XI

« Ainsi, c’est officiel, soupira l’amiral Mugabi.

— Pas tout à fait, répondit l’amiral Stevenson avec un petit sourire crispé. Ce qui l’est, en revanche, c’est la confirmation que les Galactiques s’apprêtent finalement à nous adresser leur ultimatum. Nous ne sommes pas censés le savoir déjà, bien entendu, puisque le message officiel n’est pas encore arrivé. Et le consensus qui règne en ce moment, c’est que, de toute façon, même s’il nous parvient, les conséquences d’un refus de notre part n’y seront pas consignées en termes précis.

— Bien sûr que non, gouailla Mugabi. Ils sont si foutrement papelards qu’il n’est pas même question pour eux de s’impliquer dans un communiqué officiel.

Je n’en mettrais pas ma main au feu, répondit beaucoup plus sombrement Stevenson. La seule chose dont nous pouvons être certains, c’est qu’ils n’ont pas eu cette révélation pendant la nuit, quoi qu’ils s’efforcent de raconter à leurs concitoyens. Il a dû y avoir de féroces maquignonnages pour obtenir des Kulavos et des Daerjeks qu’ils se rangent sur leurs dernières positions. À moins que le SRS ne soit complètement à côté de la plaque, un des points sur lesquels des jusqu’au-boutistes comme les Saernaïs et les Josutos ont dû insister, c’est que les Kulavos acceptent enfin d’avaliser au moins officiellement leurs recommandations pour leur permettre de résoudre leur petit problème. Après tout, les Kulavos sont la “conscience” du Conseil depuis si longtemps que la faction qui tient à nous anéantir est pratiquement contrainte d’obtenir leur consentement public pour se couvrir. J’en conclurais donc volontiers que le dernier acte de cette petite pièce de kabuki sera la présentation d’une note officielle exigeant que nous leur remettions le vaisseau – et les Romains – sous peine d’une intervention militaire.

— Mais je vous parie tout ce que vous voudrez que des termes comme “génocide” n’apparaîtront dans aucune note officielle, rétorqua Mugabi.

— Vous avez certainement raison, convint Stevenson. Ils n’auront pas à le faire, évidemment. Tout bien pesé, si nous sommes assez déraisonnables pour les inciter à prendre des mesures d’ordre militaire, tout incident mineur, comme par exemple un missile susceptible de faire exploser une planète qui dévierait accidentellement de sa trajectoire, retombera sur nos têtes de primitifs. Ils nous auront prévenus que nous prenions de gros risques, de sorte que, quand cet “accident” se produira à point nommé, ils garderont les mains propres. Parce qu’ils n’exigent finalement, en fait, que la restitution d’un vaisseau, d’une propriété privée qui leur a été dérobée et de l’équipage – lequel est également une propriété privée selon les lois de la Fédération – qui l’a volée et a assassiné ses propriétaires légitimes pour s’en emparer. Si nous nous montrons assez irréfléchis, stupides et primitifs pour refuser de livrer aux autorités compétentes de tels mutins criminels ivres de sang, alors aucun gouvernement respectueux des lois, comme l’est la Fédération, ne saurait se contenter de rester les bras croisés pendant qu’on enfreint ses principes fondamentaux. Ils doivent absolument prendre des mesures et, si le hasard veut qu’un système stellaire peuplé d’aborigènes se retrouve, par le plus grand des hasards, broyé entre les meules du moulin, eh bien… le maintien de l’ordre exige parfois de pénibles sacrifices.

— Effectivement », grogna Mugabi.

Il avait déjà émis des grognements plus sonores. De fait, il en était même loin. Les gens de la Spatiale solarienne n’étaient que par trop habitués aux grondements caverneux qui échappaient à leur ours d’amiral aux moments d’extrême mécontentement, mais il se sentait trop fatigué… et pas seulement physiquement… pour leur rendre justice aujourd’hui.

Il inclina sa chaise derrière son bureau et permit un instant à son corps de s’affaisser, en même temps qu’il massait son visage noir aux larges méplats. Puis sa main retomba sur son buvard à l’ancienne mode et il tourna la tête pour jeter un regard par-delà le hublot blindé fixé dans la coque extérieure de l’énorme station spatiale.

La vue était spectaculaire. En des circonstances normales, elle aurait exercé sur lui une fascination ininterrompue et éveillé une sorte d’émerveillement puéril. Mais ce panorama lui-même n’était plus capable d’alléger le poids écrasant du désespoir qui le submergeait ce jour-là.

La planète autour de laquelle gravitait la station était belle à couper le souffle : un saphir voilé de nuages tourbillonnants sur fond d’espace noir comme la suie et piqueté de diamants scintillants. Le disque blanc de sa lune était visible sur un flanc, et les amas et constellations de centaines de vaisseaux spatiaux étincelaient comme autant de joyaux éparpillés réfléchissant la lumière du soleil alors qu’ils vaquaient à leurs affaires. Un des principaux chantiers navals de la Spatiale dominait toute la scène, et Mugabi pouvait tout juste distinguer les combinaisons aux couleurs vives, codées, des travailleurs qui flottaient le long de la coque de près de deux kilomètres d’un croiseur de combat en construction. Le vaisseau était peut-être achevé aux trois quarts, et la plus grande partie de son blindage externe était en place. Sans doute sa centrale d’énergie était-elle déjà pressurisée et branchée, puisqu’il pouvait voir d’ici que trois de ses cinq principales nacelles de propulsion étaient scellées. Mais, même dans les meilleures conditions, il ne serait pas opérationnel avant six mois… et, selon la plus optimiste de ses estimations, il n’était même pas envisageable qu’il fût paré à la manœuvre avant que le couperet ne tombât.

Il ferma les yeux et se frotta de nouveau le visage, conscient avec acuité de la responsabilité qui accompagnait son désespoir, non sans se demander lequel de ces deux fardeaux était le plus lourd. Il avait donné quarante-trois ans de sa vie à la Spatiale, d’abord simple enseigne de vaisseau, quand il croyait encore sincèrement que l’humanité serait en mesure de construire une flotte assez puissante pour protéger sa planète des Galactiques, jusqu’au jour d’aujourd’hui. Chemin faisant, il en avait appris, avec l’ensemble de l’espèce humaine, beaucoup trop long sur la puissance écrasante de la Fédération pour se raccrocher à de faux espoirs selon lesquels la Spatiale serait en mesure de défendre avec bonheur le système solaire ; pourtant il continuait d’espérer – ou, du moins, de se persuader – qu’elle pourrait riposter avec assez de pugnacité pour convaincre ces Galactiques égocentriques que la menace posée par l’humanité était trop infime pour justifier les lourdes pertes qu’ils essuieraient en s’efforçant de l’éliminer. Mais tous ces faux espoirs s’étaient à présent dissipés, réduits aux seuls vœux pieux qu’ils étaient dès le départ. Le Conseil de la Fédération avait décidé que les humains bluffaient, et nul ne savait mieux que lui à quel point ce bluff était transparent, usé jusqu’à la trame. Malgré tout, aujourd’hui encore, alors même qu’il restait conscient de la futilité de la tentative, son grade élevé et son sens du devoir, qu’il avait passé la moitié de sa vie à apprendre, restaient intacts. Si désespérante que fût sa responsabilité, il avait encore le devoir de défendre l’humanité contre ses ennemis, et, s’il eût sans doute été facile et tentant de repasser le bébé à un tiers, il en était parfaitement incapable de par sa nature même. En outre, ça n’aurait finalement pas eu grande importance.

« La présidente a-t-elle décidé de la réponse qu’elle donnerait aux Galactiques ? finit-il par demander.

— Non, répondit Stevenson. Ou, si elle l’a fait, elle la tient encore sous le boisseau. Elle n’a d’ailleurs pas encore eu à répondre à un ultimatum officiel. De fait, je serais fort étonné que les Galactiques se doutent que nous connaissons leurs intentions. Ils ne sont pas très doués en ce domaine, ajouta-t-il, colossal euphémisme.

— Peut-être, mais peut-être aussi s’en moquent-ils éperdument, répondit Mugabi sans ouvrir les yeux.

