait le formulaire, ses doigts manipulaient un petit jouet de bureau : quatre billes en acier suspendues à un échafaudage en noyer.

- Aucun diplôme ? finit par dire la femme.

- Vous voulez dire... de l'enseignement supérieur ?

- Oui. De l'enseignement supérieur, répliqua sèchement la femme.

- J'ai suivi deux années de cours dans un institut en Ohio, si on...

- Matière ?

- Oui.

- Eh bien ?

- quoi ?

- quelle matière ?

- Ah ! Histoire de l'art.

Un petit sourire narquois se dessina sur les lèvres de la femme.

- Encore une ! On n'en manquera pas, en tout cas.

- C'est si important, un diplôme ? Je veux dire... pour un travail de secrétaire.

- Vous voulez plaisanter ? J'ai des candidats au doctorat qui font du travail de bureau.

Elle employait la première personne, comme si ces étudiants en difficulté étaient ses serfs personnels. Elle écrivit quelque chose sur une fiche qu'elle tendit à Mary Ann.

- C'est une petite entreprise de fournitures de bureau sur Market Street. Le responsable des ventes cherche une fille à tout faire. Demandez M. Creech.

L'homme, dans la cinquantaine, avait le visage rougeaud. Il portait un veston en polyester bordeaux aux motifs démesurés. Son pantalon et sa cravate étaient de la même couleur.

- Vous avez déjà fait de la vente, avant ça ?

Il sourit et s'appuya contre le dossier de sa chaise de bureau grinçante.

- C'est-à-dire... pas exactement, répondit Mary Ann. Ces quatre dernières années, j'ai travaillé comme secrétaire pour les Fertilisants Lassiter à Cleveland. Ca n'était pas vraiment de la vente, mais j'ai eu beaucoup de... contacts et tout ça.

- Bien. Un travail stable. Toujours un bon signe.

- Depuis un an et demi, j'étais aussi assistante administrative, et j'ai été assignée à plusieurs...

- Parfait, parfait... Bon, je suppose que vous savez ce qu'on attend de vous ici ?

- Si j'ai bien compris, je ferais un peu de tout ?

Elle rit nerveusement.

- Le salaire est bon. Six cent cinquante par mois. Et ici, on est assez détendus... puisqu'on est à San Francisco.

Il dévorait Mary Ann des yeux. Il se mit à mordiller l'articulation de son index.

- L'ambiance... informelle ne me dérange pas, dit Mary Ann.

- Vous aimez Las Vegas ?

- Pardon, monsieur ?

- Earl.

- quoi ?

- Earl. C'est mon nom. Informel, souvenez-vous.

Il sourit et s'essuya le front. Il transpirait abondamment.

- Je vous demandais si vous aimiez Las Vegas. On y va souvent. Las Vegas, Sacramento, Los Angeles, HawaÔ. Des tas d'avantages en nature.

- Cela me semble... très bien.

Il lui adressa un clin d'oeil.

- Si vous n'êtes pas trop... comment dirais-je... collet monté.

- Ah.

- Ah, quoi ?

- Je suis assez collet monté, monsieur Creech.

Il prit un trombone sur son bureau et le tordit lentement, sans lever les yeux.

- Suivante, fit-il calmement.

- Pardon ?

- Sortez.

Elle retourna dans son nouvel appartement, et y fondit en larmes.

Elle s'endormit, dans une chambre réchauffée par les rayons du soleil de l'après-midi. Elle se réveilla à dix-sept heures, et, pour se calmer, récura l'évier de la cuisine. Elle mangea un yaourt aux myrtilles et se mit à dresser une liste des choses dont elle avait besoin pour son appartement.

Elle écrivit une lettre à ses parents. Optimiste, mais vague.

De derrière sa porte lui parvint un bruit. Elle écouta un instant, puis l'ouvrit. Elle eut juste le temps de voir le peignoir en soie prune disparaître au bas de l'escalier.

Un papier était collé sur la porte de Mary Ann :

"Un petit quelque chose de mon jardin, en signe de bienvenue dans ta nouvelle demeure.

Anna Madrigal.

P.-S. Si tu préviens ta mère, je t'égorge."

Scotché sur le papier, il y avait un joint soigneusement roulé.

Mona entre en scène

La femme qui se trouvait en bas, près des poubelles, avait des cheveux roux frisés, et portait une robe paysanne en coton, très chic-country.

Elle déposa son sac d'ordures avec un dédaigneux plissement du nez, et sourit à Mary Ann.

- Vous savez, c'est très révélateur, les ordures. Bougrement plus que le tarot ! que pourrait-on conclure de... voyons ça... quatre cartons de yaourt, un sac Cost Plus, des épluchures d'avocat, et des emballages de cellophane assortis ?

La femme pressa ses doigts contre son front à la manière d'une voyante.

- Ah, oui... le sujet fait attention à elle... d'un point de vue nutritif, en tout cas. Elle suit probablement un régime et... est en train de meubler son appartement !

- Saisissant !

Mary Ann sourit. La femme continua :

- Elle aime également... faire pousser des choses.

Elle n'a pas jeté le noyau d'avocat, ce qui signifie qu'elle le fait probablement germer dans la cuisine.

- Bravo !

Mary Ann lui tendit la main.

- Je m'appelle Mary Ann Singleton.

- Je sais.

- Par mes ordures ?

- Par notre logeuse. Notre Mère à Tous. Elle serra fermement la main de Mary Ann.

- Moi, c'est Mona Ramsey... juste au-dessous de vous.

- Salut. Vous auriez d˚ voir ce que Mère a scotché à ma porte hier soir.

- Un joint ?

- Elle vous l'a dit ?

- Non. C'est la procédure habituelle. On en reçoit tous un.

- Elle fait pousser ça dans son jardin ?

- Juste là, derrière les azalées. Elle a même des noms pour chacune des plantes... comme Dante et Béatrice et... Hé, vous voulez un peu de ginseng ?

- Pardon ?

- Du ginseng. Je suis en train d'en infuser en haut. Allez, venez.

L'appartement de Mona, au premier étage, était orné de tapisseries indiennes, d'un assortiment de panneaux indicateurs, et de lampes Arts déco. Un touret de c‚ble industriel faisait office de table. Et une vieille chaise percée victorienne lui servait de fauteuil.

- J'avais des rideaux, avant.

Elle sourit en offrant une tasse de thé à Mary Ann.

- Mais après un moment, reprit-elle, les couvre lits à motifs cachemire semblaient si... sixties.

Elle haussa les épaules.

- De toute façon... à quoi bon cacher mon corps ?

Mary Ann regarda furtivement par la fenêtre.

- Et cet immeuble, là, de l'autre...

- Non, je veux dire... personne n'a rien à cacher devant le Cosmos.

Sous les Rayons de la Blanche Lumière Guérisseuse, nous sommes tous Nus, avec un N majuscule. Alors j'en ai rien à foutre du n minuscule.

- Ce thé est vraiment...

- Pourquoi voulez-vous être secrétaire ?

- Comment vous savez ?

- Mère Grande. Mme Madrigal.

Mary Ann ne parvint pas à cacher son irritation.

- Elle ne perd pas de temps à répandre les nouvelles, en tout cas.

- Elle vous aime bien.

- C'est elle qui vous l'a dit ?

Mona indiqua que oui.

- Vous ne l'aimez pas ?

- Euh... si. C'est-à-dire que je ne la connais pas depuis assez longtemps pour...

- Elle pense que vous la trouvez bizarre.

- Oh, super ! L'intuition instantanée.

- Est-ce que vous la trouvez bizarre ?

- Mona, je... ouais, un peu, avoua-t-elle en souriant. C'est peut-

être de ma faute. On n'a pas de gens comme ça à Cleveland.

- C'est possible. Elle vous veut dans la famille, Mary Ann.

Laissez-lui une chance, O.K. ?

La condescendance de Mona agaça Mary Ann.

- Je ne vois pas o˘ est le problème.

- Non, pas encore.

Mary Ann sirota en silence son thé au go˚t étrange.

La meilleure nouvelle de la journée tomba quelques minutes plus tard. Mona était rédactrice publicitaire pour Halcyon Communications, une agence de pub reconnue, sur Jackson Square.

Edgar Halcyon, le PDG, avait besoin de quelqu'un pour remplacer sa secrétaire personnelle qui "lui avait fait le coup de tomber enceinte".

Mona arrangea un entretien pour Mary Ann.

- Vous n'avez pas l'intention de retourner à Cleveland, j'espère ?

- Pardon ?

- Vous ne bougez pas, là ?

- Non, monsieur. J'aime San Francisco.

- Elles disent toutes ça.

- Dans mon cas, il se trouve que c'est la vérité.

Les énormes sourcils blancs d'Halcyon ne firent qu'un bond.

- Etes-vous aussi impertinente avec vos parents, mademoiselle ?

Pince-sans-rire, elle répondit :

- Pourquoi croyez-vous que je ne peux pas rentrer à Cleveland ?

C'était risqué, mais cela avait fonctionné. Halcyon jeta sa tête en arrière, et partit d'un grand éclat de rire.

- O.K., fit-il tout en reprenant son air digne. C'était la dernière fois.

- Pardon ?

- C'est la dernière fois que vous me voyez rire comme ça. Allez vous reposer. Demain, vous vous mettez à travailler pour le plus grand fils de pute de toute la ville.

quand Mary Ann rentra à Barbary Lane, Mme Madrigal était en train d'arracher les mauvaises herbes de son jardin.

- Alors, tu l'as eu, hein ?

Mary Ann acquiesça.

- Mona vous a appelée ?

- Non. Mais je savais que tu l'aurais. Tu obtiens toujours ce que tu veux.

Mary Ann sourit et haussa les épaules.

- Merci. Enfin, je crois.

- Tu me ressembles beaucoup, mon enfant... que tu le saches ou non.

Mary Ann se dirigea vers la porte d'entrée, puis fit demi-tour.

- Madame Madrigal ?

- Oui ?

- Je... Merci, pour le joint.

- C'était avec plaisir. Je crois que Béatrice te plaira.

- C'était gentil de votre part de...

La logeuse l'interrompit d'un geste de la main.

- Va dire tes prières et fais de beaux rêves. Maintenant tu es une femme active.

Le jeu de la pub

Dans une incarnation précédente, Halcyon Communications avait été

un entrepôt d'alimentation. A présent, ses murs en briques de couleur pastel resplendissaient de supergraphiques et d'oeuvres d'art louées.

Souvent, les matrones qui faisaient leurs courses à Jackson Square prenaient les secrétaires de l'entreprise pour des top-models.

Cela plaisait à Mary Ann.

Ce qui ne lui plaisait pas particulièrement, en revanche, c'était son travail.

- Le drapeau est hissé, Mary Ann ?

C'était la première question d'Halcyon, le matin. Chaque matin.

- Oui, monsieur.

A chaque seconde, elle se sentait un peu moins comme Lauren Hutton.

qui aurait obligé Lauren Hutton à hisser le drapeau américain avant neuf heures du matin ?

- Il n'y a plus de café ?

- J'ai tout installé dans la salle de réunion.

- Pourquoi diable dans la salle de... Oh, merde... L'équipe d'Adorable est déjà là ?

Mary Ann confirma.

- Réunion à neuf heures.

- Nom de Dieu. Dites à Beauchamp de se magner le cul et d'arriver en vitesse.

- J'ai déjà vérifié, monsieur. Il n'est pas encore là.

- Merde !

- Je pourrais me renseigner auprès de Mildred. Il lui arrive de prendre un café en bas, à la production.

- Oui, faites-le.

Mary Ann s'exécuta avec le sentiment scolaire d'avoir mouchardé. En fait, elle aimait bien Beauchamp Day, malgré son irresponsabilité. Peut-

être même l'aimait-elle justement pour son irresponsabilité.

Beauchamp était le beau-fils d'Edgar Halcyon, le mari de DeDe Halcyon, ex-débutante dans la haute société. Diplômé de Groton et de Stanford, le beau et jeune Bostonien était un désirable célibataire quand il emménagea à San Francisco en 1971, pour un stage à la Bank of America.

A en croire les rubriques mondaines, il avait rencontré sa future femme au Bal des célibataires de 1973. Et en quelques mois, il avait pu savourer les joies des cocktails au bord des piscines d'Atherton, des brunchs au Belvedere et des week-ends de ski au lac Tahoe.

La période de gestation de l'union Halcyon-Day fut de courte durée.

