J'avais perdu Henry, Madame était partie, il me restait son fils qui lui ressemblait chaque jour davantage. Je la voyais en lui, il avait ses couleurs, son sourire et son charme. Il grandissait près de moi et de Madame Chambard qu'il appelait « Pussy ». Entre ses visites, son bridge et ses promenades à cheval, sa culture physique et ses séances de manucure, Madame Chambard trouvait le temps de lui apprendre quelques rudiments de piano. Assise dans un coin du salon, mon panier à repriser sur les genoux, j'assistais aux leçons. C'était un bonheur de les regarder. La vieille marchande à la toilette était gaie et patiente, Max était doué, ils étaient faits pour s'entendre. Madame aurait été contente d'entendre son fils jouer les deux premières mesures de Meunier tu dors, note après note, en écartant bien ses petits doigts, les sourcils froncés par l'effort.

Au mois de septembre quarante-trois, Monsieur Hervé était venu passer quelques jours avec sa mère comme il le faisait chaque année à la même période. L'Italie avait capitulé la semaine précédente et la photo du Maréchal Pétain avait disparu du poste de TSF de Madame Chambard. Je vous rappelle, Dolorès, que Mussolini et Hitler étaient de grands amis, et que par conséquent ce qui était mauvais pour l'un n'était pas bon pour l'autre. Monsieur Hervé et sa mère s'enfermaient dans le bureau après dîner avec une bouteille de vieux porto, et je jurerais que c'était pour écouter la radio de Londres. Henry avait vu juste, le vent était en train de tourner, doucement mais sûrement.

« Je n'ai de nouvelles de personne, Mademoiselle Drot. » Monsieur Hervé devait rejoindre Paris le lendemain. Il nous avait accompagnés dans une de nos promenades quotidiennes, marchant à mes côtés, tandis que Max courait devant nous pour revenir sans cesse faire admirer ses trésors, pomme de pin, limace gluante, tesson de bouteille, suivi par Sultan, le vieux cocker de Madame Chambard, qui jappait, bavait et remuait la queue. « Ni d'Antoinette, ni d'Ernest, ni de Lucien, quant à Madame Wallabrègue n'en parlons pas, il y a longtemps qu'elle a fichu le camp. »
Le souci me rongeait, Dolorès. Il ne se passait pas une nuit que je ne pense au lendemain et à ce que nous allions devenir, Maximilien et moi. Je n'avais aucun droit sur cet enfant, il pouvait m'être retiré à chaque instant, j'avais peur qu'on me sépare de lui, comme j'avais été séparée de sa mère. Armée de courage, j'ai posé les questions qui me tourmentaient. « Madame votre mère me donne régulièrement mes gages, Monsieur Hervé, mais d'où vient l'argent, combien de temps cela va-t-il durer, et à l'heure actuelle qui sont mes patrons au juste ? – Ne vous inquiétez pas pour l'argent, Mademoiselle Drot, il y a de quoi vous payer jusqu'à la fin de vos jours, pour le reste, considérez-moi comme votre employeur temporaire. » Il a souri. « Je serai un patron d'un genre à part, comme vous êtes une gouvernante d'un genre particulier. » Reprenant son sérieux, il a ajouté : « Max est en sécurité ici, la seule chose à faire est d'attendre la fin de la guerre et le retour de ses parents. » Les derniers mots ont été prononcés de telle manière que ce retour annoncé m'a semblé la chose du monde la moins assurée.

J'ai attendu. Un an exactement. Une année durant laquelle je n'ai causé à personne. Je m'entends, Dolorès, je m'entretenais tous les jours avec Madame Chambard de mes tâches et des progrès de Max, elle me donnait les nouvelles de la guerre entendues à la radio anglaise, j'échangeais avec les autres domestiques les banalités ordinaires et les informations utiles à nos travaux, Max babillait sans cesse, je lui racontais des histoires, et j'allais à confesse une fois par mois. Mais je n'avais personne à qui parler d'égal à égal. Mes parlottes avec Henry, nos discussions, nos disputes me manquaient autant que le pain blanc, le café et le savon. Le soir avant de monter me coucher, pour oublier ma solitude et mes chagrins, pour tenir un moment la tristesse à distance, j'ai ouvert et j'ai lu tous les livres que comptait le manoir. Bons ou mauvais, anciens ou modernes, j'ai dévoré dans le désordre Balzac et Paul Bourget, Madame de Lafayette et Marcel Tinayre, Saint-Simon et Agatha Christie, la Vie des hommes illustres et Claude Farrère. J'attendais avec impatience la fin de la journée pour reprendre mon livre, et, pendant quelques heures, vivre une autre vie. Et puis, à l'aide du Traité élémentaire de botanique appliquée de Monsieur Pouchet acheté à la libraire d'Argenton, je continuais mon herbier.



Monsieur Ernest, habillé en soldat, nous attendait à la porte de l'hôtel qu'encadraient des sacs de sable destinés à protéger les murs des balles perdues. Maigre, chauve, bronzé, une cigarette à la main, n'eussent été le lieu et les grands yeux bleus sans vie, je ne l'aurais pas reconnu. Les beaux costumes et les chaussures sur mesure du marchand d'art avaient été rangés dans la naphtaline et le papier de soie pour cause de Résistance. Trois jours plus tôt, il avait téléphoné au Mesnil, il était de retour. Rentré dans Paris le vingt-quatre août avec les troupes du Général Leclerc, il voulait voir son fils. Je faisais déjeuner Maximilien à l'office, j'avais toutes les peines du monde à lui faire avaler des crosnes en sauce blanche quand, toute mousseline dehors, Madame Chambard qui, depuis le six juin quarante-quatre, était devenue gaulliste fervente et anglophile enthousiaste, nous a annoncé la nouvelle. J'ai fait les valises.