— Je les crois aussi incompétents qu’ils en ont l’air, affirma son supérieur. Ils n’ont pas besoin d’être compétents, au demeurant, puisqu’ils détiennent le plus gros bâton de tout l’univers connu. En outre, leur arrogance inhérente semble leur interdire toute possibilité de nous prendre assez au sérieux, nous autres “primitifs”, pour s’inquiéter de la façon dont nous jouons la partie.

— Et s’en inquiéteraient-ils qu’ils se contenteraient, s’ils avaient l’impression d’être en train de la perdre, de changer les règles du jeu. » Mugabi rouvrit les yeux et dévisagea l’autre amiral comme pour le mettre au défi de démentir ses paroles.

« Je crains de ne pouvoir vous contredire à cet égard, soupira Stevenson. Pas quand on sait comment ils ont décidé de modifier leurs propres lois de fond en comble pour nous enfoncer. »

Mugabi se contenta de grogner. Il n’y avait strictement rien à ajouter, bien que l’humanité eût mis un certain temps à comprendre jusqu’à quel point le jeu était pipé. Que tous ces « cinglés de soucoupes volantes » de la fin du vingtième siècle eussent eu raison lorsqu’ils affirmaient que la Terre était maintenue sous haute surveillance par les extraterrestres était pour le moins ironique. Un des aïeux de Mugabi avait été un agent spécial de ce qu’on appelait alors le FBI, et il avait tenu un journal détaillé avec un soin minutieux. Mugabi l’avait lu alors qu’il était encore au lycée et le compte rendu qu’il avait donné de la petite poignée d’enquêtes sur les « soucoupes volantes » qu’on lui avait confiées l’avait particulièrement frappé. L’agent spécial Winton avait fait assez consciencieusement son travail mais, dans son journal, il s’était toujours gaussé aussi de l’éventualité qu’il y eût réellement quelque chose à découvrir. Après tout, pourquoi des gens capables de voyager entre les étoiles s’inquiéteraient-ils d’une planète peuplée d’indigènes encore rampants, et la tiendraient-ils subrepticement en observation ? Qu’est-ce qui rendait l’espèce humaine assez importante pour qu’une civilisation beaucoup plus avancée prît la peine de s’en soucier ? Ou même, si elle s’intéressait à eux, de dissimuler sa présence à ces primitifs ?

Pour sa part, Mugabi trouvait les objections de Pépé Winton parfaitement raisonnables, compte tenu de ce que la Terre savait du cosmos à cette époque de son histoire. Évidemment, on s’était rendu compte par la suite que la Terre ignorait encore beaucoup trop de choses en ce temps-là et qu’au regard de ce qu’avait découvert ensuite l’humanité ces cinglés et autres paranoïaques n’avaient finalement pas entièrement tort. De fait, la seule question que Quentin Mugabi n’avait jamais réussi à élucider, c’était pourquoi les Galactiques avaient tergiversé si longtemps à décider comment ils devaient s’y prendre afin de juguler la menace barbare que représentait l’espèce humaine pour leur douillette conception de la gestion de l’univers.

Non, ce n’est pas entièrement vrai, rumina-t-il. Il doutait qu’un humain pût jamais réellement comprendre qu’un soi-disant « gouvernement » fût capable de discutailler pendant des siècles, littéralement, avant de prendre une décision dont tous ses membres savaient depuis le premier jour qu’elle était inéluctable. Cette seule idée aurait sans doute paru grotesque, mais c’était pourtant ce qui avait fini par transpirer, et il n’avait pas besoin de chercher très loin pour savoir que Kulavos et Daerjeks étaient les grains de sable qui avaient grippé les rouages. Il n’arrivait toujours pas à entrevoir réellement la mentalité requise, mais les événements actuels étaient suffisamment limpides.

Il avait fallu de longues années aux services de renseignement humains pour commencer à démêler le complexe écheveau politique de la Fédération, et de nombreuses questions, certaines diablement importantes, n’étaient toujours pas élucidées. Une chose au moins crevait les yeux : le parallèle le plus approchant qu’on pût établir entre la dynamique interne du Conseil et celle d’une institution humaine aurait été une réunion de la mafia italienne à Moscou, présidée par les yakuzas. Il n’y était question que d’alliances et de blocs complexes et sans cesse changeants, et qu’un conseiller y pût siéger pendant trois ou quatre de nos siècles offrait à chacun un énorme recul considérable vis-à-vis des manœuvres et contre-ruses permettant de planter (parfois littéralement) un poignard dans le dos d’un collègue. Nul (pas même les membres du Conseil eux-mêmes, sans doute, songeait amèrement Mugabi) ne comprenait vraiment le réseau compliqué des obligations, allégeances, dettes et autres comptes non réglés présidant à la difficultueuse élaboration de compromis et de prises de position dans les affaires politiques, mais personne n’était assez stupide pour nier que la plupart de ces compromis avaient pour seul fondement l’intérêt bien compris des impétrants.

Personne sauf les Kulavos.

Mugabi en savait beaucoup trop long sur l’invraisemblable disparité régnant entre la puissance de la Fédération et celle de l’humanité pour n’être pas reconnaissant aux Kulavos de leur traditionnel obstructionnisme. Tout ce qui pouvait faire échec à cette puissance était le bienvenu du point de vue de l’espèce humaine, mais, même ainsi, il trouvait particulièrement exaspérant d’être contraint d’admettre que sa propre espèce ne devait ses deux ou trois derniers siècles de survie, à tout le moins, qu’à une espèce entière d’hypocrites professionnels.

Exaspérant ou pas, il était indubitablement heureux que les Kulavos fussent une des trois espèces originelles qui avaient fondé la Fédération… et qu’ils n’eussent aucunement l’intention de laisser ce souvenir s’effacer. Mais il était sans doute tout aussi malheureux qu’aucune des deux autres espèces fondatrices ne fût encore de ce monde. L’actuel ramassis de Galactiques se montrait plus que vague quant à ce qu’il était exactement advenu de ces deux espèces éteintes, et, quoi qu’il leur fût arrivé, ça remontait à si loin dans le passé qu’aucun informateur des humains n’avait pu apporter des lumières sur la question. Mugabi avait toutefois sa petite théorie personnelle sur leur disparition, et il savait que la plupart des analystes du Service du renseignement spatial la partageaient.

Et le SRS avait réussi à accumuler davantage d’informations sur les Galactiques et leur histoire que le Conseil ne s’en rendait compte, se persuada l’amiral. La Fédération entretenait sans doute une paranoïa aiguë à l’encontre de tous ceux qui menaçaient l’équilibre de son précieux statu quo, mais il existait un curieux hiatus entre cette parano et les mesures de sécurité qu’elle aurait dû engendrer. Hiatus dû en majeure partie, sans nul doute, à cette stabilité de plusieurs millénaires que chérissaient tant les Galactiques, mais que l’humanité, elle, trouvait si incompréhensible. Aucun gouvernement terrien ne saurait survivre si longtemps sans réviser ou réexaminer de temps en temps lesdites dispositions. La créativité acharnée avec laquelle ses adversaires auraient cherché des moyens de les contourner y aurait veillé ! Les Galactiques, eux, en dépit de leurs machinations et de leur propension à se tirer dans le dos, semblaient n’avoir aucune prédisposition (ou capacité) équivalente à celle des humains pour chercher à reprendre le dessus en échafaudant de nouvelles approches à de vieux problèmes. Les espèces propriétaires de la Fédération étaient toutes des législatrices fanatiques, mais, une fois qu’elles étaient tombées d’accord sur les règles (et certaines de ces règles précisaient dans le détail les moyens convenables et acceptables de commettre une trahison), elles s’y cramponnaient avec une mortelle fermeté. Ces règles changeaient, bien sûr. Les Galactiques eux-mêmes, si ardemment qu’ils aspirassent à la stabilité, n’auraient pu figer un empire aussi vaste que la Fédération dans un gel absolu. Mais ces changements étaient toujours infimes, progressifs… et se produisaient à un rythme si « glaciaire » que deux ou trois mille ans pouvaient s’écouler entre deux d’entre eux.

