Je sais

fort bien que je ne suis qu’une machine à faire des livres.

Chateaubriand.

 

J’ai failli déclarer forfait. Le don que Karl me reconnaissait du bout des lèvres, jugeant maladroit de le dénier tout à fait, je n’y voyais au fond qu’un hasard incapable de légitimer cet autre hasard, moi-même. Ma mère avait une belle voix, donc elle chantait. Elle n’en voyageait pas moins sans billet. Moi, j’avais la bosse de la littérature, donc j’écrirais, j’exploiterais ce filon toute ma vie. D’accord. Mais l’Art perdait – pour moi du moins – ses pouvoirs sacrés, je resterais vagabond – un peu mieux nanti, c’est tout. Pour que je me sentisse nécessaire, il eût fallu qu’on me réclamât. Ma famille m’avait entretenu quelque temps dans cette illusion; on m’avait répété que j’étais un don du Ciel, très attendu, indispensable à mon grand-père, à ma mère : je n’y croyais plus niais j’avais gardé le sentiment qu’on naît superflu à moins d’être mis au monde spécialement pour combler une attente. Mon orgueil et mon délaissement étaient tels, à l’époque, que je souhaitais être mort ou requis par toute la terre.

Je n’écrivais plus : les déclarations de Mme Picard avaient donné aux soliloques de ma plume une telle importance que je n’osais plus les poursuivre. Quand je voulus reprendre mon roman, sauver au moins le jeune couple que j’avais laissé sans provisions ni casque colonial au beau milieu du Sahara, je connus les affres de l’impuissance. A peine assis, ma tête s’emplissait de brouillard, je mordillais mes ongles en grimaçant: j’avais perdu l’innocence. Je me relevais, je rôdais dans l’appartement avec une âme d’incendiaire ; hélas, je n’y mis jamais le feu : docile par

condition, par goût, par coutume, je ne suis venu, plus tard, à la rébellion que pour avoir poussé la soumission à l’extrême. On m’acheta un « cahier de devoirs », recouvert de toile noire avec des tranches rouges : aucun signe extérieur ne le distinguait de mon « cahier de romans » : à peine l’eus-je regardé, mes devoirs scolaires et mes obligations personnelles fusionnèrent, j’identifiai l’auteur à l’élève, l’élève au futur professeur, c’était tout un d’écrire et d’enseigner la grammaire ; ma plume, socialisée, me tomba de la main et je restai plusieurs mois sans la ressaisir.

Mon grand-père souriait dans sa barbe quand je tramais ma maussaderie dans son bureau : il se disait sans doute que sa politique portait ses premiers fruits.

Elle échoua parce que j’avais la tête épique. Mon épée brisée, rejeté dans la roture, je fis souvent, la nuit, ce rêve anxieux : j’étais au Luxembourg, près du bassin, face au Sénat ; il fallait protéger contre un danger inconnu une petite fille blonde qui ressemblait à Vévé, morte un an plus tôt. La petite, calme et confiante, levait vers moi ses yeux graves ; souvent, elle tenait un cerceau. C’était moi qui avais peur : je craignais de l’abandonner à des forces invisibles. Combien je l’aimais pourtant, de quel amour désolé ! Je l’aime toujours ; je l’ai cherchée, perdue,

retrouvée, tenue dans mes bras, reperdue : c’est l’Epopée. A huit ans, au moment de me résigner, j’eus un violent sursaut ; pour sauver cette petite morte, je me lançai dans une opération simple et démente qui dévia le cours de ma vie : je refilai à l’écrivain les pouvoirs sacrés du héros.

A l’origine il y eut une découverte ou plutôt une réminiscence – car j’en avais eu deux ans plus tôt le pressentiment : les grands auteurs s’apparentent aux chevaliers errants en ceci que les uns et les autres suscitent des marques passionnées de gratitude. Pour Pardaillan, la preuve n’était plus à faire : les larmes d’orphelines reconnaissantes avaient raviné le dos de sa main. Mais, à croire le Grand Larousse et les notices nécrologiques que je lisais dans les journaux, l’écrivain n’était pas moins favorisé : pour peu qu’il vécût longtemps, il finissait

invariablement par recevoir une lettre d’un inconnu qui le remerciait ; à dater de cette minute, les remerciements ne s’arrêtaient plus, s’entassaient sur son bureau, encombraient son appartement ; des étrangers traversaient les mers pour le saluer ; ses compatriotes, après sa mort, se cotisaient pour lui élever un monument ; dans sa ville natale et parfois dans la capitale de son pays, des rues portaient son nom. En elles-mêmes, ces gratulations ne m’intéressaient pas : elles me rappelaient trop la comédie familiale. Une gravure, pourtant, me bouleversa : le célèbre romancier Dickens va débarquer dans quelques heures à New York, on aperçoit au loin le bateau qui le transporte ; la foule s’est massée sur le quai pour l’accueillir, elle ouvre toutes ses bouches et brandit mille casquettes, si dense que les enfants étouffent, solitaire, pourtant, orpheline et veuve, dépeuplée par la seule absence de l’homme qu’elle attend. Je murmurai : « Il y a quelqu’un qui manque ici : c’est Dickens ! » et

les larmes me vinrent aux yeux. Pourtant j’écartai ces effets, j’allai droit à leur cause : pour être si follement acclamés, il fallait, me dis-je, que les hommes de lettres affrontassent les pires dangers et rendissent à l’humanité les services les plus éminents. Une fois dans ma vie j’avais assisté à un pareil déchaînement d’enthousiasme : les chapeaux volaient, hommes et femmes criaient : bravo, hurrah ; c’était le 14 juillet, les Turcos défilaient. Ce souvenir acheva de me convaincre : en dépit de leurs tares physiques, de leur afféterie, de leur apparente féminité, mes confrères étaient des manières de soldats, ils risquaient leur vie en francs-tireurs dans de mystérieux combats, on applaudissait, plus encore que le talent, leur courage militaire. C’est donc vrai ! me dis-je. On a besoin d’eux ! A Paris, à New York, à Moscou, on les attend, dans l’angoisse ou dans l’extase, avant qu’ils aient publié leur premier livre, avant qu’ils aient commencé d’écrire, avant même qu’ils soient nés.

Mais alors… moi ? Moi qui avais mission d’écrire ? Eh bien l’on m’attendait. Je transformai Corneille en Pardaillan: il conserva ses jambes torses, sa poitrine étroite et sa face de carême mais je lui ôtai son avarice et son appétit du gain ; je confondis délibérément l’art d’écrire et la générosité. Après quoi ce fut un jeu de me changer en Corneille et de me donner ce mandat : protéger l’espèce. Ma nouvelle imposture me préparait un drôle d’avenir ; sur l’instant j’y gagnai tout. Mal né, j’ai dit mes efforts pour renaître : mille fois les supplications de l’innocence en péril m’avaient suscité. Mais c’était pour rire : faux chevalier, je faisais de fausses prouesses dont l’inconsistance avait fini par me dégoûter. Or voici qu’on me rendait mes rêves et qu’ils se réalisaient.

Car elle était réelle, ma vocation, je ne pouvais en douter puisque le grand prêtre s’en portait garant. Enfant imaginaire, je devenais un vrai paladin dont les exploits seraient de vrais livres. J’étais requis ! On attendait mon œuvre dont le premier tome, malgré mon zèle, ne paraîtrait pas avant 1935. Aux environs de 1930 les gens commenceraient à s’impatienter, ils se diraient entre eux : « Il prend son temps, celui-là ! Voici vingt-cinq ans

qu’on le nourrit à ne rien faire ! Allons-nous crever sans l’avoir lu ? »

Je leur répondais, avec ma voix de 1913 : « Hé, laissez-moi le temps de travailler ! » Mais gentiment : je voyais bien qu’ils avaient – Dieu seul savait pourquoi – besoin de mes secours et que ce besoin m’avait engendré, moi, l’unique moyen de le combler. Je m’appliquais à surprendre, au fond de moi-même, cette universelle attente, ma source vive et ma raison d’être ; je me croyais quelquefois sur le point d’y réussir et puis, au bout d’un moment, je laissais tout aller. N’importe : ces fausses illuminations me suffisaient. Rassuré, je regardais au-dehors: peut-être en certains lieux manquais-je déjà. Mais non : c’était trop tôt. Bel objet d’un désir qui s’ignorait encore, j’acceptais joyeusement de garder pour quelque temps l’incognito. Quelquefois ma grand-mère m’emmenait à son cabinet de lecture et je voyais avec amusement de longues dames pensives, insatisfaites, glisser d’un mur à l’autre en quête de l’auteur qui les rassasierait : il restait introuvable puisque c’était moi, ce môme dans leurs jupes, qu’elles ne regardaient même pas.

Je riais de malice, je pleurais d’attendrissement : j’avais passé ma courte vie à m’inventer des goûts et des partis pris qui se diluaient aussitôt. Or voici qu’on m’avait sondé et que la sonde avait rencontré le roc ; j’étais écrivain comme Charles Schweitzer était grand-père : de naissance et pour toujours. Il arrivait cependant qu’une inquiétude perçât sous l’enthousiasme : le talent que je croyais cautionné par Karl, je refusais d’y voir un accident et je m’étais arrangé pour en faire un mandat, mais, faute d’encouragements et d’une réquisition véritable, je ne pouvais oublier que je me le donnais moi-même. Surgi d’un monde antédiluvien, à l’instant que j’échappais à la Nature pour devenir enfin moi, cet Autre que je prétendais être aux yeux des autres, je regardais en face mon Destin et je le reconnaissais : ce n’était que ma liberté, dressée devant moi par mes soins comme un pouvoir étranger. Bref, je n’arrivais pas à me pigeonner tout à fait. Ni tout à fait à me désabuser. J’oscillais. Mes hésitations ressuscitèrent un vieux problème : comment joindre les certitudes de Michel Strogoff à la générosité de Pardaillan ? Chevalier, je n’avais jamais pris les ordres du roi ; fallait-il accepter d’être auteur par commandement ? Le malaise ne durait jamais bien longtemps ; j’étais la proie de deux mystiques opposées mais je m’accommodais fort bien de leurs contradictions. Cela m’arrangeait, même, d’être à la fois cadeau du Ciel et fils de mes œuvres. Les jours de bonne humeur, tout venait de moi, je m’étais tiré du néant par mes propres forces pour apporter aux hommes les lectures qu’ils souhaitaient : enfant soumis, j’obéirais jusqu’à la mort mais à moi. Aux heures désolées, quand je sentais l’écœurante fadeur de ma disponibilité, je ne pouvais me calmer qu’en forçant sur la prédestination : je convoquais l’espèce et lui refilais la responsabilité de ma vie ; je n’étais que le produit d’une exigence collective. La plupart du temps, je ménageais la paix de mon cœur en prenant soin de ne jamais tout à fait exclure ni la liberté qui exalte ni la nécessité qui justifie.

