Dans tous les systèmes religieux issus du substrat biblique, c’est-à-dire le judaïsme, le christianisme et l’islam, le concept d’un dieu mâle domine incontestablement l’édifice complexe des spéculations théologiques. L’apport de la philosophie grecque, puis byzantine, et l’influence non moins considérable de la spiritualité iranienne dans sa composante mazdéenne n’ont fait que conforter cette tendance à représenter l’Être suprême sous des aspects concrets masculins. Pourtant, à lire la Bible hébraïque, on en vient à considérer que cette victoire de la masculinité de Dieu n’a pas été acquise d’emblée : les premiers livres de la Bible portent en effet témoignage d’une lutte constamment réactualisée au cours des siècles, chez les Hébreux, entre les tenants de l’orthodoxie yahviste et les zélateurs des divinités cananéennes, autrement dit les déesses ambiguës du Proche-Orient. Et il n’est pas jusqu’au sage Salomon qui ne se soit laissé séduire par le vertige des divinités féminines : tout en construisant son célèbre Temple à la gloire de Yahveh, il n’oubliait pas de parsemer le pays de sanctuaires consacrés à Ishtar, Tanit ou autres Artémis surgies de la plus ancienne mémoire des peuples de l’Asie Mineure et des îles de la Méditerranée orientale. Tout cela explique d’ailleurs suffisamment la méfiance affichée par saint Paul, véritable père fondateur du christianisme, envers les femmes et leur mise à l’écart des cérémonies cultuelles.

Il faut avouer que cette confrontation entre les conceptions masculine et féminine de la divinité n’est pas nouvelle et qu’elle se retrouve à des degrés divers dans toutes les civilisations. Si différents indices permettent de penser qu’à l’origine prédominait la conception féminine, on est également en droit d’affirmer qu’à un moment de l’Histoire – indatable et probablement différent selon les régions –, il s’est produit un renversement de situation et qu’un passage d’un état gynécocratique à un état androcratique (patriarcal) a provoqué la transformation conceptuelle de la déesse mère en dieu père. Le meilleur témoignage concernant ce passage est constitué par la légende fondatrice du sanctuaire de Delphes qui résume admirablement toutes les données du problème.

Cette légende raconte en effet, de façon très succincte, comment un dieu venu du nord, et auquel les Grecs donnaient le nom d’Apollon, combattit et tua un serpent nommé Pythôn, qui résidait sur le territoire de Delphes. Après cette victoire, les habitants du pays abandonnèrent le culte qu’ils rendaient à Pythôn et se consacrèrent à la gloire du dieu vainqueur Apollon. Mais c’est une femme, une prêtresse, la Pythie, qui, se tenant dans une profonde cavité, sous l’emplacement du temple construit en l’honneur d’Apollon, devint l’interprète du dieu et le personnage essentiel de cet oracle célèbre dans tout le monde méditerranéen.

Cette histoire, dans son apparente simplicité, pour ne pas dire sa naïveté, est riche en enseignements. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que, depuis des temps immémoriaux, existait sur le territoire de Delphes une pierre dressée (un bétyle, un cippe, ou un menhir) qui passait pour marquer le centre du monde, centre symbolique bien entendu, mais de caractère sacré. Le combat qui se déroule dans ce site est donc un combat sacré mettant en jeu l’équilibre du monde, puisqu’il est à l’échelle cosmique ce que le nom du serpent ne fait que confirmer : Pythôn provient en effet d’une racine grecque qui signifie « cavité profonde », puis, par extension, « origine », ayant donné en latin le mot puteus, « puits », « fosse ». Ce n’est donc pas par hasard que la Pythie de Delphes opérait dans une « fosse », et tout cela est à mettre en rapport, d’une part avec la pratique des puits funéraires, d’autre part avec les tertres mégalithiques comportant une chambre centrale. Il s’agit bel et bien d’un concept de matrice originelle, et le serpent est lié, d’une façon ou d’une autre, sans qu’il soit besoin de recourir à une explication psychanalytique, à l’idée de parturition ou de régénération. Cela débouche sur une interrogation parfaitement révolutionnaire concernant la présence du serpent soi-disant foulé aux pieds par la Vierge Marie dans l’iconographie chrétienne. Et cette interrogation va encore plus loin, puisqu’elle concerne également le mythique combat de saint Michel et du dragon, ainsi que tous les combats de héros « civilisateurs », comme Tristan ou Siegfried, ou de saints hypothétiques comme saint Efflam ou saint David dans les pays celtiques, contre des serpents monstrueux sortis tout droit de l’inconscient collectif.

Quant à Apollon, son nom – qu’il est permis de comparer au nom indo-européen de la pomme – est incontestablement grec : il provient du verbe apéllô, « repousser », et il est donc « celui qui chasse, qui repousse », appellation qui convient parfaitement au rôle qu’on lui prête à Delphes dans l’élimination de Pythôn. À l’origine, Apollon n’est en aucune façon un dieu solaire, il ne le deviendra que dans le syncrétisme hellénistique, par contamination du mythe de Mithra. C’est un dieu de la première fonction indo-européenne, à la fois prêtre, poète, musicien, devin et médecin. Il est l’archétype parfait de tous ces héros civilisateurs qu’on retrouve, sous des aspects folkloriques, dans les grandes légendes et les contes populaires de la tradition orale, et, dans ce sens, il était tout naturel que se développât sa composante lumineuse, solaire, face aux forces obscures représentées par le serpent ou le dragon, obligatoirement monstres telluriques des profondeurs.