Pour toutes ces raisons, les services de renseignement terriens avaient réussi à infiltrer la sécurité du Conseil bien plus profondément que les Galactiques ne s’en doutaient, en dépit du gouffre qui séparait les capacités technologiques des deux cultures. La haine mortelle que vouaient à leurs maîtres de nombreuses espèces « protégées » asservies par les propriétaires de la Fédération les incitait sans doute à alimenter, quand c’était possible, les banques de données en herbe des humains. De fait, le plus gros handicap des analystes de la Terre avait plutôt été l’énorme volume des renseignements qui avaient afflué dès qu’ils avaient commencé à avoir accès à ces données. La Fédération était une archiviste compulsive, amoureuse éperdue, jusqu’à la maniaquerie, des excès de la bureaucratie, avec qui aucun gouvernement humain n’aurait pu rivaliser. Par sa seule longévité, qui avait engendré une masse d’informations excédant de très loin les capacités de stockage des archives humaines, elle faisait de tout examen systématique un travail de Titan.

Malgré tout, l’humanité avait réussi à se faire une idée assez précise de la Fédération et de son histoire. Et d’une, il était clair que la posture morale du Conseil dérivait de sa Constitution originelle, laquelle avait très certainement été rédigée par une ou deux de ses espèces fondatrices aujourd’hui disparues. Aucune des « espèces supérieures » de son actuelle composition ne se serait sans doute embarrassée des ineptes impératifs moraux ou éthiques inclus dans cette Constitution. Il n’était d’ailleurs pas exclu (encore que même un esprit aussi ouvert que celui de Mugabi trouvât cela difficilement crédible) que la Fédération originelle se fût réellement fixé l’obligation morale de veiller sur les espèces les moins avancées. Dieu savait que l’humanité n’avait pas été loin de s’éliminer elle-même dès que les armes de destruction massive lui avaient été accessibles, alors peut-être devait-on parler en faveur de cette surveillance semi-parentale exercée sur les espèces en voie de développement, au moins jusqu’au jour où elles avaient traversé la zone dangereuse et appris à survivre à leur propre technologie.

Si tel avait été l’objectif premier de la Fédération et de sa Constitution, il était depuis longtemps corrompu. Compte tenu de la véhémence avec laquelle le fruit de cette corruption prônait la rapine, l’agression et l’exploitation, Mugabi doutait que les fondatrices eussent apprécié ce renversement de leur corpus de valeurs. Ce qui, à son tour, fournissait une explication plausible (et sinistre) à la disparition d’au moins deux d’entre elles.

En même temps, malgré tout, cet incroyable amour de la stabilité, qui était un des traits constitutifs majeurs de la Fédération, avait au moins eu le mérite de préserver sa forme d’origine à la Constitution. Faute de mieux, c’était pour le Conseil un prétexte et une justification (à imposer son talon de fer à toutes les espèces qui démarraient et auraient pu menacer sa stagnation) trop précieux pour que les Galactiques se comportassent différemment. Et les Kulavos, en leur qualité de seule espèce fondatrice survivante, avaient revendiqué une exigence de moralité supérieure dans tout débat politique près de mille siècles avant que l’humanité ne découvre le feu.

Les xénologues ne cessaient de prévenir Mugabi contre la tendance à prêter des motivations et des points de vue humains aux espèces non humaines, tendance qu’ils regardaient comme à la fois dangereuse et inadéquate, mais l’amiral avait décidé depuis longtemps qu’il persisterait dans cette mauvaise habitude tant qu’elle lui permettrait de prédire avec précision les actions et réactions de ces espèces. Jusque-là, le modèle avait parfaitement opéré, pourvu qu’il prît soin d’incorporer dans ses calculs un degré suffisant d’amoralité. Et, en l’occurrence, il se demandait ce qui était le plus remarquable : l’apparente conviction absolue des Kulavos de leur propre sincérité, ou la véhémence du mépris et de la rancœur qu’éprouvaient leurs collègues du Conseil pour leur monstrueuse hypocrisie.

Dans un cas comme dans l’autre, il soupçonnait que la posture morale des Kulavos causerait finalement leur chute, encore que cette chute ne surviendrait pas à temps pour sauver l’humanité. Entre-temps, toutefois, les Kulavos se raccrochaient à la haute noblesse morale, entièrement verbale, de la pureté de leurs intentions et refusaient de porter un jugement précipité en quelque matière que ce fût, sauf, bien entendu, si leurs intérêts étaient directement menacés. Et, dans la mesure où leur statut de seuls survivants des espèces fondatrices conférait à leur ego collectif une gloire et une superbe avec laquelle les autres Galactiques eux-mêmes ne pouvaient pas rivaliser, ils avaient refusé avec condescendance de concéder qu’une entité aussi insignifiante que l’humanité pût représenter une menace pour eux.

Les données accessibles aux analystes terriens laissaient entendre qu’ils avaient commencé à changer d’avis quelque deux ou trois siècles plus tôt, mais, à l’instar de tout Galactique qui se respecte, ils avaient décliné toute décision précipitée. Ils avaient en outre campé sur leur position morale traditionnelle ; et chercher des moyens de modifier cela sans perdre la face, conséquence inévitable d’un renoncement à leurs principes moraux autoproclamés, avait exigé pas moins de ces quelques siècles.

Les Daerjeks étaient une autre paire de manches. Même aux yeux des autres Galactiques, c’étaient des conservateurs. De fait, Mugabi se demandait souvent comment ils avaient réussi à admettre une invention aussi radicale que la roue. Il n’était jamais réellement nécessaire de les interroger sur leur position relativement à une décision que devait prendre le Conseil, car cette position était toujours la même. Ils jetaient l’anathème sur toute modification de quelque ligne d’action que ce fût de la Fédération, et ils accueillaient avec joie tout prétexte à résister au changement. Ils n’éprouvaient pas spécialement le besoin, d’ailleurs, de se montrer cohérents dans leurs justifications, mais, ainsi qu’on pouvait le constater, l’entêtement des Kulavos à « soigneusement peser tous les aspects moraux » de chaque prise de position politique en faisait des partenaires naturels dans l’obstructionnisme.

Hélas, cette obstruction ne semblait plus peser lorsqu’il s’agissait de décider du sort de l’humanité.

« Nous pourrions toujours consentir à leur rendre les Romains, suggéra finalement Mugabi, d’un ton laissant entendre qu’il trouvait sa propre proposition détestable. Si c’est là le prétexte qu’ils invoquent, nous leur couperions l’herbe sous le pied en cédant. » Stevenson le fixa en arquant un sourcil, et l’amiral lourdement charpenté haussa les épaules. « Ça ne me plaît pas plus qu’à vous, Alex, ajouta-t-il, irascible. Mais c’est de la survie de l’espèce humaine qu’il s’agit.

— La présidente en est parfaitement consciente. En fait, je crois que le cabinet a d’ores et déjà consenti, très sereinement, à ce que le vaisseau soit restitué aux Galactiques s’ils l’exigeaient. Mais vous savez aussi bien que moi ce qu’il arrivera aux Romains s’ils tombent entre leurs mains.

— Bien sûr que je le sais. C’est bien pourquoi je n’apprécie pas plus que ça ma proposition. Mais l’exécution de quelques centaines de gens, qui tous auraient dû mourir depuis deux mille ans si les Galactiques n’étaient pas intervenus dans leur existence, devrait être regardée comme un prix à payer acceptable si elle peut sauver l’espèce humaine de l’extinction !

— Je n’en disconviens pas, affirma Stevenson en soupirant, avant de passer les doigts dans ses rares cheveux blonds. Et, si je n’ai pas siégé à ces réunions entre la présidente et son cabinet ou les membres les plus influents du Sénat, je suis bien certain qu’ils ont été assez honnêtes les uns envers les autres pour parvenir à cette conclusion. Enfer, les Romains eux-mêmes en acceptent la logique ! »

Il se massa un instant le front à deux mains puis jeta un regard par le hublot au lieu de soutenir celui de Mugabi.