Monsieur Ernest se tenait à l'endroit même d'où Madame avait été emmenée, il regardait son fils. Plus précisément, Dolorès, il regardait les cheveux de son fils, les courtes boucles d'un blond cendré, que le vent léger faisait bouger autour de la tête de l'enfant, les mêmes exactement que celles de Madame. « Azelle, c'est ce monsieur-là mon papa ? » Durant le voyage du retour, dans la Simca du garagiste du Mesnil que Madame Chambard avait réquisitionnée moyennant finance pour nous ramener à Paris le plus vite possible, j'avais longuement expliqué à Maximilien que son papa était revenu de la guerre, qu'il s'était battu contre les Allemands, qu'il allait le revoir, mais qu'il ne le reconnaîtrait pas. Il y avait si longtemps qu'ils ne s'étaient plus vus. « C'est pas comme Malbrough alors, il est revenu lui, et Maman ? – Après, Max, Maman reviendra après. »
J'ai poussé le petit vers Monsieur Ernest qui ne bougeait pas. « Embrasse ton papa, Maximilien. » Max m'a jeté un coup d'œil inquiet et, reculant d'un pas en arrière, a repris ma main qu'il venait de lâcher. Intimidé, les bras collés au corps, raide comme un pantin, Monsieur s'est penché vers son fils et lui a donné un rapide baiser. « Rentrons. » Arrivé sur ces entrefaites pour prendre les bagages, le nez rouge et en cache-nez malgré la douceur de l'air, Marcel a bousculé Monsieur, il a soulevé Max dans ses bras et lui a fait claquer deux grosses bises sur les joues en l'appelant son petit bonhomme. Puis, les valises sous un bras, la main de Max dans la sienne, il a poussé la porte du pied. « Te voilà chez toi, mon petit gars. » Monsieur Ernest les a suivis, je fermais la marche. La peinture bleue de la verrière donnait au vestibule des allures d'aquarium géant, des housses de calicot bistre recouvraient les sièges, les places des tableaux manquants faisaient au mur des grandes taches claires.

« Dans ce cas, je souhaiterais que vous vous installiez définitivement à côté de Maximilien, dans la chambre normalement réservée à la nurse. » Monsieur était venu jusqu'à mon petit bureau où j'avais retrouvé ma place en même temps que je reprenais la maison en main. Assis bien droit sur la chaise paillée réservée aux visiteurs, souriant avec l'extrême politesse qui le caractérisait, distant au possible, il était venu me demander quelles étaient mes intentions. Je n'ai pas tout de suite compris de quoi il me parlait, Dolorès. Depuis trois jours que j'étais de retour à Paris, je m'échinais pour tenter de rendre à la maison son aspect d'antan en vue du retour de Madame, et pour que Maximilien s'y sente à l'aise autant que possible, ce qui n'était pas une mince affaire. La grande maison solennelle et son petit jardin ne lui plaisaient pas. Il réclamait le parc, les leçons de piano et Sultan. Il faut avouer qu'entre la vie calme et champêtre du Mesnil et l'effervescence impersonnelle qui régnait avenue de Villiers, il y avait du changement.

L'hôtel s'était transformé en bâtiment officiel, sorte de quartier général des Forces françaises libres dont Monsieur Ernest avait pris le commandement. Un va-et-vient continu de jeunes hommes bronzés en treillis, et de femmes en calot et jupe kaki montrant leurs genoux, emplissait l'immeuble de dix heures du matin à minuit. Des civils pâles, maigres, et jeunes également, se mêlaient à eux. Une faune bruyante qui à la vérité, Dolorès, ne me disait rien de bon, et dont je me méfiais d'instinct. Des réunions se tenaient en permanence dans le grand salon et dans la bibliothèque, saturés de la fumée des cigarettes américaines. On aurait dit que ces gens se rattrapaient de cinq ans de privation de tabac. Le rez-de-chaussée de l'hôtel empestait, Marcel vidait les cendriers en grommelant que tout cela ne plairait pas du tout à Madame. Quant à moi je devais improviser des repas pour quinze personnes dans une ville où l'on manquait de tout. Monsieur Hervé qui avait réintégré son domicile passait régulièrement. Son teint frais et ses rutilants costumes croisés tranchaient avec les tenues vestimentaires des nouveaux occupants des lieux, toutefois il semblait aussi à l'aise avec les communistes et les gaullistes qu'il l'avait été avec les pétainistes et les collabos. J'étais contente de le voir, quant à Max, il s'accrochait à la manche de son parrain et lui demandait si nous allions bientôt retourner au Mesnil. Monsieur Ernest assistait à ces scènes en silence, un sourire de bouddha posé sur sa face.

« De quelles intentions parlez-vous Monsieur ? – Je veux savoir si vous comptez rester avec nous. Vous imaginez combien votre présence est précieuse pour le petit et pour moi en l'absence de ma femme, plus que précieuse, indispensable. »
Je me suis donné un petit temps pour répondre, histoire de lui faire croire que j'hésitais. Les patrons doivent être tenus en laisse, Dolorès, je vous l'ai souvent répété. « Si vous le désirez, je reprendrai mes fonctions de gouvernante comme avant la guerre, et en sus, je continuerai de m'occuper de Maximilien comme je l'ai fait depuis sa naissance. » Monsieur Ernest regardait ses mains dont le hâle avait fait disparaître les taches de rousseur. « Cela fera beaucoup de travail, vous semble-t-il possible de concilier les deux tâches ? – Comme vous vous en êtes certainement rendu compte, Monsieur, le travail ne me fait pas peur et j'ai une bonne santé. Avec le personnel nécessaire, j'en viendrai à bout. – Je n'en doute pas Mademoiselle, du reste le Général de Gaulle a pensé à vous pour un poste au gouvernement. » L'humour était l'unique moyen dont Monsieur Ernest disposait pour communiquer avec autrui. Mais je vous ai appris aussi qu'il ne faut pas blaguer avec les patrons. J'ai esquissé un sourire contrit et réprobateur. « Par contre Monsieur, et avec tout le respect que je vous dois, je souhaiterais une augmentation. » Je vous l'ai déjà dit, j'aime l'argent, le moment était tout trouvé pour demander une augmentation et l'obtenir. « Bien sûr, Mademoiselle Drot, bien sûr, cela va de soi. » J'ai porté mes affaires dans la chambre de la nurse, quittant à regret la mansarde de mes débuts. J'avais demandé à Monsieur la faveur de prendre avec moi la petite chaise. « Prenez ce que vous voulez, Mademoiselle Drot. »

J'avais trente-deux ans au début de l'automne quarante-quatre. Tous les matins je battais le pavé du dix-septième et du huitième arrondissement sur mes chaussures à grosses semelles, poussant devant moi une charrette à provisions bricolée par Marcel, caisse à savon montée sur roulettes dont les grincements signalaient bruyamment mon passage. Maximilien trottait à mes côtés en culotte de flanelle grise, tricot bleu à côtes anglaises et bottines à bouts ronds, un vrai petit lord. Il s'agissait de trouver à manger pour une troupe d'hommes et de femmes dans la force de l'âge, qui avaient pour ambition de remettre la France debout et en état de marche, c'est dire si leur appétit était grand et ma tâche ardue. Le matin j'avais réclamé de l'argent en conséquence. « Vous allez me ruiner, Mademoiselle Drot. – Ça n'est pas de ma faute si vous nourrissez la France libre, Monsieur. » À part moi je pensais que trier le bon grain de l'ivraie n'aurait pas été du luxe. De tous ceux qui avaient pris leurs quartiers avenue de Villiers, j'aurais été curieuse de savoir combien étaient de vrais résistants, et depuis combien de temps. Si ce calcul avait été fait, Dolorès, la quantité de nourriture à rapporter aurait sans doute sensiblement diminué.

