IV

« Il n’y avait aucune raison de les réveiller pour l’instant », affirma le bouffon/diablotin. Sa voix était tout aussi dépourvue d’expression que d’habitude, son langage corporel ne donnait strictement aucune indication sur ce qu’il éprouvait, et Sir George se demanda si la fluette créature n’appréciait pas à sa juste valeur la présence des deux hommes dragons qui se dressaient derrière lui, chacun près d’une épaule. En dépit de tout ce qui s’était passé, de l’exemple du jeune Denmore, de la punition qu’avait endurée Sir George lui-même, il n’était pas absolument certain qu’en l’absence de ces deux gardes il aurait pu interdire à ses mains de se refermer sur la gorge de l’avorton.

« Nous n’avons pas besoin de leurs services ; nous n’avons besoin que des vôtres et de ceux de vos guerriers, poursuivit le bouffon/diablotin. Leur présence n’aurait eu d’autre résultat que de vous distraire alors que vous devriez vous préparer et vous concentrer sur la bataille que vous allez livrer ici. Toute votre attention doit se focaliser sur cette seule tâche.

— Le souci que nous nous ferons pour la santé de nos… femelles risque de troubler notre faculté de concentration, déclara Sir George entre ses dents serrées.

— Vos femelles et vos jeunes sont en parfaite sécurité… tant que vous vous battrez bien et remporterez la victoire. Rien ne peut leur nuire dans le lit de stase, et, si vous nous obtenez la victoire souhaitée, on les réveillera et ils vous seront rendus en récompense bien méritée. Si vous vous battez piètrement, nous n’aurons aucune raison de les réveiller, bien entendu. »

Sir George fixait le visage couvert de fourrure violette avec une haine insondable, plus intense que tout ce qu’il aurait imaginé, mais il n’y pouvait strictement rien… à part faire ce que son commandant – son maître – exigeait de lui pour prix de la restitution de celle qu’il aimait.

« Très bien, commandant, parvint-il à répondre d’une voix qu’il reconnut à peine. En ce cas, préparons-nous à vous l’obtenir. »

 

Sir George observait la plaine d’épaisse herbe pourpre comme d’une très grande altitude ; il lui semblait que son corps désincarné flottait au-dessus d’elle et des énormes créatures à six pattes qui l’arpentaient pesamment. Chacune avait au moins neuf pieds de haut, une paire de jambes et deux massives paires de bras, toutes couvertes d’un long pelage hirsute dont la couleur prédominante oscillait de l’ocre terne à un rouge vif presque éblouissant en passant par le rouille, mais également tachetée et mouchetée de motifs noirs ou bruns en forme de points ou d’anneaux.

Deux armées de ces êtres progressaient l’une vers l’autre au pas de course, en adoptant une allure grotesque, étrangement voûtée, qui réussissait néanmoins à couvrir du terrain à une surprenante rapidité. Aucun ne portait d’armure, encore que les quelques plaques de cuir qu’il parvenait à distinguer çà et là entre les touffes de poils hirsutes parussent assez épaisses pour tenir lieu de cuirasse. En guise d’armes, la plupart brandissaient une paire de haches à deux manches auprès desquelles celles des mufles verruqueux elles-mêmes avaient l’air de jouets. D’autres portaient des masses d’armes ou de longs épieux évoquant des javelots, et quelques-uns (environ cinq pour cent) des carquois contenant de longues flèches ou des manières de javelines.

Les deux armées se rapprochant, ceux des guerriers qui portaient ces javelines entreprirent de les projeter, et le baron désincarné s’efforça de gonfler des lèvres inexistantes pour émettre un sifflement stupéfait. Les lanceurs de javeline portaient aussi des espèces de bâtons et, pendant qu’il les regardait, il les vit adapter le talon de leurs dards à l’extrémité de ces bâtons puis faire décrire sèchement à leur bras un gracieux moulinet, tant et si bien que ce bâton en devenait le prolongement. Les membres de ces étranges créatures étaient déjà d’une allonge de loin supérieure à celle d’un être humain, et le bâton la redoublait et leur permettait d’exercer une puissance de levier supplémentaire, qui envoyait siffler leurs javelines à une portée incroyable.

Sir George n’avait jamais rien vu de pareil, mais ça lui rappelait un peu la fronde dont il avait eu l’occasion de voir se servir un berger. Il ne savait pas où le berger (un Écossais) avait déniché sa fronde, et le garçon n’avait guère fait preuve d’une grande précision dans son emploi, mais il s’était montré capable de projeter des pierres à une distance invraisemblable. Ces monstruosités à quatre bras, en revanche, étaient extrêmement précises, et il estima que la portée de leurs javelines était peu ou prou équivalente à celle des carreaux d’un arbalétrier génois. Ses propres archers pouvaient à tout le moins les battre d’une courte longueur et leur fréquence de tir serait sans doute supérieure, mais bien moindre que celle d’une arbalète. De fait, avec ses quatre bras et ses deux propulseurs, chacun de ces monstres n’était pas loin d’égaler un arbalétrier en termes de fréquence de tir.

Heureusement, aucune des deux armées ne semblait disposer d’un grand nombre d’entre eux et Sir George se demanda pour quelle raison. S’il avait commandé à l’une de ces forces, il aurait rassemblé tous les lanceurs de javeline disponibles !

Mais cette raison, quelle qu’elle fût, devint bientôt caduque à mesure que les deux armées se rapprochaient à travers la grêle de javelines. Leur sang, remarqua-t-il, était d’une couleur orange brillant et très différent du sang humain, à part qu’il giclait et ruisselait à l’identique quand les javelines traversaient ventres ou poitrails, et que des cadavres à quatre bras s’abattaient comme autant de quartiers de viande ou glapissaient et se tordaient de douleur de manière par trop humaine.

En dépit de la fréquence élevée de leurs tirs, aucun des lanceurs de javeline n’avait vidé son carquois quand les deux lignes de front se heurtèrent au pas de charge, et les yeux désincarnés de Sir George se plissèrent. Le bouffon/diablotin avait traité les Anglais de « primitifs » ; Sir George se demanda ce qu’il aurait dit de ces créatures. Ni la terreur, ni le chaos fracassant du combat corps à corps, ni la réduction de l’espace vital de chaque soldat au minuscule rayon de la portée de ses armes n’étaient étrangers au baron ; pourtant, malgré toutes les batailles qu’il avait livrées, il n’avait jamais rien vu de tel… pas même de la part d’une armée écossaise ! Il doutait qu’on ait pu assister à un pareil spectacle depuis l’époque où les hommes avaient enfin cessé de se peindre en bleu pour aller hacher menu leurs voisins.

Il n’y avait aucune formation, aucun effort pour préserver lignes et intervalles. Juste deux ramassis de monstres de neuf pieds de haut, armés de deux haches ou masses, voire, çà et là, d’une hache, d’un javelot ou d’une paire de lourds fléaux qui tranchaient et fendaient tout ce qui passait à leur portée. C’était un pur tohu-bohu, un tintamarre sans rime ni raison, et il perdura plus longtemps qu’il ne l’aurait imaginé.

Tant qu’il dura, les pertes furent violentes et brutales. Si épaisse que fût leur cuirasse de fourrure, ce n’était finalement qu’une peau couvrant la chair et les os, et aucun de ces guerriers titanesques ne portait de bouclier. Pas plus qu’ils n’avaient entendu parler, autant qu’il pût en juger, de parade ou d’esquive lorsqu’ils étaient en mesure d’attaquer. Tout y était purement offensif, jamais défensif, et l’herbe s’imprégnait de sang ; le sol desséché lui-même s’en imbibait pour tourner à la boue sanglante. Soit ces guerriers étaient en proie à la folie meurtrière du combat, soit ils étaient trop stupides pour prendre conscience de l’effroyable carnage… soit ils étaient à ce point différents des êtres humains connus de Sir George qu’ils n’accordaient aucune importance au tribut qu’il prélevait. Ce furent les seules explications qui lui vinrent à l’esprit, du moins tant que ces deux bandes armées s’affrontèrent en se massacrant mutuellement dans une orgie de destruction.

Mais un des deux camps finit par renoncer. Ses guerriers survivants tournèrent les talons pour s’enfuir, et, comme toujours, leurs ennemis se lancèrent en hurlant à leurs trousses pour en faucher d’autres.

À la fin, le camp en déroute réussit à semer ses poursuivants, en partie parce que ses guerriers s’étaient débarrassés de leur encombrant armement, et en partie parce qu’on court un peu plus vite pour sauver sa vie que pour prendre celle d’autrui.

Sir George flottait au-dessus du champ de bataille et regardait les vainqueurs apporter des soins rudimentaires à leurs camarades tombés au combat et trancher la gorge de leurs ennemis blessés, puis, lentement, la vision de ce spectacle se dissipa.

 

Il se redressa sur la banquette confortablement capitonnée et, comme l’en avait instruit Ordinateur, ôta le casque de l’« interface neurale » à la fin du « briefing ».

Ses mains tremblèrent légèrement pour le reposer de côté. Ordinateur lui avait certes expliqué ce qu’il verrait, mais, sur le moment, l’expérience lui avait manqué pour pleinement comprendre les propos de la voix désincarnée. Il ne s’était pas rendu compte que ce serait à ce point réel – qu’il percevrait les hurlements des blessés, sentirait l’odeur délicatement cuivrée du sang des monstres ou la puanteur d’égout, par trop familière, de la mort et des organes éviscérés. C’était là un exemple des arts magiques du bouffon/diablotin que le baron n’aspirait nullement à appréhender. Pas pour l’instant du moins. Pas tant que les frissons et autres échos du combat à vous serrer le cœur ne l’auraient pas traversé de part en part pour se faire ensuite oublier.

Il entendit un léger bruit derrière lui et, en se retournant, aperçut Sir Richard, Rolf Grayhame, Walter Skinnet et Dafydd Howice assis sur leurs propres banquettes. La réaction de chacun au spectacle auquel ils venaient d’assister n’était pas inintéressante. Grayhame et Howice semblaient parfaitement naturels, plus pensifs qu’autre chose, Skinnet donnait l’impression d’être davantage insatisfait que les deux autres archers, manifestement parce qu’il réfléchissait à la taille et l’allonge des adversaires que ses hommes d’armes et lui-même devraient affronter au corps à corps. Mais Sir Richard, lui, affichait sensiblement la même expression que le baron, et ce dernier se surprit à décocher un sourire compatissant au chevalier légèrement plus âgé.

« De rudes gaillards que ces bâtards, monseigneur, si vous me permettez l’expression, déclara Grayhame au bout d’un moment. Je n’aime pas beaucoup non plus la distance à laquelle ils peuvent projeter leurs javelots.

— Ça ne me réjouit pas non plus outre mesure, renchérit Howice. Toutefois, Rolf, j’ai l’impression que la portée des arcs de nos gars est au moins supérieure d’un poil.

— Pas de beaucoup, grommela Grayhame. Pas autant que je le voudrais, en tout cas !

— Certes, grogna Skinnet. Mais au moins les vôtres pourront-ils tenir le choc et abattre ces fumiers. Les miens ne jouiront pas de ce luxe.

— Non, en effet, déclara Sir George. D’un autre côté, Walter, je n’ai nullement l’intention de vous envoyer les affronter face à face avant de les avoir un tantinet refroidis. Pas tant que je chevaucherai avec eux, quoi qu’il en soit !

— Avec tout le respect qui vous est dû, Sir George, je pense que vous ne devriez pas non plus charger avec eux, même après, intervint Maynton. Vous êtes le seul homme que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre.

— Nous ne pouvons nous permettre de perdre personne, du moins si nous pouvons l’empêcher, répliqua Sir George. Et, si je dois envoyer des hommes à la charge, je chargerai avec eux.