DeDe et Beauchamp se marièrent en juin 74, sur les pentes ensoleillées d'Halcyon Hill à Hillsborough, la propriété familiale des Halcyon. A sa propre demande, la mariée resta pieds nus. Elle portait une robe paysanne d'Adolfo, achetée chez Saks Fifth Avenue. Son témoin, Muffy Van Wyck, camarade de chambre à Bennington, récita des extraits de Khalil Gibran, pendant qu'un quatuor à cordes jouait la musique d'Elvira Madigan.

Après la cérémonie, la mère de la mariée, Frannie Halcyon, déclara aux journalistes :

- Nous sommes si fiers de notre DeDe ! Elle a toujours été

tellement individualiste !

Beauchamp et DeDe emménagèrent dans un penthouse Arts déco très chic sur Telegraph Hill. Ils organisaient de somptueuses réceptions, et tout le monde pouvait fréquemment les apercevoir à de grands galas de charité... Tout le monde sauf, semble-t-il, Mary Ann Singleton.

Une fois, Mary Ann avait bavardé avec DeDe, lors d'un match de softball interagences (Halcyon contre Hoefer Dieterich et Brown). Mme Day ne lui parut pas trop snob, mais Mary Ann ne put s'empêcher de penser qu'une coiffure à la Dina Merrill faisait ridicule sur une femme de vingt-six ans.

Beauchamp, en revanche, était superbe cet après-midi là, un véritable dieu sur l'Olympe miniature de la butte du lanceur.

Brun, les yeux bleus, les bras bronzés avec reflets de cuivre sous une chemise Lacoste vert délavé...

Elle ne s'était pas trompée : il prenait bien un café à la production.

- Sa Majesté requiert votre présence dans les appartements royaux.

Elle n'hésitait pas à utiliser ce type d'irrévérence avec Beauchamp. Elle était persuadée d'avoir trouvé en lui une ‚me soeur.

- Dites-lui que le Prince b‚tard arrive incessamment.

quelques secondes plus tard, Beauchamp se tenait debout à côté du bureau de Mary Ann, avec son sourire confiant de diplômé de Stanford.

- Laissez-moi deviner. J'ai foutu en l'air le budget Adorable, non ?

- Pas encore. Il y a une présentation à neuf heures. M. Halcyon était nerveux, c'est tout.

- Il est toujours nerveux. Je n'avais pas oublié.

- Je le savais.

- Vous me trouvez pas mal, n'est-ce pas ?

- Comme responsable de budgets ?

- Comme homme.

- question déloyale. Vous voulez un bonbon à la menthe ?

Beauchamp fit signe que non, et s'affaissa dans un fauteuil Barcelona.

- C'est vraiment un vieux con, non ?

- Beauchamp...

- Nous déjeunons demain ?

- Je crois qu'il est déjà pris.

- Je ne pensais pas à lui. Je pensais à vous. Il vous laisserait sortir de votre cage pendant une heure ?

- Ah... bien s˚r. En filant à l'anglaise.

- Pour aller manger italien, ça sera parfait.

Mary Ann eut un petit rire, puis sursauta quand Halcyon l'appela à

l'interphone.

- J'attends ! lança son patron.

Beauchamp se leva et fit un clin d'oeil à Mary Ann :

- Eh bien, l'impatience n'est pas réciproque.

Edgar explose

Edgar lança un regard noir à son beau-fils. Il se demandait comment quelqu'un de si bien soigné, de si éloquent et, d'une manière générale, de si présentable pouvait être un tel emmerdeur.

- Je crois que tu es au courant de l'affaire ?...

Beauchamp se pencha en avant et enleva d'une chiquenaude une poussière de son veston Gucci.

- Ouais, la campagne pour les panties. Je crois qu'on peut faire une croix sur l'angle du Bicentenaire.

- Je parle de DeDe et tu le sais très bien !

- Ah bon ?

Edgar plissa les yeux. Son poing se resserra autour du cou d'un appeau en acajou que Frannie lui avait offert.

- O˘ étais-tu la nuit passée ?

Silence.

- Tout cela, reprit-il, ne m'amuse pas particulièrement. Ca ne m'enchante pas de me souvenir que ma propre fille m'a appelé cette nuit, en larmes...

- Franchement, je ne vois pas de quoi...

- Nom de Dieu ! Frannie a passé quatorze heures au téléphone avec DeDe pour essayer de la calmer. Et puis d'ailleurs, à quelle heure es-tu rentré ?

- Pourquoi est-ce que vous ne posez pas la question à DeDe ? Je suis s˚r qu'elle l'a noté sur le registre !

Edgar pivota sur sa chaise pour faire face au mur. Il étudia une gravure de chasse et essaya de se calmer. Il articula lentement, calmement, conscient de la menace que suggérerait son ton :

- Pour la dernière fois, Beauchamp. O˘ étais-tu ?

La réponse fut adressée à l'arrière de sa tête.

- J'avais une réunion du comité au club.

- quel club ?

- De l'université. Pas la toute grande classe, mais...

- Tu es resté là jusqu'à minuit ?

- On a bu quelques verres après.

- On ? Toi et l'une de ces putes de Ruffles ?

- Ripples. Et je n'étais pas... J'étais au club. Demandez à Peter Cipriani. Il y était.

- Je ne dirige pas une agence de détectives.

- Tiens, j'aurais pourtant juré ! Ce sera tout ?

Du bout des doigts, Edgar se massa les tempes. Il ne se retourna pas.

- Nous avons une présentation.

- C'est ça, répliqua Beauchamp en quittant la pièce.

Dès midi, Mary Ann se précipita au Royal Exchange avec Mona.

- Merde, grommela la rédactrice publicitaire en sirotant son Pimm's Cup. Je suis vraiment dans un état second, aujourd'hui.

Pas étonnant, pensa Mary Ann. Mona était payée pour être dans un état second. Elle était la dingue de service chez Halcyon Communications.

Les clients qui n'auraient pas été immédiatement frappés par sa créativité

changeaient vite d'avis quand ils apercevaient son bureau : un assortiment de narguilés, une glacière en bois de chêne qui servait de bar, une ancienne chaise roulante, un collage de beaux mecs sortis de Playgirl, et un verre fluo à martini d'un bar du Tenderloin.

- qu'est-ce qui ne va pas ? demanda Mary Ann.

- J'ai pris de la mescaline hier soir.

- Ah ?

- On est allés à Mission Street, et on a passé notre trip à se balader dans ces magasins de meubles monstrueux, avec des abat-jour à

pompons et des lits ronds et... tu sais... ces espèces de lampes liquides à

bulles multicolores. C'était si kitsch, mais... tu piges... comme une sorte de kitsch cosmique... et bizarrement, c'était incroyablement spirituel, quelque part, si tu vois ce que je veux dire.

Mary Ann ne voyait pas ce qu'elle voulait dire. Elle évita le sujet en commandant un sandwich à la dinde et une salade de pois. Mona commanda un autre Pimm's Cup.

- Devine quoi ! lança Mary Ann.

- Je ne sais pas...

- Je suis invitée à dîner chez Mme Madrigal ce soir.

- Félicitations. Elle t'aime bien.

- Tu me l'as déjà dit.

- Bon... Alors elle te fait confiance.

- Pourquoi est-ce qu'elle devrait me faire confiance ?

- Pour rien... Je voulais juste dire...

- Mona comment est-ce que je dois m'y prendre ?

- T'y prendre pour faire quoi ?

- Avec elle. Je sais pas... J'ai l'impression qu'elle attend quelque chose de moi.

- ParanoÔa bourgeoise.

- Je sais... mais tu es vraiment proche d'elle, et je pensais que tu pourrais me dire... enfin... ses excentricités.

- C'est quelqu'un de bien. Voilà son excentricité. Elle fait aussi un fabuleux gigot d'agneau.

Mona quitta son bureau à seize heures et contourna délibérément celui de Mary Ann près de l'ascenseur. quand elle arriva à la maison, elle trouva Mme Madrigal dans le jardin.

La logeuse portait un pantalon en tissu écossais, une blouse tachée de peinture, et un chapeau de paille. L'effort lui donnait des couleurs.

- Eh bien, trésor ?... De retour des champs si tôt ?

- Oui.

- Tu as fait le tour de tout ce qu'il y avait à dire sur les panties ?

Mona sourit.

- Je voulais vous dire quelque chose. Rien d'important.

- Je t'écoute.

- Mary Ann m'a posé des questions sur vous.

- Tu lui as dit quelque chose ?

- Je me suis dit que c'était à vous de le faire.

- Tu crois qu'elle n'est pas prête, n'est-ce pas ?

Mona acquiesça.

- Non, pas encore.

- Nous dînons ensemble, ce soir.

- Elle me l'a dit. C'est pour ça... enfin, je ne voulais pas que vous soyez embarrassée, c'est tout.

- Merci, trésor.

- Je devrais me mêler de mes oignons, hein ?

- Non. J'apprécie que tu te fasses du souci pour moi. Tu as envie de venir, ce soir ?

- Non, je... non merci.

- Tu comptes énormément pour moi, trésor.

- Merci.

Angoisse au Bohemia

Après le travail, Edgar but d'un trait un double scotch au Bohemia Club.

Les règles d'une vie bien ordonnée ne servaient à rien quand d'autres gens refusaient d'y obéir. Beauchamp n'était qu'un cas parmi beaucoup d'autres.

Le salon Cartoon était rempli. Edgar préférait le silence, et s'assit seul dans le salon Domino. Un sentiment d'effroi s'empara de lui à

nouveau.

II se leva et se dirigea vers le téléphone. Ses mains, qui tenaient le combiné, devenaient glissantes.

La bonne répondit :

- Halcyon Hill.

- Emma... Est-ce que Mme Halcyon est là ?

- Un petit instant, monsieur Halcyon.

Frannie parla la bouche pleine :

- Mmmm... mon chéri.., j'ai rapporté ces délicieux apéritifs au fromage de la soirée de Cyril ! Et Emma nous a mitonné une divine blanquette de veau ! quand rentres-tu ?

- Je ne pourrai pas, ce soir.

- Edgar ! Pas de nouveau ces maudits panties !

- Non. Je suis au club. Il y a une... réunion du comité.

Silence.

- Frannie ?

- quoi ?

Elle était glaciale.

- J'ai des obligations auxquelles je ne peux pas échapper. Tu le sais.

- On fait ce qu'on veut, Edgar.

Le sang lui monta à la tête.

- Très bien, nom de Dieu ! Je veux aller à cette réunion ! Tu es contente ?

Frannie raccrocha.

Il resta immobile, le téléphone en main. Puis il raccrocha à son tour et s'épongea le visage avec un mouchoir. Dans l'annuaire, il chercha le numéro de téléphone de Ruby Miller.

Il forma le numéro.

- Allô. Ici Ruby.

Sa voix faisait plus que jamais penser à celle d'une grand-mère.

- Madame Miller ? C'est Edgar Halcyon.

- Ah... quel plaisir de vous entendre ! Doux Jésus, ça faisait longtemps.

- Oui... Ce sont les affaires, vous savez bien...

- Oui ! Pas une minute à soi.

Son front était à nouveau trempé.

- Est-ce que je pourrais venir vous voir ce soir, madame Miller ?

Je sais que je m'y prends tard.

- Ah... bien, un petit instant, monsieur Halcyon. Laissez-moi regarder dans mon livre.

Elle quitta le téléphone. Edgar l'entendait fouiller.

- Très bien, dit-elle enfin. Vingt heures, ça ira ?

- Merci beaucoup.

- Mais de rien, monsieur Halcyon.

Il se sentait beaucoup mieux, à présent. Ruby Miller représentait un espoir pour lui, même vague. Il décida de prendre un verre au bar du salon Cartoon.

- Edgar, vieille crapule, pourquoi est-ce que tu n'es pas chez toi en train de tailler tes rosiers ?

C'était Roger Manigault, vice-président de Pacific Excelsior. Le court de tennis des Manigault longeait le verger des Halcyon à

Hillsborough.

Edgar sourit.

- Toi aussi, tu devrais déjà être couché, Booter.

Le surnom lui était resté de son temps à Stanford, durant lequel Manigault avait été béatifié sur le terrain de football universitaire.

Depuis ce temps-là, rien ne lui plaisait plus vraiment.

En ce moment, il s'insurgeait contre la disparition des "Indiens"

de Stanford.

- Tout le monde est si sensible, de nos jours ! Les Indiens ne sont plus des Indiens... oh, que non ! Ce sont des "Américains natifs". J'ai passé dix ans à apprendre à dire le mot "nègre", et voilà que maintenant il faut dire "Noir". Je ne sais même plus comment appeler la bonne, nom de Dieu !

