Il existait, depuis l’Antiquité, d’innombrables statues de déesses mères gauloises, ou plutôt gallo-romaines. Lors de la christianisation, certaines avaient été détruites en tant qu’idoles diaboliques. Mais d’autres avaient été cachées, enfouies dans la terre par des paysans qui voulaient bien adhérer à la nouvelle religion sans pour autant renoncer à leurs anciennes coutumes. Lorsque le culte marial fut officiellement instauré au Ve siècle, on imagine aisément l’émotion et la ferveur qui pouvaient saisir les fidèles lorsqu’ils redécouvraient une statue enfouie dans le sol ou cachée en quelque endroit inaccessible : les vierges mères de l’Antiquité ressemblaient tant aux nouvelles images de la Vierge à l’Enfant qu’il suffisait de prétendre à une manifestation miraculeuse de la Mère de Dieu pour décerner un brevet d’authenticité à ces trouvailles. Depuis toujours, la découverte d’une statue perdue s’entourait d’éléments merveilleux. Et, dans le cas des statues de la Vierge, ces éléments merveilleux peuvent être rangés en deux catégories.

La première concerne la découverte d’une statue grâce à l’intervention d’un animal, un bovidé dans la plupart des cas. Le scénario est précis : un bœuf s’écarte pour brouter au même endroit ou bien s’arrête obstinément sur un chemin ou dans une partie d’un champ qu’on veut labourer, ou encore s’agenouille quand on l’oblige à avancer. Il arrive parfois qu’un bœuf ou une vache se mette à meugler au pied d’un même arbre, ce qui excite la curiosité. Alors, on découvre dans un buisson ou dans la terre une statue généralement informe ou abîmée, en bois ou en pierre, que l’on déclare solennellement être une Notre-Dame mise à l’abri aux temps héroïques. « Pareilles légendes rappellent inévitablement que nous avons adoré Isis aux cornes de vache, Cybèle associée au taureau mithriaque, et le dieu cornu préceltique Kernunnos. Il est vrai qu’un mythe peut naître plusieurs fois spontanément, mais il est vrai aussi que le bovidé, dans les mythologies où il figure, est toujours associé au culte de la terre. Il tenait déjà ce rôle chez les néolithiques. Or une tradition peut se maintenir alors qu’elle n’est plus comprise. Les corridas en sont une preuve, et aussi le cortège du bœuf gras64. »

La deuxième catégorie est celle du « retour », et elle est répandue dans presque toute l’Europe. « L’image ayant été découverte dans quelque lieu désert, parfois inhabitable, voire à peine accessible, l’inventeur, qui n’est jamais un prêtre, l’a emportée chez lui. Dans la nuit, elle retourne au lieu de l’invention. Le paysan s’adresse alors au curé, qui la porte à la paroisse, mais le lendemain elle a repris sa place primitive. Le curé revient alors la quérir avec la croix et la bannière, mais elle s’enfuit de nouveau. Il faut donc lui bâtir une chapelle exactement là où elle s’est révélée65. » Il y a donc miracle, et l’endroit de l’invention devient un lieu sacré où l’on accourra en pèlerinage. Ainsi s’expliquent d’ailleurs les nombreuses appellations telles que « Notre-Dame-des-Orties », « Notre-Dame-du-Roncier », qui témoignent du lieu d’origine.

Mais le surnaturel a des limites, et l’Église s’en méfie. Non seulement elle hésite à reconnaître tel ou tel prodige remontant à des époques lointaines et qu’il est impossible de vérifier, mais elle préfère rationaliser ce genre de découvertes. C’est ainsi que bien souvent, la statue miraculeuse est dite avoir été rapportée d’Orient par un pieux personnage ou par un roi. C’est le cas au Puy-en-Velay, et dans bien d’autres sanctuaires célèbres de la chrétienté. Ou bien encore, comme à Sainte-Anne-d’Auray, on explique la découverte d’une antique statue par la présence oubliée d’une chapelle détruite que l’on affirme être chrétienne, mais qui, à l’analyse, ne peut être qu’un sanctuaire païen. Le processus de récupération, mis en avant par saint Augustin, joue à fond, d’autant plus que tout le monde y trouve son compte, population et clergé, pèlerins et marchands. Au Moyen Âge, les lieux de pèlerinage ont été des centres économiques importants au même titre que des centres d’édification religieuse, et l’on sait qu’il en est de même de nos jours.

Le Puy-en-Velay est certainement l’un des plus anciens sanctuaires que l’on connaisse en France dédié au culte marial. Une tradition locale raconte que, dans un temps lointain non précisé, une femme atteinte de fièvre aurait été invitée en songe à aller s’étendre, pour obtenir la guérison, sur un dolmen situé sur le flanc sud du mont Anis. Ayant accompli le rite demandé, elle aurait alors entendu un ange lui déclarer : « L’auguste Mère du Sauveur, entre tous les lieux du monde, s’est choisi celui-ci tout spécialement afin d’y être honorée et servie jusqu’à la fin des siècles. » Et la femme fut guérie de sa fièvre. En souvenir de ce miracle, on éleva un sanctuaire sur cet emplacement, qui, après bien des transformations et aménagements, est devenu l’admirable cathédrale romane que l’on sait, aussi célèbre pour son architecture que pour l’importance du pèlerinage qui s’y tient le 15  août de chaque année.

Toute légende est significative, mais il faut lire entre les lignes. La ville du Puy-en-Velay se trouve sur les flancs du mont Anis et portait, à l’époque gauloise, le nom d’Anicium. Anis et Anicium se réfèrent incontestablement au nom de la grande reine celtique, Anna ou Dana, ce qui veut dire qu’à cet endroit était honorée, depuis des temps immémoriaux, la Déesse des Commencements. Anicium était le centre religieux du peuple des Vellaves, mais lorsque les Romains occupèrent la région, ils établirent leur capitale un peu plus loin, à Ruessio, aujourd’hui Saint-Paulien. C’est au moment de la christianisation que ce centre se déplaça pour revenir à Anicium, qui prit alors le nom de Podium, devenu Le Puy. Il s’agit ici d’un exemple remarquable de succession de cultes, succession qui s’est effectuée sans aucun problème, comme s’il était normal que l’Anna celtique devînt la Vierge Marie, puisqu’elle représentait, surtout dans la piété populaire, la même entité divine. Et ce n’est pas sans raison que la statue qui domine actuellement le mont Anis porte le nom de Notre-Dame-de-France car, depuis Charlemagne, la plupart des souverains sont venus en cet endroit rendre hommage à la Theotokos, y comprist Saint Louis qui y apporta, dit-on, une Vierge noire qu’un émir égyptien lui aurait offerte, statue qui fut brûlée à la Révolution, en 1794, et remplacée ensuite par un groupe qui semble n’avoir guère de rapport avec l’original. Quoi qu’il en soit, cette nouvelle statue de 1844, qui contient, paraît-il, un morceau de l’ancienne, prolonge l’antique dévotion à la Mère divine dans un grand élan de ferveur jamais démenti.

Un autre lieu de pèlerinage probablement aussi ancien que Le Puy-en-Velay est Chartres, si bien remis à l’honneur depuis le célèbre poème de Charles Péguy. Il semble que l’origine du culte marial se situe ici dans la crypte de la cathédrale actuelle, où se trouvaient un puits, appelé « puits des saints Forts », et surtout une Vierge noire dite Notre-Dame-de-Sous-Terre, brûlée en 1793 et remplacée, depuis 1856, par une œuvre qui ressemble de fort loin à ce qu’on sait de l’ancienne. À la fin du Moyen Âge, en 1497 très exactement, pour éviter à la foule des fidèles de descendre dans la crypte, on mit en place une autre statue dans la nef, statue dite Notre-Dame-du-Pilier. La cathédrale, telle qu’on la voit aujourd’hui, et qui est un des chefs-d’œuvre de l’art ogival, a été précédée par deux sanctuaires successifs : une basilique du IVe  siècle, adossée au mur romain de l’oppidum, qui fut détruite par le feu en 743, et une autre, de style carolingien préroman, qui fut incendiée en 1020.