— Vous feriez aussi bien de renoncer, Sir Richard, déclara amèrement Skinnet. Voilà des années que je m’efforce de le convaincre qu’éviter de placer le commandant en chef en première ligne et au beau milieu de la charge serait faire preuve d’un minimum de bon sens. À croire qu’il est français.

— Inutile de m’insulter, Walter, lâcha doucement Sir George.

— J’ai toujours appelé un chat un chat, monseigneur. Je ne changerai pas maintenant.

— Eh bien, que vous ayez ou pas un cerveau susceptible de changer d’opinion, je suis d’avis, moi, qu’avec un peu de réflexion et de planification préalables la situation pourrait bien, après tout, n’être pas si mauvaise, affirma Sir George.

— Et comment exactement êtes-vous parvenu à cette conclusion, si je peux me permettre de vous poser cette question, monseigneur ? s’enquit Skinnet avec tout le scepticisme d’un vassal conscient que son suzerain lui voue une entière confiance.

— Eh bien, vous l’avez dit vous-même voilà quelques instants quand vous tentiez de m’enfariner, déclara Sir George. Peut-être font-ils neuf pieds de haut et sont-ils couverts de poils, mais leur façon de charger bille en tête me rappelle beaucoup les nobles français ou les Écossais. Et Ordinateur affirme que ce que nous venons de voir est typique de leur manière de combattre. Alors j’en suis venu à me persuader que, pour les vaincre, il nous fallait user de la même tactique que Sa Majesté quand il a accueilli les Écossais à Halidon Hill. »

 

« Ce plan ne me plaît pas, gazouilla le bouffon/diablotin.

— Je ne peux pas dire non plus qu’il me satisfasse entièrement, répondit calmement Sir George, assis de l’autre côté de la table de cristal. Hélas, les estimations des forces ennemies que nous a fournies Ordinateur, s’ajoutant à la portée de leurs javelines, ne nous laissent guère le choix. Selon les plus favorables de ces évaluations, le rapport de forces serait de six contre un en leur faveur, et la portée de nos arcs ne nous octroie qu’un très faible avantage, bien inférieur à ce que j’aurais préféré. En outre, bien qu’ils ne soient pas munis d’armures, ces monstres se révéleront sans doute de redoutables adversaires quand nous en viendrons aux mains… sans parler du fait qu’ils ont deux fois plus de bras que mes gens.

— Si le rapport de forces vous est à ce point défavorable, vous devriez mettre tous vos hommes dans la balance, affirma l’avorton.

— Mon plan prévoit le recours à tous mes hommes entraînés, déclara Sir George en mettant lourdement l’accent sur l’adjectif, dans l’espoir que l’“interprète” saisirait la nuance.

— Pas plus de dix pour cent de votre nombre total de mâles », laissa tomber le bouffon diablotin. Sir George hocha la tête.

« Vous avez raison, bien entendu, commandant, admit-il. Mais vous m’avez répété vous-même à maintes reprises que mes hommes représentent un atout précieux pour votre guilde. Ceux que vous me proposez d’envoyer au combat ne sont pas formés pour ce genre de mission. Nous avons commencé à les entraîner, mais former un maître archer est le travail de toute une vie, et les matelots et les bouviers que vous avez “sauvés” avec nous ne sont pas des soldats. Si nous tentions de les employer maintenant comme archers, ils ne feraient qu’entraver ceux de nos hommes qui savent déjà ce qu’ils font. Aucun d’eux non plus n’est un cavalier accompli, et je serais fort étonné qu’ils puissent seulement rester en selle si nous nous efforcions de leur faire jouer ce rôle. Et si nous leur confiions en revanche celui d’hommes d’armes démontés, ils se feraient massacrer pour bien peu de résultat, surtout contre de tels adversaires.

— S’ils sont à ce point inutiles, à quoi bon les conserver ? » avança l’avorton.

Un frisson glacé parcourut l’échine de Sir George, car les intentions du bouffon/diablotin lui apparaissaient très clairement.

« Je n’ai pas dit qu’ils étaient “inutiles”, commandant, répondit le baron en pesant soigneusement ses mots. Mais qu’ils n’étaient pas assez entraînés pour l’heure. C’est là une faiblesse que nous pourrons corriger avec le temps. Je doute fort qu’ils seront très nombreux à devenir des archers aussi éprouvés que Rolf Grayhame ou Dafydd Howice, mais je peux aussi me tromper. Quoi qu’il en soit, j’ai la conviction qu’ils peuvent être formés au métier d’hommes d’armes, auquel cas ils représenteraient un renfort bienvenu et appréciable pour mes soldats déjà entraînés. Mais, quoi que nous puissions leur enseigner pour l’avenir, les envoyer maintenant au combat reviendrait tout simplement à sacrifier leur vie pour pas grand-chose. Cela reviendrait à… gaspiller les ressources de votre guilde.

— Je vois. » Le bouffon/diablotin rumina quelques instants les propos que venait de tenir Sir George, ses deux yeux les plus petits à demi clos. Puis il les écarquilla de nouveau tous les trois et les braqua sur le baron.

« Très bien. Je comprends votre raisonnement et, si la conclusion à laquelle vous êtes parvenu me déplaît, je me vois contraint de vous concéder que la préservation des ressources de la guilde doit avoir la préséance en l’occurrence. Néanmoins, je n’aime toujours pas la tactique que vous prévoyez d’adopter pour ceux de vos hommes que vous entendez envoyer au combat. Vous devriez attaquer l’ennemi au lieu de rester sur la défensive.

— Contre une telle supériorité numérique, nous n’avons d’autre choix que d’adopter une position défensive », lui expliqua Sir George en recourant à des trésors de patience. L’avorton ouvrit la bouche qui lui servait à parler, mais le baron poursuivit avant qu’il eût pu s’exprimer.

« Vous m’avez appris que l’objectif de votre guilde était de contraindre ces êtres à ne commercer qu’avec vous, commandant. » Cela dit, j’ai un certain mal à imaginer ce qu’ils pourraient bien avoir à offrir d’assez précieux pour votre « guilde » ! songea le baron. « À ce que vous m’avez dit, Ordinateur et vous-même, la seule manière de réaliser cet objectif est de forcer cette tribu de Thoulaas à se soumettre à votre volonté, parce que sa puissance et la crainte qu’elle inspire aux tribus environnantes les amèneront toutes à suivre son exemple. Pour y parvenir, il sera donc nécessaire de vaincre de façon décisive ces Thoulaas au combat, bien que le seul nombre de leurs guerriers soit près de sept fois supérieur au nôtre. Si nous les attaquions en leur donnant l’avantage de la position défensive, nos pertes seraient sévères même si nous finissions par en triompher. De lourdes pertes dans nos rangs diminueraient de façon significative la valeur que nous représenterions pour votre guilde lors de toute campagne ultérieure, et auraient également pour conséquence, si une ou plusieurs de ces tribus refusaient de se plier à l’exemple des Thoulaas, d’affaiblir assez ma troupe pour lui interdire de les soumettre.

 » Ce qui signifie que nous devons trouver un moyen de convaincre les Thoulaas de nous attaquer où et quand nous l’aurons choisi. Après avoir étudié leur manière de guerroyer avec l’aide d’Ordinateur, je me suis persuadé que nous ne devions pas seulement les vaincre, mais encore leur infliger de très lourdes pertes pour les amener à obtempérer. Et, une fois qu’ils seront assez affaiblis par ces pertes au combat – et la conscience que nous les avons déjà écrasés leur aura sans doute ôté beaucoup de leur mordant –, nous pourrons porter la guerre chez eux en jouissant d’une sécurité et d’une efficacité bien supérieures, du moins si elles sont encore nécessaires.

— Et s’ils choisissent de ne pas attaquer ?

— C’est assez improbable à mon avis, affirma Sir George. Avec l’assistance d’Ordinateur, poursuivit-il en soulignant la part qu’avait prise dans son plan la voix désincarnée, mes officiers supérieurs et moi-même avons étudié une vingtaine de leurs batailles. Ces tribus n’ont qu’une très piètre notion des tactiques défensives sur le terrain, mais leurs villages sont très bien fortifiés par des murs de terre et des palissades, et elles doivent certainement avoir une conception plus solide de la défense de telles fortifications. En outre, leurs lanceurs de javeline sont certainement beaucoup plus efficaces et dangereux à couvert, derrière des murs ou des palissades, qu’à l’extérieur où mes archers peuvent facilement les abattre.

 » Fort heureusement, ils donnent l’impression de ne pas apprécier ce style de combat, et ils ne l’adopteront que si leurs villages sont réellement menacés par des forces supérieures à celles qu’eux-mêmes peuvent maîtriser. Quand les chiffres sont peu ou prou équivalents de part et d’autre, ils préfèrent presque toujours l’attaque à la défense. Dans la mesure où ils seront beaucoup plus nombreux que nous, et puisqu’ils n’ont aucune idée des dommages que nos armes peuvent leur infliger, je suis convaincu qu’ils se précipiteront à l’assaut en toute circonstance. En l’occurrence, toutefois, j’ai élaboré, avec l’aide d’Ordinateur, une stratégie qui devrait les y contraindre, et c’est pour cette raison que j’ai choisi ce terrain particulier pour les combattre. »

Il désigna d’un geste l’imagerie qui flottait au-dessus de la table de cristal, ou, tout du moins, de ce en quoi il voyait encore une table de cristal. En réalité, il commençait à douter que ce « dessus de table » eût le moindre rapport avec ce qu’un honnête Anglais regarderait comme du cristal, car il s’en dégageait une impression singulière. Il n’avait pas eu l’occasion de l’examiner lui-même de très près, mais rien de ce qu’y avait posé le bouffon/diablotin n’avait émis le plus ténu des sons, et les objets donnaient l’impression de glisser à sa surface plus aisément encore que sur une couche de glace polie par l’hiver. Pour l’heure, néanmoins, la véritable nature de l’ameublement de l’avorton lui paraissait beaucoup moins importante que l’image qui le surplombait, et Sir George devait reconnaître que cette imagerie constituait, de tous les arts ésotériques du bouffon/diablotin, une facette qu’il appréciait pleinement.

Depuis la première fois où l’avorton lui avait montré l’Angleterre et les contrées voisines vues par les yeux mêmes des aigles de Dieu, le baron avait consacré beaucoup de son temps à étudier les merveilleuses cartes « électroniques » et autres « imageries satellite » qu’Ordinateur pouvait produire à la demande. Il avait peiné, au tout début, à visualiser avec exactitude la réalité fournie en particulier par les « images satellite », à cause de l’énorme différence qu’elles présentaient avec les cartes humaines sur lesquelles il avait travaillé jusque-là. Mais entraînement et pratique avaient triomphé de ces obstacles et l’invraisemblable précision de détail de celles d’Ordinateur le sidérait. Aucune des cartes qu’il avait vues sur Terre ne pouvait rivaliser avec cette imagerie en exactitude et définition… surtout lorsque Ordinateur lui superposait une « topographie holographique tridimensionnelle » qui permettait au baron de voir chaque monticule, butte, val, creux et rivière, jusqu’au plus petit ruisseau, en relief plutôt qu’en aplat. Sir George avait toujours eu l’œil du stratège sur le terrain, mais jamais un général humain n’avait eu la latitude de visualiser un champ de bataille avec une précision aussi confondante. En dépit de son asservissement au bouffon/diablotin, le soldat en Sir George exultait à la perspective de l’avantage qu’elle lui procurait. De telles « cartes » triplaient, au bas mot, son efficacité.