Edgar but une gorgée et approuva. Il avait déjà entendu le refrain.

- Tiens, enchaîna Manigault. Tu prends le mot "gai", par exemple.

Dans le temps, c'était un mot parfaitement normal, qui signifiait quelque chose de sain et d'amusant. Tu as vu ce qu'ils en ont fait !

Il vida son scotch et posa le verre d'un geste violent.

- C'est à peine si un jeune couple convenable ose encore dire qu'il a passé une soirée à la Gaîté !

- En effet, ajouta Edgar.

- Tu parles ! Dis... justement, Roger et Suzie m'ont dit qu'ils avaient vu Beauchamp et DeDe à la Gaîté. D'après Suzie, Beauchamp est bigrement bon danseur... très entreprenant.

Entreprenant, c'est le mot, pensa Edgar. A plusieurs reprises, il s'était posé des questions au sujet de Beauchamp et de Suzie.

- Excuse-moi, Booter. J'ai promis à Frannie de rentrer tôt à la maison ce soir.

Etant donné tous les mensonges qu'il fallait faire pour lui rendre visite, Ruby Miller aurait pu tout aussi bien être la maîtresse d'Edgar.

Plus haut sur la colline, au club de l'université, Beauchamp se faisait consoler par Peter Cipriani, héritier d'une légendaire fortune de San Mateo due au commerce des fleurs.

- Encore le Vieux ?

- Ouais. Il fait monter la pression à propos de DeDe.

- Il est suspicieux ?

- Toujours.

- Et DeDe, qu'est-ce qu'elle en pense ?

- Ce qu'elle en pense ? Si tant est qu'elle soit capable de penser !

- Elle est peut-être un peu idiote, mais c'est elle qui paie tes notes chez Wilkes Bashford... et puis dis donc, quel balcon !

Beauchamp fronça les sourcils.

- Je veux dire, à l'opéra, Beauchamp.

- Très drôle.

- Oui, je trouvais aussi.

- Je ne suis pas venu ici pour parler de ma femme.

- Mmm... c'est étrange. Le reste du club n'est venu que pour ça.

Silence.

- Désolé. C'était vache. Tu veux que je te raconte ce qui s'est passé au Bal des célibataires ?

- Est-ce que j'ai l'air d'en avoir envie ?

- Tu nous as manqué, en tout cas. En fait, ce qui nous a surtout manqué, c'étaient tes uniformes blancs de la Navy. Ils avaient toujours une petite touche de classe.

- Merci.

- Cette année, le Prince de la Prune portait la queue-de-pie d'opéra de son grand-oncle.

- John Stonecypher ?

- Le seul et l'unique. Et tiens-toi bien : il a renversé un flacon de poppers dans sa poche de devant.

- C'est pas vrai ?

- Pendant qu'il dansait avec Madge !

- qu'est-ce qu'elle a fait ?

- Oh... Elle a continué à virevolter comme une débutante à son premier bal, en feignant probablement de croire que tous ses partenaires sentaient eux aussi le jus de chaussette... Tu vas à sa petite soirée tout à l'heure, non ?

- Merde !

- T'avais oublié ?

- Ca va chier avec DeDe.

Il vida son verre.

- Faut que je me tire.

- Il vaudrait mieux, ouais.

La colère de DeDe

Assise à son écritoire Louis XV, DeDe faisait des annotations dans son carnet Louis Vuitton.

- Tu avais oublié la soirée de Marge, n'est-ce pas ?

- Je me suis grouillé pour arriver ici.

- Ca commence dans une demi-heure.

- Alors on sera en retard. Rentre tes griffes. Ton vieux me bouffe le nez depuis ce matin.

- Tu as fait la présentation Adorable ?

- Non. C'est lui qui s'en est chargé.

- Pourquoi ça ?

- Tu pourrais peut-être me l'expliquer.

- Je ne vois pas de quoi tu parles.

- Il était furax, DeDe. Royalement.

Silence.

- Et bien s˚r, tu sais pourquoi.

DeDe regarda son carnet. Beauchamp persista.

- Il était furax parce que sa fille chérie lui avait téléphoné la nuit pour dire que j'étais un fils de pute.

- Je n'ai jamais fait...

- Mon cul, ouais !

- Beauchamp, j'étais inquiète. Il était minuit passé. J'avais essayé au club, chez Sam, chez Jack. J'ai... paniqué. Je pensais que papa saurait peut-être o˘ tu étais.

- Bien s˚r. Petit Beauchamp ne bouge pas un doigt sans en aviser le Vénérable Patriarche.

- Je t'interdis de parler de papa comme ça.

- Oh... qu'il aille se faire foutre ! Je n'ai pas besoin de sa permission pour respirer. Je n'ai besoin de lui pour rien du tout.

- Ah ? Je crois que papa adorerait entendre ça.

Silence.

- Et si on lui téléphonait pour le lui dire ?

- DeDe...

- Toi ou moi ?

- DeDe... Je m'excuse. Je suis fatigué. La journée a été rude.

- Je veux bien le croire.

Elle s'approcha du miroir du hall d'entrée et effectua les ajustements de dernière minute sur son maquillage.

- Comment va Mlle Machin ?

- qui ça ?

- La secrétaire de papa. Ta petite... distraction après le travail.

- Tu veux rire ?

- Non. Je ne crois pas.

- Mary Ann Singleton.

- C'est comme ça qu'elle s'appelle ? Comme c'est pittoresque !

- Bon sang, mais je la connais à peine !

- Ca ne t'a jamais arrêté les autres fois, que je sache.

- C'est la secrétaire de ton père !

- Et on ne peut pas dire que c'est un laideron.

- qu'est-ce que je peux y faire, moi ?

DeDe pinça les lèvres pour répartir son rouge à lèvres. Elle regarda son mari.

- Ecoute... J'en ai plus qu'assez. La nuit dernière, tu as disparu de la surface de la terre.

- Je te l'ai dit. J'étais au club.

- Tiens, quelle coÔncidence ! Tu étais déjà au club quand tu m'as laissée tomber mercredi pour la réception au De Young, et vendredi dernier quand nous avons raté la fête des Telfair à Beach Blanket Babylon.

- On a déjà vu ce spectacle cinq fois.

- Là n'est pas la question.

Beauchamp partit d'un éclat de rire amer.

- Tu es incroyable. Tu es vraiment... O˘ diable as-tu été chercher celle-là ?

- J'ai des yeux, Beauchamp.

- O˘ ? quand ?

- La semaine dernière. Je faisais du shopping avec Binky à La Remise du Soleil.

- quelle classe !

- Tu traversais la rue en sa compagnie.

- Avec Mary Ann ?

- Oui.

- Effectivement, c'est compromettant.

- Il était midi, et vous aviez l'air très copains.

- Tu as raté le meilleur. quelques minutes plus tôt, je me jetais sur elle dans le bosquet derrière la Transamerica Pyramid.

- Cette fois-ci, Beauchamp, tu ne t'en tireras pas en jouant au plus malin.

- Je n'essaie même pas.

Il s'empara des clés de la Porsche sur la table du vestibule.

- Avec toi, reprit-il, ça fait longtemps que j'ai arrêté.

- J'ai remarqué, l‚cha DeDe en lui emboîtant le pas vers la sortie.

Le dîner chez la logeuse

Mary Ann passa chez Mona avant de se rendre au dîner de Mme Madrigal.

- Tu veux te détendre un peu ? demanda Mona.

- Ca dépend.

- Coke.

- Je fais un régime. Tu n'as rien de moins sucré ?

- Mary Ann, tu me sidères.

Mona déposa un miroir de poche sur son touret.

- Même toi, tu dois avoir vu Porgy and Bess.

- Et ?

La voix de Mary Ann se brisa. Mona était en train d'extraire une pelletée de poudre blanche d'une fiole à l'aide d'une minuscule cuiller en argent. Un emblème écologique était gravé sur le manche de la cuiller.

- Happy dust, fit Mona. Ce truc, c'est une institution américaine.

Elle forma une ligne de poudre sur la surface du miroir.

- Toutes les stars du cinéma muet en sniffaient. Pourquoi crois-tu qu'ils étaient tous comme ça ?

Elle remua la tête et les bras de manière spasmodique, comme Charlie Chaplin.

- Et maintenant, continua-t-elle, tout ce qu'il nous faut, c'est un vulgaire chèque-repas.

Elle fit apparaître un chèque-repas d'une valeur de dix dollars à

la manière d'un magicien, en présentant les deux faces à Mary Ann.

- Tu reçois des chèques-repas ? s'enquit Mary Ann.

"Elle gagne quatre fois plus que moi", pensa la secrétaire.

Absorbée par l'opération, Mona ne répondit pas.

Elle roula le chèque-repas en un mince tube et l'enfonça dans sa narine gauche.

- Saisissant, hein ? Et très sexy !

Elle se jeta sur la poudre comme un fourmilier déchaîné. Mary Ann était horrifiée.

- Mona, est-ce que c'est de la... ?

- C'est ton tour.

- Non, merci.

- Allez... vas-y, quoi. Ca te fera du bien avant de sortir.

- Je suis déjà assez nerveuse comme ça.

- Chérie, ça ne rend pas nerveux, ça...

Mary Ann se leva.

- Mona, faut que j'y aille. Je suis en retard.

- Merde !

- quoi ?

- Avec toi, je me fais l'impression d'être une telle... camée.

Mme Madrigal avait presque l'air élégante dans un pyjama en satin noir.

- Ah, Mary Ann. J'étais en train de passer le gaspacho à la moulinette. J'ai fini les hors-d'oeuvre. Sers-toi. J'arrive dans un instant.

Les hors-d'oeuvre étaient arrangés symétriquement sur deux plats.

Sur le premier, plusieurs douzaines de champignons farcis. Sur l'autre, une demi-douzaine de joints.

Mary Ann choisit un champignon et jeta un coup d'oeil à la pièce.

La cheminée était flanquée de deux statues assez grossières : un garçon avec une épine dans le pied, et une femme portant une cruche. Des franges de soie pendaient partout, aux abat-jour, aux dessus-de-lit, aux rideaux et lambrequins, et même à la vo˚te d'entrée du hall. La seule photo de la pièce représentait l'exposition Panama-Pacific de 1915.

- Alors, que penses-tu de mon petit bordel ?

Mme Madrigal adopta une pose thé‚trale sous la vo˚te d'entrée.

- C'est... très joli.

- Ne sois pas ridicule. C'est dépravé !

Mary Ann rigola.

- Vous l'avez délibérément arrangé comme ça ?

- Bien s˚r. Prends un joint, trésor, et surtout ne te fatigue pas à

le faire passer. J'ai horreur de ces baveux chipotages en commun ! quitte à

être dégénérée, autant le faire comme une lady, tu ne crois pas ?

Il y avait deux autres invités. Le premier, proche de la cinquantaine, une barbe rousse, était un poète de North Beach dénommé

Joaquin Schwartz. ("Un brave homme, confia Mme Madrigal à Mary Ann, mais j'aimerais tellement qu'il apprenne à utiliser les majuscules !") L'autre était une femme prénommée Laurel qui travaillait au dispensaire Haight-Ashbury. Elle ne se rasait pas sous les aisselles.

Pendant tout le repas, Joaquin et Laurel débattirent de leur année favorite. Joaquin croyait en 1957. Laurel estimait que 1967 était le summum... ou plutôt avait été le summum.

- On aurait pu la faire durer, dit-elle. Je veux dire, elle avait une existence propre, non ? Nous partagions tout : l'acide, la musique, la baise, l'Avalon, le Family Dog, le Human Be-In. Il y avait quatorze hippies dans l'appartement à Oak Street, quatorze hippies et six sacs de couchage.

Bordel, c'était magnifique, car après tout, c'était... l'Histoire. Nous faisions l'Histoire. Et on était la putain de couverture de Time Magazine, mec !

Mme Madrigal resta polie.

- Et que s'est-il passé, mon enfant ?

- Ils l'ont tuée. Les médias.

- Tué qui ?

- Tué 1967.

- Je vois.

- Nixon, le Watergate, cette connasse de Patty Hearst, le Bicentenaire. Les médias en ont eu marre, de 67, alors ils l'ont zappée.

Elle aurait pu survivre pendant quelque temps. Une partie s'est enfuie à

Mendocino... mais les médias l'ont découverte et l'ont tuée à nouveau. Et merde quoi... qu'est-ce qu'il nous reste ? Il n'y a plus un seul endroit o˘

on vit encore en 67 !