On a donc interprété la victoire d’Apollon sur Pythôn comme la substitution d’un culte céleste à un antique culte tellurique. Cela n’est certes point faux, mais c’est incomplet : c’est oublier la féminité du serpent (en fait, de la « serpente », qu’on retrouve dans le mythe de Mélusine et dans les traditions concernant la Vouivre) qui est l’animal emblématique de la déesse Terre, la mère primitive des dieux et des hommes. La victoire d’Apollon sur Pythôn, à Delphes, est donc le symbole parfaitement clair d’un changement radical de mentalité : le passage du concept de déesse mère à celui de dieu père.

Sans prétendre se livrer à une analyse socio-psychologique des populations du paléolithique, puis du mésolithique, âges qui précèdent l’organisation de l’agriculture sédentaire, on peut cependant, grâce à l’archéologie et à l’étude des mythes fondamentaux, esquisser certaines hypothèses à propos de ce renversement de tendance. Il est en effet vraisemblable – mais non certain – que les premiers humains, n’ayant pas établi de rapport de causalité entre le coït et la parturition, ignoraient le rôle exact du mâle dans la procréation. Ils avaient donc une attitude ambiguë vis-à-vis de la femme, apparemment plus faible que l’homme, mais capable de donner mystérieusement la vie : d’où un profond respect, pour ne pas dire une grande vénération, et en même temps une sorte de terreur devant des pouvoirs incompréhensibles, sinon magiques ou divins. Les statuettes dites « Vénus callipyges », du type bien connu de Lespugue, sont un argument décisif en faveur de cette thèse car, dans ces représentations, il s’agit incontestablement d’une reconnaissance d’un pouvoir maternel divin. Autrement dit, il est infiniment probable que l’humanité primitive ait considéré la divinité, quelle qu’elle fût, comme de nature féminine.

Tout a changé quand l’individu mâle a compris que sa participation à l’acte sexuel conditionnait nécessairement la procréation. Cela a dû se passer aux époques de la sédentarisation, au néolithique, c’est-à-dire du VIIIe au IVe millénaire avant notre ère, selon les régions, lorsque les techniques rudimentaires de l’agriculture ont succédé à celles de la cueillette et que l’élevage des troupeaux a fait suite à la chasse des animaux sauvages : l’observation du comportement animal et la rentabilité du troupeau ont certainement été les éléments déterminants de cette compréhension. L’individu mâle, longtemps considéré comme stérile, voire inutile en dehors des activités de chasse et de guerre, s’est alors libéré de ses anciennes « frustrations » et a pris sa revanche, affirmant solennellement sa puissance et son rôle essentiel. C’est ce qu’expriment la légende d’Apollon à Delphes et quantité d’autres mythes analogues répartis à travers le monde. De plus, puisque tout repose sur des symboles concrets, l’image du soleil, considéré autrefois comme de nature féminine, est devenue une figuration masculine, la féminité étant refoulée dans la nuit sous la forme de la lune. Car les anciennes langues sémitiques et indo-européennes donnaient le genre masculin à la lune et le genre féminin au soleil, ce qui a perduré jusqu’aujourd’hui en allemand et dans les trois langues celtiques encore parlées, le breton, le gallois et le gaélique. Il y a là quelque chose de troublant, d’autant plus que la légende bien connue de Tristan et Iseut, dans son archaïsme, restitue pleinement une situation antérieure animée par une divinité solaire féminine1.

Il ne faudrait cependant pas croire que ce renversement de situation se soit effectué d’un seul coup : les coutumes ancestrales sont tenaces et ne se modifient que lentement dans la mentalité collective. Il est fort probable qu’à l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, les sociétés archaïques aient conservé encore longtemps leurs structures gynécocratiques, même à l’époque des patriarches bibliques. C’est donc parmi l’élite de ces sociétés que s’est développée l’idée du patriarcat, et donc de la mise à l’écart de la femme. Or, l’élite de ces sociétés ne pouvait être que la classe sacerdotale. On peut donc en conclure, sans trop de risque d’erreur, que ce sont les prêtres qui ont imposé le concept d’un dieu père, créateur de toutes choses, en s’efforçant d’éliminer l’ancien concept de déesse mère, ce que nous révèle clairement la légende de Delphes.

Et tout est confirmé par la Genèse, pourvu qu’on en considère les onze premiers chapitres, écrits tardivement selon la tradition patriarcale de Moïse, comme un mélange de mythes fondamentaux et de réminiscences historiques réduites à l’état d’images symboliques. L’épisode du péché originel, qui peut revêtir de multiples significations, contient cependant des éléments qui ne sont ni mythologiques ni moraux, malgré l’évidente culpabilisation dont ils ont été marqués pour des millénaires. C’est en effet une femme qui commet la « faute », avant de la faire commettre à l’homme. L’équivalent grec de cette figure est Pandora, rendue responsable de tous les maux qu’elle a laissés échapper de sa fameuse boîte, alors qu’elle est, d’après le sens de son nom, la dispensatrice de tous les dons, par conséquent la déesse mère elle-même. Mais ce qui est encore plus révélateur, c’est qu’Ève commet la « faute » sous l’influence du Serpent.