Selon une tradition locale, la crypte représenterait un ancien sanctuaire préchrétien où les druides auraient honoré la Vierge bien avant sa naissance : elle serait venue de Palestine pour les bénir et leur demander de construire un temple où elle serait toujours présente. Et l’on raconte que lorsque les premiers évangélisateurs de Chartres, saint Savinien et saint Potentien, ou leurs disciples Altin et Édoald, vinrent de Sens pour y implanter la nouvelle religion, ils découvrirent un édifice contenant une statue qui portait cette inscription : Virgini pariturae, dédicace typiquement romaine qui signifie « À la Vierge sur le point d’enfanter ». À priori, cette légende semble logique et témoigne d’une certaine réalité. Chartres, qui se nommait alors Autricum, était une sorte de forteresse-sanctuaire comme il en existe tant sur tous les territoires autrefois celtiques, et se trouvait dans le pays des Carnutes (d’où provient le nom même de Chartres). Or, on sait, grâce à Jules César, que c’est sur le domaine des Carnutes que s’étendait la grande forêt dans laquelle se réunissaient une fois l’an les druides de toute la Gaule. C’était en somme le grand sanctuaire central de tous les peuples gaulois. Dans ces conditions, pourquoi ne pas supposer que les druides aient établi en cet endroit un culte privilégié à la déesse mère ?

En fait, ce n’est pas si simple, et un problème se pose : la statue qui était l’objet de la soi-disant vénération des druides était, d’après un document de 1609, une Vierge à l’Enfant, ce qui est nettement contradictoire avec la notion de Virgo paritura, le deuxième terme étant un participe futur signifiant « sur le point d’enfanter ». Logiquement, cette statue aurait dû représenter une femme enceinte. De plus, on sait très bien que les druides ne représentaient jamais une divinité sous une forme humaine : la statue en question ne pouvait être que gallo-romaine. Il faut donc admettre que la statue brûlée en 1793 était non pas une copie, mais un faux. D’autres documents du XVIIe siècle, qui font mention de la tradition locale, précisent que la dédicace se trouvait non pas sur la statue, mais sur le socle.

Il semble bien que la légende de la Vierge gauloise ait été répandue au cours du IXe siècle par le chapitre de Chartres qui supportait assez mal la concurrence du pèlerinage du Puy-en-Velay et voulait à tout prix prouver l’antériorité d’un culte marial en pays chartrain. Ce ne serait pas le seul exemple de ce genre, et cette légende inventée servait non seulement à assurer la prospérité du clergé, mais à conforter la population dans sa ferveur envers la Mère divine. Quoi qu’il en soit, le sanctuaire de Chartres a été bâti sur un lieu sacré depuis la plus haute Antiquité, un de ces nemeton dont le territoire gaulois était si riche. Il ne s’agissait pas d’un mensonge, ni même d’une escroquerie, mais d’une simple récupération d’un thème religieux récurrent.

La tradition chartraine, populaire et cléricale à la fois, signale que la fameuse statue se trouvait dans une grotte. Cela a provoqué bien des rêveries sur les souterrains de Chartres : on a ainsi imaginé des temples secrets, des saints des saints réservés à des initiés qui en connaîtraient seuls les entrées dérobées. Le mystère excite toujours les spéculations. En fait, et sans recourir aux fantasmes les plus délirants, on peut très bien supposer qu’il a existé à l’emplacement de la cathédrale de Chartres un monument mégalithique du type dolmen à couloir. Ce ne serait pas la première fois qu’une église chrétienne aurait été bâtie sur un sanctuaire gallo-romain, lui-même érigé au-dessus d’un mégalithe. On sait que le puits qui est dans la crypte avait une ouverture carrée, ce qui indique une origine gallo-romaine. Or, le puits – ou la source – est inséparable de la grotte où est vénérée la déesse mère (et accessoirement où elle apparaît). Le fanum ne faisait que remplacer un dolmen antérieur, effondré ou détruit. Mais si on accepte cette hypothèse, elle en amène une autre : il reste toujours quelque chose de l’ancien édifice, soit qu’on se serve des matériaux, soit qu’on tienne à en garder une partie considérée comme sacrée, et il est fort possible que l’image primitive n’ait été qu’un simulacrum, autrement dit une gravure mégalithique comme il en existe tant dans les cairns, notamment dans ceux qui subsistent, non loin de Chartres, à Changé-Saint-Piat, dans la vallée de l’Eure. Car ces gravures mégalithiques présentent toujours, sous une forme symbolique, la déesse protectrice des défunts, donc une divinité féminine détentrice de la vie et de la mort. Ce serait donc cette ancienne gravure, ce pétroglyphe remontant au néolithique, qui aurait été à l’origine d’un culte féminin à Chartres avant d’être transposé sous la forme de la Vierge à l’Enfant. Et bien entendu, ce lieu sacré est guérisseur. On prétendait que Fulbert, le bâtisseur de la cathédrale, avait été guéri du mal des ardents par l’eau du puits : c’est à partir de ce moment que les malades affluèrent à Chartres dans l’espoir que la Vierge les soulagerait de leurs maux. Tout concourait à cette affluence, puisqu’on ajoutait à l’aura merveilleuse du site la présence de la « tunique de la Vierge », offerte en 861 par Charles le Chauve. Si la cathédrale de Chartres recèle des trésors artistiques, elle comporte également bien des mystères, et on ne peut nier qu’il s’agisse d’un des lieux les plus forts où se manifeste la dévotion à Notre-Dame66.

Un troisième pèlerinage marial a été célèbre au Moyen Âge, celui de Rocamadour (Lot), qui est actuellement un site touristique exceptionnel. Il s’agit de l’antique Vallis tenebrosa, la « vallée ténébreuse », un à-pic de deux cents mètres qui s’ouvre brusquement dans le Causse, avec un château fort au bord de l’abîme, un bouquet d’églises et de chapelles sur le flanc du roc et, plus bas, un village médiéval. Au fond de la vallée, l’Alzou, qui est peut-être la « rivière des aulnes », serpente dans l’emplacement d’une ancienne forêt. Non seulement on se déplaçait en foule à Rocamadour pour honorer la Vierge, mais on y envoyait de partout des gens reconnus coupables par les tribunaux ecclésiastiques, chargés de fers, pour y faire pénitence. C’est même là qu’Henry II Plantagenêt, à genoux devant son armée, dut accomplir les rites nécessaires pour expier le meurtre de Thomas Becket.

Il y a une Vierge noire à Rocamadour. C’est une statue de Vierge en majesté de la fin du XIIe siècle, noircie et assez grossièrement taillée, partiellement revêtue de lamelles d’argent, assise sur un bloc évidé en reliquaire. La tradition affirme que le publicain Zachée aurait apporté dans ce causse du Quercy une statuette sculptée par saint Luc. En fait l’origine du sanctuaire ne semble pas due à la présence d’une statue. En 1166, on découvrit à l’entrée d’une chapelle dédiée à la Vierge Marie un corps en parfait état de conservation. Pour des raisons assez obscures, le peuple y vit la dépouille d’un mystérieux saint Amadour qui aurait donné son nom à l’endroit. On ensevelit ce « saint » devant l’autel de la Vierge, et une autre légende se répandit selon laquelle Amadour aurait été l’époux de Véronique, celle qui essuya de son voile le visage du Christ. Mais au XVIe siècle, Amadour fut simplement assimilé à Zachée, ce qui permettait de faire coïncider les deux traditions. Il est inutile de préciser qu’Amadour, pas plus que Véronique et Zachée, ne figurent au calendrier de l’Église romaine.