Ils étaient rassemblés au coin du boulevard Malesherbes et de la rue de Monceau, devant Le Celtic, grand café concurrent du Canon de Villiers, qui avait vu son étoile sévèrement décliner depuis le départ des boches. Les gens criaient. D'ordinaire j'évite le monde et la foule. Je ne saurais vous dire pourquoi ce jour-là je me suis approchée, tenant fermement dans ma main le petit poing de Max. La période sans doute, le désordre, l'excitation, le trouble qui régnaient dans la ville. Le fait est que je me suis frayé un chemin jusqu'à voir la cause de l'attroupement. Elle avait quoi, vingt ans, vingt-deux ans ? la tonte ne lui avait rien ôté de sa beauté, elle ressemblait à la Jeanne d'Arc de Dreyer, vous ne connaissez pas, Dolorès, c'est sans importance. Elle fermait les yeux sous les injures et les crachats, et voyez-vous, elle m'a fait terriblement penser à Madame dont nous ne savions toujours rien. J'ai dit à Max de garder la charrette et de ne pas bouger, j'ai écarté les braillards qui m'entouraient, hommes femmes enfants, et je me suis interposée entre elle et eux. Je l'ai prise par les épaules et, ôtant mon béret, je l'ai mis sur sa tête écorchée. Ils criaient, me traitaient de collabo et de putain, j'ai crié plus fort qu'eux : « Que ceux qui n'ont rien à se reprocher lèvent le doigt », la femme adultère qui s'en souvenait ? Tous ces bons Français, ces bons chrétiens auraient dû relire l'Évangile, plutôt que Le Petit Parisien soi-disant libéré. Ils ont ricané pour la forme et nous ont laissées passer, elle et moi, je la portais presque. « Viens, Max, nous allons raccompagner cette dame chez elle. »
C'est à ce moment que j'ai vu Monsieur Jacques. La rage me portait, je n'avais peur de rien, je me suis avancée vers lui. J'aurais eu un pistolet au poing qu'il n'aurait pas eu l'air plus inquiet. « Bonjour Monsieur Jacques, comment allez-vous, vous ne travaillez plus au Canon ? » Je souriais d'un large sourire : « Je suis sûre que vous êtes de mon avis, Monsieur Jacques, c'est moins grave de coucher avec un boche que de dénoncer son voisin pour récupérer son appartement, sa boutique, son argent et l'envoyer à la mort par-dessus le marché. N'est-ce pas, Monsieur Jacques ? »
Je n'ai pas attendu la réponse. Nous sommes partis tous les trois. Mon chignon s'était défait dans la bagarre, libérant mes cheveux qui s'étaient déroulés jusqu'au milieu du dos. J'ai marché tête haute, comme une reine, tenant le bras de la gamine qui regardait par terre, Max tirait la poussette comme il le pouvait. C'est un de mes très bons souvenirs. Franchis quelques mètres, les sifflements et les quolibets ont repris mollement. La petite habitait tout près, et, si vous voulez mon avis, elle avait dû en faire saliver plus d'un dans les parages. C'était la fille de la mercière de la rue de Lévis, une commerçante aimable, appréciée de tous, chez qui j'avais l'habitude d'acheter mon fil et mes boutons, et, autrefois, les brassières pour Marie-Cécile. Le rideau de fer était baissé, j'ai cogné dessus comme j'aurais voulu cogner sur cette mère honteuse qui laissait maltraiter son enfant sans venir à son secours. Le rideau s'est levé juste de quoi laisser passer la petite à quatre pattes, et s'est aussitôt rabaissé. La charité chrétienne veut qu'on ne juge pas son prochain, Dolorès. Je ne jugeais pas, j'aurais simplement aimé en exécuter quelques-uns, à la mémoire d'Henry, pour Madame et pour tous les innocents martyrisés. Max a assisté à tout cela sans broncher, il me tenait la main, les yeux grands ouverts, un peu effaré. J'ai pensé que plus tard, quand il serait grand, il serait fier de moi et je me suis remise en quête de nourriture.



C'est par charité chrétienne que j'ai couché avec Monsieur Ernest, Dolorès, c'est la vérité. Du reste, pardonnez-moi de vous faire ce genre de confidences, mais je n'en ai conçu aucun plaisir. La chose s'est produite dans le bureau de Monsieur, avenue de Villiers, en juin quarante-cinq, l'Allemagne avait capitulé le huit mai, Marie-Cécile avait fait sa première communion le neuf, et Max venait d'avoir cinq ans. Les panneaux de signalisation en caractères gothiques, les uniformes verts et les chemises brunes appartenaient désormais au passé, et jamais les conditions de vie des Parisiens n'avaient été si mauvaises. Par-dessus le marché et pour l'anecdote, figurez-vous que depuis le mois d'octobre mille neuf cent quarante-quatre j'avais en poche une carte d'électeur. Malgré mes démarches et mes acrobaties, l'argent de Monsieur Treives ne suffisait pas à trouver assez de charbon pour chauffer la maison ni de nourriture pour rassasier ses habitants. Nous avions eu froid l'hiver, souvent un peu faim. Depuis le mois de mai, des déportés revenaient d'Allemagne et de Pologne, ils faisaient peur à voir, ils ne disaient rien et nous attendions Madame chaque jour.

Après la guerre comme avant, Versailles demeurait gris perle, sans vie et de toute beauté. Hautain, pingre, fermé. Par devoir, parce que je suis une femme de devoir, vous avez eu le loisir de vous en rendre compte, j'y avais repris mes visites. Le jeudi après-midi nous nous promenions dans le parc ma fille et moi. Avec sa cape de pensionnaire et son petit béret bleu bordé de cuir noir, Marie-Cécile marchait sagement à mes côtés, sans dire un mot. Nous allions jusqu'au grand canal. Je lui posais des questions pour l'intéresser à la nature, aux statues, aux promeneurs. Elle répondait à peine, gentille et morne, sans que le mot « Maman » passe jamais ses lèvres, nous nous ennuyions, l'une autant que l'autre. Malgré moi je ne pouvais m'empêcher de la comparer à Max, si vif, si curieux de tout et si câlin. Je l'imaginais courant dans les allées, dévalant les marches, se penchant sur le rebord des bassins pour voir son reflet dans l'eau, posant mille questions sur les animaux et les dieux de pierre qui ornent ces jardins, et enfin me suppliant de lui acheter un ballon ou un cerf-volant jusqu'à ce que je lui intime l'ordre de se tenir tranquille. Passé les grilles du parc, à l'angle de la rue de la Paroisse et de la rue des Réservoirs, Marie-Cécile poussait un soupir de soulagement en apercevant la porte du couvent, le pensum tirait à sa fin.