On a, presque unanimement, dans la pensée religieuse occidentale, fait du Serpent de la Genèse la représentation concrète du tentateur, c’est-à-dire de Satan en personne, en prenant appui sur l’Apocalypse où ce « grand serpent », auquel s’opposent l’archange Michel et ses légions, est l’image du Mal absolu. Rien n’est cependant moins sûr, car cette interprétation ignore délibérément l’aspect féminin du serpent. Et l’interprétation phallique du serpent, dont se sont gargarisés les psychanalystes de tous bords, n’a rien arrangé, bien au contraire. Encore une fois, il faut revenir à Delphes et au serpent Pythôn qui est l’image de la divinité mère tellurique. Et surtout, il importe de se référer aux innombrables figurations de cette divinité mère au Proche-Orient et dans la mer Égée : elle est très souvent représentée au milieu des serpents, ou tenant deux serpents dans les mains. D’ailleurs, le mot français « serpent » (qui provient du participe présent d’un verbe latin signifiant « ramper ») était la plupart du temps du genre féminin au Moyen Âge, habitude qui s’est perpétuée dans les parlers locaux. Le mot latin classique anguis était féminin, comme le sont encore actuellement l’allemand slancke, le breton naer et le gallois neidr. Ce n’est sûrement pas un hasard, pas plus que la présence du serpent sous les pieds de la Vierge Marie dans l’iconographie chrétienne.

Cette prise en considération de la féminité du serpent peut complètement modifier la signification de l’épisode du soi-disant péché originel. L’interdiction de manger le fruit de l’Arbre a été énoncée par YHWH, c’est-à-dire le Tétragramme, symbole mystique du Dieu père. Mais Ève transgresse l’interdit « patriarcal » et écoute le Serpent, lui-même figuration symbolique de la déesse mère : il s’agit bel et bien d’un retour au culte antique de la déesse mère, en quelque sorte d’une véritable « apostasie », donc d’une faute très grave à l’encontre de la religion de type patriarcal que représente Yahveh. « Le péché originel de la Bible peut donc bien être considéré comme le premier acte de cette longue lutte du Dieu père contre la déesse mère. Cette première chute, qui sera suivie par d’innombrables autres, sera d’ailleurs, tout comme les autres, sévèrement punie par le Dieu père2. » Et en dehors de l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis terrestre, les malédictions prononcées par le Dieu père sont parfaitement révélatrices d’une réalité historique, sociologique et théologique.

Il y a d’abord la malédiction contre le serpent, c’est-à-dire contre la déesse mère elle-même : le serpent est rejeté, condamné à ramper. (Faut-il comprendre qu’auparavant, il ne rampait pas ? À la réflexion, le détail paraît bien étrange.) En outre, l’inimitié est jetée entre lui et la femme, autrement dit la femme non seulement n’aura plus le droit d’honorer la déesse – et de lui obéir –, mais encore elle devra lutter contre elle. Il y a ensuite le célèbre « Tu enfanteras dans la douleur », qui a causé bien des malentendus, y compris le refus, chez certaines personnes, de l’accouchement sans douleur. « Les femmes, prépondérantes jusque-là, de par leur fécondité qui les mettait en relation naturelle, biologique, avec la divinité, seront punies précisément dans ce qui faisait leur gloire : leur grossesse et leur maternité. Ce serait désormais sources de souffrances plutôt que de gloire3. » En somme, la femme, autrefois triomphante parce que seule à pouvoir procréer, devra devenir l’esclave de l’homme et lui fournir des fils (car le texte biblique ne parle pas de filles). Et au lieu de susciter le désir des hommes (symbole d’un culte sexuel rendu à la déesse), ce sont elles qui désireront les hommes, autrement dit qui seront à la disposition des hommes, lesquels les accepteront ou les refuseront, mais uniquement dans le but de la procréation.

Il s’agit là d’un tournant considérable de l’histoire des mentalités, et non pas d’une quelconque rivalité – pour ne pas dire guerre – entre deux divinités dont l’une serait féminine et l’autre masculine. En fait, la divinité est la même, éternelle, infinie, ineffable, innommable, incommunicable par des moyens purement rationnels. C’est seulement pour des raisons de compréhension qu’on affuble cette divinité de caractères anthropomorphiques, et donc d’attributs sexuels : l’être humain ne peut percevoir véritablement que ce qui est concret, et il est normal qu’il projette sur une entité divine abstraite des contours familiers à l’univers dans lequel il se trouve plongé. Lorsqu’il considérait la femme comme la seule à posséder le pouvoir de procréation, donc de création, il ne pouvait imaginer la divinité autrement que sous son aspect féminin. Mais à partir du moment où il comprenait le rôle du mâle dans le phénomène de transmission de la vie, il ne pouvait plus accepter la primauté de la femme. Celle-ci, ayant perdu de son mystère et de sa sacralité, se voyait rabaissée au rang subalterne de « mère porteuse » d’une lignée masculine qui, se croyant bafouée depuis les origines, ne pensait qu’à prendre sa revanche. Or, comme les mentalités ne se transforment pas au gré d’une simple décision de l’autorité en place, il est évident que l’humanité fut, pendant des siècles, la proie d’une incessante lutte d’influence entre les tenants de la vision gynécocratique et ceux de la vision androcratique. La Genèse en est le témoignage le plus irrécusable si l’on tient compte de ce que représente réellement le serpent dit « tentateur ».

