Le lien avec l’Asie Mineure est incontestable. En Anatolie, dans l’ancienne ville de Çatal Hüyük, on a retrouvé plusieurs sanctuaires néolithiques dont les murs comportaient des seins de femme sculptés en relief : ces formes avaient été modelées autour de crânes de vautours, de renards, de belettes et d’animaux nécrophages dont les becs ou les dents pointues figuraient les mamelons. Étrange comparaison : la féminité et la mort semblent relever de la même entité. Et pourtant, la représentation des seins signifie aussi la Vie dans tout son épanouissement. Les innombrables idoles en terre cuite découvertes dans les Cyclades sont des déesses mères, mais également des protectrices des défunts, et plus que jamais la mort et la vie ne sont que les deux aspects d’une même réalité77.

La civilisation néolithique des Cyclades demeure très mystérieuse, celle de la Crète encore plus. Les Crétois n’étaient pas indo-européens, mais ils n’étaient pas non plus sémites. Peut-être avaient-ils la même origine que les anciens Égyptiens, lesquels, on le sait, étaient des Hammites, dont les descendants actuels sont les Bédouins, les Touaregs et les Kabyles (ou Berbères). On ne peut nier que la Crète a été un important creuset culturel entre l’Égypte et la Grèce proprement dite, et cela à des époques où la civilisation hellénique n’en était qu’à ses balbutiements. Et surtout, la Crète peut être appelée l’île sainte de la Déesse.

C’est entre 3 000 et 1  400  ans avant notre ère que se développa la civilisation crétoise, en une période qui comprend la fin du néolithique et une partie de l’âge du bronze. Puis elle disparut brutalement, on ignore comment, et les Grecs n’en conservèrent que des souvenirs très vagues à travers des légendes qui posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. Toutes les hypothèses sont permises, en particulier celle d’une catastrophe naturelle, ou encore d’une invasion étrangère qui aurait ruiné les établissements crétois.

On peut alors parler de ces mystérieux « peuples de la mer » qui se sont également manifestés en Égypte, sans qu’on puisse savoir d’où ils venaient exactement, mais en qui il est possible, sous toute réserve, de reconnaître les rescapés de l’Atlantide, si l’on prend au sérieux les deux récits essentiels sur ce sujet transmis par Platon dans le Timée et le Critias : d’une part les Atlantes auraient été des navigateurs hors pair, donc des « peuples de la mer », et d’autre part leur puissance aurait été la conséquence de l’union sacrée de Poséidon, dieu des tremblements de terre (et non pas de la mer !) et de la fille d’un autochtone atlante nommée Clito, c’est-à-dire « magnifique », évident symbole de la Déesse des Commencements.

Quant au caractère gynécocratique de la civilisation crétoise, prouvé par le culte d’une divinité féminine, maîtresse des serpents et des animaux sauvages, il se retrouve de façon très nette, et néanmoins très mystérieuse, dans la légende bretonne-armoricaine de la ville d’Is : cette ville, peut-être plus historique que mythique, est en effet régie par une princesse dont le nom est Dahud, dérivé du gaulois Dagosoitis signifiant « bonne sorcière », princesse maudite et diabolisée dans la version chrétienne de la légende, engloutie par la colère de Dieu avec sa cité – écartée, occultée par les forces androcratiques cristallisées dans la religion du Dieu père.

De plus, si l’on a retrouvé des documents écrits par les Crétois eux-mêmes, leur langue demeure encore incompréhensible. Mais les fouilles archéologiques entreprises au début du XXe siècle par le Britannique EÉvans ont mis en lumière certains points essentiels de cette civilisation. Les Crétois étaient un peuple pacifique, vivant surtout de la navigation, constituant une communauté très gynécocratique régie par un roi-prêtre, le minos, terme qui a été pris comme un nom propre, mais qui n’était en réalité qu’un titre. Et il semble bien que les Crétois n’aient une qu’une seule divinité, la déesse mère, dont le minos était l’interprète et le principal desservant.