« J’ignore si c’est par pur panache ou s’ils en admettent l’inéluctabilité, mais les chefs de ces Romains ont déjà consenti à ce qu’on les livre aux Galactiques si cette démarche empêchait une agression du système solaire. À la seule condition… (il arracha son regard à la glaçante beauté des étoiles pour le reporter sur le visage de Mugabi) qu’on les autorise à se suicider avant. »

Mugabi poussa un nouveau grognement, cette fois comme s’il venait de recevoir un coup de poing dans le plexus solaire, puis il inspira profondément.

« Ce qui m’incite à me sentir encore plus merdeux de l’avoir proposé, lâcha-t-il d’une voix rocailleuse. Mais qui souligne en même temps mon argument. Si haïssable que nous paraisse cette restitution, comment pourrions-nous jamais justifier notre refus de les leur remettre ?

— Il me semble que l’espèce humaine en a jusque-là des Galactiques », déclara Stevenson au bout de quelques secondes, et ce fut au tour de Mugabi d’arquer un sourcil interrogateur. Son supérieur s’en aperçut et secoua les épaules.

« Nous sommes au courant de l’existence de la Fédération depuis près d’un siècle, Quentin, fit-il remarquer. Il nous a fallu un bon bout de temps pour comprendre que les Galactiques contrecarraient nos tentatives d’expansion extrasolaire… ou même qu’ils existaient, d’ailleurs. Compte tenu des délais qu’exigent les voyages entre les étoiles, même avec l’impulsion phasique, il n’est guère surprenant que nous ne soyons pas tombés immédiatement sur elle. En fait, je l’admets bien à contrecœur, nous ne nous en serions peut-être jamais doutés si ces salauds ne s’étaient pas montrés assez arrogants et méprisants pour laisser transparaître leur véritable attitude.

 » Vous savez comme moi que l’opinion publique ne s’est pas franchement enflammée quand la nouvelle s’en est répandue, poursuivit-il en recourant à un euphémisme qui ne lui ressemblait guère. Et elle s’est montrée encore moins enthousiaste quand le Conseil a décidé que, dans notre cas particulier, notre version de l’impulsion phasique était par trop “grossière” et “primitive” pour justifier une invitation à y siéger. Et nous avons découvert ensuite qu’on nous maintenait en observation rapprochée depuis le milieu du dix-neuvième siècle, si bien que les gens s’en sont encore plus ulcérés. Au jour d’aujourd’hui, l’homme de la rue n’aimerait rien tant que de planter un bâton dans l’œil de la toute-puissante Fédération.

— Je m’en rends compte, répondit Mugabi. Mais est-ce à dire que votre “homme de la rue” serait si courroucé qu’il préférerait se faire tuer – avec femme et enfants – plutôt que de céder aux exigences des Galactiques ? C’est cela que vous cherchez à me dire ?

— Tel n’est pas mon propos. D’un autre côté, je ne sais pas si la plupart des gens se doutent véritablement de l’inflexible cruauté de la Fédération, ni d’ailleurs du fait que sa technologie et ses moyens dépassent de loin tout ce que nous pourrions imaginer, déclara Stevenson. J’ai tendance à croire que ceux-là mêmes qui admettent intellectuellement la vanité de toute résistance ouverte ne l’ont pas intégrée émotionnellement. Vous et moi… (il joignit le geste à la parole) nous sommes bien mieux informés que tous les civils, y compris, m’arrive-t-il parfois de penser, les sénateurs. Mais je dois vous dire, Quentin, qu’il y a eu des moments où mes propres émotions ne m’ont tout bonnement pas permis d’accepter que l’extinction de notre espèce soit au bout du tunnel. Je n’en sais rien. Peut-être sommes-nous génétiquement incapables de l’admettre. Peut-être qu’il existe en nous un “impératif de survie” destiné à nous maintenir debout, et à continuer de le faire même quand notre cerveau nous dit que c’est peine perdue. Le cheval apprendra peut-être à chanter, après tout. »

Mugabi se surprit lui-même à éclater d’un rire âpre en réponse à cette dernière saillie, et Stevenson lui décocha un petit sourire en coin.

« Ce que j’essaie de vous expliquer, ce n’est pas que, si la présidente livrait les Romains aux Galactiques, l’électorat ne comprendrait pas les circonstances qui lui ont forcé la main. Mais, même si les électeurs les comprenaient, ça ne leur plairait pas, de sorte que la présidente et ses tenants devraient probablement en payer politiquement le prix lors de la prochaine saison électorale… pourvu toutefois qu’il y en ait une.

 » En même temps, cela dit, je connais assez bien la présidente – et vous aussi, me semble-t-il, même si je me rends compte que vous n’avez pas eu directement affaire à elle aussi souvent que moi – pour savoir avec certitude qu’elle foncera bille en tête et choisira la ligne de conduite qui lui semblera la plus juste et appropriée, même s’il s’agit d’une soumission absolue à l’ultimatum des Galactiques. Malheureusement, tout ce que le SRS a été capable de découvrir laisse à penser qu’il ne lui sera pas possible de leur donner ce qu’ils veulent, si âprement qu’elle s’y efforce.

— Quoi ? » Mugabi semblait interdit. « Je croyais vous avoir entendu dire qu’ils exigeraient la restitution du vaisseau et de son équipage. Donc…

— C’est très exactement ce que j’ai dit, confirma Stevenson. Le hic, c’est que, d’après nos informateurs, les membres du Conseil ont décidé entre eux, quoi qu’il se dise publiquement, que tout ce que nous pourrions leur accorder ne suffirait pas. » Il soupira et Mugabi le dévisagea. « Allons, Quentin ! Nous sommes, vous et moi, dans une bien meilleure position que quiconque pour pressentir ce qui va se passer. Cette requête n’est qu’un prétexte à ce qu’ils comptent faire par la suite. Si nous y accédons, telle qu’elle a été formulée au début, ils se contenteront de tergiverser et d’y ajouter sans cesse d’autres exigences jusqu’à ce qu’ils trouvent enfin quelque chose que nous ne pourrons pas matériellement leur fournir. Et, là, ils nous enverront leur Spatiale.

— Je vois. » Mugabi se pinça l’arête du nez et ses épaules s’affaissèrent. « Je répugne à vous l’avouer, Alex, reprit-il d’une voix empreinte d’une indicible lassitude, mais il serait peut-être temps de baisser pavillon. Je ne sais pas trop si je tiens à vivre assez longtemps pour voir ça, mais l’heure est peut-être venue d’envisager officiellement un statut de protectorat. Au moins resterait-il encore des êtres humains dans l’univers, même si ce ne sont que des esclaves.

— Vous croyez-vous réellement le premier à y songer ? s’enquit doucement Stevenson avant de secouer la tête. Nous préférerions tous agir en Churchill plutôt qu’en Pétain, Quentin. Mais un chef d’État a des responsabilités. La présidente a prêté serment de défendre l’Union solarienne contre tous ses ennemis, intérieurs ou extérieurs, mais, quand la seule alternative est la reddition ou la destruction, il est de son devoir d’accorder la préséance à la préservation de la vie sur cette planète plutôt qu’à un geste de défi grandiloquent.

— Sont-ils à ce point déterminés ? » La voix de Mugabi n’était pas moins douce que celle de Stevenson, et il fit la grimace quand l’autre hocha la tête. « Je savais qu’ils cherchaient à éradiquer la menace que nous représentons à leurs yeux. Et aussi qu’ils n’hésiteraient pas à nous exterminer, sans même un battement de cils, pour arriver à leurs fins. Mais ça relève, j’imagine, de mon incapacité à accepter émotionnellement qu’il n’existe aucune échappatoire à l’extinction. Une partie de moi-même a toujours cru, même au beau milieu de ces simulations stratégiques qui ont amplement démontré que nous ne tiendrions pas le choc militairement, que, si nous serrions les dents et nous présentions à eux en rampant, ils nous laisseraient au moins survivre en esclavage.