Il y a même plus dans le récit mosaïque : « Alors que les religions féminines font que les hommes désirent les femmes qui rendaient ces dernières maîtresses de ceux-là, dans la religion masculine qui s’instaure ici, ce sera la femme dont “les désirs se porteront vers ton mari, et il dominera sur toi”. La femme devient l’esclave de l’homme. » C’est le changement radical : c’est une autre civilisation qui commence où la prédominance sera accordée à l’homme, alors que jusqu’ici elle avait été accordée à la femme. Quant à l’élément familier de la femme, la Terre mère, il est maudit : “Parce que tu as écouté la voix de la femme [c’est-à-dire parce que tu es retourné vers le culte de la déesse], tu devras désormais la commander [sous-entendu : pour lui éviter de retomber dans l’hérésie gynécocratique], et maudit sera le sol à cause de toi” (3,17-18). Le sol, c’est-à-dire la terre, la nature, la Terre mère, est maudit, et commence le règne de l’agriculture. C’est bien en effet l’agriculture (et l’élevage) qui est à l’origine historique de la société masculine4. » Mais cela n’empêchera nullement, par la suite, à l’intérieur même de la société masculine, une lutte sanglante entre l’état pastoral, représenté par Abel, et l’état agricole, représenté par Caïn, que l’on retrouvera dans l’inconscient collectif avec les productions cinématographiques du western américain où éleveurs et colons agriculteurs s’affrontent.

La malédiction contre le serpent et par conséquent contre la déesse mère tellurique s’étend aux femmes, soupçonnées – à juste titre – d’être les zélatrices de cette déesse : ce soupçon est à l’origine des mises en garde constantes des Pères de l’Église contre les femmes, de l’interdiction portée sur elles à propos du sacerdoce et de la participation active au culte et, de façon aberrante, de la triste et féroce « chasse aux sorcières » qui a débuté au XIIIe siècle et s’est prolongée jusqu’à la fin du XVIIe siècle, du moins en Europe occidentale.

Il semble que cet épisode de la Genèse soit une justification a posteriori d’un état de fait social résultant d’une spéculation d’ordre religieux. Il faut en effet toujours appuyer un interdit sur une intervention divine quelle qu’elle soit : revêtue d’une caution divine, ou tout simplement sacrée, une obligation n’en acquiert que plus de force, et personne ne songerait, du moins dans un premier temps, à en contester la conformité avec le plan cosmique ou divin qui régit l’existence des êtres et des choses. Et cela aide considérablement la classe dominante, en l’occurrence la classe sacerdotale, à assurer son pouvoir absolu sur les autres classes qui constituent une société. Le temporel n’est jamais séparable du spirituel, surtout en ces périodes de l’histoire où nul n’aurait osé faire une distinction entre le profane et le sacré. Mais ce qui s’avère révélateur, toujours dans le récit biblique, c’est la réaction d’Adam après la malédiction prononcé par Yahveh contre le serpent, la femme et le sol : « Le glébeux crie le nom de sa femme, Hava-Vivante. Oui, elle est la mère de tout vivant » (3,20, trad. Chouraqui). On ne peut mieux exprimer en effet la primauté de la femme en dépit de tout ce qui vient d’être dit. C’est aussi, d’une façon détournée, une sorte d’hommage rendu, à travers Ève, dont le nom signifie exactement « vivante », ou plutôt natura naturans (nature qui nature), à la déesse mère d’autrefois sans laquelle aucune vie ne serait possible. Il est vrai qu’on a éliminé, probablement à l’époque mosaïque, le personnage très encombrant de Lilith, mère d’Adam, ou sa première femme, qui n’est connu que par quelques allusions bibliques, toujours dépréciatives, et par une tradition rabbinique constante encore que très obscure5. Visiblement, le texte de la Genèse est tronqué, et l’on ne pourra jamais savoir ce qu’il en était du rôle exact de la femme, et par conséquent du rôle prêté à la déesse mère, avant le soi-disant péché originel si astucieusement récupéré pour mieux dominer les peuples par l’introduction d’un sentiment de culpabilité incoeœrcible.

Tout ce qu’il est possible d’affirmer, c’est l’importance de la composante sexuelle dans le culte de cette déesse mère. Le fait de considérer la déesse comme source de toute vie, donc de mettre l’accent sur son activité sexuelle, justifie pleinement cette importance : les organes de la procréation ne pouvaient être que sacrés, comme en témoignent les statuettes préhistoriques les plus diverses, et il était licite non seulement de les représenter, mais aussi de leur rendre un culte. À partir du moment où l’individu mâle s’est érigé en procréateur indispensable, prenant conscience de l’existence d’un lignage paternel, il importait de cacher le sexe féminin, trop attaché aux liturgies en l’honneur de la Grande Déesse, image idéalisée de toutes les femmes. Dans ces conditions, il était normal que le mosaïsme – et bien d’autres théologies du monde antique – combattît ce qu’on appelle l’idolâtrie, c’est-à-dire toutes les formes des cultes antérieurs, notamment la forme sexuelle, apanage à peu près exclusif des femmes.

Un terme revient constamment dans la Bible, celui de prostitution. On dit que les Hébreux se prostituent parfois aux idoles, et Babylone deviendra vite la « Grande Prostituée ». Or, dans le texte biblique, le terme « prostitution » finit par désigner tout ce qui concerne une activité sexuelle non dirigée vers la procréation dans un cadre exclusivement conjugal (ou familial lorsque le concubinage est légitime, ce qui est le cas au temps d’Abraham, d’Isaac ou de Jacob). L’activité sexuelle est obligatoire pour assurer la continuité de la race, et elle est bonne aux yeux du Créateur (« Croissez et multipliez », dit Yahveh à Adam et Ève), même si elle est soumise à certaines conditions très strictes et provoque une certaine impureté. Mais toute autre forme de sexualité est bannie, non pas tellement pour des raisons morales, par « pudeur », mais parce que cela rappellerait trop les cultes antérieurs qui sont des « prostitutions ».

