— Bonjour, Francis, dit-il, en se dirigeant d’un pas pesant vers le siège que venait de quitter Zachary, tandis que Léon adressait un clin d’œil à Maloney par-dessus l’épaule du capitaine et s’éclipsait à nouveau, fermant la porte derrière lui avec délicatesse.

Au début de la carrière policière d’Anthony Cappelletti, un personnage doté d’un poste élevé s’était dit que c’était l’homme rêvé pour la brigade de lutte contre le crime organisé. Il était italien, bien sûr ; mais de plus, il parlait l’italien, il avait grandi dans le quartier de Little Italy, il était allé à l’école avec les fils et les neveux des capos et des hommes de main (qui, un jour, formeraient la génération suivante de capos et d’hommes de main), et surtout, Anthony Cappelletti haïssait la Mafia. C’est peut dire qu’il la haïssait : rien que d’y penser, ça lui retournait les tripes. L’idée que, entre toutes les nationalités qui mijotaient à l’unisson dans l’extraordinaire creuset new-yorkais, seuls les Italiens avaient leur propre syndicat du crime, doté d’un nom particulier, lui paraissait scandaleuse : il y voyait une insulte personnelle. Est-ce que Dutch Schultz était italien ? Non ! Est-ce que Bugsy Siegel était italien ? Certes non ! Est-ce que Dion O’Bannion était italien ? Pas du tout ! Mais les Allemands, les Juifs, les Irlandais sont-ils pour autant l’objet de soupçons infamants, comme s’ils étaient tous susceptibles d’être des truands ? Eh bien, non ! Seuls les Italiens supportent le poids de ce préjugé selon lequel tous les Italiens (sauf, à la rigueur, la Révérende Mère Cabrini) feraient partie de la Mafia. Pour Anthony Cappelletti, cet amalgame était intolérable ; il se sentait ligoté par son appartenance ethnique. Dès le départ, c’était ce dégoût de la Mafia qui l’avait incité à devenir policier, et la sincérité évidente de ses sentiments avait conduit ses chefs à le charger de la lutte contre le Crime Organisé.

Qu’il mena pendant quatre mois. Une des fois, au cours de ces quatre mois, où il se fit passer un savon soigné, Cappelletti déclara à ses supérieurs : « Je leur parle le seul langage qu’ils comprennent. » Et pas de doute, c’était le cas. Il leur parla si souvent et si fort qu’en quatre mois, il parvint à compromettre sérieusement la loi et l’ordre dans la bonne ville de New York. Le langage de Cappelletti était clair comme de l’eau de roche : pièces à conviction trafiquées, faux témoignages, intimidation de témoins, falsification de dossiers, subornation de jurés, écoutes illégales, interrogatoires musclés et, à l’occasion, une bonne fusillade dans la vitrine d’un restaurant. Il semblait avoir décidé d’éliminer complètement la Mafia de la surface du globe, en commençant par New York, de le faire tout seul, et d’avoir fini à Noël. En quatre mois, Cappelletti n’avait tué personne, mais il avait brisé tant de membres, détruit tant d’automobiles et de magasins de pompes funèbres et envoyé derrière les barreaux tant de Mafiosi, que les patrons du Syndicat organisèrent aux Bahamas une conférence au sommet très confidentielle et résolurent de lancer la contre-attaque la plus impitoyable de leur histoire.

Ils menacèrent de quitter New York.

La rumeur fit son chemin, sourde mais claire. Dans le passé, certes, New York s’est déjà sentie abandonnée : les New York Giants sont partis pour les marécages du Jersey, les American Airlines se sont installées à Dallas, des dizaines de sociétés ont déplacé leur siège social au Connecticut, et même la Bourse, à un moment donné, a annoncé son intention de déménager. Mais si l’on veut se représenter un vrai désastre, on n’a qu’à penser à ce que deviendrait New York si la Mafia s’en allait comme un seul homme. Toutes les entreprises gérées par des truands, qui s’en occuperait une fois les gangsters partis ? Les pitres qui les avaient déjà menées à la banqueroute, et n’avaient pu s’en sortir que grâce à des prêts d’origine douteuse, qui avaient permis aux truands de prendre la tête des affaires. Que deviendraient ces restaurants, ces blanchisseries, ces sociétés financières, ces marchands de voitures, ces sociétés de nettoyage et de ramassage des ordures, ces supermarchés, ces entreprises de camionnage ou de gardiennage, sans la compétence, la discipline, les assises financières que leur assure le contrôle par le Syndicat du Crime ? On frémit en se figurant l’avenir de New York, si les sociétés y étaient gérées par leurs propriétaires nominaux.

De plus, pensez à tous ces policiers, ces politiciens, ces journalistes, ces dirigeants syndicalistes, ces fonctionnaires municipaux, ces avocats, ces comptables, ces chargés de relations publiques, qui sont payés directement par la Famille. Est-ce que la ville de New York gagnerait à perdre un pareil employeur, à perturber à ce point le marché du travail ?

Au début, on ne crut pas à cette menace, pas plus que lorsque la Bourse l’avait proférée. Des petits malins demandèrent même : et où vont-ils aller ? La réponse était simple : n’importe où. Des propositions affluèrent, officieuses mais séduisantes : Boston, lassée de son mélange peu fiable de gangs irlandais et noirs, serait enchantée d’un changement. Miami se ferait un plaisir de virer ses Cubains. Philadelphie, où personne ne commandait depuis quelques siècles, proposa même de financer le déménagement, et Baltimore était prête à céder sans conditions six kilomètres de front de mer. Mais les autorités de la Ville de New York ne mesurèrent pleinement la gravité de la situation que lorsque Wilmington, dans le Delaware (« l’État où tout le monde peut créer son entreprise »), ouvrit des négociations en vue du transfert du Metropolitan Opéra.

— Anthony, dirent ses chefs à Cappelletti, vous avez été si efficace dans la lutte contre le Crime Organisé que nous allons vous confier une mission extrêmement délicate : nous allons vous muter à la Brigade des Cambriolages.

Le Crime Non-Organisé, en d’autres termes. Bien sûr, Cappelletti savait ce qu’il en était ; mais que pouvait-il y faire ? Il songea à quitter New York, mais s’étant renseigné à droite et à gauche, il apprit que dans toute l’Amérique, seule la police de San Francisco accepterait de l’embaucher ; elle lui proposait de diriger son Service des Soucoupes Volantes. Ailleurs dans le pays, aucun corps de police ou de pompiers ne l’aurait touché avec des pincettes. Plus question de porter un quelconque uniforme. Quant à trouver un emploi dans le privé, où les gangs tiraient les ficelles, inutile d’y penser. Aussi Cappelletti accepta-t-il à contrecœur ses nouvelles fonctions déguisées en promotion, après quoi il passa sa rancœur sur tout le menu fretin qui lui tomba entre les pattes, cambrioleurs à la petite semaine, casseurs sans prestige, monte-en-l’air fatigués, tous gens peu organisés et dépourvus d’influence. Sa réussite fut telle qu’au bout de deux ans, il dirigeait la Brigade entière, et pouvait attendre paisiblement sa retraite et méditer sur l’injustice.

Visiblement, ce n’était pas le genre de personne qui plaisait à l’Inspecteur-Chef Francis Xavier Maloney ; ils ne se fréquentaient pas beaucoup. Maloney affecta donc une jovialité plutôt forcée quand il vit Cappelletti traverser son bureau d’un pas lourd et prendre un siège, en faisant la tête rancunière d’un gars qu’on vient d’accuser à tort d’avoir pété.

— Alors, Tony, comment ça va ? dit Maloney.

— Ça pourrait aller mieux, répondit Cappelletti. Il me faudrait plus de monde aux Cambriolages.

Maloney était déçu.

— C’est pour ça que vous venez me voir ?

— Non, dit Cappelletti. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui je suis venu vous parler du Brasier de Byzance.

— Vous l’avez trouvé, devina Maloney.

— Comment est-ce que j’aurais pu le trouver ?

Cappelletti prenait toujours tout à la lettre.

— C’était une plaisanterie, expliqua Maloney. Qu’est-ce que vous m’amenez de beau, Tony ?

— Un indic. Qui travaille pour un gars à moi, qui s’appelle Abel.

— L’indic, ou votre gars ?

— Abel, c’est mon gars. L’indic s’appelle Klopzik ; Benjamin Arthur Klopzik.

— Okay.

Cappelletti remua de bas en haut son mufle pesant. Des poils noirs lui sortaient des oreilles et des narines ; ses joues étaient marquées de rides d’amertume.

— D’après Klopzik, le milieu en a marre du déploiement policier.

Maloney eut un sourire de grand fauve.

— Tant mieux.

— Ils en ont tellement marre, continua Cappelletti, qu’ils sont en train de s’organiser.

Le sourire de Maloney devint sceptique.

— La révolution ? Menée par les classes dangereuses ?

— Ce n’est pas ça, rectifia Cappelletti. Ils veulent nous aider à enquêter.

Maloney mit un instant à comprendre ; et quand il eut compris, il se rebiffa.

— Les malfrats ? Les crapules, la canaille, ils vont nous aider ? Nous aider, nous ?

— Ils veulent qu’on leur foute la paix. Ils se disent qu’on va relâcher la pression une fois qu’on aura récupéré le rubis.

— Ils ne se trompent pas.

— Je sais. Ils le savent aussi. Alors ils se mobilisent, ils enquêtent parmi les gens qu’ils connaissent, et ils vont retrouver le rubis. Et à ce qu’on me dit, ils sont tellement remontés qu’ils ne vont pas se contenter de nous refiler le rubis, ils vont aussi nous donner le type qui a fait le coup.

Maloney écarquilla les yeux.

— Tony, je prends la Vierge Marie à témoin que je vais te dire la vérité. Si un autre que toi venait dans mon bureau me raconter une histoire pareille, je le traiterais de menteur et de défoncé. Mais je te connais, Tony. Je sais que ta grande faille a toujours été ton honnêteté inflexible, et c’est pourquoi je te crois. Je manifeste par là le respect et l’admiration que je t’ai toujours portés, Tony. Et maintenant, j’aimerais que tu me donnes quelques centaines de détails.

— Klopzik est venu voir Abel hier soir pour lui demander où nous en étions dans l’enquête sur le vol du Brasier de Byzance. Abel lui a posé quelques questions à son tour, et puis ils ont fini par accorder leurs violons, et Klopzik lui a révélé que le quartier général du groupe…

— Le quartier général ! Ils ont aussi mis sur pied un dispositif de reconnaissance aérienne, non ?

— Ça ne m’étonnerait pas autrement, acquiesça Cappelletti, placide. Donc, ils se réunissent dans un bar, dans Amsterdam Avenue. Dans la salle du fond. On y a envoyé nos hommes et on a ramené onze types, tous avec des casiers à rallonge ; il a fallu leur faire comprendre qu’une coopération était envisageable, mais en fin de compte, ils ont raconté tous les onze la même histoire que Klopzik. Moyennant quoi on leur a donné notre nihil obstat et notre imprimatur, et on les a de nouveau largués dans les rues.

Ce qu’il y a de bien, chez les flics, c’est que malgré la diversité de leurs origines ethniques, ils arrivent toujours à se comprendre quand ils parlent le catholique.

— Un peu plus, et vous leur donniez une indulgence plénière, dit Maloney avec un petit gloussement.

Cappelletti n’avait pas l’esprit assez leste pour manier l’humour avec aisance. Renonçant au vocabulaire religieux, il reprit :

— On en a chopé tout un lot, et on sait où les trouver.

— Et ils sont en train de passer le milieu au peigne fin, c’est ça ?

Cappelletti hocha la tête.

— C’est exactement ça.

Maloney gloussa encore. Cette idée l’avait d’abord indigné, mais il commençait à la trouver distrayante. En somme, Léon avait eu raison – pour une fois, il était content de voir Tony Cappelletti.

— Tu t’imagines notre coupable en train de sortir son alibi-bidon à ces frangins-là ?

Même Cappelletti ne put s’empêcher de sourire à cette pensée.

— Je suis très optimiste, Francis.

— Il faut dire que c’est prometteur, reconnut Maloney. Écoute, Tony : tout ça ne doit pas franchir les murs de notre Département. Pas question que ces messieurs du FBI, ou de la police de l’État, ou autres bluffeurs en entendent parler.

— Bien entendu !

Lorsque Cappelletti était indigné, il avait du mal à le montrer, puisqu’il avait toujours l’air de l’être.

— Et amène-moi ce Klopzik, conclut Maloney. Rapidement et discrètement. Nous devons faire connaissance avec nos nouveaux associés.

24.

Dortmunder se réveilla au bruit d’un téléphone qui sonnait dans le lointain et constata que sa main gauche était fourrée dans sa bouche. Il la cracha : « Ptuh ! », puis s’assit dans son lit, fit la grimace à cause du sale goût qui lui traînait encore dans la bouche, et écouta May qui parlait dans le salon ; il ne percevait qu’un murmure. Une minute plus tard, la dame apparut en personne à la porte de la chambre, et lui annonça :

— Andy Kelp au téléphone.

— Comme si j’avais pas assez d’ennuis comme ça, dit Dortmunder. (Il sortit quand même de son lit, se traîna jusqu’au salon, en sous-vêtements, et prit le téléphone :) Ouais ?

— Écoute, John. J’ai une bonne nouvelle.

— Dis-moi vite !

— Je ne me sers plus de mon répondeur.

— Ah bon ? Comment ça se fait ?

— C’est-à-dire que… (Kelp prit un ton hésitant qui ne lui était pas habituel.) En fait, j’ai été cambriolé.

— Toi ?

— Tu te rappelles, le message que j’avais laissé sur le répondeur précisait que j’étais absent. À mon avis, quelqu’un a appelé, m’a entendu dire que je n’étais pas là, alors il s’est pointé aussi sec et il m’a chouravé deux ou trois trucs.

Dortmunder s’efforça de ne pas sourire.

— C’est bête, ça, dit-il.

— Et entre autres, le répondeur.

Dortmunder ferma les yeux. Il appuya très fort sa main sur ses lèvres, et on n’entendit presque rien.

— Je pourrais m’en procurer un autre, continua Kelp ; tu sais, dans mon entrepôt, là où j’avais eu le premier, mais je me dis que…

Une voix suraiguë, très forte, hurla tout à coup :

— Ton père est un pédé ! Ton père est un pédé !

Dortmunder sauta brutalement en arrière pour s’éloigner de la source des hurlements ; il avait oublié son envie de rire. Se rapprochant avec prudence du téléphone, il entendit trois ou quatre voix enfantines perçantes, qui entonnaient une espèce de comptine, dont les paroles semblaient être : – Elle n’a pas un gros poisson. Il lui prend son beau bâton. Reste donc au chaud, bouffon…

Et par là-dessus on entendait la voix de Kelp qui hurlait :

— Foutez le camp, sales gosses ! Lâchez ce téléphone, ou je vais monter vous chercher !

La comptine s’acheva dans les pouffements et les gloussements, et tout fut arrêté net par un déclic sonore. Dortmunder, qui commençait à s’endurcir, dit au téléphone :

— Tu es parti, hein ?

— Non, non, John ! (Kelp avait l’air essoufflé.) Ne raccroche pas, je suis encore là.

— Je ne tiens pas vraiment à savoir ce qui s’est passé, mais je suppose que tu vas me le dire.

— C’est le poste du toit, expliqua Kelp.

— Du toit ? Mais tu habites un appartement !

— Ben, c’est-à-dire, j’aime bien aller sur le toit quand le soleil brille, histoire de me chauffer un peu la peau. Et je ne veux pas…

— Louper des appels, compléta Dortmunder.

— Exactement. Alors j’ai tiré un fil jusqu’à là-haut, avec une prise, et j’ai un téléphone que je peux monter et brancher dessus. Mais sûrement que j’ai oublié de le redescendre hier soir.

— Sûrement que…

Clic : Ta cu-lotte est dégueu lasse, t’as de la crotte dans tes go-dasses…

— Ça suffit, dit Dortmunder.

Il raccrocha et alla à la salle de bains pour essayer de chasser de sa bouche le goût de sa main. Une demi-heure plus tard, il finissait de prendre son petit déjeuner quand on sonna à la porte. May alla ouvrir, et Andy Kelp en personne entra dans la cuisine : maigre, noueux, les yeux vifs, le nez pointu, il tenait un téléphone. Il avait l’air aussi joyeux que jamais.

— Alors, John, ça va ?

— Prends un café, proposa Dortmunder. Prends une bière.

Kelp lui montra le téléphone.

— Pour ta cuisine.

— Non, dit Dortmunder.

— Ça t’économise des allées et venues, du temps, de l’énergie. (Kelp examina la pièce.) Là-bas, à côté du frigo, décida-t-il.

— Je n’en veux pas, Andy.

— Tu te demanderas comment tu as fait pour t’en passer, assura Kelp. Je te l’installe en dix minutes. Tu le prends à l’essai, une semaine ou quinze jours ; si ça te plaît toujours pas, je me ferai un plaisir…

Pendant que Kelp parlait, Dortmunder se leva, fit le tour de la table et lui ôta le téléphone des mains. Là-dessus, Kelp se tut ; il regarda bouche bée Dortmunder emporter le téléphone jusqu’à la fenêtre et le lâcher dans le puits d’aération.

— Hé ! dit Kelp.

— Je t’avais dit (bruit lointain de chute)… que je n’en voulais pas. Prends donc un café.

— John, John, dit Kelp en se levant pour aller regarder par la fenêtre : ça, c’est pas gentil.

— Tu as des facilités, non ? Tout un entrepôt. J’en ai profité pour m’exprimer clairement. Tu préfères une bière ?

— Il est trop tôt dans la journée, dit Kelp en renonçant au téléphone. (Il s’éloigna de la fenêtre et retrouva sa gaieté accoutumée :) Je prendrai un café.

— Parfait.

Au moment où Dortmunder mettait l’eau à bouillir, Kelp lui dit :

— T’es au courant des dernières nouvelles, pour le rubis ?

Des dalles de ciment tapissèrent aussitôt l’estomac de Dortmunder. Tout en guettant la bouilloire, il s’éclaircit la gorge et dit :

— Le rubis ?

— Le Brasier de Byzance, tu sais bien.

— Oui, je sais, dit Dortmunder. (Il enfonça la cuillère dans le bocal de café instantané, mais elle s’obstinait à heurter les côtés du bocal et à se vider de toute la poudre qu’elle contenait – tink-tink-tink – avant qu’il ait le temps de la sortir.) Ils l’ont trouvé ? demanda-t-il, cherchant à ruser.

— Pas encore, mais ça ne va pas tarder.

— Ah bon ?

Dortmunder vida le bocal de café en poudre dans la tasse et remit toute la poudre dans le bocal, moins une cuillerée ; il ne pouvait pas s’en tirer autrement.

— Comment ça se fait ? demanda-t-il.

— Parce qu’on les aide.

Dortmunder versa de l’eau bouillante sur le plan de travail, par terre, et dans la tasse.

— On les aide ? Nous les aidons ? Qui, « on » ?

— Nous, expliqua Kelp. Tout le monde. Tous les mecs qui traînent dans le coin.

Dortmunder ne pouvait espérer se débrouiller avec de la crème et du sucre, et même Kelp risquait de se rendre compte qu’il y avait un problème si Dortmunder versait un litre de lait sur le carrelage.

— Fais ton mélange toi-même, dit-il en s’asseyant devant sa propre tasse de café, qu’il se sentait incapable de soulever. Qui c’est, les mecs qui traînent dans le coin ?

Kelp était en train de fouiller dans le réfrigérateur.

— En gros, on peut dire que c’est Tiny Bulcher qui mène tout le truc. Lui et quelques autres ; ils ont pris le Bar O.J. comme base, l’arrière-salle de Rollo.

— Le Bar O.J.

Dortmunder eut le sentiment irrationnel mais néanmoins poignant de subir une trahison. Le Bar O.J. servait de quartier général pour le traquer, lui.

— Ça commençait à plus être possible, dit Kelp en revenant s’asseoir avec son café additionné de lait. (Il se mit à la gauche de Dortmunder.) Personnellement, je me suis fait interpeller deux fois, dont une par les flics du métro.

— Mmmh, fit Dortmunder.

— Écoute, John, tu me connais. Normalement, je suis plutôt tranquille, comme mec ; mais quand je me fais emmerder sans raison particulière deux fois en un jour, quand je me retrouve forcé de faire des politesses aux flics du métro, là, même moi, je dis que ça suffit.

— Mmmh, mmmh, dit Dortmunder.

— Les flics sont au parfum, continua Kelp. Ils vont relâcher la pression pendant un moment.

— Les flics ?

— Le contact a été établi, expliqua Kelp en joignant le bout de ses doigts au-dessus de sa tasse de café pour souligner ce qu’il disait. On a négocié une espèce d’entente. Ça profite à tout le monde. Les flics donnent un peu de mou, et nous, de notre côté, on cherche, on trouve le mec, on refile aux poulets le caillou et le mec, et tout le monde est content.

Dortmunder s’enfonça les coudes dans les côtes.

— Le mec ? On balance le mec ?

— C’est l’accord qui a été conclu. En plus, avec ce qu’il a infligé à tout le monde, il le mérite largement. Tiny Bulcher veut le livrer en pièces détachées, une par semaine.

— C’est quand même vache pour ce mec, dit Dortmunder d’un ton dégagé. Après tout, c’est un gars comme toi et m… m… moi ; peut-être que ça s’est passé par hasard, accidentellement, quoi.

— Tu es trop bon, John, lui dit Kelp. À ta façon, tu es une espèce de saint.

Dortmunder prit l’air modeste.

— Quand même, dit Kelp, toi aussi, tu t’es fait embarquer, non ?

— J’ai passé deux heures au commissariat, reconnut Dortmunder, conciliant.

— Tout le monde est passé par là. Il a vraiment causé des emmerdes inutiles à tout le monde, ce type. Ce qu’il aurait dû faire, c’est laisser le caillou sur place.

— Ben oui, mais… (Dortmunder s’interrompit, essayant de trouver la meilleure formulation pour ce qu’il voulait dire.)

— Après tout, poursuivit Kelp, même si c’est un imbécile, et c’est un imbécile, John, un imbécile de première classe, mais même s’il est complètement débile, il aurait dû se douter que le Brasier de Byzance, c’était invendable.

— Peut-être que… (Dortmunder eut une brève quinte de toux, puis reprit :)… Peut-être qu’il ne s’en est pas rendu compte.

— Qu’il ne pouvait pas vendre le Brasier de Byzance ?

— Non, euh… Pas rendu compte de ce que c’était. L’a ramassé avec tout le reste, quoi. S’en est aperçu trop tard.

Kelp fronça les sourcils.

— John, t’as vu la photo du Brasier de Byzance dans les journaux ?

— Non.

— Bon, je vais te dire à quoi ça ressemble. Tu vois, ça fait dans les…

— Je sais à quoi ça ressemble.

— Bon. Alors, tu trouves pas qu’il faut être… (Kelp s’arrêta à mi-chemin et regarda Dortmunder.) Tu sais à quoi ça ressemble ? Tu viens de dire que tu ne l’avais pas vu.

— Si, je l’ai vu, dit Dortmunder. Je me rappelle maintenant, je l’ai vu, en fait. À la… à la télévision.

— Ah. Alors tu sais que c’est pas le genre de babiole qu’on achète à sa petite femme pour la fête des Mères. Le gars qui voit un caillou pareil, il doit bien se douter de quelque chose.

— Et s’il a cru que c’était du toc ? dit Dortmunder.

— Dans ce cas-là, il l’aurait pas pris. Non, ce mec-là, peu importe qui c’est, il a agi en connaissance de cause, et maintenant, il va récolter la merde qu’il a semée.

— Nnnh, dit Dortmunder.

Kelp se leva.

— Allez, viens, dit-il.

De la main gauche, Dortmunder s’agrippa à son siège.

— Où ça ?