— J’ai bien peur que non. » Stevenson soupira de nouveau. « Nous leur avons visiblement fait peur, bien plus que nous ne l’imaginions. Et, à mon avis, il ne s’agit plus seulement de nous. Ils craignent que notre exemple ne devienne contagieux. Nous serions sans doute pour eux un précieux atout, mais, de leur point de vue, notre seule existence menace à jamais leur stabilité et ils ont décidé de nous éliminer une bonne fois pour toutes. D’autant que notre extermination sera également un avertissement adressé aux autres races protégées que nous avons peut-être déjà contaminées.

— Il n’y a donc pas d’issue, lâcha Mugabi à voix basse.

— Aucune, convint Stevenson.

— Combien de temps nous reste-t-il ?

— Difficile à dire. Notre information est arrivée par un courrier ostowii. »

Stevenson s’accorda une pause et Mugabi hocha impatiemment la tête. Les Ostowiis étaient une des plus anciennes espèces réduites en servitude par la Fédération, et ils faisaient souvent office de superviseurs et de surveillants pour celles qui siégeaient au Conseil. Mais, en dépit des privilèges que leur conférait cette position, la haine qu’ils éprouvaient pour leurs maîtres n’était en rien moins ancrée que celle des autres espèces asservies. Ils étaient très vite devenus l’une des meilleures sources d’information de l’humanité.

« Le courrier était un de leurs transgenres et il n’appartenait ni à l’armée ni aux services diplomatiques. C’était un mercanti indépendant et il était simplement de passage entre deux missions. Un supérieur de son clan a décidé que nous devions en être informés et s’est servi de lui pour nous transmettre cette mise en garde, mais son vaisseau ne peut pas avoir plus d’un ou deux mois d’avance sur les instructions officielles destinées à Lach’heranu. Et nous savons tous les deux comment elle réagira en les recevant. »

Mugabi opina de nouveau, lugubrement cette fois. Lach’heranu était une Saernaï, et, depuis le tout début, les Saernaïs militaient pour une réponse plus… proactive à la menace posée par l’humanité à la stabilité galactique. L’annonce de son affectation au commandement de l’« escadre d’observation » de la Fédération dans le système solaire avait été de mauvais augure. Compte tenu de ce que Stevenson venait de lui apprendre, c’était, rétrospectivement, un signe encore plus défavorable que ne l’avait imaginé l’amiral.

« Il semble donc que nous soyons fichus quoi que nous fassions, poursuivit Stevenson d’une voix égale. J’ignore si notre présidente prendra les devants et proposera officiellement notre capitulation, mais qu’elle s’en abstint ne me surprendrait pas. S’il ne sert à rien de se rendre, et si ces salauds envisagent réellement de nous exterminer… à l’exception, peut-être, d’un petit vivier destiné à la reproduction sur quelque planète primitive où il pourra être amené sans à-coups à une docilité tolérable… alors autant tomber au champ d’honneur.

— Je n’en disconviens pas, avoua Mugabi. Mais, j’espère qu’elle s’en rend compte, ça reviendra uniquement à écumer et ruer des quatre fers sur le chemin de la potence. Mes gens feront tout ce qui est humainement possible, mais je doute que nous puissions leur infliger quelque dommage que ce soit, à part égratigner leur peinture. Si du moins nous y parvenons.

— Oh, elle en est consciente, affirma Stevenson avec un sourire morose. Mais, puisque nous sommes morts de toute façon, mourons debout plutôt qu’à genoux. Qui sait ? Nous pourrions jouer de bonheur et égratigner cette peinture. Et, même si nous n’y arrivons pas… (il haussa les épaules) peut-être, peut-être, servirons-nous d’exemple et allumerons-nous l’étincelle qui, un jour, quelque part, incitera un autre misérable troupeau d’esclaves à se dresser sur ses pattes de derrière pour sauter à la jugulaire du Conseil. »

 

Alex Stevenson aurait sans doute perdu son pari, songeait Quentin Mugabi, encore qu’il se sentit trop las et écrasé de désespoir pour en éprouver de la satisfaction.

Les Kulavos répugnaient manifestement, encore aujourd’hui, à recourir à une realpolitik aussi impitoyable, et la missive diplomatique du Conseil de la Fédération présentait toutes les marques distinctives d’un ultimatum classique… hormis la spécification des conséquences exactes qu’entraînerait son rejet. De fait, par sa prétention à la rectitude morale dont se gargarisaient ses auteurs, elle était parfaitement typique de la méthode pateline des Kulavos. Il en émanait une sorte d’onctuosité doucereuse et, si l’amiral Lach’heranu et Mugabi partageaient quelque chose, c’était probablement, il l’aurait juré, le mépris qu’ils éprouvaient tous les deux pour les conseillers qui l’avaient rédigée.

Bon, évidemment, pour des raisons très différentes.

« … et, donc, amiral Lach’heranu, déclarait la présidente Sarah Dresner sur l’écran géant, je reste persuadée que nous pourrions parvenir à résoudre pacifiquement la malencontreuse situation présente si le Conseil était informé de notre empressement à adopter son point de vue et à satisfaire dans la mesure du possible à ses exigences. »

L’écran du vaisseau amiral SNS Terra était normalement le principal répétiteur des plans de combat du CIC. Pour le moment, toutefois, il était configuré pour la communication et, au cours des sept dernières heures, il avait affiché les images fractionnées de Dresner et de Lach’heranu afin que Mugabi, en sa qualité de commandant en chef de la Spatiale solarienne, demeurât informé de la progression des négociations. Lach’heranu n’avait élevé aucune objection à son inclusion dans le circuit, ce en quoi Mugabi, pour sa part, avait vu un très mauvais signe. Les Saernaïs se formalisaient d’ordinaire de tout accroc au protocole, surtout lorsqu’il s’agissait de préserver leur dignité face à des primitifs. Que Lach’heranu parût se contreficher de voir un sous-fifre aussi insignifiant qu’un amiral assister à ses débats diplomatiques avec un chef d’État (fût-il humain) laissait entendre qu’elle avait bien autre chose en tête.

« Je crains de ne pouvoir partager votre assurance à cet égard, madame la présidente », répondit Lach’heranu au bout d’un moment. Le logiciel des Galactiques chargé de la traduction adoptait cette voix flûtée, atone et vaguement ridicule qu’il affectait toujours pour les Saernaïs. Mugabi était habitué à ce que la traduction en anglais de l’interprète ne corresponde jamais aux mouvements de celle des deux bouches de Lach’heranu servant à la locution, mais, d’habitude, il trouvait l’asynchronisme plutôt amusant. Aujourd’hui, la situation n’avait strictement rien d’amusant.

« Le comportement de votre espèce a été éminemment regrettable et obstructionniste au cours de vos dernières générations », poursuivit Lach’heranu en dressant ses oreilles de renard, tandis que ses trois yeux, aussi noirs que l’espace, fixaient gravement l’écran de son propre communicateur. Elle leva la main et lissa sa fourrure pourpre pelucheuse, et Mugabi regretta pour la énième fois d’être incapable de déchiffrer les expressions du visage des représentants de son espèce.

« La Fédération a toujours tenté, depuis ses premiers contacts avec votre espèce, de trouver les moyens de l’intégrer harmonieusement dans la société des espèces civilisées, ajouta la Saernaï à l’intention de la présidente. En concordance avec la responsabilité qui échoit aux espèces plus anciennes et avancées d’aider celles qui, encore plongées dans la barbarie, n’ont pas encore opéré la transition vers la véritable civilisation, nous vous avons accordé jusque-là toute la considération possible. Pourtant, en dépit de tous nos efforts, plusieurs générations de vos leaders politiques ont refusé avec constance de faire ne serait-ce que la moitié du chemin jusqu’à nous. Si nous reconnaissons volontiers qu’il est difficile à une espèce aussi jeune d’apprendre la sagesse, il n’en demeure pas moins que les réactions négatives de tant de vos dirigeants successifs traduisent clairement que l’arrogance intransigeante est une tare inhérente à votre espèce, non pas une qualité qui aurait pu servir à son éducation. En conséquence, je crains qu’il ne nous soit plus possible de nous illusionner davantage sur un éventuel changement positif de l’humanité. »

Mugabi entendit quelqu’un de son état-major étouffer un juron, mais il ne tourna pas la tête pour tenter de le repérer. Peu importait, au demeurant, et, même si cela avait eu quelque importance, il souscrivait entièrement. Il y avait, à être contraint d’écouter des propos d’une aussi écœurante hypocrisie de la part d’une créature dont on savait qu’elle comptait exterminer l’espèce humaine quelle que fût l’issue des négociations, quelque chose de particulièrement abject. Il se demanda si Lach’heranu s’amusait autant qu’il en avait l’impression. Difficile de dire exactement ce que les Galactiques trouvaient amusant, mais, à ce qu’il avait vu de Lach’heranu et des Saernaïs en général, le spectacle de la présidente Dresner en train de ramper devait lui sembler désopilant.