Ce n’est pas par hasard que Babylone est nommée la « Grande Prostituée ». Encore faut-il s’interroger sur la nature exacte de la prostitution qui s’y pratique. Hérodote est parfaitement clair sur ce point, même s’il s’offusque, en bon tenant de la société patriarcale qu’il est, des traditions qu’il rapporte : « La pire des coutumes babyloniennes est celle qui oblige toutes les femmes à se rendre dans le temple, une fois dans leur vie, pour y avoir des rapports sexuels avec un homme inconnu… Les hommes passent et font leur choix. Peu importe la somme d’argent qu’ils versent, la femme ne la refusera jamais, car ce serait une grave faute, l’argent étant rendu sacré par l’acte qui s’accomplit. Après cet acte, la femme est sanctifiée aux yeux de la déesse. » Il s’agit bien entendu du temple d’Ishtar (Astarté), la Grande Déesse primitive babylonienne, qui, au cours de ses mutations successives, se retrouvera sous les traits de Cybèle, de Déméter, d’Artémis-Diane, d’Aphrodite-Vénus et de Dana-Anna dans le monde celtique. Mais, dans ce temple de Babylone, se trouvaient également des hiérodules, c’est-à-dire des prêtresses attachées au culte d’Ishtar, et qui avaient une fonction bien particulière : organisées en groupes et présidées par une grande prêtresse, elles se prostituaient de façon rituelle dans le temple ou dans les dépendances du temple, comme si elles étaient les incarnations de la déesse. Cette prostitution était donc un acte liturgique par lequel les hommes pouvaient s’unir à la divinité, participer en quelque sorte à la divinité par ce contact intime considéré comme une véritable initiation. Cette conception est magnifiquement illustrée par les poètes baroques du XVIe  siècle, notamment par Agrippa d’Aubigné :

 

À l’éclair violent de ta face divine,

N’étant qu’homme mortel, ta céleste beauté

Me fit goûter la mort, la mort et la ruine

Pour de nouveau venir à l’immortalité.

 

Ton feu divin brûla mon essence mortelle,

Ton céleste m’éprit et me ravit aux cieux ;

Ton âme était divine, et la mienne fut telle :

Déesse, tu me mis au rang des autres dieux.

 

Ma bouche osa toucher la bouche cramoisie

Pour cueillir, sans la mort, l’immortelle beauté ;

J’ai vécu de nectar, j’ai sucé l’ambroisie,

Savourant le plus doux de la divinité.

(Stances, XIII)

 

Cette profession de foi lyrique – et amoureuse – est évidemment la résurgence inconsciente du culte de la Grande Déesse tel qu’il était pratiqué dans les temps anciens. Et l’on notera que cette rêverie d’un poète chrétien, calviniste en l’occurrence, est bien éloignée de l’attitude prêtée au héros grec Ulysse lorsqu’il se méfie du contact physique que lui proposent Calypso et Circé, ou qu’il se fait attacher au mât du bateau pour éviter de succomber aux chants des sirènes. Il est vrai qu’Ulysse est le modèle idéal d’une société androcratique qui tente, par tous les moyens, d’éliminer le souvenir de l’antique déesse mère : celle-ci, encore reconnaissable sous les traits de Pénélope, est ravalée au rang d’épouse passive et fidèle, reprenant sans cesse son ouvrage et attendant patiemment le retour du mâle, c’est-à-dire son bon plaisir. Cependant, en ces temps où les Grecs se régalaient aux récits de l’Odyssée, les fameuses prostituées sacrées n’avaient pas encore totalement disparu des temples d’Artémis à Éphèse et d’Aphrodite à Corinthe : elles officiaient toujours, mais elles avaient été réduites à l’état d’esclaves. Cela n’empêchait nullement que l’opinion publique les considérât comme saintes et sacrées. Elles étaient même souvent citées comme vierges saintes, ce qui jette un certain discrédit sur la notion étroite de « virginité » prise au sens purement physique.

Il en était de même en Inde, où la déesse Çakti, émanation féminine du divin, était censée, lors de cérémonies nocturnes, résider dans le corps nu d’une jeune vierge exposée dans la plus grande impudeur et avec laquelle on pouvait saintement s’accoupler. Il en était de même en Perse, avant la réforme zoroastrienne, dans le culte d’Anaïtis, l’un des noms que portait la Grande Déesse : « Une hétaïre consacrée y tenait le rôle de la déesse. Elle siège sur un trône luxueux : tout le peuple peut la voir sur le tertre artificiel du sanctuaire. Avec une pompe tout orientale, on lui amène son partenaire divin, choisi parmi les esclaves… L’union officielle entre l’hétaïre sacrée et son amant, accomplie en présence de tout le peuple qui pousse des cris d’allégresse, représentait le point culminant de la fête et l’invitation aux unions collectives orgiaques. Pour cinq jours, tous les liens du mariage et de l’amitié sont suspendus : chaque femme peut s’unir à tout homme qu’elle désire et tout homme à chaque femme. Dans l’ivresse des fêtes nocturnes, chaque femme est l’image de la divine Anaïtis. Au terme de la fête, on brûle l’amant, illustration cruelle de l’abaissement de l’homme devant la femme6. » Et ce ne sont ici que quelques exemples des rituels en usage dans le monde entier pour honorer la divinité féminine des commencements et répéter par un geste sacré l’acte primitif de la création de toute vie.