Mme Madrigal fit un clin d'oeil à Mary Ann.

- Je te trouve bien calme.

- Je ne suis pas certaine de...

- quelle est ton année favorite ?

- Je ne crois pas que j'en aie une.

- Moi, c'est 1987, dit Mme Madrigal. J'aurai soixante-cinq ans ou quelque chose comme ça... Je toucherai ma retraite et j'aurai économisé

assez d'argent pour m'acheter une petite île grecque.

Elle enroula une mèche de cheveux autour de son index et sourit légèrement.

- En fait, ajouta-t-elle, je me contenterais déjà d'un petit Grec.

Après le dîner, en allant aux toilettes, Mary Ann s'attarda dans la chambre à coucher de la logeuse. Sur le buffet reposait une photo dans un cadre d'argent.

Un jeune homme, en uniforme de soldat, debout à côté d'une voiture des années 40. Il était assez beau, même s'il portait son uniforme avec gaucherie.

- Comme tu le vois, la vieille dame a un passé.

Mme Madrigal se tenait dans l'embrasure de la porte.

- Oh... je fouine, n'est-ce pas ? s'excusa Mary Ann.

Mme Madrigal sourit.

- J'espère que ça veut dire qu'on est amies. Je...

Mary Ann, gênée, se tourna vers la photo.

- Il est très séduisant. C'est M. Madrigal ? s'enquit-elle.

La logeuse secoua la tête.

- Il n'y a jamais eu de M. Madrigal.

- Ah bon. Je vois.

- Non, tu ne vois pas. Tu ne pourrais pas. Madrigal est... un nom d'emprunt, comme on dit dans les polars. J'ai commencé une nouvelle vie il y a environ douze ans, et l'ancien nom est la première chose dont je me suis débarrassée.

- Et c'était quoi ?

- Je t'en prie. Si j'avais voulu que tu le connaisses, je ne l'aurais pas changé.

- Mais...

- Pourquoi "madame", c'est ça ?

- Oui.

- Les veuves et les divorcées sont moins... comment dit Mona, encore ?... importunées. On nous importune moins que les célibataires. Je crois que tu as d˚ le découvrir par toi-même.

- Importunée, moi ? Je n'ai même pas reçu le moindre petit coup de téléphone obscène depuis que je suis à San Francisco. Franchement, cela me plairait d'être importunée un peu plus souvent.

- La ville regorge de jeunes hommes charmants.

- Charmants les uns envers les autres.

Mme Madrigal pouffa de rire.

- C'est vrai qu'il y a beaucoup de ça.

- Vous en parlez comme de la grippe. Moi, je trouve ça terriblement déprimant.

- Mais non. Prends ça comme un défi. quand une femme triomphe dans cette ville, elle triomphe réellement. Tout s'arrangera, trésor. Patience.

- Vous croyez ?

- J'en suis certaine.

La logeuse lui adressa un clin d'oeil et plaça son bras sur les épaules de Mary Ann.

- Viens, retournons auprès de ces gens assommants.

Rendez-vous avec Ruby

La maison de Ruby Miller se trouvait sur Ortega Street, dans le Sunset District, un bungalow en stuc vert avec une pelouse manucurée et un bac de roses en plastique à la fenêtre. La voiture garée dans l'allée du garage arborait un autocollant qui disait : "KLAXONNEZ SI VOUS AIMEZ J…

SUS."

Edgar gara la Mercedes de l'autre côté de la rue. Il verrouilla les portes, et aperçut Mme Miller qui le saluait d'un geste à la fenêtre.

Il lui renvoya le geste. Bon Dieu ! Il se sentait comme un vendeur de chaussures qui rentrait à la maison retrouver sa femme.

Mme Miller alluma la lumière sous le porche, ôta son tablier et remit en place une mèche de ses cheveux gris.

- quel plaisir de vous revoir, vraiment ! Je suis dans un état...

Je n'avais pas prévu...

- Désolé. J'espère que ça ne vous pose pas trop de problèmes.

- Ne soyez pas ridicule. Je suis tout excitée.

Elle lui tapota la main et l'emmena dans la maison.

- Ernie ! Regarde qui est là !

Son mari regardait la télévision dans une chaise moderne danoise.

Ses bras avaient la forme et la couleur du fromage provolone.

- Bonsoir, monsieur Halcyon.

Il ne se leva pas, trop absorbé par la petite lucarne.

- Comment ça va, Ernie ?

- Bob Barker vient de permettre à un Marine de revoir sa bien-aimée.

- Je regrette de...

- C'est Vérité ou Conséquences. Ils ont rapatrié ce Marine d'Okinawa et lui ont fait retrouver sa fiancée. Elle était déguisée en grenouille. Ils l'ont obligé à l'embrasser... les yeux bandés.

Mme Miller prit Edgar par le bras.

- Comme c'est touchant ! Je suppose que vous ne regardez pas beaucoup la télé.

- Non, hélas.

- Bien. Assez bavardé. Au travail. D'abord, quelque chose à manger.

De la vitamine C, peut-être ? Des chips ?

- Non merci, ça ira.

A la dernière minute au club, sa nervosité l'avait poussé à

s'empiffrer de foies de volaille.

- Je suis prêt dès que vous l'êtes.

- Alors, allons dans le garage. Ernie, ne mets pas la télé trop fort, tu entends ?

Son mari grommela sa réponse.

Mme Miller fit passer Edgar par la cuisine.

- Ernie et sa télé ! Je suppose que ça le détend. Et de nos jours c'est tellement plus chrétien que le cinéma, avec toutes, n'est-ce pas, toutes ces cochonneries...

- Mmm, fit-il vaguement, essayant de paraître poli mais indifférent.

Mme Miller était capable de se lancer dans un monologue avec toute la précision d'un chauffeur de taxi new-yorkais ou d'un coiffeur italien.

Edgar n'avait pas envie de passer cette session sur les Saletés au cinéma.

Dans la pénombre du garage, elle avait entamé les préparatifs. Elle débarrassa la table de ping-pong de ses instruments de jardinage boueux, et sortit deux bougies d'une vieille boîte. Tout en fredonnant doucement, elle revêtit l'habituelle robe de cérémonie en velours.

- Vous avez constaté des changements ?

- Dans le garage ?

Mme Miller rit gentiment.

- En vous. C'est votre cinquième visite. Vous devriez sentir... des changements.

- Je ne suis pas s˚r. Il se peut...

- Ne forcez rien, cela viendra.

- J'aimerais partager votre confiance.

- Foi, monsieur Halcyon.

- Oui.

- Avoir la foi n'est pas la même chose qu'avoir confiance.

Elle commençait à l'irriter.

- Madame Miller, ma femme m'attend. Pourrions nous...

- Oui, bien s˚r.

D'un seul coup, elle se concentra sur son ouvrage. Elle frotta l'avant de sa robe pour se débarrasser de quelques peluches imaginaires et se massa les doigts pendant un moment.

- Prenez la pose, s'il vous plaît.

Edgar desserra sa cravate et grimpa sur la table de ping-pong. Il se coucha sur le dos. Mme Miller alluma une bougie et la déposa sur la table, près de la tête d'Edgar.

- Monsieur Halcyon...

- Oui.

- Pardonnez-moi, mais... Eh bien, je me demandais si... Vous parliez justement de Mme Halcyon. Je me demandais si vous lui aviez dit.

- Non.

- Je sais que vous n'aimez pas en parler, mais parfois la présence d'un être cher peut être bénéfique et...

- Madame Miller, ma famille est catholique.

Elle était visiblement ébranlée.

- Ah... Je suis désolée.

- Ce n'est rien.

Il écarta le sujet d'un geste de la main.

- Je ne voulais pas dire que j'étais désolée parce que vous êtes catholique. Je voulais dire...

- Je sais, madame Miller.

- Jésus aime aussi les catholiques.

- Oui.

Elle pressa la pointe de ses doigts contre les tempes d'Edgar et fit de petits massages circulaires.

- Jésus va vous aider à guérir, monsieur Halcyon, mais vous devez croire en Lui. Il vous faut redevenir un petit enfant et chercher refuge en Son sein.

Le long d'Ortega Street, une moto vrombit dans un torrent mécanique blasphématoire. Ruby Miller commença les incantations qu'Edgar Halcyon connaissait désormais par coeur.

- Guéris-le, Jésus ! Guéris Edgar, Ton serviteur. Guéris ses reins défaillants et rends-lui sa plénitude. Guéris-le, Jésus ! Guéris Edgar...

Le garçon d'à côté

Mary Ann quitta Mme Madrigal peu après vingt-deux heures. De retour dans son appartement, elle s'allongea, sirota une limonade et parcourut son courrier.

Il y avait dedans une brève et sinistre missive de sa mère, une carte de Connie la soupçonnant de désertion, et une boîte de l'Hibernia Bank contenant ses chéquiers, lesquels offraient une vue de San Francisco.

Les chèques arboraient un message personnalisé "Bonne journée !"

Malgré ses revenus pitoyables, choisir une banque, étrangement, lui avait semblé essentiel à la constitution de son identité dans la ville.

Au début, elle avait hésité entre la Chartered Bank of London et Wells Fargo. La première avait un nom très classe et une cheminée dans le hall, mais une seule agence dans toute la ville. La seconde sonnait très western et possédait de nombreuses agences.

En définitive, elle avait opté pour Hibernia.

Leur publicité promettait qu'ils se souviendraient de votre nom.

quelqu'un frappa à la porte.

C'était Brian Hawkins, son voisin de palier. Il travaillait comme serveur chez Perry. Jusqu'à présent, ils ne s'étaient parlé qu'une ou deux fois, brièvement. Il avait des horaires extrêmement irréguliers.

- Bonsoir, dit-il. Mme Madrigal vient de m'appeler.

- Oui ?

- De quoi s'agit-il ? Un meuble ?

- Euh... Pardon, Brian, mais je n'ai...

- Elle m'a dit que vous aviez besoin d'un coup de main.

- Je ne vois vraiment pas de quoi elle...

Et soudain elle comprit. Mary Ann éclata de rire, hocha la tête, tout en jaugeant une fois de plus les boucles ch‚taines et les yeux verts de Brian.

Mme Madrigal poussait un peu fort, mais elle n'avait pas mauvais go˚t.

Brian semblait vaguement contrarié.

- Il y a quelque chose que je devrais savoir ?

- Je crois que Mme Madrigal joue les marieuses.

- Alors il n'y a pas de meuble à déplacer ?

- C'est une situation un peu gênante. Je... Enfin, je venais juste de lui dire qu'il n'y avait pas assez d'hommes hétéros à San Francisco.

Il s'égaya.

- Ouais. Ce n'est pas formidable ?

- Oh, Brian... Je m'excuse. Je pensais que vous...

- Hé ho, détendez-vous. On ne fait pas plus hétéro que moi. C'est juste que j'ai horreur de la concurrence.

Il l'invita chez lui pour boire un verre. Sa minuscule cuisine était décorée avec des bouteilles de chianti vides et des posters Sierra Club. La carcasse d'une plante grimpante délaissée pendait tristement hors d'un pot sur l'appui de la fenêtre.

- J'aime beaucoup votre poêle, dit Mary Ann.

- Il a de la gueule, hein ? Ailleurs, on appellerait ça des conditions sordides. Ici, on fait passer ça pour du charme Vieux Monde.

- Il était déjà dans l'appartement au début ?

- Vous voulez rire ? Ici, il n'y a que la chaîne hi-fi et la planche inclinée qui sont à moi. Tout le reste appartient à la Dragon Lady.

- Mme Madrigal ?

Il acquiesça, tout en la regardant de haut en bas.

- Et donc elle essaie de nous faire sortir ensemble ?

Son regard virait au concupiscent. Mary Ann choisit de l'ignorer.

- Elle est un peu étrange, mais ses intentions sont bonnes.

- Bien s˚r.

- Cette maison lui a toujours appartenu ?

Il secoua la tête.

- Non. Je crois qu'avant elle tenait une librairie à North Beach.

- Elle est d'ici ?

- Personne n'est d'ici.

Il remplit à nouveau son verre de pinot noir.

- Vous êtes de Cleveland, non ?

- Oui. Comment l'avez-vous su ?

- Mona me l'a dit.

Ses yeux verts la transperçaient. Elle baissa son regard en direction de son verre.

- Nous n'avons plus de secrets, alors, fit Mary Ann.

- Pas s˚r.

- Pardon ?

- Dans cette ville, on a tous nos petits secrets. Il suffit de creuser un peu.