On sait maintenant que l’ermitage de Rocamadour existait bien avant la découverte du corps du « saint ». La chapelle primitive était uniquement dédiée à la Vierge Marie, et on a conservé une cloche dite miraculeuse dont la fabrication est antérieure au VIIIe siècle. De plus, une légende populaire locale prétend qu’on faisait autrefois en cet endroit des sacrifices humains à une « Mère noire » nommée Sulevia ou Soulivia. Son sanctuaire se trouvait dans une caverne et c’est là que Zachée aurait déposé la statuette sculptée par saint Luc. On se trouve ici en pleine religion gallo-romaine. En effet, les Sulèves étaient des divinités féminines de la terre inculte et le nom de Sulevia indique clairement qu’il y avait dans cette région aride un culte à ces divinités sauvages. On raconte aussi que le village des Alysses, un peu plus loin sur les bords de l’Alzou, avait été fondé par une mystérieuse Dame qui continuait à rôder la nuit, notamment dans le lieu-dit « Combe-de-la-Dame ».

Cette mystérieuse Dame, vraisemblablement une déesse funéraire, une « reine noire », a certainement plus d’un lien avec la Vierge noire, qu’il s’agisse de Sulevia ou de toute autre divinité romaine ou celtique, protectrice des morts et gardienne des eaux sacrées. Autrefois, les années de sécheresse, les paysans d’alentour venaient chercher de l’eau à Rocamadour. Ils partaient en procession jusqu’aux sources de l’Ouysse, clergé en tête. Après de nombreuses prières, l’un des prêtres plongeait le pied de la croix processionnelle dans la source, et chacun repartait avec l’espoir que la pluie ferait bientôt son apparition. Il existe de nombreux rituels de ce genre un peu partout en France, notamment en Bretagne, rappelant que le culte marial ne peut jamais être séparé des antiques cultes des eaux : il y a toujours près du sanctuaire, ou à l’intérieur de celui-ci, un puits ou une source.

C’est encore le cas aux Sainte-Maries-de-la-Mer (Bouches-du-Rhône), l’un des plus étranges sites qui soient tant par les coutumes qui y sont attachées que par ses origines nettement mythologiques. En principe, ce n’est pas la Vierge Marie qui est ici honorée, mais les trois saintes femmes, Marie-Salomé, Marie-Jacobé et Marie-Madeleine. La légende raconte qu’après la mort du Christ, ces trois Maries, accompagnées de Lazare, auraient abordé en cet endroit et y auraient dressé un autel à la mère de Jésus, près duquel les deux premières Maries auraient fini leurs jours avec leur servante Sara la Noire. Cette légende semble une réplique de celle de Marie-Madeleine à Vézelay, qui ne remonte pas au-delà du XIe siècle, mais elle donnait autrefois un autre lieu de débarquement, Marseille. Or cette fable n’ayant pas eu d’écho dans la grande ville phocéenne et ayant abouti à l’embouchure du Rhône, elle se greffa sur des traditions locales et se développa rapidement, à tel point que le roi René, en 1448, fit pratiquer des fouilles sous l’autel de l’église : cela permit de découvrir une crypte, avec une source. L’archéologie, si primitive qu’elle fût, se trouvait en accord avec la tradition populaire.

En fait, le site des Saintes-Maries occupe l’emplacement d’une partie d’une antique ville fortifiée, priscum oppidum Râ, selon ce qu’en écrit le géographe Avienus, Ratis, selon les documents ecclésiastiques d’Arles. On serait tenté de voir dans ce nom de Râ celui du disque solaire divin tel que l’ont adoré les Égyptiens, d’autant plus que les Saintes-Maries sont devenues le lieu privilégié d’un étrange pèlerinage des Gitans. Mais il serait plus sage de se référer au mot latin ratis, qui signifie « radeau », allusion au débarquement des trois Maries, ou mieux encore au vieux mot celtique rads, « île boisée », que l’on retrouve dans le nom de la ville de Ratisbonne, la « forteresse boisée ». Quoi qu’il en soit, Râ a été une grande ville munie de fortifications sur les hauteurs pour protéger un port qui offrait, sur la route de l’ambre et de l’étain, le plus sûr et le plus rapide accès au centre de la Gaule. Qu’il y ait eu ici mélange de traditions orientales et de traditions celtiques ne pourra étonner personne.

Il ne reste de cette ville ancienne que le sommet de l’oppidum où se dresse l’église. Au nord de ce rocher, les alluvions ont rehaussé le sol et détourné les eaux. Au sud, la mer a rongé ou englouti le rivage. C’est une réalité historique et géologique, mais où plane un certain parfum de ville disparue, comme la ville bretonne d’Is. Jusqu’au XIIIe siècle, l’église porta le nom de Notre-Dame-de-Ratis ; elle devint Notre-Dame-de-la-Mer. Mais la légende des trois Maries était tellement ancrée dans les esprits que la population n’en finissait pas d’invoquer trois Maries et non une seule, à tel point que le nom de Saintes-Maries-de-la-Mer a été officialisé en 1838. Il y a donc ici une double origine : d’abord le culte de la Mère de Dieu, telle qu’elle était honorée en Orient, à Éphèse en particulier ; ensuite le culte des trois Mères gauloises si typiques de la religion gallo-romaine et dont la statuaire rend abondamment compte.

Tout cela a conduit, aux Saintes-Maries, à un culte composite dont certaines caractéristiques peuvent paraître aberrantes. Le 25  mai et le 22  octobre, on porte deux des saintes (Marie-Salomé et Marie-Jacobé) dans une barque, jusqu’à la mer. La barque est mise à flot et aspergée par les assistants, tandis que le prêtre fait le geste de bénir avec un bras-reliquaire en argent. Cela fait évidemment songer à certaines liturgies isiaques où la statue de la Déesse était promenée sur une barque, devant laquelle était brandie une main gauche ouverte. On sait aussi que les saintes étaient invoquées par les villes voisines en temps de disette, mais que c’était surtout Sara la Noire qu’on suppliait d’intervenir. Or Sara, de toute évidence, est l’héritière de la Grande Déesse orientale. Où est donc la place exacte de la Vierge Marie, la Theotokos, dans ces liturgies pour le moins ambiguës ?

L’Église romaine, fort inquiète de cette persistance un peu sulfureuse de la mystérieuse Sara, a voulu en faire une juive, épouse répudiée de Pilate, arrivée sur les lieux avec les trois Maries. Mais la tradition populaire, en accord ici avec celle des Gitans, prétend que Sara habitait l’antique cité bien avant que la barque n’y abordât. Le décryptage de cette tradition est facile : Sara représente une ancienne divinité qui était honorée en cet endroit avant l’arrivée des trois Maries. « L’église actuelle, quoique située au centre d’un terrain qui paraît exclusivement sablonneux, est en réalité bâtie sur un rocher qui a pu de tout temps servir de support à un établissement quelconque. À quelques centaines de mètres de la mer, elle renferme une source d’eau douce qui sort du rocher, presque à fleur du sol. Dans le jardin et dans diverses dépendances du presbytère, on peut voir encore des débris de colonnes et de chapiteaux sculptés, en très beau marbre, que la tradition dit avoir appartenu à un temple de Vénus […]. Nous avons remarqué un bloc de marbre très blanc […] qui pourrait bien avoir joué un rôle important et caractéristique dans l’ancien culte d’Astarté ou de quelque autre divinité antique. Il était autrefois simplement déposé dans la crypte, où les “Boumian” venaient le racler avec un couteau pour en détacher un peu de poussière qu’ils absorbaient pour se préserver de la stérilité. Il est maintenant scellé dans un pilier67. »