L’image qui se déployait actuellement au-dessus de la table de cristal était précisément un des « hologrammes » d’Ordinateur ; elle montrait une très grosse butte, recouverte d’un épais tapis de l’herbe pourpre de ce monde au ciel boueux. Elle toisait la plaine environnante d’une hauteur de cinquante ou soixante pieds en son point le plus élevé, et sa rotondité parfaite laissait entendre qu’en dépit de sa taille elle était d’origine artificielle plutôt que naturelle. Elle était aussi assez large pour que le baron pût y placer toute sa troupe, voire de bénéficier de quelque espace dégagé s’il disposait soigneusement sa formation, et ses pentes pierreuses escarpées formaient presque un angle droit avec la plaine avant de s’adoucir progressivement vers le sommet.

« Ordinateur m’a appris que cette colline était regardée comme sacrée par la tribu des Thoulaas, déclara le baron. C’est le tumulus où sont enterrés leurs rois et leurs prêtres païens, aussi sacré à leurs yeux que Jérusalem l’est aux nôtres. Si nous nous postons à son sommet, ils nous attaqueront forcément. »

Il se garda bien d’ajouter que le site qu’il avait choisi pour champ de bataille n’offrait, si ça tournait mal, aucune possibilité de repli aux Anglais. Ce qui lui déplaisait sans doute davantage que ça n’aurait déplu à l’avorton si le petit être en avait pris conscience, mais Sir George ne voyait pas d’autre solution. Il crevait les yeux qu’ils n’avaient de valeur pour sa guilde, lui et ses hommes, qu’en fonction de leur aptitude à remporter des victoires. S’ils la perdaient à ses yeux, sa guilde n’aurait plus aucune raison de les garder à son service, et il ne nourrissait aucun doute quant au dénouement : le bouffon/diablotin les massacrerait tous sans hésitation, dans le seul but de se débarrasser au moindre coût et le plus simplement possible de ce malencontreux investissement. Pire encore, il était également devenu flagrant qu’en dépit de son arrogante fatuité et de son mépris pour les Anglais, l’avorton avait moins de compétence, en matière de planification et d’organisation d’une simple bataille, sans rien dire d’une entière campagne, qu’un idiot du village.

Ordinateur s’était montré beaucoup plus disert que ne s’y était attendu Sir George quand il l’avait pressé de questions sur les Thoulaas et les autres tribus locales, et le baron était vite parvenu à la conclusion que l’analyse qu’avait faite le bouffon/diablotin de la situation était tout à la fois erronée et présomptueuse. Les Thoulaas étaient effectivement l’ethnie la plus importante et la plus puissante du voisinage, et leur roi prétendait au titre de suzerain héréditaire auquel tous ses voisins devaient un tribut. Mais, à ce qu’avait dit Ordinateur, son autorité était davantage traditionnelle que factuelle. Les chefs de guerre qui étaient ses « vassaux » formaient un ramassis de rebelles indisciplinés et indépendants, guerroyant constamment les uns contre les autres, qui jamais ne se donnaient la peine de lui demander la permission d’aller mutuellement s’entre-tuer. Seules les anciennes et coutumières rivalités entre tribus et l’aptitude du roi des Thoulaas à entretenir la zizanie en jouant alternativement un chef de tribu contre l’autre avaient interdit jusque-là à deux ou trois d’entre eux de se liguer pour le détrôner et mettre fin à son règne, voire à son autorité nominale.

Du point de vue de Sir George, cela signifiait que la défaite des Thoulaas ne serait jamais qu’une première étape dans l’accomplissement des vœux de l’avorton. Ces monstres étaient manifestement aussi bornés que des Écossais et aussi divisés que les Irlandais. Autrement dit, la défaite de leur tribu, si totale qu’elle fût, ne suffirait probablement pas à terrifier leurs voisins et rivaux au point de les pousser à complaisamment se soumettre. Il faudrait sans doute vaincre une ou deux au moins de ces tribus – voire une alliance de plusieurs d’entre elles – avant que tous les chefs et sous-chefs locaux n’y fussent disposés. Le baron avait avancé cette hypothèse avec la plus grande prudence lors de sa première réunion stratégique avec l’avorton, mais elle avait été balayée. Le « commandant » avait l’absolue certitude que l’élimination des Thoulaas résoudrait tous ses problèmes, et Sir George avait préféré ne pas le contredire à cet égard. Il s’était contenté de faire enregistrer son point de vue personnel, et peut-être le bouffon/diablotin finirait-il, après coup, par reconnaître qu’il avait vu juste.

Mais peut-être aussi que non. Sir George avait vu trop d’hommes de noble naissance se fier si aveuglément à leur propre jugement et à leur cerveau qu’ils se montraient parfaitement incapables d’admettre les plus rudes leçons de la réalité. En particulier songea-t-il amèrement, quand ce sont d’autres qui doivent payer dans le sang, la souffrance et la mort le prix de leur stupidité. Ce qui pourrait fort bien être aussi le cas ici, mais au moins le bouffon/diablotin se targuait-il d’accorder une grande valeur à cet « atout » que les Anglais représentaient pour sa précieuse guilde. Si ces rodomontades contenaient une parcelle de vérité, peut-être aurait-il l’intelligence de retenir la leçon : écouter les conseils de Sir George en valait la peine.

Mais, quoi que l’avenir leur réservât, la peu ragoûtante vérité présente n’en était pas moins que l’avorton attendait de Sir George qu’il lui apportât une prompte et décisive victoire. Le baron avait sans doute réussi à le dissuader de lancer un assaut frontal contre le principal village des Thoulaas, mais c’était la seule concession qu’il avait pu obtenir de lui. Et il avait la certitude que, maintenant qu’il avait gagné sur ce point, il serait dégradé (à tout le moins) s’il échouait à remporter cette victoire prompte et décisive qu’on attendait de lui. On ferait aussi de lui, assurément, un exemple de ce que pouvait vous valoir un échec, pour la gouverne de celui de ses subordonnées qui survivrait et serait promu à sa place ; et Matilda et Edward mourraient probablement eux aussi, sans même – fallait-il l’espérer – avoir été réveillés.

Son esprit tenta de renâcler comme un cheval ombrageux à cette perspective, mais il se contraignit à l’affronter dans toute sa signification. C’était aussi l’une des responsabilités qui incombaient à son rang et, si le bouffon/diablotin était décidé à l’éliminer, cette créature désespérément incompétente exigerait sans doute d’exercer sa pleine et entière autorité sur celui qui lui succéderait.

Ce qui se solderait par un désastre et, au final, par la mort de tous ceux qui étaient sous ses ordres et sous son égide.

Raison pour laquelle Sir George avait choisi une position n’autorisant aucune retraite. À longue échéance, la seule alternative serait de remporter une victoire éclatante ou périr, et cette position lui offrait la meilleure chance de succès. Sans même parler du fait que des hommes qui ne peuvent pas fuir n’ont d’autre choix que de se battre à mort, songea-t-il aigrement.

« Tant que je garde la possibilité de les inciter à venir m’attaquer où et quand je l’aurai choisi, je peux vous promettre la victoire que vous espérez, commandant », affirma-t-il avec une assurance qu’il était bien loin de ressentir.

Le bouffon/diablotin le fixa sans mot dire pendant quelques interminables battements de cœur.

« Très bien, lâcha-t-il enfin. J’aurais néanmoins préféré un assaut rapide et décisif qui prendrait les Thoulaas par surprise et les écraserait une bonne fois pour toutes, mais, comme vous l’avez dit, vous avez de l’emploi de vos armes grossières et primitives une expérience beaucoup plus directe que la mienne. Je vais vous permettre de combattre comme vous l’entendez… mais je vous recommande fortement d’honorer votre promesse et d’obtenir la victoire qu’exige ma guilde. »

Qu’une seule phrase totalement dépourvue d’expression et d’inflexion pût receler autant de froide menace restait remarquable, songea Sir George.

 

« Je ne peux pas dire que cette position emporte mes suffrages, monseigneur. » Rolf Grayhame se gratta vigoureusement la gorge et cracha un épais jet de salive dans l’herbe pourpre contre nature, en même temps qu’il tournait la tête pour balayer du regard la plaine lisse qui cernait la colline. Grâce aux démonstrations d’Ordinateur, il était tout aussi familiarisé que Sir George avec la foudroyante rapidité de l’allure bondissante des indigènes, qui leur permettait de dévorer l’espace… et il était conscient qu’aucun piéton humain ne pouvait espérer les distancer, eût-il le loisir de battre en retraite. « Ni même ce foutu monde, ajouta-t-il en faisant la grimace.

— Je ne suis pas franchement enthousiaste non plus, répondit Sir George à l’archer puissamment bâti. Hélas, ce sont les seuls que nous avons à notre disposition, alors il faudra en tirer le meilleur, j’imagine. »

Grayhame eut un âpre gloussement puis opina et chassa une mèche d’un coup de tête.

« Avec votre permission, monseigneur, je ferais mieux de procéder à une autre vérification.

— Faites, Rolf, laissa tomber le baron en souriant. Et rappelez à vos gars que, quoi qu’il ait pu dire, ce petit engagement est vraiment important », ajouta-t-il en montrant du menton l’étrange appareil qu’Ordinateur appelait un « char aérien » et qui flottait surnaturellement au-dessus de leurs têtes.

Il décela l’ombre d’une surprise dans les traits de l’archer et éclata d’un rire bref. La réaction de Grayhame ne l’étonnait pas outre mesure. Le bouffon/diablotin avait passé près d’une heure à exhorter « ses » troupes à se battre pour la guilde. Sans le pouvoir de vie et de mort qu’il détenait sur eux tous, sa grotesque et ronflante harangue aurait déclenché d’irrépressibles accès d’hilarité chez chacun de ses hommes. La seule idée d’« honorer la guilde que nous servons en lui offrant notre courage et notre sang » aurait suffi à faire se plier en deux de rire – ou de nausée – les vétérans endurcis de Sir George ; quant à penser que l’avorton pouvait les croire assez stupides pour couper dans ces calembredaines… c’était encore plus désopilant.

« Oh, je me moque comme de ma première cotte de mailles de lui et sa précieuse guilde, gronda le baron. En ce qui me concerne, ils pourraient bien attraper la vérole et la mort noire, et le plus vite possible ! Mais, quels que soient les sentiments qu’ils nous inspirent, nos vies dépendent de leur conviction qu’ils ont besoin de nous. Et ça signifie que nous devons l’emporter.

— Sans parler d’un autre menu détail… monseigneur, intervint sombrement Walter Skinnet. Les “quatre-bras” nous trancheront la gorge si nous perdons. »

Le baron eut un aigre ricanement. « Oui, sans parler de ce détail-là, convint-il avant de faire signe à Grayhame. Donc allez-y, Rolf. Et faites passer le mot.

— N’en doutez pas, monseigneur », le rassura Grayhame avec un sourire torve.

Il s’éloigna au petit trot pendant que Sir George se retournait pour embrasser du regard la plaine entourant leur position au sommet de la colline.

Il existait suffisamment de subtiles et moins subtiles différences entre ce monde et la Terre pour conférer à toute la scène une irréalité tangible, pareille à celle d’une hallucination ou d’un rêve induit par la fièvre. Le soleil était plus froid et moins éclatant. Les « arbres » qui parsemaient la plaine tout autour du tumulus étaient trop hauts, trop fluets et pas de la bonne couleur. Sir George avait même l’impression de ne pas peser le bon poids, car il se sentait trop léger et trop plein d’ardeur. Il était habitué à la poussée d’énergie consécutive à l’imminence du combat, mais, là encore, c’était différent. Il en avait parlé à Ordinateur la première fois que les « annexes » du vaisseau principal avaient déposé les Anglais sur ce sol, avec leurs chevaux et leur équipement, et Ordinateur lui avait répondu que la « gravité » locale était plus faible et que l’air de ce monde contenait plus d’oxygène que celui auquel les Anglais étaient habitués.

Le baron n’avait aucune idée de ce qu’étaient cette « gravité » et cet « oxygène », mais, s’ils étaient capables de lui apporter un tel bien-être, il tenait à en tirer le maximum !