Cette déesse crétoise paraît avoir été la maîtresse absolue de tous les êtres vivants. Elle était représentée comme une femme très belle, vêtue d’une longue robe richement décorée mais laissant les seins nus, avec les bras levés, tenant dans chaque main un serpent et la tête surmontée d’un animal en lequel on peut reconnaître soit un oiseau, soit un chat. Ainsi apparaît-elle dans cette magnifique statue provenant de Knossós et conservée actuellement au musée archéologique d’Héraklion. On sait également que cette déesse n’avait pas de temple proprement dit et que le culte qu’on lui rendait se tenait en plein air, sur des collines ou des tertres, et que bien souvent le prêtre-roi ou la prêtresse qui officiait s’asseyait sur un trône encadré de deux cornes. Cette caractéristique, prouvée archéologiquement, et la certitude que les cérémonies comportaient des courses de taureaux sans mise à mort de ceux-ci, appellent une interprétation en profondeur du célèbre mythe du Minotaure.

Celui-ci ne nous est malheureusement connu qu’à travers l’imaginaire des Grecs, mais certains éléments traduisent une réalité antérieure incontestable. D’après la légende, Minos était un roi de Crète, un roi-prêtre bien entendu, et avait pour épouse une certaine Pasiphaé. Poséidon leur avait offert en présent un magnifique taureau dont Pasiphaé était tombée amoureuse. Elle s’était alors métamorphosée en génisse et s’était unie au taureau, donnant ensuite naissance à un monstre cruel mi-humain, mi-bovin, le Minotaure. Minos, pour cacher sa honte, aurait alors fait construire à Knossós, sa capitale, un labyrinthe dans lequel il aurait enfermé le monstre. Là-dessus, les Grecs ont greffé la légende de Dédale et d’Icare, puis, un peu plus tard, celle de l’Athénien Thésée.

De toute évidence, le labyrinthe est un enclos sacré. Son nom provient vraisemblablement du nom grec de la hache, labrys, mais qu’en était-il du nom crétois ? Plutôt que de s’égarer dans les significations symboliques de la hache, il est préférable d’examiner la forme du labyrinthe, qui est nécessairement dérivée de celle du poulpe, animal marin que connaissaient bien les Crétois et dont les représentations sont nombreuses sur les poteries égéennes du néolithique78. D’un point de vue purement géométrique, cela équivaut à la spirale. Or, la spirale traduit exactement la position du fœtus dans le ventre maternel et, si l’on élargit son sens, elle constitue la figuration le plus parfaite de l’univers en expansion79. Il y a là matière à réflexion : le labyrinthe est à l’image du ventre maternel et le fait que le Minotaure y soit placé au centre signifie que l’être primitif – le fœtus, ou le germe primordial – est encore indifférencié, mi-humain, mi-animal, résultat d’une conjonction entre le monde animal et le monde humain, réminiscence de l’âge d’or où, dans un paradis terrestre, se côtoyaient et se comprenaient les êtres humains et les animaux.

Compte tenu de ces considérations, l’aventure d’Icare et celle de Thésée ne peuvent être que liées au concept de ventre maternel divin. Prétendument enfermé dans sa propre œuvre, Dédale, constructeur du labyrinthe, est en réalité confiné dans la matrice et ne peut naître à l’existence terrestre. Et lorsqu’il envoie son fils Icare, muni d’ailes fixées avec de la cire dans les airs, il tente de brûler les étapes : voulant naître, ici par personne interposée, Icare n’étant que son double, il croit naïvement qu’il suffit de sortir de la matrice pour acquérir une existence autonome. Or, Icare est immature, et la chaleur du soleil qui fait fondre la cire et provoque sa chute correspond à la redoutable brûlure qui envahit les poumons du nouveau-né au contact de l’oxygène de l’air. Les poumons d’Icare ne sont pas arrivés au stade lui permettant d’exister impunément à l’air libre. C’est la première leçon à tirer du mythe.

