CHAPITRE VI

L'herbe était luxuriante. A Homana-Mujhar, Aidan ne l'avait jamais vue aussi verte et aussi épaisse. Le climat d'Erinn était beaucoup plus humide que celui d'Homana, et sa flore en témoignait.

Je suis si loin de chez moi.. Il n'était jamais allé nulle part, et cela ne lui avait pas posé de problème. Maintenant, il regrettait un peu de ne pas connaître plus d'endroits.

Pourtant, un jour, il s'enchaînerait à un animal, le Lion d'Homana, et verrait encore moins de pays.

Est-ce une si mauvaise chose ? demanda Teel. Il y a des tahlmorras pires que devenir Mujhar.

C'est vrai, répondit Aidan, peu enclin à discuter.

Tu veux des chiens ?

Il fronça les sourcils, désorienté par le brusque changement de sujet. Puis il comprit ce que Teel voulait dire.

Ou est-ce que je veux la femme qui est avec eux ?

Teel repartit vers Kilore.

Vas-y. Tu le sauras bientôt.

Aidan regarda devant lui. L'avancée de terre était plate et verdoyante, mais elle se terminait par une falaise crayeuse tombant à pic vers le rivage. Quelque part par là, se souvint-il, son grand-père avait sauté avec son cheval, décidé à s'échapper. Deirdre elle-même l'y avait poussé.

S'il n'était pas parti, il n'aurait pas épousé Gisella d'Atvia et ne lui aurait pas fait quatre enfants... y compris mon jehan...

Il entendit des aboiements au loin.

Aidan s'arrêta et attendit, sachant ce que le son signifiait.

Ils arrivèrent. Neuf ou dix chiens, ou plutôt, des chiennes, qui se rangèrent en cercle autour de lui.

Il y avait cependant deux ou trois chiots mâles, dégingandés et maladroits, plus un énorme adulte arrivant à la hauteur de la hanche d'Aidan.

Le jeune homme ne bougea pas. Nul homme doté de son bon sens n'aurait provoqué une telle meute.

Aidan se demanda combien de temps mettrait Shona à venir le libérer. Il aurait pu s'échapper en prenant sa forme-lir, mais il préférait la rencontrer sous son apparence humaine.

Puis il la vit, chevauchant avec aisance tout près du bord de la falaise.

Arrivée près des chiens-loups, elle les caressa et leur parla d'un ton apaisant. Visiblement, elle se souciait d'Aidan comme d'une guigne : les chiens étaient sa priorité.

Elle était grande. Aussi grande que lui. Même si Aidan n'avait pas la taille imposante de la majorité des Cheysulis, il mesurait près de deux mètres.

Shona aussi.

Elle avait l'ossature correspondante. Robuste, les épaules larges, sans la moindre trace de fragilité ou de féminité, elle ressemblait plus à Sean qu'à Keely, qui aurait eut l'air presque frêle à côté d'elle.

Une véritable Erinnienne, grande et forte...

Il pensa à Blythe, mince, élégante et si femme. Bien que le sexe de Shona ne fît aucun doute, elle ne ressemblait en rien à Blythe, qu'Aidan avait trouvée splendide.

Shona avait de la présence. Blonde, comme Keely et Sean, elle portait une tresse épaisse comme l'avant-bras d'Aidan.

Vêtue de braies ocres et d'une tunique beige, elle l'observa calmement. Son visage aux yeux marron était régulier, mais il n'avait pas l'élégance de celui de Blythe.

C'était un visage presque masculin, dénué de délicatesse ou d'élégance. Il évoquait la force et la puissance, pas la grâce.

Cette femme est née pour monter sur un trône, pensa Aidan.

Il se demanda ce que Teel en penserait.

Ou Shona elle-même...

— Ça suffit, dit-elle.

Les chiens cessèrent de grogner et de se tenir sur leurs gardes.

— Bon, lança-t-elle, tu es là ! Que veux-tu ?