Au reste, le pèlerinage des Gitans n’a rien de très « catholique ». Il semble bien que les Maries ne les intéressent guère. Ils ne les prient pas. « Pendant les acclamations, lorsqu’on crie “Vivent les saintes Maries”, les “Boumian” restent muets. Il est même frappant de constater que la plupart s’obstinent à répondre par l’unique cri de “Vive sainte Sara !”. Tandis qu’au milieu du silence […] le prédicateur poursuit le panégyrique des saintes, les “Boumian” remplissent la crypte et occupent très soigneusement, en s’asseyant sur les marches, l’escalier qui en permet l’accès. N’écoutant pas un mot de ce que dit le prêtre, auquel ils tournent le dos, on sent qu’ils accomplissent un rite à eux. Les femmes, surtout semble-t-il les jeunes filles, tiennent en main, pendant un certain temps, de gros cierges allumés qu’elles passent ensuite à leurs voisines. À intervalles qui paraissent assez réguliers […] elles s’avancent […] par groupes de trois ou quatre vers le puits qui est au milieu de l’église […] et boivent très religieusement quelques gorgées d’eau. De là, elles descendent dans la crypte, en compagnie d’autant de jeunes gens qu’elles ont désignés au passage. Quel rite vont-ils accomplir68 ? »

Les chrétiens ne sont en effet pas admis dans la crypte quand les Gitans accomplissent ce rite. On sait, et seulement depuis 1912, qu’ils couvrent la statue de Sara de lambeaux d’étoffes et qu’ils laissent devant elle des haillons pendus sur des ficelles. Cela ressemble bien à certains usages populaires dans les campagnes françaises, où l’on voit des fragments de vêtements, et même des vêtements entiers, disposés en des lieux sacrés dans le but d’obtenir une guérison ou la réussite de quelque projet69. Et il faut remarquer que la statue de Sara demeure perpétuellement dans la crypte. C’est seulement en 1935 que les Gitans ont été autorisés par l’Église à la porter en procession pendant la fête de mai. Encore se bornèrent-ils à la plonger dans la mer et à la redescendre dans la crypte. On ne peut manquer de penser au rituel de certains Indiens du cap Comorin, qui sont certainement de même origine que les Gitans : ils font de même avec la statue de la déesse Dourgâ, autrement dit de Kâli la Noire. Le sanctuaire des Saintes-Maries-de-la-Mer garde vraiment tout son mystère.

Il est tout aussi étonnant de constater que si les Maries sont arrivées à trois, elles ne sont plus honorées qu’au nombre de deux, Sara n’étant pas une Marie. La troisième, Marie-Madeleine, a suivi son propre itinéraire et s’en est allée finir ses jours dans le recueillement et la méditation dans une grotte de la montagne de la Sainte-Baume, emplacement qui, s’il n’est pas historique, est néanmoins devenu un sanctuaire dédié à cette « pécheresse repentie » qu’est la mystérieuse Marie de Magdala. La doctrine officielle romaine a eu bien du mal à admettre ce personnage et a largement œuvré pour la camoufler, sinon pour l’occulter complètement. Qui était-elle exactement ? Nul ne le sait, mais, selon toute probabilité, c’était une ancienne grande prêtresse d’un culte de la Déesse, devenue l’une des premières disciples de Jésus, qui, en raison de sa fortune, a fourni un soutien matériel à son action. Ce n’est certes pas par hasard si les Évangiles font de cette Marie de Magdala le premier témoin de la résurrection du Christ, et quoi qu’il en soit, elle demeure l’un des personnages essentiels de la vie publique de Jésus. C’est pour cette raison qu’on a lancé diverses hypothèses sur son compte, notamment celle qui en ferait la concubine, sinon l’épouse de Jésus. Quelle que soit l’énormité de cette hypothèse au regard des chrétiens orthodoxes, la chose n’a rien d’impossible et n’est pas invraisemblable. Comment expliquer autrement le culte voué dans toute la chrétienté à cette Marie de Magdala ? Le fait qu’elle soit « repentie » n’est pas une cause suffisante et il faut bien reconnaître que le personnage recouvre à lui tout seul une des images de la Déesse des Commencements, autrement dit la Prostituée sacrée telle qu’on pouvait la rencontrer dans les temples du Proche-Orient, à Éphèse en particulier, mais également dans la ville de Magdala, grand centre d’un culte de la femme divine. L’inconscient collectif a reconnu en elle cette image de la Vierge prostituée et, dans un cadre strictement chrétien, elle est devenue « sainte » Madeleine. Comment justifier autrement cette magnifique basilique romane de Vézelay (Yonne) qui restera l’un des chefs-d’œuvre de l’architecture sacrée ? Comment expliquer l’acharnement de l’abbé Saunière, à Rennes-le-Château (Aude), lequel a restauré son église de façon à la mettre partout à la place de la Vierge Marie, et qui a fait construire une villa « Béthanie » et une tour « Magdala » dans le but d’y constituer une bibliothèque ? Et cela sans parler de cette horrible église parisienne du XVIIIe siècle qu’on appelle couramment « la Madeleine ». Il fallait bien que la Magdaléenne exerçât un réel pouvoir sur l’imaginaire chrétien populaire pour qu’on honorât ainsi une femme que la tradition officielle considère comme une dévoyée, certes remise dans le bon chemin, mais cependant entachée de tous les vices – en l’occurrence de ce que la Bible appelle la prostitution, en fait le culte d’une divinité féminine70.

De toute évidence, c’est parce que la Magdaléenne correspondait à une certaine image de la Déesse des Commencements qu’on l’a ainsi exaltée. À la pureté absolue de Marie, mère de Jésus, s’ajoute, dans une certaine mesure, l’ambiguïté de Marie de Magdala, dont on n’a pas oublié qu’elle était avant tout une femme avec toutes les faiblesses qui lui sont attachées et toute la sensualité, même réfrénée, qu’on lui prête. Mais à l’opposé de cette image, on ne peut passer sous silence un autre visage de cette Déesse des Commencements, celle de la mystérieuse Anne, la mère de Marie. Alors apparaît le culte de la Grand-Mère, de la « Vieille », c’est-à-dire de celle qui a toujours existé, même avant la création. Et jamais plus qu’à Sainte-Anne-d’Auray, ce culte de la « bonne grand-mère » n’a été mieux mis en valeur.

Jusqu’au XVIIe siècle, le site de Sainte-Anne-d’Auray, aujourd’hui commune et paroisse du Morbihan, n’était qu’un modeste hameau de la paroisse de Pluneret portant l’appellation de Keranna. Pour comprendre la célébrité du sanctuaire actuel, il faut remonter à l’époque où le roi Louis XIII règne sur la France – et par contrecoup sur la Bretagne, pays uni à la France sous la même couronne. Depuis les guerres de Religion et les troubles de la Ligue, particulièrement violents dans le sud de la Bretagne, la Contre-Réforme catholique n’a ménagé aucun effort pour s’implanter et gagner les populations à sa cause. Zélés missionnaires et « curés de choc » sillonnent les campagnes pour tenter de récupérer au nom du vrai Dieu – celui défini une fois pour toutes par Rome – des territoires qui n’étaient pas tellement contaminés par la Réforme, mais plutôt par un retour à un certain paganisme. C’est dans ce cadre que se situent les événements de 1624.

Yves Nicolazic, un modeste paysan de Keranna, un soir qu’il s’attarde à travailler dans son champ du Bocenno, voit apparaître une belle dame blanche tenant un cierge allumé. Il se demande s’il n’a pas rêvé71 et se garde bien de parler de cette vision à quiconque. Mais l’apparition se manifeste plusieurs soirs de suite à la tombée de la nuit. Nicolazic, qui est très pieux, et qui a bien écouté les sermons des missionnaires, craint d’être en butte aux ruses du démon. Or, le soir du 25  juillet 1624, la « dame blanche » lui parle : « Ne crains rien. Je suis Anne, mère de Marie. Dis à ton recteur que dans la pièce de terre appelée Bocenno, il y a eu, avant qu’aucun village ne fût bâti, une chapelle qui me fut dédiée, la première de tout le pays. Elle a été détruite il y a 924  ans et six mois. Je désire qu’elle soit reconstruite et que tu en prennes soin, parce que Dieu veut que je sois honorée en ce lieu. » On remarquera au passage la prétention de l’apparition à être honorée, et aussi la précision donnée quant à la destruction de la soi-disant chapelle.

