L’Égypte ancienne

L’apport de l’Égypte a été essentiel dans les théologies de l’Antiquité classique, puis dans le christianisme lui-même. Gérard de Nerval l’avait fort bien compris, même dans son délire syncrétique d’Aurélia où il confond résolument et consciemment la Vierge Marie, Vénus, Déméter, Cybèle et Isis car, proclame-t-il dans un de ses poèmes, « la treizième revient, c’est encore la première ». Rien n’est plus exact lorsqu’on fait une tentative de classement des divinités féminines de l’ancienne Égypte, car si tout dépend des époques et des lieux, le principe reste invariable : la création n’a pu se faire que par une séparation entre l’élément mâle et l’élément femelle du divin lors de l’apparition du couple primordial Maât et Shou. Mais à partir de là, comme les divinités ne peuvent être appréhendées que sous des aspects concrets, ce sont des images multiples qui envahissent ce qu’on appelle le panthéon égyptien.

Comme en Inde, au début était l’œuf cosmique, d’où allait surgir la spirale de l’existence, œuf pondu par un oiseau mythique et donc symbolique (le fameux cygne Hansa des traditions védiques). Or, pour les Égyptiens, l’œuf était du genre féminin. De plus, le ciel était également une entité féminine : il y avait donc, contrairement à ce qui se passerait ensuite en Grèce, une affirmation de la préexistence du féminin sur le masculin, du moins dans la création d’un monde cohérent et organisé, surgi d’un chaos indéterminé et que seule la volonté divine a pu marquer d’une polarité, autrement dit d’un courant énergétique mettant en présence – et en opposition – deux forces fondamentalement contradictoires. Et c’est ce ciel féminin qui deviendra la déesse Hathor, représentée sous les traits soit d’une femme pour en marquer le caractère érotique, soit d’une vache pour en définir le caractère maternel et nourricier, soit d’une lionne pour en souligner le caractère féroce, voire cruel, et indomptable.

Dans cette théologie égyptienne élaborée lentement au cours des siècles et tenant compte des différents apports locaux, notamment ceux de la Basse et de la Haute-Égypte, on comprend que l’élément céleste est de nature féminine tandis que l’élément terrestre, par complémentarité, est de nature masculine. Cela peut surprendre, puisque d’une façon générale, la Terre est considérée comme une mère. Mais il ne s’agit que de symboles tentant d’expliquer une certaine forme de dualité sans laquelle aucune existence ne serait possible. On ne dit pas que le soleil est féminin (comme c’est le cas dans les anciennes langues germaniques et celtiques), mais il est représenté par l’œil de Râ et cet œil est essentiellement féminin, ayant d’ailleurs des rapports très étroits, à la fois formels et métaphoriques, avec l’œuf – et avec le sexe féminin dans son aspect extérieur. « Symbolisant la première expression lumineuse du démiurge, l’entité féminine est née de lui. Elle incarne le rayonnement du dieu, mais également le principe qui l’a conduit à se manifester et à créer le monde. Projection de l’énergie vitale de son géniteur, elle lui est nécessaire pour assurer la permanence de l’univers qu’il a engendré […]. Support du principe féminin originel, son union avec son “père” garantit le perpétuel recommencement du grand cycle cosmique […]. C’est ainsi qu’une même entité apparaît tour à tour comme la fille, l’épouse et la mère de la divinité solaire75. » Les premiers exégètes du christianisme se souviendront de cela lorsqu’ils tenteront de justifier la naissance de Jésus-Dieu dans le sein de Marie, fille de Dieu le Père mais épouse du Saint-Esprit, lui-même Dieu. Car la Vierge Marie est à la fois fille, épouse et mère de la divinité solaire.

Mais cette « fille » du soleil est multifonctionnelle. À ses caractères érotique, maternel, cruel, elle ajoute un autre caractère, encore plus cosmique celui-là, qui est représenté sous la forme du cobra. Car elle est la femme-serpent, la vouivre, la « serpente » Mélusine, la déesse aux serpents du Proche-Orient et de la Crète, qui se déroule en lentes reptations et qui finit par n’être plus que la spirale d’involution et d’évolution, symbole parfait de l’éternelle respiration du divin. De cette spirale serpentiforme jaillit la lumière, cette lumière solaire qui se répand en ondes courbes sur la Terre, qui l’enserre de toutes parts et qui la fait vivre. De tout temps, les Égyptiens ont associé l’or à la chaude radiance du soleil, et c’est pourquoi la serpente-femme-vache-lionne Hathor est souvent appelée « la Dorée ». Hathor la Dorée est l’expression la plus étonnante qui soit de la divinité féminine : née du soleil au moment de l’embrasement de l’univers (le big-bang), sa manifestation essentielle est la courbe éblouissante qui entoure l’astre sans lequel aucune vie ne serait possible. Que la lumière soit ! Cette parole, ou plutôt ce verbe, est l’acte magique par lequel tout commence. Le serpent se déroule, la crinière fauve de la lionne est l’émanation de la chaleur solaire, la vache nourrit de son lait toutes les créatures et la femme trône quelque part, dans une sorte de beauté convulsive sans laquelle rien ne serait.

Et c’est ainsi qu’au terme de nombreux siècles, pour ne pas dire de millénaires, au cours desquels les spéculations se sont acharnées sur ce thème, apparaît enfin l’image d’Isis, la plus connue des déesses égyptiennes. Nous ne la connaissons guère qu’à travers l’interprétation grecque, notamment par les écrits de Plutarque, mais elle n’en est pas moins la représentation idéale de cette entité divine féminine qui domine le monde. Sœur et épouse d’Osiris, le « dieu noir », elle n’est autre que Maât. Mais elle est aussi Sekhmet, représentée sous forme de chatte alanguie, mais ambiguë parce que toujours prête à bondir toutes griffes dehors. Elle est aussi Ouret-Hekaou, la « grande magicienne », et bien entendu Hathor la Dorée. Le mythe d’Osiris démembré, lentement reconstitué par Isis, en dit long sur le rôle primordial de cette divinité féminine. Désormais, le règne d’Isis s’ouvre sur le monde méditerranéen et il est peu de peuples qui n’aient connu cette Déesse des Commencements sous ses multiples noms et ses multiples fonctions, allant même jusqu’à susciter les fantasmes les plus extravagants, tel celui qui fait du nom de la ville de Paris une déformation d’un très problématique bar Isis, c’est-à-dire une « barque d’Isis ». On voit que, dans l’imaginaire collectif, cette image de la déesse mère universelle fait partie intégrante de l’inconscient humain.

 

La grande déesse
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