Mais si Icare voulait sortir du ventre maternel, Thésée veut au contraire y rentrer. Certes, sur un plan politique et historique, l’aventure de Thésée traduit la volonté des Athéniens de s’emparer de l’héritage crétois et d’intégrer dans leurs propres coutumes le culte de la déesse mère. Or, tout mythe a diverses significations selon les plans considérés, et le plan métaphysique (ou religieux, ou mythologique) paraît en l’occurrence beaucoup plus important. Le héros Thésée, destructeur de monstres, héros de lumière, donc héros civilisateur, se décide à anéantir le monstre gisant dans l’obscurité et dont la fureur passe pour redoutable parce que inconnue et enfouie dans l’inconscient humain. Thésée veut abolir l’ancien monde, le monde utérin, et en créer un nouveau (sur le modèle grec, bien sûr, selon la légende) qui sera sorti des ténèbres de l’inconscience. C’est le but de son expédition. Mais le fait qu’Ariane lui donne un fil qui lui permettra de retrouver son chemin – de revenir impunément de ce regressus ad uterum – est significatif : Thésée a peur d’être englouti dans la matrice originelle et de s’y anéantir. D’où le recours à Ariane, elle-même personnification de la déesse crétoise : en somme, il s’assure la complicité d’Ariane, avec laquelle il a des relations sexuelles, pour explorer son ventre, autrement dit le mystère féminin par excellence.

Il est vainqueur du monstre. Psychanalytiquement parlant, il a vaincu ses terreurs ancestrales, il a pénétré au cœur même du mystère, mais il en est revenu grâce au fil d’Ariane. Mais qu’a-t-il donc retiré de son expérience ? Assurément peu de chose, puisqu’il abandonne Ariane au profit de sa sœur Phèdre. Cela veut dire qu’insatisfait de son exploration, il cherche une autre image de la femme qu’il croit découvrir en Phèdre. Là, les Grecs ont prolongé l’histoire et démontré l’échec complet du héros qui se verra supplanté – symboliquement – par son fils Hippolyte, lui-même prêtre de la Déesse, mais sous son nouveau nom d’Artémis. Il n’en reste pas moins vrai que le palais de Knossós demeure le sanctuaire de la Déesse, non pas le nombril du monde, mais le centre absolu autour duquel s’organisent les spirales qui conduisent à l’existence.

Les Crétois, sous le nom de Minoens, ont laissé des traces dans le domaine proprement grec. En Crète même, la ville de Gournia, assez récente, et dont on ignore le nom ancien, était un sanctuaire de la Déesse des Commencements. Mais c’est surtout dans l’antique île de Théra que les Minoens en ont importé le culte, en particulier dans cette ville d’Akrotiri dont les ruines contiennent d’innombrables figurations sous forme de fresques : la Déesse aux Serpents est toujours présente et veille sur sa lointaine descendance, car les Grecs, tout indo-européens qu’ils étaient, et soumis à un système patriarcal particulièrement contraignant, ont sans s’en rendre compte assimilé le culte et les croyances concernant l’antique déesse néolithique de la mer Égée ; alors, elle réapparaîtra sous différents noms, suivant les époques et surtout suivant les influences diverses subies par le monde hellénique.

Si tant est qu’on puisse remonter très loin dans le temps, on peut admettre, sur la foi des récits d’Hésiode, que la théologie grecque reposait sur une union sacrée entre Ouranos, le Ciel (le Varuna védique), et Gaia ou Gê, la Terre mère, la même que celle honorée dans les Cyclades. De ce hiérogame sont issues plusieurs lignées d’entités divines réparties, comme il se doit dans une société qui se veut rationnelle, en plusieurs générations. On en arrive ainsi au couple titanesque Kronos-Rhéa d’où naissent tous les dieux et tous les humains. Mais Kronos, en qui on peut voir l’incarnation du Temps, le plus jeune des Titans, détrône son père et prend sa place, acte symbolique qui marque l’évolution des spéculations métaphysiques. C’est pourquoi, pour éviter d’être détrôné à son tour, Kronos dévore ses enfants dès leur naissance. Mais il se fait berner par la femme, la déesse mère Rhéa, qui lui fait avaler des pierres, substitution dont il ne s’aperçoit pas à cause de sa gloutonnerie. Alors apparaissent des entités divines qui vont prendre, sous différentes appellations et différentes fonctions, la suite efficiente de la Déesse des Commencements, devenant, au gré des circonstances, les nouveaux visages d’une même réalité divine.