— Au Bar O.J. On est tous volontaires pour donner un coup de main.

— Un coup de main ? Quel genre de coup de main ?

— On tourne un peu partout, tu comprends, dit Kelp en faisant des mouvements de brasse. On se renseigne, on cherche à savoir ce que faisaient les gens mercredi soir. Tu sais qu’on est mieux placé que les flics pour vérifier les alibis.

— Ah ouais, dit Dortmunder.

— Mercredi soir, répéta Kelp, pensif. (Dortmunder le regardait, terrifié. Puis Kelp eut un grand sourire et dit :) T’as un alibi, toi, sans problème. C’est ce soir-là que t’as fait ton petit casse, non ?

— Ghghm, dit Dortmunder.

— C’était où, exactement ? demanda Kelp.

— Andy, dit Dortmunder. Assieds-toi, Andy.

— T’as pas fini ton café ? Faut qu’on y aille, tu sais.

— Assieds-toi là une minute. Je… je voudrais te dire quelque chose.

Kelp s’assit et observa Dortmunder avec attention.

— Qu’est-ce qui ne va pas, John ? T’as l’air complètement retourné.

— C’est peut-être un virus, dit Dortmunder en s’essuyant le nez.

— Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

— Eh bien…

Dortmunder se lécha les lèvres, regarda son vieil ami, et prit le taureau par les cornes.

— Tout d’abord, dit-il, je m’excuse d’avoir jeté ton téléphone par la fenêtre.

25.

Les cinq hommes assis autour de la table de cuisine buvaient de la retsina, fumaient des cigarettes Epoika et parlaient d’une voix gutturale. Des pistolets-mitrailleurs étaient accrochés aux dossiers de leurs chaises, des rideaux sombres masquaient les fenêtres et un petit poste de radio en plastique blanc diffusait des airs de salsa pour brouiller les dispositifs d’espionnage qui risquaient d’avoir été mis en place par leurs ennemis. Des ennemis, ils en avaient beaucoup en ce monde troublé ; entre autres, les six hommes qui ouvrirent avec violence la porte de l’escalier de service, brandissant leurs propres pistolets-mitrailleurs et ordonnant en quatre langues aux hommes assis autour de la table de ne pas bouger, de ne pas parler, de ne réagir en aucune manière à leur irruption soudaine, sans quoi ils mourraient comme les chiens qu’ils étaient. Les cinq hommes, les yeux hagards, se figèrent sur place, s’accrochant à leurs verres et à leurs cigarettes ; ils marmonnèrent en trois langues que les nouveaux venus étaient des chiens, mais ce fut leur seule réaction.

Au bout de quelques secondes, quand il s’avéra que, dans l’immédiat, personne ne comptait se servir d’un pistolet-mitrailleur, les corps et les visages se détendirent prudemment, et tout le monde attendit de voir ce qui allait se passer. Pendant que deux des intrus s’efforçaient résolument, mais maladroitement, de refermer la porte qu’ils venaient de démolir, leur chef (connu sous le nom de Gregor) s’adressa au chef du groupe d’hommes assis autour de la table (dont le nom de code était Marko) en ces termes :

— Chiens, nous sommes venus négocier avec vous.

Marko grimaça, plissant les yeux et dénudant sa mâchoire supérieure :

— Quelle est cette langue que vous avilissez ?

— Je vous parle dans votre misérable langue.

— Eh bien, cessez. Mes oreilles en souffrent.

— Pas plus que ma bouche.

Marko passa à la langue qu’il supposait être celle des envahisseurs :

— Je sais d’où vous venez.

Gregor montra les dents à son tour :

— Qu’est-ce qui fait ce bruit, est-ce que des stores vénitiens se sont décrochés des fenêtres ?

Un autre des hommes assis intervint en arabe :

— Peut-être que ces chiens sont d’une autre portée.

— Ne parle pas comme ça, lui dit Marko. Même nous, nous ne comprenons pas cette langue.

Un des bricoleurs occupé à réparer la porte lança par-dessus son épaule, en mauvais allemand :

— Il y a sûrement une langue que nous connaissons tous.

Cette proposition parut raisonnable à ceux qui la comprirent ; dès qu’elle eut été traduite en diverses langues, elle parut raisonnable à tout le monde. La négociation commença donc par une dispute sur la langue à utiliser au cours de la négociation ; enfin, Gregor dit en anglais :

— Très bien. Nous parlerons anglais.

Presque tous les membres des deux groupes s’élevèrent contre cette idée.

— Comment ? s’exclama Marko. La langue des impérialistes ? Jamais ! (Mais il s’exclama en anglais.)

— C’est une langue que nous comprenons tous, souligna Gregor. Malgré toute la haine que nous pouvons lui vouer, l’anglais sert de langue d’échange dans le monde d’aujourd’hui.

Quelques mots un peu vifs furent encore échangés, surtout pour sauver la face, et on se mit enfin d’accord pour négocier en anglais, à condition qu’il soit bien clair pour tout le monde que le choix de l’anglais n’était motivé par aucune position politique, ethnologique, idéologique ou culturelle.

— Bien, dit Gregor ; et maintenant, négocions.

— La négociation est-elle au bout du fusil ? demanda Marko.

Gregor sourit tristement.

— Cette chose accrochée à votre chaise, c’est votre canne ?

— Seuls les chiens ont besoin d’armes en guise de béquilles.

— Parfait, dit Gregor en éteignant la radio. Vos armes et nos armes s’annulent. Nous pouvons discuter.

— Laissez la radio, dit Marko. C’est pour éviter d’être écoutés.

— Ça ne marche pas, lui signala Gregor. On vous a écoutés depuis l’immeuble d’à côté, avec un micro planqué dans ce grille-pain. D’autre part, je déteste la salsa.

— Bon, d’accord, acquiesça Marko de mauvais gré. (C’était lui qui avait eu l’idée d’utiliser la radio comme brouillage. Puis il s’adressa à un de ses compatriotes, assis en face de lui :) Lève-toi, Niklos, que ce chien puisse s’asseoir.

— Céder mon siège à un chien ? s’écria Niklos.

— Quand on négocie avec un chien, souligna Marko, on donne un siège au chien.

— Attention, Gregor, dit un des intrus. Regarde bien où tu t’asseois, ce chien risque de te laisser des puces.

Les deux bricoleurs parvinrent enfin à remettre la porte en place et s’approchèrent de la table.

— Vous avez remarqué, dit l’un d’eux que ça ne faisait pas du tout le même effet de traiter quelqu’un de chien en anglais ?

Un des hommes assis répondit :

— Les peuples nordiques sont froids. Il n’y a pas de feu dans leurs langues.

Prenant la place de Niklos derrière la table (Niklos, boudeur, s’adossa au réfrigérateur, les bras croisés, au milieu de ses ennemis), Gregor dit :

— Dans le passé, nous avons été ennemis.

— Ennemis naturels, précisa l’autre.

— Certes. Et nous serons de nouveau ennemis dans le futur.

— Si Dieu le veut.

— Mais actuellement, nos objectifs se recoupent.

— C’est-à-dire ?

— Nous voulons la même chose.

— Le Brasier de Byzance !

— Nous voulons, rectifia Gregor, trouver le Brasier de Byzance.

— C’est pareil.

— Pas du tout. Quand nous saurons où il se trouve, nous pourrons nous affronter comme il convient pour en revendiquer la possession. Dès lors, nos désirs seront à nouveau contradictoires, et nous pourrons être à nouveau ennemis.

— Que vos paroles touchent l’oreille de Dieu.

— Mais tant que le Brasier de Byzance est perdu, nous sommes, de fait, du même bord, même si cela nous incommode.

Cette idée souleva un tumulte général, jusqu’au moment où Marko leva les bras avec autorité, tel un leader qui, du haut d’un balcon, calme la multitude.

— Ce que vous dites tient debout, reconnut-il.

— Bien sûr que oui.

— Nous sommes tous des étrangers dans ce pays sans Dieu, malgré les contacts que nous avons avec les émigrés.

— Les émigrés ! cracha Gregor. Des commerçants mesquins, qui achètent des piscines à tempérament !

— Exactement. On arrive à leur faire faire nos courses et obéir aux ordres, en les menaçant d’exécuter leur grand-mère, là-bas, au pays, mais on ne parvient pas à les faire penser, prendre des initiatives, analyser les mécanismes intérieurs de cette société avilie et sensuelle.

— Cela correspond exactement à notre expérience.

— Les étrangers dans un pays hostile feraient bien de combiner leurs forces, dit Marko d’un air songeur.

— C’est précisément ce que je suis venu préconiser. Quant à nous, nous avons pris un premier contact avec la police. (Gregor portait un pantalon de velours côtelé noir.) De votre côté, vous avez pris un premier contact avec le milieu new-yorkais.

Marko (c’était son oncle qui connaissait le propriétaire du Bar O.J.) parut étonné, et pas très content.

— Comment savez-vous ça ?

— Votre grille-pain nous l’a appris. Ce qui compte, c’est que nous pouvons nous aider mutuellement en rassemblant les quelques renseignements dont nous disposons, et être ainsi prêts à agir avec détermination dès que le Brasier de Byzance sera retrouvé, et…

— Il y a le voleur, aussi, dit Marko.

— Le voleur ne nous intéresse pas.

— Nous, si. Pour des raisons religieuses.

Gregor haussa les épaules.

— Dans ce cas, nous vous le livrerons. L’essentiel, c’est qu’en associant nos forces, nous augmentons grandement nos chances de retrouver le Brasier de Byzance. Une fois qu’il sera retrouvé, il sera temps, bien entendu, de discuter de la suite. Êtes-vous d’accord ?

Les sourcils froncés, Marko consulta ses hommes du regard. Ils semblaient tendus, les traits tirés, l’air sombre ; mais personne ne semblait repousser avec violence cette proposition.

Il hocha la tête.

— D’accord, dit-il en tendant la main.

— Puissent les âmes de mes ancêtres comprendre ce compromis et m’absoudre, dit Gregor en serrant la main de son ennemi.

Le téléphone sonna.

Tous se regardèrent. Les mains des deux chefs se séparèrent brusquement.

— Qui sait que vous êtes ici ? siffla Gregor.

— Personne. Et pour vous ?

— Personne.

Marko se leva :

— Je m’en occupe.

Il alla jusqu’au téléphone, décrocha, et dit :

— Allô ?

Les autres l’observaient : ils virent son visage s’assombrir comme le ciel avant un orage estival, puis rougir (que les marins prennent garde), puis paraître simplement déconcerté.

— Un instant, dit-il dans le combiné. (Il se tourna vers les autres :) Ce sont les Bulgares. Ils ont capté notre conversation depuis le sous-sol, ils ont tout entendu, ils trouvent que c’est parfaitement raisonnable. Ils veulent monter se joindre à nous.

26.

— Sacré nom de nom, dit Kelp en contemplant le Brasier de Byzance.

— Ne l’essaie surtout pas, conseilla Dortmunder. J’ai eu beaucoup de mal à le retirer.

— Bon sang, dit Kelp. (Assis sur le canapé de Dortmunder, il regardait fixement le rubis, les saphirs et l’or qui brillaient de tous leurs feux au creux de sa main.) Putain de bon Dieu.

May, qui veillait sur eux comme une cheftaine de louveteaux, proposa :

— Tu veux une bière, Andy ?

— C’est trop tôt dans la journée pour lui, dit Dortmunder.

— Tu parles, dit Kelp.

— Ramène-z-en donc deux, suggéra Dortmunder.

— Trois, dit May.

Elle alla chercher les bières, suivie par un sillage de fumée.

Dortmunder alla s’asseoir dans son fauteuil préféré, face au canapé. Il regarda Kelp regarder le Brasier de Byzance jusqu’au retour de May. Seule l’arrivée de la bière put le détacher de sa contemplation fascinée. Dortmunder lui dit alors :

— Voilà, tu es au courant.

Kelp lui jeta un coup d’œil par-dessus la boîte de bière.

— Bon Dieu, John. Comment ça s’est passé ?

Dortmunder lui raconta tout : l’effraction, les inconnus, débarquant puis repartant, le coffre-fort, la bague.

— Comment est-ce que j’aurais su ce que c’était ? conclut Dortmunder.

— Comment tu l’aurais su ? répéta Kelp, incrédule. Le Brasier de Byzance ? Tout le monde sait ce que c’est !

— Maintenant, oui, souligna Dortmunder. Mais dans la nuit de mercredi, il venait d’être volé, les journaux n’en avaient pas parlé, personne ne connaissait le Brasier de Byzance.

— Mais si. Les journaux en avaient déjà parlé : cadeau du peuple américain à la Turquie, c’est pour ça qu’il était arrivé ici depuis Chicago.

Dortmunder regarda Kelp droit dans les yeux.

— Réfléchis, Andy : ça aussi, tu le sais maintenant, on en a parlé à propos du vol. Franchement, avant le vol, tu avais entendu parler de cette histoire de cadeau du peuple américain ?

L’air un peu gêné, Kelp répondit :

— Ben, oui, vaguement, quoi.

— Ça aurait pu t’arriver, lui dit Dortmunder. Te fais pas d’illusions. T’aurais très bien pu remarquer cette affichette de départ en vacances, forcer la porte, ouvrir le coffre, voir ce gros caillou rouge et te dire : allez, je l’embarque, peut-être que ça vaut quelque chose. Ça aurait très bien pu t’arriver.

— Mais c’est pas à moi que c’est arrivé, John, fit Kelp. C’est tout ce que je peux dire, et je suis content de pouvoir le dire. Ça ne m’est pas arrivé.

— Ça m’est arrivé à moi, constata Dortmunder.

Et il se rendit compte avec accablement que les trois personnes présentes, y compris lui-même, hélas, pensaient toutes à la guigne traditionnelle de Dortmunder.

Kelp secoua la tête.

— Eh ben ! Qu’est-ce que tu vas faire maintenant, John ?

— J’en sais rien. Je me suis même pas rendu compte que j’avais ce foutu machin, jusqu’à la nuit dernière. J’ai pas vraiment eu le temps de réfléchir.

— Ça m’emmerde de dire un truc pareil, mais à mon avis, tu devrais le rendre.

Dortmunder hocha la tête.

— Je suis bien d’accord. Mais ça pose un problème.

— Ah bon ?

— Comment je m’y prends ? Comment je fais pour le rendre ? Je l’envoie par la poste ?

— Dis pas de bêtises, tu sais bien qu’on peut pas faire confiance à la poste.

— À part ça, je me vois pas bien le déposer quelque part, dans le genre des bébés qu’on abandonnait sur les marches d’une église ; il suffit qu’un gamin le ramasse, ou un quelconque petit malin, et les flics vont continuer leur cirque, et moi, je serai pas sorti de l’auberge.

— Tu sais quoi, John ? (Kelp se redressa subitement.) Je viens d’avoir une idée.

— Ah ? Laquelle ?

— Il vaut mieux que t’ailles pas au Bar O.J., en fait. Je crois pas que tu te tirerais bien d’une causette avec Tiny Bulcher. Après tout, soyons lucides : t’as pas d’alibi.

Dortmunder resta muet. Il se contenta de regarder Kelp. Ce fut May, assise dans son fauteuil, sur le côté, qui dit d’une voix douce :

— John s’en est déjà aperçu, Andy.

— Ah bon ? Ah oui, je vois ce que tu veux dire. (Kelp sourit de son manque de réflexion et secoua la tête.) C’est encore tout neuf pour moi, tout ça, tu sais. J’ai du retard à rattraper.

— Le problème, pour l’instant, reprit Dortmunder, c’est de trouver moyen de rendre ce foutu rubis.

— À mon avis, tu devrais leur téléphoner.

— À qui ? À la Turquie ? Au peuple américain ?

— Aux flics. Appelle Maloney, celui qui est passé à la télé.

— J’appelle les flics, dit Dortmunder, songeur. Et je leur dis : salut, c’est moi qui l’ai. Vous le voulez ?

— Exactement. (Kelp commençait à s’exciter.) Et y a peut-être même moyen de marchander un peu. John, tu vas peut-être pouvoir tirer profit de cette histoire !

— Je tiens pas à en tirer profit. Je voudrais seulement sortir de dessous cette pierre.

— De toute façon, reste souple. Faut que tu voies la tournure que prend la conversation.

— Je vais te dire la tournure qu’elle va prendre, la conversation. On marchande gentiment, on reste souple, et pendant ce temps-là ils situent l’origine de l’appel, et d’un seul coup je me retrouve entouré d’uniformes bleus.

— Pas nécessairement, dit Kelp d’un air méditatif.

— Tu as une idée, Andy ? demanda May.

— Peut-être bien, répondit Andy. Peut-êêêtre bien que oui.

27.

Le petit homme entra de biais dans le bureau, poussé par Tony Cappelletti ; Maloney le regarda sévèrement et dit :

— Benjamin Arthur Klopzik ?

— Ça alors ! s’exclama le petit homme, avec un sourire radieux et inattendu. C’est moi ?

Maloney fronça les sourcils et fit un nouvel essai.

— Vous êtes bien Benjamin Arthur Klopzik ?

— Moi ?

— Assieds-toi, dit Tony Cappelletti au petit homme en le faisant choir dans le fauteuil situé devant le bureau de Maloney. C’est bien Klopzik, pas de problème. Tu te paies ma tête, Benjy ?

— Oh, non, mon Capitaine ! (Benjamin Arthur Klopzik adressa à Maloney un petit sourire charmeur.) Bonjour, Inspecteur-Chef.

— Va te faire foutre, dit Maloney.

— Oui, monsieur.

Klopzik glissa entre ses genoux osseux ses mains aux ongles crasseux ; l’air alerte, l’œil en éveil, il ressemblait à un chien qui sait faire des tours.

— Alors comme ça, dit Maloney, vous vous êtes mis à plusieurs, entre cas sociaux, amaqueurs à la sauvette, casseurs à quatre sous, minables en tout genre, et vous prétendez aider la Police Municipale new-yorkaise à retrouver le Brasier de Byzance, c’est bien ça ?

— Oui, monsieur l’Inspecteur-Chef.

— Sans parler du FBI.

Klopzik sembla déconcerté.

— Inspecteur-Chef ?

— Je ne parlerai pas du FBI, continua Maloney. (Par-dessus la tête de Klopzik, il jeta un sourire glacial à Tony Cappelletti, toujours debout, qui n’accusa pas réception : il aurait aussi bien pu lancer une vanne à un cheval. Maloney aurait bien aimé que Léon ne passe pas tout son temps dans le premier bureau, à faire du crochet. Quel prétexte pouvait-il trouver pour le faire venir ? Maloney dévisagea durement Klopzik.) Vous allez nous faire une déposition, n’est-ce pas ? Et la signer ?

Mais Klopzik parut terrifié :

— Déposition ? Signer ?

Se tortillant dans son fauteuil, il se tourna vers Cappelletti, qu’il regarda en silence : le chien savant attendait la consigne du dresseur.

Lequel secoua sa lourde tête velue.

— Nous ne pouvons pas griller Benjy dans le milieu, Francis.

Pas de déclaration, et donc pas de Léon.

— Très bien, reprit Maloney. Comprenez-moi bien, Klopzik : il ne s’agit pas d’un contrat. Si vous décidez d’aider les forces de l’ordre dans leur enquête sur ce forfait odieux, bande de parasites et de déchets, vous êtes uniquement motivés par votre sens civique, c’est clair ?

— Oh, oui, Inspecteur-Chef ! (Klopzik avait retrouvé sa gaieté :) Et en attendant, l’opération-coup-de-poing s’arrête, hein ?

Cette fois-ci, le sourire glacial de Maloney frappa de plein fouet le malheureux Klopzik, qui cligna des yeux douloureusement, comme s’il avait souffert tout à coup d’engelures au bout du nez.

— Une opération coup-de-poing, ça, Klopzik ? Vous voulez rire ! Tout au plus un petit galop d’essai, et vous appelez ça une opération coup-de-poing ?

Maloney s’arrêta, attendant une réponse, mais il aurait pu se passer d’économiser son souffle : les rouages mentaux de Benjamin Arthur Klopzik n’étaient pas assez complexes, dans un cas pareil, pour lui permettre de choisir entre oui et non. Maloney attendait, tandis que Klopzik le regardait en clignant des yeux, aux aguets : fallait-il rouler sur le dos ou aller chercher un bâton ? Maloney finit par répondre lui-même à sa question :

— Eh bien, non. Dès demain, si ce sacré rubis n’est pas retrouvé, vous allez avoir l’occasion, toi et tes bons-à-rien de racaille de copains, de voir à quoi ressemble une véritable opération coup-de-poing. C’est ça que tu veux, Klopzik ?

Là, Klopzik savait quoi répondre :

— Oh, non, Inspecteur-Chef !

— Tu vas retourner voir cette bande de crapules et tu leur transmettras ce que je viens de dire.

— Oui, Inspecteur-Chef.

— Et tu diras aussi à tous ces voyous qu’à mon point de vue, ils ne sont en train de me rendre visite, ni à moi, ni à la Police, ni à la Ville de New York.

— Oh, non, Inspecteur-Chef.

— Tout ce qu’ils font, c’est d’accomplir leur devoir de citoyens, et Dieu sait qu’ils ont du retard à rattraper.

— Oui, Inspecteur-Chef.

— Qu’ils ne comptent pas sur une récompense en cas de réussite ; par contre, s’ils échouent, ils vont le sentir passer.

— Oui, Inspecteur-Chef. Merci, Inspecteur-Chef.

— Et quand je dis…

La porte s’ouvrit et Léon s’avança, vaporeux, telle Vénus sortant de l’onde. « Je suis sûr que vous n’allez pas me croire », annonça-t-il ; Tony Cappelletti le couvait des yeux sombrement, aussi frustré qu’un Saint-Bernard que sa muselière empêche de sauter sur un chat.

— Un instant, Léon. (Maloney termina sa phrase.) Quand je dis demain, Klopzik tu sais ce que ça signifie ?

Des rides de perplexité achevèrent de déformer les traits du petit homme.

— Oui, Inspecteur-Chef ?

— Je vais te le dire, ce que ça signifie, menaça Maloney. Demain, ça n’est pas le moment où tu extirpes ta carcasse miteuse de ton lit infesté de puces.

— Non, Inspecteur-Chef.

— Ça commence une seconde après minuit. C’est ça, demain.

Klopzik, tout ce qu’il y a de plus éveillé et réceptif, hocha la tête.

— Minuit, répéta-t-il.

— Plus une seconde.

— Très bien, Inspecteur-Chef. Je le dirai à T… à mes amis. Je vais leur dire exactement ce que vous venez de dire.

— Parfait. (Maloney se tourna vers Cappelletti.) Enlève-moi ça de là, Tony, avant que je me laisse aller à cirer mes chaussures avec.

— D’accord, Francis. (Cappelletti flanqua sur le crâne de Benjy une tape presque amicale.) Amène-toi, Benjy.

— Oui, mon Capitaine, dit Klopzik en se levant d’un bond. Bonne journée, Inspecteur-Chef.

— Va te faire reluire.

— Oui, monsieur. (Klopzik tourna vers Léon un visage rayonnant.) Bonne, euh, bonne journ… euh…

— Dehors, Benjy, dit Cappelletti.

— Il est trop mignon, dit Léon.

Décontenancé, Klopzik quitta la pièce.

Dès qu’ils furent seuls, Maloney dit à Léon :

— Essaie de ne pas franchir les limites du bon goût.

— Grand Dieu non !

— Bon. Alors, qu’est-ce que je ne vais pas croire ?

— Le voleur vient d’appeler, annonça Léon, dont la mine malicieuse donnait à penser que l’histoire ne s’arrêtait pas là.

— Le voleur. Le voleur ?

— L’homme qui s’est fourré le rubis dans le nombril, confirma Léon. Lui-même, en personne.

— Mais c’est pas ça que je ne vais jamais croire.

— Oh, non. (Léon pouffa.) Vous comprenez, il vous a demandé, alors ils me l’ont passé.