Pardaillan et Strogoff pouvaient faire bon ménage : le danger était ailleurs et l’on me rendit témoin d’une confrontation déplaisante qui m’obligea par la suite à prendre des précautions. Le grand responsable est Zévaco dont je ne me méfiais pas ; voulut-il me gêner ou me prévenir ? Le fait est qu’un beau jour, à Madrid, dans une posada, quand je n’avais d’yeux que pour Pardaillan qui se reposait, le pauvre, en buvant un coup de vin bien mérité, cet auteur attira mon attention sur un consommateur qui n’était autre que Cervantès. Les deux hommes font connaissance, affichent une estime réciproque et vont tenter ensemble un vertueux coup de main. Pis encore, Cervantès, tout heureux, confie à son nouvel ami qu’il veut écrire un livre : jusque-là, le personnage principal en restait flou mais, grâce à Dieu, Pardaillan était apparu, qui lui servirait de modèle. L’indignation me saisit, je faillis jeter le livre : quel manque de tact ! J’étais écrivain-chevalier, on me coupait en deux, chaque moitié devenait tout un homme, rencontrait l’autre et la contestait. Pardaillan n’était pas sot mais n’aurait point écrit Don Quichotte ; Cervantes se battait bien mais il ne fallait pas compter qu’il mît à lui seul vingt reîtres en fuite. Leur amitié, elle-même, soulignait leurs limites. Le premier pensait : « Il est un peu malingre, ce cuistre, mais il ne manque pas de courage. » Et le second : « Parbleu ! Pour un

soudard, cet homme ne raisonne pas trop mal. » Et puis je n’aimais pas du tout que mon héros servît de modèle au chevalier de la Triste Figure. Au temps du « cinéma » on m’avait fait cadeau d’un Don Quichotte expurgé, je n’en avais pas lu plus de cinquante pages : on ridiculisait publiquement mes prouesses ! Et voici que Zévaco lui-même…

A qui se fier ? En vérité, j’étais une ribaude, une fille à soldats : mon cœur, mon lâche cœur préférait l’aventurier à l’intellectuel ; j’avais honte de n’être que Cervantès. Pour m’empêcher de trahir, je fis régner la terreur dans ma tête et dans mon vocabulaire, je pourchassai le mot d’héroïsme et ses succédanés, je refoulai les chevaliers errants, je me parlai sans cesse des hommes de lettres, des dangers qu’ils couraient, de leur plume acérée qui embrochait les méchants. Je poursuivis la lecture de Pardaillan et Fausta, des Misérables, de La Légende des siècles, je pleurai sur Jean Valjean, sur Éviradnus mais, le livre fermé, j’effaçais leurs noms de ma mémoire et je faisais l’appel de mon vrai régiment. Silvio Pellico : emprisonné à vie. André Chénier : guillotiné. Étienne Dolet : brûlé vif.

Byron : mort pour la Grèce. Je m’employai avec une passion froide à transfigurer ma vocation en y versant mes anciens rêves, rien ne me fit reculer : je tordis les idées, je faussai le sens des mots, je me retranchai du monde par crainte des mauvaises rencontres et des comparaisons. A la vacance de mon âme succéda la mobilisation totale et permanente : je devins une dictature militaire.

Le malaise persista sous une autre forme : j’affûtai mon talent, rien de mieux. Mais à quoi servirait-il ? Les hommes avaient besoin de moi : pour quoi faire ? J’eus le malheur de m’interroger sur mon rôle et ma destination. Je demandai : « enfin, de quoi s’agit-il ? »

et, sur l’instant, je crus tout perdu. Il ne s’agissait de rien. N’est pas héros qui veut ; ni le courage ni le don ne suffisent, il faut qu’il y ait des hydres et des dragons. Je n’en voyais nulle part. Voltaire et Rousseau avaient ferraillé dur en leur temps : c’est qu’il restait encore des tyrans. Hugo, de Guernesey, avait foudroyé Badinguet que mon grand-père m’avait appris à détester. Mais je ne trouvais pas de mérite à proclamer ma haine puisque cet empereur était mort depuis quarante ans. Sur l’histoire contemporaine, Charles restait muet : ce dreyfusard ne me parla jamais de Dreyfus. Quel dommage ! avec quel entrain j’aurais joué le rôle de Zola : houspillé à la sortie du Tribunal, je me retourne sur le marchepied de ma calèche, je casse les reins des plus excités – non, non : je trouve un mot terrible qui les fait reculer. Et, bien entendu, je refuse, moi, de fuir en Angleterre ; méconnu, délaissé, quelles délices de redevenir Grisélidis, de battre le pavé de Paris sans me douter une minute que le Panthéon m’attend.

Ma grand-mère recevait chaque jour Le Matin et, si je ne m’abuse, l’Excelsior. j’appris l’existence de la pègre que j’abominai comme tous les honnêtes gens. Mais ces tigres à face humaine ne faisaient pas mon affaire : l’intrépide M. Lépine suffisait à les mater. Parfois les ouvriers se fâchaient, aussitôt les capitaux s’envolaient mais je n’en sus rien et j’ignore encore ce qu’en pensait mon grand-père. Il remplissait ponctuellement ses devoirs d’électeur, sortait rajeuni de l’isoloir, un peu fat et, quand nos femmes le taquinaient : « Enfin, dis-nous pour qui tu votes ! », il répondait sèchement : « C’est une affaire d’homme ! » Pourtant, lorsqu’on élut le

nouveau président de la République, il nous fit entendre, dans un moment d’abandon, qu’il déplorait la candidature de Pams : « C’est un marchand de cigarettes ! » s’écria-t-il avec colère. Cet intellectuel petit-bourgeois voulait que le premier fonctionnaire de France fût un de ses pairs, un petit-bourgeois intellectuel, Poincaré. Ma mère m’assure aujourd’hui qu’il votait radical et qu’elle le savait fort bien. Cela ne m’étonne pas : il avait choisi le parti des fonctionnaires ; et puis les radicaux se survivaient déjà : Charles avait la satisfaction de voter pour un parti d’ordre en donnant sa voix au parti du mouvement. Bref la politique française, à l’en croire, n’allait pas mal du tout.

Cela me navrait : je m’étais armé pour défendre l’humanité contre des dangers terribles et tout le monde m’assurait qu’elle s’acheminait doucement vers la perfection. Grand-père m’avait élevé dans le respect de la démocratie bourgeoise : pour elle, j’aurais dégainé ma plume volontiers ; mais sous la présidence de Fallières le paysan votait : que demander de plus ? Et que fait un républicain s’il a le bonheur de vivre en république ? Il se tourne les pouces ou bien il enseigne le grec et décrit les monuments d’Aurillac à ses moments perdus.

J’étais revenu à mon point de départ et je crus étouffer une fois de plus dans ce monde sans conflits qui réduisait l’écrivain au chômage.

Ce fut encore Charles qui me tira de peine. A son insu, naturellement. Deux ans plus tôt, pour m’éveiller à l’humanisme, il m’avait exposé des idées dont il ne soufflait plus mot, de crainte d’encourager ma folie mais qui s’étaient gravées dans son esprit. Elles reprirent, sans bruit, leur virulence et, pour sauver l’essentiel, transformèrent peu à peu l’écrivain-chevalier en écrivain-martyr. J’ai dit comment ce pasteur manqué, fidèle aux volontés de son père, avait gardé le Divin pour le verser dans la Culture.

De cet amalgame était né le Saint-Esprit, attribut de la Substance infinie, patron des lettres et des arts, des langues mortes ou vivantes et de la Méthode Directe, blanche colombe qui comblait la famille Schweitzer de ses apparitions, voletait, le dimanche, au-dessus des orgues, des orchestres et se perchait, les jours ouvrables, sur le crâne de mon grand-père. Les anciens propos de Karl, rassemblés, composèrent dans ma tête un discours : le monde était la proie du Mal ; un seul salut : mourir à soi-même, à la Terre, contempler du fond d’un naufrage les impossibles Idées. Comme on n’y parvenait pas sans un entraînement difficile et dangereux, on avait confié la besogne à un corps de spécialistes. La cléricature prenait l’humanité en charge et la sauvait par la réversibilité des mérites : les fauves du temporel, grands et petits, avaient tout loisir de s’entre-tuer ou de mener dans l’hébétude une existence sans vérité puisque les écrivains et les artistes méditaient à leur place sur la Beauté, sur le Bien. Pour arracher l’espèce entière à l’animalité il ne fallait que deux conditions : que l’on conservât dans des locaux surveillés les reliques – toiles, livres, statues – des clercs morts ; qu’il restât au moins un clerc vivant pour continuer la besogne et fabriquer les reliques futures.

