Cette Macha a été reconnue comme un des aspects de la Grande Déesse sous l’un de ses divers noms : elle s’appelle également Bodbh, Morrigane, ou encore Brigit, la « puissante », et on l’a assimilée à l’Épona gallo-romaine, protectrice des chevaux, ainsi qu’à la déesse cavalière galloise Rhiannon. Sous le nom de Brigit, fille du dieu Dagda, déesse des arts, des techniques, de la poésie et de la sagesse, elle réapparaît à l’époque chrétienne sous l’aspect de « sainte » Brigitte de Kildare, considérée comme la fondatrice d’une abbaye double d’hommes et de femmes et ayant pour charge de surveiller des feux perpétuels. À Kildare, les vestiges de ce monastère sont nombreux, et l’on y voit également la fontaine de Sainte-Brigitte, qui passe pour miraculeuse. Kildare est une autre ville sainte de l’Irlande catholique où l’on vient souvent en pèlerinage. De plus, on sait que Brigitte est la seconde patronne de l’Irlande, après saint Patrick. Or aucun de ces deux « saints » n’est reconnu officiellement par l’Église romaine, ce qui montre combien le christianisme et le paganisme font ici bon ménage. En effet, le nom de Kildare (Cill-Dara en gaélique) signifie « ermitage des chênes », ce qui suppose l’existence d’un enclos sacré du temps des druides. Quant aux « feux » que Brigitte est chargée d’entretenir, ils ressemblent davantage aux feux de Beltaine, la fête celtique du début de mai, qu’au feu pascal allumé par saint Patrick sur la colline de Slane en 433, date marquant la conversion de l’Irlande à la foi chrétienne. Mais cela n’empêche nullement Brigitte d’avoir de nombreux sanctuaires, même très modestes, ainsi que des sources consacrées, à travers tout le pays. Il faut se souvenir que Brigitte, sous son autre nom de Boann (de Bo-Vinda, la « vache blanche »), est une déesse qui procure la fécondité et la richesse ; elle a transmis son nom à la rivière Boyne, rivière sacrée par excellence, sur les rives de laquelle se dressent encore les grands sanctuaires mégalithiques de Newgrange (Sidh-na-Brugh ou Brugh-na-Boinn), de Dowth et de Knowth, où est représentée la Déesse des Commencements sous des formes géométriques, notamment par des spirales et des cercles concentriques qui évoquent l’utérus maternel, la matrice originelle du monde. D’ailleurs, la fête de « sainte » Brigitte, au début de février, coïncide non seulement avec la Chandeleur chrétienne, mais aussi avec la fête druidique d’Imbolc, le milieu de la saison hivernale. C’est dire l’importance de cette « sainte » Brigitte de Kildare dans la vie spirituelle des Irlandais : elle est un peu « Notre-Dame-de-l’Irlande ».

Mais c’est une Dame quelque peu inquiétante, car elle change continuellement de visage et de fonction. Maîtresse de l’eau et du feu, elle est aussi le soleil sous les traits de la jeune Grainné, prototype de la belle Iseut la Blonde, en fait une redoutable enchanteresse qui a le pouvoir de lancer des sortilèges (les mystérieux geisa druidiques) sur l’homme qu’elle a choisi afin de l’attirer vers elle. Cette Grainné, ou Grania, a un nom qui dérive du terme gaélique qui signifie « soleil », et de nombreux monuments mégalithiques lui sont dédiés à travers toute l’Irlande. De plus, une autre forteresse des Ulates, située sur un sommet qui domine la ville de Derry et le nord du Donegal, est appelée Grianan Ailech : sa construction circulaire et son emplacement privilégié font penser que cette résidence des rois d’Ulster à partir du VIIe siècle était autrefois une sorte de temple solaire. Or le soleil, qui donne chaleur et vie, qui est guérisseur lui aussi, peut donner la mort par trop de brûlure, à moins qu’il ne se contente de placer les humains dans un état intermédiaire entre la vie et la mort : alors la Dame va changer d’aspect et de nom, devenant la mythique reine de Connaught connue sous l’appellation de Maeve (Mebdh en gaélique, dont Shakespeare a fait la reine Mab), ce qui veut dire « ivresse », mais aussi « médiumnité ».