Le sacré et la sexualité ont toujours eu des rapports ambigus : on ne sait en effet pas très bien quelles sont les frontières entre l’orgie sacrée et la dépravation, la première pouvant toujours être la justification de la seconde. Le débat ne risque pas d’être clos de sitôt, et l’on comprend pourquoi les censeurs grecs et romains ont été parfois si sévères à l’encontre des cultes dits « dyonisiaques » : non seulement ils mettaient en cause la société masculine, mais ils troublaient réellement l’ordre public. Et quand on sait que, pendant les premiers siècles du christianisme, de nombreux fidèles qui venaient de participer à la liturgie de la messe allaient ensuite assister aux cérémonies des divers cultes païens, surtout ceux de Cybèle, de Diane et d’Isis, on ne peut guère s’étonner des constantes et tonitruantes condamnations de la sexualité par les Pères de l’Église et leur mise à l’écart de la femme, considérée non seulement comme un objet de tentation, mais comme l’image incarnée de cette tentatrice, la Grande Déesse, plus que jamais présente dans la mémoire des peuples. On a souvent traité les Pères de l’Église d’obsédés sexuels. C’est sans doute vrai dans la mesure où cette lutte contre la féminité tournait à l’idée fixe et faisait de l’acte sexuel le péché par excellence, mais cette attitude trouvait sa pleine justification dans le contexte de l’époque. C’est à ce prix que pouvait survivre la religion chrétienne face au syncrétisme néopaïen du Bas-Empire et aux différentes sectes gnostiques qui fleurissaient ici et là, déviances du message évangélique redonnant à la femme un rôle premier.

Les choses ne sont pas simples, et le christianisme ne s’est pas imposé sans péripéties ni vicissitudes sur les débris de l’Empire romain – ceci sans jugement de valeur quant au contenu du message évangélique. C’est une simple constatation historique qui oblige à tenir compte d’une réalité de fait : plus on luttait, au nom du Dieu père, contre la notion même de déesse mère, plus cette notion résistait et s’imposait dans les couches les plus modestes de la société du temps. Que fallait-il faire pour endiguer cette invasion de l’intérieur, puisque les condamnations et les anathèmes ne suffisaient pas à l’extirper de l’inconscient humain ? La réponse à cette question a été celle de toutes les religions qui ont eu à gérer les retombées d’un état antérieur à leur prédominance : quand on ne peut pas extirper définitivement une croyance, on la récupère en la modifiant de telle sorte qu’elle soit conforme à la nouvelle idéologie. C’est bien ce qui s’est passé au Ve siècle de notre ère lorsque la Vierge Marie a fini par supplanter, du moins officiellement, l’antique déesse mère en tant que Theotokos, c’est-à-dire Mère de Dieu. Une page était tournée, dont la coloration était très différente de celle de la page précédente, mais c’était le même récit qui continuait.

 

Cette permanence n’a rien qui puisse étonner si l’on s’en tient seulement à l’histoire des mentalités, mais il en est tout autrement d’un point de vue théologique. Car le concept connu sous le nom de la « Vierge Marie » est loin de s’être imposé d’emblée. Il a fallu une vingtaine de siècles pour en arriver à faire de la mystérieuse Marie de l’Évangile de Luc un être tout à fait exceptionnel, non pas divin, mais en quelque sorte divinisé. Ce dernier terme risque de choquer : pourtant, il n’est pas exagéré dans la mesure où il correspond à une lente maturation d’une image interprétative entourant un personnage que l’on considère comme parfaitement réel, Marie, la mère de Jésus. Trois dates jalonnent cette maturation : en 431, le concile d’Éphèse (le lieu n’a pas été choisi au hasard) proclame que Marie est la Theotokos, la Mère de Dieu ; en 1854, promulgation par le pape du dogme de l’Immaculée Conception, c’est-à-dire de la naissance hors péché originel de celle qui allait devenir la Mère de Dieu ; en 1950 enfin, proclamation par Pie XII du dogme de l’Assomption, c’est-à-dire de la sublimation, pour ne pas dire de l’apothéose, de la femme Marie, après sa mort physique. Mais on remarquera que, dans chaque cas, le culte populaire et par conséquent la croyance profonde des fidèles ont précédé les décisions officielles de l’Église romaine, comme si c’étaient les populations chrétiennes qui avaient imposé à leurs élites l’image de cette Mère universelle dont chacun se sent confusément l’enfant. Vingt siècles de discussions contradictoires et d’hésitations plus ou moins embarrassées pour faire d’une petite Galiléenne du début de notre ère la Mère innombrable, non pas une déesse mère, mais la Mère de Dieu, ce qui, sur le plan de l’inconscient, revient strictement au même.