Sales fadaises : je les gobai sans trop les comprendre, j’y croyais encore à vingt ans. A cause d’elles j’ai tenu longtemps l’œuvre d’art pour un événement métaphysique dont la naissance intéressait l’univers. Je déterrai cette religion féroce et je la fis mienne pour dorer ma terne vocation : j’absorbai des rancunes et des aigreurs qui ne m’appartenaient point, pas davantage à mon grand-père, les vieilles biles de Flaubert, des Goncourt, de Gautier m’empoisonnèrent ; leur haine abstraite de l’homme, introduite en moi sous le masque de l’amour, m’infecta de prétentions nouvelles. Je devins cathare, je confondis la littérature avec la prière, j’en fis un sacrifice humain. Mes frères, décidai-je, me demandaient tout simplement de consacrer ma plume à leur rachat: ils souffraient d’une insuffisance d’être qui, sans l’intercession des Saints, les aurait voués en permanence à l’anéantissement ; si j’ouvrais les yeux chaque matin, si, courant à la fenêtre, je voyais passer dans la rue des Messieurs et des Dames encore vivants, c’est que, du crépuscule à l’aube, un travailleur en chambre avait lutté pour écrire une page immortelle qui nous valait ce sursis d’un jour. Il recommencerait à la tombée de la nuit, ce soir, demain, jusqu’à mourir d’usure ; je prendrais la relève : moi aussi, je retiendrais l’espèce au bord du gouffre par mon offrande mystique, par mon œuvre ; en douce le militaire cédait la place au prêtre : Parsifal tragique, je m’offrais en victime expiatoire. Du jour où je découvris Chantecler, un nœud se fit dans mon cœur : un nœud de vipères qu’il fallut trente ans pour dénouer : déchiré, sanglant, rossé, ce coq trouve le moyen de protéger toute une basse-cour, il suffit de son chant pour mettre un épervier en déroute et la foule abjecte l’encense après l’avoir moqué ; l’épervier disparu, le poète revient au combat, la Beauté l’inspire, décuple ses forces, il fond sur son adversaire et le terrasse. Je pleurai : Grisélidis, Corneille, Pardaillan, je les retrouvais tous en un : Chantecler ce serait moi. Tout me parut simple : écrire, c’est augmenter d’une perle le sautoir des Muses, laisser à la postérité le souvenir d’une vie exemplaire, défendre le peuple contre lui-même et contre ses ennemis, attirer sur les hommes par une Messe solennelle la bénédiction du Ciel. L’idée ne me vint pas qu’on pût écrire pour être lu.

On écrit pour ses voisins ou pour Dieu. Je pris le parti d’écrire pour Dieu en vue de sauver mes voisins. Je voulais des obligés et non pas des lecteurs. Le mépris corrompait ma générosité. Déjà, du temps que je protégeais les orphelines, je commençais par me débarrasser d’elles en les envoyant se cacher. Écrivain, ma manière ne changea pas : avant de sauver l’humanité, je commencerais par lui bander les yeux ; alors seulement je me tournerais contre les petits reîtres noirs et véloces, contre les mots ; quand ma nouvelle orpheline oserait dénouer le bandeau, je serais loin ; sauvée par une prouesse solitaire, elle ne remarquerait pas d’abord, flambant sur un rayon de la Nationale, le petit volume tout neuf qui porterait mon nom.

Je plaide les circonstances atténuantes. Il y en a trois. D’abord, à travers un fantasme limpide, c’était mon droit de vivre que je mettais en question. En cette humanité sans visa qui attend le bon plaisir de l’Artiste, on aura reconnu l’enfant gavé de bonheur qui s’ennuyait sur son perchoir, j’acceptais le mythe odieux du Saint qui sauve la populace, parce que finalement la populace c’était moi : je me déclarais sauveteur patenté des foules pour faire mon propre salut en douce et, comme disent les jésuites, par-dessus le marché.

Et puis j’avais neuf ans. Fils unique et sans camarade, je n’imaginais pas que mon isolement pût finir. Il faut avouer que j’étais un auteur très ignoré. J’avais recommencé d’écrire. Mes nouveaux romans, faute de mieux, ressemblaient aux anciens trait pour trait, mais personne n’en prenait connaissance. Pas même moi, qui détestais me relire : ma plume allait si vite que, souvent, j’avais mal au poignet ; je jetais sur le parquet les cahiers remplis, je finissais par les oublier, ils disparaissaient ; par cette raison je n’achevais rien : à quoi bon raconter la fin d’une histoire quand le commencement s’en est perdu.

D’ailleurs, si Karl avait daigné jeter un coup d’œil sur ces pages, il n’aurait pas été lecteur à mes yeux mais juge suprême et j’aurais redouté qu’il ne me condamnât. L’écriture, mon travail noir, ne renvoyait à rien et, du coup, se prenait elle-même pour fin : j’écrivais pour écrire. Je ne le regrette pas : eussé-je été lu, je tentais de plaire, je redevenais merveilleux. Clandestin, je fus vrai.

Enfin l’idéalisme du clerc se fondait sur le réalisme de l’enfant. Je l’ai dit plus haut : pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde.

Exister, c’était posséder une appellation contrôlée, quelque part sur les Tables infinies du Verbe ; écrire c’était y graver des êtres neufs ou – ce fut ma plus tenace illusion – prendre les choses, vivantes, au piège des phrases : si je combinais les mots ingénieusement, l’objet s’empêtrait dans les signes, je le tenais. Je commençais, au Luxembourg, par me fasciner sur un brillant simulacre de platane : je ne l’observais pas, tout au contraire, je faisais confiance au vide, j’attendais ; au bout d’un moment, son vrai feuillage surgissait sous l’aspect d’un simple adjectif ou, quelquefois, de toute une proposition : j’avais enrichi l’univers d’une frissonnante verdure. Jamais je n’ai déposé mes trouvailles sur le papier : elles s’accumulaient, pensai-je, dans ma mémoire. En fait je les oubliais. Mais elles me donnaient un pressentiment de mon rôle futur : j’imposerais des noms.

Depuis plusieurs siècles, à Aurillac, de vains ramas de blancheurs réclamaient des contours fixes, un sens: J’en ferais des monuments véritables. Terroriste, je ne visais que leur être : je le constituerais par le langage ; rhétoricien, je n’aimais que les mots : je dresserais des cathédrales de paroles sous l’œil bleu du mot ciel. Je bâtirais pour des millénaires. Quand je prenais un livre, j’avais beau l’ouvrir et le fermer vingt fois, je voyais bien qu’il ne s’altérait pas. Glissant sur cette substance incorruptible : le texte, mon regard n’était qu’un minuscule accident de surface, il ne dérangeait rien, n’usait pas. Moi, par contre, passif, éphémère, j’étais un moustique ébloui, traversé par les feux d’un phare ; je quittais le bureau, j’éteignais : invisible dans les ténèbres, le livre étincelait toujours ; pour lui seul.

Je donnerais à mes ouvrages la violence de ces jets de lumière corrosifs, et, plus tard, dans les bibliothèques en ruine, ils survivraient à l’homme.

Je me complus à mon obscurité, je souhaitai la prolonger, m’en faire un mérite. J’enviai les détenus célèbres qui ont écrit dans des cachots sur du papier à chandelle. Ils avaient gardé l’obligation de racheter leurs contemporains et perdu celle de les fréquenter. Naturellement, le progrès des mœurs diminuait mes chances de puiser mon talent dans la réclusion, mais je n’en désespérais pas tout à fait : frappée par la modestie de mes ambitions, la Providence aurait à cœur de les réaliser. En attendant je me séquestrais par anticipation.

Circonvenue par mon grand-père, ma mère ne perdait pas une occasion de peindre mes joies futures : pour me séduire elle mettait dans ma vie tout ce qui manquait à la sienne : la tranquillité, le loisir, la concorde ; jeune professeur encore célibataire, une jolie vieille dame me louerait une chambre confortable qui sentirait la lavande et le linge frais, j’irais au lycée d’un saut, j’en reviendrais de même ; le soir je m’attarderais sur le pas de ma porte pour bavarder avec ma logeuse qui raffolerait de moi ; tout le monde m’aimerait, d’ailleurs, parce que je serais courtois et bien élevé. Je n’entendais qu’un mot : ta chambre, j’oubliais le lycée, la veuve d’officier supérieur, l’odeur de province, je ne voyais plus qu’un rond de lumière sur ma table : au centre d’une pièce noyée d’ombre, rideaux tirés, je me penchais sur un cahier de toile noire. Ma mère continuait son récit, sautait dix ans : un inspecteur général me protégeait, la bonne société d’Aurillac voulait bien me recevoir, ma jeune femme me portait l’affection la plus tendre, je lui faisais de beaux enfants bien sains, deux fils et une fille, elle héritait, j’achetais un terrain au bord de la ville, nous faisions bâtir et, tous les dimanches, la famille entière allait inspecter les travaux. Je n’écoutais rien : pendant ces dix années, je n’avais pas quitté ma table : petit, moustachu comme mon père, juché sur une pile de dictionnaires, ma moustache blanchissait, mon poignet courait toujours, les cahiers tombaient sur le parquet l’un après l’autre.

L’humanité dormait, c’était la nuit, ma femme et mes enfants dormaient à moins qu’ils ne fussent morts, ma logeuse dormait ; dans toutes les mémoires le sommeil m’avait aboli. Quelle solitude : deux milliards d’hommes en long et moi, au-dessus d’eux, seule vigie.

Le Saint-Esprit me regardait. Il venait justement de prendre la décision de remonter au Ciel et d’abandonner les hommes ; je n’avais que le temps de m’offrir, je lui montrais les plaies de mon âme, les larmes qui trempaient mon papier, il lisait par-dessus mon épaule et sa colère tombait. Était-il apaisé par la profondeur des souffrances ou par la magnificence de l’œuvre ? Je me disais : par l’œuvre ; à la dérobée je

pensais : par les souffrances. Bien entendu le Saint-Esprit n’appréciait que les écrits vraiment artistiques mais j’avais lu Musset, je savais que « les plus désespérés sont les chants les plus beaux » et j’avais décidé de capter la Beauté par un désespoir piégé. Le mot de génie m’avait toujours paru suspect : j’allai jusqu’à le prendre en dégoût totalement.