C'est à l'occasion de sa communion privée que la proposition m'a été faite. À neuf heures, ce dimanche matin de mai, mois de Marie, il faisait encore froid. La chapelle du couvent était pleine. Les vingt communiantes portaient des robes blanches et une couronne de roses en papier crépon sur leurs têtes pâlottes, les mamans s'étaient faites belles, chapeaux, sacs, et chaussures assortis. Noires et sévères, les visitandines encadraient mères et petites filles, claquant des mains pour les faire se lever, s'agenouiller ou s'asseoir. Quant au prêtre, unique représentant du sexe fort, hormis l'enfant de chœur, son embonpoint conduisait à penser qu'il n'avait pas eu à souffrir des rigueurs de la guerre. Il fit aux petites un long prêche sur le Saint Sacrement. Les enfants répondaient en latin de leurs voix mécaniques et haut perchées. Marie-Cécile a reçu la communion en fermant les yeux, une petite ride entre les sourcils. Je l'ai recommandée à la Vierge et à son Fils, en leur demandant d'intercéder auprès du Père afin que l'amour prenne le pas sur la pitié et le remords que m'inspirait mon enfant. Au réfectoire qui sentait la soupe aux poireaux, un croissant dodu et doré était posé à côté de chaque bol. Les petites filles regardaient avec curiosité et excitation cette nourriture dont elles n'avaient jamais goûté auparavant. J'allais quitter le couvent quand Mère Marie-Joseph m'a attrapée par la manche. « Il faut que je vous parle, ma fille. »

« Des gens très bien. Des gens de Reims, la femme a trente ans passés, elle est stérile, ils ont fini par se décider à l'adoption. La famille possède une grosse imprimerie, fournisseur entre autres des étiquettes de champagne, elle est connue pour sa générosité envers l'Église. Marie-Cécile ne manquera de rien, ni spirituellement ni matériellement. » Nous marchions toutes deux dans le petit jardin, entre les buis et un parterre de digitales et de campanules, blanches, roses et mauves, une réussite de la sœur jardinière. « J'ai pensé à votre fille, parce qu'elle est intelligente, que vous ne l'aimez pas et qu'elle le sait. Vous faites ce que vous devez, ce que vous pouvez, vous n'avez rien à vous reprocher, mais cela vous pèse. Beaucoup de filles-mères ne vivent que pour leur enfant, ça n'est pas votre cas. » La Mère allait droit au fait, j'en avais l'habitude et c'est aussi pour cela que je l'aimais, mais cette fois, je ne l'ai pas écoutée, Marie-Cécile était ma fille, je ne la laisserais pas à des étrangers tout bons catholiques soient-ils, dussions-nous en souffrir l'une et l'autre toutes nos vies. La douleur d'être reniée par sa mère m'était connue, je ne la lui infligerais pas, quitte à lui en infliger d'autres.
« Je m'en doutais. Vous avez peut-être raison, mais vous allez en voir de rudes. J'ai autre chose à vous dire. Votre oncle s'est engagé de bonne heure dans la Résistance et il s'est conduit en héros, tout Versailles est au courant, inutile de vous dire qu'il ne recueille pas l'unanimité. J'ai pensé que vous seriez contente de le savoir, car voyez-vous, ma fille, l'expérience apprend qu'il ne faut jamais désespérer des créatures de Dieu. » Pour me dire cela, elle avait posé les mains sur mes épaules dans un geste presque tendre qui ne lui ressemblait pas. Je n'ai pas fait de commentaire, je n'en avais pas envie. J'ai pensé à part moi que les deux fois où j'avais cédé, j'avais cédé à des héros, dont l'un était bon et l'autre méchant. J'ai demandé des nouvelles de Monsieur Beulet. Il était retourné sans faire de bruit à son métier d'électricien, à sa vie de famille et aux œuvres de sa paroisse.

Durant le trajet du retour, poursuivie par l'expression sérieuse de Marie-Cécile durant la messe, j'étais partagée entre la certitude d'avoir bien agi et le regret de nous priver l'une comme l'autre d'une vie plus facile. Dans le train des hommes lisaient des journaux annonçant la capitulation de l'Allemagne sur cinq colonnes à la une. J'ai regardé par la vitre les coteaux fleuris qui dominent Paris et que je connaissais par cœur, maison par maison, jardin par jardin, jusqu'à ce que ceux-ci, aux abords de la ville, laissent la place à des immeubles pour pauvres et des usines en briques rouges.

En dépit de la bonne volonté de Marcel, du savoir-faire de Georgette, la cuisinière, et de ma propre force de travail qui est grande, à nous trois nous ne suffisions pas à la tâche. J'avais dû reformer la brigade des domestiques. Fin avril, le valet de chambre de Monsieur, Donald, était revenu de son Édimbourg natal en uniforme de chasseur écossais. « Vous n'avez pas changé, Mademoiselle. » Lui non plus n'avait pas changé, teint ponceau, gaieté intacte, il n'avait rien perdu de son épouvantable accent, pire que le vôtre, Dolorès, et avait rapporté d'Angleterre un paquet de thé pour Madame que j'ai enfermé dans mon placard. J'avais engagé une fille de cuisine, et une femme pour faire le ménage, il manquait une lingère et un jardinier à la journée.

C'était une matinée ensoleillée de juin, Max était au jardin avec Marcel qui remplaçait le gravier des allées et je m'apprêtais à me rendre au bureau de placement de la rue Jouffroy, quand Monsieur Lucien a sonné à la porte de service. « C'est moi. » En trois ans de maquis il avait forci, perdu son teint de jeune fille et ses allures dégingandées. Il était vêtu à la mode des jeunes hommes en colère de l'époque, d'une chemise blanche pas très fraîche, à col ouvert, d'un pantalon de velours côtelé et de galoches montantes à œillets, avec, portée sur le coin de l'œil, son éternelle casquette de turfiste. « Monsieur Lucien, pourquoi sonnez-vous à l'entrée de service ? » Je n'ai rien trouvé d'autre à dire. On est bête dans ces moments-là, Dolorès. « Parce qu'elle me va mieux que le porche et que je pensais vous y trouver. » Je lui ai fait réchauffer les restes de la chicorée du petit déjeuner. « Alors, les Français se partagent ce que les doryphores ont laissé, les collabos mettent de beaux petits costumes gaullistes, qui du reste leur vont à merveille, et tout recommence comme avant, c'est-y pas beau ? » La clandestinité n'avait pas amélioré ses manières, mais puisque je pensais comme lui je l'ai laissé dire.