— Quel genre de voix il avait ?

— Neryeuse.

— Ça, ça se comprend. Alors, la suite ?

— Je lui ai dit que vous étiez en conférence, et est-ce que vous pouviez le rappeler à dix heures trente, et il a dit oui.

Léon s’interrompit ; il ondulait sur place, dansant au rythme d’une musique intérieure, contrôlant difficilement sa joie. Maloney, les sourcils froncés, le regarda stupidement, ne voyant vraiment pas où il voulait en venir.

— Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien. Il a raccroché. Mais vous ne saisissez pas ? Je lui ai dit que vous rappelleriez. Il m’a donné son numéro de téléphone !

28.

Quand Dortmunder eut terminé sa conversation avec le secrétaire de l’Inspecteur-Chef Maloney – drôle de voix, et drôles de manières, pour un flic – il était inondé de sueur, et dut aller prendre une douche dans la salle de bains d’Andy Kelp. Quand il revint, vêtu du peignoir d’Andy (trop court pour lui), il trouva un mot sur la table de la cuisine : « Suis parti déjeuner. De retour dans 10 mn. » Il s’assit donc avec le Daily News et commença à lire ce que racontait le journal sur la chasse à l’homme dont il était l’objet. Enfin, Kelp revint avec du poulet frit et un pack de bières.

— T’as déjà l’air plus détendu, affirma Kelp.

— C’est faux, dit Dortmunder. J’ai l’air d’un malade. J’ai l’air de quelqu’un qui vient de passer cent ans au cachot. J’ai vu ma gueule dans ta glace, et je sais la tête que j’ai, et j’ai la tête de ce que je suis : un gars qui a mis Tiny Bulcher en colère.

— Prends les choses du bon côté, suggéra Kelp en disposant les bières et les cuisses de poulet de-ci de-là sur la table. Nous ripostons. Nous sommes en train d’élaborer un plan.

— Si c’est ça le bon côté des choses, (Dortmunder se coupa un doigt en ouvrant une boîte de bière) je préfère laisser tomber.

— Pendant que j’étais sorti, dit Kelp en tripotant toutes les cuisses de poulet avant de se décider, j’ai tout arrangé pour le coup de téléphone.

— J’aime mieux ne pas y penser.

Kelp mangeait son poulet.

— C’est du gâteau.

Dortmunder examina la pendulette d’un air sombre.

— Encore une demi-heure. (Il prit une cuisse de poulet, la retourna entre ses doigts et la posa.) J’ suis incapable de manger. (Il se mit debout.) Je vais m’habiller.

— Bois ta bière, conseilla Kelp. C’est nourrissant.

Dortmunder prit donc sa bière et alla s’habiller ; lorsqu’il revint, Kelp avait mangé toutes les cuisses de poulet, sauf une.

— Je t’ai mis ça de côté, dit-il en la montrant du doigt, au cas où tu aurais changé d’avis.

— Merci beaucoup. (Dortmunder ouvrit une autre bière sans se couper et mordilla la cuisse de poulet.)

Kelp se leva.

— Je vais te montrer comment j’ai accès à l’entrepôt. Amène ta cuisse.

La chambre de Kelp était derrière la cuisine. Portant sa cuisse de poulet et sa bière, Dortmunder lui emboîta le pas et entra à sa suite dans la penderie, dont le fond était constitué par un panneau mobile de placoplâtre. Il le retira, révélant un mur de brique dans lequel s’ouvrait un orifice irrégulier d’un mètre cinquante de haut et de cinquante centimètres de large, bouché par une plaque d’un quelconque revêtement mural. Kelp empoigna deux manches en bois fixés à cette plaque et exécuta une série de mouvements compliqués, tirant, tournant, puis poussant ; enfin, la plaque s’écarta, laissant entrevoir de l’autre côté un vaste espace encombré et mal éclairé.

Kelp enjamba le trou et s’enfonça dans l’inconnu, sans cesser de retenir la plaque à l’aide des poignées ; il se tourna de côté pour s’introduire dans l’ouverture étroite. Dortmunder l’observait d’un œil inquiet ; mais une fois que Kelp fut passé de l’autre côté sans déclencher ni signal d’alarme ni tohu-bohu, Dortmunder se lança à son tour, et se retrouva dans ce qui était visiblement un entrepôt. L’endroit était meublé d’étagères en planches grossières et de caisses, disposées en enfilade, où s’entassaient des cartons grands et petits. Des fenêtres lointaines et encrassées dispensaient une lumière grise.

Kelp remit en place la plaque de revêtement mural et murmura :

— Faut pas faire de bruit, maintenant. Y a des gens qui travaillent, à l’avant du bâtiment.

— En ce moment, tu veux dire ? Y a des gens en ce moment même ?

— Ben oui, dit Kelp. On est vendredi, non ? C’est un jour ouvrable. Allez, viens.

Kelp prit l’allée la plus proche ; Dortmunder le suivit sur la pointe des pieds. Kelp se déplaçait avec une assurance absolue, même lorsque retentit l’écho de voix qui n’étaient pas si lointaines ; enfin, Dortmunder franchit à sa suite une porte vitrée et se retrouva dans une pièce plus petite où étaient exposés des appareils et du matériel téléphoniques, sur de petits rayonnages teintés façon noyer fixés à un revêtement mural orange.

— Nous y voilà, dit Kelp en parfait vendeur. Par ici, les postes, par là, l’équipement complémentaire ; le matériel d’enregistrement et d’écoute est par là-bas.

— Andy, le supplia Dortmunder, finissons-en le plus vite possible.

— Eh bien, fais ton choix. Ici, nous avons un modèle suédois. Cet appareil-ci est de teinte avocat, mais nous pouvons le fournir dans la couleur de votre choix. Essayez-moi ça.

Dortmunder, ayant posé sa botte de bière avec la cuisse de poulet en équilibre dessus, se retrouva avec le modèle suédois de teinte avocat entre les mains. Ça avait l’allure d’une sculpture moderne, évoquant la forme d’un cou de cheval qui s’incurvait et s’effilait à partir d’une base pas tout à fait ronde. Vers le haut, l’arc se faisait plus prononcé et se terminait par ce qui devait être l’écouteur. Sans doute était-on censé parler dans les petits trous noirs percés du côté de la base. Retournant l’objet, Dortmunder découvrit le cadran, au milieu duquel saillait un gros bouton rouge. Dortmunder appuya sur le bouton, puis le lâcha.

— Très en vogue chez les gens branchés, expliqua Kelp. Mais nous devons vous mettre en garde : si vous le reposez pour attraper un crayon ou une cigarette, vous coupez la communication.

— Attends, je comprends pas. On coupe la communication ?

— C’est comme si tu raccrochais. C’est le bouton rouge qui sert à raccrocher. Si tu le poses en cours de communication, il faut le poser sur le côté.

Dortmunder posa la sculpture moderne sur le côté. Elle roula du rayon et tomba par terre.

— Nous avons aussi cette petite création anglaise, dit Kelp en se détournant du modèle suédois. Appareil très léger, conception d’avant-garde.

Dortmunder regarda d’un œil sceptique l’objet tapi sur son étagère comme une mante religieuse. Il ressemblait vaguement à un vrai téléphone, sauf qu’il était plus petit et tout en plastique léger, comme celui qu’on emploie pour les modèles réduits d’avions de guerre. De plus, il ne comportait aucun arrondi : rien que des surfaces plates qui se coupaient suivant des angles bizarres. Dortmunder prit le combiné, qui disparut au creux de sa main ; on ne voyait plus sortir qu’un peu de plastique vert à chaque bout de la main refermée, comme des morceaux de souris de chaque côté d’une gueule de chat. Il ouvrit la main et vérifia l’écartement entre l’écouteur et le micro émetteur ; puis il essaya de le tenir contre sa joue. Il se tourna vers Kelp en fronçant les sourcils :

— C’est fait pour des gens qui ont une très petite tête.

— On s’habitue, assura Kelp. J’en ai un dans le placard de l’entrée.

— Au cas où le téléphone sonnerait au moment où tu suspends ton manteau.

— Exactement.

Dortmunder toucha du bout du doigt l’autre partie du modèle anglais, s’apprêtant à essayer le cadran. Mais l’appareil se mit à trépider comme s’il avait été chatouilleux. Il le poursuivit jusqu’au mur, et faillit arriver à faire un 6 sur le cadran, mais le téléphone déjoua ses plans en tournant au même moment que lui.

— Il faut les deux mains pour faire un numéro, remarqua-t-il.

— Il est plus commode pour prendre des appels, reconnut Kelp.

— Écoute, Andy, je voudrais simplement un téléphone.

— Et celui-ci, en forme de Mickey ?

— Un téléphone ! dit Dortmunder.

— On n’a même pas vu les modèles à clavier.

— Andy, tu sais à quoi ça ressemble, un téléphone ?

— Oui. Mais jette un coup d’œil à celui-ci : il est incorporé à une mallette. Tu le trimballes partout, tu le branches où tu veux. En voilà un qui a un petit tableau noir, on peut écrire les messages à la craie.

Pendant que Kelp continuait à s’agiter de tous les côtés, essayant d’attirer l’attention de Dortmunder sur les gadgets les plus bizarres, Dortmunder reprit son poulet et sa bière, et tout en mastiquant, scruta attentivement la paroi orange, sur toute sa longueur… jusqu’au moment où, là-bas, tout à fait vers la droite, sur l’étagère inférieure, il vit un téléphone. Un vrai téléphone. Noir, avec un cadran. En forme de téléphone.

— Celui-là, dit Dortmunder.

Kelp s’arracha à sa contemplation d’un fac-similé aux sept-huitièmes d’un vieux téléphone mural à manivelle. Il se tourna vers Dortmunder et dit :

— Quoi ?

— Celui-là, là-bas. (Du bout de sa cuisse de poulet, Dortmunder indiqua le vrai téléphone.)

— Cette chose ? Mais qu’est-ce que tu veux en faire, John ?

— Parler et écouter.

— Écoute, John, même un bookmaker ne se servirait pas d’un poste pareil.

— C’est celui-là que je veux, dit Dortmunder.

Kelp le dévisagea en soupirant.

— Qu’est-ce que tu peux être têtu, quand tu t’y mets. Enfin, si c’est ça que tu veux…

— Oui.

Posant un regard triste sur toutes ces merveilles méprisées, Kelp haussa les épaules et dit :

— Bon, eh bien tu l’auras. Le client a toujours raison.

29.

— C’est une cabine dans Greenwich Village, dit Tony Cappelletti. Dans Abingdon Square.

— Dans les cinq minutes, dit Malcolm Zachary du ton résolu d’un agent du FBI, mes hommes sont à même de cerner cette cabine.

Maloney, assis à son bureau, lui jeta un regard orageux. En raison de la coopération entre les différents représentants de la loi, il avait bien fallu prévenir le FBI de l’appel téléphonique censé émaner du voleur. Mais il n’était pas indispensable de tolérer l’invasion du secteur par une armée de fédéraux déguisés, planqués dans des camionnettes de blanchisserie et des autos noires banalisées immatriculées à Washington.

— Jusqu’à nouvel ordre, dit Maloney, nous avons affaire à un appel bidon, adressé à la Police Municipale new-yorkaise. Nous n’allons pas porter ça à l’échelon fédéral.

— Mais, protesta Zachary, nous disposons de spécialistes de l’infiltration, ayant reçu une formation spéciale afin de se confondre avec n’importe quel environnement.

— Dans la Police new-yorkaise, dit Maloney, nous avons des hommes qui peuvent se confondre avec l’environnement new-yorkais.

— Et le matériel ? lança désespérément Zachary. Nous avons des walkies-talkies qui ont l’air de cornets de glace.

— C’est bien pour ça que nous allons nous charger de cette affaire. Nos walkies-talkies ont l’air de boîtes de bière dans des sacs en papier.

Ayant réglé son compte à Zachary, Maloney se tourna vers Tony Cappelletti :

— Nos gaillards sont prêts ?

— Parés pour l’assaut, assura Cappelletti. On a installé la salle d’état-major de l’autre côté du couloir.

Maloney se replia sur son gros ventre comme s’il avait voulu attraper un ballon, puis, d’un seul coup, il se hissa sur ses pieds. « Allons-y », dit-il. Et il sortit de la pièce, suivi par tout un cortège : Cappelletti, toujours lugubre, Léon, dont les yeux pétillaient, Zachary, qui se remettait mal de son humiliation, et Freedly, attentif mais muet.

De l’autre côté du couloir, on avait installé dans une pièce vide quelques longues tables pliantes et quelques chaises branlantes. On avait branché des lignes téléphoniques et du matériel radio (les câbles traînaient sur le linoléum élimé), scotché sur le mur deux ou trois plans de la ville et du métro ; deux grosses Noires et un gros Blanc en civil, mal habillés, fumaient et discutaient de leurs points-retraite. Comme salle d’état-major, ça aurait bien fait rire James Bond.

Les nouveaux venus se massèrent autour d’un des plans de la ville, et Tony Cappelletti fit le point de la situation :

— Abingdon Square, c’est là, dans le West Village, au carrefour de plusieurs rues : Bleecker, Hudson, Bank, Bethune, et de la Huitième Avenue. Hudson et Bank sont les seules rues à traverser la place ; ça nous fait donc, en tout, sept entrées ou issues. La cabine téléphonique…

— La cible, murmura Zachary.

— … est ici, au coin de Bleecker et Bank Streets, du côté sud, juste devant le terrain de jeux. C’est un emplacement très dégagé, à cause du terrain de jeux, côté sud, et de la Huitième Avenue qui est large, côté nord.

— Qu’est-ce qu’on a comme surveillance ? demanda Maloney.

— Sur le terrain de jeux, répondit Cappelletti, on a deux marchands ; un qui vend des hot dogs, l’autre de la cocaïne. Dans un restaurant de Bleecker, sur le trottoir d’en face par rapport à la cabine, on a un détachement de FTI, avec tout le matériel ; et…

Freedly, le moins con des agents du FBI, sortit de son long silence :

— Excusez-moi. FTI ?

— Force Tactique d’intervention, traduisit Maloney. Nos matraqueurs.

Freedly fronça les sourcils.

— Ils assurent le contrôle des foules, c’est ça ?

— Le contrôle des foules ? répéta Zachary. Inspecteur, nous n’avons pas affaire à des contestataires, à on ne sait quelle manifestation contre ceci ou cela. Il s’agit d’un malfaiteur, en position de négociation.

Maloney soupira, secoua la tête et se résigna à la patience.

— Zachary, vous savez ce que c’est que le West Village ?

— Un secteur de Greenwich Village, répondit Zachary sans aménité. Bien sûr que je sais où c’est !

— Pas c’est. Ce que c’est. (Maloney brandit trois doigts.) Le West Village regroupe trois communautés distinctes, trois petits villages qui coexistent dans le même lieu et simultanément. Tout d’abord, une communauté ethnique : ce sont essentiellement des Italiens et des Irlandais, qui formaient dans le passé deux groupes séparés qui échangeaient pas mal de coups de couteau ; mais ils se sont unis par hostilité aux groupes deux et trois. Deusio, nous avons les artistes : ça va des chanteurs folk, des marchands de tapis et des fabriquants de bougies au gratin de la télé et aux écrivains qui tiennent des chroniques dans les journaux. Troisio, les pédés, et ça, c’est un groupe tellement bizarre qu’à côté d’eux, Alice au pays des merveilles a l’air d’un documentaire. Quand nous procédons à une arrestation dans le secteur, nous courons toujours le risque de nous heurter à l’une au moins de ces communautés, et si cela se produit, la FTI intervient et tabasse jusqu’à ce que nous puissions nous replier sur le territoire des États-Unis. Vous me suivez, jusque ici ?

Alors que Zachary remuait la tête en clignant des yeux, l’air ahuri, mais toujours énergique, Freedly intervint :

— La carte n’est pas le territoire.

Maloney l’approuva :

— C’est tout à fait ça.

— C’est Clausewitz qui a dit ça, précisa Freedly.

— Ce type-là savait ce qu’il disait. (Maloney se retourna vers Cappelletti.) Et à part ça ?

— Un autobus en panne sur la Huitième Avenue, soit un conducteur et deux mécaniciens. Deux poivrots affalés à l’entrée d’un immeuble de Hudson Street. Un camion du Service de Nettoyage dans Bethune, avec trois balayeurs qui tirent au flanc. Deux joueurs d’échecs par là, sur un banc, au sud du terrain de jeux. Et là, au coin de Bank et d’Hudson, une petite vieille dame avec des tas de sacs à provisions qui distribue des brochures religieuses.

— Un instant, dit Zachary en remontant son pantalon comme, un agent du FBI. Qu’est-ce que cette histoire ? Des balayeurs, une petite vieille dame. Qui est cette petite vieille dame ?

— C’est un policier, expliqua Tony Cappelletti, tandis que Maloney et Léon échangeaient un regard. D’habitude, il est utilisé comme appât par la brigade de lutte contre les agressions. Je l’ai vu faire, Francis, ajouta-t-il en se tournant vers Maloney ; c’est une vieille dame tellement épatante qu’on lui demanderait bien de vous préparer une tarte aux pommes.

Zachary revint à la charge :

— Le conducteur du bus, les boueux…

— Les balayeurs, corrigea Maloney.

— Ce sont tous des policiers ?

Même Tony Cappelletti ressentit alors le besoin d’échanger un regard avec quelqu’un ; il choisit Freedly, qui dit à Zachary :

— Si nous nous en occupions, Mac, nos hommes seraient déguisés, eux aussi.

— Bien entendu ! Il se trouve simplement que la description était un peu confuse. (Zachary examina la carte, les sourcils froncés, l’air efficace.) Vous semblez avoir parfaitement encerclé la cible.

— Je veux, qu’on l’a encerclée ! dit Maloney.

— Ça nous fait quatorze hommes qui ont le poste téléphonique dans leur champ de vision, reprit Cappelletti. Plus la FTI dans le restaurant, plus deux autres détachements basés un peu plus loin. L’un dans un parking de Charles Street, l’autre par ici, dans le garage d’une société de déménagements, dans Washington Street.

— Ding dong, dit Léon.

Tous les regards se braquèrent sur lui.

— Léon ? C’est toi qui as fait ça ? demanda Maloney, incrédule.

Léon indiqua sans mot dire la grosse pendule murale blanche ; tous virent alors, en se tournant vers elle, qu’il était exactement dix heures trente.

— Très bien, approuva Maloney. Peu conventionnel, mais très bien.

Léon sourit.

— J’imite Big Ben à la perfection, en sonnant les quarts d’heure, et tout.

— Plus tard. (Maloney regarda à droite et à gauche :) Je me sers de quel téléphone ?

— Celui-ci, Francis.

Cappelletti guida Maloney vers un téléphone posé sur une des tables. Maloney s’assit sur une des chaises pliantes, qui émit un grincement inquiétant, décrocha le combiné, posa son doigt sur les touches, puis s’arrêta net :

— C’est quel numéro ?

Chacun se fouilla les poches ; Cappelletti le retrouva, griffonné sur un papier froissé, qu’il lissa et posa sur la table. Maloney forma le numéro ; une des Noires qui discutaient de leur pension de retraite dit doucement dans un micro :

— Il appelle le numéro.

À cinq kilomètres de là, à Abingdon Square, deux ivrognes, trois balayeurs, un conducteur de bus, deux marchands, deux mécaniciens, deux joueurs d’échecs et une petite vieille dame se mirent en état d’alerte, concentrant leur attention sur un petit téléphone public. Ce n’était même pas une vraie cabine : un simple poteau, et au bout du poteau, une boîte à trois faces.

— Ça sonne, dit Maloney.

— Ça ne sonne pas, dit la femme au micro.

Maloney fronça les sourcils :

— Mais je vous dit que ça sonne !

Elle haussa les épaules :

— Les gens sur place disent que ça ne sonne pas.

— Quoi ? dit Maloney.

À son oreille, une voix dit :

— Allô ?

— Le téléphone ne sonne pas, répéta la Noire. Il est peut-être détraqué.

— Mais… dit Maloney.

À son oreille, la voix continuait :

— Allô ? Allô ?

Aussi dit-il à son tour « Allô ! »

— Ah, vous êtes là, fit la voix, apparemment soulagée.

— Et qui diable êtes-vous ?

— Je suis le, euh… (Il paraissait assez nerveux, et dut s’arrêter pour s’éclaircir la gorge.) Je suis le type, vous savez, le type qui a la… Je suis le type qui a la chose.

— La chose ?

Maloney était maintenant entouré de visages aux expressions perplexes.

— La bague. Oui, la bague.

— Mais nom de Dieu, dit Zachary, à qui parlez-vous ?

Écartant d’un revers de la main Zachary et tous les autres, Maloney demanda :

—  êtes-vous ?

— Eh bien, je crois que… J’aime mieux ne pas vous le dire.

Au bord de l’hystérie, la Noire parlait à mi-voix dans son micro. À cinq kilomètres de là, le fameux téléphone public étincelait dans le soleil du matin, solitaire, silencieux, libre, innocent et virginal. Un vendeur de cocaïne s’en approcha d’un air dégagé et murmura le numéro dans sa boîte de bière. Deux poivrots se levèrent en titubant et traversèrent la place d’une démarche hésitante, dans la direction du terrain de jeux. Les employés du Service de Nettoyage mirent en marche le moteur de leur camion.

— Putain de ta mère, enfant de salaud, qu’est-ce que c’est que cette merde ? dit Maloney.

— C’est bien ce numéro-là, dit la Noire.

Depuis un moment, la deuxième Noire parlait fiévreusement dans un autre téléphone. Elle annonça :

— D’après la compagnie téléphonique, l’appel passe normalement.

— Vous comprenez, dit la voix à l’oreille de Maloney, je voudrais simplement le rendre, vous voyez ce que je veux dire ?

— Restez en ligne, fit Maloney. (Il mit sa main sur le micro et regarda la deuxième Noire d’un air furieux.) Qu’est-ce que vous venez de dire ?

— D’après la compagnie téléphonique, l’appel passe normalement. Ils disent que vous êtes en ligne avec ce téléphone public.

À cinq kilomètres de là, les joueurs d’échecs remballèrent leur partie interrompue, à la grande surprise des badauds venus jouer les mouches du coche :

— Vous êtes fous, ou quoi ? Qu’est-ce qui te prend, mec ? Enfin, mon vieux, encore trois coups et tu faisais échec et mat !

La vieille dame qui faisait de la propagande religieuse avait traversé Hudson Street pour se planter carrément devant le téléphone suspect. Deux hommes de la FTI, en uniforme, laissant tomber toute mesure de sécurité, bloquèrent de leur stature imposante l’entrée du restaurant et, les mains sur les hanches, fixèrent d’un air agressif l’inadmissible téléphone.

La voix continuait à parler à l’oreille de Maloney, malgré le vacarme : dans la salle d’état-major, tout le monde parlait à la fois.

— Patientez, je vous dis ! hurla Maloney au téléphone. (Puis il se tourna vers les autres et hurla de plus belle :) Vos gueules ! Tony, sature le secteur ! Vous, là-bas, dites à cette compagnie téléphonique d’arrêter de déconner et tenez-moi au courant. Vous, dites aux gars qui sont sur le terrain de se rapprocher, sans cesser de jouer leur rôle. Vous, vous enregistrez tout ?

L’homme blanc qui tenait compagnie aux deux femmes noires, un casque d’écoute sur les oreilles, fit signe que oui.

— Et vous avez bien une voix à l’autre bout du fil ?

Nouveau hochement de tête casquée.

— Tant mieux, dit Maloney. Sans ça, j’aurais eu peur de me prendre pour Jeanne d’Arc. (Il parla encore au téléphone). Toi, mon gars, je vais te dire une bonne chose.

— Je pensais qu’on pourrait peut-être négo…

— Ta gueule. Écoute-moi bien. Négocier avec toi ?