Où serait l’angoisse, où l’épreuve, où la tentation déjouée, où le mérite, enfin, si j’avais le don ? Je supportais mal d’avoir un corps et tous les jours la même tête, je n’allais pas me laisser enfermer dans un équipement.

J’acceptais ma désignation à condition qu’elle ne s’appuyât sur rien, qu’elle brillât, gratuite, dans le vide absolu. J’avais des conciliabules avec le Saint-Esprit : « Tu écriras », me disait-il. Et moi je me

tordais les mains : « Qu’ai-je donc, Seigneur, pour que vous m’ayez choisi ?

– Rien de particulier. – Alors, pourquoi moi ? – Sans raison. – Ai-je au moins quelques facilités de plume ? – Aucune. Crois-tu que les grandes œuvres naissent des plumes faciles ? – Seigneur, puisque je suis si nul, comment pourrais-je faire un livre ? – En t’appliquant. – N’importe qui peut donc écrire ? – N’importe qui, mais c’est toi que j’ai choisi. »

Ce truquage était bien commode : il me permettait de proclamer mon insignifiance et simultanément de vénérer en moi l’auteur de chefs-d’œuvre futurs.

J’étais élu, marqué mais sans talent : tout viendrait de ma longue patience et de mes malheurs ; je me déniais toute singularité : les traits de caractère engoncent ; je n’étais fidèle à rien sauf à l’engagement royal qui me conduisait à la gloire par les supplices. Ces supplices, restait à les trouver ; c’était l’unique problème mais qui paraissait insoluble puisqu’on m’avait ôté l’espoir de vivre misérable : obscur ou fameux, j’émargerais au budget de l’Enseignement, je n’aurais jamais faim. Je me promis d’atroces chagrins d’amour mais sans enthousiasme : je détestais les amants transis ; Cyrano me scandalisait, ce faux Pardaillan qui bêtifiait devant les femmes : le vrai traînait tous les cœurs après soi sans même y prendre garde ; il est juste de dire que la mort de Violetta, son amante, lui avait percé le cœur à jamais. Un veuvage, une plaie inguérissable : à cause, à cause d’une femme mais non point par sa faute ; cela me permettait de repousser les avances de toutes les autres. A creuser.

Mais, de toute manière, en admettant que ma jeune épouse aurillacienne disparût dans un accident, ce malheur ne suffirait pas à m’élire : il était à la fois fortuit et trop commun. Ma furie vint à bout de tout ; moqués, battus, certains auteurs avaient jusqu’au dernier soupir croupi dans l’opprobre et la nuit, la gloire n’avait couronné que leurs cadavres : voilà ce que je serais. J’écrirais sur Aurillac et sur ses statues, consciencieusement.

Incapable de haine, je ne viserais qu’à réconcilier, qu’à servir. Pourtant, à peine paru, mon premier livre déchaînerait le scandale, je deviendrais un ennemi public : insulté par les journaux auvergnats, les commerçants refuseraient de me servir, des exaltés jetteraient des pierres dans mes carreaux ; pour échapper au lynchage, il me faudrait fuir. D’abord foudroyé, je passerais des mois dans l’imbécillité, répétant sans cesse : « Ce n’est qu’un malentendu, voyons ! Puisque tout le monde est bon ! »

Et ce ne serait en effet qu’un malentendu mais le Saint-Esprit ne permettrait pas qu’il se dissipât. Je guérirais ; un jour, je m’assiérais à ma table et j’écrirais un nouveau livre : sur la mer ou sur la montagne. Celui-là ne trouverait pas d’éditeur. Poursuivi, déguisé, proscrit peut-être, j’en ferais d’autres, beaucoup d’autres, je traduirais Horace en vers, j’exposerais des idées modestes et toutes raisonnables sur la pédagogie. Rien à faire : mes cahiers s’empileraient dans une malle, inédits.

L’histoire avait deux conclusions ; je choisissais l’une ou l’autre suivant mon humeur. Dans mes jours maussades, je me voyais mourir sur un lit de fer, haï de tous, désespéré, à l’heure même où la Gloire embouchait sa trompette. D’autres fois je m’accordais un peu de bonheur. A cinquante ans, pour essayer une plume neuve, j’écrivais mon nom sur un manuscrit qui, peu après, s’égarait. Quelqu’un le trouvait, dans un grenier, dans le ruisseau, dans un placard de la maison que je venais de quitter, il le lisait, le portait bouleversé chez Arthème Fayard le célèbre éditeur de Michel Zévaco. C’était le triomphe : dix mille exemplaires enlevés en deux jours.

Que de remords dans les cœurs. Cent reporters se lançaient à ma recherche et ne me trouvaient pas. Reclus, j’ignorais longtemps ce revirement d’opinion. Un jour, enfin, j’entre dans un café pour m’abriter de la pluie, j’avise une gazette qui traîne et que vois-je ? « Jean-Paul Sartre, l’écrivain masqué, le chantre d’Aurillac, le poète de la mer. » A la trois, sur six colonnes, en capitales. J’exulte. Non : je suis voluptueusement mélancolique. En tout cas je rentre chez moi, je ferme et ficelle, avec l’aide de ma logeuse, la malle aux cahiers et je l’expédie chez Fayard sans donner mon adresse. A ce moment de mon récit, je m’interrompais pour me lancer dans des combinaisons délicieuses : si j’envoyais le colis de la ville même où je résidais, les journalistes auraient tôt fait de découvrir ma retraite.

J’emportais donc la malle à Paris, je la faisais déposer par un commissionnaire à la maison d’éditions ; avant de prendre le train, je retournais aux lieux de mon enfance, rue Le Goff, rue Soufflot, au Luxembourg. Le Balzar m’attirait ; je me rappelais que mon grand-père – mort depuis – m’y avait amené quelquefois, en 1913 : nous nous asseyions côte à côte sur la banquette, tout le monde nous regardait d’un air de connivence, il commandait un bock et, pour moi, un galopin de bière, je me sentais aimé. Donc, quinquagénaire et nostalgique, je poussais la porte de la brasserie et je me faisais servir un galopin. A la table voisine des femmes jeunes et belles parlaient avec vivacité, prononçaient mon nom. « Ah ! disait l’une d’elles, il se peut qu’il soit vieux, qu’il soit laid mais qu’importe : je donnerais trente ans de ma vie pour devenir son épouse ! » Je lui adressais un fier et triste sourire, elle me répondait par un sourire étonné, je me levais, je disparaissais.

J’ai passé beaucoup de temps à fignoler cet épisode et cent autres que j’épargne au lecteur. On y aura reconnu, projetée dans un monde futur, mon enfance elle-même, ma situation, les inventions de ma sixième année, les bouderies de mes paladins méconnus. Je boudais encore, à neuf ans, et j’y prenais un plaisir extrême: par bouderie, je maintenais, martyr inexorable, un malentendu dont le Saint-Esprit lui-même semblait s’être lassé. Pourquoi ne pas dire mon nom à cette ravissante admiratrice ? Ah !

me disais-je, elle vient trop tard. – Mais puisqu’elle m’accepte de toute façon ?

– Eh bien c’est que je suis trop pauvre. – Trop pauvre ! Et les droits d’auteur ? Cette objection ne m’arrêtait pas : j’avais écrit à Fayard de distribuer aux pauvres l’argent qui me revenait. Il fallait pourtant conclure : eh bien ! je m’éteignais dans ma chambrette, abandonné de tous mais serein : mission remplie.

Une chose me frappe dans ce récit mille fois répété : du jour où je vois mon nom sur le journal, un ressort se brise, je suis fini ; je jouis tristement de mon renom mais je n’écris plus. Les deux dénouements ne font qu’un : que je meure pour naître à la gloire, que la gloire vienne d’abord et me tue, l’appétit d’écrire enveloppe un refus de vivre. Vers cette époque une anecdote m’avait troublé, lue je ne sais où : c’est au siècle dernier ; dans une halte sibérienne un écrivain fait les cent pas en attendant le train. Pas une masure à l’horizon, pas une âme en vie. L’écrivain a de la peine à porter sa grosse tête morose. Il est myope, célibataire, grossier, toujours furieux ; il s’ennuie, il pense à sa prostate, à ses dettes. Surgit une jeune comtesse, dans son coupé, sur la route qui longe les rails : elle saute de la voiture, court au voyageur qu’elle n’a jamais vu mais prétend reconnaître d’après un daguerréotype qu’on lui a montré, elle s’incline, lui prend la main droite et la baise. L’histoire s’arrêtait là et je ne sais pas ce qu’elle veut nous faire entendre. A neuf ans j’étais émerveillé que cet auteur bougon se trouvât des lectrices dans la steppe et qu’une si belle personne vînt lui rappeler la gloire qu’il avait oubliée : c’était naître. Plus au fond, c’était mourir : je le sentais, je le voulais ainsi ; un roturier vivant ne pouvait recevoir d’une aristocrate pareil témoignage d’admiration. La comtesse semblait lui dire : « Si j’ai pu venir à vous et vous toucher, c’est qu’il n’est même plus besoin de maintenir la supériorité du rang ; je ne me soucie pas de ce que vous penserez de mon geste, je ne vous tiens plus pour un homme mais pour le symbole de votre œuvre. » Tué par un baisemain, à mille verstes de Saint-Pétersbourg, à cinquante-cinq ans de sa naissance, un voyageur prenait feu, sa gloire le consumait, ne laissait de lui, en lettres de flammes, que le catalogue de ses œuvres. Je voyais la comtesse remonter dans son coupé, disparaître et la steppe retomber dans la solitude ; au crépuscule le train brûlait la halte pour rattraper son retard, je sentais, au creux des reins, le frisson de la peur, je me rappelais Du vent dans les arbres et je me disais : « La

comtesse, c’était la mort. » Elle viendrait, un jour, sur une route déserte, elle baiserait mes doigts. La mort était mon vertige parce que je n’aimais pas vivre : c’est ce qui explique la terreur qu’elle m’inspirait.