À son tour, le fils de Kronos, Zeus, va détrôner son père et même le châtrer avant de l’expédier en exil, aux dires de Plutarque, dans une île à l’ouest du monde. Et il organisera le panthéon olympien avec ses frères Poséidon (Neptune) à qui il confiera les éléments instables (eaux et terres soumises aux séismes) et Hadès (Pluton) à qui il confiera le monde souterrain et invisible. Mais ce sont ses sœurs qui hériteront de la plus grande partie divine : Déméter sera la Terre mère, la pourvoyeuse et la nourrice des êtres et des choses, Hestia (Vesta) dont on a voulu faire la déesse du foyer mais qui est en réalité la détentrice du feu sacré et divin qui permet toute vie, et enfin Héra (Junon) en qui s’incarnent les fonctions maternelles et domestiques et dont il fera son épouse. Une autre déesse devrait pourtant être ajoutée à cette liste primitive, Aphrodite (Vénus), qui est née de la vague au moment où les testicules de Kronos sont tombés dans la mer. Maîtresse des sentiments, des passions et des désirs sexuels, reine de beauté troublante, à la fois attirante et redoutable, Aphrodite n’est autre que la figuration grecque d’Ishtar-Astarté, et son nom, provenant sans aucun doute du terme indo-européen signifiant le « sanglier », en fait la maîtresse des animaux sauvages, et par là des pulsions nées dans ce qu’on appelle maintenant le « cerveau reptilien ».

Mais les divinités revêtent des noms plus spécifiques lorsqu’elles sont considérées selon des critères fonctionnels de plus en plus précis. Alors, la fable en fait le produit de telle ou telle union, cette union prenant toujours une valeur symbolique. Cela ne veut pas dire que les autres grands dieux de l’Olympe soient des enfants légitimes de Zeus et d’Héra : bien au contraire, car l’adultère et l’inceste sont de règle dans les lignées divines et constituent les transgressions, interdites aux humains, nécessaires à l’évolution du monde et sans lesquelles celui-ci sombrerait très vite dans un état statique de non-existence. Alors vont apparaître des figures comme Athéna (Minerve), Artémis (Diane) et Hécate, figures féminines emblématiques et qui vont, toutes les trois, représenter un des aspects de la Déesse primitive.

Athéna est présentée comme la protectrice d’Athènes, ville à laquelle elle a donné son nom (un nom pluriel d’ailleurs, comme s’il y avait plusieurs Athéna, ce qui fait penser aux Élohim de la Bible). On dit qu’elle est née tout armée du cerveau de Zeus et on en a fait une déesse guerrière. Ce n’est pourtant pas son rôle essentiel, car cette naissance miraculeuse veut tout simplement dire qu’elle incarne la pensée de Zeus, l’intelligence divine à son plus haut degré : ce n’est pas un hasard si son équivalent latin, Minerve, a été considéré comme exprimant avant tout la sagesse – dans un langage chrétien et même gnostique, on dirait « sainte » Sophie – et si César, dans son De bello gallico, l’assimile facilement à la déesse celtique de la poésie, des arts et des techniques, la Brigit irlandaise, devenue « sainte » Brigitte de Kildare après la christianisation. Mais Athéna n’était pas seulement honorée à Athènes et il semble bien qu’elle fut une déesse panhellénique dont les temples au cap Sunion, près d’Athènes, à Lindos dans l’île de Rhodes et surtout à Mycènes donnaient lieu à de nombreux pèlerinages. En fait, Athéna est un doublement d’Artémis, de l’Artémis primitive, autre visage d’Ishtar-Astarté, et qui se confond ici avec l’antique déesse solaire des Scythes. La meilleure hypothèse en la matière est de considérer Athéna comme empruntée aux peuples scythiques, notamment aux Sarmates, car les descendants de ces derniers, les Ossètes, ont conservé dans leurs traditions mythologiques le nom et les aventures d’une certaine Sathana, déesse sorcière mais sage, guerrière mais nourricière, aux multiples fonctions et à la puissance redoutable.