Mais Nicolazic ne semble guère avoir confiance dans son recteur. Peut-être, après tout, celui-ci savait-il à quoi s’en tenir sur son compte. Toujours est-il que le « voyant » va trouver un capucin d’Auray et lui raconte toute l’affaire. Le capucin le prend pour un fou. Rentré chez lui, Nicolazic décide d’en avoir le cœur net : il emmène son beau-frère sur les lieux de l’apparition afin d’avoir un témoin. Mais rien ne se passe, ni ce soir-là, ni pendant de nombreux mois. Or, le vendredi 7 mars de l’année 1625, Nicolazic, qui s’était endormi comme à l’habitude, est réveillé par un bruit particulier et une vive lumière. Il suit cette lumière jusqu’au champ du Bocenno et, là, la lumière disparaît dans le sol. Aidé par son beau-frère et quelques voisins mobilisés pour la circonstance, il creuse la terre en cet endroit et découvre une statue en bois, d’un travail grossier, et tellement rongée qu’il est bien difficile d’y reconnaître des formes féminines. Néanmoins, il déclare que c’est la statue de sainte Anne.

On crie évidemment au miracle. Les capucins d’Auray viennent s’informer et sont tenaillés par le doute. Par la suite, après d’interminables colloques, ces mêmes capucins dateront, on ne sait sur quels critères, la statue de l’an  701. On admirera la précision. Et la nouvelle de cette découverte se répand aux alentours. On accourt voir la statue et on lui rend un culte quelque peu rudimentaire. Cela n’est guère du goût du clergé, qu’il soit séculier ou régulier. Plainte est déposée auprès de l’évêque de Vannes, Mgr de  Rosmadeuc. Celui-ci fait procéder à une enquête serrée dont les tenants et aboutissants n’ont jamais été rendus publics. Et, finalement, ne pouvant arrêter l’élan de ferveur populaire qui se propage, l’évêque donne officiellement raison à Yves Nicolazic, reconnaissant de ce fait la réalité des apparitions et l’identification de la statue de sainte Anne.

Rien n’est pourtant plus douteux. La statue, jugée informe et grossière par les capucins d’Auray, lesquels en l’occurrence semblent bien avoir été les manipulateurs de l’opération, fut retaillée par eux de façon à donner l’impression d’une figuration chrétienne. On peut alors se demander s’il ne s’agissait pas tout simplement d’une Vénus ou d’une statue gallo-romaine comme on en a tant retrouvé sur le territoire breton et partout en France. Mais le fait est certain : les capucins d’Auray ont retaillé la statue avant qu’elle ne fût officiellement déclarée représenter sainte Anne, mère de la Vierge Marie. Il est évidemment impossible de vérifier quoi que ce soit à ce sujet, puisque cette statue a été brûlée pendant la Révolution et qu’il n’en subsiste qu’un fragment infime qui a été encastrée dans la statue actuelle.

Il y a autre chose à considérer : le nom du village, Keranna. Cela incitait bien sûr à penser qu’une statue retrouvée à cet endroit ne pouvait être qu’une représentation de sainte Anne. D’après les paroles prononcées par la dame blanche, selon Nicolazic, il aurait existé en cet endroit, au VIIIe siècle, une chapelle dédiée à sainte Anne. Pourquoi pas ? Quelques années avant la découverte de Nicolazic, il y avait eu une autre découverte de ce genre à Commana (Finistère) : on avait extrait du sol non seulement une statuette, également informe, mais aussi une auge de pierre. Et le nom de Commana (« auge » ou « creux » d’Anne) prédisposait évidemment à voir une statue de sainte Anne. Pourquoi n’en aurait-il pas été de même à Keranna ?

Ce qui est surprenant dans tout cela, c’est que le culte de sainte Anne, dont les Évangiles canoniques ne disent rien et ne citent même pas le nom, ne s’est développé en Occident qu’à partir du XIVe siècle. On est obligé de mettre en doute l’existence d’un sanctuaire dédié à sainte Anne et d’une statue la représentant en l’an  701. Ce n’est qu’en 1382 que, sous cette appellation de « sainte Anne », la mère de Marie fit son entrée dans le calendrier officiel romain, et sa fête liturgique le 26  juillet ne fut instaurée qu’en 1584. Ce sont des faits et non des hypothèses. Alors, quelle est donc cette mystérieuse dame blanche qui est apparue à Yves Nicolazic et qui prétendait être sainte Anne ?

Quelle que soit l’authenticité de la vision de Nicolazic, il faut bien reconnaître que le thème de la « dame blanche » se réfère aux plus lointaines mythologies et qu’il est repérable un peu partout dans les traditions populaires locales de l’Europe occidentale. Mais, en Bretagne, comme dans tous les pays celtiques, il prend une coloration très particulière, due au fait qu’il existe, dans la tradition celtique, un personnage de divinité mère qui porte le nom d’Anna, ou Ana, ou Dana et même Dôn au pays de Galles. Dans ces conditions, on peut logiquement supposer qu’à l’emplacement de Keranna (et, partant, de Commana), il existait un sanctuaire gallo-romain dédié à cette Déesse des Commencements. Le fait n’a rien d’impossible, car le champ du Bocenno était situé juste à proximité de la voie romaine d’Angers-Nantes à Quimper. Or, on sait que les sanctuaires de cette époque étaient toujours édifiés auprès des voies de communication.

Ce n’est pas seulement une vague homophonie qui provoque cette assimilation de la « sainte » Anne, parfaitement hypothétique, du christianisme avec l’antique Anna des Celtes. On trouve en effet dans les généalogies galloises – qui appartiennent à la même tradition originelle que celle des Bretons armoricains – de très curieux renseignements sur ce point. Comme partout, les personnages historiques ont voulu faire remonter leur famille à des personnages mythologiques ou divins, voire à des saints dans le cadre chrétien. L’une de ces généalogies, qui figure dans un manuscrit du Xe siècle, donne comme ancêtre à un certain Owen, chef d’une partie du pays de Galles, Aballac map Amalech qui fuit Beli magni filius, et Anna mater eius, quam dicunt esse consobrinam Mariae Virginis, matris domini Jessu Christi, ce qui veut dire : « Aballac, fils d’Amalech qui fut le grand fils de Beli, et Anna, qu’on dit être cousine [ou grand-mère, le terme latin médiéval consobrina ayant les deux sens] de la Vierge Marie, mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Et ce n’est pas un exemple isolé, car on retrouve dans la généalogie d’un certain Morcant toute une lignée qui remonte à Aballach map Beli et Anna, autrement dit « Aballach [nom gallois de l’île d’Avalon] fils de Beli et d’Anna ». Et quand on sait que Beli, l’ancêtre mythique des Bretons, n’est autre que le dieu de lumière des anciens Celtes, celui qui est souvent appelé Belenos, le « brillant », on ne peut manquer d’être assez étonné. Une conclusion s’impose : dans la tradition brittonique (c’est-à-dire bretonne armoricaine et galloise), celle qui est devenue ensuite « sainte » Anne était non seulement la grand-mère de Jésus, mais l’ancêtre des Bretons. Et celle-ci ne pouvait être que la Dana irlandaise, mère de tous les dieux, ou la Dôn galloise, dont les enfants occupent une grande place dans la tradition mythologique, ou encore, si l’on va plus loin, l’Anna Parenna des Romains ou l’Anna Pourna des Indiens, cristallisation de tous les concepts concernant la Mère pourvoyeuse, la Déesse des Commencements qui donne la vie et nourrit ceux qui sont issus de son sein.