« Je vous dis qu'elle ne reviendra pas. » Le ton était neutre, sans appel, un constat. « Depuis deux ans, vous voulez rire. Elle n'avait aucune chance. Ernest le sait. » Je sentais qu'il avait raison, mais je ne voulais pas le croire. Je l'ai conduit jusqu'à la fenêtre du couloir d'où l'on apercevait le jardin. Sous prétexte d'aider Marcel, Max remplissait soigneusement son seau de cailloux qu'il allait ensuite déverser en petits tas dans l'allée menant à la véranda. « Il lui ressemble. »

Au 27, la politique cédait du terrain et le commerce reprenait ses droits. Les artistes étaient de retour, il fallait les nourrir eux aussi. Tout au long de ma carrière j'ai eu l'occasion de constater que les artistes ont en général de gros appétits, ce qui, à l'été quarante-cinq, ne me facilitait pas le travail. Les peintres et les sculpteurs côtoyaient les membres du gouvernement provisoire autour de tablées hétéroclites qui se prolongeaient des heures, rendant le service difficile. À peine la table du déjeuner desservie il fallait remettre celle du dîner. Le ventre creux et les verres pleins, ces gens refaisaient le monde et, entre nous, il était juste temps. Des femmes d'un genre qui me déplaisait, et qui me déplaît toujours, tournaient autour du maître de maison. Lorsqu'il se rendait à la galerie qui avait rouvert ses portes, Monsieur Ernest remettait ses costumes anglais encore imprégnés de l'odeur du camphre. Quand il a croisé Monsieur Lucien dans le hall il portait son prince-de-galles. Ces deux-là, qui ne s'aimaient pas, Dolorès, se sont longuement embrassés et, sans parler, ils se sont dirigés vers la bibliothèque. C'est le lendemain que Monsieur Ernest s'est enfin décidé à se rendre à l'hôtel Lutétia, gare de triage pour ceux qui revenaient de déportation, résistants et juifs confondus, et centre de renseignements pour les familles sans nouvelles. Depuis son retour à Paris, Monsieur Ernest faisait appel à tous les intermédiaires possibles, compagnons de la Résistance, camarades du parti, relations de tout poil liées au nouveau pouvoir, afin qu'ils se renseignent et qu'ils retrouvent la trace de sa femme, sans oser s'y atteler lui-même. Le sort de ceux qu'on avait emmenés était maintenant connu de ceux qui voulaient le connaître, ignoré des autres, de loin les plus nombreux. Monsieur Ernest n'était pas pressé de savoir. Au fond, Dolorès, tant qu'il était dans l'ignorance il pouvait espérer. L'hôtel Lutétia lui faisait peur, il m'a demandé de l'accompagner, j'avais peur autant que lui.

Des ambulances stationnaient devant l'entrée de l'hôtel. Beaucoup de monde s'affairait à la réception et dans les salons qui sentaient l'asile, eau de Javel, savon noir, désinfectant et cette odeur fade qui rôde toujours autour des malades et des mourants. Il y avait des infirmières de la Croix-Rouge, des bonnes sœurs en cornette, des bourgeoises, des familles de toutes classes et de toutes origines, et les rescapés, épouvantails aux mains énormes dont je détournais le regard. De temps à autre on entendait un cri et des sanglots vite réprimés. Il n'y avait pas trace d'Antoinette Treives. Arrivés en début d'après-midi, à cinq heures nous attendions encore. À l'accueil une dame bien mise avait consulté plusieurs registres, passé des coups de téléphone, interpellé des collègues. « Il faudrait avoir la date exacte de départ du convoi », répétait-elle en tapotant ses incisives du bout de son crayon. Sa chevalière de petit doigt et le tweed de sa jupe pochant un peu aux fesses signalaient l'habitante du septième arrondissement. « Attendez-moi, je pense à quelque chose. Une jeune femme est rentrée récemment, les dates d'arrestation correspondent. » Nous avons attendu en silence, assis sur un banc de peluche rouge aux pieds dorés. Elle est revenue accompagnée d'un de ces êtres gris aux yeux creux et aux cheveux courts, dont seuls les vêtements indiquaient le sexe. Monsieur Ernest transpirait, quant à moi je cachais dans mes poches mes mains qui tremblaient. La femme avait une jolie voix, un peu éteinte. « Antoinette, oui, nous étions ensemble à Drancy, oui, nous sommes parties par le même convoi. Non, elle n'a pas supporté le voyage, elle est morte dans le train, juste avant d'arriver. » Elle parlait tout uniment, sans émotion, souriant dans le vide, elle n'était pas là.

Il faisait beau dehors et j'ai toujours eu horreur de pleurer en public. Je suis partie sans me retourner et sans répondre à Monsieur Ernest qui me demandait où j'allais et m'ordonnait de revenir. Les fleurs de marronniers, roses, blanches et tachées de rouille, jonchaient le trottoir central du boulevard Raspail. Antoinette Treives était morte à vingt-neuf ans étouffée dans un wagon à bestiaux, et moi, j'avais trente-trois ans, j'étais vivante et je marchais à grands pas. Il faisait doux. D'une traite j'ai descendu le boulevard, la rue du Bac et j'ai longé les quais jusqu'au pont de la Concorde où je me suis arrêtée pour regarder couler le fleuve. La Seine était rose et nacrée, comme l'était Madame, élégante, gracieuse et nonchalante, comme Madame. Le petit soldat anglais n'a toujours pas compris pourquoi je l'ai insulté après qu'il m'eut très poliment demandé si nous pouvions faire un bout de chemin ensemble. « Pauvre type, fichez le camp, laissez-moi tranquille, elle est morte, vous entendez, elle est morte. » Le laissant là, j'ai passé mon chemin.
Les Allemands avaient tué des humains en quantité innombrable, mais ils avaient épargné Paris, et c'était une bonne chose. Close par les bâtiments de Gabriel, vide de voitures, la place de la Concorde s'offrait dans toute sa beauté. Au nom de ceux que j'avais aimés et qui ne pouvaient plus voir, pour Madame, pour Henry, je l'ai regardée de tous mes yeux.