Or, comme l’a prouvé Jean-Claude Lozarc’hmeur en partant des études de Georges Dumézil sur l’ancienne épopée des Nartes, ce clan fabuleux des Ossètes qui sont les descendants actuels des Scythes, le nom de Sathana provient d’une christianisation ou plutôt d’une diabolisation d’un nom propre traditionnel qui avait déjà donné Athéna en grec.

Le plus célèbre sanctuaire d’Artémis était, on le sait, à Éphèse, en Asie Mineure, véritable centre où se sont cristallisés les cultes les plus divers concernant la Déesse des Commencements et où l’influence grecque a été prépondérante à l’époque dite hellénistique. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que tout le rivage asiatique de la mer Égée a été grec pendant plusieurs siècles : ce que nous appelons civilisation grecque s’est formé en ces lieux. Le récit de la guerre de Troie met cette communauté culturelle en évidence, puisqu’il s’agit en réalité d’une rivalité politique et économique entre deux branches des peuples hellènes. La cause de cette guerre est en elle-même parfaitement éloquente, puisque la fable de Pâris, sommé de choisir entre trois déesses, nous montre que celles-ci ne sont que trois visages d’une même entité : Héra, Athéna et Aphrodite sont en effet trois aspects fonctionnels de la Déesse, et lorsque Pâris donne la pomme (dite de discorde !) à Aphrodite, il ne fait que privilégier le côté érotique de la divinité. Mais on remarquera que si Artémis est absente de ce « concours », elle réapparaît bientôt au cours de la tragédie à propos d’Iphigénie, fille d’Agamemnon, le Grec d’Europe, que celui-ci doit sacrifier pour obtenir la victoire de son clan.

Car Artémis – qui est en fait cette triple déesse du jugement de Pâris ou, si l’on préfère, la Déesse aux trois noms et aux trois visages qu’on retrouve dans la mythologie irlandaise (la triple Brigit) – est une divinité toute-puissante, et par conséquent cruelle. Elle est la fameuse « Diane scythique » qu’on reverra ensuite dans la légende grecque d’Iphigénie en Tauride, obligeant sa prêtresse à verser le sang de tout jeune homme arrivant dans sa sainte cité. C’est l’Artémis tuant l’audacieux qui l’a aperçue nue et qui connaît donc les secrets qu’elle ne réserve qu’aux initiés. Mais l’image d’Artémis a été très édulcorée par les Romains qui en ont fait leur Diane chasseresse alors qu’à l’origine, elle semble avoir été la protectrice des bêtes sauvages. Il est d’ailleurs probable que son nom provienne d’un terme indo-européen qui a donné le gaulois artio, « ours » (d’où le nom du fameux roi Arthur) ; à ce compte, la célèbre statuette conservée au musée de Berne, la « Déesse à l’ours », de facture gallo-romaine, n’est que la vision celtique de cette Artémis du Proche-Orient et de la Grèce telle qu’elle était avant sa transformation par les Romains.

Le lien très probable entre Artémis et l’ours en fait une grande reine, analogue à la Morrigane irlandaise, car l’ours est un emblème royal (et le sanglier un emblème sacerdotal). Mais elle a été détrônée : le récit mythologique sur sa naissance recèle des éléments qui le font comprendre. Suivant la légende grecque, Artémis et son frère Apollon sont les enfants de Zeus et de Léto (Latone), une déesse assez mystérieuse qui n’est sûrement pas grecque à l’origine et paraît bien être un héritage du lointain passé indo-européen des Hellènes si ce n’est d’un passé préindo-européen fort imprécis. En effet, d’après Diodore de Sicile, le pays de naissance de Léto est l’île de Bretagne, aux environs du monument solaire de Stonehenge. Léto est incontestablement liée à un culte solaire hérité au moins de l’âge du bronze : le fait que son fils Apollon soit considéré comme un dieu du Soleil en est une preuve évidente. Mais tout cela a besoin d’être nuancé.