Car, à la base de tout, il y a effectivement un personnage considéré comme historique – et dont il n’y a objectivement aucune raison de nier la réalité, même si les documents proprement historiques font totalement défaut : une Galiléenne, fiancée à un certain Joseph, et qui portait le nom de Marie, transcription, à travers le latin Maria, d’un nom hébreu, Myriam. Et cette historicité de Myriam pose beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout. La plupart de ceux qu’on appelle les Pères de l’Église en ont été parfaitement conscients et ont souvent manifesté leur désarroi, voire leur désapprobation, quant au culte idolâtre (au sens strict du terme, et non pas au sens catholique) que rendaient les fidèles à cette Myriam-Marie, bien mystérieuse, mais incontestablement de même essence que la Magna Mater honorée depuis des temps immémoriaux à Éphèse, où l’on avait découvert, avec une opportunité pleine de sous-entendus, la maison que Marie aurait habitée en compagnie de l’apôtre Jean. « Le corps de Marie est saint, écrivait saint Épiphane (315-403), mais Marie n’est pas divine. » Saint Ambroise (340-397), somme toute très rationaliste, soutenait que « Marie était le temple de Dieu et non le Dieu du temple », sans doute pour bien montrer que, toute mère de Dieu qu’elle pouvait être, Marie n’en était pas moins la « servante du Seigneur » et non pas sa « maîtresse », et que de toutes façons, selon les termes employés par saint Jean Chrysostome (340-407), elle était « vaniteuse comme toutes les femmes ». On ne saurait mieux faire pour abaisser la femme, fût-elle Theotokos.

Il ne s’agit pas ici de mettre en doute ou de ridiculiser la foi séculaire en celle qu’on appellera bientôt très justement « Notre-Dame », mais de montrer comment, à travers les incohérences flagrantes des textes canoniques et des commentaires – divergents – des Pères de l’Église, le concept de la déesse mère, également Vierge mère et Mère innombrable, a pu se maintenir et acquérir, au cours des siècles, une forme concrète et accessible à la compréhension humaine. Car, sans représentation concrète, formelle, sensible, un concept non seulement n’évoque rien mais ne peut se transmettre. Or ce concept s’est transmis et il évoque quelque chose, y compris en cette fin de XXe siècle où se rencontrent tant de railleurs prêts à ironiser sur « Marie toujours vierge » sans s’être posé la moindre question sur la signification des termes et la place qu’occupe ce concept dans l’évolution spirituelle de l’humanité.

Il faut donc partir du personnage historique de Myriam-Marie. Qui était-elle ? Personne n’en sait rien. Le seul qui eût pu nous en dire long à son propos, l’apôtre Jean, dont la tradition chrétienne affirme qu’il vécut avec la mère de Jésus, ne dit rien sur elle. Jean est absolument muet sur la conception et la naissance de Jésus, muet sur le rôle de Myriam-Marie dans la vie de Jésus, en dehors de quelques détails qui sont d’ailleurs révélateurs du peu de considération qu’avait Jésus pour sa mère, une femme, donc un être inférieur qui n’avait qu’à s’occuper de ses propres affaires et non de celles de son fils. On en attendait davantage d’un disciple « que Jésus aimait » et à qui il avait, sur la Croix, confié sa mère. C’est l’une des plus grandes absurdités des Évangiles : le témoin principal de la vie de Myriam-Marie ne dit rien sur elle, et il faut que ce soit Luc (ou ceux qui rédigent à sa place : il ne faut jamais oublier le prudent secundum Lucam que l’Église place au début de la lecture de l’Évangile), qui n’a jamais connu ni Jésus, ni Marie, qui soit l’informateur essentiel en ce domaine. Certes, Matthieu en parle également, mais de façon plus succincte, et il est impossible de savoir quelle est l’antériorité de l’un par rapport à l’autre. De toute façon, deux des Évangiles canoniques sur quatre sont muets sur les circonstances de la naissance de Jésus, et aucun de ces Évangiles ne mentionne une quelconque rencontre de Jésus avec sa mère après sa résurrection. Seuls les Actes des Apôtres, que la tradition attribue à Luc, font état de rencontres entre Marie et les disciples de Jésus.

Au fait, qui était ce Luc qui donne tant d’informations sur Marie et les premières années de Jésus ? La tradition chrétienne répond unanimement : un disciple de saint Paul. Or, comme Paul n’a jamais connu physiquement Jésus, ce qui ne l’a pas empêché d’être le véritable créateur de l’Église chrétienne, on ne peut pas dire que le témoignage contenu dans les écrits attribués à Luc soit de première main. Mais Luc était de toute évidence un lettré. On rapporte qu’il était médecin mais nous n’en savons rien. Tout ce qu’on peut affirmer c’est qu’il était hellénisé, vraisemblablement grec, et que c’était un païen converti au contact de Paul, lui-même incontestablement hellénisé malgré son origine juive.