À l'époque dont je vous parle, il y avait un tabac, Le Narval, au coin de la rue Royale et de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, carrefour de l'élégance universelle en temps de guerre comme en temps de paix, sans rapport aucun avec ce qui s'y voit de nos jours. Je suis entrée dans ce bar, et j'ai demandé au garçon qui essuyait les verres en sifflant C'est une fleur de Paris de me servir ce qu'il avait de plus fort. « De l'eau-de-vie si vous voulez, elle arrache. » Les ateliers et les bureaux venaient de fermer leurs portes, des petites mains buvaient des Suze et des riquiquis au comptoir, à côté d'employés qui en étaient déjà à leur troisième bock de bière. Là non plus je n'étais pas à ma place, Dolorès, mais à force de n'être à ma place nulle part, j'étais partout chez moi.
J'y suis restée deux grandes heures, en buvant de l'eau-de-vie dans un verre à fond épais que je glissais vers le garçon dès qu'il était vide pour qu'il le remplisse à nouveau. Une brune nommée Micheline m'a raconté sa vie qui n'était pas drôle. Son bon ami venait de la laisser choir pour se mettre en ménage avec sa cousine germaine, elle avait dans l'idée de les tuer tous les deux. Un homme aux joues rouges et en casquette à soufflets, qui devait avoir dans les cinquante ans, m'a proposé de l'épouser et de le suivre en Normandie dans une petite ferme près de Bayeux, dont il avait hérité. J'aurais du beurre, de la crème et des œufs à volonté. Une vieille femme en chapeau à fleurs, un chien-loup mangé aux mites couché à ses pieds, pleurait au fond de la salle en psalmodiant « Pauvre Maréchal, pauvre Maréchal » sans que personne lui prête attention. C'était une habituée.
J'étais grise moi aussi. Je répétais à voix basse et sans me lasser que mon fiancé et ma petite sœur avaient été assassinés par les Allemands, que j'étais toute seule et que ça m'était bien égal. J'ai tenté de consoler et de calmer Micheline en lui affirmant qu'une belle fille comme elle ne tarderait pas à retrouver un homme, et j'ai assuré mon prétendant de ma sympathie et de mon goût pour le calvados, tout en déclinant son aimable proposition au motif que je devais rester à Paris pour m'occuper de mon neveu.
Max, je l'avais oublié. J'ai regardé ma montre, l'heure de son dîner était passée, il devrait bientôt aller au lit, et je ne serai pas là pour lui raconter une histoire, lui souhaiter bonne nuit, et le recommander à Dieu. Revenant à moi, j'ai serré la main à mon fermier, embrassé Micheline sur les deux joues en lui souhaitant bon courage, salué la compagnie à la ronde, y compris la vieille qui pleurait toujours, et j'ai attrapé de justesse le 94 qui passait rue Royale, devant la Madeleine. Je suis une forte constitution, Dolorès, quelques verres d'alcool ne me font pas perdre mes moyens. Le contrôleur a ôté la chaîne et m'a tendu une main vigoureuse pour m'aider à grimper sur la plate-forme. « Eh bien mon petit lapin, on est si pressée que ça d'aller retrouver son amoureux ? » Il était plus de neuf heures quand je suis arrivée au 27, Marcel rangeait la vaisselle du dîner, il m'a regardée de travers. « Georgette a fait dîner Max, elle l'a couché, Monsieur vous attend dans son bureau, il est pas content. » J'ai retiré mon chapeau et mon imperméable. sans me presser. « J'y vais. Madame ne reviendra pas, elle est morte, il vous l'a dit ? »

« Il est tard, Mademoiselle Drot. Max vous a attendue, il était très inquiet, et moi aussi. Je croyais pouvoir compter sur vous, surtout un jour comme aujourd'hui. » Faisant mine de regarder par la fenêtre le ciel qui pâlissait, il me tournait le dos. « En sept ans, j'ai été trois fois en retard, Monsieur, si vous trouvez que j'abuse, je vous donne mes huit jours et on n'en parle plus. » J'avais la main sur la poignée de la porte et je me fichais de tout. J'étais de retour au 27 où Madame ne reviendrait pas, le reste était sans importance. Il s'est retourné brusquement, il avait les yeux bouffis, brillants et rouges d'un homme qui a beaucoup pleuré, sa bouche tremblait. « Ne m'emmerdez pas avec vos grands airs, Mademoiselle Drot. » J'étais fatiguée, Dolorès, je n'avais qu'un souhait, monter dans ma chambre et dormir. Sans que j'aie eu le temps de faire le moindre geste, il était sur moi. Monsieur Ernest était grand, costaud, il suait. J'aurais pu crier, appeler à l'aide, je l'ai laissé faire, cela lui faisait du bien et ça m'était égal, complètement. Je lui ai seulement recommandé de se retirer à temps. Je n'irai pas jusqu'à dire que je m'y attendais, mais je n'ai pas été autrement étonnée par l'acte qui a été bref et insignifiant. Un léger courant d'air a fait bouger les voilages, j'ai pensé qu'ils n'avaient pas été nettoyés depuis le début de la guerre et que je devais ajouter cela à la liste des choses à faire. En se relevant et en se rajustant avec précipitation et maladresse, il a balbutié des excuses. Je ne lui en voulais pas. C'était une façon de dire adieu à Madame, une façon d'homme. Je me suis lavée avant d'aller voir Max qui dormait paisiblement, les bras relevés de chaque côté de la tête, paumes ouvertes, un ange. Il a ouvert les yeux quand je l'ai embrassé. « Où tu étais Azelle ? – Dors, mon bébé, Azelle est là. » Le lendemain j'ai porté chez le teinturier ma jupe tachée, j'ai fait passer la note sur les frais de la semaine.

« Monsieur Ernest a bien dormi ? » Il était neuf heures et demie, ma journée était commencée depuis un bon moment et la chaleur lourde annonçait de l'orage. Il était à son bureau, déjà au travail. Je venais lui parler des soucis que j'avais pour trouver un jardinier, lui dire que Marcel avait trop à faire, et, litanie quotidienne, lui demander de l'argent. « Pas très bien, Mademoiselle Drot, et vous ? – Parfaitement, Monsieur, parfaitement ». Il n'a pas levé la tête du catalogue qu'il annotait avec un énorme Waterman à plume en or. « Pour hier, Mademoiselle Drot… » Je lui ai coupé la parole. « Justement, Monsieur, à propos d'hier, je voulais vous demander l'autorisation de faire dire une messe pour Madame. » Il faut savoir profiter des circonstances, Dolorès, ce matin-là il ne pouvait rien me refuser. « Une messe ? » Il s'attendait probablement à autre chose et son air stupéfait m'a fait rire intérieurement. « Je sais que Madame n'était pas croyante, Monsieur, ni vous, mais ne pensez-vous pas que, croyant ou non, il faut accompagner nos morts, surtout ceux-là qui n'auront pas de sépulture ? » Il a levé vers moi ses yeux pâles et sans vie. « Oui, peut-être, une messe, pourquoi pas une messe. »