Si la présidente le soupçonnait, elle ne le trahissait par aucun signe, ni dans sa voix ni dans son expression. Elle était consciente de jouer une partie perdue d’avance, dont les règles avaient été fixées de manière à lui interdire inéluctablement de la gagner. Pourtant, elle ne pouvait pas se permettre de partir de ce postulat. Ou, plutôt, il était de son devoir de s’assurer définitivement qu’elle n’avait négligé aucune possibilité, si infime fût-elle, de sauver l’humanité.

« Selon les critères de la Fédération, l’espèce humaine est effectivement très jeune, déclara-t-elle avec componction. Un grand nombre des difficultés qui se sont élevées entre la Fédération et l’Union solarienne proviennent indubitablement de cette disparité d’âge et d’expérience. Cependant, en dernière analyse, nous avons toujours reconnu la légitimité des revendications territoriales antérieures de la Fédération, ainsi que son indéniable suprématie de première puissance interstellaire. Nos seuls différends ont porté sur des questions que nous regardions comme des problèmes internes à notre système stellaire et à notre organisation politique. Nous n’avons jamais tenté de nous imposer à la Fédération hors de nos frontières, ni d’empiéter sur un territoire déjà revendiqué par elle ou une de ses espèces membres.

 » Sans doute notre entêtement à vouloir préserver notre indépendance vis-à-vis de la Fédération a-t-il été mal interprété. Comme le fait remarquer la missive du Conseil, cette vision du monde est probablement typique des espèces jeunes et barbares. Si tel est le cas, il serait peut-être temps pour nous de la reléguer au grenier avec les autres jouets de l’enfance. Je ne dis pas qu’il ne nous sera pas difficile de renoncer à ce jouet précis, d’autant que nous nous y sommes si longtemps cramponnés. Pourtant nous ne sommes pas fous, amiral, si stupides que nous puissions parfois vous paraître. Nous sommes fiers de notre Spatiale et des hommes et femmes qui y servent, mais la seule escadre à laquelle vous commandez la surpasse totalement. Aussi, si pénible que nous soit la perspective de renoncer à nos joujoux, nous ne nourrissons aucune illusion sur la capacité de la Fédération à nous y contraindre. Et, la survie étant toujours préférable à l’autre branche de l’alternative, j’ai été habilitée par le Sénat à désigner dans l’immédiat une commission de délégués qui pourraient être dépêchés dans la capitale de la Fédération pour y rencontrer le Conseil ou ses représentants, afin d’y entreprendre sur-le-champ des discussions irrévocables portant sur la manière la plus fluide et expéditive d’intégrer notre espèce et notre système stellaire dans la Fédération. »

Quelqu’un – peut-être le même officier qui avait blasphémé – inspira bruyamment derrière Mugabi, mais le visage de l’amiral ne broncha pas d’un iota quand il entendit sa présidente consentir à ce qui revenait à une reddition sans condition de l’humanité. Il l’avait vu venir. Dans la même mesure, chaque officier présent sur le pont de commandement du Terra avait dû le comprendre. C’était inéluctable, compte tenu de l’incroyable puissance de feu des trente-quatre supercuirassés rassemblés autour du vaisseau amiral de Lach’heranu.

La Saernaï fixa l’image de la présidente plusieurs secondes puis tendit la main pour appuyer sur un petit bouton de l’accoudoir de son fauteuil de commandement.

« Les enregistreurs ne sont plus activés, apprit-elle à Dresner de sa voix artificielle à l’exaspérante impavidité.

— Puis-je vous demander pour quelle raison ? s’enquit très prudemment la présidente.

— Parce qu’il ne sert à rien de poursuivre plus longtemps cette farce, répondit Lach’heranu. Il est impossible à votre espèce d’intégrer la Fédération. Cette seule idée est une insulte aux espèces – protégées ou membres pléniers – qui en font déjà partie. Les humains sont arrogants, querelleurs, chaotiques, bornés, barbares, ingrats et stupides. Si l’on permettait à votre espèce de contaminer la Fédération, elle polluerait et finirait par anéantir la plus grande et la plus stable civilisation de toute l’histoire de la Galaxie. On ne peut pas le permettre et on ne le permettra pas.

— Vous n’aviez donc aucunement l’intention de chercher une solution négociée ? répondit platement Dresner.

— Bien sûr que non, confirma Lach’heranu. Il était tout simplement capital de notre part de montrer jusqu’à quel point nous nous étions efforcés de résoudre pacifiquement le problème de l’intolérable menace que vous représentez pour la véritable civilisation.

— Pourquoi ? demanda Dresner à brûle-pourpoint.

— Parce que nous sommes les représentants des espèces réellement avancées et civilisées, déclara Lach’heranu sans aucune trace d’ironie. À ce titre, nous devons à la postérité la preuve tangible que nous n’avions pas d’autre choix que de procéder une bonne fois pour toutes à la résolution du problème posé par l’humanité.

— Vous voulez sans doute dire que vous aviez besoin d’apporter de l’eau au moulin de votre propagande, afin de pouvoir mentir à vos autres esclaves – et à vous-mêmes – quand vous vous y sentirez prêts, rétorqua sèchement Dresner.

— Remarque typique de l’arrogance humaine, affirma Lach’heranu. Seul un humain irait s’imaginer que votre insignifiant système stellaire vaut que des espèces civilisées éprouvent le besoin de mentir sur les raisons de sa liquidation. Ce qui importe, en revanche, c’est que nos archives contiennent la preuve de la rectitude de notre conduite, afin que nos successeurs au Conseil puissent en tirer les conclusions appropriées et se référer aux précédents corrects si d’aventure la même situation se reproduisait, et nous avons désormais enregistré assez de matériel pour remplir cet objectif.

— Assez, en d’autres termes, pour le censurer à votre guise afin de réécrire l’histoire pour justifier vos actes !

— Encore une fois, ce comportement ne fait que souligner la sempiternelle inclination de votre espèce à se croire beaucoup plus importante qu’elle ne l’est, et démontrer à quel point il est essentiel d’exercer un contrôle adéquat sur le matériel d’archivé relatant cet incident. Il serait malencontreux qu’un futur membre du Conseil fût exposé aux radotages de la “philosophie” humaine et à sa pathétique tendance à “l’autodétermination”, tant et si bien qu’à force de confusion il finirait par ne plus reconnaître l’inéluctabilité de nos décisions politiques. Il ne sert plus à rien, toutefois, de poursuivre cette négociation, et aucun être réellement avancé ne trouverait une justification à sa prolongation. En ma qualité d’individu civilisé, je regrette sans doute les circonstances qui me contraignent à exterminer votre espèce, et je me propose donc de faire preuve d’autant de miséricorde que me le permettra la situation en agissant promptement au lieu de faire durer le processus. Que vous ordonniez tout simplement à vos vaisseaux de désactiver leurs boucliers me faciliterait singulièrement la tâche.

— Je ne crois pas, non. » La voix de Dresner était aussi coupante que de la glace.

« Même vous n’êtes sûrement pas assez stupide pour vous imaginer que votre résistance pourrait influer sur le dénouement, laissa tomber Lach’heranu.

— Sans doute pas, concéda la présidente de l’humanité à l’exécutrice de son espèce. Mais j’espère que vous nous pardonnerez d’essayer.