Cappelletti tapa sur l’épaule de Maloney, qui l’écarta d’une secousse, furieux.

— Discuter avec toi, fumier ? Tu crois que je vais salir mes cordes vocales à marchander avec toi ?

Cappelletti tapa encore sur l’épaule de Maloney. Il se faisait pressant : d’un grand revers de bras, Maloney envoya valser son collègue, sans cesser de hurler dans le téléphone.

— Tu te crois malin, salopard ? Je vais te choper, et te fais pas d’illusions : quand je t’aurai entre les pattes, tu vas dévaler un escalier en chute libre, et ça va durer un mois !

Balançant à toute volée le combiné sur son support, sans tenir compte, à l’autre bout du fil, du « Mais !? » timide de son correspondant, Maloney pivota et regarda rageusement Cappelletti : – Et toi, qu’est-ce que t’avais à me dire de si urgent ?

Cappelletti soupira : – De le garder en ligne.

30.

— Tu comprends, avait expliqué Andy Kelp à Dortmunder peu de temps auparavant, quand tu te sers du dispositif de renvoi d’appel fourni par la compagnie téléphonique, tu passes à chaque fois par l’opératrice ; tu utilises le réseau. Mais ce gadget-là vient d’Allemagne de l’Ouest – tu vois, c’est marqué en dessous – et là, tu as qu’à inscrire le numéro où tu vas être sur ces cadrans, là, brancher ça sur la prise de ta ligne téléphonique, brancher ton téléphone là, de l’autre côté, et ça te fait ton renvoi d’appel sans déranger l’opératrice, sans que personne soit au courant.

— Mais y a pas de prise, dans les téléphones publics.

— Non, mais y a une arrivée de ligne. Et avec ce gadget-là, fabriqué au Japon, ces petites piques s’enfoncent dans la ligne et font contact, et comme ça, tu peux brancher une prise sur n’importe quelle ligne téléphonique.

— Ça me paraît vachement risqué, dit Dortmunder. Et où est-ce qu’on se fait renvoyer l’appel ?

— Sur un autre téléphone public.

— Épatant, dit Dortmunder. Je suis au téléphone, là, dans la deuxième cabine, et un des clowns qu’ils ont posté autour de la première lit le deuxième numéro sur le gadget allemand branché sur le gadget japonais branché sur la ligne, et aussi sec, ils repèrent le deuxième téléphone et ils m’embarquent. Et comme ils risquent d’être un peu nerveux parce qu’ils se seront donné beaucoup de mal, je te parie qu’il leur sera extrêmement difficile de me maîtriser.

— Mais non, ils ne vont pas t’embarquer. Tu seras pas dans la deuxième cabine.

— Je deviens fou, dit Dortmunder. Alors, je suis dans une troisième cabine ? T’en as combien, de gadgets comme ça ?

— Fini, les téléphones publics, promit Kelp. John, pense un peu à cette bonne ville de New York.

— Pourquoi ça ?

— Parce que c’est notre territoire, et il faut qu’on s’en serve. Et tu connais une des caractéristiques de ce territoire ?

— Ne joue pas aux questions-réponses, demanda Dortmunder en serrant sa boîte de bière si fort que la bière lui éclaboussa les doigts. Explique-moi ton histoire.

— Les gens déménagent, expliqua Kelp. Ils déménagent tout le temps ; ils changent de quartier, ils quittent la ville, ils reviennent en ville, et à chaque fois, ils se font installer le téléphone. Et l’endroit où était le poste du locataire précédent ne leur plaît jamais ; la cuisine, non, je préfère la chambre. Le salon, non…

— D’accord, je te suis.

— Ce que je veux dire, c’est que dans toute la ville, il y a un tas de lignes téléphoniques qui ne servent à rien. Toi qui es souvent dans les arrière-cours et sur les échelles d’incendie, t’as jamais remarqué toutes ces lignes téléphoniques ?

— Non.

— Eh ben, il y en a un maximum. Alors voilà : notre deuxième téléphone public est à Brooklyn.

À l’intérieur. Dans un bar, un drugstore, un hall d’hôtel : un endroit où je peux avoir accès à la ligne. Sur cette ligne, je mets une de ces petites pinces japonaises, et je tire moi-même une ligne jusqu’à une autre ligne désaffectée, que je fais aboutir n’importe où dans le coin : un sous-sol, un cagibi, un appartement vide, on trouvera quelque chose. Et c’est là que tu reçois l’appel, sur un appareil qu’on apporte nous-mêmes : du point de vue de la compagnie téléphonique, c’est un poste qui n’existe pas ! Il y aura une seule sonnerie au deuxième téléphone public : ton téléphone sonnera aussi, et tu répondras tout de suite. Personne ne décroche un téléphone public dès la première sonnerie, tu es donc tranquille.

Dortmunder se gratta la mâchoire, le front creusé de rides profondes.

— Ça fait trois téléphones en tout. C’est pas un peu compliqué ?

— Ça nous permet de gagner du temps. Ils vont cerner le premier téléphone. Tu commences à parler ; ils s’affolent. Au bout d’un moment, ils découvrent le gadget de renvoi d’appel ; toi, t’es peut-être encore en ligne, encore en train de négocier. Ils se concertent avec la compagnie des téléphones, ils obtiennent l’adresse du deuxième poste ; il faut qu’ils foncent sur Brooklyn, qu’ils organisent la surveillance, qu’ils planifient l’assaut, bref, c’est de nouveau l’affolement. Et de là où on est, on peut les voir, et on a le temps de terminer la discussion et de s’en aller avant qu’ils repèrent la nouvelle ligne reliée à la ligne désaffectée et qu’ils remontent jusqu’à nous.

— Bordel de Babylone, dit Dortmunder.

— Primo, souligna Kelp, t’as pas le choix. Secundo, ça va marcher, c’est garanti.

Et en effet, ça avait marché, d’un bout à l’autre, sauf les négociations. Le téléphone avait sonné, une fois, et Dortmunder avait décroché et s’était mis à parler, et il commençait à surmonter sa nervosité, assis dans une pièce vide d’un appartement à louer, au-dessus d’une épicerie fine (Ici, Téléphone Public) sur Océan Bay Parkway ; à la fenêtre, côté rue, Kelp faisait le guet. Et puis tout d’un coup, à l’autre bout du fil, le nommé Maloney s’était mis à brailler et à glapir à l’oreille de Dortmunder ; et tout ça avait fini par un clic étonnamment sonore, et par le silence, un très profond silence.

— Allô ? dit Dortmunder. Allô ?

Kelp quitta son poste d’observation :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Il m’a raccroché au nez.

— Pas possible.

Kelp fronça les sourcils, les yeux perdus dans le vide de l’appartement.

— Tu crois que mes branchements se sont détraqués quelque part ?

Dortmunder secoua la tête et raccrocha.

— C’est pas impossible ; bien sûr que c’est pas impossible, mais c’est pas ça qui s’est passé. C’est Maloney qui a coupé. Il m’a dit qu’il refusait de traiter avec moi. Il m’a dit qu’il allait me choper, et que j’allais tomber dans les escaliers pendant un mois.

— Il t’a dit ça ?

— Il me faisait tout à fait penser à Tiny Bulcher, sauf qu’il était en colère.

Kelp hocha la tête.

— C’est un défi, dit-il. Les bons contre les méchants, avec un défi à relever, le gant jeté dans le champ clos et tout ça. Comme dans Batman.

— Mais dans Batman, souligna Dortmunder, c’est les méchants qui perdent.

Kelp le regarda, stupéfait.

— Mais on n’est pas les méchants, John ! On cherche à réparer une erreur commise de bonne foi, c’est tout. Nous sommes en train de rendre le Brasier de Byzance au peuple américain. Et au peuple turc. On est les bons.

Dortmunder médita un moment cette pensée.

— Allons-y, dit Kelp. Les méchants ne vont pas tarder à rappliquer.

— D’accord.

Dortmunder se leva de son siège, une pile de vieux journaux, seul meuble de l’appartement, et regarda le téléphone posé par terre.

— Et ça ?

Kelp haussa les épaules.

— Un téléphone de bureau noir, tout ce qu’il y a de plus quelconque ? Qui va s’intéresser à ça ? Essuie tes empreintes et laisse-le là.

31.

Kenneth Albemarle (« Appelez-moi Ken »), était Haut-Commissaire ; peu importait de quoi. Au cours d’une carrière calme, mais heureuse, il avait été, entre autres choses, Haut-Commissaire à la Santé Publique à Buffalo, État de New York ; Haut-Commissaire à la Lutte contre le Feu à Houston, Texas ; Haut-Commissaire à l’Éducation à Bismarck, Dakota du Nord ; et Haut-Commissaire aux Eaux à Muscatine, Iowa. Il avait toutes les qualifications voulues pour être Haut-Commissaire, avec son diplôme d’administration municipale, sa licence d’études gouvernementales et sa maîtrise de relations publiques, sans parler de son talent intrinsèque et de sa fine compréhension de ce qu’impliquait la fonction de Haut-Commissaire. Il le savait, le Haut-Commissaire avait pour mission de calmer les gens. Il avait sur lui son curriculum vitae remarquable, sur les plans professionnel et universitaire, sans oublier son physique (41 ans, les cheveux noirs, beaucoup d’allure, une attitude directe et efficace ; il était aussi sûr de lui qu’un entraîneur universitaire de basket-ball dont l’équipe gagne à tous les coups). Fort de tous ces atouts, Ken Albemarle aurait pu calmer, en cas de besoin, un bataillon d’orang-outangs, et à une ou deux reprises, il avait déjà fait ses preuves.

Pour le moment, la Ville de New York l’employait en tant que, euh, hum, Haut-Commissaire à la Police ; et il avait pour mission de calmer deux agents du FBI déchaînés, nommés Fracharly et Zeedy, qui avaient fait irruption dans son bureau peu avant onze heures du matin et que la rage rendait aussi écarlates que des rubis. Plus exactement, Fracharly était écarlate ; Zeedy, lui, était blanc comme neige.

— L’Inspecteur-Chef Maloney, dit Ken Albemarle (il eut un hochement de tête judicieux, et ses doigts détendus tapotèrent la surface de son bureau parfaitement ordonné), est depuis bien des années un remarquable policier. En fait, il y a plus longtemps que moi qu’il fait partie de la Police. (Il y avait sept mois que Ken Albemarle était Haut-Commissaire à la Police).

Fracharly grinçait des dents :

— Peut-être personne n’a-t-il eu, jusqu’à présent, l’occasion de remarquer le quotient d’incompétence de l’Inspecteur-Chef.

— Il a raccroché, dit Zeedy d’une voix creuse.

Il semblait avoir encore du mal à le croire.

— Un instant, dit Ken Albemarle. (Tapotant son interphone, il dit :) Miss Friday, pouvez-vous m’apporter le dossier de l’Inspecteur-Chef Francis Maloney ?

— Oui, monsieur le Haut-Commissaire, répondit l’interphone d’une voix métallique.

— Ça ne sera pas dans son dossier, protesta Fracharly. Ça ne sera pas dans son dossier : il vient de le faire !

— Absolument, dit Ken Albemarle en se tapotant le bout des doigts. Si vous pouviez me mettre un peu au courant de la situation globale, monsieur Fracharly, me donner un tab…

— Zachary, dit Fracharly.

— Je vous demande pardon ?

— Mon nom est Zachary, pas Fracharly ! et appelez-moi Agent, pas Monsieur ! Je suis l’Agent Zachary, du Bureau Fédéral d’investigation ! Attendez un peu… (Il chercha d’une main tremblante sa poche latérale).

— Mais non, ne prenez pas cette peine, dit Ken Albemarle d’un ton rassurant. J’ai vu votre carte. Excusez-moi d’avoir déformé votre nom. Vous êtes donc Zachary, et vous… Zeedy ?

— Freedly, dit Zeedy.

— Oh, mon Dieu… (Ken Albemarle gloussa au souvenir de sa propre étourderie.) Voilà que je fais des contrepèteries. Enfin, il n’y a pas de mal, j’y suis, maintenant. Zachary et Freedly. L’Agent Zachary et l’Agent Freedly.

— Exactement, grinça l’Agent Zachary, les dents toujours serrées, le visage écarlate.

— Les contrepèteries sont souvent osées, mais il en est de charmantes, continua Ken Albemarle avec un sourire rêveur. « Moire et satin » au lieu de « soir et matin », par exemple…

— Haut-Commissaire, dit l’Agent Freedly.

— Oui ?

— Loin de moi l’idée de vous brusquer, Haut-Commissaire, mais je crois que mon collègue Mac va vous sauter à la gorge.

Ken Albemarle jeta un coup d’œil à l’Agent Zachary et vérifia la probabilité de cette hypothèse. Il était temps de se mettre au boulot et de calmer sérieusement ces esprits échauffés.

— En effet, dit-il. (Il respira à fond et se lança :) Messieurs, je comprends votre position et je sympathise avec vous, mais avant toute autre chose, je tiens à vous assurer d’emblée que s’il devait s’avérer que la procédure policière correcte n’a pas été respectée, que si l’Inspecteur-Chef Maloney, soit délibérément soit par inadvertance, a nui matériellement à la poursuite de l’enquête à laquelle vous vous consacrez, je m’engage personnellement à déployer tous mes efforts pour tirer cette affaire au clair, en mettant en œuvre tous les moyens nécessaires. Lorsque j’accédai aux fonctions de Haut-Commissaire à la, euh, Police dans cette belle ville, je décidai, au moment où je reçus mes pouvoirs des mains du Maire (vous avez là, sur le mur, une photo de la cérémonie, avec un remarquable effet de lumière réfléchie sur la tête du Maire), je décidai donc que toute négligence, toute infraction aux règles de procédure, toute faute de conduite qui, éventuellement, auraient pu être tolérées dans le passé (je ne dis pas que cela s’est produit, je n’ai pas compétence pour juger mes prédécesseurs) ; mais au cas où il y aurait eu, à un moment donné et quelle qu’en soit la raison, un laisser-aller, un moindre degré d’exigence et de rigueur, ce relâchement, à supposer qu’il eût existé, devrait prendre fin dès ce jour. Dès le jour où je devins Haut-Commissaire, j’entends. Et si vous prenez la peine de vous pencher sur le bilan de mon action jusqu’à ce jour, ou plutôt jusqu’à maintenant, je crois, messieurs, que vous ne pourrez que ressentir un certain soulagement en constatant que sous ma direction, l’équité, la compétence et une franche discussion de tous les conflits, sans réticence et sans favoritisme, ont caractérisé le…

— Talat Gorsul ! hurla l’Agent Zachary.

Coupé dans son élan, Ken Albemarle écarquilla les yeux. Était-ce un cri de guerre ? Ces gens étaient-ils d’authentiques agents du FBI ?

— Je vous demande pardon ?

— Talat Gorsul, répéta l’Agent Zachary, d’une voix un peu plus calme, mais haletante.

L’Agent Freedly se pencha vers son collègue et lui tapota le bras d’un geste rassurant.

— Mac fait allusion au chargé d’affaires turc aux Nations unies, expliqua-t-il. Un nommé Talat Gorsul.

— Je comprends, dit Ken Albemarle, qui n’y comprenait rien.

— Et d’après nos renseignements, continua l’Agent Freedly, il compte prononcer devant l’Assemblée Générale des Nations unies, cet après-midi à quatre heures, un discours où il laissera entendre que le vol du Brasier de Byzance a été orchestré par le gouvernement des États-Unis.

Ken Albemarle était complètement perdu.

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’il veut le faire, c’est tout.

— Non ; le gouvernement des États-Unis, pourquoi est-ce que…

L’Agent Freedly secoua la tête.

— Vous tenez à connaître le raisonnement de Talat Gorsul, Haut-Commissaire ?

— Donnez-m’en une idée, si ça ne vous ennuie pas.

— En réalité, nous n’avons jamais eu l’intention de donner le Brasier de Byzance à la Turquie, et le vol nous permet de revenir sur notre promesse.

— Mais c’est ridicule, dit Ken Albemarle.

— Jetez un œil aux discours prononcés devant les Nations unies, dit l’Agent Freedly, et dans l’ensemble, vous les trouverez sans doute ridicules. Mais n’empêche qu’ils sont prononcés, traduits, imprimés, et que très souvent, on les croit.

— Mais rien ne nous forçait à leur faire cette offre, au départ !

— Je présume, dit l’Agent Freedly, que M. Gorsul ne mettra pas l’accent sur cet aspect de la question.

— Je vois. C’est de l’anti-américanisme pur et simple.

— L’anti-américanisme n’est jamais vraiment simple, souligna l’Agent Freedly. Quand ils ont la gorge desséchée à force de nous insulter, ils font une pause Coca-Cola. Mais le problème, c’est que Gorsul a donc l’intention de faire ce discours ; or, le Département d’État nous a fait savoir qu’il désirait que le discours ne soit pas prononcé. Dans le temps, bien sûr, on n’aurait eu qu’à empoisonner Gorsul à l’heure du déjeuner, mais…

— Empoisonner !

— Pas mortellement. Nous ne sommes pas des barbares. Histoire de lui donner bien mal au ventre pendant quelques jours, c’est tout. Mais vu le climat actuel, c’est impossible. Nous avons donc maintenant une échéance précise pour retrouver le Brasier de Byzance : avant quatre heures de l’après-midi.

— Ma-lo-ney, articula l’Agent Zachary lentement et distinctement, entre ses dents apparemment soudées les unes aux autres.

— Exactement, dit l’Agent Freedly. (Regardant le Haut-Commissaire droit dans les yeux, il résuma la situation :) Un individu qui affirme être en possession du Brasier de Byzance a demandé à ce que l’Inspecteur-Chef lui téléphone afin d’ouvrir des négociations. Il a précisé qu’il voulait parler à l’Inspecteur-Chef. Dès les premières minutes de la conversation, l’Inspecteur-Chef s’est mis en colère, et il a raccroché.

— Je vois, dit Ken Albemarle. (Il commençait à avoir mal à la tête.) Le, hum, négociateur a-t-il rappelé ?

— Non.

— Semblait-il dire la vérité ?

— D’après le peu qui a été enregistré, oui.

— Je vois. (Ken Albemarle tripota le coin de son sous-main.) Bien sûr, je n’ai pas encore entendu tous les sons de cloche, mais d’après ce que vous me dites, il est évident que…

Le Haut-Commissaire fut interrompu par l’arrivée d’une jeune femme vêtue de chaussons de danse noirs, d’un pantalon d’homme extrêmement bouffant, d’une chemise blanche très froissée, d’une étroite cravate marron, d’une veste de musicien de fanfare, blanc cassé, dans laquelle deux personnes de sa taille auraient logé à l’aise, et le nez chaussé de lunettes de clown à monture bleue, ornée de strass. La demoiselle posa un épais dossier sur le bureau de Ken Albemarle. Elle semblait confuse :

— Désolée d’avoir mis si longtemps, monsieur, mais je ne connaissais pas l’orthographe du nom, alors…

— Ne vous inquiétez pas, Miss Friday. Mieux vaut tard que jamais. Merci beaucoup.

— Merci à vous, monsieur.

Miss Friday, ainsi calmée, repartit dans son bureau, tandis que Ken Albemarle feuilletait rapidement le dossier de l’Inspecteur-Chef Francis Maloney, repérant au passage les aspects saillants de sa carrière, se faisant une impression générale du personnage. Il en avait commis, des imprudences, le vieux lascar ! Plusieurs fois, il avait frôlé l’abîme. Ken Albemarle connaissait bien cette catégorie de dinosaures : ceux qui arrivaient à survivre étaient passés maîtres dans l’art de se tirer de toutes les embrouilles. Aucune ficelle ne leur était inconnue, sans parler de celles qu’ils avaient inventées. Il se représenta ce que ça donnerait s’il essayait, lui qui était là depuis sept mois, de culbuter l’Inspecteur-Chef Maloney à la demande de deux agents du FBI étrangers à la ville.

— Bien, bien, dit-il. (Adressant aux deux étrangers son regard le plus franc, il leur dit :) Sachez, messieurs, que je mesure pleinement la gravité de ce problème. Je désire maintenant être mis au courant de tous les détails, après quoi nous déciderons de ce qu’il convient de faire à l’avenir.

32.

Quand Dortmunder rentra chez lui, suivi de Kelp, May était encore là.

— Je croyais que tu travaillais, aujourd’hui, dit Dortmunder.

— Je me suis plus ou moins fait porter malade.

— Plus ou moins ?

— Je leur ai dit que je viendrais si je me sentais mieux. Je voulais savoir comment ça s’était passé. Alors, comment ça s’est passé ?

— Il est trop tôt pour boire du bourbon ? demanda Dortmunder.

— Il n’est pas encore midi.

— Ajoute un peu d’eau.

— Ça s’est pas trop bien passé, May, dit Kelp. Si j’allais chercher des bières pour tout le monde pendant que John te raconte ?

— Du bourbon, dit Dortmunder.

— C’est pas du bourbon qu’il te faut, dit Kelp. Ça va te flanquer le cafard.

Dortmunder le dévisagea.

— Me flanquer le cafard ? Du bourbon, me flanquer le cafard ?

Comme si Dortmunder n’avait rien dit, Kelp se dirigea résolument vers la cuisine.

— Assieds-toi, dit May. Raconte-moi tout, John.

Dortmunder s’assit, ses coudes noueux posés sur ses genoux noueux.

— Ce qui s’est passé, c’est qu’ils refusent de négocier.

— Mais tu ne veux pas négocier. Tu veux le leur rendre.

— J’ai pas eu la possibilité de leur dire. Ils m’ont raccroché au nez.

— La police ?

— Ils tiennent à m’embarquer, dit Dortmunder sombrement.

Kelp rentra avec trois bières.

May sirota la sienne du côté de sa bouche où ne pendait pas une cigarette. Elle demanda :

— Comment tu t’es exprimé, John ? Tu as pas été agressif, arrogant ?

Dortmunder se contenta de la regarder. Kelp intervint :

— Écoute, May, j’étais là. John a été parfaitement courtois. J’ai même trouvé qu’il allait trop loin. Il ne leur a rien demandé ; il leur a dit qu’il voulait leur donner la bague.

— Il ne voulait même pas m’écouter. Il a dit qu’il allait me choper, et me faire dévaler les escaliers pendant un mois.

— Bon Dieu, dit May.

— C’est une menace terrible de la part d’un flic, May ! Tu as déjà vu leur nouveau bâtiment, dans le sud de Manhattan ? Si on te fait ça dans un commissariat ordinaire, tu te paie tout au plus un petit escalier en métal, tu te roules en boule et c’est bon. Mais leur nouvel immeuble, c’est un gratte-ciel. Et tout en brique.

— C’était pas une menace sérieuse, dit May, rassurante. C’était une façon de parler.

— J’ai entendu sa voix, dit Dortmunder.

Allumant une nouvelle cigarette au mégot de l’ancienne, May examina les deux hommes et dit :

— Qu’est-ce que vous comptez faire, maintenant ?

— Trouver une autre façon de le rendre, dit Dortmunder. Appeler un journal, peut-être, ou une chaîne de télé, un truc dans ce goût-là. Je pense pas qu’il y ait de compagnie d’assurances sur le coup.

— Mmm, dit Kelp.

Dortmunder se tourna vers son ami ; Kelp paraissait très mal à l’aise.

— J’ vais pas aimer ce que t’as à me dire, dit Dortmunder.

— J’ai réfléchi. (Kelp but une rasade de bière.) La façon dont les flics t’ont envoyé paître, ça m’a ouvert les yeux.

Dortmunder avala un grand coup de bière.

— Okay. Dis-moi ce que tu vois, maintenant.

— Le rendre, ça ne suffit pas.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je le rends, ils se calment, tout s’arrange.

Kelp secoua la tête.

— Il y a eu trop de pagaille, trop d’énervement. Tous ces gens qui sont sur les dents, c’est toi qu’ils veulent, John.

Dortmunder rota.

— Me dis pas ça, Andy.