« Une messe, mais vous êtes malade ! – Monsieur Ernest pense que c'est une bonne idée, je ne vois pas ce que vous avez à dire. » Monsieur Lucien se montrait souvent avenue de Villiers, il venait y voir son neveu et se chamailler avec moi. Il continuait d'entrer par la porte de service et s'installait dans mon bureau sans demander la permission à quiconque, je le trouvais en train de lire Combat ou L'Humanité tout en fumant des cigarettes de l'armée américaine, dont il secouait la cendre n'importe où. « Vous pourriez au moins ouvrir la fenêtre et prendre un cendrier. – Et vous, vous devriez vous mettre au tabac cela vous ferait du bien. » Il était toujours aussi mufle et mal embouché, et, au fond de moi, je lui savais gré d'être resté le même, tant d'autres choses avaient changé. Ce soir-là, il est passé après le dîner, Max s'était endormi et Monsieur Ernest s'était retiré dans son bureau. Je lui ai donné un reste de chou, un verre de vin, et je lui ai demandé s'il savait que nous avions été à l'hôtel Lutétia. « Bien sûr, je le sais, de toute façon, je vous avais prévenue. » Je me suis mise à pleurer devant ce jeune homme dont je partageais le malheur, cet étranger dont chaque mouvement de tête, chaque geste de ses longs doigts, chaque soupir étaient l'ombre portée des mouvements, des gestes, des soupirs de celle que nous avions perdue. Il est venu vers moi et m'a prise rudement par les épaules. « Allons faire un tour, Vieille France, il fait bon dehors, cela nous fera du bien. » Je suis sortie en cheveux et bras nus, et nous avons marché l'un près de l'autre, de la place Pereire à la place Clichy, jusqu'à ce que la nuit tombe. Il y avait du monde boulevard des Batignolles. Après toutes ces nuits obscures, je ne me lassais pas de regarder les fenêtres ouvertes et allumées qui décoraient Paris comme des lampions. « Oui, une messe, elle y a droit, je ne peux pas la laisser partir comme ça », il a haussé les épaules avec une moue qui disait que de toutes les façons il n'en avait rien à faire. Nous sommes rentrés avenue de Villiers, bras dessus, bras dessous, comme deux vieux amis. Nous avions tous deux la nuque raide, et la France amnésique et encocardée de l'après-guerre ne nous plaisait pas beaucoup plus que la France soumise et sournoise de l'Occupation.

« Il n'y a pas de raison. Je refuse, elle n'était pas de ma paroisse, elle n'était pas catholique, même pas chrétienne. » C'est avec le curé des Batignolles que les choses se sont gâtées. Buté, fermé, il ne voulait rien savoir et moi je tenais coûte que coûte à ce que le service soit célébré dans cette église que j'aimais, sous les yeux de ma Sainte Vierge de Paris, tellement plus humaine, plus compatissante, plus proche des malheureux que les Vierges versaillaises. Cet ecclésiastique à la soutane douteuse me dégoûtait, j'ai employé les grands moyens. « Dites, Monsieur le curé, vous avez fait quoi pendant l'Occupation ? J'ai des amis dans la Résistance qui aimeraient bien le savoir. » Je suis partie sans lui laisser le temps de répondre, avec l'intention de laisser le doute faire son œuvre.

« Le curé des Batignolles se fait tirer l'oreille. » J'avais avec mon patron des relations normales en apparence. Je tenais sa maison, je prenais soin de son fils et je recevais ses ordres. Déterminée à ce que Madame ait sa messe, je suis venue lui parler du mauvais prêtre qui se mettait en travers de ma route. Depuis l'autre soir, autant que possible, Monsieur Ernest évitait mon regard. En l'occurrence, il examinait avec attention la pointe de ses chaussures en pécari auxquels Donald avait redonné leur lustre d'antan. « Je suis mal placé pour vous aider, Mademoiselle Drot, mes relations avec l'Église catholique et son clergé sont limitées, comme vous le savez, j'aurais peut-être pu vous trouver un rabbin, et encore, j'aurais eu du mal. Je ne vois que le père Bernard, il arrangera peut-être vos affaires. »
Le père Hippolyte Bernard était une grande gueule et un bel homme, Dolorès. Tôt engagé dans la Résistance, ses six mois de déportation ne l'avaient pas trop abîmé, et depuis son retour, ce dominicain était devenu la coqueluche des gaullistes de la bonne société parisienne. On le voyait de temps à autre au 27, il y venait en aube blanche ou en treillis, c'était selon.
« C'est une bonne idée que vous avez eue là, Mademoiselle, le deuil des morts sans tombeau est dur à s'accomplir. » Nous marchions côte à côte rue Legendre et j'ai pensé au petit cimetière de Saint-Gaultier et aux renoncules que j'y avais plantées. Intelligent, beau parleur et brutal, le père n'a pas eu de difficulté à faire céder un petit curé de paroisse qui avait passé les cinq dernières années de sa vie en fermant les yeux et en se bouchant les oreilles.

Ce fut une belle messe, avec de la belle musique et un beau sermon du père Bernard qui s'y entendait. Ils sont tous venus, Monsieur Ernest, Monsieur Hervé et Madame Chambard, Marcel qui était le seul à pleurer, la cuisinière, et même la mère de Madame qui avait refait surface avec ses perles et sa méchanceté. Max se tenait entre son père et Monsieur Hervé, coiffé comme un petit homme, ses boucles bien aplaties de part et d'autre d'une raie impeccable qui m'avait donné beaucoup de mal. Il fut enchanté du spectacle. Les fleurs, les orgues, les cierges et l'encens lui plurent infiniment. Ravi, il se tournait vers moi en souriant pour me prendre à témoin de la magnificence des choses. D'un doigt sur la bouche, je lui faisais signe de rester sage. Monsieur Lucien, les yeux noircis par la colère et le chagrin, est resté au fond de l'église. Il est parti au dernier répons, sans parler à personne. « Ite missa est. »
Nous sommes rentrés à l'hôtel à pied, j'avais fait préparer une petite collation, car il faut manger après les enterrements. Max et moi nous fermions la marche. Quand nous avons abordé la passerelle des Batignolles, un train de marchandises quittait la gare Saint-Lazare. Il était tiré par une grosse locomotive noire qui nous a enveloppés de sa fumée blanche. J'ai pris Max dans mes bras et je lui ai dit que sa maman était au ciel, qu'elle y était montée comme cette fumée et qu'elle ne reviendrait pas.
Max n'a rien dit. Il regardait le train qui s'éloignait avec un bruit énorme, sifflant à reprises en prenant de la vitesse, et puis, comme il le faisait parfois, l'enfant a frotté son petit nez contre le mien en chantonnant Il était un petit navire.
Antoinette Treives n'était plus, la messe des morts avait été dite, ma guerre était finie.



Aujourd'hui, c'est mon temps qui est fini, Dolorès, mais avant de m'en aller, deux ou trois choses encore.



L'assassinat d'Antoinette Treives dans le train français qui l'emmenait en Pologne avait scellé mon destin. Elle était gâtée, capricieuse, frivole, mais son cœur était bon et généreux, elle était courageuse quand il le fallait, et elle aimait rire. C'était mon enfant, ma petite sœur. Je resterais aux côtés des siens, et moi vivante elle vivrait. Je parlerais d'elle à son fils, je lui dirais combien sa mère était charmante et musicienne, comme le bleu lui allait bien, comme elle aimait le golf, le bridge, le thé de Chine, les macarons de chez Pons, les roses, et combien elle l'aimait, lui.