T'épouser, pensa Aidan.

Mais il ne dit rien.

Elle haussa les sourcils.

— Es-tu muet ?

Aidan se racla la gorge.

— Ce sont de beaux chiens, dit Aidan, ébahi par sa propre inanité.

— Ils ne sont pas trop mal. Je les fais se reproduire entre eux, mais j'amène de nouvelles femelles quand il le faut. Si la lignée est trop consanguine, les chiens ne vaudront plus rien.

Oui, pensa Aidan. Comme la nôtre...

— Regarde : celle-ci vient de l'autre côté de l'île, et celle-là d'Atvia.

Pourquoi sommes-nous en train de parler de l’élevage des chiens ? se demanda Aidan.

— J'aime bien celui-ci, dit Aidan en montrant un des chiots.

Shona lui jeta un regard méprisant.

— Tu es un bon juge des chiens-loups ? lança-t-elle, ironique.

— Non, avoua Aidan.

— Parfait, au moins tu le reconnais ! C'est le plus raté de la portée. Il a la croupe déformée. Tu le sais, je suppose ?

— Non. J'ignore tout des chiens-loups.

Et aussi de moi-même. Voilà une femme que je n'aurais pas regardée deux fois à Homana.

— J'apprécie qu'un homme sache reconnaître ses faiblesses, dit Shona, en riant. Tu dois valoir la peine d'être fréquenté !

— Parfois, fit-il.

Shona sourit. Elle se tourna vers les chiens et dit un mot. Aussitôt, la meute dansa autour d'Aidan, lui faisant la fête.

— Voilà. Maintenant, aucun d'eux ne te fera de mal.

L'accueil enthousiaste des animaux parut un peu excessif à Aidan. Il marcha sur une patte, essaya d'en éviter une autre et tomba de tout son long dans l'herbe, plusieurs chiens lui léchant le visage.

— Allons, laissez-le respirer ! fit Shona en repoussant les bêtes.

Aidan éclata de rire. Les Cheysulis n'avaient pas d'animaux de compagnie. Quelques Homanans élevaient des chiens pour la chasse ou des chats pour se débarrasser des rats, mais il n'avait jamais été en contact avec eux.

— Ils ne te veulent aucun mal. C'est leur façon de te souhaiter la bienvenue.

Aidan ne se releva pas aussitôt.

Il pensa à un autre type de bienvenue. Celui qu'une femme offre à son homme quand il revient de la chasse ou de la guerre. Il eut une vision de Shona, vêtue comme une reine, recevant les envoyés des royaumes voisins, sidérés par la taille et l'allure de la reine d'Homana.

Il l'imagina aussi agenouillée sur une paillasse souillée, couverte de sueur, aidant une chienne à mettre au monde un chiot dégingandé.

Il ne voyait plus les chiens, seulement Shona. Il avait uniquement conscience de la soudaine découverte qui le clouait au sol.

Voilà ce que c'est de reconnaître son tahlmorra...

Elle lui tendit la main, souriante.

— Lève-toi, ou ils vont te transformer en carpette !

Leurs doigts se touchèrent, puis leurs mains se joignirent. Aidan sentit le pouvoir jaillir entre eux comme une langue de feu.

Il ressentit un choc et de l'étonnement.

Puis du refus et de la colère.

Et une excitation si intense qu'elle en devenait douloureuse.

Shona.

Elle arracha sa main à celle d'Aidan. Le contact se rompit abruptement, mettant fin à la compréhension et à l'empathie. Le jeune homme, secoué et trempé de sueur, ne comprenait plus rien. Il savait seulement qu'il était incomplet.

Comme un guerrier sans lir.

Shona était blanche comme un linge.

— Qui es-tu ? demanda-t-elle.

Il tenta de parler. En vain. Tendant la main, il essaya de prendre celle de la jeune femme.

Elle recula.

— Non !

— Attends..., commença-t-il.

Elle se retourna et partit en courant.