— Je regrette, mais c’est la vérité.

— Aïe aïe aïe, dit May. Je crois qu’Andy a raison.

— Bien sûr. (Kelp n’avait pas l’air content d’avoir raison.) Les flics récupèrent le caillou, y a peut-être des gens qui seront satisfaits, la Turquie, le peuple américain, mais ça ne suffira pas aux flics, et ça ne suffira, pas à Tiny Bulcher ou à un tas de types qu’on connaît tous les deux. D’après ce que j’ai entendu dire au Bar O.J., il y a aussi une histoire de religion maintenant : tu as des fanatiques religieux aux trousses, et ce qu’ils veulent, c’est pas te convertir. Eux non plus, ils ne se contenteront pas de récupérer la pierre.

— On peut pas dire que tu me réconfortes, dit Dortmunder.

— Je vais te dire ce qu’il faut que tu fasses, John, fit Kelp. Pour l’instant, il faut que tu oublies la bague et que tu te trouves un alibi.

— Je ne te suis pas.

— Pour les gars du Bar O.J., expliqua Kelp. Au moins, tu ne les auras plus au cul.

Dortmunder secoua la tête.

— Pas moyen. C’est pas aux flics qu’on a affaire, là, c’est à Tiny Bulcher, et à une bande de gars du milieu.

— Je sais, dit Kelp. Mais on peut quand même te confectionner un alibi solide.

Dortmunder fronça les sourcils.

— On ?

— Ben oui, dit Kelp, qui parut étonné. On est dans le même bateau, non ?

Dortmunder s’aperçut avec surprise qu’il était profondément ému.

— Je ne sais pas quoi dire, Andy.

— T’en fais pas, dit Andy qui n’avait pas compris sa réaction. On va y réfléchir ensemble.

— C’est pas ça, mais… je veux dire que c’est vraiment chouette de me faire une proposition pareille, mais ça m’embête que tu prennes des risques pour moi.

— Pourquoi pas ? T’en ferais autant à ma place, non ?

Dortmunder cligna des yeux, un peu troublé.

Kelp eut un rire nerveux.

— Bien sûr que oui. Et là, si on raconte la même histoire tous les trois…

— Pas May, dit Dortmunder.

— John, dit May, c’est pas le moment d’être chevaleresque.

— Non, dit Dortmunder. May, j’imagine Tiny Bulcher en train de t’arracher le bout du nez, et ça ne me plaît pas.

— Il n’aura aucune raison de m’arracher le bout du nez. (May, distraitement, effleura quand même l’appendice en question.) Si nous racontons tous la même histoire, personne ne te soupçonnera.

— Je ne marche pas, dit Dortmunder. Pas si tu es dans le coup.

— Très bien, dit Kelp. Deux, ça suffit. Nous deux, on raconte la même chose, on se sert d’alibi l’un à l’autre, le résultat est le même.

Dortmunder envisagea de se montrer chevaleresque avec Andy ; mais réflexion faite, un geste noble par client et par jour, ça suffisait.

— C’est quoi, l’alibi ? demanda-t-il.

— Eh bien, dit Kelp, j’ai déjà parlé de mon alibi à un des gars, assez vaguement, et on n’a qu’à t’associer à moi.

— C’est quoi, ton alibi ?

— En fait, c’est la vérité. J’ai passé la soirée chez moi, à bricoler des téléphones.

— Tout seul ?

— Ouais.

— Comment est-ce que ça peut te servir d’alibi ?

— Ben, j’ai reçu et j’ai donné des tas de coups de fil. Tu comprends ? Je branchais un gadget quelconque, je voulais l’essayer, j’appelais quelqu’un. Si c’était mon répondeur, ou ma commande de mise en attente, ou un truc dans ce genre, je leur demandais de me rappeler.

— Bon, dit Dortmunder. Tu es donc couvert pour toute cette soirée-là, grâce à ces appels.

— Exactement. Et là, je vais dire que tu étais avec moi, que tu m’aidais à faire les branchements, par exemple, et comme ça, on sera couverts tous les deux.

— Comment ça se fait que jusqu’à maintenant, t’as jamais dit que j’étais là ? demanda Dortmunder. Quand t’as mentionné ton alibi, par exemple ? Ou bien mercredi soir, quand tu donnais tous ces coups de fil ?

— J’en ai pas eu l’occasion.

— Mmmouais, dit Dortmunder.

May intervint :

— John, Andy te fait une proposition épatante, et dans la situation où tu es, tu ne peux pas te permettre de chercher la petite bête.

Dortmunder avala une gorgée de bière.

— On va aller chez moi, dit Kelp. Je te ferai un cours d’une demi-heure sur les téléphones, et t’en sauras autant que moi. Voilà : on partage la même passion.

— Si ça foire, souligna Dortmunder, Tiny va pas te porter dans son cœur, toi non plus.

Kelp rejeta l’objection, dessinant avec sa boîte de bière une gracieuse courbe :

— Comment veux-tu que ça foire ?

33.

— Il m’exaspérait, dit Maloney à Léon. Ça m’énervait, toutes ces conneries de téléphone : il est là, il n’est pas là, l’appel passe, il ne passe pas. Je ne me suis plus contrôlé.

— Ça finira par se tasser, dit Léon.

Il aurait pu incarner une allégorie de la Compassion. Il était si sensible aux ennuis de Maloney qu’il en oubliait même de danser sur place.

Maloney était affalé sur son bureau, les avant-bras reposant lourdement sur les papiers étalés.

— Qu’est-ce que je vais morfler, dit-il en secouant sa tête pesante. Qu’est-ce que je vais morfler.

En fait, ça avait commencé. Le Haut-Commissaire (Maloney était incapable de se rappeler le nom de ce type, et ne voyait pas vraiment de raison pour faire un effort) l’avait appelé pour l’engueuler ; ça, il avait pris des gants, distingué et distant comme tous les bureaucrates de haut niveau. Mais Maloney savait très bien que le contenu même de leur entretien n’avait pas d’importance ; ce qui comptait, c’était la trace que cet entretien laisserait dans le journal de bord du Haut-Commissaire, dans le compte-rendu de ses conversations téléphoniques, dans le dossier personnel de Maloney. Désormais, il s’y trouverait une note rappelant que le Haut-Commissaire avait affirmé son rôle de dirigeant. Le fumier.

Enfin, peut-être que ça n’était pas tout à fait un fumier, puisqu’au cours de la même conversation, le Haut-Commissaire avait clairement défini l’identité des vrais ennemis de Maloney :

— Les agents du FBI Zachary et Freedly sont dans mon bureau en ce moment même, et discutent de la situation avec moi, avait dit le Haut-Commissaire.

Maloney avait pu entendre alors, en arrière-plan, le hoquet outragé que pousse un agent du FBI trahi ; et ç’avait été le seul détail amusant de cet entretien aseptisé.

Y avait-il quelque chose à faire à l’égard de Zachary et Freedly ? Que pouvait-il faire pour se protéger lui-même, maintenant qu’il s’était mis à poil devant l’univers entier ?

Visiblement, la seule solution était de trouver ce foutu rubis. Et de trouver en même temps le coupable : pour dénouer un pareil sac de nœuds, un joli bijou ne suffirait pas. Ce coup-ci, ce que réclamait le public, ce que réclamaient la police, le FBI, le Département d’État, les Nations unies, le gouvernement turc, ce que réclamait Maloney lui-même, c’était un sacrifice humain. Rien de moins.

— Il faut qu’on le chope, dit Maloney à voix haute.

— Je suis absolument d’accord, dit Léon.

Il était seul avec Maloney, dans son grand bureau de l’immeuble de la Police : d’une part, c’était ce qui convenait à Maloney, et d’autre part, dans toute la grande ville de New York, personne, à ce moment-là, ne voulait avoir le moindre rapport avec Francis Maloney.

— Et c’est nous qui devons le choper, poursuivit Maloney. Pas ces foutus agents du FBI, ni ces mecs venus de je ne sais où.

— Tout à fait.

— Et pas ces ordures du milieu, non plus. Dieu sait pourtant que c’est eux qui sont les mieux placés.

— Comme c’est dommage, dit Léon. Si seulement c’était un homo, j’aurais sans doute pu faire un travail de pénétration assez efficace.

Maloney le regarda de biais.

— Léon ! dit-il. Je ne sais jamais à coup sûr si tu fais exprès d’être obscène.

Léon appuya ses doigts fuselés sur son torse étroit :

— Moi ?

— De toute façon, tu as entendu la bande. À ton avis, ça pourrait être un pédé ?

— Si c’est le cas, il est planqué tout au fond du placard, et il doit chier de la naphtaline.

— Léon, tu es répugnant. (Maloney réfléchit pendant un instant.) Le milieu. Comment ça se passe si c’est eux qui le trouvent ?

— Ils nous le livrent. Avec le Brasier de Byzance, bien entendu.

— Peut-être. Peut-être. (Maloney loucha vers le mur du fond, s’efforçant de percer l’avenir.) Et si les médias sont mis au courant ? Et si ça se sait que les truands nous ont aidé à faire notre boulot ? Ça ne va pas, Léon.

— Pas du tout, en effet.

— Non.

Brusquement, d’un ton décidé, Maloney lança :

— Appelle Tony Cappelletti, Léon ; demande-lui d’aller chercher cet indic qui bosse pour lui, Machinchose.

— Benjamin Arthur Klopzik.

— C’est ce que je dis. Je veux que Tony l’équipe ; transmission radio complète. Je veux connaître chaque parole prononcée dans cette caverne de voleurs avant qu’ils l’entendent eux-mêmes. Et je veux que tous les hommes disponibles de la FTI soient sur le pied de guerre, à moins de trois rues du troquet. Dès que ces loustics auront trouvé notre gibier, si du moins ils le trouvent, je veux qu’on l’enlève d’entre leurs pattes immédiatement.

— Oh, comme c’est bien, dit Léon. Ferme, résolu et absolument judicieux.

— Garde le baratin pour plus tard, ordonna Maloney. Commence par donner ce coup de fil.

34.

L’arrière-salle du Bar O.J. évoquait une scène de la révolution russe : « La Prise du Palais d’Hiver », par exemple. Ou peut-être plutôt la révolution française : un procès jacobin pendant la Terreur. Jamais ce lieu n’avait été aussi encombré, aussi enfumé, aussi étouffant, aussi houleux. Tiny Bulcher et trois assesseurs siégeaient d’un côté de la table à jeux ronde, face à la porte ; derrière eux s’alignaient quelques durs, debout, adossés aux piles de caisses d’alcool. Quelques autres personnages à la mine patibulaire étaient tapis dans l’ombre, de part et d’autre. Près de la porte, deux chaises vides faisaient face à Tiny et à ses compagnons, de l’autre côté de la table couverte de feutre vert. L’éclairage brutal dispensé par l’unique ampoule nue qui pendait au milieu de la pièce, sous sa rondelle de tôle, écrasait les couleurs, éliminant toutes les nuances, évoquant l’œuvre d’un peintre de genre à la palette limitée, ou bien un film muet allemand sur les gangsters de Chicago. La dureté impitoyable d’êtres qui n’étaient guidés que par leur intérêt, voilà ce que reflétaient les visages éclairés par cette lumière cruelle, ce qui se lisait dans l’affaissement des épaules, dans l’acuité des regards, dans l’angle auquel étaient tenues toutes ces cigarettes. Tout le monde fumait ; il faisait très chaud, et tout le monde suait. De plus, quand personne n’était sur la sellette, tout le monde parlait à la fois, sauf quand Tiny Bulcher désirait faire une déclaration : dans ce cas-là, il frappait la table du poing et de l’avant-bras, braillait « Vos gueules ! » et casait sa phrase dans le silence ainsi obtenu.

Bref, le spectacle aurait eu de quoi intimider un innocent, s’il s’était trouvé dans les parages un spectateur innocent. Dortmunder, singulièrement coupable parmi tous ces coupables, avait eu de la chance : en poireautant dans le bar éclairé et accueillant, il avait eu le temps de s’envoyer deux doubles bourbons-glaçons avant que vînt leur tour, à Kelp et à lui, d’entrer dans la pièce du fond et d’affronter tous ces regards froids.

La sommation à comparaître se fit ainsi : un type qu’ils connaissaient vaguement, un nommé Gus Brock, s’approcha de la table où ils attendaient, dans la première salle, et dit :

— Salut, Dortmunder, Kelp.

— Salut, Gus, dit Kelp.

Dortmunder se contenta d’un signe de tête : il avait décidé de jouer la dignité.

— Vous faites équipe, tous les deux, c’est ça ?

— C’est ça, dit Kelp.

— Ça va être votre tour, dit Gus Brock. Je vais vous expliquer le tableau. On n’est pas des flics ; on ne tend pas de pièges, on n’essaie de coincer personne. Ça se passe comme ça : vous entrez, vous restez près de la porte, le temps d’écouter le gars qui passe avant vous, et comme ça, quand c’est votre tour, vous connaissez déjà le système. Okay ?

— Tout à fait correct, dit Kelp. C’est vraiment tout à fait correct, Gus.

Sans l’écouter, Gus se tourna vers la porte du fond, d’où émergea un individu très pâle, à l’air nerveux, qui marcha en trébuchant jusqu’au comptoir et dit d’une voix rauque :

— Whiskey de seigle. Laisse la bouteille.

Gus fit un signe de tête.

— Allons-y.

Et ils y allèrent. En pénétrant dans cette pièce enfumée, puante, mal éclairée, où tant de violence et de destruction étaient prêtes à se déchaîner, Dortmunder s’interrogea sur sa vie, depuis le début : est-ce qu’il aurait pu s’en sortir en travaillant dans un supermarché ? Il aurait peut-être grimpé les échelons jusqu’à devenir sous-directeur, dans une banlieue tranquille, avec un nœud papillon noir. Jusqu’à présent, cette perspective ne l’avait jamais séduit, mais dans la situation où il se trouvait, il découvrait le charme que peut avoir la vie dans un endroit propre et lumineux.

Tout le monde parlait, et même se querellait, à part un gros homme suant au crâne dégarni, assis face à la Cour, qui s’essuyait le visage, les bras et la tonsure avec un mouchoir blanc déjà trempé. Dortmunder, qui s’appliquait à bloquer l’articulation de ses genoux, entendit vaguement, dans le vacarme, une question posée par Kelp :

— Qui c’est, ces types, là, sur la droite ?

— Des représentants de la Coopérative Terroriste, dit Gus Brock.

Dortmunder s’adossa à la porte.

— La Coopérative Terroriste ? demanda Kelp.

— Ces groupes étrangers, y en a des tas qui s’intéressent à l’affaire, expliqua Gus Brock. Ils cherchent la même chose que nous, et ils se sont associés entre eux pour s’entraider. Et maintenant, ils s’associent avec nous. Ils cherchent du côté de leurs compatriotes.

— Eh ben dis donc ! s’exclama Kelp avec un enthousiasme qui parut obscène à Dortmunder. Quelle chasse à l’homme !

— Tu m’étonnes, dit Gus Brock. Il est cuit, ce salaud.

Le poing et l’avant-bras de Tiny Bulcher s’abattirent avec un bruit sourd :

— Vos gueules !

Silence.

Tiny décocha un sourire de requin à l’homme corpulent assis sur la chaise des témoins :

— Ton nom, c’est quoi, mec ?

— Hah, hah, euh, rrgh, Harry, dit le gros. Harry Matlock.

— Harry Matlock ! lança Tiny en regardant vers sa gauche.

Un des hommes debout farfouilla dans tout un tas de chemises et d’enveloppes coincées entre les caisses d’alcool, et en extirpa enfin une vieille enveloppe marron de la compagnie téléphonique, qu’il tendit au gars assis à la gauche de Tiny. L’assesseur sortit de l’enveloppe plusieurs bouts de papier tout fripés, les lissa sur le feutre, et fit signe qu’il était prêt. Tiny reprit alors :

— Raconte-nous tout, Harry. Où étais-tu mercredi à minuit ?

Le gros homme s’essuya le cou et commença :

— A-v-v-ec trois autres gars…

La porte s’ouvrit, frappant Dortmunder sur les omoplates. Il s’écarta, regarda derrière lui, et vit Benjy Klopzik arriver au petit trot.

— Excuse-moi, murmura Benjy.

Tiny Bulcher hurla par-dessus la tête du gros homme :

— Benjy ! Où est-ce que tu étais parti ?

— Salut, Tiny, dit le petit homme en fermant la porte derrière lui. J’ai été nourrir mon chien.

— Qu’est-ce que tu fous avec un chien ? Mets-toi là, je t’emmènerai pisser tout à l’heure. (Il braqua à nouveau son regard sur le gros homme.)

— Alors ? Ça vient, oui ?

Benjy se glissa délicatement sous les coudes des membres de la Coopérative Terroriste. Le gros homme s’épongea partout où il pouvait et reprit :

— J’étais à Huntington, Long Island. Avec trois autres mecs. On a déménagé un antiquaire.

— Des antiquités ? Des vieux meubles ?

— De la bonne marchandise. On avait un acheteur et tout, un commerçant de Broadway. (Il secoua sa tête dégoulinante.) On n’a rien pu faire, à cause des flics. On n’a pas pu livrer jeudi, et puis les flics ont trouvé le camion.

— Dans Long Island, dit le voisin de gauche de Tiny. Ce bordel d’aéroport Kennedy est dans Long Island.

— Mais on était au diable ! gémit le gros homme, s’agitant sur sa chaise poisseuse d’humidité. Sérieusement, Huntington, c’est bien dans Long Island, mais à l’autre bout, du côté nord.

— Les trois autres, c’était qui ? demanda Tiny.

— Ralph Demrovsky, Willy Car…

— Un par un !

— Ah bon, dit le gros. Excuse-moi.

Tiny s’était tourné vers un des hommes qui étaient debout à sa droite.

— On a Demrovsky ?

— Je cherche.

Dortmunder comprit alors qu’un système rudimentaire de classement avait été mis sur pied, à base d’enveloppes et de dossiers glissés entre les caisses de bouteilles empilées du sol au plafond. Tous ces types, debout dans le fond, avaient chacun la charge d’une partie de l’alphabet. L’instruction publique, c’est fantastique se dit Dortmunder.

— Voilà.

Cette fois-ci, en guise de chemise, on avait utilisé un menu de restaurant plié en deux. L’homme assis à la droite de Tiny prit le dossier, l’ouvrit, consulta les bouts de papier crasseux qu’il contenait, et annonça :

— Ouais, on l’a déjà vu. Il a raconté la même histoire.

Tiny regarda le gros :

— À quelle heure tu es arrivé chez cet antiquaire ?

— Onze heures et demie.

L’homme qui s’occupait du dossier du gros prit note. Tiny se tourna vers celui qui avait consulté le dossier Demrovsky et leva un sourcil ; l’homme fit signe que ça collait. Puis Tiny regarda encore le gros :

— Vous êtes repartis à quelle heure ?

— Trois heures.

— Deux heures et demie, d’après Demrovsky, dit l’autre.

— C’était dans ces eaux-là, dit le gros homme, affolé. Qui s’amuse à regarder sa montre ? Il était dans les deux heures et demie, trois heures.

Dortmunder ferma les yeux. L’interrogatoire continua ; le gros homme fournit les deux autres noms, et tous les récits furent confrontés les uns aux autres. Le gros était innocent (du moins, du vol du Brasier de Byzance) ; ce fut bientôt évident pour tous les assistants, et la dernière partie de l’interrogatoire visa simplement à vérifier les alibis des autres. Après, c’est à moi, pensa Dortmunder ; il venait à peine de formuler cette pensée que le gros homme fut congédié, et quitta la pièce hâtivement en s’essuyant la figure. Dortmunder gagna en titubant sa chaise, content d’être enfin assis ; il ne savait trop s’il était satisfait de voir Kelp s’asseoir à côté de lui. Derrière lui, la porte s’ouvrit et se referma, mais Dortmunder ne se retourna pas pour voir qui venait de lui succéder.

— Bon, dit Tiny Bulcher. Vous étiez ensemble, mercredi soir.

— Oui, fit Kelp d’une voix forte et bien posée. On bricolait mes téléphones.

— Parle-nous de ça, demanda Tiny.

Kelp obéit, dévidant l’histoire qu’ils avaient concoctée ensemble, sans une hésitation, n’oubliant pas un détail ; à côté de lui, Dortmunder se taisait, très digne et absolument terrorisé.

Dès le début de l’interrogatoire, on sortit leurs dossiers pour les vérifier et les annoter (celui de Kelp était rangé dans une carte de la Saint-Valentin, celui de Dortmunder dans une pochette cartonnée qui avait contenu des coricides). Dortmunder observait mélancoliquement le type chargé de son dossier, se demandant quels renseignements étaient déjà notés sur ces lambeaux de papier, sur quel fait, quel indice, quel recoupement on allait le faire trébucher. C’était là, il le sentait.

Tiny et le gars chargé du dossier de Kelp posèrent quelques questions, sur un ton qui n’avait rien de particulièrement menaçant ; il s’avéra que certains des correspondants téléphoniques de Kelp avaient déjà mentionné ses appels. Mais après ce calme trompeur, les yeux de Tiny, montés sur roulements à billes, décrivirent un mouvement presque imperceptible et vinrent se poser sur Dortmunder :

— Toi, tu étais avec lui, c’est ça ?

— C’est ça, dit Dortmunder.

— Toute la nuit ?

— Ouais, ouais. Ouais.

Kelp intervint :

— John m’a aidé pour les bran…

— Ta gueule.

— Okay.

Tiny regarda Dortmunder avec un lent hochement de tête.

— Tu as appelé quelqu’un ?

— Non, dit Dortmunder.

— Comment ça se fait ?

— Ben, euh, c’était le téléphone d’Andy, et ma copine était au ciné.

Sans lâcher Dortmunder des yeux, Tiny demanda à l’ensemble de ses assistants :

— Kelp a parlé de Dortmunder à quelqu’un ?

— Non, dirent-ils à l’unisson.

— Ben… fit Kelp.

— Ta gueule.

— Okay.

Le type qui avait le dossier Dortmunder dit alors :

— Jeudi, tu as été voir Arnie Albright.

Oh, non. Pas ça, mon Dieu. Je serai sage. Je m’inscrirai aux assurances sociales. Pour de vrai.

— Oui, c’est exact, dit Dortmunder.

— Tu lui as dit que t’avais réussi un coup.

— Mardi, dit Dortmunder. (Malheureusement, sa voix s’étrangla sur la première syllabe.)

— Mais c’est jeudi que t’as été voir Arnie. Et le même jour, t’as cherché un autre fourgue, un nommé Stoon.

— Oui, en effet.

— T’avais de la marchandise.

— Oui.

— Quoi, comme marchandise ?

— Euh… des bijoux.

Une certaine fièvre anima l’assistance.

— T’as fait un casse de bijouterie ? dit Tiny. Mercredi soir ?

— Non, dit Dortmunder. Mardi soir.

Un des terroristes intervint :

— Où ?

— Dans Staten (toux)… Staten Island.

Le type qui avait le dossier Dortmunder dit alors :

— Et mercredi, t’as vu qui, comme fourgues ?

— Personne. Je me sentais pas très bien. Mardi soir, il pleuvait (il faut toujours mettre des petits détails vrais dans les histoires : c’est comme les épices en cuisine) et je me suis enrhumé. Le genre de crève qui passe en vingt-quatre heures.

— Où, dans Staten Island ? demanda un autre gars.

— Sur Drumgoole Boulevard. On n’en a pas parlé dans les journaux.

— Qu’est-ce que tu as volé ? demanda un terroriste.

Dortmunder le regarda, se demandant si c’était un des fanatiques religieux.

— Des alliances, des montres, des trucs dans ce genre-là. Rien d’extraordinaire.

— Tu as vendu à quel fourgue ? demanda Tiny.

— J’ai rien vendu. Il y a eu l’opération coup-de-poing, alors…

— Alors t’as encore la camelote.