"Il joue la carte du mystère, pensa Mary Ann, car il croit que c'est sexy." Elle décida qu'il était temps de partir.

- Bien, fit-elle en se levant. Je travaille demain.

- Merci pour le vin et... le petit tour du propriétaire.

- Revenez quand vous voulez.

Elle comprit très bien ce qu'il entendait par là.

La matriarche

quand Edgar rentra chez lui à vingt-trois heures quinze, il remarqua immédiatement que Frannie avait bu.

- Eh bien, mon chéri, comment était-ce au club ? Tu t'es bien amusé ?

Elle était perchée sur le sofa de la véranda, les genoux repliés sous sa robe thaÔ en soie. Sa perruque était de travers. Elle sentait le rhum et le concentré de fruits qui servait à préparer les cocktails Mai Tai de chez Trader Vic's.

- Bonsoir, Frannie.

- Terriblement longue, cette réunion de comité.

- Nous devions organiser la pièce du Grove.

Il essayait d'adopter un ton nonchalant, mais Frannie était trop ivre pour apprécier l'effort.

- Beaucoup de travail, c'est ça ?

- On a bu quelques verres, après. Tu sais comment ça se passe.

Frannie hocha la tête, en réprimant un hoquet. Elle savait très bien comment ça se passait.

Il changea de sujet.

- Et toi ? Tu as passé une bonne journée ?

Son ton était celui d'un père bienveillant à l'égard d'un jeune enfant. qu'était devenue la fille du monde qui jadis avait ressemblé à

Veronica Lake ?

- J'ai déjeuné avec Helen et Gladys dans cet adorable restaurant à

Polk Street... The Pavilion. Puis j'ai acheté un canard en céramique.

Ravissant. C'est peutêtre une oie. Je crois que c'est supposé servir pour du potage, mais j'ai pensé que ça aurait l'air original dans le bureau avec du lierre ou quelque chose comme ça.

- Bien.

- Et puiiis... Cet après-midi, je suis allée à ma réunion de l'Association de l'Opéra, et j'y ai fait une découverte absolument sensationnelle. Devine.

- Je ne sais pas.

Bon sang, comme il détestait ce petit jeu !

- Allez. Juste un tout petit effort.

- Frannie, j'ai eu une longue journée...

- Tu ne m'aimes plus, alors ? fit-elle d'une voix enfantine.

- Bon sang !

- Oh, très bien ! Si tu insistes pour jouer les grincheux... Devine qui est en ville !

- qui ?

Frannie maintint le suspense aussi longtemps que possible, décalant son torse sur le sofa et réajustant sa perruque. "Elle a besoin d'attention, pensa Edgar. Tu la négliges."

- Les Huxtable, dit-elle enfin.

- Les qui ?

- Franchement, Edgar ! Nigel Huxtable. Le chef d'orchestre. Il est marié à Nora Cunningham.

- Ca me revient.

- Tu as dormi pendant leur Aida.

- Oui. Merveilleuse soirée.

- Ils sont ici pour le gala de bienfaisance de Kurt Adler.

quasiment personne ne sait qu'ils sont là... Et nous allons organiser une soirée en leur honneur !

- Ah bon ?

- Tu n'es pas excité ?

- On a déjà organisé une soirée le mois dernier, Frannie.

- Mais celle-ci est un coup, Edgar ! Les Famsworth vont en mourir.

Ca fait deux mois que Viola se vante d'avoir organisé ce petit barbecue absurde pour Barychnikov.

- Je ne m'en souviens même pas.

- Oh, que si ! Elle avait engagé ces minables serveurs russes d'un quelconque restaurant sur Clement Street, et ils nous ont servi une sauce russe et du thé russe, et l'organiste a joué La Chanson de Lara quand Barychnikov a fait son apparition. Je ne parviens même pas à décrire à quel point c'était abominable !

- Si, si, tu ne t'en tires pas mal du tout.

- Edgar... A côté des Humble, Barychnikov a l'air ridicule. Je sais que je peux les avoir, chéri.

- Frannie, je ne pense pas...

- S'il te plaît... Je ne me suis pas plainte quand tu ne m'as pas laissée avoir Truman Capote ou Giancarlo Giannini.

Edgar fit volte-face. Il ne supportait plus cet air suppliant.

- Très bien. Essaie d'éviter les grands frais, tu veux.

Emma lui réchauffa un reste de quiche. Il la mangea dans son bureau, en survolant le nouveau livre qu'il avait commandé : La Mort inévitable. Une chose de la vie.

- qu'est-ce que tu lis, mon chéri ?

Frannie était adossée contre l'embrasure de la porte.

Il referma le livre :

- Une étude de marché. Ennuyeux.

- Tu viens te coucher ?

- Dans une minute.

quand il arriva dans la chambre, Frannie ronflait déjà.

Une inconnue dans le parc

Edgar prévint Mary Ann par interphone.

- J'ai besoin du script d'Adorable aussi vite que possible. Je crois que Beauchamp doit avoir une copie.

- Il n'est pas là pour l'instant, monsieur Halcyon.

- Vérifiez avec Mona, alors.

- Je ne crois pas qu'...

- Demandez-lui, nom de Dieu ! quelqu'un en a une !

Dès que Mary Ann s'en fut allée, Edgar forma le numéro de Jack Kincaid.

- Le cabinet du docteur Kincaid.

- Est-ce qu'il est là ?

- Puis-je vous demander votre nom ?

- Non, vous ne pouvez pas !

- Un instant, monsieur Halcyon.

Le ton de Kincaid était bien trop jovial.

- Bonjour, Edgar. Tout va bien ?

- quand est-ce que tu peux me recevoir ?

- A quel propos ?

- Les analyses. J'en veux de nouvelles.

- Edgar, ça ne changera strictement rien...

- Je les paierai, merde !

- Edgar...

- Tu t'es bien trompé avec Addison Branch. Tu me l'as dit toi-même.

- C'était différent. Ses symptômes n'étaient pas si prononcés.

- Les symptômes peuvent changer. Ca fait trois mois.

- Edgar... Ecoute... Je te parle en ami. Achète-toi un yacht et emmène Frannie en croisière autour du monde. Ou alors va louer un ch‚teau en France ou tire toi avec une pute ou continue à péter des flammes au boulot... Mais fais face ! Pour l'amour de Dieu, non, pour l'amour de toi-même, profites-en, de ces six derniers mois !

quand Mary Ann revint, il l'attendait à son bureau.

- Je sors. Si quelqu'un me demande, dites que je déjeune avec un client.

- Chez Doro ?

- L'endroit n'a pas d'importance. Dites juste que je me suis absenté.

Il sortit de l'immeuble à grands pas, furieux qu'un contrat qu'il n'avait jamais signé d˚t être exécuté malgré tout.

Le dire à Frannie ? Bon Dieu ! que pourrait-elle en tirer pour les chroniques mondaines ?

Frances Halcyon, l'hôte par excellence de Hillsborough, a réussi un nouveau triomphe vendredi soir, avec un petit dîner intime pour deux géants de l'opéra, Nora Cunningham et Nigel Huxtable. Frannie, qui vient de voir A Chorus Line à New York ("J'ai adoré !"), a enchanté les palais distingués de ses invités avec des roulades de boeuf et de petits soufflés de pommes de terre. Son mari, Edgar Halcyon (le magnat de la publicité), a surpris l'assemblée avec l'annonce de son décès imminent...

Il s'éloigna de Jackson Square, remonta Columbus jusqu'au coeur du bouillonnant quartier de North Beach. Les tétons lumineux de Carol Doda clignaient cruellement en sa direction, faisant étalage d'une libération à

laquelle il n'avait jamais participé.

En face du Garden of Eden, un clochard qui louchait poussait des cris : "Tout est fini. L'heure est venue d'être en paix avec le Seigneur.

L'heure est venue de se réconcilier avec Jésus !"

Edgar avait besoin d'un endroit o˘ il pourrait faire le vide dans sa tête. Et de temps pour le faire. Du temps précieux.

Il s'assit sur un banc à Washington Square. A côté de lui se trouvait une femme qui devait avoir le même ‚ge que lui. Elle portait un pantalon en laine et une blouse à motifs cachemire. Elle lisait le Bhagavadgita..

Elle sourit.

- C'est ça, la réponse ? demanda Edgar en désignant le livre d'un signe de la tête.

- quelle est la question ? renvoya la femme.

Edgar sourit à son tour :

- Le fameux mot de Gertrude Stein, fit-il.

- Moi, je doute qu'elle ait vraiment prononcé cette phrase.

Personne ne peut être aussi malin que ça sur son lit de mort.

C'était reparti.

Puis il sentit une sorte d'insouciance l'envahir.

- Et vous, s'enquit-il, vous diriez quoi ?

- A propos de quoi ?

- De la fin. Vos derniers mots ? Si vous pouviez choisir.

La femme étudia son visage pendant un moment.

Puis elle dit :

- que diriez-vous de... "Et merde !"

Il partit d'un grand éclat de rire cathartique, un glapissement animal qui lui fit monter les larmes aux yeux. La femme l'observa avec bienveillance, d'un air détaché mais tendre.

Presque comme si elle savait.

- Vous voulez un sandwich ? demanda-t-elle lorsqu'il eut fini de rire. Je l'ai préparé avec du pain focaccia.

Edgar accepta, touché par son attention. quel plaisir d'avoir à ses côtés quelqu'un qui prenait soin de lui, pour une fois !

- Je m'appelle Edgar Halcyon.

- Bien, fit-elle. Moi, c'est Anna Madrigal.

Déjeuner d'affaires

A l'agence, Mary Ann était en train de se remettre du rouge à

lèvres lorsque Beauchamp s'approcha à pas de loup.

- Le grand méchant patron est déjà parti déjeuner ?

- Oh... Beauchamp !

Elle l‚cha le rouge à lèvres dans son sac à main en osier.

- Il est... il est parti depuis plus d'une heure. Je crois que quelque chose le tracassait.

- Pour changer.

- Cette fois, c'était différent.

- Ils lui ont peut-être demandé de jouer le rôle d'une nymphe des bois dans la pièce du Grove.

- quoi ?

- Rien. Je vous ai invitée à déjeuner, vous vous en souvenez ?

- Ah... oui.

Elle n'avait pensé à rien d'autre de toute la matinée.

Au MacArthur Park, ils commandèrent tous les deux une salade. Mary Ann picorait la sienne sans enthousiasme, légèrement déphasée par le restaurant, ses oiseaux en cage et son ambiance végétaro-bourgeoise.

Beauchamp perçut son malaise.

- Vous êtes troublée, n'est-ce pas ?

- Je... Comment ça ?

- Par tout ceci. Nous deux.

- Pourquoi dites-vous ça ?

- Non, non. Répondez d'abord à ma question. Elle gagna quelques secondes en s'acharnant sur un morceau d'avocat.

- C'est assez nouveau... pour moi.

- De déjeuner avec un homme marié ?

Elle confirma, évitant son regard bleu perçant.

- Je pourrais avoir encore un peu d'eau ?

Il fit un signe au serveur sans détacher son regard d'elle.

- Vous savez, vous n'avez aucune raison d'être nerveuse. Vous êtes libre, vous, au moins. Ca présente des avantages.

- Libre ?

- Célibataire.

- Ah... oui.

- Les célibataires font ce qu'ils veulent.

Le serveur apparut.

- Un autre verre d'eau pour la demoiselle, dit Beauchamp.

Il sourit à Mary Ann.

- Ca ne vous dérange pas que je vous appelle une demoiselle, au moins ?

Elle secoua la tête. Le serveur esquissa un sourire narquois avant de s'éclipser.

- Vous savez quoi ? fit Mary Ann.

- quoi ?

Il avait les yeux rivés sur elle.

- Avant, je prononçais votre nom "BO-CHAMP" au lieu de "BI-TCHEUM".

- Tout le monde le fait.

- Je me sentais si ridicule. Mildred m'a finalement corrigée. C'est un nom anglais, non ?

- Oui. Mes parents étaient maniérés et fiers de l'être.

- Je trouve ça très joli. Vous auriez d˚ me corriger quand je me trompais.

Il haussa les épaules.

- Ca n'a pas d'importance.

- Je me trompais même dans la prononciation de Greenwich Street, quand je suis arrivée ici.

- Moi, j'appelais Kearny "KIRNI" au lieu de "KEURNI".

- C'est vrai ?

- Et je disais "DJI-RARDELLI" au lieu de "GUI-RARDELLI", et, comble de blasphème à San Francisco, j'appelais les fameux cable-cars des

"tramways" ! Mary Ann rit gentiment.