Ses lèvres esquissèrent un sourire à cette pensée, mais ce fut très fugace et il reprit, en plissant les yeux, son examen de la plaine environnante.

Les prairies à l’étrange couleur s’étendaient à perte de vue, uniquement brisées par un bouquet d’arbres rabougris et les berges escarpées d’une étroite mais profonde rivière serpentant autour du flanc ouest du tumulus. Le terrain était assez plat pour qu’on distinguât clairement le principal village des Thoulaas sur la rive opposée, à deux ou trois lieues de la colline, et, pendant qu’il regardait, il voyait progresser la marée montante des guerriers de la tribu, qui se bousculaient et jouaient des coudes pour conserver leur position en même temps qu’ils bondissaient dans l’herbe pourpre (laquelle arrivait à peu près à la taille d’un homme et à mi-cuisse pour eux) vers le gué permettant à la piste venant de leur village de franchir la rivière et de se poursuivre jusqu’au tumulus. Même à leur allure, ils n’atteindraient pas la colline avant un bon moment, et, de son poste d’observation, le baron ne distinguait que de rares détails. En revanche, le profond et rythmique martèlement de leurs tambours de guerre parvenait faiblement à ses oreilles.

« De combien de lanceurs de javeline disposent-ils, Ordinateur ?

— De neuf cent dix-sept sur un total de six mille deux cent neuf guerriers », répondit Ordinateur dans son oreille.

Bien qu’il sût qu’Ordinateur rapportait tout ce qu’il entendait à l’avorton et au reste de l’équipage, le baron éprouva un grand réconfort en entendant le son de sa voix en ce moment précis. D’un autre côté, les chiffres qu’il venait d’annoncer n’avaient rien de rassurant. Sans les marins et autres hommes non aguerris dont Sir George avait convaincu le bouffon/diablotin qu’il valait mieux ne pas les lancer dans la bagarre, il commandait une force d’à peine huit cents hommes. En vérité, soixante pour cent d’entre eux étaient des archers, mais l’ennemi disposait de deux fois plus de lanceurs de projectiles, et ces archers étaient beaucoup plus chichement armés pour le combat corps à corps que ses hommes d’armes puisqu’ils ne portaient que des dagues, des glaives et parfois une masse d’armes ou un marteau en sus de leur arc. S’ils devaient en venir aux mains avec les futurs survivants de cette horde, ils seraient lourdement désavantagés.

Ce qui signifiait que Sir George devait interdire aux Thoulaas tout espoir de combat rapproché. C’était à cela que servirait la palissade de pieux de bois aiguisés dont se hérissait le flanc de la colline. Sans rien dire des chausse-trapes dissimulées dans le lit de la rivière et massivement éparpillées dans les hautes herbes entre la rive et le pied du tumulus ; ni de la double rangée d’hommes d’armes démontés qui s’interposaient entre les pieux et les premières lignes des archers. Qu’il eût démonté tous ses hommes d’armes à l’exception d’une cinquantaine après avoir si âprement discuté avec l’avorton de la nécessité d’acquérir des chevaux n’en restait pas moins ironique.

Bien sûr, se rappela-t-il en se retournant pour observer les rangées de montures qu’on retenait à l’arrière de sa formation, quand l’assaut des Thoulaas aurait été brisé – s’il l’était jamais –, il aurait besoin de toutes pour mener la poursuite qu’il entendait lancer. Skinnet et les cinquante cavaliers placés sous ses ordres et ceux de Sir Richard formaient la seule véritable réserve du baron.

Au moins ses hommes étaient-ils les mieux armés et cuirassés qu’il eût jamais menés au combat, se persuada-t-il. En dépit de tout le mépris qu’éprouvait l’avorton pour la grossièreté de leur équipement primitif, les « modules industriels » de la guilde avaient honoré, voire surpassé les requêtes que Sir George et ses conseillers leur avaient soumises.

Comme tout commandant de son époque, Sir George n’était que trop familièrement avisé du coût que représentait l’équipement convenable d’un homme pour la guerre. Les chevaliers et les hommes d’armes montés avaient d’ordinaire la priorité, puisqu’ils étaient l’élément décisif lors d’un combat rapproché, où la protection contre les coups portés par l’ennemi est prééminente… et aussi parce que les chevaliers sont en général assez fortunés pour s’offrir une armure de meilleure qualité. Aucun suzerain, aucun capitaine n’aurait pu se permettre, toutefois, de fournir une telle armure à tous les hommes de sa troupe, et les archers et piétons devaient se débrouiller avec des cuirasses sans doute moins efficaces mais aussi beaucoup moins onéreuses. Un archer pouvait s’estimer heureux s’il arrivait à se payer une brigandine plutôt qu’un simple gilet de cuir, et un piéton s’il disposait d’un haubergeon de mailles au lieu d’une brigandine. Même les chevaliers et les hommes d’armes montés devaient fréquemment remplacer les plaques de métal utilisées pour renforcer leur cotte de mailles par du cuir bouilli.

Mais pas ceux de Sir George. Leur armure n’était peut-être pas faite des mêmes merveilleux alliages que le vaisseau ni même que l’armure des mufles verruqueux, mais elle était fabriquée dans un meilleur acier que tous ceux qu’avait jamais forgés un artisan né sur Terre. Et ce n’était pas tout… Fait inouï jusque-là, toutes celles des hommes d’armes montés étaient identiques… et tous étaient aussi bien cuirassés que les chevaliers qu’avait connus Sir George. En vérité, son armée avait atteint un degré d’uniformité et de qualité dont il n’aurait jamais rêvé quand il s’était embarqué pour la France.

Les hommes étant ce qu’ils sont – et, plus particulièrement, les Anglais étant ce qu’ils sont –, la confiscation de leur équipement juste avant leur « traitement » et sa non-restitution ensuite avaient sans doute suscité quelques grommellements.

Mais ils s’étaient rapidement tus quand les vétérans s’étaient rendu compte des améliorations qui lui avaient été apportées, et Sir George n’avait même pas été tenté de s’en plaindre. Oh, sans doute regrettait-il l’armure familiale qui avait naguère appartenu à son père, mais ce n’était que pure et simple nostalgie, liée à la perte d’un objet se rattachant à des gens et des lieux qu’il ne reverrait plus jamais. Sa nouvelle armure était plus légère et beaucoup plus apte à le protéger des armes ennemies, et c’était un homme bien trop prosaïque pour qu’elle lui manquât.

Leurs chevaux eux-mêmes étaient mieux caparaçonnés. Les destriers que le bouffon/diablotin et ses serviteurs mécaniques avaient volés en France lors d’une nuit sanglante n’étaient pas de massifs chevaux de charge, et sans doute n’étaient-ils pas aussi lourdement cuirassés que l’auraient été ces percherons, mais cela convenait parfaitement à Sir George, qui préférait de toute façon la mobilité et l’endurance à la poussive pesanteur. Toutefois, même s’il n’avait jamais été aussi féru des chevaux massifs que la plupart de ses contemporains, ou peut-être parce qu’il ne l’avait jamais été, il était enchanté du caparaçon, créé par les modules de l’avorton, qui bardait les chevaux. Comme sa propre armure, il était plus léger et plus dur que tout ce qu’il avait connu sur Terre, et il offrait une plus grande protection sans pour autant surcharger les montures. Ce qui n’était pas plus mal, dans la mesure où la crainte du bouffon/diablotin que les chevaux s’adaptent mal à la stase d’impulsion phasique semblait bien fondée. Ordinateur avait appris à Sir George qu’ils en avaient perdu pas moins d’une dizaine durant leur voyage jusque-là (où que puisse être le « là » en question) et le baron répugnait à réfléchir à ce que cela augurait à longue échéance.

Mais, se rappela-t-il en regardant la horde des Thoulaas se rapprocher de plus en plus de leur démarche bondissante, quels que fussent les problèmes à long terme qui exigeaient son attention, il devait avant tout survivre à l’instant présent.

Il leva la main et fit signe à Sir Richard et à Skinnet de le rejoindre. Le chevalier et le sergent tendirent leurs rênes à l’écuyer de Sir Richard et se portèrent à sa rencontre.

« Il me semble, déclara-t-il hâtivement sans quitter une seconde des yeux l’armée des guerriers à quatre bras, que ces… créatures comptent faire exactement ce que nous espérions et qu’elles foncent droit sur nous. Dans le cas contraire, c’est à vous deux et vos gens qu’il reviendra de les empêcher de nous tomber sur le dos, jusqu’à ce que j’aie changé de ligne de front. Je veux que vous fassiez se replier notre réserve d’encore cent cinquante pas et que vous surveilliez de près l’arrière et les flancs.

— À vos ordres, monseigneur », répondit Sir Richard. Skinnet se contenta d’acquiescer d’un signe de tête et les deux hommes regagnèrent leurs soldats à vive allure et entreprirent de donner des ordres.

Sir George ne s’occupa plus d’eux et reporta son attention sur l’ennemi.

Le rapport de forces est légèrement plus désavantageux que quand j’ai affronté le roi à Dupplin, réfléchit-il. Il avait souligné le fait devant ses hommes lors de son propre discours préludant au combat, passablement plus professionnel et moins ampoulé que celui de l’avorton, et c’était assez proche de la vérité pour les satisfaire. Sir George avait fondé le déploiement présent de ses troupes sur celui de Dupplin, et il s’attendait sincèrement à ce qu’il lui apportât la victoire, même s’il existait d’importantes différences, dont il était d’ailleurs conscient, entre le champ de bataille de Dupplin et celui d’aujourd’hui. En tout premier lieu, si l’armée d’Édouard III n’avait compté que cinq cents chevaliers et quinze cents archers contre les dix mille Écossais de Dupplin, le rapport de forces n’était jamais que de cinq contre un en sa défaveur, au lieu de huit contre un ici. D’autre part, les Écossais n’avaient pas d’archers, alors que les Thoulaas étaient forts de plus nombreux lanceurs de javeline que ses archers. Et, pour finir, les Écossais ne faisaient pas neuf pieds de haut et n’avaient que deux bras chacun.

Malgré tout, ce n’est pas comme si nous n’avions jamais connu cela, se persuada-t-il fermement alors que les guerriers ennemis atteignaient déjà la berge opposée de la rivière et commençaient d’y patauger en beuglant leurs étranges et mugissants cris de guerre, tandis que leurs tambours tonnaient avec fracas à l’arrière-plan.

Ils devraient découvrir les premières chausse-trapes dans… Là !

Comme si cette pensée en avait donné le signal, un monstrueux frémissement parcourut la ligne de front de la charge des Thoulaas. Leurs cris de guerre se muèrent brusquement en glapissements de douleur quand d’énormes et larges pieds à six orteils s’abattirent sur les pointes méchamment aiguisées des chausse-trapes. Il s’agissait d’un engin archaïque et d’une grande simplicité, constitué de quatre fourchons barbelés disposés de telle façon qu’une de ces pointes soit toujours braquée en l’air. Conçues comme une arme contre la cavalerie, elles n’en étaient pas moins tout aussi efficace contre les fantassins… surtout quand on ne soupçonnait pas leur présence. Et celle-ci, en l’occurrence, ne l’avait assurément pas été. Pieds nus, les Thoulaas n’avaient jamais connu une telle arme, et, quand les pointes d’acier mortellement acérées leur transperçaient la voûte plantaire, ils hurlaient de souffrance. Des centaines d’entre eux s’abattaient dans l’eau en se tordant de douleur, leurs cris redoublaient encore quand ils tombaient sur d’autres chausse-trapes, et nombreux furent ceux qui se noyèrent dans trois pieds d’eau.

Toute la ligne de front de leur formation – du moins si l’on pouvait donner ce nom à cette masse dépenaillée – s’effrita.