Zeus n’a pas la réputation d’être fidèle à son épouse Héra et les liaisons, du reste très passagères, qu’il entretient suscitent chez celle-ci une violente jalousie. Aussi lorsque Léto est enceinte, Héra la poursuit de sa vindicte, retardant considérablement le moment de l’accouchement. C’est seulement dans l’île de Délos – on se demande pourquoi – que Léto se trouve à l’abri des fureurs d’Héra et qu’elle peut mettre au monde deux jumeaux, Apollon et Artémis. Cette fable permet d’intégrer dans la tradition grecque le dieu Apollon qui, de toute évidence, est un personnage étranger à la tradition hellénique. Tous les commentateurs de l’Antiquité, y compris Cicéron lui-même, sont d’accord pour affirmer qu’Apollon est un dieu « hyperboréen », c’est-à-dire venu du Nord. Et il est avant tout considéré comme un poète, un savant et un médecin. L’Apollon primitif, dont le nom se réfère d’ailleurs à celui de la pomme, n’est en aucun cas un dieu solaire, et s’il y a un rapport avec le soleil, c’est bel et bien sa sœur Artémis qui l’entretient, à la suite de sa mère, elle-même divinité solaire, donc son double rajeuni (comme en Égypte Horus par rapport à Osiris). Or, la légende de Léto apparaît au moment où se manifeste le renversement de polarité constaté dans toutes les traditions méditerranéennes : le soleil qui était primitivement féminin (il l’est resté dans les langues celtiques et germaniques) devient masculin, et bien entendu la lune qui était masculine se voit liée au sexe féminin et rejetée dans la nuit comme une personnalité secondaire, un simple reflet de l’astre du jour. De même Artémis perd sa primauté au profit de son frère Apollon : celle qui était la Grande Déesse solaire des anciens Scythes en est réduite au rôle de miroir, et affublée d’un croissant de lune. C’est un signe des temps, celui du triomphe du patriarcat sur les conceptions non pas matriarcales mais gynécocratiques des sociétés antérieures vivant sous le regard de la toute-puissante Déesse des Commencements.

Ainsi donc, Artémis-Diane sera la Lune. Encore faut-il interpréter le croissant de lune qui figure de façon emblématique au-dessus de sa tête ou sur son front lorsqu’elle parcourt, pendant la nuit, les ténèbres de la forêt en compagnie des animaux sauvages. La biche a vite fait de remplacer l’ours : elle est plus rassurante, et plus féminine. L’inversion des symboles est cependant parallèle à l’inversion des polarités métaphysiques : il est probable que le croissant de lune a toujours été l’un des emblèmes d’Artémis, la toute-puissante, celle qui détient les secrets de la vie et de la mort, celle sans qui l’homme, le mâle, serait plongé dans les ténèbres puisqu’elle-même représente le soleil. En fait, le croissant de lune au-dessus de la tête d’Artémis représente l’homme, le fils-amant Adonis, Attis ou Dumuzi, dont la Déesse est la maîtresse et sans laquelle il ne peut vivre plus de vingt-huit jours, tel le Tristan de la légende celtique, qui mourrait s’il n’avait pas de rapports physiques tous les mois avec Iseut la Blonde, incarnation des forces solaires.

Il semble que le plus ancien temple dédié à l’Artémis primitive soit celui de Vravona, sur la côte orientale de l’Attique, à une quarantaine de kilomètres d’Athènes. Le sanctuaire comporte une partie datant à peu près de 1300 avant notre ère et, auprès d’une source sacrée, une structure actuellement en ruine passait pour être la tombe d’Iphigénie. Le caractère archaïque du culte rendu ici à Artémis est explicité par une tradition qui replace la déesse dans ses fonctions de maîtresse des animaux sauvages. On raconte en effet qu’Artémis, furieuse parce qu’un mortel avait tué un de ses ours, avait demandé en compensation aux Athéniens d’envoyer leurs petites filles à son sanctuaire. Ces filles, âgées de cinq à dix ans, étaient appelées artoi, c’est-à-dire « ours » : de fait, elles devaient imiter les animaux sacrés pendant une cérémonie qui comportait une « danse des ours ». L’étymologie du nom d’Artémis, qui est pourtant discutée, ne peut ici faire aucun doute : elle est la déesse-ourse.