- Ca, je le fais encore maintenant.

- Eh bien, tant pis ! qu'ils aillent se faire foutre, s'ils n'ont pas le sens de l'humour !

Elle rigola, en espérant que son rire cacherait sa gêne.

- Nous sommes tous des petits nouveaux, dit Beauchamp. A un moment ou à un autre. Faites-en un atout. L'innocence est quelque chose de très érotique.

Il sélectionna un cro˚ton dans sa salade et le porta à ses lèvres.

- Pour moi, en tout cas, ajouta-t-il.

Le serveur était de retour avec le verre d'eau. Mary Ann le remercia et but quelques gorgées, en réfléchissant à un moyen de détourner la conversation.

Beauchamp s'en chargea pour elle.

- Avez-vous déjà rencontré ma femme ?

- Euh... une fois. Au match de softball.

- Ah oui. Et qu'en pensez-vous ?

- Elle a l'air charmante.

- Oui, tout à fait charmante, l‚cha-t-il avec un sourire forcé.

- Je lis beaucoup de choses sur vous deux.

- Oui. C'est fou ce qu'ils écrivent.

Elle commençait à s'impatienter.

- Beauchamp... Je crois que M. Halcyon sera de retour dans...

- Vous voulez un scoop introuvable dans les feuilles de chou mondaines ?

- Je n'ai pas envie de parler de votre femme.

- Ca, je vous comprends.

Elle s'essuya la bouche avec le coin de la serviette.

- C'était vraiment...

- Nous n'avons plus couché ensemble depuis des lustres.

- Je crois qu'il vaudrait mieux que nous partions.

- Mary Ann, DeDe et moi ne sommes même plus amis ! Nous ne parlons pas comme vous et moi. Il n'y a plus aucun lien...

- Beauchamp...

- Bon sang ! J'essaie de vous dire quelque chose. Pourriez-vous cesser d'être aussi américaine moyenne pendant dix secondes ?

Il baissa la tête et se massa les tempes.

- Pardonnez-moi, reprit-il. Mon Dieu... Je vous en supplie, aidez-moi.

Elle se pencha au-dessus de la table et prit la main de Beauchamp dans la sienne. Il pleurait.

- que puis-je faire, Beauchamp ?

- Je ne sais pas. Ne partez pas... s'il vous plaît. Parlez-moi.

- Beauchamp, ce n'est pas l'endroit idéal pour...

- Je sais. Il faudra du temps.

- On pourrait peut-être se revoir après le travail, boire un verre...

- Et si on se retrouvait ce week-end ?

- Je ne suis pas certaine que ce soit...

- Je connais un endroit à Mendocino.

Un fragment du passé d'Anna

Dans le parc, le soleil s'était réchauffé, et le chant des oiseaux était devenu plus joyeux. En tout cas pour Edgar.

- Madrigal. C'est très joli. N'y a-t-il pas des Madrigal à

Philadelphie ?

Anna haussa les épaules.

- Moi, je viens de Winnemucca.

- Ah... Je ne connais pas bien le Nevada.

- Vous devez avoir été à Winnemucca au moins une fois. Probablement à l'‚ge de dix-huit ans.

Il pouffa

- Non, à vingt. On m˚rit lentement, dans notre famille.

- quel bordel avez-vous visité ?

- Mon Dieu ! Vous me demandez de remonter au paléolithique : impossible de me souvenir d'un truc pareil !

- C'était votre première fois, non ?

- Oui.

- Alors vous pouvez vous en souvenir. Tout le monde se souvient de sa première fois.

Elle cligna des yeux d'un air enjôleur, à la façon d'un professeur qui tenterait d'extorquer ses tables de multiplication à un élève timide.

- C'était quand ? En 1935 ? Aux alentours ?

- Ce devait être... En 37. Mon avant-dernière année à Stanford.

- Vous y êtes allé comment ?

- Oh, là là !... Dans une Oldsmobile toute cabossée. On a roulé

toute la nuit, jusqu'à cette chose en parpaings, au beau milieu du désert.

Il en riait tout seul, doucement.

- Nous nous attendions à je ne sais pas bien quel décor sorti des Mille et Une Nuits, reprit-il, au moins à quelques coussins de velours rouge.

- Les habitants de San Francisco sont trop g‚tés.

Il rit.

- Eh bien, oui, je trouvais que nous méritions mieux. La maison avait l'air tellement ordinaire ! Il y avait même une photo de Roosevelt et de sa femme dans le petit salon !

- Il faut bien sauver les apparences ! Le nom de l'endroit ne vous est toujours pas revenu ?

Les sourcils d'Edgar s'écartèrent.

- Attendez ! Si : le Blue Moon Lodge !

Ca faisait des années que je n'y avais plus pensé !

- Et le nom de la fille ?

- Oh, ce n'était plus une fille ! Elle devait avoir quarante-cinq ans.

- Alors c'en était encore une, croyez-moi !

- Excusez-moi.

- quel était son nom ?

- Bigre... Non, je ne sais pas, c'est trop loin.

- Margaret ?

- Mais oui ! Comment avez-vous...

- Elle m'a lu tous les livres de Winnie l'ourson.

- Pardon ?

- Vous êtes s˚r que vous voulez entendre ça ?

- …coutez, si j'ai...

- Ma mère tenait le Blue Moon Lodge. C'était ma maison. J'y ai grandi.

- Vous n'êtes pas en train de tout inventer ?

- Non.

- Ca alors !

- Et surtout n'essayez pas de vous excuser. Si vous me faites encore des excuses, je reprends mon sandwich et je m'en vais.

- Pourquoi m'avoir laissé parler ainsi ?

- Je voulais que vous vous rappeliez ce que vous étiez jadis. Vous ne semblez pas très heureux de ce que vous êtes maintenant.

Edgar la considéra.

- Ah bon ?

- Eh non.

Il avala une bouchée de son sandwich. Son propre présent le rendait bien plus mal à l'aise que le passé douteux de cette femme. Il reprit la conversation.

- Est-ce que vous avez... Enfin, je veux dire...

Elle sourit.

- Selon vous ?

- Comment voulez-vous que je sache ? Ce n'est pas juste.

- Très bien. Je me suis enfuie de chez moi quand j'avais seize ans, plusieurs années avant votre visite au Blue Moon. Je n'ai jamais travaillé

pour ma mère.

- Ah bon.

- Pour l'instant, je tiens ma propre maison.

- Ici ?

- Au 28 Barbary Lane, San Francisco, 94109.

- Sur Russian Hill ?

Elle cessa

son petit jeu :

- Monsieur Halcyon, je suis une bonne vieille logeuse domestique.

- Oh !

- Vous êtes déçu ?

- Pas le moins du monde.

- Tant mieux. Demain, ce sera votre tour de m'offrir le déjeuner.

Le nouveau colocataire de Mona

La très anticosmique sonnerie du téléphone interrompit abruptement le mantra de Mona.

- Allô ?

- Salut, Mona, c'est Michael.

- Mouse !

C'était son surnom.

- Putain ! Je me disais que la CIA avait d˚ te kidnapper !

- Ca fait longtemps, hein ?

- Trois mois.

- Ouais. Je reste dans ma moyenne.

- Ah. Tu t'es fait larguer ?

- Ben... on s'est plutôt quittés à l'amiable. Lui l'a pris très bien, moi j'ai pleuré à chaudes larmes, assis dans Lafayette Park pendant toute la matinée... Bon, d'accord : je me suis fait larguer.

- Je suis désolée, Mouse. Je pensais que cette fois tu tenais le bon. Je l'aimais assez bien, ce... Robert, c'est ça ?

- Ouais. Moi aussi je l'aimais assez bien.

Il rit jaune avant de reprendre :

- C'était un ancien recruteur chez les Marines. Je ne t'ai jamais raconté ? Il m'avait offert un porte-clés avec un petit médaillon militaire qui disait : "Les Marines recherchent quelques hommes de valeur."

- C'est mignon.

- Tous les matins on faisait notre jogging dans Golden Gate Park, jusqu'à l'océan. Robert portait son débardeur rouge de Marine, et tous les petits vieux nous arrêtaient pour nous dire que cela faisait plaisir de nos jours de voir qu'il y avait toujours des jeunes gens braves et comme il faut. qu'est-ce que ça nous faisait marrer ! Au lit, en général.

- Et qu'est-ce qui s'est passé ?

- Est-ce que je sais ? Je suppose qu'il a paniqué. On achetait des meubles ensemble, des choses comme ça. Enfin... pas vraiment ensemble. II achetait un sofa, et moi deux chaises assorties. C'est plus facile en cas de divorce, faut se montrer prévoyant... Mais ce qui est s˚r, c'est qu'on avait franchi un cap important. Avant, je n'avais jamais atteint le stade de l'achat de meubles.

- C'est une consolation.

- Ouais... Et personne d'autre ne m'avait jamais lu de poésie allemande au lit. En allemand, qui plus est !

- Dis donc !

- Il jouait de l'harmonica, Mona. Parfois pendant que nous marchions dans la rue. Bordel, ce que j'étais fier d'être avec lui !

- Il causait ?

- qu'est-ce que tu veux dire ?

- Il avait de la conversation, ou bien il était trop occupé à jouer de l'harmonica ?

- C'était un mec bien, Mona.

- Ce qui explique pourquoi il t'a laissé tomber.

- Il ne m'a pas laissé tomber.

- Tu viens de me dire le contraire.

- On n'était... pas faits l'un pour l'autre, c'est tout.

- N'importe quoi ! Tu es vraiment une midinette indécrottable !

- Merci pour ces quelques mots de réconfort.

- Tout ce que je sais, c'est que je ne t'ai pas vu depuis trois mois. Il existe d'autres individus dans le monde que l'Homme de Ta Vie...

qui t'aiment, eux aussi !

- Je sais, Mona. Je m'excuse.

- Mouse...

- Je suis vraiment désolé. Je ne voulais pas...

- Michael Mouse, si tu te mets à pleurer au téléphone je n'irai plus jamais faire la fête avec toi en boîte.

- Je pleure pas, je suis songeur.

- Je te laisse dix secondes pour sortir de ton songe. Merde, Mouse, les rues sont pleines de recruteurs de Marines qui font du jogging.

Putain ! Toi et ton fantasme de l'innocent rustique ! Je parie que ce connard avait une armoire pleine de chemises de b˚cheron, pas vrai ?

- Ecrase.

- Je suis s˚re qu'en ce moment même il est au Toad Hall en train de frimer avec sa veste d'aviateur, un pouce dans la poche de son Levi's et une bouteille de bière à la main.

- T'es vraiment une chieuse.

- Comme tu les aimes. Ecoute... si j'apprenais un peu de poésie allemande, est-ce que tu viendrais habiter ici jusqu'à ce que tu aies retrouvé un appartement ? Il y a largement assez de place. Ca ne dérangera pas Mme Madrigal.

- Je ne sais pas.

- T'es à la rue, non ?... T'as du fric ?

- Deux mille. Sur un compte épargne.

- Bon, ne joue pas au difficile. C'est l'idéal. Tu viens habiter ici jusqu'à ce que tu trouves un autre studio... ou un autre joueur d'harmonica. On verra ce qui te tombera dessus en premier.

- Ca ne marchera jamais.

- Et pourquoi ça ?

- Tu fais de la méditation transcendantale et moi de l'auto-affirmation new age. Ca ne marchera jamais.

Le soir même, il emménagea dans l'appartement de Mona avec tout ce qu'il possédait. Les oeuvres littéraires de Mary Renault et de la regrettée Adelle Davis. Un assortiment de bottes de travail, de salopettes et de jeans de chez Kaplan's Army Surplus à Market Street. Une lampe Arts déco en forme de nymphe perchée sur un seul pied. quelques coquillages ramassés au hasard. Un T-shirt qui disait : DANSE 10, GUEULE 3. Un flacon de mercurochrome. Des haltères. Une photo dédicacée de La Belle.

- Les meubles sont restés chez Robert, expliquat-il.

- qu'il aille se faire foutre, décocha Mona. Maintenant tu vis avec quelqu'un d'autre.

Michael la serra dans ses bras.

- Tu me sauves la vie, une fois de plus.

- Eh, c'est normal, Mouse. Il ne nous reste plus qu'à fixer les règles de base, O.K. ?

- J'appuie sur le tube de dentifrice par le bas.

- Non... Tu sais très bien de quoi je parle.

- Ouais. De toute façon, on a chacun notre chambre.

- Et le salon est une zone tabou.

- …videmment.