Cette reine Maeve occupe une place importante dans les récits épiques de l’Irlande ancienne. Épouse du roi Aillil de Connaught, elle est détentrice de la souveraineté réelle, le roi n’étant que le pivot de la société qu’elle représente. Et l’on nous dit qu’elle « prodiguait l’amitié de ses cuisses à tout guerrier dont elle avait besoin pour assurer le succès d’une expédition ». Reine guerrière, dévoreuse et castratrice, rusée et cruelle, elle est présentée comme le modèle de la souveraineté, mais cette souveraineté est ambiguë puisqu’elle se place autant sur le plan sexuel que sur le plan politique. Il est alors permis de se demander si l’image de la Sheela-na-Gig ne lui convient pas parfaitement, surtout celle qu’on peut voir dans les ruines de l’abbaye de Killinaboy, près de Corofin, dans le comté de Clare, donc en Connaught. La Sheela ne promet-elle pas en effet « l’amitié de ses cuisses » à ses fidèles ? Cependant, le nom de la reine Maeve est resté attaché à deux sites importants de la tradition gaélique. Le premier est celui de Cruachan, aujourd’hui Rathcroghan, dans le comté de Roscommon : c’est l’emplacement que les anciens récits attribuent à la résidence d’Aillil et de Maeve, et certains textes précisent même que sous la forteresse celtique de Cruachan, se trouve un sidh, un tertre mégalithique, lieu supposé de l’autre monde hanté par les dieux et les héros ; il y a donc là un rattachement évident de Maeve avec les divinités de l’Irlande druidique. Le second site est celui de Knocknarea, une petite montagne au-dessus de Sligo, dominant l’océan à l’ouest et le vaste ensemble mégalithique de Carrowmore à l’est, le plus grand enclos funéraire de l’Irlande préhistorique. Sur le sommet de Knocknarea se dresse un cairn de pierres sèches qui est appelé le « tombeau de Maeve ». Or, pour diverses raisons, aucun archéologue n’a voulu entreprendre des fouilles dans ce tertre mégalithique qui pourrait livrer pourtant d’importantes informations sur la civilisation des bâtisseurs de dolmens. Tout se passe comme s’il y avait un interdit magique sur ce tertre, et l’on est bien obligé de constater qu’il s’agit là d’un lieu sacré. D’ailleurs, la coutume populaire veut que chaque individu qui grimpe sur le sommet de Knocknarea apporte avec lui une petite pierre et la dépose sur le cairn. N’est-ce pas là le signe d’une étonnante et inconsciente permanence du culte de la Déesse des origines80 ?

Si l’on en croit la longue tradition mythologique de l’Irlande, véhiculée par les récits écrits par les moines chrétiens du haut Moyen Âge, le nom de la Déesse des origines était Dana : les grands dieux irlandais dont ces récits rapportent les actions étaient les Tuatha Dé Danann qui venaient des « îles du nord du monde », localisation évidemment symbolique, c’est-à-dire les « peuples de la déesse Dana ». Le nom de Dana, souvent simplifié en Ana ou Anna (et en Dôn dans la tradition galloise), rappelle incontestablement la Tanit carthaginoise, la Tanaïtis et la Nana sémitique du Proche-Orient, l’Ana-Pourna indienne, l’Anna Parenna romaine, la grecque Danaé et ses filles, les Danaïdes, ainsi que l’un des noms des Grecs, les Danaéens, et bien entendu le nom des fleuves Don et Danube, sans parler de celui d’Anne, la mère de la Vierge Marie, sur laquelle les Évangiles canoniques sont muets, mais les traditions bretonnes particulièrement bavardes. Et, non loin de Killarney, dans le comté de Kerry, deux sommets jumeaux où se rendent parfois les Irlandais en bizarre pèlerinage sont appelés Paps of Ana, les « tétons d’Anna ». Il y a trop de coïncidences pour que cette accumulation de noms voisins concernant la Déesse des Commencements soit le résultat du hasard, même s’il n’est pas de règle de comparer les termes sémitiques aux termes indo-européens. Les divinités se rient des différences raciales, car elles sont universelles.