Que reste-t-il de cette notion archaïque dans le « ce qui va de soi » observé actuellement à Sainte-Anne-d’Auray ? Assurément, beaucoup de choses, mais dans le domaine de l’inconscient. La piété populaire se moque des analyses subtiles. Cette piété est vécue dans un quotidien que nul ne songerait à nier. La plupart des familles bretonnes, en cette fin de XXe siècle, ont une statue de la bonne sainte Anne dans leur maison, même si certains membres de ces familles se permettent des attitudes frôlant le scepticisme. Comme les Irlandais qui considèrent sainte Brigitte, la mystérieuse Brigit de Kildare, elle aussi mère des dieux d’Irlande sous ses diverses appellations, les Bretons savent que leur protectrice et leur mère ne peut être que sainte Anne. Par-delà le temps et l’espace, par-delà les vicissitudes des religions, la croyance en la Mère divine s’est maintenue. Elle prend ici le visage de cette « bonne » grand-mère, celle que chacun garde au fond de lui-même dans son jardin secret. Mais on n’oublie pas qu’elle est également la mère des Anaons, c’est-à-dire les Trépassés. Déesse des morts comme des vivants, Anne ne pouvait mieux représenter la sourde angoisse qui tord les entrailles de l’humanité en quête de son identité.

Ce caractère funéraire évoque évidemment les représentations de la Déesse tutélaire sur les supports des cairns mégalithiques, celle qu’on appelle parfois l’idole en forme d’écusson, ou encore celle qui est stylisée en tête de chouette, veillant perpétuellement dans l’obscurité des tertres. Mais ce concept n’appartient pas seulement à un lointain passé, il est parfaitement contemporain. Sur le versant occidental de la forêt de Réno, à La Chapelle-Montligeon (Orne), se dresse une immense église bâtie au début de ce siècle en forme de cathédrale gothique. Cette église, une basilique d’ailleurs, est le siège d’une « œuvre expiatoire » dont les membres s’engagent à prier pour les âmes les plus délaissées du purgatoire, ces âmes anonymes qui somnolent en un lieu imprécis que les épopées mythologiques décrivent avec tant de pittoresque. La fondation de cette œuvre est due à un prêtre percheron qui mena une vie pieuse et exemplaire, l’abbé Guguet. Et celui-ci a laissé une curieuse relation des circonstances qui l’ont amené à se consacrer à cet amour désintéressé des autres. Voici ce qu’il raconte : « Depuis longtemps, j’aimais à célébrer la messe, le lundi, pour l’âme la plus délaissée du purgatoire […]. En mai 1884, une personne que je ne connaissais pas vint me demander de célébrer une messe à ses intentions. Son visage indiquait qu’elle était d’un âge d’environ cinquante ans ; elle était alors vêtue modestement, portant le costume d’une femme du peuple ; son air inspirait respect et confiance. Huit jours après, à cette messe que je célébrais selon sa demande et selon ses intentions à huit heures et au jour indiqué, je fus surpris de la voir au bas de l’église, vêtue d’une robe bleu ciel et la tête couverte d’un long voile blanc, descendant jusqu’à la ceinture. Qui était-ce ? Je ne l’ai jamais su et personne n’a pu me renseigner à ce sujet. Longtemps elle pria devant l’autel de la Sainte Vierge. À midi, comment et par quel endroit a-t-elle disparu ? Je l’ignore et, quoique sa présence eût à ce point éveillé l’attention que les personnes du bourg venaient pendant cette matinée à l’église pour la voir, personne n’a pu connaître par où elle avait dirigé ses pas72. » Étrange histoire qui suscite bien des interrogations.

Car cet événement a eu des témoins, et tous ces témoins s’accordent pour affirmer qu’on n’a jamais su par où était partie la mystérieuse femme. Quand on connaît la curiosité des villageois concernant tout étranger, on est en droit de douter de l’existence réelle, charnelle, de cette femme au voile blanc. Alors, hallucination collective ou manifestation d’une entité qui a voulu apparaître quelque temps pour attirer l’attention des humains sur le sort des âmes endormies en quelque ville oubliée, ces âmes qui attendent désespérément un geste d’amour pour reprendre leur course sur les chemins de l’autre monde ? Tout est possible, et se dresse maintenant, à flanc de coteau, cette basilique dédiée à Notre-Dame-de-Montligeon, la Vierge qui intercède auprès de son divin Fils pour abréger les souffrances des âmes en peine.

Il est certain que de nombreux sanctuaires ont été bâtis après qu’un événement merveilleux se fut produit, non seulement la découverte d’une statue enfouie dans le sol ou sous un buisson, mais également l’apparition d’une « dame blanche » prétendant être la Vierge Marie. C’est ce qui s’est passé à Paris, dans la chapelle des Filles de la Charité de la rue du Bac, en 1830. Une religieuse, Catherine Labouré, qui avait déjà eu la vision du cœur de saint Vincent de Paul volant au-dessus du coffre renfermant la précieuse dépouille, puis la vision du Sacré Cœur de Jésus, fut réveillée, une nuit, par un jeune enfant d’une beauté ravissante. C’est du moins ce qu’elle raconta. L’enfant l’aurait alors invitée à aller dans la chapelle où la Vierge lui serait apparue, vêtue d’une robe blanche, la tête couverte d’un voile bleu. La Vierge lui aurait alors prédit les malheurs qui allaient fondre sur la France, en particulier la chute de la royauté et une grande vague d’anticléricalisme, puis l’aurait engagée à venir prier devant cet autel. Au cours d’une autre vision, en décembre de la même année, la Vierge serait apparue vêtue d’une robe montante de soie blanche, avec un voile blanc sur la tête, les pieds reposant sur la moitié d’un globe et foulant un serpent verdâtre. La Vierge aurait étendu les bras et les mains, celles-ci portant des anneaux couverts de pierreries qui jetaient des rayons vers le sol. La Vierge aurait alors expliqué que ces rayons étaient les grâces qu’elle voulait répandre sur ceux qui viendraient en cet endroit les lui demander. Enfin, comme apparaissait une inscription derrière l’autel, avec ces mots : « Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous », la Vierge lui aurait demandé de faire frapper une médaille sur ce qu’elle voyait, médaille qui serait bénéfique à tous ceux qui la porteraient.

Ces apparitions et les paroles prononcées rue du Bac n’ont jamais été reconnues officiellement par l’Église, mais en 1836, l’archevêque de Paris, Mgr de Quelen, ordonna une enquête à propos de la médaille, au terme de laquelle il en autorisa la frappe. Depuis lors, cette médaille dite miraculeuse s’est répandue à travers le monde entier et la dévotion à la Vierge Marie dans cette chapelle n’a jamais cessé, faisant de ce sanctuaire l’un des plus fréquentés de Paris. Ici, c’est la Vierge compatissante et dispensatrice de grâces qui est suppliée, en tant que médiatrice. On a oublié quelque peu l’aspect patriotique français et la connotation monarchiste du discours prêté à la dame blanche pour ne plus retenir que son indulgence maternelle envers l’ensemble de l’humanité. Et il faut remarquer que cette affirmation de l’Immaculée Conception de Marie s’est faite quelques années avant la promulgation du dogme. Il est vrai que cette notion était discutée depuis fort longtemps dans les conciles et qu’elle se trouvait nécessairement dans l’air du temps.