Mais elle ne s’arrêta pas pour autant. La fièvre du combat, le mépris qu’ils éprouvaient pour les misérables demi-portions qui occupaient l’autre berge de la rivière, la rancœur que leur inspiraient les exigences de la guilde du bouffon/diablotin, leur fureur consécutive à la profanation de leur tumulus, tout cela continuait à les porter en avant, et Sir George plissa les yeux de satisfaction en voyant leur formation se désintégrer. Sur sa demande, les serviteurs de l’avorton avaient passé la nuit précédente à parsemer de chausse-trapes, sur près d’une demi-lieue, le lit de la rivière, en amont comme en aval, et aussi silencieusement que furtivement. Mais le gué qui faisait directement face à la colline avait été sciemment épargné, et les Thoulaas se déversaient à présent vers son centre, en s’agglutinant de plus en plus à mesure qu’ils se rendaient compte qu’aucune de ces vicieuses et invisibles chausse-trapes n’arrêtait leur charge vers le tumulus en leur massacrant les pieds.

Sir George poussa un nouveau grognement de satisfaction en constatant que les guerriers à quatre bras s’attroupaient de plus en plus en une grosse masse informe. La seule promiscuité de leurs corps devrait, sinon éliminer totalement l’efficacité des lanceurs de javeline en leur interdisant de prendre le recul nécessaire au jet de leurs projectiles mortels, du moins la réduire fortement, et il attendit encore cinq battements de cœur pour inspirer profondément et hocher sèchement la tête à l’intention de Rolf Grayhame, qui l’observait attentivement.

« Encochez et tirez ! » cria Grayhame.

 

Sir George avait divisé ses archers en deux sections, chacune postée sur un des flancs de sa ligne de front et légèrement en avant, mais toujours derrière les rangées de pieux de bois, afin que leurs tirs convergent sur la colonne compacte de guerriers thoulaas qui, à travers des giclées d’embruns irisées, chargeaient droit sur leur position. Ses archers étaient des vétérans, tous capables de décocher jusqu’à douze traits en une minute et de frapper, en visant, une cible de la taille d’un homme à deux cents pas ; en l’occurrence, leurs cibles étaient bien plus grosses qu’un homme, et près de cinq cents longs arcs se bandèrent au cri de Grayhame.

« Tirez ! » beugla-t-il, et un demi-millier de flèches chantèrent dans les airs à l’unisson.

Nul ne peut imaginer, s’il n’a pas vu les archers anglais à l’œuvre, le féroce, mortel sifflement qu’un tel déluge de flèches tiré vers le ciel peut produire, précédé par le grattement sonore de leur hampe contre le bois de l’arc. L’air lui-même paraissait bourdonner quand la rafale le fendit, obscurcissant le soleil comme une vaste ombre de la mort, puis piqua de nouveau vers le sol en vibrant, pareille à une nuée de démons déchaînés.

Les Thoulaas poussèrent de nouveaux hurlements de souffrance, bien pires que ceux que leur avaient arrachés les chausse-trapes, quand la pluie létale les cribla. Chaque flèche faisait près d’un mètre de long, avec une large pointe affûtée comme un rasoir qui s’enfonçait sans effort dans la chair des cibles non cuirassées des archers et, pendant une effroyable seconde, juste avant que les cris de douleur ne les noient, leurs violents impacts furent clairement audibles depuis le poste d’observation du baron. Des centaines d’indigènes s’affaissèrent, mais Sir George cligna les yeux de stupéfaction car les traits mortels s’étaient enfoncés bien plus profondément dans la formation des Thoulaas qu’il ne l’avait escompté. De surprise, sa tête pivota sèchement sur son axe, tandis que les premières rangées de l’ennemi continuaient de charger, alors même que, cinquante mètres derrière, celles qui les suivaient piaillaient et tombaient. Mais Grayhame invectivait déjà furieusement ses archers. Certains semblaient désorientés, mais on ne laissa pas à leur confusion le temps de virer à l’incertitude, car Grayhame aboyait déjà de nouveaux ordres et une seconde volée de flèches monta vers le ciel.

Celle-ci retomba plus près des cibles choisies, et les archers eurent tôt fait d’adopter leur rythme familier en décochant un troisième déluge mortel puis un quatrième. Et un cinquième !

Au quatrième, les archers avaient déjà ajusté avec précision la trajectoire de leurs tirs, et le spectacle qui s’offrit aux yeux d’un Sir George profondément abasourdi était tel que son expérience à Dupplin ni même ce qu’il avait connu à Halidon Hill ne l’y avaient préparé. Ordinateur avait affirmé que cette force s’élevait à six mille guerriers ; au cours des quatre-vingt-dix secondes suivantes, ses archers avaient décoché neuf mille traits vers le ciel. Quand le dernier retomba, la bataille était bel et bien terminée. Oh, les flèches continuèrent bien de voler pendant encore deux ou trois minutes, mais le carnage de la première minute et demie avait broyé les Thoulaas comme un marteau-pilon. En dépit de la portée et de la précision de leurs javelines, jamais ils n’avaient affronté la terrifiante puissance de frappe d’un tir aussi rapide, massif et meurtrier. La moitié de leur armée avait probablement été décimée, tuée ou blessée lors de ces quatre-vingt-dix secondes initiales de carnage. Un autre quart avait encore été frappé quand les survivants avaient tourné les talons pour s’enfuir en hurlant de terreur, et Sir George redressa l’échine pour les suivre des yeux.

L’espace d’un bref instant, il laissa son regard s’attarder sur les andains de Thoulaas éparpillés sur les deux berges de la rivière ou entassés dans son lit comme autant de hideuses digues hérissées de flèches, qui teignaient le courant en aval de sang orangé sirupeux. Partout dans ces piles et amoncellements de cadavres, des corps se tortillaient ou se convulsaient encore, tandis que des gémissements inhumains – dans tous les sens du terme – s’en élevaient et s’éteignaient comme un horrible hymne infernal.

Il observa l’épouvantable spectacle, guerrier pourtant endurci mais choqué malgré lui par le carnage qu’il avait déclenché, puis lui tourna le dos et adressa un signe de tête au jeune Thomas Snellgrave, son écuyer et porte-étendard.

Thomas était livide et ses mains tremblaient légèrement, mais il retourna son signe de tête à son suzerain et agita l’étendard de Sir George selon le signal convenu. Par toute la formation anglaise le branle-bas commença, tandis que les cavaliers démontés qui avaient renforcé la ligne protectrice de piétons entreprenaient de regagner les rangées de chevaux qui les attendaient. Sir Richard et Walter Skinnet les rejoignirent bientôt au petit trot, et Sir George se dirigea vers le palefrenier nerveux qui tenait en bride le grand étalon noir comme la nuit.

Le baron lui fit un signe de tête, se saisit des rênes de l’étalon et se hissa sur sa selle. C’était une manœuvre qu’il avait appris à exécuter, en dépit de la lourdeur de son armure, alors qu’il n’était guère plus âgé que son fils aujourd’hui, mais elle semblait beaucoup plus aisée ici. À cause de la « gravité » et de l’« oxygène » dont avait si obscurément parlé Ordinateur ? Sir George n’en savait rien et il se demanda fugacement si l’un de ces facteurs n’expliquait pas aussi l’extraordinaire portée des flèches de ses archers, qui avait tant surpris ces derniers. Peut-être Ordinateur le lui expliquerait-il plus tard, s’il lui posait la question, se dit-il avant de la repousser au fond de son esprit.

Le cheval qu’il avait baptisé Satan se mouvait malaisément sous lui, luttait contre le mors et montrait les dents tout en fixant d’un œil torve tout ce qui, humain ou chevalin, osait empiéter sur son espace vital. Sir George perçut le défi sifflant de l’étalon, mais il n’avait pas le temps de s’inquiéter d’un problème aussi mineur. Il se pencha en avant sur sa selle et, de son gantelet, frappa légèrement le cheval entre les oreilles. Ce n’était pas un coup très appuyé, mais il suffit largement, car Satan et lui se comprenaient depuis longtemps, et, pour rappeler à l’étalon que l’insignifiante créature qui le chevauchait était son maître, l’emploi de la force n’était nullement requis. Il y avait là une sorte de symbolique, une analogie sur laquelle Sir George préféra ne pas se pencher trop attentivement. Il jeta un regard autour de lui pendant que le jeune Snellgrave coinçait le bout de la hampe de son étendard dans son éperon droit et pressait son propre palefroi de se porter aux côtés de Satan.

Sir Richard prit position à la droite de Sir George, avec Skinnet sur sa gauche, et le baron hocha une dernière fois la tête de satisfaction. C’était sans doute là une force de cavalerie assez réduite, surtout si l’on tenait compte du millier de Thoulaas qui avaient échappé au massacre du gué. Mais, réduite ou pas, il n’avait que celle-là et il lui faudrait faire avec. Au moins étaient-ils tous bien entraînés, bien armés et bien montés.

En les observant, Sir George se contraignit à accepter que certains d’entre eux allaient mourir. Le massacre unilatéral qu’avaient infligé ses archers aux Thoulaas ne se reproduirait plus aujourd’hui. Peut-être auraient-ils pu laisser les rescapés en paix. Après d’aussi terribles pertes, leurs chefs survivants et leurs chamans se soumettraient sans doute au bouffon/diablotin sans autre effusion de sang. Mais il ne pouvait pas en être certain, et il avait reçu l’ordre de les écraser sans nourrir le moindre doute ni se poser de questions. Il n’aurait pas l’audace de bâcler cette tâche, d’autant que la survie des siens dépendait de son aptitude à prouver définitivement leur valeur au bouffon/diablotin et à sa guilde. Il allait donc s’assurer que les Thoulaas seraient brisés au-delà de toute velléité de résistance, dût-il pour y parvenir en tuer un millier de plus ou perdre une douzaine de ses propres hommes, précieux et irremplaçables.

« Très bien, les enfants, déclara-t-il calmement. Nous allons devoir contourner largement les chausse-trapes de la rivière et nous n’avons pas de temps à perdre. Ébranlons-nous. »

Le coup de trompette envoya la petite cavalerie anglaise volter sur la gauche, et la colonne se déploya en une longue rangée en progression. La manœuvre s’était déroulée avec toute la promptitude bien rôdée que pouvait exiger un commandant, songea lugubrement Sir George, et c’était tant mieux. La rivière se trouvait à une lieue derrière eux et le village à une lieue et demie devant ; la masse des guerriers qui s’interposaient entre ses hommes et les maisons du village s’élevait à environ quatre cents Thoulaas – soit le double de sa cavalerie. Pire, une vingtaine au moins de lanceurs de javeline se tenaient par-delà, et les porteurs de javelot et de masse poussèrent un hurlement de rage en repérant sa cavalerie.

Le baron n’appréciait guère de devoir affronter tant de guerriers en combat rapproché, mais du moins ne représentaient-ils qu’un tout petit peu plus du tiers de ceux qui, selon l’estimation d’Ordinateur, avaient réchappé au massacre du gué. Si l’on parvenait à les briser de manière décisive, il y avait fort peu de chances pour qu’une autre force de taille conséquente parvînt à se rassembler.

Le hic, c’était de veiller à ce qu’ils soient broyés, eux.

Il consacra encore un instant à examiner sa ligne de front et grogna de contentement. Puis il adressa un signe de tête à son trompette et claqua la visière de son bascinet.

« Prêts ! » cria-t-il à travers ses fentes, et la trompette sonna.

Il aurait sans doute pu recourir à Ordinateur pour colporter chacun de ses ordres jusqu’aux oreilles de chaque homme, mais il avait préféré s’en abstenir. Ses soldats étaient habitués à obéir aux sonneries de trompette et il avait décidé de leur épargner autant que possible, pour leur première bataille, d’autres nouvelles et déroutantes expériences. On aurait amplement le temps d’apporter plus tard des améliorations et des ajustements à la stratégie, pourvu toutefois qu’ils remportent la victoire.