Dortmunder ne s’était pas attendu à celle-là. Il s’accorda un délai d’un millionième de seconde pour choisir entre deux possibilités : il disait non, et ils se demanderaient pourquoi il s’était débarrassé d’un lot de bijoux parfaitement ordinaire qu’il aurait pu planquer n’importe où en attendant la fin du déploiement policier. Ou il disait oui, et ils demanderaient à voir son butin.

— Oui, dit Dortmunder.

— Il y a un moment qu’on se connaît, Dortmunder, dit Tiny.

— Ouais.

— Tu pues, Dortmunder. Je ne l’avais jamais remarqué.

— Je suis nerveux, Tiny.

— On va aller voir ton fade, dit Tiny. On va envoyer six mecs avec toi, et…

— Breaker ! Breaker !

La voix métallique et sonore remplit tout l’espace de la pièce.

Tiny fronça les sourcils et regarda de tous côtés :

— Quoi ?

— Je m’en fous, dit la voix métallique.

Sept ou huit personnes se mirent à parler en même temps. Mais leurs voix furent couvertes par l’étrange intrusion sonore :

— Je suis coincé dans West End Avenue avec une transmission pétée et je voudrais parler à ma femme, à Englewood, New Jersey.

— Une radio, dit un terroriste.

— La CB, dit un des assesseurs de Tiny.

— Une écoute, dit Tiny. (Ses sourcils rejoignaient presque sa lèvre supérieure.) Y a ici une ordure de fumier de fils de pute qui nous espionne, qui nous flique, qui…

— Parce que, continua la voix métallique d’un ton excédé, ma femme écoute cette fréquence.

— Son matériel capte les appels des cibistes, expliqua un terroriste. Cette terrible mésaventure est arrivée à une de mes connaissances, à Bassorah, qui est morte depuis.

— Je te dénoncerai à la Fédécom, hurla la voix métallique, tu vas pas y couper, sale pirate des ondes !

— Qui ? dit Tiny en assouplissant plusieurs de ses muscles. Qui ?

Les gens regardèrent de-ci de-là, les yeux écarquillés, attendant le retour de la voix métallique.

— Si je pouvais t’avoir sous la pogne…

— BENJY !

Le petit homme avait déjà franchi la moitié du trajet qui le séparait de la porte. Heurtant au passage la poitrine d’un terroriste, échappant d’un bond à la poigne d’un truand, il s’enfuit de la pièce comme un perroquet libéré de sa cage.

Évidemment, Dortmunder et Kelp se joignirent aux poursuivants.

35.

Talat Gorsul, Chargé d’Affaires turc aux Nations unies, avait le teint basané, les paupières lourdes et un nez en portemanteau ; ses manières étaient douces et onctueuses. Il descendit de sa voiture et resta immobile ; ses yeux opaques contemplaient le doigt de brique dressé du siège de la police.

— Seule une nation n’ayant aucun sens de l’histoire, dit-il d’une voix veloutée, dépourvue de toute inflexion, peut bâtir un Hôtel de Police qui ressemble à la Bastille.

Son adjoint, un espion trapu nommé Sanli, qui transpirait beaucoup et ne se rasait jamais très bien, ricana. Une partie essentielle de ses fonctions aux Nations unies consistait à ricaner aux bons mots de Talat Gorsul.

— Enfin, dit Talat Gorsul. Attendez, ordonna-t-il au chauffeur.

— Venez, dit-il à Sanli.

Ils écoutèrent et obéirent. Les deux hommes traversèrent le parvis en brique qui les séparait du bâtiment de brique, franchirent le poste de surveillance du hall principal, et prirent l’ascenseur jusqu’à un étage élevé, où ils furent soumis à un deuxième contrôle. Enfin, ils entrèrent dans une salle de conférence bourrée de monde, dont la moitié était en uniforme.

La dernière fois que ces gens s’étaient réunis dans cette pièce, Gorsul avait délégué Sanli. Il fit un signe de tête réservé lorsque Sanli le présenta à un certain Zachary, du Bureau Fédéral d’investigation, qui le présenta à son tour à tous les autres : responsables de la police, hauts fonctionnaires gouvernementaux, et même un procureur général adjoint (pourtant, il n’y avait pour l’instant personne à poursuivre).

Les présentations terminées, quinze minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles Talat Gorsul, assis au bout de la table, écouta, les paupières lourdes et le visage inexpressif, une succession de paroles creuses, hypocrites et prétentieuses dévidées par les différents participants : les mesures prises, les plans élaborés pour retrouver le Brasier de Byzance, les dispositifs de sécurité déjà mis en place en prévision du jour où le Brasier de Byzance aurait été récupéré, et ainsi de suite. À la fin de ces tirades, Zachary, du FBI, se leva et déclara :

— Monsieur Gorsul, je veux croire que cette démonstration de notre résolution vous a convaincu de notre sincérabilité. (Puis Zachary s’adressa à l’ensemble de l’assistance pour leur dire ce que tout le monde savait.) M. Gorsul se prépare à allocutionner les Nations unies en laissant entendre allusivement que nos démarches investigationnelles ont un caractère retardatoire.

Gorsul se leva promptement, mais sans brusquerie.

— Je vous remercie, monsieur Zachary, d’avoir exposé mes intentions à cette assemblée de professionnels actifs, mais si je puis corriger légèrement l’orientation globale de votre déclaration, permettez-moi de vous assurer, mesdames, messieurs, que jamais ni en paroles, ni au fond de mon cœur, je n’ai douté le moins du monde de votre professionnalisme, de votre dévouement, ou de votre loyauté à votre gouvernement national. Les questions que je compte soulever cet après-midi aux Nations unies ne visent certes à mettre en cause aucune des personnes présentes ici. Il ne s’agit, en fait, de mettre en cause personne. Je m’interrogerai simplement, devant les Nations unies, un peu plus tard dans la journée, sur ce qui a pu amener une nation aussi consciente des problèmes de sécurité (je dois dire, à ce propos, que j’ai été impressionné par les deux contrôles successifs auxquels j’ai été exposé en venant ici) comment, donc, une nation aussi consciente des problèmes de sécurité que les États-Unis, si grande, si puissante, si expérimentée sur ce plan, a-t-elle pu laisser cette babiole, dont je reconnais le peu d’importance, lui glisser entre les doigts ? C’est une question mineure, où seule entre en jeu ma curiosité personnelle, mais je compte la partager aujourd’hui même, d’ici un moment, avec mes collègues des Nations unies.

— Monsieur Gorsul.

Gorsul regarda du côté d’où venait la voix et vit un gros homme au visage buriné, vêtu d’un uniforme bleu.

— Oui ?

— Je suis l’Inspecteur-Chef Francis X. Maloney, dit le gros homme en se mettant debout laborieusement.

— Ah oui. Nous avons été présentés, Inspecteur-Chef Maloney.

Maloney entreprit de faire le tour de la table dans la direction de la porte, précédé par sa bedaine rondouillarde, et dit au diplomate :

— J’aimerais bien avoir un petit entretien personnel avec vous, si les hautes personnalités ici présentes veulent bien nous excuser.

La surprise fut générale ; il y eut dans la salle quelques réactions consternées, quelques protestations. Zachary, l’agent du FBI, semblait tenté de mettre son grain de sel ; mais Maloney fixa Gorsul avec un regard lourd de sens (mais quel en était le sens ?) et insista :

— À vous de jouer, monsieur Gorsul. Je crois que c’est dans votre intérêt.

— Si c’est dans l’intérêt de ma nation, répondit Gorsul, j’accéderai, bien entendu, à votre requête.

— Eh bien, c’est parfait. (Maloney ouvrit la porte du couloir et se tint sur le côté.)

Talat Gorsul n’avait pas souvent l’occasion de faire face à une situation inattendue ; en fait, son métier consistait, entre autres choses, à éviter de courir ce risque. Il y avait quelque chose d’excitant à ne pas savoir ce qui allait se passer ; et plutôt que le bénéfice qu’il pensait retirer d’une conversation personnelle avec Maloney, ce fut cette sensation nouvelle qui l’amena à déclarer à l’assemblée :

— Veuillez m’excuser.

Il se leva, gagna la porte et sortit dans le couloir, précédant Maloney. Celui-ci sourit aux deux agents en uniforme qui montaient la garde et leur dit d’une voix affable :

— Allez donc faire un tour à l’autre bout du couloir, les gars.

Les gars partirent faire un tour à l’autre bout du couloir, et Maloney se tourna vers Gorsul.

— Eh bien, monsieur Gorsul, vous habitez Sutton Place, n’est-ce pas ?

Pour de l’inattendu, c’était de l’inattendu.

— Oui, en effet.

— Le véhicule conduit par votre chauffeur porte la plaque DPL 267, continua Maloney ; et quand il vous arrive de partir pour le week-end, vous conduisez une voiture immatriculée DPL 299.

— Ce ne sont pas des voitures particulières, souligna Gorsul ; elles appartiennent à la Délégation.

— Tout à fait. Monsieur Gorsul, vous êtes un diplomate ; pas moi. Vous êtes un sale Turc manœuvrier ; je suis un brute d’irlandais. Ne faites pas de discours cet après-midi.

Gorsul, les yeux ronds, le regarda avec stupéfaction.

— Vous me menacez ?

— Et comment, que je vous menace ! Et qu’est-ce que vous allez y faire ? Là-bas, à votre Délégation, vous avez une douzaine de chauffeurs, de secrétaires et de cuisiniers. Moi, j’ai quinze mille hommes, monsieur Gorsul, et vous savez ce que pensent ces quinze mille hommes quand ils voient une bagnole munie de plaques diplomatiques garée près d’une bouche d’incendie ou dans une zone de stationnement prohibé ? Vous savez ce qu’ils pensent, mes gars, quand ils voient ces plaques DPL ?

Gorsul jeta un coup d’œil aux deux policiers qui bavardaient à l’autre bout du couloir, les mains sur les hanches, au-dessus de leurs ceintures et de leurs flingues. Il secoua la tête.

— Ils en ont marre, monsieur Gorsul, dit Maloney. Ces bagnoles-là, pas moyen de leur mettre des contredanses, pas moyen de les envoyer à la fourrière ; il n’y a même pas moyen d’engueuler les propriétaires de ces voitures comme on engueule n’importe qui. Si seulement je pouvais me payer ces salauds : voilà ce qu’ils pensent, mes hommes. Vous avez déjà été cambriolé, monsieur Gorsul, dans votre maison de Sutton Place ?

— Non, répondit Gorsul.

— Vous avez de la chance. Des cambriolages, y en a beaucoup, dans le secteur. Les riches ont besoin de la protection de la police, monsieur Gorsul. Ils ont besoin de la coopération de la police. Vous avez déjà eu un accident de voiture à New York, monsieur Gorsul ?

Gorsul lécha ses lèvres minces.

— Non.

— Vous avez beaucoup de chance, assura Maloney. (Puis il se pencha en avant ; instinctivement, Gorsul recula, et s’en voulut aussitôt de cette réaction. Maloney continuait, sur le ton de la confidence :) Monsieur Gorsul, aujourd’hui même, je me suis fait passer les couilles à l’essoreuse à cause de cette histoire. Normalement, ce que vous dites, et que vous faites, vous ou n’importe qui d’autre, j’en ai rien à branler. Mais là, aujourd’hui, à ce moment précis, il n’est plus question pour moi qu’il y ait de la merde dans le ventilateur. Vous me suivez ?

— Peut-être, dit Gorsul.

— Vous êtes quelqu’un de bien. (Maloney lui tapa sur l’épaule). Ils vous ont convaincu, là-dedans, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est eux qui ont fait le boulot, pas moi. Alors, pas de discours cet après-midi, c’est entendu ?

Sous leurs paupières lourdes, les yeux de Gorsul brûlaient de haine. Mais ses lèvres dirent :

— C’est entendu.

Encore un coup sur l’épaule, assené par la main répugnante de l’ignoble Maloney.

— C’est parfait, dit cet être détestable. Rentrons annoncer la bonne nouvelle à ces connards.

36.

Au moment où May rentrait chez elle, sa journée de travail terminée, chargée de deux gros sacs de provisions, le téléphone sonna. Elle n’appréciait pas beaucoup les événements en cascade, et jeta au monstre bruyant un regard mécontent et inquiet, à travers la fumée qui lui voilait l’œil gauche. Elle balança les sacs sur le canapé, cueillit le mégot qui achevait de se consumer au coin de sa bouche, le jeta dans un cendrier, décrocha, et dit avec méfiance :

— Oui ?

— May. (La voix n’était qu’un murmure.)

— Non.

— May ? (Toujours le même murmure.)

— Pas de coups de téléphone obscènes, déclara May. Pas de halètements, rien de tout ça. J’ai trois frères, c’est tous des grosses brutes, des anciens Marines, ils vont…

— May ! (Le murmure se faisait pressant et suraigu.) C’est moi ! Tu sais qui !

— Ils vont venir et ils vous casseront la gueule.

May raccrocha, assez satisfaite, et s’alluma une nouvelle cigarette. Au moment où elle allait ranger les provisions dans la cuisine, le téléphone sonna encore. « Merde », dit-elle. Elle posa les sacs sur la table de la cuisine, repartit au salon, décrocha, et dit :

— Je vous aurai prévenu.

— May, c’est moi ! murmura la même voix, vibrante, désespérée.

— Tu me reconnais pas ?

May fronça les sourcils :

— John ?

— Chchchut !

— Jj… qu’est-ce qui se passe ?

— J’ai eu des ennuis. Je peux pas revenir à la maison.

— Tu es chez An…

— Chchuuut !

— Tu es, euh, là-bas ?

— Non. Lui non plus, il ne peut pas rentrer chez lui.

— Aie aïe aïe, dit May.

Contre tout espoir, elle était restée optimiste, mais elle avait toujours su que ça risquait de se passer comme ça.

— On se planque, continua la voix, qu’elle reconnaissait bien, maintenant.

— Jusqu’à ce que ça se tasse ?

— Ça ne va pas se tasser, May. On ne peut pas attendre jusque-là. On risque d’en avoir pour quelques siècles.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Quelque chose, murmura la voix, désespérée mais têtue.

— Joh… j’ai ramené du steak. (Elle changea le combiné de main et la cigarette de coin.) Je peux te joindre quelque part ?

— Non, on est… Ce poste n’a pas de numéro.

— Appelle l’opératrice, elle te dira.

— Non, je veux pas dire que le numéro n’est pas indiqué, je veux dire qu’il n’y a pas de numéro. On s’est branché sur une ligne. On peut appeler, mais personne ne peut nous appeler.

— Est-ce que An… Euh. Est-ce qu’il a encore sa source de matériel ?

— Plus maintenant. On a embarqué pas mal de trucs et on s’est barrés. Écoute, May, tu risques d’avoir de la visite. Tu ferais peut-être mieux d’aller passer un moment chez ta sœur.

— Je n’aime pas beaucoup Cleveland. (En réalité, May n’aimait pas beaucoup sa sœur.).

— Quand même, insista la voix.

— On verra comment ça se passe, promit May.

— Quand même, répéta la voix.

— J’y penserai. Tu rappelleras ?

— Bien sûr.

On sonna à la porte.

— On a sonné, dit May. Je te quitte.

— N’ouvre pas !

— Ce n’est pas moi qu’ils cherchent. J… Je vais leur dire la vérité.

— D’accord, murmura la voix, peu convaincue.

— Porte-toi bien, chuchota May.

Elle raccrocha et alla ouvrir. Quatre costauds, qui ressemblaient assez à l’idée que May se faisait de ses trois frères imaginaires, entrèrent en roulant les épaules :

— Où est-ce qu’il est ?

May ferma la porte derrière eux.

— Je ne connais aucun de vous, dit-elle.

— Nous, on te connaît. Où est-ce qu’il est ?

— Si vous étiez lui, vous seriez ici ?

—  est-ce qu’il est ? insistèrent-ils.

— Si vous étiez lui, vous me diriez où vous êtes ?

Ils se regardèrent, déconcertés par la vérité de cette remarque.

On sonna à la porte.

— N’ouvre pas ! dirent-ils.

— Et vous, j’ vous ai pas ouvert ? On accueille tout le monde, ici.

Les nouveaux venus étaient des inspecteurs en civil, au nombre de trois.

— Police, dirent-ils, en montrant inutilement leur carte.

— Entrez donc, dit May.

Les trois inspecteurs et les quatre durs se retrouvèrent face à face dans le salon.

— Tiens tiens tiens, dirent les policiers.

— Nous attendons un ami, dirent les durs.

— Il faut que j’aille déballer mes provisions, dit May, qui les laissa s’arranger entre eux.

37.

— Apparemment, dit Maloney en regardant sans sourire Zachary et Freedly, j’avais raison.

— Cela se peut, concéda Zachary, aussi fringant et alerte que s’il s’était avéré qu’il avait raison, lui. Cependant, nous en saurons plus une fois que nous aurons interrogé cet individu.

— Dortmunder, dit Maloney en tapotant le dossier que Léon avait amoureusement disposé au beau milieu de son bureau. John Archibald Dortmunder. Né à Dead Indian, Illinois, élevé à l’orphelinat du Cœur Saignant des sœurs de la Misère Éternelle, des milliers d’inculpations pour vol, deux peines de prison. N’a pas fait parler de lui depuis un moment, mais ça ne veut pas dire qu’il ne fout rien. Un truand ordinaire, bien de chez nous, débrouillard, sans envergure. Ni espion international, ni terroriste, ni combattant de la liberté ; rien de politique. (Il jeta un bref coup d’œil à Freedly.) Pas même arménien. (Il se retourna vers Zachary, le connard no 1.) Un malfrat à la petite semaine, qui travaille tout seul. Qui fait un petit casse tranquille dans une bijouterie, et rafle le Brasier de Byzance par erreur. Bref, ce que j’avais dit depuis le début.

— Il se peut que vous ayez raison, dit Zachary. Néanmoins, lors de l’interrogatoire, peut-être découvrirons-nous que ce Dortmunder a été recruté par d’autres personnes.

— Il y a aussi son associé, Kelp, suggéra Freedly.

— Andrew Octavian Kelp, dit Maloney, sentant du bout des doigts la présence du deuxième dossier, glissé sous le premier. Il est associé à Dortmunder pour ce qui est de l’alibi, mais pas pour le casse. Je suppose que Dortmunder a un moyen de pression sur Kelp et l’a forcé à confirmer son alibi. Pour la nuit du cambriolage, Kelp est personnellement blanc comme neige.

— C’est peut-être lui le chaînon manquant, dit Freedly.

Zachary fronça les sourcils :

— Quoi ?

— S’il y a besoin d’un chaînon, dit Maloney ; à mon avis, ce n’est pas le cas.

— Quoi ? dit Zachary.

— Nous devrons enquêter sur les connexions de Kelp avec l’étranger.

Freedly prit note.

— Pourquoi diable ? demanda Zachary.

— Pour faire le lien entre Dortmunder et l’échelon international, expliqua Freedly.

— Ah, Kelp ! (Zachary s’empara de l’idée et partit au grand galop.)

— Quel bon concept ! Kelp, Kelp… il s’agit visiblement d’un nom abrégé. Il lui reste sûrement de la famille dans son pays d’origine. Il se charge de fournir l’alibi pendant que Dortmunder exécute l’opération elle-même. Comme Ruby et Oswald !

— Ils n’avaient rien à voir entre eux, souligna Maloney.

— Au niveau du concept, expliqua Zachary. Au stade des théorisations, on a hypothésé entre eux diverses formes de relations. Dans ce cas précis, les hypothèses se révéleront inadéquates, mais certaines théories analogues pourraient s’appliquer à la situation présente.

— Pourquoi pas, concéda Maloney. Ça marchera aussi bien que la dernière fois. (La porte s’ouvrit ; il leva les yeux.) Oui, Léon ?

— Le capitaine Cappelletti, annonça Léon. Avec sa mignonne petite balance.

— Amène-les-moi, dit Maloney.

Léon fit entrer Tony Cappelletti, qui poussait devant lui Benjamin Arthur Klopzik.

Transfiguré. L’épouvante l’avait rendu encore plus maigre qu’auparavant ; mais il avait gagné dans cette épreuve une force nerveuse tout à fait nouvelle. Tout décharné qu’il était, on se disait qu’il aurait pu, comme une fourmi, soulever et transporter une miette pesant sept fois son poids. Ses yeux immenses et creux fusèrent de-ci de-là, comme s’il s’était attendu à trouver une horde de ses anciens camarades dans le bureau de Maloney ; ils s’emplirent d’horreur et de conjectures délirantes quand ils croisèrent les regards curieux de Zachary et de Freedly.

— Ak ! fit-il en s’enfonçant dans la poitrine de Tony Cappelletti.

— Ce sont des agents du FBI, Klopzik, dit Maloney. Les Agents Zachary et Freedly. Avance et arrête de faire le clown.

Klopzik s’avança d’un pas hésitant, faisant suffisamment de chemin pour que Cappelletti puisse entrer à son tour et que Léon puisse fermer la porte derrière eux. Puis Klopzik s’arrêta net et attendit, clignant des yeux.

— Tu t’en es très bien tiré, lui dit Maloney. On a tout entendu. Cette foutue histoire de CB, c’était pas de ta faute. Si ça peut te consoler, on a remorqué la bagnole de ce connard et on l’a inculpé pour conduite en état d’ivresse, histoire de nous mettre un peu de baume au cœur.

— Ils vont me tuer.

La voix de Klopzik faisait un bruit de fermeture éclair rouillée.

— Mais non, Benjy, dit Cappelletti. (Il regarda Maloney.) Je lui ai promis la protection de nos services.

— Ça va de soi, dit Maloney.

— Mais ce coup-ci, dit Cappelletti, il va falloir qu’on assure.

Maloney fronça les sourcils.

— De quoi tu parles, Tony ?

— Cette fois-ci, expliqua Cappelletti, on n’a pas affaire à une bande ou à cinq ou six ex-partenaires qui en veulent à un type. Tous les truands professionnels de New York cherchent Benjy Klopzik. (Klopzik gémit.) Et s’ils le trouvent, ils ne feront plus jamais confiance à la Police.

— Ah, dit Maloney. Je vois où tu veux en venir.

Zachary, le dos droit comme un agent du FBI, intervint :

— Bien entendu, le Bureau dispose d’une expertise considérable dans ce domaine : nous fournissons de nouvelles identités, de nouveaux emplois, une vie nouvelle dans une région complètement différente. Nous pourrions…

— Non ! s’écria Klopzik.

Maloney le regarda :

— Tu ne veux pas qu’on t’aide ?

— Pas le FBI ! Leur fameux programme, c’est un sursis, c’est tout ! Les gens à qui le FBI donne une identité nouvelle, on entend très vite parler d’eux, le jour où ils se font enterrer sous leur nouveau nom !

— Voyons, voyons ! (En tant qu’agent du FBI, Zachary se sentait personnellement atteint.) Je reconnais que de temps à autre, nous avons eu quelques petits problèmes, mais il ne faut quand même pas exagérer.

Maloney secoua la tête ; l’expression angoissée de Klopzik montrait qu’il ne se laisserait pas convaincre.

— Très bien, Klopzik. Qu’est-ce que tu veux ?

— D’abord, je veux pas quitter New York, dit Klopzik, qui commençait à avoir moins peur. Qu’est-ce que je ferais dans tous ces autres endroits ? Ils ont même pas de métro.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— De la chirurgie esthétique, lança Klopzik, si vite qu’on voyait bien qu’il avait déjà longuement, médité là-dessus. Et un autre nom, une nouvelle identité ; un permis de conduire, et tout ça. Et un petit boulot tranquille avec un salaire correct et pas trop de travail ; dans les jardins publics, par exemple. Et je peux pas remettre les pieds chez moi, alors il me faut un bon appartement à loyer conventionné, avec des meubles neufs et une télé couleur… et une machine à laver la vaisselle !

— Tu veux rester à New York ? demanda Maloney. En plein là où ils te cherchent ?