En l’identifiant à la gloire, j’en fis ma destination. Je voulus mourir ; parfois l’horreur glaçait mon impatience : jamais longtemps ; ma joie sainte renaissait, j’attendais l’instant de foudre où je flamberais jusqu’à l’os. Nos intentions profondes sont des projets et des fuites inséparablement liés : l’entreprise folle d’écrire pour me faire pardonner mon existence, je vois bien qu’elle avait, en dépit des vantardises et des mensonges, quelque réalité ; la preuve en est que j’écris encore, cinquante ans après. Mais, si je remonte aux origines, j’y vois une fuite en avant, un suicide à la Gribouille ; oui, plus que l’épopée, plus que le martyre, c’était la mort que je cherchais. Longtemps j’avais redouté de finir comme j’avais commencé, n’importe où, n’importe comment, et que ce vague trépas ne fût que le reflet de ma vague naissance. Ma vocation changea tout : les coups d’épée s’envolent, les écrits restent, je découvris que le Donateur, dans les Belles-Lettres, peut se transformer en son propre Don, c’est-à-dire en objet pur. Le hasard m’avait fait homme, la générosité me ferait livre ; je pourrais couler ma babillarde, ma conscience, dans des caractères de bronze, remplacer les bruits de ma vie par des inscriptions ineffaçables, ma chair par un style, les molles spirales du temps par l’éternité, apparaître au Saint-Esprit comme un précipité du langage, devenir une obsession pour l’espèce, être autre enfin, autre que moi, autre que les autres, autre que tout.

Je commencerais par me donner un corps inusable et puis je me livrerais aux consommateurs. Je n’écrirais pas pour le plaisir d’écrire mais pour tailler ce corps de gloire dans les mots. A la considérer du haut de ma tombe, ma naissance m’apparut comme un mal nécessaire, comme une incarnation tout à fait provisoire qui préparait ma transfiguration : pour renaître il fallait écrire, pour écrire il fallait un cerveau, des yeux, des bras; le travail terminé, ces organes se résorberaient d’eux-mêmes : aux environs de 1955, une larve éclaterait, vingt-cinq papillons in-folio s’en échapperaient, battant de toutes leurs pages pour s’aller poser sur un rayon de la Bibliothèque nationale. Ces papillons ne seraient autres que moi. Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents gravures dont le portrait de l’auteur. Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos de papier je me carre, tout à l’aise. Je renais, je deviens enfin tout un homme, pensant, parlant, chantant, tonitruant, qui s’affirme avec l’inertie péremptoire de la matière. On me prend, on m’ouvre, on m’étale sur la table, on me lisse du plat de la main et parfois on me fait craquer. Je me laisse faire et puis tout à coup je fulgure, j’éblouis, je m’impose à distance, mes pouvoirs traversent l’espace et le temps, foudroient les méchants, protègent les bons. Nul ne peut m’oublier, ni me passer sous silence : je suis un grand fétiche maniable et terrible. Ma conscience est en miettes : tant mieux. D’autres consciences m’ont pris en charge. On me lit, je saute aux yeux ; on me parle, je suis dans toutes les bouches, langue universelle et singulière ; dans des millions de regards je me fais curiosité prospective ; pour celui qui sait m’aimer, je suis son inquiétude la plus intime mais, s’il veut me toucher, je m’efface et disparais: je n’existe plus nulle part, je suis, enfin ! je suis partout : parasite de l’humanité, mes bienfaits la rongent et l’obligent sans cesse à ressusciter mon absence.

Ce tour de passe-passe réussit : j’ensevelis la mort dans le linceul de la gloire, je ne pensai plus qu’à celle-ci, jamais à celle-là, sans m’aviser que les deux n’étaient qu’une. A l’heure où j’écris ces lignes, je sais que j’ai fait mon temps à quelques années près. Or je me représente clairement, sans trop de gaîté, la vieillesse qui s’annonce et ma future décrépitude, la décrépitude et la mort de ceux que j’aime ; ma mort, jamais. Il m’arrive de laisser entendre à mes proches – dont certains ont quinze, vingt, trente ans de moins que moi – combien je regretterai de leur survivre : ils me moquent et je ris avec eux mais rien n’y fait, rien n’y fera : à l’âge de neuf ans, une opération m’a ôté les moyens d’éprouver un certain pathétique qu’on dit propre à notre condition. Dix ans plus tard, à l’École normale, ce pathétique réveillait en sursaut, dans l’épouvante ou dans la rage, quelques-uns de mes meilleurs amis : je ronflais comme un sonneur. Après une grave maladie, l’un d’eux nous assurait qu’il avait connu les affres de l’agonie, jusqu’au dernier soupir inclusivement ; Nizan était le plus obsédé: parfois, en pleine veille, il se voyait cadavre ; il se levait, les yeux grouillants de vers, prenait en tâtonnant son Borsalino à coiffe ronde, disparaissait ; on le retrouvait le surlendemain, saoul, avec des inconnus. Quelquefois, dans une turne, ces condamnés se racontaient leurs nuits blanches, leurs expériences anticipées du néant : ils s’entendaient au quart de mot. Je les écoutais, je les aimais assez pour souhaiter passionnément leur ressembler, mais j’avais beau faire, je ne saisissais et je ne retenais que des lieux communs d’enterrement : on vit, on meurt, on ne sait ni qui vit ni qui meurt ; une heure avant la mort, on est encore vivant. Je ne doutais pas qu’il y eût dans leur propos un sens qui m’échappait ; je me taisais, jaloux, en exil. A la fin, ils se tournaient vers moi, agacés d’avance : « Toi, ça te laisse froid ? »

J’écartais les bras en signe d’impuissance et d’humilité. Ils riaient de colère, éblouis par la foudroyante évidence qu’ils n’arrivaient pas à me communiquer : « Tu ne t’es jamais dit en t’endormant qu’il y avait des gens qui mouraient pendant leur sommeil ? Tu n’as jamais pensé, en te brossant les dents : cette fois ça y est, c’est mon dernier jour ? Tu n’as jamais senti qu’il fallait aller vite, vite, vite, et que le temps manquait ? Tu te crois immortel ? » Je répondais, moitié par

défi, moitié par entraînement : « C’est ça : je me crois

immortel. » Rien n’était plus faux : je m’étais prémuni contre les décès accidentels, voilà tout ; le Saint-Esprit m’avait commandé un ouvrage de longue haleine, il fallait bien qu’il me laissât le temps de l’accomplir. Mort d’honneur, c’était ma mort qui me protégeait contre les déraillements, les congestions, la péritonite : nous avions pris date, elle et moi ; si je me présentais au rendez-vous trop tôt, je ne l’y trouverais pas ; mes amis pouvaient bien me reprocher de ne jamais penser à elle : ils ignoraient que je ne cessais pas une minute de la vivre.

Aujourd’hui, je leur donne raison : ils avaient tout accepté de notre condition, même l’inquiétude ; j’avais choisi d’être rassuré ; et c’était bien vrai, au fond, que je me croyais immortel : je m’étais tué d’avance parce que les défunts sont seuls à jouir de l’immortalité. Nizan et Maheu savaient qu’ils feraient l’objet d’une agression sauvage, qu’on les arracherait du monde tout vifs, pleins de sang.

Moi, je me mentais : pour ôter à la mort sa barbarie, j’en avais fait mon but et de ma vie l’unique moyen connu de mourir : j’allais doucement vers ma fin, n’ayant d’espoirs et de désirs que ce qu’il en fallait pour remplir mes livres, sûr que le dernier élan de mon cœur s’inscrirait sur la dernière page du dernier tome de mes œuvres et que la mort ne prendrait qu’un mort. Nizan regardait, à vingt ans, les femmes et les autos, tous les biens de ce monde avec une précipitation désespérée : il fallait tout voir, tout prendre tout de suite. Je regardais aussi, mais avec plus de zèle que de convoitise : je n’étais pas sur terre pour jouir mais pour faire un bilan. C’était un peu trop commode : par timidité d’enfant trop sage, par lâcheté, j’avais reculé devant les risques d’une existence ouverte, libre et sans garantie providentielle, je m’étais persuadé que tout était écrit d’avance, mieux encore, révolu.

Évidemment cette opération frauduleuse m’épargnait la tentation de m’aimer. Menacé d’abolition, chacun de mes amis se barricadait dans le présent, découvrait l’irremplaçable qualité de sa vie mortelle et se jugeait touchant, précieux, unique ; chacun se plaisait à soi-même ; moi, le mort, je ne me plaisais pas : je me trouvais très ordinaire, plus ennuyeux que le grand Corneille et ma singularité de sujet n’offrait d’autre intérêt à mes yeux que de préparer le moment qui me changerait en objet. En étais-je plus modeste ? Non, mais plus rusé : je chargeais mes descendants de m’aimer à ma place ; pour des hommes et des femmes qui n’étaient pas encore nés, j’aurais un jour du charme, un je ne sais quoi, je ferais leur bonheur. J’avais plus de malice encore et plus de sournoiserie : cette vie que je trouvais fastidieuse et dont je n’avais su faire que l’instrument de ma mort, je revenais sur elle en secret pour la sauver ; je la regardais à travers des yeux futurs et elle m’apparaissait comme une histoire touchante et merveilleuse que j’avais vécue pour tous, que nul, grâce à moi, n’avait plus à revivre et qu’il suffirait de raconter. J’y mis une véritable frénésie : je choisis pour avenir un passé de grand mort et j’essayai de vivre à l’envers. Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume.