On retrouve cette connotation monarchiste dans les apparitions de La Salette (Isère), où s’est manifestée une autre image de la Vierge Marie, celle qui verse des larmes sur l’iniquité et le peu de ferveur des humains, leur reprochant même de travailler le dimanche et dénonçant vigoureusement l’attitude de certains ecclésiastiques tout prêts à tomber dans le christianisme social et à se faire les complices des diaboliques démocrates. Tout cela sent la fabrication. Les apparitions ont soi-disant eu lieu en automne 1846, et les deux voyants étaient des bergers, Mélanie Calvat et Maximin Giraud. La première a fini sa vie, atteinte de démence mystique, le garçon est devenu alcoolique. Il avait d’ailleurs avoué au saint curé d’Ars qu’il n’avait jamais vu la Vierge. En fait, on sait maintenant que ce n’était qu’une mise en scène fomentée par une ancienne religieuse nostalgique de l’Ancien Régime. Cela n’empêche nullement La Salette d’être devenu un important sanctuaire et un lieu de pèlerinage très fréquenté. Pourtant, à la lecture des prétendus secrets révélés par la Vierge aux deux enfants, le pape Pie IX avait haussé les épaules et dit que tout cela n’était qu’un monceau de stupidités. Quant aux écrits qu’on a attribués aux deux « voyants », ils ne sont qu’une variante d’une « lettre de Jésus » qui circulait dans toute l’Europe depuis le Moyen Âge. À La Salette, ce n’est pas l’image de la Vierge de miséricorde qui domine, mais celle d’une hautaine vengeresse. Après tout, c’est peut-être un des aspects de la Déesse des Commencements, puisqu’elle représente une totalité.

L’Église romaine se méfie pourtant des « apparitions », et en général de tout ce qui est « merveilleux ». C’est la tradition populaire qui s’empare de certains événements demeurés inexplicables et qui les interprète à sa façon, y incorporant des éléments hétéroclites surgis parfois du plus lointain passé épique et mythologique. On sait que la cathédrale Notre-Dame de Paris est un haut lieu marial, mais on ajoute qu’elle a été bâtie à l’emplacement d’un temple gallo-romain. On va même jusqu’à prétendre qu’il s’agissait d’un temple d’Isis en partant d’une étymologie aberrante de Paris, bar-Isis, c’est-à-dire « barque d’Isis ». On oublie que le nom de Paris est celui du peuple qui habitait cette région, tandis que le lieu même s’appelait Lutèce, nom sous lequel se dissimule mal le dieu Lug de la mythologie celtique. Mais cet appel au merveilleux légendaire à propos de Notre-Dame de Paris réserve bien des surprises.

En effet, « il existe une pieuse légende sur la fondation de la première église sur l’emplacement de laquelle a été élevée Notre-Dame. En l’an  464, Artus [Arthur], roi de la Grande-Bretagne, vint en Gaule, où il fit de grands ravages. La Gaule était alors gouvernée par le tribun Flollo qui représentait l’empereur Léon. Le tribun, s’étant retiré dans Paris, s’y fortifia. Artus le défia en combat singulier […]. Une rencontre eut lieu sur la pointe orientale de la Cité, à la lance et à la hache ; Artus blessé tout d’abord à la tête, et aveuglé par le sang, implora la Sainte Vierge Marie, qui apparut tout à coup devant tous, et le couvrit de l’envers de son manteau, qui paraissait être formé d’hermine. Flollo, stupéfait de ce miracle, perdit la vue et Artus le tua. En mémoire de la vision miraculeuse, Artus prit pour armes les hermines, qui sont demeurées ensuite aux rois et aux princes de Bretagne. Il voulut aussi perpétuer le souvenir de son triomphe, et devant le lieu même du combat, il fit élever une chapelle à la Vierge73 ». Il faut préciser que les hermines, avant d’être bretonnes, étaient les armes du prince capétien Pierre Mauclerc, époux de la duchesse Alix de Bretagne au XIIIe siècle, et que c’est depuis cette époque qu’elles ont été adoptées par les Bretons. Quant au soi-disant roi Arthur, il n’est jamais venu en Gaule, encore moins à Paris. Tout cela sort d’un passage de l’Historia regum Britanniae, écrite en 1135 par Geoffroy de Monmouth, avec une confusion : au cours de la bataille du mont Badon contre les Saxons, Arthur porte l’image de la Vierge Marie sur ses épaules et obtient la victoire. Mais il n’est nullement question d’une apparition. C’est une simple tradition, vraisemblablement d’origine cléricale, à l’époque où les romans arthuriens connaissaient un vif succès dans toute l’Europe. C’était ainsi donner des lettres de noblesse supplémentaires à Notre-Dame de Paris qui, il faut bien le dire, n’en avait nul besoin, se suffisant amplement à elle-même.

Les légendes sont presque aussi nombreuses que les lieux de culte. À Josselin (Morbihan), on raconte que la statue fut trouvée dans les ronces, auprès d’une fontaine, et qu’elle y retournait toutes les nuits après avoir été placée en lieu sûr. C’est pourquoi on la vénère sous le nom de Notre-Dame-du-Roncier dans la magnifique basilique flamboyante qui se dresse près du non moins superbe château des Rohan, en un lieu très fréquenté le jour du pèlerinage, le 8 septembre. À Boulogne-sur-Mer, la statue serait arrivée sur une barque et la Vierge serait apparue aux habitants pour leur demander d’en prendre soin. Mais, au début de la Seconde Guerre mondiale, la statue ayant été mise en lieu sûr, il s’est déroulé un curieux pèlerinage où c’est la statue qui pérégrinait et non les fidèles : devenue Notre-Dame-du-Retour, la Vierge de Boulogne accomplit de longs périples avant de regagner son sanctuaire initial du Pas-de-Calais. Quant à Notre-Dame-de-Liesse, non loin de Laon (Aisne), on lui prête la libération de trois croisés captifs des musulmans en Terre sainte et la conversion d’une princesse « sarrasine ». La légende de Notre-Dame-de-Liesse était si répandue au Moyen Âge qu’on a fait des copies de sa statue un peu partout en France, notamment à Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne) où elle a été placée dans une chapelle située presque au-dessus de la rivière.

Le sanctuaire marial le plus connu de toute la France, qui est l’un des plus fréquentés de toute la chrétienté, est indubitablement Lourdes. Là, la légende s’estompe face à des phénomènes que nul sceptique ne peut rejeter. Il n’est pas possible de douter un seul instant de la réalité des apparitions à Bernadette Soubirous. Elle a vu quelque chose et, sur les conseils de ce qu’elle a vu, elle a fait jaillir une source à l’entrée d’une grotte. Ce qui est plus discutable, c’est l’interprétation cléricale qui a été donnée ensuite à la vision de Bernadette, et surtout la référence à l’Immaculée Conception, dont le dogme venait d’être officialisé quelques années auparavant. Bien sûr, on peut faire référence à la tradition pyrénéenne concernant des « dames blanches » qui apparaissent régulièrement dans des grottes, sur le bord des torrents et des rivières, mais il n’empêche que le culte de Notre-Dame-de-Lourdes a dépassé de loin toutes les autres dévotions à la Vierge Marie et que des « miracles », c’est-à-dire des « choses merveilleuses » et donc inexplicables, se sont produits dans ce sanctuaire qui, s’il n’est pas divin, est néanmoins chargé d’une telle aura que tout y est possible.

Mais Lourdes, en dehors de toute conviction religieuse, et surtout de tout jugement esthétique qui, vu le mauvais goût déployé, serait franchement défavorable, est un de ces hauts lieux où souffle l’Esprit. Et l’image de Notre-Dame-de-Lourdes a fait le tour du monde, imprégnant les consciences, marquant à jamais l’imaginaire des peuples. C’est un fait indéniable : Notre-Dame-de-Lourdes est la représentation que le XXe siècle se fait de la Déesse des Commencements, et il serait bien difficile, à l’heure actuelle, de lui substituer une autre forme, un autre visage, une autre attitude.