— Ouais, Francis, dit Cappelletti. Je crois qu’il a raison. C’est le dernier endroit où ils s’attendront à le trouver. N’importe où ailleurs il serait aussi voyant qu’un furoncle.

— C’est un furoncle, dit Maloney.

— De toute façon, il y avait un moment que j’avais envie de changement, confia Klopzik à l’ensemble de l’assistance. Je commençais à me sentir dépassé.

Maloney l’examina.

— Ça sera tout ?

— Ouais, dit Benjy. Mais je ne veux plus être un Benjy.

— Ah bon ?

— Ouais. Je veux être un, un… Craig !

Maloney soupira.

— Craig, répéta-t-il.

— Parfaitement. (Klopzik eut même un large sourire.) Craig Fitzgibbons ! proclama-t-il.

Maloney se tourna vers Tony Cappelletti.

— Tu peux emmener M. Fitzgibbons.

— Allez, viens, Benjy.

— Et puis, et puis, dit Klopzik (Cappelletti le tirait fermement vers la sortie, mais il résistait.) Et puis surtout, continua-t-il, tournant vers Maloney des yeux égarés et émerveillés, arrivant enfin à tout dire, à formuler jusqu’au bout le vœu magnifique qu’allait exaucer la bonne fée, dites au chirurgien que je voudrais ressembler à… à Dustin Hoffman !

— Sors-moi ça de là, dit Maloney à Tony Cappelletti, ou je commence la chirurgie esthétique tout de suite.

Mais c’était tout ; Klopzik s’était déchargé. Épuisé, satisfait, heureux, il se laissa emmener.

Dans le silence qui suivit le départ de Klopzik-Fitzgibbons, Maloney regarda Zachary et Freedly d’un œil morne et dit :

— On aura pas mal de questions à régler avec ce Dortmunder.

— J’ai hâte de l’interroger, dit Zachary, qui n’avait pas bien compris.

— Ça, moi aussi, dit Maloney.

— Vous en êtes bien certain, n’est-ce pas, Inspecteur-Chef ? demanda Freedly.

Maloney fronça les sourcils.

— Certain ? C’est Dortmunder qui a fait le coup, oui, j’en suis certain.

— Non, ça n’est pas ce que je veux dire : vous êtes sûr qu’on va lui mettre la main dessus ?

Un lent sourire écarta les lèvres lourdes de Maloney.

— Selon une estimation grossière, je pense pouvoir dire qu’actuellement, dans toute la ville de New York, environ quatre cent mille hommes, femmes et enfants sont à la recherche de John Archibald Dortmunder. Ne vous en faites pas, monsieur Freedly, on l’aura.

38.

— Je suis foutu, dit Dortmunder.

— Toujours pessimiste, dit Kelp.

Autour d’eux, des milliers – non, des millions – de conversations silencieuses sifflaient et chuchotaient dans les câbles ; des maris infidèles prenaient des rendez-vous sans se douter de rien, à un micron de distance de leurs femmes inconstantes qui les trompaient à leur insu ; des marchés étaient conclus par des hommes d’affaires, à un poil d’écart des pigeons inconscients que ces contrats allaient ruiner ; à la vitesse de l’éclair, la vérité et le mensonge empruntaient des routes proches qui ne se croisaient jamais ; l’amour et la finance, le jeu et la souffrance, l’espoir et sa négation s’enchevêtraient dans les câbles des téléphones bourdonnants de Manhattan. Mais de toutes ces voix bavardes, Dortmunder et Kelp ne percevaient rien : rien que le ploc-ploc lointain et irrégulier d’une goutte d’eau.

Ils étaient maintenant sous la ville, enfouis si profondément sous les tours que le grondement d’un métro qui passait parfois non loin de là semblait venir d’au-dessus d’eux. Comme l’animal traqué, l’homme traqué, lorsqu’il se terre, s’enfonce sous terre.

Sous la Ville de New York, une autre ville se cache ; elle est laide, violente, ramassée sur elle-même. Il y fait noir, et souvent humide. Le lacis de tunnels achemine des métros, des trains de banlieue, des trains de grandes lignes, l’eau de la ville, les déchets des égouts, de la vapeur, des lignes électriques et téléphoniques, du gaz naturel, du fuel, de l’essence, des automobiles et des piétons. Pendant la Prohibition, un tunnel qui reliait le Bronx au nord de Manhattan a servi à transporter de la bière. Les cavernes qui se creusent sous la ville abritent du vin, des archives de sociétés, des armes, du matériel de la Défense Civile, des automobiles, des matériaux de construction, des dynamos, de l’argent et du gin. Aux alentours et à l’intérieur des tunnels et des cavernes ruissellent les vestiges des rivières où pêchaient les Indiens quand l’île de Manhattan faisait encore partie de la nature. (En 1948, un poisson vivant, blanc comme un os, fut capturé dans un déversoir, sous la cave d’une quincaillerie de la Troisième Avenue. Il vit le jour pour la première fois à la dernière minute de sa vie.)

Kelp avait guidé Dortmunder dans les profondeurs de ce monde souterrain ; chargés d’appareils, de câbles et de divers bidules qui tintinnabulaient au passage, ils étaient descendus jusqu’à une conduite cylindrique interminable, d’un mètre trente de diamètre, qui filait vers l’infini dans les deux sens ; les parois étaient tapissées de câbles téléphoniques, mais du moins étaient-elles sèches et garnies de lumières électriques à intervalles réguliers. On ne pouvait pas se tenir debout, mais assis, on n’était pas trop mal. Une douille voleuse leur permit de brancher un radiateur électrique, grâce auquel ils eurent chaud. Kelp leur avait installé le téléphone (il avait commencé par provoquer quelques milliers de coupures et autant d’appels indignés à la compagnie des téléphones) ; ils pouvaient donc établir le contact avec la ville, au-dessus d’eux. Dortmunder avait donné le premier coup de fil, à May, et Kelp avait donné le deuxième, à une pizzeria qui livrait en ville. Il avait eu un peu de mal à les convaincre de livrer au coin d’une rue. Mais Kelp avait persévéré, et à l’heure convenue, il avait rampé jusqu’à l’air libre, revenant avec des pizzas, de la bière, un journal, et l’annonce que le temps était couvert :

— On dirait qu’il va pleuvoir.

Ils avaient donc de la lumière, de la chaleur, de la nourriture, de quoi boire, de quoi lire, les moyens de communiquer avec le monde extérieur ; et pourtant, Dortmunder était sombre.

— Je suis foutu, répéta-t-il en regardant sa pizza d’un œil morne. Mort, et déjà enterré.

— John, John, tu es en sécurité ici !

— Pour toujours ?

— Tant qu’on n’aura pas trouvé une idée. (Kelp enfonça du bout du doigt un morceau de poivron dans sa bouche, mastiqua, avala une gorgée de bière.) Forcément, l’un de nous deux va avoir une idée. Tu le sais, ça. On s’en tire toujours, tous les deux, John. Quand la vie devient dure, les durs reprennent vie.

— Tu crois ?

— On va trouver une solution, je te dis.

— Laquelle ?

— Est-ce que je sais ? On le saura au moment où ça nous viendra en tête. Je vais te dire ce qui va se passer : à un moment donné, on va trouver ça insupportable d’être ici, et l’un de nous trouvera une solution. La nécessité est la mère de l’invention.

— Sans blague ? Et on a une idée qui c’est, le père ?

— Errol Flynn. (Kelp gloussa.)

Dortmunder soupira et ouvrit le journal.

— Dommage qu’ils aient ralenti le programme spatial ; j’aurais pu me porter volontaire pour un voyage vers la Lune. Ou pour une station spatiale. Je suis sûr qu’il n’y a pas seulement des scientifiques et des pilotes ; il doit bien falloir quelqu’un pour balayer, faire les vitres, vider les corbeilles à papier.

— Un homme de ménage, dit Kelp.

— Un mousse, plutôt.

— Mousse ne convient pas, dans ton cas, corrigea Kelp. Surtout quand on voit l’origine du mot.

Dortmunder s’arrêta de feuilleter le journal. Sans rien dire, il leva les yeux vers Kelp.

— Tu sais, j’aime la lecture, expliqua Kelp, comme pour se défendre. Et j’aime bien regarder l’origine des mots dans le dictionnaire.

— Et maintenant, je sens que tu brûles d’envie de m’en parler.

— Ben, oui. Pourquoi, t’as mieux à faire ? Un rendez-vous, peut-être ?

— Allez, vas-y, se résigna Dortmunder. Comme tu voudras. (Il jeta un vague coup d’œil à l’éditorial et aperçut, sans réagir, le nom Maloney.)

— Tu comprends, t’es bien trop vieux pour être un mousse. Mousse, ça vient de l’espagnol mozo, qui veut dire petit garçon, et traditionnellement, sur un bateau, c’était un gamin de moins de seize ans qui apprenait le métier de marin. Je crois qu’il est trop tard pour que tu apprennes le métier d’astronaute. Mais par contre, tu peux très bien être homme de ménage dans une station spatiale.

— En tout cas, je veux pas finir comme un écureuil à tourner en rond dans un souterrain, protesta Dortmunder. (Maloney ! pensa-t-il brusquement. Il se mit à lire l’éditorial.)

— Y a pas d’écureuils dans les souterrains, rectifia Kelp. Les écureuils, ça vit dans les arbres.

— Ça aussi, tu l’as lu dans le dictionnaire ?

— Non, je le sais. Tout le monde sait ça. Dans les souterrains, on trouve des rats, des souris, des taupes, des vers…

— Bon, ça va, dit Dortmunder.

— Mais je t’explique !

— Ça suffit, laisse tomber.

Dortmunder posa le journal, prit le téléphone et forma un numéro. Kelp le regarda, intrigué ; enfin, Dortmunder secoua la tête, dit « Occupé » et raccrocha.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Kelp. Tas encore faim ?

— On s’en va, annonça Dortmunder.

— Ah bon ?

— Ouais. T’avais raison ; à un moment donné, l’un de nous allait trouver la situation insupportable, et ça lui ferait penser à une solution.

— T’as trouvé une solution ?

— Il a bien fallu. (Dortmunder essaya encore son numéro.)

— Raconte.

— Attends. May ? (Dortmunder se remit à murmurer, la main arrondie autour du combiné, se voûtant au-dessus de l’appareil comme un homme qui essaie d’allumer une cigarette dans la bourrasque.) C’est encore moi, May.

— Tu n’as pas besoin de murmurer, dit Kelp.

Dortmunder fit signe à Kelp de se taire. Sans changer de ton, il continua :

— Tu sais, la chose ? Qui nous a causé tous ces ennuis ? Chut ! Ne prononce pas le nom ! Emmène-la avec toi quand tu sortiras ce soir.

Kelp parut incrédule. À l’autre bout du fil, May devait se montrer tout aussi sceptique, car Dortmunder lui dit :

— Ne t’en fais pas, May, tout ira bien. Enfin, tout va s’arranger.

39.

Dans le quart nord-est des États-Unis, la saison des gambades hivernales se termine vers le mois de mars. Au magasin d’articles de sport Schuss et Brousse, en bas de Madison Avenue, à la fin de cet après-midi-là, les employés s’activaient à ranger le stock restant de luges, chaussures de ski, patins à glace, parkas, béquilles et flasques pour pouvoir mettre en place le matériel destiné aux amusements estivaux : crème solaire, produit anti-requins, comprimés de sel, insecticides, tennis à semelles soutenant la voûte plantaire, bandeaux en éponge signés par des stylistes, et tee-shirts ornés de messages comiques. Un employé d’une vingtaine d’années nommé Griswold, passionné de sport, un grand gaillard hâlé et plein de santé qui faisait de la voile, du deltaplane, de l’alpinisme et du ski de randonnée, et ne travaillait là qu’à cause des remises et de ce qu’il pouvait chouraver, leva ses yeux protégés par des sourcils roux broussailleux et vit deux hommes entrer dans le magasin en traînant les pieds : des vieux, ils avaient bien quarante ans, pas de souffle, pas d’allure, pas de résistance. Les traits tirés, le teint blême. Abandonnant les chemises Lacoste qu’il était en train de disposer artistement, Griswold s’avança vers les deux malheureux ; son sourire reflétait tout le dédain mêlé de compassion que ressentent les spécimens parfaits vis-à-vis des perdants.

— Puis-je vous aider, messieurs ?

Ils le regardèrent d’un air surpris. Puis celui qui avait un nez pointu marmonna à son ami : « Tu t’en occupes », et alla se mettre debout près de la porte, les mains dans les poches ; là, il contempla le ciel couvert de cette fin d’après-midi et les trottoirs pleins de gens qui se hâtaient de rentrer avant la tempête.

Griswold s’intéressa avec son énergie habituelle à celui qui devait s’en occuper, un type aux épaules voûtées, l’air déprimé. Allez savoir quel sport il pratiquait ; mais en tout cas, ça ne lui avait pas fait beaucoup de bien.

— Oui, monsieur ?

L’homme approcha sa main de sa bouche et grogna quelque chose ; pendant ce temps-là, ses yeux papillotaient dans tous les sens, couvrant toute l’étendue du magasin.

Griswold se pencha vers lui :

— Monsieur ?

Le grognement se transforma enfin en mots, à peine audibles :

— Des cagoules de ski.

— Des cagoules ? Pour le ski ! Vous aimez le ski, vous et votre ami ?

— Ouais, répondit l’homme.

— Eh bien, c’est parfait. Venez par ici.

Guidant son client vers le fond du magasin, passant devant des rayons d’attelles, de protège-épaules, de coquilles, Griswold reprit :

— Je suppose que vous avez vu notre petite annonce ?

— On passait par là, dit l’homme, parlant toujours dans le creux de sa main, comme s’il croyait tenir un tout petit micro.

— Ah ? Eh bien permettez-moi de vous dire que c’est votre jour de chance.

L’homme le regarda :

— Ah bon ?

— Pour l’équipement de ski, nous sommes en plein dans nos soldes de fin de saison. (Griswold décocha un sourire radieux à son client.) Il y a des économies fantastiques à faire sur tout le matériel.

— Ah ouais ?

L’autre client, resté près de la porte, regardait toujours la rue ; il n’était donc pas à portée de voix, et Griswold dut se limiter à un seul interlocuteur.

— Parfaitement, monsieur ! Voyez ces skis superbes, par exemple. Vous devez savoir, connaissant la marque, ce que ces bijoux vous coûteraient normalement.

— Des cagoules de ski, marmonna l’homme, sans même regarder les skis superbes.

— Au point de vue skis, vous êtes parés ? (Griswold, à regret, appuya de nouveau les bijoux contre le mur.) Et les chaussures ? Et en bâtons, vous avez ce qu’il vous faut ? Vous voyez, là, ces…

— Des cagoules.

— Mais oui, monsieur, elles sont là, sur ce présentoir. Choisissez, prenez votre temps. Nous en avons d’autres en réserve, que je peux vous apporter si vous…

— Ces deux-là, indiqua l’homme.

— Celles-ci ? Bien sûr, monsieur. Puis-je vous demander de quelle teinte est votre tenue de ski ?

L’homme fronça les sourcils :

— Vous voulez bien me vendre ces cagoules ?

— Certainement, monsieur, certainement.

Sans rien perdre de son amabilité enthousiaste, Griswold sortit son carnet à souches et demanda :

— Espèces, chèque, carte de crédit ?

— Espèces.

— Oui, monsieur. Je vais chercher une botte pour ces…

— Un sac en papier.

— Vous êtes sûr, monsieur ?

— Oui.

— Très bien.

Pendant qu’il rédigeait la facture, Griswold continua :

— À cette époque, vous allez au Canada, je suppose. Les Laurentides, quelles montagnes merveilleuses ! Les meilleures pistes de l’Amérique du Nord.

— Ouais, dit l’homme.

— Mais rien ne vaut les Alpes.

— Non, dit l’homme.

— Là-haut, dans le Nord, la réverbération est terrible. Puis-je vous proposer des lunettes de ski ? Garanties Polaroid…

— Les cagoules, c’est tout, dit l’homme en tendant à Griswold deux billets de vingt dollars.

— Très bien, dit Griswold. (Il s’éloigna, revint avec la monnaie et un sac en papier, et tout en tendant au client son emplette, fit une dernière tentative :) Il fait froid là-haut, monsieur. Avec nos parkas de l’Armée finlandaise, nous vous garantissons que jusqu’à moins quinze, vos fonctions vitales ne seront pas perturbées, sans quoi nous vous…

— Non, dit l’ex-client.

Fourrant dans son manteau le sac de cagoules, il tourna les talons, le dos toujours aussi voûté, et rejoignit son compagnon devant la porte. Ils échangèrent un regard et partirent. Griswold les suivait des yeux : il les vit, une fois dehors, s’arrêter sur le seuil et regarder dans les deux directions avant de remonter leur col, de rentrer leur menton, de s’enfoncer les mains dans les poches et de s’en aller d’une démarche furtive, en rasant les murs. Drôles de zèbres, se dit Griswold. Une allure bizarre, pour des amateurs de grand air.

Une demi-heure plus tard, Griswold, qui venait de terminer l’érection d’une pyramide de boîtes de balles de tennis couronnée par un bracelet en tissu éponge élastique et reculait pour admirer son œuvre, fronça les sourcils brusquement, réfléchit, tourna la tête, et jeta un regard inquisiteur à la porte d’entrée. Mais les clients n’étaient plus là.

40.

Il pleuvait. Onze heures du soir. Émergeant de la bouche d’égout dans une petite rue latérale, Dortmunder prit en pleine figure une rafale de pluie glacée. Il remit en place le couvercle rond et se réfugia dans l’entrée de magasin la plus proche : Il n’y avait pas de piétons. Une voiture passa en soulevant des gerbes d’eau. Le vent tourbillonnait dans l’entrée du magasin, lui cinglant le visage de minuscules gouttes froides.

Au bout de presque cinq minutes, une Lincoln Continental qui, d’après ses plaques, appartenait à un médecin, se rangea le long du trottoir. Dortmunder courut vers la voiture, entra dans cet abri sec et chaud, et Kelp lui dit :

— Excuse-moi de t’avoir fait attendre. Dur de trouver une voiture par une nuit pareille.

— T’aurais pu trouver une voiture, protesta Dortmunder, tandis que Kelp démarrait en douceur et roulait jusqu’au feu rouge le plus proche. Il a fallu que tu trouves un toubib.

— Je fais confiance aux médecins, dit Kelp. Ils aiment leurs aises, ils en savent long sur la douleur et l’inconfort. Quand ils achètent une voiture, ils veulent ce qui se fait de mieux, et ils peuvent se le payer.

— Bon, bon, dit Dortmunder.

Maintenant que son sang recommençait à circuler, et que ses vêtements séchaient peu à peu, il était de meilleure humeur.

Le feu passa au vert.

— Où est-ce qu’il passe, ce film ? demanda Kelp.

— Dans le Village.

— D’accord.

Kelp tourna à droite, roula jusqu’à Greenwich Village, prit la Huitième Rue sur la gauche, et se gara à deux pas du cinéma, dont le fronton proclamait : PREMIERE AMERICAINE – TAMBOURS DANS LE LOINTAIN. May avait annoncé à Dortmunder qu’elle comptait voir ce film ce soir-là ; elle lui en avait parlé la veille au soir, bavardant pendant que la main de Dortmunder marinait dans le liquide à vaisselle. Un peu plus tôt dans la soirée, ils avaient appelé le cinéma, où on leur avait appris que la dernière séance se terminait à minuit moins vingt.

Et en effet, à minuit moins dix-neuf et trente secondes, les spectateurs commencèrent à sortir au compte-gouttes, heureux d’avoir accru leur expérience cinématographique mais fâchés de retrouver la pluie et le froid ; ils faisaient la grimace et se hâtaient dans la bourrasque.

May sortit parmi les derniers. Elle resta un moment sous la marquise, hésitante, regardant à gauche et à droite.

— Qu’est-ce qu’elle fabrique ? dit Kelp.

— Elle sait ce qu’elle fait, répondit Dortmunder. Elle va marcher pendant un moment, pour qu’on voie qu’elle est filée.

— Bien sûr qu’elle est filée, dit Kelp. Ils doivent être cinq ou six. Les copains à Tiny. Les flics. La coopérative terroriste.

— Tu es tout à fait rassurant, dit Dortmunder.

Deux hommes difficiles à classer attendaient aussi sous la marquise, et semblaient ne savoir que faire maintenant que le monde du cinéma avait laissé place au monde de la pluie. Mais lorsque May se décida à bouger, en s’éloignant de Kelp et de Dortmunder, les deux badauds ne mirent pas plus d’une minute à prendre la même direction ; bien entendu, ils ne s’intéressaient pas l’un à l’autre, ni à May, ni à rien, d’ailleurs.

— Deux, dit Kelp.

— Je les vois.

— S’ils savaient…

— Ne dis rien.

— Ce qu’elle a sur elle, je veux dire.

— J’avais compris.

Kelp attendit que May et ses deux amis aient tous disparu dans les ténèbres zébrées de pluie, puis il mit le moteur en marche et rejoignit la chaussée. À mi-chemin du pâté de maisons, ils doublèrent les deux hommes, qui avaient du mal à rester indifférents l’un à l’autre, et un peu plus loin, ils doublèrent May, qui n’avait visiblement aucune autre préoccupation que le film qu’elle venait de voir.

Miraculeusement, le feu était vert au carrefour. Kelp fila sur la droite, se rangea le long du trottoir, laissa le moteur en marche mais éteignit les lumières. Dortmunder se tourna complètement, guettant le coin de la rue à travers les vitres tachées de pluie, la main tendue vers la poignée de la porte arrière.

May apparut ; elle marchait d’un pas décidé, mais sans se presser. Elle tourna à droite, continua à marcher, et au moment où l’immeuble du coin la masqua à la vue de ses suiveurs, elle courut vers la voiture. Dortmunder ouvrit la porte arrière, May bondit à l’intérieur, et Kelp accéléra, attendant d’avoir tourné le coin suivant avant de rallumer les phares.

— Quelle soirée ! dit May, dès que Kelp eut ralenti suffisamment pour qu’elle puisse se décoller de la banquette. Quand j’ai vu les plaques marquées MD, j’ai tout de suite su que c’était vous.

Kelp lança à Dortmunder un sourire triomphant :

— Tu vois ? C’est mon label. (Il jeta un coup d’œil au rétroviseur.) Personne derrière nous.

May examinait Dortmunder comme une mère-poule.

— Comment ça va, John ?

— En pleine forme.

— Ça a l’air d’aller, dit-elle, pas très convaincue.

— Je suis pas parti très longtemps, May.

— Tu as mangé ?

— Mais oui, j’ai mangé.

— On a eu des pizzas, dit Kelp. Il tourna encore une fois (au feu rouge, ce qui est illégal à New York) et partit vers le nord de la ville.

— Les pizzas, ça ne suffit pas, dit May. Dortmunder n’avait pas envie de parler de son régime alimentaire :

— T’as amené la marchandise ?

— Bien sûr.

Elle lui tendit un petit sac en papier d’emballage, le genre où on met les sandwichs. Dortmunder prit le sac et demanda :

— Les deux ?

— T’es pas forcé de faire ça, John.

— Je sais. Mais je veux le faire. Tout y est ?

— Oui. Tout y est.

— Le film était bien ? demanda Kelp.

— Excellent. C’était sur les méfaits de l’influence européenne en Afrique à la fin du XIXe siècle. Un travail de prise de vues remarquable, jouant sur l’absence de contrastes. Très lyrique.

— J’irai peut-être le voir, dit Kelp. Dortmunder pétrissait entre ses doigts le sac en papier d’emballage.

— Il y a autre chose là-dedans.

— Des chaussettes, dit-elle. Je me suis dit que par une nuit pareille, tu aurais besoin de chaussettes sèches.

— J’ose pas te lâcher devant chez toi, May, dit Kelp. Une rue plus loin, ça te va ?

