Qui est la mère, qui est la fille !
C’est une phrase suscitée. Les gens jeunes ne la prononcent pas. Pour les hommes, ce serait d’une galanterie surannée, presque niaiseuse. Et les jeunes femmes feignent de ne rien voir. Non, la provocation agit sur les plus âgés : il faut un bourrelet de distanciation bonhomme, une avenante goguenardise, moi vous savez j’en ai tant vu, et puis je suis sorti du jeu, je peux tout dire. C’est souvent sur le trottoir, ou devant l’étal des fruits, sur le marché. L’adolescente ne devait pas déborder d’enthousiasme à l’idée d’accompagner sa mère. Ce n’est pas tant le poids du panier qui était en cause, mais la redoutable stratégie de coquetterie maternelle déployée un quart d’heure avant de quitter la maison. Tout d’un coup, plus la moindre mauvaise humeur, contrariété interdite, vague à l’âme proscrit : un enjouement charmeur avec des ma chérie partout, ceinture sanglée comme jamais sur le jean clair, petit haut caraco dont la bretelle sur l’épaule pourrait glisser – c’est le conditionnel qui compte, la mère sait qu’elle doit jouer sur la fraîcheur, mais une touche suggérée de provocation inconsciente fait partie de la panoplie.
Dès lors, la fille connaît le scénario par cœur. Le trajet, le marché lui-même seront vécus dans un butinement ébloui, des olivettes, je me damnerais pour ça, ah ! des marat, mais si, tu sais bien, celles qui ont un goût de fraises des bois, je peux goûter, merci monsieur, c’est délicieux ! L’adolescente est coincée. Se renfrogner ne ferait qu’aviver le contraste, la ravaler au stade d’une laborieuse puberté. Alors elle se laisse emporter en apparence, essaie même de se convaincre qu’un peu de charme familial à deux n’aurait rien de dévalorisant pour elle. Et puis cette complicité monnaiera bien, plus tard, quelque avantage. Parfois, elle admire vraiment sa mère. Plus souvent, une espèce de pitié attendrie s’allume au fond de son regard, quand elle voit s’approcher la bonne âme espérée, chute obligée du story-board de la séduction maraîchère. Le texte est déjà prêt. La dame au cabas croit-elle l’inventer, ou bien a-t-elle conscience de le dire avec un vague apprêt ? Tant pis si les mots sont un peu cruels pour l’adolescente, c’est si bon de pratiquer la flagornerie rampante, quand la scène s’impose avec autant d’éclat :
— Écoutez, vraiment, on ne sait pas qui est la mère, qui est la fille !