Ce n’est pas entièrement ma faute : mon grand-père m’avait élevé dans l’illusion rétrospective. Lui non plus, d’ailleurs, il n’est pas coupable et je suis loin de lui en vouloir : ce mirage-là naît spontanément de la culture. Quand les témoins ont disparu, le décès d’un grand homme cesse à jamais d’être un coup de foudre, le temps en fait un trait de caractère. Un vieux défunt est mort par constitution, il l’est au baptême ni plus ni moins qu’à l’extrême-onction, sa vie nous appartient, nous y entrons par un bout, par l’autre, par le milieu, nous en descendons, nous en remontons le cours à volonté : c’est que l’ordre chronologique a sauté ; impossible de le restituer : ce personnage ne court plus aucun risque et n’attend même plus que les chatouillements de sa narine aboutissent à la sternutation. Son existence offre les apparences d’un déroulement mais, dès qu’on veut lui rendre un peu de vie, elle retombe dans la simultanéité. Vous aurez beau vous mettre à la place du disparu, feindre de partager ses passions, ses ignorances, ses préjugés, ressusciter des résistances abolies, un soupçon d’impatience ou d’appréhension, vous ne pourrez vous défendre d’apprécier sa conduite à la lumière de résultats qui n’étaient pas prévisibles et de renseignements qu’il ne possédait pas, ni de donner une solennité particulière à des événements dont les effets plus tard l’ont marqué mais qu’il a vécus négligemment. Voilà le mirage : l’avenir plus réel que le présent. Cela n’étonnera pas : dans une vie terminée, c’est la fin qu’on tient pour la vérité du commencement. Le défunt reste à mi-chemin entre l’être et la valeur, entre le fait brut et la reconstruction ; son histoire devient une manière d’essence circulaire qui se résume en chacun de ses moments. Dans les salons d’Arras, un jeune avocat froid et minaudier porte sa tête sous son bras parce qu’il est feu Robespierre, cette tête dégoutte de sang mais ne tache pas le tapis ; pas un des convives ne la remarque et nous ne voyons qu’elle ; il s’en faut de cinq ans qu’elle ait roulé dans le panier et pourtant la voilà, coupée, qui dit des madrigaux malgré sa mâchoire qui pend. Reconnue, cette erreur d’optique ne gêne pas : on a les moyens de la corriger ; mais les clercs de l’époque la masquaient, ils en nourrissaient leur idéalisme. Quand une grande pensée veut naître, insinuaient-ils, elle va réquisitionner dans un ventre de femme le grand homme qui la portera ; elle lui choisit sa condition, son milieu, elle dose exactement l’intelligence et l’incompréhension de ses proches, règle son éducation, le soumet aux épreuves nécessaires, lui compose par touches successives un caractère instable dont elle gouverne les déséquilibres jusqu’à ce que l’objet de tant de soins éclate en accouchant d’elle. Cela n’était nulle part déclaré mais tout suggérait que l’enchaînement des causes couvre un ordre inverse et secret.

J’usai de ce mirage avec enthousiasme pour achever de garantir mon destin. Je pris le temps, je le mis cul par-dessus tête et tout s’éclaira. Cela commença par un petit livre bleu de nuit avec des chamarrures d’or un peu noircies, dont les feuilles épaisses sentaient le cadavre et qui s’intitulait : L’Enfance des hommes illustres ; une étiquette attestait que mon oncle Georges l’avait reçu en 1885, à titre de second prix d’arithmétique. Je l’avais découvert, au temps de mes voyages excentriques, feuilleté puis rejeté par agacement : ces jeunes élus ne ressemblaient en rien à des enfants prodiges ; ils ne se rapprochaient de moi que par la fadeur de leurs vertus et je me demandais bien pourquoi l’on parlait d’eux. Finalement le livre disparut : j’avais décidé de le punir en le cachant. Un an plus tard, je bouleversai tous les rayons pour le retrouver : j’avais changé, l’enfant prodige était devenu grand homme en proie à l’enfance. Quelle surprise : le livre avait changé lui aussi.

C’étaient les mêmes mots mais ils me parlaient de moi. Je pressentis que cet ouvrage allait me perdre, je le détestai, j’en eus peur. Chaque jour, avant de l’ouvrir, j’allais m’asseoir contre la fenêtre : en cas de danger, je ferais entrer dans mes yeux la vraie lumière du jour. Ils me font bien rire, aujourd’hui, ceux qui déplorent l’influence de Fantômas ou d’André Gide : croit-on que les enfants ne choisissent pas leurs poisons eux-même ?

J’avalais le mien avec l’anxieuse austérité des drogués. Il paraissait bien inoffensif, pourtant. On encourageait les jeunes lecteurs : la sagesse et la piété filiale mènent à tout, même à devenir Rembrandt ou Mozart : on retraçait dans de courtes nouvelles les occupations très ordinaires de garçons non moins ordinaires mais sensibles et pieux qui s’appelaient Jean-Sébastien, Jean-Jacques ou Jean-Baptiste et qui faisaient le bonheur de leurs proches comme je faisais celui des miens. Mais voici le venin : sans jamais prononcer le nom de Rousseau, de Bach ni de Molière, l’auteur mettait son art à placer partout des allusions à leur future grandeur, à rappeler négligemment, par un détail, leurs œuvres ou leurs actions les plus fameuses, à machiner si bien ses récits qu’on ne pût comprendre l’incident le plus banal sans le rapporter à des événements postérieurs ; dans le tumulte quotidien il faisait descendre un grand silence fabuleux, qui transfigurait tout : l’avenir. Un certain Sanzio mourait d’envie de voir le pape ; il faisait si bien qu’on le menait sur la place publique un jour que le Saint-Père passait par là ; le gamin pâlissait, écarquillait les yeux, on lui disait enfin : « Je pense que tu es content, Raffaello ? L’as-tu bien regardé, au moins, notre Saint-Père ? » Mais il répondait, hagard « Quel Saint-Père ?

Je n’ai vu que des couleurs ! » Un autre jour le petit Miguel, qui voulait embrasser la carrière des armes, assis sous un arbre, se délectait d’un roman de chevalerie quand, tout à coup, un tonnerre de ferraille le faisait sursauter : c’était un vieux fou du voisinage, un hobereau ruiné qui caracolait sur une haridelle et pointait sa lance rouillée contre un moulin. Au dîner, Miguel racontait l’incident avec des mines si drôles et si gentilles qu’il donnait le fou rire à tout le monde ; mais, plus tard, seul dans sa chambre, il jetait son roman sur le sol, le piétinait, sanglotait longuement.

Ces enfants vivaient dans l’erreur : ils croyaient agir et parler au hasard quand leurs moindres propos avaient pour but réel d’annoncer leur Destin. L’auteur et moi nous échangions des sourires attendris par-dessus leurs têtes ; je lisais la vie de ces faux médiocres comme Dieu l’avait conçue : en commençant par la fin. D’abord, je jubilais : c’étaient mes frères, leur gloire serait la mienne. Et puis tout basculait : je me retrouvais de l’autre côté de la page, dans le livre : l’enfance de Jean-Paul ressemblait à celles de Jean-Jacques et de Jean-Sébastien et rien ne lui arrivait qui ne fût largement prémonitoire. Seulement, cette fois-ci, c’était à mes petits-neveux que l’auteur faisait des clins d’œil. Moi, j’étais vu, de la mort à la naissance, par ces enfants futurs que je n’imaginais pas et je n’arrêtais pas de leur envoyer des messages indéchiffrables pour moi. Je frissonnais, transi par ma mort, sens véritable de tous mes gestes, dépossédé de moi-même, j’essayais de retraverser la page en sens inverse et de me retrouver du côté des lecteurs, je levais la tête, je demandais secours à la lumière : or cela aussi, c’était un message ; cette inquiétude soudaine, ce doute, ce mouvement des yeux et du cou, comment les interpréterait-on, en 2013, quand on aurait les deux clés qui devaient m’ouvrir, l’œuvre et le trépas ? Je ne pus sortir du livre : j’en avais depuis longtemps terminé la lecture mais j’en restais un personnage. Je m’épiais : une heure plus tôt j’avais babillé avec ma mère :

qu’avais-je annoncé ? Je me rappelais quelques-uns de mes propos, je les répétais à voix haute, cela ne m’avançait pas. Les phrases glissaient, impénétrables ; à mes propres oreilles ma voix résonnait comme une étrangère, un ange filou me piratait mes pensées jusque dans ma tête et cet ange n’était autre qu’un blondinet du xxxe siècle, assis contre une fenêtre, qui m’observait à travers un livre. Avec une amoureuse horreur, je sentais son regard m’épingler à mon millénaire. Pour lui je me truquai : je fabriquai des mots à double sens que je lâchais en public. Anne-Marie me trouvait à mon pupitre, gribouillant, elle disait « Comme il fait sombre !

Mon petit chéri se crève les yeux. » C’était l’occasion de répondre en toute innocence : « Même dans le noir je pourrais écrire. » Elle riait, m’appelait petit sot, donnait de la lumière, le tour était joué, nous ignorions l’un et l’autre que je venais d’informer l’an trois mille de ma future infirmité.

En effet, sur la fin de ma vie, plus aveugle encore que Beethoven ne fut sourd, je confectionnerais à tâtons mon dernier ouvrage : on retrouverait le manuscrit dans mes papiers, les gens diraient, déçus : « Mais c’est illisible ! » Il serait même

question de le jeter à la poubelle. Pour finir la Bibliothèque municipale d’Aurillac le réclamerait par piété pure, il y resterait cent ans, oublié. Et puis, un jour, pour l’amour de moi, de jeunes érudits tenteraient de le déchiffrer : ils n’auraient pas trop de toute leur vie pour reconstituer ce qui, naturellement, serait mon chef-d’œuvre. Ma mère avait quitté la pièce, j’étais seul, je répétais pour moi-même, lentement, sans y penser, surtout : « Dans le noir ! » Il y avait un claquement sec : mon

arrière-petit-neveu, là-haut, fermait son livre : il rêvait à l’enfance de son arrière-grand-oncle et des larmes roulaient sur ses joues : « C’est pourtant vrai, soupirait-il, il a écrit dans les ténèbres ! »

Je paradais devant des enfants à naître qui me ressemblaient trait pour trait, je me tirais des larmes en évoquant celles que je leur ferais verser. Je voyais ma mort par leurs yeux ; elle avait eu lieu, c’était ma vérité : je devins ma notice nécrologique.