— Je n’ai aucunement l’intention de rien vous pardonner, répondit la voix flûtée et atone de Lach’heranu. J’exige seulement que vous mouriez. »

 

« Aux postes de combat ! »

Sans doute l’ordre le plus futile qu’ait jamais donné Quentin Mugabi. Toute la Spatiale solarienne était aux postes de combat depuis près de dix heures, mais les sirènes d’alarme mugirent dans tous les vaisseaux, et l’écran où s’affichaient un instant plus tôt la présidente Dresner et l’amiral Lach’heranu bascula aussitôt sur la fonction normale pour laquelle il était conçu.

Le regard de Mugabi était braqué sur le visuel du répétiteur, où les codes de données et les barres d’outils qu’y projetait le Centre d’opération de combat clignotaient et se succédaient. Contrairement à lui, Lach’heranu n’avait pas pris la peine d’aligner tous ses vaisseaux en formation de combat pendant les négociations. Le besoin ne s’en était sans doute pas fait sentir… face à un adversaire aussi insignifiant et méprisable. Elle avait pris la précaution de les poster bien au-delà de leur propre portée d’engagement, et davantage encore de celle des armes que détenait Mugabi, mais elle avait manifestement l’intention d’y mettre le holà. Pendant qu’il observait, ses propulseurs réservés à l’espace conventionnel entreprirent de s’aligner, ses systèmes offensifs et défensifs s’activèrent et trente-cinq supercuirassés du modèle auquel le SRS avait attribué le nom de code de classe Ogre (des monstres de forme ovoïde mesurant un peu plus de quinze kilomètres de long) commencèrent d’accélérer vers les trois cents Pygmées de la flotte solarienne. La force de frappe de chacun était supérieure à celle de toute sa flotte, Mugabi en était conscient, et ils étaient escortés de plus de trente croiseurs de classe Stiletto.

La dernière bataille de l’humanité allait sans doute être aussi l’une des plus brèves, songea-t-il amèrement.

« Exécutez Alpha Un ! »

Les accusés de réception lui parvinrent et, à mesure que se modifiait la formation de sa flotte, il éprouva pour ces hommes et ces femmes placés sous son commandement un indescriptible élan de fierté douce-amère. Elle avait adopté aussi promptement que proprement un nouvel alignement… un peu comme si les équipages humains de ces vaisseaux ignoraient que toute résistance était vaine.

C’était une formation bien peu orthodoxe : une colonne de vaisseaux stellaires pareille à la hampe élancée d’un immense javelot et menée par deux douzaines des plus massifs vaisseaux de Mugabi. Ceux-là bloquaient assurément le tir de leurs consorts, ce qui aurait dû être inacceptable. Mais Mugabi ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à livrer une « bataille », aussi avait-il donné à ses vaisseaux une disposition ne visant qu’un unique objectif. Toute formation conventionnelle serait automatiquement vouée à la destruction avant même d’avoir pu tirer le premier coup de feu, mais celle-là avait le mérite d’abriter la plus grosse masse de ses unités derrière les cuirassés de tête. Aucun de ces cuirassés ne survivrait à plus d’un ou deux tirs – trois au grand maximum – des armes des Galactiques, mais, si le reste de la flotte réussissait à se rapprocher assez vite de l’ennemi pendant qu’ils essuieraient ces frappes mortelles, un ou deux de leurs confrères tiendraient peut-être assez longtemps pour parvenir à portée de tir et faire mouche au moins une fois.

Ce n’était pas grand-chose, mais c’était tout ce que Mugabi pouvait offrir à ses hommes, à sa planète mère et à son espèce, et, quand la Spatiale solarienne se lança dans sa course à la mort, il s’efforça de retenir les larmes que lui inspirait le vaillant sacrifice de son personnel.

« L’ennemi a verrouillé sur nous, annonça la Surveillance, et Mugabi serra les dents. Entrons à portée de tir des missiles ennemis dans sept minutes, poursuivit l’officier d’une voix entrecoupée trahissant un désespoir que seul endiguait son professionnalisme. Seize minutes avant qu’ils n’arrivent à portée des nôtres. »

Mugabi ne quitta même pas l’écran des yeux. Il serait tout aussi vain de donner acte de ce rapport que de feindre de croire que sa flotte pourrait survivre à neuf minutes d’un tir de barrage de trois douzaines d’Ogres.

Il regardait le compte à rebours de l’engagement défiler vertigineusement sur l’écran principal quand, à sa plus grande surprise, il se rendit compte qu’au lieu de se crisper ses muscles se détendaient à l’approche du zéro. Peut-être le soulagement, se persuada calmement un recoin de son cerveau. À l’idée que tous ses hommes et lui allaient mourir et n’auraient donc pas à assister à l’anéantissement de la planète qu’ils avaient juré de défendre.

« Entrons à portée de tir des missiles ennemis dans deux min… »

L’officier de surveillance s’interrompit au beau milieu de sa phrase, en même temps que l’image changeait brusquement sur l’écran.

Mugabi écarquilla les yeux d’ébahissement en voyant s’afficher les invraisemblables icônes. La technologie furtive des Galactiques était monstrueusement supérieure à tout ce que les humains avaient jamais mis au point. Le SRS en était informé, savait que c’était précisément grâce à elle que la Fédération avait pu truffer le système solaire de postes d’écoute et d’espions cybernétiques pendant au moins soixante-dix ans, avant que l’espèce humaine n’en eût seulement pris vaguement conscience. Mais Lach’heranu ne s’était pas embarrassée de furtivité. À quoi bon, contre des scanners aussi primitifs et rudimentaires que ceux de la Spatiale ? C’eût été inutile.

Mais il crevait désormais les yeux, pour ainsi dire, que « quelqu’un » dans l’univers détenait une technologie furtive encore supérieure à celle de la Fédération. C’était la seule explication possible au fait que neuf vaisseaux de guerre inconnus avaient pu se frayer un chemin jusqu’à portée de tir de l’escadre de Lach’heranu sans se faire détecter.

Et détectés, ils ne l’avaient certainement pas été. C’était devenu flagrant dès qu’ils avaient ouvert le feu, car les supercuirassés de la Fédération avaient été pris de court. Tous leurs systèmes défensifs et leurs senseurs étaient braqués sur leurs méprisables proies humaines, et leurs contre-mesures furent tardives, faibles et inefficaces quand les premiers missiles inconnus les frappèrent par le travers.

Et ils sont rapides, ces missiles, songea Mugabi, l’esprit engourdi. La vélocité maximale de ceux de la Spatiale était de 0,6 c, et ça n’avait été rendu possible que parce que le SRS avait réussi à dérober les plans de leurs propulseurs dans les archives obsolètes de la Fédération. Les missiles actuels des Galactiques, dont la conception ne remontait qu’à douze cents ans, atteignaient une vélocité maximale de soixante-quinze pour cent de celle de la lumière. Mais ceux qui s’écrasaient à présent sur les boucliers des supercuirassés de Lach’heranu se déplaçaient à plus de 0,9 c, et, même de son poste d’observation, Mugabi se rendait compte qu’ils étaient équipés de systèmes de propulsion en avance d’au moins deux ou trois générations sur tout ce qu’offrait l’arsenal de la Fédération.

« Qui diable sont… ? »

La discipline seule coupa court à cette exclamation incrédule, mais Mugabi n’en prit même pas conscience tant il fixait avec intensité les effroyables, éblouissants soleils d’antimatière des ogives qui lacéraient et déchiquetaient les boucliers de Lach’heranu. Les chiffres rapportés pour ces explosions étaient beaucoup plus élevés qu’ils n’auraient dû l’être – bien plus que ceux qu’auraient produits les armes des Galactiques – et les boucliers de leurs cibles s’enflammaient et fondaient comme du fer-blanc sous leur fureur. Mais, même s’il avait pris note de l’éclat bien peu professionnel de son subordonné, Mugabi ne l’en aurait certainement pas blâmé, car il résumait à la perfection ses propres sentiments. Qui diable étaient ces gens ? D’où diable venaient-ils ? Et…

« Votre attention, amiral Mugabi ! »

Mugabi n’aurait guère pu écarquiller davantage les yeux, mais ces mêmes yeux faillirent devenir vitreux quand il entendit sonner dans son oreillette cette voix inconnue s’exprimant en anglais avec un accent qu’il n’avait encore jamais entendu. La seule explication plausible, c’était que les inconnus avaient investi le réseau de communications du Terra en outrepassant une bonne douzaine de niveaux de cryptage et de murs pare-feu, sécurité qui aurait retardé une IA des Galactiques pendant au moins quinze minutes.