- Et si je ramène un bi à la maison, bas les pattes, O.K. ?

- Est-ce que j'ai franchement l'air d'un tel goujat ?

- que fais-tu du jardinier basque de l'été dernier ?

- Ah oui ! fit-il, le sourire aux lèvres. Il n'était pas mal, celui-là.

Mona lui tira la langue.

Leur premier rendez-vous.

Anna suggéra un déjeuner au Washington Square Bar et Grill.

- C'est hilarant, dit-elle en riant au téléphone. Tout le monde se donne des airs terriblement littéraires. Pour le prix d'un hamburger, tu peux te faire passer pour quelqu'un qui vient de terminer un petit volume de poésie.

Edgar resta circonspect.

- Je crois que je préférerais quelque chose de moins tapageur.

- Tu veux dire de plus privé ?

- Ben... oui.

- Oh, là là ! Ce n'est pas une chambre d'hôtel ! Si un de tes copains nous repère, tu peux toujours dire que je suis une cliente ou quelque chose comme ça.

- Mes clients ne sont pas aussi ravissants que toi.

- Vieux satyre !

Ils étaient assis à deux tables à peine de Richard Brautigan. Ou de quelqu'un qui tentait de ressembler à Richard Brautigan.

- Tu as vu, au bar ? C'est Mimi Farina.

Edgar ne semblait pas la connaître.

- La soeur de Joan Baez, espèce de béotien. Mais o˘ étais-tu, toutes ces dernières années ? Sur une île déserte ?

Il rit nonchalamment.

- Tu me sembles bien snob, pour un marchand de sommeil.

- Une marchande de sommeil.

- Désolé. Tu sais, moi et les célébrités...

Anna lui sourit.

- Ta femme n'en reçoit pas sans arrêt ? s'enquit elle sans méchanceté aucune.

- Tu lis les journaux ?

- Ca m'arrive.

- Ma femme collectionne, Anna. Elle collectionne les canards en porcelaine, les meubles en osier, les cages d'oiseaux françaises du XIXme qui ressemblent au ch‚teau de Blois... Elle collectionne aussi les gens.

L'année dernière elle a fait l'acquisition de Rudolf NoureÔev, Luciano Pavarotti, plusieurs Auchincloss et, en exclusivité, un authentique prince espagnol nommé Umberto de quelque chose.

- Ils sont devenus si rares, de nos jours.

- Elle collectionne aussi les bouteilles. De rhum.

- Ah !

- On arrête de parler d'elle ?

- Si tu veux. De quoi as-tu envie, d'ailleurs ?

- J'ai envie d'une belle... quel ‚ge as-tu ?

- Cinquante-six ans.

- J'ai envie de me balader sur la plage avec une belle femme de cinquante-six ans et de déconner avec elle.

- Tout de suite ?

- Sur-le-champ.

- Sors la manivelle et fais démarrer la Mercedes !

La plage de Point Bonita était presque déserte. A son extrémité

nord, un groupe d'adolescents faisait voler un énorme cerf-volant pourvu d'une queue argentée.

- Bon sang ! lança Edgar. Tu te rappelles à quel point c'était amusant, de faire ça ?

- C'était ? Je fais tout le temps du cerf-volant. C'est follement drôle quand on est défoncé.

- A la marijuana ?

Anna haussa malicieusement un sourcil. Elle fouilla dans son sac et en sortit un joint soigneusement roulé.

- Remarque le papier de cigarette ! J'ai pensé qu'il séduirait ton coeur d'homme d'affaires austère.

Il s'agissait d'un faux billet d'un dollar.

- Anna... Je ne veux pas jouer les rabat-joie...

Elle laissa tomber le joint dans son sac.

- Ca ne risque pas. Bon ! On la fait, cette promenade ?

II fut blessé par sa gaieté artificielle. Il se sentait plus vieux que jamais. Il voulait faire un geste vers elle, établir entre eux un lien durable.

- Anna ?

- Oui ?

- Je te trouve extraordinaire pour une femme de cinquante-six ans.

- N'importe quoi !

- Je suis sincère.

- Je suis exactement comme n'importe quelle femme de cinquante-six ans se doit d'être.

Il rit faiblement.

- J'aimerais que tu approuves qui je suis.

- Edgar, fit-elle en prenant son bras pour la première fois, j'approuve qui tu es. Je voudrais juste que tu révèles ce qui se cache derrière cette vieille façade bourrue. Je voudrais que tu voies à quel point tu peux être formidable...

Elle rel‚cha son bras, et courut vers les adolescents.

En moins d'une minute, elle était de retour, traînant derrière elle le grand cerf-volant argenté.

Elle tendit la corde à Edgar.

- Il est à toi pour dix minutes, dit-elle, essoufflée. Profites-en.

- Tu es folle, lui renvoya-t-il, hilare.

- Peut-être bien.

- Comment est-ce que tu les as convaincus ?

- Ne me pose pas de questions.

Au bout de la plage, les adolescents s'étaient accroupis en un cercle, et regardaient le pot-de-vin d'Anna s'évanouir en fumée.

En route pour Mendocino

La Porsche gris métallisé de Beauchamp dévalait la pente de la colline comme une boule de flipper en route pour un beau score.

Mary Ann faisait tourner nerveusement sa bague autour de son doigt.

- Beauchamp ?

- Oui ?

- qu'est-ce que tu as dit à ta femme ?

Il sourit comme un gentil boy-scout.

- Elle croit que je suis en train d'accompagner un gosse au camp.

- quoi ?

- Je lui ai raconté que les Gardes organisaient un week-end au mont Tain pour des gosses défavorisés. Ca n'a pas d'importance. Elle n'écoutait pas. Elle était en train d'arranger une réception avec sa mère pour Nora Cunningham.

- La diva ?

- Oui.

- Ta famille connaît une foule de gens célèbres, non ?

- Faut croire.

- Tu n'as rien dit à M. Halcyon, hein ?

- A propos de quoi ?

- A propos de... notre escapade.

- Tu es folle ou quoi ?

Elle se tourna vers lui :

- Je ne sais pas. Est-ce que je suis folle ?

L'endroit se trouvait sur un promontoire en bois qui domine la côte de Mendocino. Il y avait là une demi-douzaine de chalets plus ou moins bien entretenus. Cela s'appelait le Fools Rush Inn.

La dame qui tenait l'établissement n'arrêtait pas de faire des clins d'oeil à Mary Ann.

quand elle les eut laissés seuls, Mary Ann dit :

- Il n'y a qu'un seul lit ?

- Oui. Je lui demanderai d'apporter un lit pliant.

- Elle pensera que nous sommes bizarres.

- Ouais, c'est possible.

- Beauchamp, tu avais dit que nous ne...

- Je sais. J'étais sincère. Ne t'en fais pas. Je lui dirai que tu es ma soeur.

Il alluma un feu dans la cheminée, pendant que Mary Ann déballait son sac. Par habitude, elle avait emporté l'exemplaire déchiré de Nicolas et Alexandra qu'elle lisait depuis trois étés.

- Scotch ? fit-il.

- Non, merci.

- Pour me détendre.

- Je t'en prie, vas-y.

- Ca me fait vraiment plaisir, tu sais. J'avais besoin d'espace.

- Je sais. J'espère que ça t'aidera.

Il s'assit près de la cheminée et but son scotch à petites gorgées.

Elle s'assit à côté de lui.

- Tu n'as pas énormément d'amis, n'est-ce pas ? s'enquit-elle.

Il hocha la tête.

- Ce sont tous des amis de DeDe. Je ne fais confiance à aucun d'eux.

- Je voudrais que tu puisses avoir confiance en moi.

- Moi aussi.

- Tu peux avoir confiance en moi, Beauchamp.

- J'espère.

Elle posa sa main sur ses genoux.

- Tu peux.

A la tombée de la nuit, ils roulèrent jusqu'au village et dînèrent au Mendocino Hotel.

- C'était merveilleux, dans le temps, dit Beauchamp en examinant la salle. Sympa et pas cher, le parquet irrégulier... bref, un truc authentique.

Mary Ann regarda autour d'elle.

- Ca m'a l'air très bien.

- C'est trop précieux. Ils se prennent au sérieux, maintenant. Le charme s'est envolé.

- Mais ils ont quand même installé des extincteurs au plafond.

Il sourit.

- Parfait. C'était exactement la chose à dire.

- qu'est-ce que j'ai dit ?

- Toi aussi, Mary Ann, tu es comme ça. Comme ce b‚timent. Ne te prends jamais au sérieux... ou la magie disparaîtra.

- Tu me trouves naÔve, n'est-ce pas ?

- Un peu.

- Je manque de raffinement ?

- Exactement !

- Beauchamp... Je ne trouve pas que ce soit... Et ça, Mary Ann, j'adore. J'adore ton innocence.

Lorsqu'ils retournèrent dans le chalet, quelques braises luisaient encore dans la cheminée. Beauchamp s'accroupit, et jeta une b˚che de sapin dans le feu.

Il resta immobile, doré comme un faune de Maxfield Parish.

- Ils n'ont pas apporté le lit pliant. Je vais vérifier à la réception.

Mary Ann s'assit sur le sol à côté de lui. Doucement, elle caressa la toison d'ébène de ses avant-bras.

- Oublie le lit pliant.

Brian en chasse.

Brian sonna à la porte de Mary Ann trois fois, grommela un "merde"

adressé à nul autre que lui-même et furtivement retraversa le couloir vers son propre appartement.

Logique. Une fille comme ça n'allait pas passer ses samedis soir au lit devant la télé. Une fille comme ça mordait la vie à pleines dents. Elle allait boire, danser et mordiller l'oreille d'un jeune cadre parfumé au Brut, un mec pourvu d'une 240 Z, d'un trimaran à Tiburon, et d'un appartement en copropriété à Sea Ranch.

Il ôta sa chemise en jean de chez Perry, et exécuta deux fiévreuses douzaines de pompes sur le sol de la chambre à coucher. A quoi bon bander mentalement pour Mary Ann Singleton ?

C'était de toute façon probablement une pauvre conne. Elle lisait s˚rement les livres condensés du Reader's Digest, participait à des chaînes postales, et dessinait des petits ronds sur ses i, au lieu d'y mettre des points.

C'était probablement une bombe sexuelle au plumard.

Il entra sous la douche, et sublima sa libido avec une chanson de Donna Summer.

O˘ irait-il ce soir ? Chez Henry Africa's ? C'était assez éloigné

de Perry et d'Union Street pour représenter, au moins symboliquement, une forme d'évasion. Là-bas, certaines des filles étaient connues pour leur maîtrise d'expressions plus variées que "sans blague !" et "génial !".

Enfin, au moins deux d'entre elles.

Il ne parvint pourtant pas à s'y résoudre.

Les fougères le rendaient malade, il faisait une overdose de lampes Tiffany, et il était dégo˚té de tous ces décors plastiques. Mais o˘

alors... ?

Eurêka ! Le Come Clean Center, la laverie.

Le mois passé, il y avait levé quelques super gonzesses. Les belles nanas affluaient au Come Clean Center à la recherche du bonheur conjugal.

Mais pas besoin de les épouser pour se les faire !

Parfait ! Il s'essuya avec h‚te, enfila une paire de Levi's en velours côtelé et un maillot de rugby gris et marron. Pourquoi diable n'y avait-il pas pensé avant ?

Face au miroir du placard, il se tapa sur le ventre. Le son produit était solide, comme une balle dans un gant de base-ball : pour un mec de trente-deux ans, c'était pas mal du tout !

Il se dirigea vers la porte, puis s'arrêta net, réalisant soudain o˘ il allait : il empoigna une taie d'oreiller, retourna vers le placard et bourra la taie de caleçons, de chemises et de draps sales...

Il descendit Barbary Lane pratiquement en courant.

Le Come Clean Center trônait de manière ingrate à l'intersection de Lombard et de Fillmore, en face du centre de fitness de Marina. La laverie était bleue, dans un style sixties fonctionnel, assez passe-partout pour voir le jour n'importe o˘ aux Etats-Unis. Une pancarte sur la porte annonçait : "Pas de lessive après 20 heures, SVP"

La pancarte fit sourire Brian. Il appréciait le dépit de la direction. Certaines personnes s'incrustaient tristement jusqu'à la fin. Il jeta un oeil à sa montre : 19 h 27. Il allait devoir travailler vite.

A l'intérieur, le long d'un mur de machines à laver en marche, une douzaine de jeunes femmes faisaient semblant d'être absorbées par leur lessive. Les regards dévièrent furtivement vers Brian, avant de se fixer à

nouveau sur les machines. Le sang de Brian ne fit qu'un tour.