La spiritualité celtique préchrétienne se caractérise par un refus total et inconditionnel de tout concept faisant intervenir la dualité : pour les druides, il n’y avait ni bien ni mal, mais une totale liberté de choix pour les êtres humains entre deux directions, celle des forces négatives et celles des forces positives. Ce monisme se retrouve dans la doctrine de Pélage, au IVe siècle, ce théologien breton qui affirmait contre saint Augustin la pleine disposition du libre arbitre absolu. Cette tendance est manifeste dans la façon dont le christianisme a été vécu par les Irlandais (et par les Celtes d’une façon générale) : la confiance aveugle en la volonté humaine d’assurer son salut ne pouvait conduire qu’au dépassement total de l’individu et à la négation de tout principe d’un Mal absolu. Dans ces conditions, l’image de la Grande Déesse ne pouvait être que « blanche » ou « noire », le regard tourné vers le haut ou vers le bas. Ainsi surgit dans l’inconscient collectif irlandais, pourtant marqué par une lutte permanente contre un protestantisme déviationniste et une adhésion sans faille à l’orthodoxie catholique, l’image d’une Theotokos bien différente de celle qui est vénérée sur le continent européen. La Vierge des Irlandais n’est pas forcément la Vierge des Bretons armoricains, encore que les caractéristiques de l’une et de l’autre soient souvent les mêmes. Et la tradition populaire irlandaise ne se fait point faute de véhiculer une sorte de fantôme féminin auquel on a donné le nom de Bannshee, littéralement « femme du Shee », ce Shee étant l’anglicisation du terme gaélique Sidh qui signifie « paix » mais qui désigne l’autre monde, celui qui se trouve dans l’univers mystérieux des tertres mégalithiques. La Bannshee, c’est donc en quelque sorte l’image folklorique de l’antique Déesse : ceux qui la rencontrent peuvent la redouter, car elle annonce souvent des malheurs, mais ils peuvent également l’invoquer, car elle a la toute-puissance des divinités féminines d’autrefois. Elle ne cesse de rôder dans les campagnes irlandaises, surtout la nuit. Est-ce donc Notre-Dame-de-la-Nuit, celle qui a été rejetée dans l’ombre par une société patriarcale, mais qui continue à hanter les rêves des humains en perpétuelle quête de leur Mère ?

Il existe un témoignage essentiel de cette vision spécifique de la Vierge des Vierges en Irlande. Il se trouve dans la cathédrale – anglicane – de Kilkenny, siège de l’ancien évêché d’Ossory (nom qui signifie « royaume des cerfs », ce qui est typiquement celtique), mais à l’écart, remisé dans un coin du sanctuaire, puisqu’il s’agit d’une plaque gravée datant du XIIe siècle, qui appartenait au bâtiment ancien et qui a été déplacé au cours de la restauration du XIXe siècle. Il s’agit de la représentation d’une Trinité tout à fait spéciale : généralement, celle-ci est composée de Dieu le Père tenant entre ses genoux la Croix sur laquelle est cloué le Fils, et sa tête est surmontée de la colombe symbolisant l’Esprit-Saint. Ici, en cette cathédrale Saint-Canice, c’est la déesse mère qui remplace le Dieu père, et sur sa droite, un oiseau ressemble bien davantage à celui qui se trouve sur le célèbre Chaudron de Gundestrup (l’un de ces oiseaux de la déesse Rhiannon qui endort les vivants et réveille les morts) qu’à la colombe habituelle. S’il y a quelque chose à voir en Irlande, c’est bien ce modeste bas-relief relégué parmi quelques curiosités archéologiques de second ordre. Il permet pourtant de comprendre que la Vénus de Lespugue et Notre-Dame de Lourdes sont les deux faces d’une même Déesse des Commencements.

 

Poul Fetan, 1996.

La grande déesse
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