« Rompez, amiral Mugabi ! ordonna la voix dans son oreille. Laissez-les-nous ! »

Au même instant, une autre salve de ces terrifiants missiles s’écrasait contre les bâtiments de Lach’heranu ; et la Spatiale assista, incrédule, à un événement dont aucun œil de mortel n’avait été témoin en plus de soixante-deux millénaires.

Un supercuirassé de la Fédération explosa.

Une seconde plus tôt, il était bel et bien présent, vaisseau de guerre de plus d’un milliard de tonneaux avec son équipage de plus de trois mille matelots. Et, l’instant suivant, ce n’était plus qu’une boule de plasma en expansion, tandis qu’un beuglement de joie féroce montait des officiers sur le pont du Terra. La voix de Mugabi s’était jointe à ce concert, mais il secoua ensuite la tête comme un boxeur sonné et s’arracha à l’exultation qui bouillonnait en lui. Sa flotte ne se trouvait plus qu’à quelques minutes de l’enveloppe d’engagement des vaisseaux de la Fédération, et, s’il y avait une chose au monde qu’il savait, c’était que ses vaisseaux n’avaient rigoureusement rien à faire entre ces deux Léviathans en furie.

« À toutes les unités ! Exécutez la trajectoire d’évitement Écho Neuf ! Je répète ! Exécutez immédiatement Écho Neuf ! » aboya-t-il.

Les accusés de réception affluèrent, les officiers chargés des manœuvres se libérèrent de la fascination hypnotique qu’exerçaient sur eux leurs écrans tactiques et la flotte de Mugabi rompit la charge fatale qu’elle avait entreprise quelques minutes plus tôt. Une partie du cerveau de l’amiral surveillait la frénétique manœuvre d’évitement, mais presque distraitement, car il n’arrivait pas à arracher son regard de l’écran sur lequel les assaillants, inférieurs en nombre, s’acharnaient sur la flotte de Lach’heranu comme autant de démons voraces.

Jamais il n’aurait imaginé pareil spectacle. Ces bâtiments n’étaient pas des vaisseaux de guerre, mais quelque chose d’entièrement différent, qui hissait la puissance de feu à un niveau inouï. Et son incrédulité croissait à mesure que ses senseurs collectaient des données de plus en plus nombreuses. Les nouveaux venus n’étaient que neuf contre trente-cinq Ogres, et chacun (pas seulement la Fédération mais aussi le SRS) savait que les vaisseaux de classe Ogre étaient les plus puissants jamais conçus. Ils étaient invincibles. Rien n’avait jamais été capable de tenir devant l’un d’entre eux.

Mais ces inconnus ne « tenaient » pas devant eux ; ils les déchiquetaient littéralement.

Les estimations du CIC se déroulaient sur un côté de l’écran de Mugabi, et toutes ses années d’expérience au service de la Spatiale lui soufflaient avec insistance qu’elles ne pouvaient qu’être erronées. Chacun de ces neuf vaisseaux était une fois et demie plus grand qu’un bâtiment de classe Ogre. Une fois et demie. Et, en dépit de leur taille, ils étaient plus rapides d’au moins vingt-cinq pour cent et beaucoup plus maniables. Plus absurde encore, maintenant qu’ils avaient émergé de l’invisibilité que leur conférait cette technologie furtive, invraisemblablement efficace, qui avait masqué leur approche, leur puissance de feu et leur signature énergétique donnaient à penser qu’ils étaient au moins six fois plus puissants, tonneau pour tonneau, que tout ce qu’avait jamais construit la Fédération.

C’était tout bonnement impossible, mais ces neuf bâtiments semblaient surclasser l’entière escadre de Lach’heranu, en termes de supériorité numérique, dans un rapport de plus de deux contre un.

Ce fut une bataille atroce, haineuse et brève. Qui ne dura sans doute que quelques instants de plus que ce qu’avait prévu Lach’heranu… mais avec une tout autre issue. Même lors d’un combat régulier, flotte contre flotte, dont les deux camps seraient prévenus, l’escadre de la Fédération aurait été anéantie. Mais, pris par surprise dans l’espace profond, ce qui équivalait à une embuscade à bout portant, Lach’heranu et ses bâtiments n’avaient aucune chance. Deux des assaillants inconnus étaient légèrement endommagés ; aucun des supercuirassés de Lach’heranu n’avait survécu à l’engagement. Une petite poignée de ses croiseurs tentèrent de rompre le combat pour fuir, mais trois des nouveaux venus bondirent à leurs trousses, les rattrapèrent avec une facilité déconcertante et les vaporisèrent bien avant qu’ils n’eussent atteint les confins du système solaire et ne fussent passés en propulsion supraluminique. Mugabi ignorait si Lach’heranu ou un autre de ses commandants de vaisseau avait cherché à se rendre, mais, si tel avait été le cas, personne de l’autre bord n’avait paru désireux de leur en laisser le loisir.

La Spatiale solarienne flottait dans le vide de l’espace, spectatrice abasourdie d’un carnage ridiculisant tous les combats qu’elle avait pu imaginer, et Mugabi savait que tous les hommes présents sur chacun de ses vaisseaux se posaient exactement la même question.

Et, sur ce, le répétiteur se reconfigura à nouveau en écran de communication, sans aucune intervention de l’équipage du Terra, tandis que s’y affichait le visage d’un extraterrestre à la morphologie de saurien.

Mugabi sentit à nouveau sa mâchoire s’affaisser en reconnaissant ce visage ou, tout du moins, l’espèce à laquelle appartenait son propriétaire. Autant qu’il le sût, aucun homme n’avait réussi jusque-là à communiquer avec ceux que la Fédération appelait les Ternauis, mais le SRS était parfaitement informé de leur existence. Chacun savait que les Ternauis étaient les plus loyaux et les plus fiables gardes du corps dont pouvaient rêver les Galactiques. Les xénologues étaient parvenus à la conclusion qu’ils étaient télépathes et que la Fédération avait inventé une technique permettant de les « programmer » pour obtenir d’eux leur loyauté et leur complète docilité. Vrai ou faux, l’humanité avait amplement eu la preuve de l’efficience d’un garde du corps ternaui, et que leur espèce fût muette restait indubitable.

Ce qui n’en rendit que plus invraisemblable (au moins autant que ce qui s’était passé au cours de la dernière demi-heure) ce qui se produisit aussitôt après.

« Bonjour, amiral Mugabi », dit le Ternaui. Sa bouche (Mugabi crut reconnaître en lui l’un de leurs « neutres ») ne s’activait nullement, mais sa voix, manifestement artificielle, était aussi mélodieuse et expressive que celle d’un humain, et ses yeux argentés d’une étrange beauté, aux pupilles verticales d’un noir d’encre, plongeaient droit dans les siens. « Veuillez nous pardonner la brutalité de notre intervention… ainsi que notre irruption si soudaine, mais nous étions dans l’impossibilité de vous prévenir plus tôt de notre présence. Nous sommes conscients que ce qui vient de se produire peut vous paraître extrêmement déconcertant, mais pas, nous l’espérons, inopportun. »

Pour un représentant d’une espèce réputée privée de l’usage de la parole, le Ternaui semblait manier très talentueusement l’euphémisme, se dit Mugabi.

« Je m’adresse à vous en tant que Grand Chancelier de l’Empire d’Avalon, poursuivit l’extraterrestre écailleux. Et c’est à ce titre que je vous invite à bord de notre vaisseau amiral afin d’y rencontrer l’empereur, qui vous expliquera ce qui nous amène ici aujourd’hui. »