« J'ai décidé de vous rendre mon tablier. »
Deux ans avaient passé. Une photo de Madame avait été posée sur le bureau de Monsieur Ernest à côté de la timbale d'argent gravée à son prénom et à sa date de naissance, « Antoinette, vingt mars mille neuf cent quatorze ». Chaque dimanche, nous faisions un bouquet que Max mettait dans l'eau, c'était le bouquet de maman. Nous avions retrouvé Arès et le bassin pour les vacances et durant l'année scolaire je conduisais Max deux fois par semaine au cours Atmer, je l'emmenais au bois monter à poney, il faisait du solfège et du piano pour lequel il montrait des dispositions étonnantes. Monsieur Lucien ricanait et lui apprenait à siffler et, parfois, le prenait dans ses bras et le serrait très fort. Il me parlait politique et nous nous disputions, comme nous avons continué de le faire jusqu'à la semaine dernière. Les tableaux que Monsieur Ernest accrochait aux murs étaient de plus en plus laids, et de plus en plus cotés. Il était libre, c'était un beau parti, les candidates au mariage ne manquaient pas, jusqu'au soir où il m'a annoncé ses fiançailles avec l'une d'entre elles, une poétesse uruguayenne de toute beauté, immensément riche, droguée et neurasthénique. Les restrictions étaient toujours en vigueur, nous étions en novembre, il avait fait un temps de chien toute la journée, ciel bas, petite pluie persistante et mauvaise, le feu brûlait dans la cheminée de la bibliothèque où j'avais apporté à Monsieur Ernest son porto d'après dîner.
Il va sans dire, Dolorès, qu'il n'avait plus jamais eu de geste déplacé à mon égard, mais l'incident avait établi entre nous une espèce de familiarité froide, un genre d'égalité, qui m'arrangeait bien. « Je vais me marier avec Pilar Do Santos Fuentes, Mademoiselle Drot. » J'ai versé le porto, et je lui ai passé son verre, ma main ne tremblait pas. C'était un excellent porto, j'en prenais moi-même une larme le soir avant de monter me coucher pour me réchauffer. « Bien Monsieur, bonne nuit Monsieur. » Ne jamais réagir sur le moment, Dolorès, règle absolue que vous n'avez pas respectée malgré mes recommandations. J'ai laissé passer la nuit pour attaquer au matin. Postée près de la chambre de Monsieur j'ai guetté Donald qui montait le plateau en sifflotant. Sans un mot, je le lui ai pris des mains et j'ai toqué à la porte. Monsieur Ernest était réveillé, il lisait Le Monde de la veille.

« Je le savais. » Exaspéré, il a jeté son journal au bas de son lit dans un geste de colère qui lui ressemblait peu. J'ai continué : « C'est normal, Monsieur. Comprenez-moi, il me serait impossible de faire mon travail dans ces conditions. » Et puis je lui ai dit son fait. « Franchement, Monsieur, vous feriez une immense sottise. On n'épouse pas une droguée notoire qui a couché avec tout le gotha, même si elle est belle et riche comme tout. Ne faites pas ça à Max, gardez-la comme maîtresse officielle si ça vous chante, et laissez-moi m'occuper du reste. »
Il a tordu le nez, des plaques rouges lui sont apparues au cou et au visage, tranchant désagréablement sur sa chair blanche. « Fous le camp, tu m'emmerdes, mais Max a besoin de toi, moi aussi, tu le sais et tu t'en sers. » Je suis sortie sans demander mon reste. Par la suite et jusqu'à sa mort, nos échanges ont souvent revêtu cette tonalité peu amène, je ne m'en formalisais pas, j'étais parvenue à mes fins. Monsieur Ernest n'a jamais plus parlé de se remarier. Nous nous portions respectivement sur les nerfs, mais nous nous aimions bien et notre association a parfaitement fonctionné. J'ai eu beaucoup de chagrin quand il est mort, il y a dix ans. En fin de compte c'est Monsieur Hervé qui a épousé Pilar, l'union a tenu six mois.

Je continuais mes visites à Versailles une fois la semaine sans que Paris en sache rien. Max lui-même ne me questionnait pas sur l'emploi du temps de mon jour de sortie. Je passais mes jeudis après-midi en de pénibles tête-à-tête avec ma fille. Marie-Cécile grandissait, elle était belle, travaillait bien et ne m'aimait pas. J'avais été prévenue. Contraintes l'une comme l'autre, nous faisions le tour du bassin de Neptune, et nous allions prendre un citron pressé et manger un gâteau chez Guinon, rue de la Paroisse, en nous battant les flancs pour trouver quelque chose à nous dire. Le vingt-huit février mille neuf cent cinquante-neuf, jour de sa majorité, Marie-Cécile m'a déclaré qu'elle ne me verrait plus. Aujourd'hui, elle est mariée, mère de cinq enfants que je ne connais pas. J'ai de ses nouvelles par les journaux, car figurez-vous, Dolorès, que Marie-Cécile est élue d'un parti conservateur, championne des valeurs de la famille. Je la vois quelquefois à la télévision. Elle me ressemble. Ma mère est morte en mille neuf cent soixante-quinze, sans que je l'aie revue, c'est Mère Marie-Joseph qui m'a annoncé la nouvelle, elle-même l'a suivie de peu. Pour mon oncle, je n'ai plus jamais entendu parler de lui.

Voilà ma vie, Dolorès. Je l'ai aimée. J'ai tenu à la perfection une maison qui ne m'appartenait pas, j'ai été la deuxième épouse d'un homme avec qui je n'ai couché qu'une fois et encore, par hasard, la maman comblée d'un enfant qui n'était pas le mien, et une étrangère pour ma propre fille à qui je lègue toutes mes économies, jolie somme entre nous. Je laisse mes herbiers à Max, je sais qu'il les aime. Quant à vous, Dolorès, j'ai pensé qu'il vous plairait d'avoir ma médaille de baptême. N'oubliez pas de me l'ôter avant que l'on me mette en bière. Mon testament est dans le tiroir de la table de nuit. La petite chaise n'est pas à moi, elle revient naturellement à son propriétaire.

J'en ai fini, Dolorès, je suis lasse, j'ai hâte de me reposer et de retrouver ceux que j'aime. Ils sont avec les justes, à la droite de Dieu, abrités sous Son grand manteau bleu brodé d'or. Ils m'attendent depuis longtemps, Henry, Mère Marie-Joseph, et Madame, qui rira en me voyant venir.