Tout au long de la ligne anglaise, les lances – dont celle de Sir George lui-même – s’abaissèrent, obéissant au coup de trompette, et il s’installa plus solidement sur sa selle pendant que, sous lui, Satan grattait impatiemment le sol de ses sabots.

« Au pas ! » ordonna-t-il, et la trompette sonna de nouveau.

La cavalerie s’ébranla et dirigea ses montures vers la meute des Thoulaas qui agitaient leurs armes. Il attendit le temps de deux ou trois autres battements de cœur puis cria :

« Au trot ! »

La rangée de cavaliers éperonna et les chevaux adoptèrent une allure plus vive, faisant résonner leurs sabots sur la terre ferme à mesure qu’ils gagnaient en rapidité et en élan ; et les guerriers Thoulaas se ruèrent à leur rencontre en poussant leurs cris de guerre.

« Chargez ! »

La trompette sonna une dernière fois et, en réponse aux cris de guerre ennemis, un beuglement sourd et profond s’éleva des cavaliers tandis que le galop succédait au trot. Les fentes de sa visière rétrécissaient partiellement le champ de vision de Sir George, mais il vit se détendre les bras des lanceurs de javeline puis les longs et fins javelots se décrocher de leur propulseur. Il flaira une odeur de poussière et de sueur, la sienne et celle de son cheval, et sentit le soleil, qui lui avait paru si pâle dans ce ciel boueux, marteler son armure, en même temps que le tonnerre de la charge équestre l’enveloppait. Les javelines retombèrent cruellement en fendant l’air et l’une d’elles frappa son écu avec la lourdeur et la vigueur d’un marteau. Il entendit un cheval hennir lamentablement, tandis que des cris humains se mêlaient à son hennissement, mais ce n’était pas le moment d’y songer. De songer à rien qui pût le distraire de sa tâche présente.

Un énorme Thoulaas arrivait droit sur lui – un véritable géant, même pour son espèce – armé de deux haches gigantesques qu’il tenait de chacune de ses paires de mains. Il était aussi grand que Sir George monté sur Satan, et il glapit un cri de guerre haineux en se jetant sur lui. Mais, si grand qu’il fût et si longs que fussent ses bras, ils étaient plus courts qu’une lance de dix pieds, et il poussa un nouveau hurlement quand la dure pointe d’acier lui empala le poitrail.

Il s’abattit, mais la force de l’impact avait arraché la lance des mains de Sir George. Trop aguerri pour tenter de maintenir son emprise sur sa hampe au détriment de sa vélocité et de son équilibre, il sortit son épée du fourreau en un réflexe aussi instinctif que l’acte de respirer.

Satan galopait toujours en poussant son propre hennissement de guerre, mais il n’en répondait pas moins docilement à la pression des genoux du baron ; puis, un autre guerrier l’affrontant, Sir George se dressa sur sa selle, en appui sur ses éperons. Une hache et un énorme et encombrant fléau volèrent vers lui en une attaque en ciseaux, et l’invraisemblable choc qui le secoua quand le fléau s’abattit de tout son poids sur son écu faillit le désarçonner. D’étrange façon, ce fut la hache qui lui permit de recouvrer son équilibre en le heurtant presque simultanément. Elle frappa la toute neuve et solide plaque d’acier qui recouvrait son haubert, le projetant en avant et de côté, de manière presque diamétralement opposée à l’impact du fléau. C’était comme d’être piégé entre deux massettes, mais le baron resta en selle et son épée riposta avec une mortelle précision.

Le deuxième Thoulaas bascula en arrière, la gorge béante et ruisselante de sang, et Satan le piétina ; puis, brusquement, Sir George perça leurs lignes et il sourit férocement quand Satan traversa en trombe les rangs de lanceurs de javeline.

Ceux-là ne portaient aucune arme de combat rapproché. Les deux dernières javelines le frappèrent – la première fut détournée par son plastron et la seconde ricocha sur sa jambière gauche – tandis qu’une troisième rebondissait sur le caparaçon de Satan, puis Sir George se retrouva au beau milieu. Il se dressa sur ses éperons en passant entre les deux premiers, et son épée trancha un bras en s’abattant puis, d’un revers, brisa le crâne de l’autre en se relevant. Un troisième Thoulaas tendit une paire de mains vers lui pour tenter de l’arracher à sa selle tandis que, de l’autre, il s’efforçait furieusement de le transpercer de ses javelines. Mais son armure en triompha et il écrasa son bouclier sur le front du géant, qui recula en titubant. Un des cavaliers du baron qui avait retenu sa lance jusque-là le frôla au grand galop. La pointe d’acier de sa lance perfora le ventre du Thoulaas étourdi, et Sir George et ses compagnons piquèrent des deux, emportés par leur élan au-delà de la dernière ligne ennemie.

Satan virevolta sous lui comme une antilope, toute trace de rébellion ou de résistance évanouie, et Sir George balaya le champ de bataille du regard.

La formation des Thoulaas, si tant est qu’elle avait mérité ce nom, s’était fracassée comme du cristal sous l’impact de leur charge. Si énormes et puissants qu’ils fussent individuellement, les monstres avaient découvert que d’avoir quatre bras pour brandir des armes ne suffisait pas à triompher de la discipline et de l’armure d’adversaires pourtant beaucoup plus fluets. La moitié au moins des Thoulaas étaient tombés, et, alors même que Snellgrave rejoignait le baron avec son étendard, les Anglais survivants continuaient de faucher la poignée d’ennemis qui n’avaient pas encore pris la fuite. D’autres cavaliers s’étaient lancés aux trousses des fuyards et les hachaient menu par-derrière, en vertu de l’antique châtiment que la cavalerie a de tout temps réservé aux fantassins en débandade. En l’occurrence, néanmoins, l’infanterie cavalait presque aussi vite que ses poursuivants, et Sir George se tourna vers son trompette.

« Sonne le rappel ! »

L’instrument nasilla quelques notes tonitruantes, qui couvrirent le fracas et la clameur des combats, et les cavaliers réagirent promptement. Quelques-uns, çà et là, s’attardèrent pour achever un ou deux Thoulaas ; cela dit, il ne s’agissait pas de chevaliers français mais de vétérans expérimentés que Sir George et Skinnet avaient souvent entraînés personnellement au fil des ans. De professionnels qui n’étaient pas près de laisser leur exaltation ou une conception mal comprise de l’honneur prendre le dessus sur le bon sens, et ils ne tardèrent d’ailleurs pas à rallier son étendard.

Sir George procéda à une rapide évaluation de leur nombre. Il distinguait les corps d’une douzaine au moins de ses hommes éparpillés parmi les morts et les blessés thoulaas, et plusieurs autres cavaliers étaient démontés. Des chevaux étaient donc tombés aussi, mais sa première impression lui soufflait qu’ils étaient plus nombreux à avoir désarçonné leur cavalier qu’à mourir sous lui. Il ne savait pas combien de ces silhouettes cuirassées qui gisaient dans l’herbe pourpre piétinée et ensanglantée étaient mortes et combien n’étaient que blessées, mais il se faisait une idée très précise de ce qu’il adviendrait des blessés sans protection qui tomberaient entre les mains des Thoulaas. En d’autres circonstances, il se serait sans doute fié aux hommes d’armes démontés pour couvrir leurs camarades, mais les indigènes étaient tout bonnement trop monstrueux pour qu’il comptât sur des fantassins, si bien menés et équipés fussent-ils, aussi releva-t-il sa visière pour se tourner vers Skinnet.

« Walter ! Ordonnez à vingt hommes d’aller mettre les blessés à l’abri !

— À vos ordres, monseigneur !

— Sir Richard !

— Présent, monseigneur !

— Nous allons poursuivre jusqu’au village. Quand nous l’atteindrons, prenez la moitié de vos hommes et contournez-le pour sécuriser le portail est.

— Oui, monseigneur !

— Très bien. » Sir George jeta encore un regard au champ de bataille puis remercia d’un grognement le piéton qui venait de lui tendre une lance de remplacement.

« Merci », ajouta-t-il avant de tourner la tête pour regarder Skinnet éperonner sa monture afin de la rapprocher de Satan. La tête de l’étalon pivota brusquement, comme s’il s’apprêtait à planter les dents dans le palefroi de Skinnet, mais Sir George le retint machinalement et le vétéran blanchi sous le harnais eut un ricanement maussade.

« Je vous avais bien dit qu’il avait le diable au corps, déclara le maître écuyer.

— En effet… et c’est une foutue bénédiction en un pareil jour.

— Je n’en disconviendrai pas, monseigneur. Pas aujourd’hui.

— Parfait ! » Le baron sourit fugitivement, montrant des dents blanches sur fond de barbe noire dans l’ombre de son bascinet. « Sommes-nous prêts ?

— Oui, monseigneur. » Skinnet fit signe à la petite troupe de vingt hommes qu’il avait choisie pour son détachement et Sir George hocha la tête de satisfaction. Il reconnaissait leur supérieur, un austère et imperturbable gaillard du Yorkshire du nom de Dickon, qui suivait Skinnet avant même que celui-ci n’eût rejoint le baron. Il saurait garder la tête froide et maintenir la cohésion de sa troupe plutôt que d’autoriser ses hommes à s’éparpiller et se débander, et le baron savait qu’il pouvait également compter sur lui pour empêcher une bande de Thoulaas de menacer les blessés, pourvu qu’elle fût de taille raisonnable. Et Dickon avait aussi suffisamment d’expérience, si un groupe plus important de ces monstres survenait, pour se replier avec tous ceux qu’il pourrait sauver au lieu de sacrifier tout son détachement en tentant désespérément de les défendre.

« Très bien, répéta Sir George. Partons. »

 

« Dommage qu’ils ne puissent pas utiliser ces choses pour combattre, grogna Sir Anthony. Si nous ne pouvons les blesser, alors les quatre-bras ne le pourraient pas non plus, et une vingtaine d’archers abrités derrière un tel couvert auraient remporté la décision en une heure ! »

Le chevalier avait l’air franchement écœuré, et Sir George ne put qu’acquiescer d’un signe de tête.

Le pâle soleil de ce monde chichement éclairé se couchait à l’ouest, et les crépitements et la fumée des palissades enflammées du village des Thoulaas s’élevaient dans le ciel qui s’assombrissait lentement. La plupart de ses hommes auraient préféré brûler tout le village et pas uniquement ses fortifications, Sir George en était conscient, mais ses ordres avaient été péremptoires. Le chef de guerre thoulaas survivant s’était rendu avec les guerriers qui lui restaient, à la seule condition que leur village soit épargné, et le but de la manœuvre était de contraindre les indigènes à accepter les conditions de la guilde du bouffon/diablotin, ce qui serait beaucoup plus facile s’ils avaient des raisons de croire que la soumission leur vaudrait le salut ou, à tout le moins, la clémence… et cette promesse de clémence serait tenue. En outre, songea-t-il cyniquement, le reste du village serait sans doute détruit bien assez tôt. Ses hommes et lui avaient tué ou blessé quatre-vingt-dix pour cent des guerriers de la tribu. L’une ou l’autre de ses rivales viendrait avant longtemps achever la besogne des Anglais.

Mais, pendant que Sir Anthony et lui regardaient les serviteurs mécaniques du bouffon/diablotin survoler la plaine autour du village, cette réflexion restait sous-jacente à ses pensées principales. Quelques-uns ressemblaient beaucoup à son « char aérien », sauf qu’ils étaient bien plus gros, et l’un d’eux se posa brièvement pendant que Sir George les observait, puis il décolla de nouveau.

« Un cheval, cette fois, me semble-t-il », déclara sereinement le père Timothy.