Lourdes, c’est le grandiose, c’est la foule, c’est l’espoir d’une guérison miraculeuse, c’est une immense liturgie répercutée entre les flancs de la montagne sur les rives du Gave. Mais ne parler que de Lourdes, c’est ignorer le reste, ces sanctuaires demeurés plus modestes et qui pourtant ne sont pas moins révélateurs de cette foi profonde en Notre-Dame de toujours. Lourdes a éclipsé Garaison et Bétharram qui sont à proximité, dans le même diocèse, et bien antérieurs. Lourdes a éclipsé Notre-Dame-d’Ay (Ardèche) en plein cœur du Vivarais, sur une étrange faille de l’écorce terrestre, lieu privilégié qui, au Moyen Âge, était le rendez-vous de tous les pèlerins sollicitant la guérison de leurs maladies. Et combien de fervents zélateurs de la Bonne Mère sont-ils venus à Sion-Vaudémont (Meurthe-et-Moselle), cette « colline inspirée » si chère à Maurice Barrès ? Il est vrai que Barriès, excité par son bouillant patriotisme revanchard, avait oublié que là où s’élève maintenant la statue de Notre-Dame-de-Sion, s’étendait un sanctuaire dédié à la déesse gauloise Rosmertha, la « Pourvoyeuse », en qui l’on ne peut que reconnaître la Déesse des Commencements, un autre visage d’Anna-Dana, celle qui était à l’origine de toute chose. Et combien de pèlerins sont-ils allés à Avioth (Meuse) pour prier la Vierge dont une statue, que la tradition prétendait sculptée par les anges, avait été retrouvée dans un buisson d’aubépine ? Ils ne savaient peut-être pas que, traditionnellement, les buissons d’aubépine sont les demeures des fées, et que les fées ne sont pas autre chose que l’image folklorisée de cette Mère divine dont ils recherchaient la tendresse. Quant à Notre-Dame-de-Pontmain, perdue dans la campagne mancelle, aux frontières de la Bretagne, elle est messagère de paix, étant apparue, nous dit-on, en 1871, pour signifier à des enfants que la désastreuse guerre contre les Prussiens allait s’achever.

Et il y a bien d’autres sanctuaires, dispersés à travers toute la France, les uns connus, les autres ignorés ou oubliés. Au Folgoët (Finistère), Notre-Dame veille sur le sommeil du « fou du bois » (Fol-Goët), c’est-à-dire Salaün, un pauvre vagabond qui ne savait que prononcer quelques paroles à la Vierge et qui vécut là dans cet amour insensé. On y a bâti l’un des plus beaux édifices flamboyants de toute la Bretagne. À l’autre bout de la France, à Tursac (Dordogne), la statue actuelle de Notre-Dame a pris la suite d’une représentation d’une déesse mère gauloise, auprès d’une source et d’un dolmen. À Douvres (Calvados), Notre-Dame-de-la-Délivrande, située sur la frontière séparant les territoires de deux anciens peuples gaulois, protège les marins et les captifs et redonne la vie aux enfants mort-nés pour qu’on puisse les baptiser. À Noves (Bouches-du-Rhône), où l’on a retrouvé la terrifiante statue gauloise représentant un monstre androphage, une statue de Vierge noire provient d’une colline où se trouvait autrefois un temple dédié à Hécate, la sinistre déesse des carrefours, celle qui égare ou qui dirige, selon le destin fixé par ce qui est au-dessus des dieux, cette mystérieuse énergie qui anime l’univers.

Cette énergie, on peut la ressentir dans certains lieux qui ne sont guère célèbres. Ainsi en est-il de Querrien (Côtes-d’Armor), un petit village situé dans des zones inconnues des monts du Méné. Il s’agit d’une fondation irlandaise en pleine péninsule armoricaine. En 610, le moine saint Gal, compagnon de saint Colomban, et qui a laissé son nom à la célèbre abbaye de Suisse alémanique, construisit un oratoire en cet endroit désolé. La légende locale rapporte qu’il fit jaillir une source qu’on peut voir de nos jours. L’oratoire était, semble-t-il, dédié à la Vierge, que saint Gal avait en grande vénération. Mais le temps passa et l’oratoire tomba en ruine. Pourtant, le culte de la Vierge Marie était resté très fervent dans le pays et, en 1652, le 15  août, une petite paysanne de douze ans, Jeanne Courtel, qui était sourde et muette, vit la Vierge lui apparaître : aussitôt, elle se mit à entendre et à parler. La Mère de Dieu lui aurait dit de faire construire un sanctuaire à cet emplacement, ce qui fut fait quatre ans plus tard. L’édifice, très simple, contient deux beaux retables dans les chapelles latérales, où l’on peut remarquer un magnifique groupe constitué par sainte Anne et la Vierge datant de la fin du XVIIe siècle. Cette représentation est tout à fait originale et tranche sur les clichés qui accompagnent d’ordinaire la figuration de sainte Anne. Il y a également une Vierge à l’Enfant, sous le nom de Notre-Dame-de-Toute-Aide.

Ce nom suscite un commentaire : c’est le même qui désigne à Rumengol (Finistère) une statue vénérée de la Vierge qu’on implore pour la guérison de toutes les maladies, à l’image de la Mère divine qui veille sur ses enfants et les garde du mal. Il faut noter que cette appellation se retrouve aussi à Rumengol (Morbihan) et qu’elle peut être traduite du breton en français par « remède à tout ». Or, c’est un des noms qu’on donne en breton au gui, lequel, si l’on en croit ce que raconte Pline l’Ancien, était utilisé par les druides pour fabriquer une potion qualifiée de panacée. Ce sont là de curieuses coïncidences, mais il est évident que Querrien est un de ces lieux sacrés très discrets où la Theotokos, quelle que soit son appellation, est honorée de façon permanente par une population qui n’a rien oublié des grandes traditions de la Déesse des Commencements. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : combien de modestes chapelles sont ainsi les reposoirs de cette mystérieuse Miriâm-Marie, la Vierge d’entre les Vierges, la Mère divine en qui résident toute grâce, toute beauté, tout amour, toute compassion. Les moindres édifices religieux du temps passé, disséminés à travers les campagnes, recèlent non seulement des trésors d’architecture trop souvent ignorés, mais également l’extraordinaire éclat de celle que les litanies appellent l’« Étoile de la Mer », la « Reine des Anges » ou la « Consolatrice des Affligés ». Le culte de Marie, mère de Jésus, image incarnée de la Déesse des Commencements, n’est pas près de s’éteindre, et la lumière qu’elle dispense inonde jusqu’aux moindres recoins des zones ténébreuses de l’inconscient.

Qu’est donc cette Déesse des Commencements, qui est également la Déesse des Crépuscules ? Seuls les mystiques et les poètes ont dû, sinon la comprendre, du moins l’appréhender dans son immensité. Les êtres humains n’ont jamais oublié le traumatisme de leur naissance, ni la souffrance du sevrage. Ils recherchent tous leur mère sous des noms et des aspects parfois fort divers. Mais c’est toujours la même, l’éternel féminin qui est le devenir de l’homme. C’est ainsi que Nerval s’écriait au milieu de son délire : « Je reportai ma pensée à l’éternelle Isis, la mère et l’épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens » (Aurélia, II, 6). On ne pourrait mieux dire l’universalité de la Vierge des Vierges. Et chacun d’entre nous peut prendre en compte cette vision de Gérard de Nerval : « Il me semblait que la déesse m’apparaissait, me disant : Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis » (Aurélia, II, 5).

Masque ou voile, il y a identité. On dit qu’Isis est revêtue de sept voiles et que c’est à cause de cela que Salomé a dansé pour Hérode la danse des sept voiles avant de se dénuder en une vision de l’infini. D’un infini féminin. Qui osera ôter un à un tous les voiles qui entourent les formes mystérieuses de la Déesse des Commencements ?

La grande déesse
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