— Bien sûr. Impeccable.

Elle effleura l’épaule de Dortmunder et demanda :

— Ça ira ?

— Ça va aller, assura-t-il. Maintenant, au moins, je sais ce que je fais.

— Faites gaffe à ne pas être reconnus. C’est dangereux pour vous deux de vous balader dans les rues.

— On a des cagoules de ski, dit Kelp. Montre-lui.

Dortmunder sortit les deux cagoules de la poche de son manteau et les déplia.

— Très joli, dit May.

— Je veux celle où il y a des rennes, dit Kelp.

41.

May tourna la clé dans la serrure, ouvrit la porte et entra dans un salon bourré de flics.

— Grand Dieu, dit-elle. Si j’avais su qu’on faisait la fête, j’aurais acheté des petits gâteaux.

— D’où venez-vous ? demanda le plus gros, le plus furieux et le plus fripé des flics en civil.

— Du cinéma.

— Oui, on sait, dit un autre. Après le cinéma.

— Je suis rentrée chez moi. (Elle regarda la pendulette posée sur le téléviseur.) Le film s’est terminé à minuit moins vingt, j’ai pris un taxi, et il n’est pas encore minuit.

Les flics parurent un peu troublés, puis feignirent de ne jamais avoir été troublés.

— Si vous êtes en rapport avec John Archibald Dortmunder… dit le gros inspecteur furieux et fripé, aussitôt interrompu par May :

— Il ne se sert pas de son deuxième prénom.

— Quoi ?

— Archibald. Il n’emploie pas le prénom Archibald.

— Je m’en fous, dit le flic. Vous saisissez ? J’en ai rien à branler.

— Calme-toi, Harry, dit un autre flic.

— Ça me fout en l’air, c’est tout, dit le gros flic fripé et furieux. Rafles, planques, filatures, cavales en tout genre, tous les services doublés. Et tout ça à cause d’un foutu glandeur aux doigts collants.

— Tout le monde, dit gravement May, est innocent jusqu’à ce qu’on l’ait prouvé coupable.

— Mon cul.

Le flic roula les mécaniques et dit aux autres flics :

— Allez, on y va. (Il lança à May un regard haineux.) Si vous êtes en rapport avec John Archibald Dortmunder, dites-lui qu’il a tout intérêt à se rendre à la police.

— Pourquoi est-ce que je lui dirais une chose pareille ?

— Rappelez-vous ce que j’ai dit, c’est tout. Vous aussi, vous savez, vous pourriez avoir des ennuis.

— John n’a pas du tout intérêt à se rendre à la police.

— Bon, bon, ça va. (Et les flics sortirent tous en chœur, d’un pas pesant, en laissant la porte ouverte derrière eux.)

May ferma la porte.

— Berk, dit-elle en allant chercher une bombe de déodorant.

42.

La porte de la bijouterie fit c-rrr. Dortmunder appuya son épaule contre elle :

— Allons, un petit effort, marmonna-t-il.

C-rr-oui, répondit la porte en s’entrebâillant.

Cette fois-ci, connaissant les ruses et les stratagèmes de cette porte-ci, Dortmunder s’était déjà accroché d’une main à un des montants ; il ne perdit donc pas l’équilibre et franchit d’un pas ferme le seuil du magasin. Il s’arrêta alors pour se tourner vers Kelp, qui faisait le guet au bord du trottoir, sous la pluie, et observait attentivement la perspective déserte du Boulevard Rockaway. Dortmunder lui fit signe, et Kelp pataugea sur le trottoir pour s’engouffrer avec satisfaction dans la douce chaleur du magasin.

— C’est joli, chez vous, dit-il pendant que Dortmunder refermait la porte.

— Elle me gratte, cette cagoule, dit Dortmunder en s’en débarrassant.

Kelp garda la sienne ; ses yeux vifs étincelaient parmi les rennes qui s’ébattaient sur fond noir.

— En tout cas, ça protège de la pluie, remarqua-t-il.

— Il ne pleut pas ici. Le coffre est par là.

L’affichette « Fermé pour cause de vacances, afin de mieux vous servir » était toujours dans la vitrine, et à en juger par l’odeur de renfermé qui régnait dans le magasin, personne n’y avait mis les pieds depuis que les flics y étaient venus dans la nuit de mercredi et avaient découvert la disparition du Brasier de Byzance. Le bijoutier était en prison, sa famille avait d’autres préoccupations que le magasin, et la police n’avait plus rien à en faire.

Du moins, c’est ce qu’ils croyaient.

— Quarante-huit heures, dit Dortmunder. Tu vois ces réveils ?

— Ils indiquent tous une heure moins vingt.

— C’est ce qu’ils marquaient mercredi soir, quand je suis arrivé ici. Il s’en est passé, en quarante-huit heures !

— Peut-être qu’ils sont arrêtés, dit Kelp qui alla vérifier.

— Non, ils ne sont pas arrêtés. (Dortmunder était agacé.) C’est une coïncidence.

— C’est vrai, ils marchent, reconnut Kelp. (Il revint et regarda Dortmunder s’asseoir en tailleur devant le coffre-fort bien connu et disposer ses outils autour de lui.) T’en as pour combien de temps, à peu près ?

— Quinze minutes, la dernière fois. Moins cette fois-ci. Va faire le guet.

Kelp s’installa près de la porte pour surveiller la rue toujours déserte ; douze minutes plus tard, le coffre s’ouvrit. Ploc-dong. Dortmunder projeta le rayon de sa lampe-stylo sur tes plateaux et les casiers, où il ne restait plus rien, à part la camelote qu’il avait négligée l’autre fois ; il repéra un plateau couvert de broches en toc, des petits animaux plaqués or avec des yeux en pierre polie. Ça ferait l’affaire.

Dortmunder plongea la main dans sa poche et en sortit le Brasier de Byzance, qu’il regarda longuement. Quelle intensité, quelle limpidité, quelle pureté de couleur ! Et la profondeur : on pouvait se perdre dans cette foutue pierre, le regard s’y enfonçait sur des kilomètres.

— Mon plus grand triomphe, murmura Dortmunder.

Toujours posté à la porte, Kelp demanda :

— Quoi ?

— Rien.

Dortmunder posa le Brasier de Byzance sur le plateau, au milieu des animaux de pacotille ; les paons et les lions de basse extraction écarquillè-rent les yeux devant leur aristocratique compagnon. Dortmunder entassa les animaux autour du rubis, de manière à le rendre moins visible, et remit le plateau en place.

— Ça marche ?

— J’ai presque fini.

Ploc-frrou. Il referma le coffre, le verrouilla et fit tourner le cadran. Ses outils réintégrèrent leurs poches spéciales, dans sa veste, et il se leva.

— On décolle ?

— Un instant.

Il sortit d’une autre poche la montre de May et appuya sur le bouton. 6 : 10 : 42 : 11. Il alla jusqu’au présentoir et, s’éclairant avec sa lampe de poche, examina les montres jusqu’à ce qu’il en trouve une autre du même type, dans une petite boîte doublée de feutre dont le couvercle était soulevé. Il se glissa derrière le comptoir, ouvrit la porte coulissante à l’arrière du présentoir et sortit la montre. Il y avait dans la boîte un petit papier replié plusieurs fois sur lui-même : MODE D’EMPLOI. Parfait. 6 : 10 : 42 : 11 retourna sur le comptoir, à l’endroit où il l’avait prise, et la nouvelle montre, avec boîte et mode d’emploi, prit le chemin de sa poche. Il remit la cagoule de ski ; ça le grattait, mais tant pis.

— Je suis prêt, dit Dortmunder.

43.

Toutes les éditions du journal ! Depuis la première, sortie de la veille au soir, avant que Maloney ait quitté la ville pour rentrer chez lui, jusqu’à la toute dernière, mise en vente après son arrivée au bureau, ce matin-là, toutes les saloperies d’éditions de cette saloperie de journal comportaient la même saloperie d’éditorial. Ça s’intitulait « La colère peut coûter cher », et il y était question de Maloney, évidemment, et de la façon dont il avait raccroché au nez de l’homme qui détenait le Brasier de Byzance.

Étaient-ce ces connards du FBI qui avaient filé l’histoire au journal ? Peut-être ; mais il fallait bien admettre que Maloney avait aussi un ou deux ennemis ici même, au sein de la Police new-yorkaise. Toute la matinée, ses amis et collègues n’avaient cessé de l’appeler pour l’assurer de leur sympathie, pour lui dire que ça aurait pu leur arriver (ils avaient raison, les salauds) et pour lui affirmer qu’on avait exercé toutes les pressions possibles sur la rédaction de ce torchon, sans pour autant parvenir à leur faire supprimer l’éditorial dans les autres éditions. Ils savaient qu’ils ne risquaient rien, les ordures : l’Inspecteur-Chef Francis Xavier Maloney avait mordu la poussière, et on pouvait maintenant le frapper impunément.

— Rien n’est plus vil qu’un journaliste, dit Maloney en envoyant valser la spéciale dernière.

Léon marcha dessus en entrant dans la pièce, et dit :

— Encore un coup de téléphone.

— Ami ou ennemi ?

— Difficile à dire. C’est encore ce type, celui du Brasier de Byzance.

Maloney ouvrit des yeux ronds.

— Est-ce que tu te paies ma tête, Léon ?

— Oh, Inspecteur-Chef ! (Léon battit des paupières.)

Maloney secoua la tête.

— Ça ne m’amuse pas, Léon. Laisse-moi.

— Il insiste pour vous parler. Je cite : (il prit une voix bizarre, une sorte de fausset caverneux :) Dans notre intérêt commun. C’est ce qu’il a dit.

Un moment. Et s’il avait la possibilité de se rattraper, de remonter sur le ring, de faire bouffer leur édito à ces lavettes de rédacteurs ? Intérêt commun, hein ? Maloney tendit la main vers le téléphone :

— Sur quelle ligne ?

— La deux.

— Okay. Enregistre la communication, trouve l’origine de l’appel et envoie du monde sur place. (Il prit à son tour une voix plus grave.) – Je vais le garder en ligne.

Léon sortit d’un pas léger, et Maloney prit la ligne deux :

— Qui est à l’appareil ?

— Vous le savez, dit la voix.

C’était la même voix.

— John Archibald Dortmunder, dit Maloney.

— Je ne suis pas Dortmunder, dit Dortmunder.

— Tiens donc, dit Maloney paisiblement, s’enfonçant dans son fauteuil en prévision d’une bonne causette.

— Vous avez des indices, mais ils ne tiendront pas la route. Vous allez vous apercevoir que Dortmunder n’est pas l’homme que vous cherchez, et en fin de compte, c’est moi que vous trouverez.

— C’est intéressant, comme théorie.

— J’ai des ennuis, reprit la voix.

— C’est peu dire.

— Mais vous aussi, vous avez des ennuis.

Maloney se crispa :

— Que voulez-vous dire ?

— Je lis le journal.

— Comme n’importe quel connard. Et alors ?

— Peut-être qu’on pourrait s’aider mutuellement.

Au plus profond de son être, Maloney fit la gueule.

— Qu’est-ce que vous me proposez ?

— Nous avons tous les deux un problème, dit la voix lasse, éteinte, pessimiste et pourtant assurée. À nous deux, on peut peut-être le résoudre.

Léon entra sur la pointe des pieds, franchit d’un bond le journal étalé par terre et posa un papier sur le bureau de Maloney : « Impossible trouver origine appel. Selon compagnie téléphones, poste inexistant. » Maloney sentit la fureur monter en lui et dit à la voix :

— Ne quittez pas.

Il appuya sur le bouton de mise en attente, fusilla Léon du regard et dit :

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

— La compagnie est complètement déroutée. D’après eux, l’appel vient d’un endroit situé au sud de la 96e Rue, mais ils ne peuvent pas en trouver l’origine. Il est là, dans leurs relais, et c’est tout.

— C’est insensé ! C’est incroyable !

— Ils continuent à chercher. (Léon ne paraissait pas très optimiste.) Ils vous demandent de le garder en ligne aussi longtemps que possible.

— Dis donc, Léon, tu m’insultes, ou quoi ? demanda Maloney. (Sans attendre sa réponse, il appuya sur la commande de la deux et entendit la tonalité. Il était parti, ce fils de pute.) Nom de Dieu, dit Maloney.

— Il a raccroché ? demanda Léon.

— Je l’ai encore perdu.

Le regard de Maloney se perdit dans l’infini ; sur le bureau de Léon, le téléphone se mit à sonner. Léon courut répondre, et Maloney se voûta, les coudes appuyés sur son bureau, la tête entre les mains, essayant de faire face à une réalité inadmissible : ils ont peut-être raison, ces foutus journalistes. Je ferais peut-être mieux de prendre ma retraite.

Léon revint.

— C’est encore lui. Cette fois-ci, il est sur la un.

Maloney se jeta sur le téléphone comme s’il allait le dévorer.

— Dortmunder !

— Je ne suis pas Dortmunder.

— Où est-ce que vous étiez parti ?

D’une démarche dansante, Léon alla renouer le contact avec la compagnie téléphonique.

— Vous m’avez mis en attente, dit la voix. Me mettez pas en attente, okay ?

— Ça n’a pas duré plus d’une seconde.

— J’ai eu des tas d’ennuis avec le téléphone. (Était-ce une autre voix, à l’arrière-plan, qui émettait un bruit de protestation ?) Je veux pas que vous me mettiez en attente. J’aime pas les gadgets.

— Les gadgets ? (Maloney faillit exploser d’une rage légitime : trop de frustration s’accumulait en lui.) Tu peux parler, tu m’as rendu dingue avec tes téléphones !

— C’est juste que…

— Tais-toi, laisse-moi parler. Je t’appelle à un téléphone public, au beau milieu d’un trottoir, en plein soleil, tu réponds au téléphone, et là-bas, il n’y a personne ! Pas plus tard que maintenant, je t’entends comme si t’étais dans la pièce, et la compagnie des téléphones ne peut pas retrouver l’origine de l’appel ! Tu trouves ça honnête, toi ? T’appelles ça jouer le jeu ?

— C’est juste que j’aime pas qu’on me mette en attente, dit la voix d’un ton boudeur.

D’un coup, Maloney renonça à sa mauvaise humeur : un luxe qu’il ne pouvait pas se permettre.

— Surtout, ne raccrochez pas ! dit-il en pressant le combiné comme si ç’avait été le poignet de son interlocuteur.

— Je ne raccrocherai pas, promit la voix. Mais ne me mettez pas en attente.

— On est d’accord, assura Maloney. Pas d’attente. Je reste là sans bouger et vous me racontez votre histoire.

— C’est simple, dit la voix : je ne veux pas de ce truc en rubis.

— Et alors ?

— Eh bien, vous, vous en voulez. Si vous l’avez, vous aurez de nouveau la vedette, au moins à l’intérieur de la Police ; les journaux pourront raconter ce qu’ils voudront. Alors ce que je voudrais, c’est vous proposer un marché.

— Vous me donnerez la bague ? En échange de quoi ? De votre immunité ?

— L’immunité, vous ne pouvez pas me la donner, ni vous ni personne, constata tristement la voix.

— C’est dur, mon vieux ; mais t’as raison, lui dit Maloney.

Bizarrement, il ressentit le désir d’aider ce pauvre bougre. Il vibrait dans cette voix lasse, revenue de tout, un écho qui résonnait en lui, lui rappelant qu’ils faisaient partie de la même humanité. C’était peut-être parce qu’il était déprimé par cet éditorial puant ; mais au fond de son cœur, il se savait plus proche de ce cambrioleur de troisième zone que de toutes les autres personnes impliquées dans cette affaire. Ça avait beau être absurde, c’était comme ça. Il imagina l’Agent Zachary, du FBI, en train d’interroger cet olibrius, et malgré lui, il fut ému.

— Qu’est-ce que tu veux, dans ce cas-là ? demanda-t-il.

— Je veux un autre cambrioleur, dit la voix.

— Là, je ne te suis pas.

— Vous êtes la police, expliqua la voix. Vous pouvez inventer un nom, fabriquer un bonhomme, un type inexistant, Frank Smith, mettons. À ce moment-là, vous annoncez que vous avez chopé le voleur, un nommé Frank Smith, et que vous avez récupéré la bague, et tout est réglé. Et plus personne ne m’en veut, à moi.

— Pas mal, ton idée, Dortmunder.

— Je ne suis pas Dortmunder.

— Mais il y a un os. Où est-il, ce Frank Smith ? Si on invente un type de toutes pièces, on n’a personne à montrer aux médias. Si on prend un vrai bonhomme, les détails risquent de ne pas coller.

— Frank Smith pourrait peut-être se suicider à la maison d’arrêt. Ça s’est vu.

— Ça met trop de gens en cause. Je regrette, mais je ne vois pas comment on peut s’y prendre. (Il exposa les paramètres du problème.) Il faut que ça soit quelqu’un qui existe, qui a un casier, connu de la Justice et du milieu. Mais en même temps, ce type-là, il faut que personne ne le retrouve jamais, qu’il ne revienne pas avec un alibi ou… Grand Dieu !

— Oui ? Oui ? dit la voix, soudain pleine d’espoir.

— Craig Fitzgibbons !

La voix de Maloney tremblait d’une émotion presque religieuse.

— Qui c’est, celui-là ?

— Un gars qui ne viendra jamais nous dire qu’on est des menteurs, Dortmunder.

— Je ne suis pas Dortmunder.

— Ben voyons. En tout cas, je peux t’arranger ce que tu demandes. Tel que tu ne me vois pas, je me surprends moi-même. Bien ; et le corpus delicti ?

— Le quoi ?

— Le Brasier de Byzance, expliqua Maloney.

— Ah, oui. Vous le récupérerez dès que vous aurez annoncé la nouvelle.

— Quelle nouvelle ?

— L’enquête a abouti. On a des preuves concluantes : le voleur du Brasier de Byzance est le nommé Craig Machinchose. L’arrestation devrait se faire dans les plus brefs délais.

— Très bien. Et ensuite ?

— Je vous rends la bague. Je m’y prendrai à ma manière, pas directement.

— Quand ?

— Aujourd’hui même.

— Et si tu ne le fais pas ?

— Nouvelles révélations de la police. Nous avons des preuves : le voleur n’est pas Craig Truc-chouette.

— Bien, dit Maloney en hochant la tête.

Léon entra ; il fit tenir dans son haussement d’épaules toute l’incrédulité du monde, toute la perplexité des milliers d’employés de la compagnie des téléphones new-yorkais. Maloney le congédia d’un geste ; il s’en fichait.

— Je suis de bonne humeur aujourd’hui, dit-il au téléphone. T’as réussi ton marché, Dortmunder.

— Appelez-moi Craig, dit Dortmunder.

44.

Dortmunder téléphonait à May toutes les demi-heures ; elle s’était fait porter malade pour pouvoir écouter une radio qui ne diffusait que des informations, vingt-quatre heures sur vingt-quatre (Donnez-nous vingt-deux minutes, et nous vous donnerons le monde entier, menaçaient-ils.) Dortmunder aurait bien voulu s’en occuper lui-même, mais dans le boyau souterrain de la compagnie des téléphones, bien en dessous de la grande métropole, il ne fallait pas songer à capter des ondes radio. Sans parler de la télé.

— Ça barde en Asie du Sud-Est, lui dit May à dix heures trente.

— Mm-mmh, dit Dortmunder.

— Ça barde au Moyen-Orient, annonça-t-elle à onze heures.

— Normal, dit-il.

— Ça barde dans le quartier cubain de Miami, lui apprit-elle à onze heures et demie.

— Apparemment, ça barde partout, souligna Dortmunder. Même ici, d’ailleurs.

— On connaît l’identité du voleur qui a dérobé le Brasier de Byzance, dit-elle à midi. Ils étaient en train de dire que ça bardait dans le monde du base-ball, et ils se sont interrompus pour passer ça en flash de dernière minute.

Dortmunder avait la gorge sèche.

— Ne quitte pas ! (Il avala une rasade de bière.) Vas-y, raconte.

— Benjamin Arthur Klopzik.

Dortmunder dévisagea Kelp comme si c’était de sa faute. Kelp lui rendit son regard ; il avait hâte de savoir.

— Qui ? demanda Dortmunder.

— Benjamin Arthur Klopzik, répéta May. Ils l’ont dit deux fois de suite ; j’ai noté.

— C’est pas un nommé Craig Quelque chose ?

— Qui ça ?

— Benjamin… (Il comprit enfin.) Benjy !

Kelp n’y tenait plus.

— Raconte, John. (Il se pencha vers lui.) Raconte, raconte !

— Merci, May, dit Dortmunder. (Il mit une seconde à comprendre que le tiraillement bizarre qui lui contractait les joues était provoqué par un sourire.) Écoute, May, ça m’ennuie d’avoir l’air optimiste, mais j’ai comme une impression. J’ai une vague idée que peut-être il n’est pas exclu qu’à un moment qui risque d’être proche je vais pouvoir sortir d’ici.

— Je vais mettre les steaks à décongeler, dit May.

Dortmunder raccrocha et resta une minute sans bouger, hochant pensivement la tête.

— Ce Maloney ! C’est un futé.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? John ? (Kelp trépignait d’impatience, s’éclaboussant les genoux de bière.) Raconte, John !

— Benjy, dit Dortmunder. Le petit bonhomme qui était branché sur les flics.

— Eh bien ?

— Maloney dit que c’est lui qui a chauffé la bague.

— Benjy Klopzik ? (Kelp était stupéfait.) Un taré pareil ? Il ne serait pas foutu de voler un sac en papier dans un supermarché.

— N’empêche. Il a tout le monde à ses trousses, non ? Parce qu’il bossait pour les flics.

— C’est vrai, ils le coursent presque autant que toi.

— Bon. Les flics annoncent que c’est lui qui a chouravé la bague en rubis. Il ne va pas revenir pour protester. Et voilà, c’est réglé.

— Mais où est-ce qu’il est ?

— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Au Moyen-Orient, peut-être. Ou bien dans le quartier cubain de Miami. Peut-être que les flics l’ont tué et qu’ils l’ont enterré sous l’immeuble de la Police. En tout cas, Maloney sait bien que personne ne mettra la main sur lui. Et ça, ça me va. (Dortmunder souriait jusqu’aux oreilles. Il attrapa le téléphone.) Ça me va même tout à fait.

45.

La vie est injuste ; Tony Costello en était pleinement conscient. Il était sur le point de perdre son emploi de reporter policier au Journal de six heures, et tout ça parce que personne ne savait qu’il était irlandais. Non seulement il s’appelait Costello, un nom irlandais qui avait l’air italien ; mais il avait encore fallu que sa mère aille corser le problème en le prénommant Anthony. Bien sûr que des tas d’irlandais s’appelaient Anthony, mais une fois combiné avec Costello, ça n’était plus la peine de penser à arborer le drapeau de la verte Erin.

Pour comble d’infortune, Tony Costello était un Irlandais brun. Sa tête était couverte d’une épaisse toison noire, il avait un gros nez protubérant, et il était petit et trapu. Pas de doute, c’était une victime du destin.

Si seulement il avait pu en parler franchement, aller voir un de ces crétins d’irlandais – l’Inspecteur-Chef Francis X. Maloney, par exemple, ce gros plein de soupe content de lui – et leur dire ce qu’il en était : « Par tous les saints de l’enfer et les diables du paradis, je suis irlandais ! » Mais c’était impossible : cela serait revenu à proclamer ouvertement l’existence à la tête de la police d’une sorte de mafia irlandaise, ce qui était tout à fait hors de question. Moyennant quoi tous les scoops, les tuyaux les plus juteux, les renseignements glissés dans le creux de l’oreille étaient réservés à ce salopard d’Écossais nommé Jack Mackenzie, que ces crétins d’irlandais prenaient tous pour un Irlandais.

— Ça commence à ressembler au printemps ! dit une jolie fille dans l’ascenseur, ce samedi-là à midi.