Le prêtre était venu rejoindre Sir George de son propre chef dès que le danger avait été écarté. En fait, il était arrivé un peu trop vite pour la tranquillité du baron. Sir George savait certes que la foi de Timothy le rendait aussi intrépide que peut l’être un simple mortel, tout comme il était conscient que les nombreuses années qu’il avait vécues en soldat lui avaient insufflé une grande aptitude à évaluer les dangers en même temps qu’assez de prudence pour les éviter. Malgré tout, à l’idée qu’il risquait de perdre son vieil ami, son confesseur et l’irremplaçable guide spirituel de ses gens, l’apparition inopinée du dominicain lui avait arraché une sévère réprimande.

« Il n’y avait aucun blessé parmi les archers, avait assez raisonnablement répliqué le prêtre. Mais il y a ici des mourants et des agonisants qui ont besoin de se confesser. »

Son argument avait réduit au silence les objections de Sir George, même s’il n’avait en rien apaisé les émotions qui les avaient suscitées. Le baron pouvait difficilement se plaindre de la détermination avec laquelle Timothy entendait remplir ses devoirs sacerdotaux, mais il prit mentalement note d’inciter Matilda à raisonner le vieil homme. Si quelqu’un était capable de le persuader qu’il était irremplaçable, c’était bien elle… et Sir George savait d’expérience personnelle à quel point elle pouvait se montrer peu scrupuleuse dans la formulation de ses arguments quand elle savait avoir raison.

Ses lèvres avaient ébauché un sourire à cette pensée, mais ce sourire s’était aussitôt évanoui : il s’était rappelé que Matilda et Edward étaient toujours en stase et servaient d’otages à son maître en échange de la satisfaction de ses exigences.

Le prêtre à ses côtés, il observait donc le véhicule qui s’élevait quand il se renfrogna.

« Que croyez-vous qu’ils veulent en faire ? » demanda-t-il. Le père Timothy haussa les épaules.

« Aucune idée, monseigneur, avoua-t-il, le regard troublé. Ces mêmes… véhicules ont ramassé tous nos blessés juste après la bataille. La raison pour laquelle ils recueillent aussi les morts, surtout les animaux, au lieu de nous autoriser à les enterrer décemment, me dépasse. Cela dit, je crains plus ou moins qu’elle me déplaise si je la connaissais.

— À vous comme à moi, mon père », grogna Sir Anthony en hochant la tête. À quoi Sir Richard ajouta son propre acquiescement en rejoignant le baron.

« Pourquoi nous devrions apprécier quoi que ce fût touchant à cette maudite “guilde” reste pour moi un mystère », fit observer Maynton. Il venait de superviser l’incendie des palissades et, à voir son armure et son surcot roussi par endroits, il s’était sans doute un peu trop approché de son travail. De fait, en arrivant auprès du baron, il tentait encore d’éteindre l’escarbille qui brasillait sur le plastron de son surcot.

« Hormis le fait que nous sommes encore vivants pour la plupart d’entre nous, j’aurais tendance à abonder dans votre sens, admit Sir George en tendant le bras pour éteindre la braise de son gantelet. D’un autre côté, on pourrait sans doute arguer que notre survie est la meilleure réponse à votre question.

— En effet », reconnut Sir Richard. La dernière trace de cette braise entêtée mourut et il remercia son suzerain d’un signe de tête. « Il y a cela, bien sûr, monseigneur, poursuivit-il. Mais il me semble évident que c’est surtout à vous que nous la devons.

— Il y a une certaine part de vérité dans cette affirmation, gronda Sir Anthony de sa profonde voix de basse. J’ai participé à une ou deux batailles de mon temps et je n’irai pas jusqu’à dire que l’armée de ces… Thoulaas… (il avait articulé aussi soigneusement que piètrement le mot extraterrestre) était la mieux organisée qu’il m’ait été donné de voir, mais ils ne sont pas si médiocres. Oh, j’ai vu des Écossais et même des Français plus mal commandés… et ce sont sans doute les plus coriaces de tous les bâtards que j’ai affrontés ! Mais, quoi qu’il puisse nous en paraître à présent, leur botter le cul comme nous l’avons fait n’était nullement aussi facile que vous semblez le dire.

— C’est assez vrai, j’imagine, convint Sir George. Mais c’est grâce à vous, à Sir Richard et à nos gens, plus particulièrement aux archers de Rolf, que mes plans ont fonctionné. Et, si “facile” que ça ait pu nous paraître, il n’en reste pas moins que nous avons perdu au moins quinze hommes, en partant du principe qu’aucun de nos blessés ne mourra.

— Quinze pertes pour une telle victoire ? Le prix à payer est miraculeusement faible, monseigneur », affirma Sir Richard tandis que les quatre hommes regardaient atterrir, près d’un groupe de cavaliers démontés, une de ces fontaines mobiles aussi grosses qu’un bœuf. Les chevaux effarouchés tirèrent sur leurs piquets quand le véhicule se posa, mais les soldats s’amassèrent avidement tout autour, et la source d’eau fraîche aussi limpide que du cristal qui cascadait et bouillonnait depuis son sommet gazouilla mélodieusement en se déversant dans son large bassin de retenue. Les hommes allèrent tour à tour s’y abreuver copieusement et enfoncer leur visage en sueur dans l’eau purificatrice, puis trois d’entre eux vinrent y puiser dans leur casque pour les bêtes qui patientaient.

« Quinze hommes, c’est certes un moindre coût, concéda Sir George. Du moins l’aurait-ce été en Écosse et même en France. Mais ici, où nos pertes ne seront jamais remplacées, celle d’un seul homme serait déjà cher payer.

— Je crains que ce ne soit que trop vrai », admit le père Timothy. Les trois chevaliers étaient conscients que c’était plutôt l’ancien soldat que l’homme de Dieu qui venait de s’exprimer. « En même temps, rien ne nous dit que tous les ennemis que nous devrons affronter seront aussi formidables que ces Thoulaas. »

Il s’était bien mieux tiré que Sir Anthony de la prononciation du mot extraterrestre et Sir George eut un sourire empreint de lassitude.

« Bien sûr que non, père Timothy. Mais rien non plus ne nous dit le contraire, n’est-ce pas ? Supposons qu’au lieu de bronze ces Thoulaas aient disposé d’un acier décent. Qu’ils aient été aussi bien cuirassés que nos garçons. Ou que le rapport du nombre de leurs lanceurs de javeline à celui de leurs porteurs de haches ait été convenable. Qui pourrait dire que nos prochains adversaires ne seront pas à la tête de tout cela ?

— Nous ne pouvons que placer notre foi en Dieu et prier pour qu’ils n’en disposent pas, répondit le prêtre au bout d’un moment de réflexion, et, cette fois, Sir George se surprit à rire franchement.

— Oh, j’ajouterai assurément mes prières aux vôtres, Timothy ! gloussa-t-il. Néanmoins, je m’attends à ce que Dieu vous écoute plus volontiers que moi, aussi vous confierai-je cette tâche. La mienne sera de préserver la foi que place le “commandant” en nous et en la “ressource” la plus précieuse et la plus essentielle à sa guilde tout en l’empêchant de s’imaginer que nous pouvons parvenir à ce résultat… (le baron embrassa d’un geste les palissades qui brûlaient derrière lui et le champ de bataille qui s’assombrissait) quel que soit l’ennemi qu’il nous envoie combattre. »

 

« Il semblerait que vous ayez eu raison », déclara le bouffon/diablotin, puis il s’interrompit comme pour inviter le baron à répondre.

Sir George et lui se faisaient de nouveau face, de part et d’autre de la table dont le plateau était peut-être, ou peut-être pas, du cristal. Toutefois, la salle où se dressait cette table ne ressemblait aucunement à celle de leur dernière rencontre. Le meuble donnait cette fois l’impression de se dresser au fond d’un lac profond, baigné d’une eau limpide et entouré d’algues évoquant une sorte de varech et ondulant doucement, dans l’ombre desquelles s’ébattaient des créatures ressemblant vaguement à des poissons. Si Sir George n’avait pas accumulé de première main, au fil du temps, autant d’expériences relatives à la capacité d’Ordinateur à générer des « hologrammes », le réalisme de l’illusion l’aurait sans doute terrifié. Même ainsi, à voir « nager » quelque quinze pieds au-dessus de sa tête une « chose » de la taille d’un requin, il ressentait un indubitable malaise.

Si l’avorton, de son côté, éprouvait le moindre inconfort, il le cachait merveilleusement bien. Dans la mesure où il avait décidé lui-même de cette singulière… décoration, il était peu plausible qu’elle le perturbât profondément. Pourtant, Sir George n’était pas prêt à éliminer l’éventualité qu’il l’eût choisie non parce qu’il s’y sentait parfaitement à l’aise, mais bien plutôt, précisément, parce qu’il s’attendait à ce qu’elle mît le baron mal à l’aise. Le baron avait eu suffisamment l’occasion, pour sa part, d’organiser sciemment de telles réunions dans des conditions qui déstabilisaient ses subordonnés.

Parce qu’il restait possible que le bouffon/diablotin eût cette intention, Sir George préféra ne pas s’engouffrer dans l’ouverture qu’on lui offrait. Il se contenta de croiser les doigts devant lui et d’attendre patiemment que le petit extraterrestre poursuive.

Si son mutisme dépita en quelque manière l’avorton, la voix flûtée et inexpressive du « commandant » n’en trahit rien :

« Les Thoulaas survivants ont accepté les conditions de ma guilde, reprit-il au bout d’un moment. Aucune des tribus voisines n’en a pourtant fait autant. À la vérité, deux d’entre elles – Les Laahstaars et les Mouthaïs – ont tenté de détruire les unités de communication à distance que je leur ai dépêchées pour exiger leur soumission. Elles ont été incapables de les endommager, bien entendu, mais leur réaction me paraît… bien peu prometteuse.

 » À la lumière de ces derniers développements, j’ai été contraint de revoir l’analyse de la dynamique sociale locale que vous aviez avancée. Il était d’une certaine façon inévitable, j’imagine, que quelqu’un d’aussi proche de la barbarie et de la sauvagerie de ces primitifs fût mieux à même de les comprendre qu’un être civilisé. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que les autres tribus ont refusé jusque-là d’admettre l’inéluctabilité de leur soumission à mes exigences. Il semble donc probable, comme vous l’aviez suggéré vous-même, que de nouvelles batailles soient requises si l’on veut leur mettre martel en tête. La dernière analyse informatique corrobore vos conclusions, et suggère en outre qu’il serait préférable de laisser s’écouler quelque temps avant d’administrer une autre leçon à ces indigènes. Ce qui donnera aux tribus locales l’occasion de former ou reformer des alliances, et à nous celle d’identifier les plus plausibles sources de l’autorité parmi ceux qui s’opposent à nous, d’une part, et, d’autre part, celle de jouer les diverses factions les unes contre les autres. »

L’avorton s’interrompit, toujours en braquant sur Sir George ses yeux qui ne cillaient jamais. Le baron soutint son regard quelques secondes, puis le bouffon/diablotin eut un petit geste de la main.

« Répondez à ce que je viens d’avancer, s’il vous plaît, ordonna-t-il.

— Si vous voulez, concéda Sir George avant de réfléchir brièvement en plissant les lèvres.

 » Je ne m’étonne guère qu’Ordinateur confirme mes premiers soupçons, maintenant que vous avez eu l’occasion tous les deux d’y réfléchir plus mûrement, surtout au vu des réactions des Laahstaars et des Mouthaïs. On pourrait certes répliquer qu’il serait plus avisé d’écraser dans l’immédiat ces tribus dont le refus de se soumettre aux conditions de votre guilde se fait entendre le plus fortement pour le moment. Une bonne leçon supplémentaire, administrée à ceux qui se sont autoproclamés chefs de l’opposition à vos desiderata, pourrait parfaitement dissuader les autres tribus de marcher sur leurs brisées.