Il y a d’innombrables temples en l’honneur d’Artémis, en Grèce continentale, en Sicile et en Italie du Sud qui constituaient ce qu’on appelle la grande Grèce, et dans les îles de la mer Égée. Mais à Délos, elle voisine avec les autres déesses : Héra, protectrice de la famille et de la maternité, Déméter, qui est l’autre visage de Gaïa, et Aphrodite, la déesse-sanglier, donc la grande prêtresse assurant le lien entre le visible et l’invisible, ce qui est symbolisé par l’amour, la beauté, le désir sexuel. Les Grecs ont privilégié leurs représentations d’Aphrodite, la plus connue étant la très célèbre Vénus de Milo, parce que cette divinité correspondait parfaitement à leur volonté de faire coïncider la beauté extérieure avec la bonté intérieure, ce qui s’exprime remarquablement par la formule kalos k’agathos, « beau et bon ». Mais cette volonté de perfection ne se heurte jamais à la moindre idée de culpabilité : Aphrodite est « amorale » en ce sens que la sexualité n’est ni bonne ni mauvaise et qu’elle fait partie intégrante de l’humain. Et, à Délos, on peut se persuader que les divers noms donnés à la déesse ne sont que des regards spécifiques sur une unique Déesse.

Celle-ci demeure la préhistorique Gaia dont l’ombre rôde toujours sur Delphes, pourtant sanctuaire marqué par Apollon vainqueur du serpent Pythôn. Cette fable du dieu céleste vainqueur d’un être tellurique quelque peu diabolisé explique le passage d’un culte féminin à un culte masculin, et marque le renversement de polarité qui s’est produit dans les spéculations intellectuelles des peuples méditerranéens à un moment de l’histoire, probablement à l’âge du bronze. Mais, de même que la Déesse des Commencements surgit à l’intérieur du christianisme sous les traits de la Vierge Marie, la Gaia des temps obscurs est toujours la maîtresse de Delphes, nombril du monde, où la volonté divine est révélée par une prêtresse qui a conservé le nom de la serpente, puisqu’elle s’appelle la Pythie. Le monde grec a consacré le triomphe de l’homme sur la femme, c’est évident, mais la femme demeure très puissante dans l’inconscient, et surtout omniprésente dans les cultes rendus à la divinité.

L’exemple d’Éleusis est certainement le plus significatif à cet égard. Ce n’est pas l’unique sanctuaire dédié à Déméter, mais c’est celui qui traduit le mieux l’attitude grecque face à la féminité divine. Dans le panthéon olympien, Déméter occupe une place à part. Elle est donc fille de Kronos et de Rhéa, mais elle rassemble en elle toutes les caractéristiques de l’aïeule Gaia et son nom signifie très exactement déesse mère. D’après le mythe, elle a eu une fille, on ne sait de qui – car elle peut être considérée comme vierge –, qui a nom Korè, « jeune fille », ou encore Perséphone, la Proserpine des Latins. Cette Korè n’est au fond qu’un dédoublement de Déméter, son aspect jeune : l’idée de renouvellement s’exprime ici par l’adjonction d’une fille, alors que dans le cas de Cybèle il s’agissait d’un fils-amant. Le mythe de Déméter se révèle plus ancien puisqu’il se réfère à une sorte de matriarcat, tandis que le mythe de Cybèle fait intervenir des tendances androcratiques, l’accent étant mis sur le rôle d’Attis. Mais dans le déroulement du mythe, Korè, enlevée par Hadès et ayant mangé du fruit des Enfers, n’est plus tout à fait du monde de la surface, et la volonté de Zeus est impuissante à la faire revenir totalement sur la terre : elle devra rester aux Enfers la moitié de l’année. On a dit que ce thème reflétait l’alternance des saisons. Peut-être, mais il y a bien autre chose : c’est aussi la certitude que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, qu’il y a une sorte d’équivalence entre le monde souterrain, obscur, et le monde de surface, lumineux, entre le visible et l’invisible. Et c’est cette idée fondamentale qui a conduit à la célébration de ce qu’on a appelé les mystères d’Éleusis.