Il jaugea la présence masculine dans la laverie : pas vraiment de concurrence. Deux costumes décontractés, une mauvaise moumoute, et une mauviette avec un faux diamant dans l'oreille.

Enfonçant son maillot dans son pantalon, le ventre bien rentré, il se dirigea avec la gr‚ce d'une panthère vers le distributeur de détergent.

Maintenant chaque détail comptait, chaque frémissement de tendon et chaque battement de cils.

- Psitt, Hawkins !

Brian se retourna, pour être confronté à Chip Hardesty et son plus mauvais sourire d'animateur télé. Chip, célibataire, vivait à Larkspur, et pratiquait la dentisterie dans un hangar réaménagé de Northpoint.

Son bureau était rempli de vitraux et de bannières Renaissance en soie.

Brian laissa échapper un soupir maussade.

- J'ai compris, fit-il, chasse gardée.

- Je m'en vais. Déconstipe-toi.

Du Chip Hardesty tout craché, ça : "Déconstipe toi." Il avait beau avoir la gueule d'un commentateur sportif, pensa Brian, son humour volait au ras des p‚querettes.

- Ca ne mord pas ? s'enquit Brian, pour l'aiguillonner.

- Je ne cherchais personne.

- Ah tiens ?

Chip souleva son panier à linge.

- Eh, non, comme tu peux voir.

- Je suppose qu'il n'y a pas de laverie à Larkspur.

- Ecoute, mon pote, j'ai un rendez-vous ce soir. Sans ça je serais déjà sur un coup garanti.

- Ici ?

- A cet instant précis, mon vieux.

- O˘ ça ?

- Hé, vieux, fais tes propres recherches.

- Merci beaucoup, enculé.

Chip ricana et détourna son regard vers le coin de la pièce.

- Elle est à toi, mon pote. Celle en orange.

Il tapa Brian sur l'épaule et se dirigea vers la sortie.

- Et ne dis pas que je ne t'ai jamais rendu aucun service.

- C'est ça, marmonna Brian, qui se concentrait déjà avant de lancer son attaque.

Post-mortem

- Beauchamp ?

- Oui ?

- Ca te va, ce côté ?

- Oui. C'est bon.

- Tu es s˚r ? Ca ne me dérange pas de changer.

- Je suis s˚r.

Mary Ann s'adossa contre le lit et se mordilla l'index pendant un moment.

- Tu sais ce qui serait bien ?

Silence.

- Sur l'autoroute, j'ai vu une pancarte pour un de ces endroits o˘

on peut louer des canoÎs. On pourrait emporter un pique-nique, louer un canoÎ et passer une matinée à l'aise en remontant la... Comment elle s'appelle, cette rivière ?

- Big.

- La rivière Big ?

- Oui.

- Ah bon, d'accord : le nom n'est pas génial, mais je suis une pagayeuse chevronnée, et je pourrais te réciter tous les poèmes que j'ai écrits dans ma dernière année de...

- Je dois rentrer de bonne heure.

- Mais tu avais dit que...

- Mary Ann, ça te dérange qu'on dorme un peu ?

S'éloignant jusqu'à quelques centimètres du bord du lit, il lui tourna le dos. Mary Ann resta assise et silencieuse pendant une demi-minute.

Finalement

- Beauchamp ?

- quoi ?

- Est-ce que tu es...

- quoi ?

- Ce n'est rien. Je m'égare.

- Mais quoi, putain !

- Est-ce que tu es... vexé pour tout à l'heure ?

- qu'est-ce que tu crois ?

- Beauchamp, ça n'a pas d'importance. Enfin, je sais que ça en a pour toi, mais pour moi ça ne change rien du tout. Tu étais probablement trop tendu. C'était un coup de malchance.

- Super. Merci beaucoup, docteur.

- J'essaie seulement de...

- Laisse tomber, tu veux ?

- Il se peut que tu aies bu un peu trop, tu sais.

- J'ai bu trois minables scotches !

- Ca suffit pour...

- Laisse tomber, putain !

- Ecoute, Beauchamp, je m'insurge contre l'idée que ce... que ceci... était le but de notre voyage. Je suis venue ici parce que tu me plais. Tu m'avais demandé de t'aider.

- Tu parles d'une aide !

- Tu es trop concentré. Je crois que tes problèmes avec DeDe sont probablement...

- Mais merde ! Est-ce que t'es obligée de parler d'elle ?

- Je pensais juste que...

- J'ai pas du tout envie de parler de DeDe !

- Et si moi j'avais envie d'en parler, hein ? C'est moi qui prends des risques dans cette histoire ! C'est moi qui joue gros. Toi, tu peux retourner dans ton penthouse avec ta femme et tes soirées mondaines. Moi, je me retrouve avec... les agences de rencontre informatisées... et les soirées de merde pour célibataires au Jack Tar Hotel !

Elle bondit hors du lit et se dirigea vers la salle de bains.

- qu'est-ce que tu fais ? demanda Beauchamp.

- Je me brosse les dents. Tu permets ?

- Ecoute, Mary Ann... je...

- Je ne t'entends pas. L'eau coule.

- Excuse-moi, Mary Ann, s'écria-t-il.

- Blmrrplthp.

Il la rejoignit dans la salle de bains. Debout derrière elle, il lui caressa doucement son ventre.

- J'ai dit : excuse-moi.

- Ca te dérangerait de sortir de la salle de bains ?

- Je t'aime.

Silence.

- Tu entends ?

- Beauchamp, tu m'as fait renverser mon gobelet d'eau !

- Je t'aime, bordel.

- Mais enfin, pas ici !

- Si, ici !

- Mais enfin, Beauchamp. Beauchamp !

Elle s'appuya sur son coude, et étudia ses traits assoupis. Il ronflait si faiblement qu'on aurait dit un ronron. Il avait posé son bras droit, bronzé et velu, pardessus la taille de Mary Ann.

Il parlait dans son sommeil.

Au début, c'était du charabia. Puis elle crut entendre un nom. Elle ne parvenait pourtant pas à l'identifier. Ce n'était pas DeDe... ni d'ailleurs Mary Ann.

Elle se glissa près de lui. Les sons devinrent plus indistincts. Il se tourna sur le ventre, retirant son bras de sa taille. Il se mit de nouveau à ronfler.

Elle se faufila hors du lit et alla jusqu'à la fenêtre sur la pointe des pieds. La lune traçait un sillage argenté sur la surface de l'océan. "Ca, c'est une rivière de lune", lui avait expliqué son frère Sonny quand elle avait dix ans. Elle l'avait cru. Elle avait également cru qu'un jour elle serait Audrey Hepburn, et que son George Peppard viendrait.

Pendant les quatorze heures qui suivirent, elle s'assit près du feu et lut Nicolas et Alexandra.

Déballage de linge sale.

La proie de Brian était assise sur une chaise en plastique, dans la zone d'attente à moquette touffue du Come Clean Center. Elle portait un pantalon orange qu'aurait pu lui envier une équipe de cantonniers travaillant de nuit.

Son T-shirt Mao Tsé-toung étreignait si fortement sa poitrine que le président affichait un large sourire.

Elle était en train de lire People.

Brian hésita un moment en face du distributeur de détergent, feignant l'indécision. Puis il se retourna.

- Euh... pardon. Pourriez-vous me dire la différence entre ces deux lessives ?

Elle interrompit sa lecture d'un article sur Cher, et, à travers ses lentilles de contact bleu cobalt, le considéra d'un air interrogateur.

M‚chouillant son chewing-gum sans sucre, elle renifla le nouveau taureau qui venait de s'introduire dans son pré.

- Downy est un adoucissant, fit-elle en souriant. Ca adoucit vos vêtements et leur donne une odeur fraîche. Tenez... vous voulez essayer le mien ?

Brian sourit à son tour.

- Vous êtes s˚re d'en avoir assez ?

- Absolument certaine.

Elle pêcha un flacon de Downy dans son panier a linge en plastique rouge.

- Regardez. Il y a écrit...

Brian se plaça à côté d'elle.

- O˘ ça ?

- Ici... sur l'étiquette, au-dessous du...

- Ah oui.

La joue de Brian était à quelques centimètres. Il pouvait sentir son parfum.

- Je vois, fit-il. Fraîcheur d'avril.

Elle pouffa de rire, et continua à lire l'étiquette

- ... et aide à éliminer l'électricité statique.

- Je déteste l'électricité statique, pas vous ?

Elle le regarda, perplexe, puis elle reprit la lecture.

- Les blancs sont blancs et les couleurs lumineuses.

- Bien s˚r.

- Adoucit en profondeur.

- Mmm. En profondeur.

Elle se recula brusquement, et lui fit face avec un sourire de sainte nitouche.

- Vous êtes gonflé, dites donc !

- Gonflé d'une fraîche brise d'avril, j'espère.

- Oh ben vous, alors !

- Et voilà, elles disent toutes ça.

- Je vous conseille de...

- Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas ?

- Pourquoi ?

- Je sais pas. Vous dégagez un certain... non, c'est idiot.

- quoi ?

- Ca ressemble à une phrase préparée.

- Je peux très bien en juger par moi-même.

- Vous dégagez une sorte de... charme cosmopolite.

Après l'avoir fixé pendant un instant, elle baissa les yeux en direction de son T-shirt. Puis elle fixa à nouveau Brian.

- Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-il.

- Je ne savais plus si je portais mon T-shirt Paris Match.

Il partit d'un rire suave.

- Ce ne sont pas vos vêtements. C'est juste... quelque chose... que vous dégagez. Oh, n'y pensez plus.

- Et vous, vous êtes de la région ?

- Bien s˚r. Troisième séchoir à droite.

- Allez !

- Je sais que ça n'a l'air de rien, mais à l'intérieur, c'est très joli. Des chandeliers en cristal, du papier peint fibreux, du linoléum...

Et vous, vous habitez o˘ ?

- La Marina.

- Tout près d'ici, alors ?

- Ouais.

- A pied, on y serait en combien de temps ?

- Je ne crois pas... cinq minutes.

- Vous ne croyez pas quoi ?

- Oh, rien.

- Parfait. On y va ?

- Ecoutez, je ne connais même pas votre nom.

- Bien s˚r. O˘ avais-je la tête ? Brian Hawkins.

Elle empoigna sa main et la secoua, de manière assez formelle.

- Moi, c'est Connie Bradshaw. Hôtesse à United Airlines.

Mes voeux les plus sincères.

Autour du lit de Connie gisaient les corps de ses occupants de la journée : un Snoopy en peluche d'un mètre cinquante, un coussin verd‚tre en forme de grenouille, un python en éponge avec des yeux mobiles ("Pardonnez-lui, Sigmund", pensa Brian), et un oreiller marron qui portait la mention : F TE DU LYC…E, CENTRAL HIGH, 1967.

Brian s'était appuyé contre le dosseret.

- Ca te dérange, si je fume ?

- Non, vas-y.

Il gloussa

- Très New Wave, tout ça...

- quoi ?

- Eh bien... Le couple au pieu, après... Ca n'a pas d'importance.

- Très bien.

- Tu veux que je m'en aille ?

- Est-ce que j'ai dit ça, Byron ?

- Brian.

- Tu peux t'en aller, si tu veux.

- T'es f‚chée ou quoi ?

Silence.

- Ah, la gente dame est contrariée.

- Oh, t'es tellement intello !

- Mon cerveau te choque ?

Silence.

- Ecoute, Bonnie...

- Connie.

- Un partout. Ecoute... Si tu veux, je serai le coupable. Je suis le libéral type. Fais retentir une sonnette, je me flagellerai, et je me sentirai coupable pendant des semaines. Dis-moi juste ce que j'ai fait, d'accord ?

Elle fit volte-face et s'arrondit en une position foetale.

- Si tu ne sais pas, ça ne vaut même pas la peine d'en parler.

- Bonnie ! Non, Connie !

- Est-ce que tu traites toutes tes partenaires de cette façon ?

- De quelle façon ?

- Comme ça : vas-y que j'te baise et merci pour le service !

- Ah. Au moins, c'est clair.

- C'est toi qui m'as demandé.

- Effectivement.

- Je ne crois pas que ce soit anormal d'avoir besoin d'un peu de tendresse.

- "J'attendrai, la nuit et le jour..."

- Va te faire foutre !

- "J'attendrai toujours..."

- T'es vraiment un pauv' mec. Un type pitoyable, franchement ! Tu dégages autant de chaleur humaine qu'un... je ne sais pas quoi !