On sait que le plus ancien des Évangiles était celui de Matthieu, l’un des douze apôtres. Matthieu était juif et écrivait en langue araméenne, qui était celle du peuple, la langue la plus répandue dans toute la Palestine et aux alentours, tandis que la langue hébraïque était réservée aux prêtres et aux élites intellectuelles. Mais l’original araméen de Matthieu a été perdu, et il n’en subsiste que la traduction grecque, bien plus tardive. Or, de l’avis de tous les exégètes, le traducteur de Matthieu connaissait le récit de Marc dont il s’inspire en plusieurs endroits, ce qui rend le texte grec de Matthieu peu fiable : les interpolations y sont fréquentes et, quoi qu’il en soit, le passage d’une langue sémitique – où l’on n’écrit pas les voyelles – à une langue indo-européenne, en l’occurrence le grec, n’est pas facile. Il se peut qu’il y ait eu des erreurs d’interprétation, et cela en toute bonne foi. Donc, d’après les documents dont nous disposons, l’Évangile de Marc semblerait le plus ancien, et celui de Jean le plus proche de la réalité de Jésus du fait de la place privilégiée occupée par « le disciple qu’aimait Jésus ». Mais, ni Marc ni Jean ne disent quoi que ce soit au sujet de la conception virginale, de la naissance, de l’enfance et de l’adolescence de Jésus. Ce n’est pas une hypothèse, mais un fait. Les deux Évangiles qui donnent quelques renseignements – d’ailleurs bien fragmentaires – à ce sujet sont les deux récits les plus chargés d’hellénisme : celui de Matthieu, qui est une traduction, et celui de Luc, dont il est certain que l’original était en grec. On peut alors risquer une hypothèse bâtie sur la personnalité supposée de Luc : « Son souci à lui, l’ancien païen, était “de dépasser encore, en merveilleux, les histoires religieuses qui avaient bercé son enfance”7. » Il aurait donc en quelque sorte voulu retrouver en Myriam-Marie, mère de Jésus, les caractéristiques dominantes de la Vierge mère païenne d’Éphèse, mais débarrassées de toute composante sexuelle. D’où le thème de l’Annonciation par Gabriel et la description idyllique d’une Sainte Famille qui n’a jamais existé que dans son imagination, Myriam-Marie n’ayant jamais été mariée à Joseph : dans aucun texte canonique il n’est question de ce mariage, n’en déplaise à certains traducteurs (?) pour messe dominicale – et familiale.

En fait, le personnage de Joseph apparaît comme parfaitement inutile dans le schéma originel : le rôle principal appartient à Myriam-Marie dont la maternité est une authentique parthénogénèse, même si on l’explique par l’intervention de l’Esprit-Saint qui « la recouvre de son ombre », comme le dit si poétiquement le texte évangélique. Mais cette parthénogénèse et la relation essentielle entre Jésus et sa mère risquaient d’être mal comprises par les nouveaux adeptes, trop habitués aux récits mythologiques concernant les rapports ambigus entre la déesse mère et son fils. C’est alors qu’intervient Luc en rationalisant le schéma et surtout en l’historicisant de façon à le rendre compréhensible, mémorable et bien entendu conforme à la nouvelle donne dogmatique qui se dessinait chez les héritiers des premiers apôtres. « Il est cependant évident que Luc n’a pas adapté les récits de l’enfance du Christ aux mythes des déesses mères, mais qu’il a voulu montrer que certains de ces mythes, qui n’étaient que des idéalisations des tendances profondes de l’être humain, ont été réalisés historiquement, donc réellement dans l’histoire de Jésus et que Celui-ci est donc la synthèse des deux religions : masculine (Dieu est le père de l’histoire des hommes) et féminine (la Déesse est la mère de la nature), et que Jésus doit être considéré non seulement comme le centre et le pôle d’attraction de toute l’histoire de l’humanité, mais également comme le principe de la création tout entière8. » Et c’est Myriam-Marie qui incarne alors la nature en train de naturer dans une parturition permanente. Elle est vraiment la Mère innombrable, et c’est pourquoi, sur le Golgotha, Jésus la confie à Jean : « Femme, voici ton fils ! » (Jean 19, 26) en signifiant par là qu’il la donne à l’humanité entière par l’intermédiaire symbolique du disciple bien-aimé. Moment capital du message évangélique, qui est aussi la reconnaissance du concept de mère universelle incarné dans le personnage de Myriam-Marie.

Cette Myriam-Marie n’en est que plus énigmatique. Il est difficile d’admettre qu’elle n’était qu’une simple jeune fille du peuple comme on a parfois trop tendance à la représenter, sans doute par excès de populisme. Si l’on prend au sérieux la filiation davidique de Jésus – et pourquoi ne le ferait-on pas ? –, on doit convenir que Myriam-Marie appartenait à une famille de haute noblesse, d’une lignée royale9. Elle devait jouir de privilèges incontestables par rapport aux autres femmes, privilèges sociaux et entorses aux coutumes qui voulaient que la femme fût entièrement soumise au père, puis au mari. Or Myriam vit chez Joseph bien qu’elle ne soit pas mariée, ce qui est en principe impensable. Or elle va passer plusieurs mois chez sa cousine Élisabeth, ce qui prouve qu’elle disposait de toute sa liberté, chose tout à fait surprenante. En somme, elle donne l’impression d’être une femme libre, disponible et s’assumant pleinement. Et ces caractéristiques sont celles que toutes les traditions de l’Antiquité attribuent à la notion de virginité : la vierge est en effet une femme qui ne dépend pas d’un homme. Il n’est pas question de virginité physique mais d’état de conscience. D’ailleurs, le mot français « vierge » provient du latin virgo dont la racine indo-européenne werg (qui a donné également le latin vir, « mâle », le latin virtus, « courage », le gaélique fer, « mâle », et bien d’autres termes) exprime nettement une idée de force et de puissance reconnaissable dans le grec ergon, « force », et même dans le français « orgie », dans le sens de cérémonie religieuse rituelle destinée à s’imprégner de la puissance divine. La vierge est nécessairement forte et, comme elle est libre, elle est disponible à tous : c’est la Mère innombrable. Même si les détails évangéliques sont restreints, et probablement volontairement tronqués, à son sujet, il faut bien reconnaître que Myriam-Marie possède toutes les caractéristiques de la vierge traditionnelle.

La grande déesse
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