 » Il me semble néanmoins que la ligne d’action proposée par Ordinateur présente ses avantages, encore que certaines de ses facettes me chiffonnent.

— Énumérez ces avantages, ordonna l’avorton.

— Le plus flagrant, c’est qu’en laissant aux tribus les plus susceptibles de refuser de se soumettre à votre guilde le temps de se liguer pour s’opposer ouvertement à vous et à vos exigences, vous ne les inciteriez pas seulement à se démasquer, mais encore à ne former qu’une seule faction. Si toutes celles qui cherchent à vous contrecarrer ne constituaient plus qu’un unique groupe, toute victoire remportée sur ce groupe suffirait à décapiter d’un seul coup toutes les sources probables de rébellion. Et, comme l’a déjà suggéré Ordinateur, cela vous donnerait aussi l’occasion d’identifier tous ceux qui trouveraient avantageux de se rallier à vous. Ce qui non seulement nous fournirait des alliés lors de toute autre campagne que nous devrions entreprendre, mais vous apprendrait également quels sont ceux des chefs locaux qui seraient les plus susceptibles de continuer à protéger vos intérêts après votre départ, puisqu’ils les regarderaient comme les leurs.

— Un assez convaincant résumé de l’analyse informatique », admit l’avorton et, à nouveau, Sir George regretta désespérément l’absence de tout indice qui lui aurait permis de traduire les émotions éprouvées par son interlocuteur. Ce que venait de dire le bouffon/diablotin était-il réellement l’expression d’une approbation, comme semblaient le suggérer ses paroles dénuées de toute inflexion ? Ou bien était-ce un démenti ironique des arguments de Sir George ?

« Vous avez toutefois déclaré éprouver certaines appréhensions, poursuivit l’avorton. Énumérez ces appréhensions.

— Mon plus sérieux souci, c’est que, plus longtemps les indigènes pourront ruminer le sort des Thoulaas, plus ils seront enclins à reconnaître qu’ils ont contribué de multiples façons à leur propre malheur. Il est très difficile de modifier de façon drastique sa manière de combattre, commandant. Mon propre peuple en a assurément eu la confirmation lors de nos campagnes de Galles et d’Écosse, sans même parler de celle de France. Mais difficile et impossible ne sont pas synonymes. Si les Laahstaars et les Mouthaïs réfléchissaient soigneusement à ce qui est arrivé aux Thoulaas, ils pourraient bien, lors de futurs engagements, attribuer un rôle plus important et effectif à leurs lanceurs de javelines. Maintenant que j’ai eu l’occasion d’affronter directement ces javelines, j’ai découvert que mes archers jouissaient sur elles d’un plus grand avantage que je ne l’avais cru au début. En fait, leurs flèches ont ici une portée extraordinaire – due, m’a appris Ordinateur, à la plus faible “gravité” de ce monde. »

Il s’interrompit et il y eut un bref instant de silence. Puis le bouffon/diablotin reprit la parole :

« C’est indubitablement exact. Que cet effet soit une surprise pour un primitif tel que vous ne m’étonne guère puisque vous ne bénéficiez d’aucune expérience antérieure sur les variations de l’environnement planétaire. J’aurais sans doute dû y penser et vous en faire part, mais mon ignorance en matière d’armes aussi rudimentaires, actionnées par la seule force musculaire, m’a interdit de réfléchir à ces questions. » Il se rejeta en arrière et Sir George haussa les épaules. « Quelle qu’en soit la cause, reprit-il, la portée de nos armes est supérieure à celle des leurs d’une bonne marge. Néanmoins, s’ils parvenaient à rassembler assez de lanceurs de javeline et à nous opposer un tir massif, nos pertes seraient beaucoup plus lourdes.

 » Ce qui m’amène à aborder un souci beaucoup plus grave : celui de nos pertes. Le Chirurgien a d’ores et déjà remis sur pied et en service la plupart de nos blessés. De fait, il a affirmé au père Timothy que tous nos autres blessés seraient vraisemblablement rétablis dans un jour ou deux. »

Le baron se garda bien de manifester l’étonnement que lui inspirait encore aujourd’hui, après toutes les merveilles qu’il avait déjà vues à bord de ce vaisseau, le fait que les déclarations du Chirurgien pussent être vraies. Même les blessures au ventre et à la poitrine, qui, sur Terre, auraient induit une mort certaine, ne semblaient pas l’inquiéter le moins du monde.

« Même si tous nos blessés nous revenaient guéris, poursuivit le baron, nous aurions malgré tout perdu quinze hommes et onze chevaux qu’on ne peut pas remplacer et…

— Quatre hommes et six chevaux, rectifia l’avorton, et Sir George fronça les sourcils de confusion.

— Je vous demande pardon ?

— J’ai dit que vos pertes réelles s’élevaient à quatre hommes et six chevaux, répéta le bouffon/diablotin. Les onze hommes et quatre chevaux restants étaient suffisamment intacts pour que leur résurrection en vaille financièrement la peine.

— Leur résurrection ? répéta prudemment Sir George.

— C’est une procédure assez simple pour toute espèce civilisée, lui apprit l’avorton. Tant que le cerveau n’est pas gravement endommagé et que les organes vitaux n’ont pas non plus souffert de lésions catastrophiques l’interdisant, bioréparation et résurrection restent relativement aisées, bien qu’elles puissent se révéler assez coûteuses, en termes de moyens, pour rendre le processus trop onéreux. Je me rends compte que ces notions dépassent sans doute largement votre entendement primitif et votre esprit superstitieux. Il n’en reste pas moins que les systèmes médicaux du vaisseau pourront ramener tous vos morts “à la vie”, sauf quatre de vos hommes et six de vos chevaux. »

Sir George fixait l’avorton, plus sidéré qu’il ne l’avait jamais été depuis son premier jour de captivité. Il avait cru que son exposition quotidienne aux merveilles de la « technologie » du bouffon/diablotin le préparait à accepter sans ambages tous les miracles qu’elle pouvait réaliser, mais il s’était trompé. S’il avait bien compris l’avorton, alors onze hommes qui jusque-là étaient morts – pas seulement blessés, mais morts, sans aucun battement de cœur ni souffle de vie – seraient ressuscités comme autant de modernes Lazare.

La comparaison lui fit froid dans le dos. Il en était venu à sincèrement croire ce sur quoi, depuis le premier jour, il insistait tellement en présence de sa suite : à savoir que l’avorton, malgré tous ses prodiges et tours de magie, n’était qu’un simple mortel. Que son espèce avait tout bonnement maîtrisé des arts que les hommes n’avaient pas encore appris à reproduire. Mais ça… ! Si la guilde du bouffon/diablotin était capable de ressusciter les morts comme le Sauveur Lui-même, alors était-elle réellement composée de mortels ? Dans cette même mesure, le concept de mortalité existait-il pour de tels êtres ?

Non. Il se secoua mentalement. Quel qu’il fût, l’avorton n’était pas Dieu. Si le Chirurgien pouvait faire appel à la « technologie » de l’infirmerie pour sauver des hommes dont les entrailles avaient été éviscérées ou les poumons perforés au point qu’ils pissaient le sang par les narines et qu’on entendait l’air sortir en sifflant des trous dans leur poitrine, insuffler de nouveau la vie aux morts était-il vraiment une si grande avancée ?

Une part de lui-même persistait à le croire fermement, mais une autre, plus importante, reconnaissait qu’il ne s’agissait pas d’un saut qualitatif mais quantitatif. Et, se souvint-il, quoi que puissent réaliser les prétendus miracles de la « technologie » de l’avorton, il restait assez faillible pour n’avoir pas pris conscience des points faibles de sa propre analyse de la situation à laquelle il était confronté sur ce monde. De son propre aveu, le « primitif » qu’il avait enlevé sur Terre avait fait preuve d’une compréhension des réactions probables des indigènes plus exacte que la sienne.

« Très bien, déclara le baron au bout d’un moment. Quatre hommes et six chevaux. Bien que ces chiffres soient inférieurs à ceux que j’avais crus réels, il nous sera toujours impossible de remplacer ceux qui sont tombés au combat. S’il nous faut affronter plus tard une alliance d’indigènes capable de nous opposer beaucoup plus de guerriers que les Thoulaas sur le terrain, nos pertes risquent d’être encore plus lourdes, même dans les meilleures circonstances. Et, si la faction qui s’oppose à vous ne parvient pas seulement à lever contre nous une armée plus importante, mais encore réfléchit aux raisons de la défaite des Thoulaas et ajuste ses tactiques en conséquence, ces pertes augmenteront. En outre, il y a de bonnes chances pour que les chausse-trapes que nous avons si efficacement employées contre les Thoulaas n’engendrent plus le même effet de surprise lors de prochains combats – un effet bien moindre, en tout cas. Même s’ils ne changeaient leur tactique qu’en évitant de se jeter dans un piège semblable à celui que nous avons tendu aux Thoulaas dans cette rivière, ils amélioreraient considérablement l’efficacité de leurs guerriers, de sorte que nous paierions toute victoire d’un prix encore plus élevé.

— Un guerrier tel que vous craindrait-il la mort ? s’enquit le bouffon/diablotin.

— Assurément, répondit Sir George. Tout homme doit la craindre, surtout s’il n’est pas absous au moment où elle le frappe. En l’occurrence, toutefois, je parle moins en mortel redoutant son propre trépas qu’en soldat conscient que la perte de chacun de ses hommes affaiblit un peu plus son potentiel militaire. Et notre capacité à remporter les victoires que votre guilde attend de nous déclinera en même temps que ce potentiel.

— Vous ne vous croyez donc pas capable de triompher d’une alliance de tribus indigènes ?

— Je n’ai pas dit cela, répliqua Sir George. S’il nous est réellement permis d’identifier les tribus qui vous apporteront leur soutien contre les Laahstaars et les Mouthaïs, alors nous devrions aussi pouvoir recruter dans ces tribus des guerriers qui combattraient pour nous. Si ma troupe formait le noyau dur d’une armée mixte plus importante, notre efficacité serait redoublée et nos pertes réduites. Je m’inquiète moins de ce que nous pourrions accomplir ici que de notre aptitude à vous servir à long terme.

— Je vois. Je me félicite que vous vous souciiez autant de votre avenir de ressource pour ma guilde, mais vous n’avez pas besoin de vous préoccuper de ces questions. C’est à moi qu’il revient de prendre des décisions à cet égard, tant en ma qualité de commandant en chef qu’en celle de représentant le plus élevé en grade de ma guilde. Votre seul souci doit être de faciliter le plus efficacement possible l’exécution de mes ordres. Je peux sans doute solliciter vos conseils à cet effet, mais c’est à moi, pas à vous, qu’il incombe de prendre des décisions pour parvenir à nos fins, et je compte bien m’en acquitter. »

Sir George serra plus fermement les poings derrière son dos et se contraignit au silence, et le bouffon/diablotin le fixa quelques instants dans un silence équivalent.

« Entre-temps, toutefois, reprit l’avorton, je suis content de la manière dont vos guerriers et vous vous êtes battus pour ma guilde. Je m’adresserai sous peu à eux pour leur exprimer personnellement ma satisfaction. De plus, en récompense de votre bravoure et de votre audace, j’ordonnerai qu’on sorte de leur stase et qu’on vous rende vos femelles et vos petits en attendant de voir comment réagiront les indigènes. Je suis convaincu que vous nous serez reconnaissants de ce guerdon.

— Oh que oui ! s’écria Sir George en montrant les dents dans un rictus que l’avorton lui-même aurait sans doute interprété comme un sourire. Oh, oui, “commandant” ! J’ai moi aussi la certitude que tous mes hommes vous en seront reconnaissants et comprendront la raison qui nous vaut cette… récompense. »