Après avoir lu ce qui précède, un ami me considéra d’un air inquiet : « Vous étiez, me dit-il, encore plus atteint que je n’imaginais. » Atteint ? Je ne sais trop. Mon délire était

manifestement travaillé. A mes yeux, la question principale serait plutôt celle de la sincérité. A neuf ans, je restais en deçà d’elle ; ensuite j’allai bien au-delà.

Au début, j’étais sain comme l’œil : un petit truqueur qui savait s’arrêter à temps. Mais je m’appliquais : jusque dans le bluff, je restais un fort en thème ; je tiens aujourd’hui mes batelages pour des exercices spirituels et mon insincérité pour la caricature d’une sincérité totale qui me frôlait sans cesse et m’échappait. Je n’avais pas choisi ma vocation : d’autres me l’avaient imposée. En fait il n’y avait rien eu : des mots en l’air, jetés par une vieille femme, et le machiavélisme de Charles.

Mais il suffisait que je fusse convaincu. Les grandes personnes, établies dans mon âme, montraient du doigt mon étoile ; je ne la voyais pas mais je voyais le doigt, je croyais en elles qui prétendaient croire en moi. Elles m’avaient appris l’existence de grands morts – un d’eux futur – Napoléon, Thémistocle, Philippe Auguste, Jean-Paul Sartre. Je n’en doutais pas : c’eût été douter d’elles. Le dernier, simplement, j’eusse aimé le rencontrer face à face. Je béais, je me contorsionnais pour provoquer l’intuition qui m’eût comblé, j’étais une femme froide dont les convulsions sollicitent puis tentent de remplacer l’orgasme. La dira-t-on simulatrice ou juste un peu trop appliquée ? De toute façon je n’obtenais rien, j’étais toujours avant ou après l’impossible vision qui m’aurait découvert à moi-même et je me retrouvais, à la fin de mes exercices, douteux et n’ayant rien gagné sauf quelques beaux énervements. Fondé sur le principe d’autorité, sur l’indéniable bonté des grandes personnes, rien ne pouvait confirmer ni démentir mon mandat hors d’atteinte, cacheté, il restait en moi mais m’appartenait si peu que je n’avais jamais pu, fût-ce un instant, le mettre en doute, que j’étais incapable de le dissoudre et de l’assimiler.

Même profonde, jamais la foi n’est entière. Il faut la soutenir sans cesse ou, du moins, s’empêcher de la ruiner. J’étais voué, illustre, j’avais ma tombe au Père-Lachaise et peut-être au Panthéon, mon avenue à Paris, mes squares et mes places en province, à l’étranger : pourtant, au cœur de l’optimisme, invisible, innommé, je gardais le soupçon de mon inconsistance. A Sainte-Anne, un malade criait de son lit : « Je suis prince ! Qu’on mette le Grand-Duc aux arrêts. » On s’approchait, on lui disait à l’oreille : « Mouche-toi ! » et il se

mouchait ; on lui demandait : « Quel est ton métier ? »,

il répondait doucement : « Cordonnier » et repartait à crier.

Nous ressemblons tous à cet homme, j’imagine ; en tout cas, moi, au début de ma neuvième année, je lui ressemblais : j’étais prince et cordonnier.

Deux ans plus tard on m’eût donné pour guéri : le prince avait disparu, le cordonnier ne croyait à rien, je n’écrivais même plus ; jetés à la poubelle, égarés ou brûlés, les cahiers de roman avaient fait place à ceux d’analyse logique, de dictées, de calcul. Si quelqu’un se fût introduit dans ma tête ouverte à tous les vents, il y eût rencontré quelques bustes, une table de multiplication aberrante et la règle de trois, trente-deux départements avec chefs-lieux mais sans sous-préfectures, une rose appelée rosarosarosamrosaerosaerosa, des monuments historiques et littéraires, quelques maximes de civilité gravées sur des stèles et parfois, écharpe de brume traînant sur ce triste jardin, une rêverie sadique. D’orpheline, point. De preux, pas trace. Les mots de héros, de martyr et de saint n’étaient inscrits nulle part, répétés par nulle voix. L’ex-Pardaillan recevait tous les trimestres des bulletins de santé satisfaisants : enfant d’intelligence moyenne et d’une grande moralité, peu doué pour les sciences exactes, imaginatif sans excès, sensible ; normalité parfaite en dépit d’un certain maniérisme d’ailleurs en régression. Or j’étais devenu tout à fait fou. Deux événements, l’un public et l’autre privé, m’avaient soufflé le peu de raison qui me restait.

Le premier fut une véritable surprise : au mois de juillet 14, on comptait encore quelques méchants ; mais le 2 août, brusquement, la vertu prit le pouvoir et régna : tous les Français devinrent bons. Les ennemis de mon grand-père se jetaient dans ses bras, des éditeurs s’engagèrent, le menu peuple prophétisait : nos amis

recueillaient les grandes paroles simples de leur concierge, du facteur, du plombier, et nous les rapportaient, tout le monde se récriait, sauf ma grand-mère, décidément suspecte. J’étais ravi : la France me donnait la comédie, je jouai la comédie pour la France. Pourtant la guerre m’ennuya vite : elle dérangeait si peu ma vie que je l’eusse oubliée sans doute ; mais je la pris en dégoût lorsque je m’aperçus qu’elle ruinait mes lectures. Mes publications préférées disparurent des kiosques à journaux ; Arnould Galopin, Jo Valle, Jean de la Hire abandonnèrent leurs héros familiers, ces adolescents, mes frères, qui faisaient le tour du monde en biplan, en hydravion, et qui luttaient à deux ou trois contre cent ; les romans colonialistes de l’avant-guerre cédèrent la place aux romans guerriers, peuplés de mousses, de jeunes Alsaciens et d’orphelins, mascottes de régiment. Je détestais ces nouveaux venus. Les petits aventuriers de la jungle, je les tenais pour des enfants prodiges parce qu’ils massacraient des indigènes qui, après tout, sont des adultes : enfant prodige moi-même, en eux je me reconnaissais. Mais, ces enfants de troupe, tout se passait en dehors d’eux. L’héroïsme individuel vacilla : contre les sauvages il était soutenu par la supériorité de l’armement ; contre les canons des Allemands que faire ? Il fallait d’autres canons, des artilleurs, une armée. Au milieu des courageux poilus qui lui flattaient la tête et qui le protégeaient, l’enfant prodige retombait en enfance ; j’y retombais avec lui. De temps en temps, l’auteur, par pitié, me chargeait de porter un message, les Allemands me capturaient, j’avais quelques fières ripostes et puis je m’évadais, je regagnais nos lignes et je m’acquittais de ma mission. On me félicitait, bien sûr, mais sans véritable enthousiasme et je ne retrouvais pas dans les yeux paternels du général le regard ébloui des veuves et des orphelins. J’avais perdu l’initiative : on gagnait les batailles, on gagnerait la guerre sans moi ; les grandes personnes reprenaient le monopole de l’héroïsme, il m’arrivait de ramasser le fusil d’un mort et de tirer quelques coups, mais jamais Arnould Galopin ni Jean de la Hire ne m’ont permis de charger à la baïonnette. Héros apprenti, j’attendais avec impatience d’avoir l’âge de m’engager. Ou plutôt non : c’était l’enfant de troupe qui attendait, c’était l’orphelin d’Alsace. Je me retirais d’eux, je fermais la brochure. Écrire, ce serait un long travail ingrat, je le savais, j’aurais toutes les patiences. Mais la lecture, c’était une fête : je voulais toutes les gloires tout de suite. Et quel avenir m’offrait-on ? Soldat ? La belle affaire ! Isolé, le poilu ne

comptait pas plus qu’un enfant. Il montait à l’assaut avec les autres et c’était le régiment qui gagnait la bataille. Je ne me souciais pas de participer à des victoires communautaires. Quand Arnould Galopin voulait distinguer un militaire il ne trouvait rien de mieux que de l’envoyer au secours d’un capitaine blessé. Ce dévouement obscur m’agaçait : l’esclave sauvait le maître. Et puis, ce n’était qu’une prouesse d’occasion : en temps de guerre, le courage est la chose la mieux partagée ; avec un peu de chance, tout autre soldat en eût fait autant. J’enrageais : ce que je préférais dans l’héroïsme d’avant-guerre, c’était sa solitude et sa gratuité : je laissais derrière moi les pâles vertus quotidiennes, j’inventais l’homme à moi tout seul, par générosité ; Le Tour du monde en hydravion, Les Aventures d’un gamin de Paris, Les Trois Boy-Scouts, tous ces textes sacrés me guidaient sur le chemin de la mort et de la résurrection. Et voilà que tout d’un coup, leurs auteurs m’avaient trahi : ils avaient mis l’héroïsme à portée de tous ; le courage et le don de soi devenaient des vertus quotidiennes ; pis encore, on les ravalait au rang des plus élémentaires devoirs. Le changement du décor était à l’image de cette métamorphose : les brumes collectives de l’Argonne avaient remplacé le gros soleil unique et la lumière individualiste de l’Équateur.