Les cérémonies en l’honneur de Déméter débutaient le 22 septembre, soit au début de l’automne, à Athènes : elles commençaient par une purification générale des mystes ou initiés, notamment par une baignade dans la mer. Puis avait lieu la procession vers Éleusis. Mais à partir de là, malgré toutes les recherches qui ont pu être faites à ce sujet, c’est le mystère : tout au plus sait-on que pendant neuf jours, qui correspondent à l’errance de Déméter à la recherche de sa fille, se déroulaient des liturgies avec chants et incantations, le tout se terminant par une communion où les mystes se partageaient le pain et le vin. S’affirmaient là non seulement une relation privilégiée entre les humains et leur Mère divine, mais également la communauté de tous les êtres vivants. C’était probablement une ascèse à la fois individuelle et collective qui était demandée aux adeptes, une ascèse qui avait sûrement des points communs avec celle réclamée aux premiers chrétiens. Mais les mystes d’Éleusis ont su garder le secret, car tout manquement à la règle du silence pouvait être puni de mort.

Il semble que Déméter représentait l’aspect bénéfique, maternel, nourricier de la divinité féminine, beaucoup plus « généraliste » que celui prêté à Héra, dont pourtant existaient de nombreux sanctuaires. En fait, Héra était publique, exotérique, tandis que Déméter était privée, ésotérique, réservée à ceux qui avaient plongé à l’intérieur d’eux-mêmes pour y retrouver leur source profonde : la descente dans le labyrinthe devait être de même nature, et Déméter avait peut-être le même visage que la Déesse crétoise des origines. Mais Déméter, toute mystérieuse qu’elle soit, a un double nocturne encore plus secret, plus inavouable, sous l’aspect d’Hécate : sorte de « démone » terrifiante qui préside aux carrefours, plus exactement aux triforia – à la rencontre de trois chemins –, le véritable carrefour (quadriforia) étant le domaine d’Hermès à quatre faces. Hécate est souvent assimilée à la lune noire et exprime toutes les frayeurs qu’un voyageur peut éprouver dans l’obscurité : aussi est-il nécessaire de conjurer la déesse par des offrandes ou des incantations. Hécate est vraisemblablement une réminiscence d’une mère dévoreuse analogue à la Kâli indienne, et dans l’imaginaire médiéval, plus ou moins confondue avec Diane, elle est devenue une véritable sorcière. Parfois même, elle a été masculinisée et réapparaît sous les traits du diable, que l’on rencontre aux carrefours, et qui propose le fameux pacte.

Toutes ces figurations divines féminines du monde grec sont le résultat d’une démultiplication des fonctions prêtées à l’entité invisible. Le même processus peut d’ailleurs être observé à propos des divinités masculines, mais il semble que l’inconscient humain ait été fortement inquiété par le mystère de la femme elle-même, douce amante et mère admirable, modèle de beauté, mais en même temps épouse acariâtre, mère dévoreuse et castratrice, et surtout vieillarde repoussante. Ainsi apparaissent des déesses dites secondaires, les Érinyes, les Furies, et les Euménides, puis les Parques, les Moires et les Sirènes, mais aussi les Muses, les Nymphes et tant d’autres créatures intemporelles qui peuplent les rêves et les cauchemars. Et les Romains, en empruntant aux Grecs l’ensemble de leur mythologie et en l’adaptant à leur propre mentalité, ne feront qu’accentuer cet éparpillement de l’image primitive de la Grande Déesse en multiples constructions fantasmatiques.

 

La grande déesse
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