Les mains au fond des poches
Elle traverse la place Saint-Sulpice, tout à fait vide en ce dimanche soir d’automne. Les jets d’eau de la fontaine n’éclaboussent plus les statues des évêques. Elle a défait la laisse de son chien ; le cocker fou de joie court dans les feuilles. Elle sort son chien. Le prosaïsme de la situation a toujours quelque chose de légèrement dégradant ; on le sait bien, il s’agit moins de satisfaire ses envies à elle que ses besoins à lui… Est-ce pour cela qu’elle arbore un air si détaché, d’une mélancolie absente, mains enfoncées dans les poches de son imperméable ?
Elle marche lentement. C’est drôle. Aucune autre attitude quotidienne, aucune pratique du dehors ne donne aux femmes cette prestance solitaire, un rien distante. Personne n’oserait l’aborder. Elle a les yeux baissés, elle ne va nulle part. Après avoir suivi la diagonale, elle longe les arbres à présent.
C’est important, les mains au fond des poches. Pas de sac à main, de sac à dos, pas de bras d’homme où se suspendre, de mère à soutenir, d’enfant à tenir par la main. Les mains au fond des poches : quelque part entre solitude et liberté. La lenteur désenchantée de sa marche tire la silhouette vers l’idée du passé, d’une nostalgie informulée, d’une insatisfaction sans origine. Avec les talons assez hauts, l’imper comme on en voit dans les vieux films italiens en noir et blanc sur l’incommunicabilité, sa silhouette est si féminine. Elle arrondit imperceptiblement le mouvement de ses jambes pour aller plus lentement encore. Bientôt elle appellera le chien, allez, on rentre maintenant. Comme si c’était rassurant de se dire que ce temps-là était organisé pour lui, ses courses folles et ses soulagements.
Mais non. Il est temps de rentrer avant que ses pensées à elle ne prennent un cours moins vague, ne basculent vers un ailleurs à l’avance décevant. C’est cela surtout qu’elle interrompt, les yeux perdus dans les branches, la voix faussement impérieuse. Elle n’est pas à ce qu’elle fait. Elle n’a pas non plus envie d’être à ce qu’elle ne fait pas. Le cocker obéit enfin. Elle s’accroupit. Pour traverser la rue, il faut remettre la laisse.