Après une interruption de quelques mois, je résolus de reprendre la plume pour écrire un roman selon mon cœur et donner à ces Messieurs une bonne leçon. C’était en octobre 14, nous n’avions pas quitté Arcachon. Ma mère m’acheta des cahiers, tous pareils ; sur leur couverture mauve on avait figuré Jeanne d’Arc casquée, signe des temps. Avec la protection de la Pucelle, je commençai l’histoire du soldat Perrin : il enlevait le Kaiser, le ramenait ligoté dans nos lignes, puis, devant le régiment rassemblé, le provoquait en combat singulier, le terrassait, l’obligeait, le couteau sur la gorge, à signer une paix infamante, à nous rendre l’Alsace-Lorraine. Au bout d’une semaine mon récit m’assomma. Le duel, j’en avais emprunté l’idée à des romans de cape et d’épée : Stoerte-Becker entrait, fils de famille et proscrit, dans une taverne de brigands ; insulté par un hercule, le chef de la bande, il le tuait à coups de poings, prenait sa place et ressortait, roi des truands, juste à temps pour embarquer ses troupes sur un bateau pirate. Des lois immuables et strictes régissaient la cérémonie : il fallait que le champion du Mal passât pour invincible, que celui du Bien se battît sous les huées et que sa victoire inattendue glaçât d’effroi les railleurs. Mais moi, dans mon inexpérience, j’avais enfreint toutes les règles et fait le contraire de ce que je souhaitais : pour costaud qu’il pût être, le Kaiser n’était pas un gros bras, on savait d’avance que Perrin, athlète magnifique, n’en ferait qu’une bouchée. Et puis, le public lui était hostile, nos poilus lui criaient leur haine : par un renversement qui me laissa pantois, Guillaume II, criminel mais seul, couvert de quolibets et de crachats, usurpa sous mes yeux le royal délaissement de mes héros.

Il y avait bien pis. Jusqu’alors rien n’avait confirmé ni démenti ce que Louise appelait mes « élucubrations » : l’Afrique était vaste, lointaine, sous-peuplée, les informations manquaient, personne n’était en mesure de prouver que mes explorateurs ne s’y trouvaient pas, qu’ils ne faisaient pas le coup de feu contre les Pygmées à l’heure même où je racontais leur combat. Je n’allais pas jusqu’à me prendre pour leur historiographe mais on m’avait tant parlé de la vérité des œuvres romanesques que je pensais dire le vrai à travers mes fables, d’une manière qui m’échappait encore mais qui sauterait aux yeux de mes futurs lecteurs. Or, en ce mois d’octobre malencontreux, j’assistai, impuissant, au télescopage de la fiction et de la réalité : le Kaiser né de ma plume, vaincu, ordonnait le cessez-le-feu ; il fallait donc en bonne logique que notre automne vît le retour de la paix, mais justement les journaux et les adultes répétaient matin et soir qu’on s’installait dans la guerre et qu’elle allait durer. Je me sentis mystifié : j’étais un imposteur, je racontais des sornettes que personne ne voudrait croire: bref je découvris l’imagination.

Pour la première fois de ma vie je me relus. Le rouge au front. C’était moi, moi qui m’étais complu à ces fantasmes puérils ? Il s’en fallut de peu que je ne renonçasse à la littérature. Finalement j’emportai mon cahier sur la plage et je l’ensevelis dans le sable. Le malaise se dissipa ; je repris confiance : j’étais voué sans aucun doute ; simplement, les

Belles-Lettres avaient leur secret, qu’elles me révéleraient un jour. En attendant, mon âge me commandait une réserve extrême. Je n’écrivis plus.

Nous revînmes à Paris. J’abandonnai pour toujours Arnould Galopin et Jean de la Hire : je ne pouvais pardonner à ces opportunistes d’avoir eu raison contre moi. Je boudai la guerre, épopée de la médiocrité ; aigri, je désertai l’époque et me réfugiai dans le passé.

Quelques mois plus tôt, à la fin de 1913, j’avais découvert Nick Carter, Buffalo Bill, Texas Jack, Sitting Bull : dès le début des hostilités, ces publications disparurent : mon grand-père prétendit que l’éditeur était allemand. Heureusement, on trouvait chez les revendeurs des quais la plupart des livraisons parues. Je traînai ma mère sur les bords de la Seine, nous entreprîmes de fouiller les boîtes une à une de la gare d’Orsay à la gare d’Austerlitz : il nous arrivait de rapporter quinze fascicules à la fois ; j’en eus bientôt cinq cents. Je les disposais en piles régulières, je ne me lassais pas de les compter, de prononcer à voix haute leurs titres mystérieux : Un crime en ballon, Le Pacte avec le Diable, Les Esclaves du baron Moutoushimi, La Résurrection de Dazaar. J’aimais qu’ils fussent jaunis, tachés, racornis, avec une étrange odeur de feuilles mortes : c’étaient des feuilles mortes, des ruines puisque la guerre avait tout arrêté ; je savais que l’ultime aventure de l’homme à la longue chevelure me resterait pour toujours inconnue, que j’ignorerais toujours la dernière enquête du roi des détectives : ces héros solitaires étaient comme moi victimes du conflit mondial et je les en aimais davantage. Pour délirer de joie, il me suffisait de contempler les gravures en couleurs qui ornaient les couvertures. Buffalo Bill, à cheval, galopait dans la prairie, tantôt poursuivant, tantôt fuyant les Indiens. Je préférais les illustrations de Nick Carter. On peut les trouver monotones : sur presque toutes le grand détective assomme ou se fait matraquer. Mais ces rixes avaient lieu dans les rues de Manhattan, terrains vagues, bordés de palissades brunes ou de frêles constructions cubiques couleur de sang séché : cela me fascinait, j’imaginais une ville puritaine et sanglante dévorée par l’espace et dissimulant à peine la savane qui la portait : le crime et la vertu y étaient l’un et l’autre hors la loi ; l’assassin et le justicier, libres et souverains l’un et l’autre, s’expliquaient le soir, à coups de couteau. En cette cité comme en Afrique, sous le même soleil de feu, l’héroïsme redevenait une improvisation perpétuelle : ma passion pour New York vient de là.

J’oubliai conjointement la guerre et mon mandat.

Lorsqu’on me demandait : « Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grand ? » je répondais aimablement, modestement que j’écrirais, mais j’avais abandonné mes rêves de gloire et les exercices spirituels. Grâce à cela, peut-être, les années quatorze furent les plus heureuses de mon enfance.

Ma mère et moi nous avions le même âge et nous ne nous quittions pas. Elle m’appelait son chevalier servant, son petit homme ; je lui disais tout.

Plus que tout : rentrée, l’écriture se fit babil et ressortit par ma bouche ; je décrivais ce que je voyais, ce qu’Anne-Marie voyait aussi bien que moi, les maisons, les arbres, les gens, je me donnais des sentiments pour le plaisir de lui en faire part, je devins un transformateur d’énergie ; le monde usait de moi pour se faire parole. Cela commençait par un bavardage anonyme dans ma tête : quelqu’un disait : « Je marche, je

m’assieds, je bois un verre d’eau, je mange une praline. » Je répétais à voix haute ce commentaire perpétuel : « Je marche, maman, je bois un verre d’eau, je m’assieds. » Je crus avoir deux voix dont l’une – qui m’appartenait à peine et ne dépendait pas de ma volonté – dictait à l’autre ses propos ; je décidai que j’étais double. Ces troubles légers persistèrent jusqu’à l’été : ils m’épuisaient, je m’en agaçais et je finis par prendre peur. « Ça parle dans ma tête », dis-je à ma mère qui, par chance, ne s’inquiéta pas.

Cela ne gâchait pas mon bonheur ni notre union.

Nous eûmes nos mythes, nos tics de langage, nos plaisanteries rituelles.

Pendant près d’une année je terminai mes phrases, au moins une fois sur dix, par ces mots prononcés avec une résignation ironique : « Mais ça ne fait rien. » Je disais : « Voilà un grand chien blanc. Il n’est pas blanc, il est gris mais ça ne fait rien. » Nous prîmes l’habitude de nous raconter les menus incidents de notre vie en style épique à mesure qu’ils se produisaient ; nous parlions de nous à la troisième personne du pluriel. Nous attendions l’autobus, il passait devant nous sans s’arrêter ; l’un de nous s’écriait alors : « Ils frappèrent du pied le sol en maudissant le ciel » et nous nous mettions à rire. En public nous avions nos connivences : un clin d’œil suffisait. Dans un magasin, dans un salon de thé, la vendeuse nous semblait comique, ma mère me disait en sortant : « Je ne t’ai pas regardé, j’avais peur de lui pouffer au nez », et je me sentais fier de mon pouvoir : il n’y a pas tant d’enfants qui sachent d’un seul regard faire pouffer leur mère. Timides, nous avions peur ensemble : un jour, sur les quais, j’avais découvert douze numéros de Buffalo Bill que je ne possédais pas encore ; elle se disposait à les payer quand un homme s’approcha, gras et pâle, avec des yeux charbonneux, des moustaches cirées, un canotier et cet aspect comestible qu’affectaient volontiers les beaux garçons de l’époque. Il regardait fixement ma mère, mais c’est à moi qu’il s’adressa : « On te gâte, petit, on te gâte ! » répétait-il avec

précipitation. D’abord, je ne fis que m’offenser : on ne me tutoyait pas si vite ; mais je surpris son regard maniaque et nous ne fîmes plus, Anne-Marie et moi, qu’une seule jeune fille effarouchée qui bondit en arrière.

Déconcerté, le monsieur s’éloigna : j’ai oublié des milliers de visages, mais cette face de saindoux, je me la rappelle encore ; j’ignorais tout de la chair et je n’imaginais pas ce que cet homme nous voulait mais l’évidence du désir est telle qu’il me semblait comprendre et que, d’une certaine manière, tout m’était dévoilé. Ce désir, je l’avais ressenti à travers Anne-Marie ; à travers elle, j’appris à flairer le mâle, à le craindre, à le détester. Cet incident resserra nos liens : je trottinais d’un air dur, la main dans la main de ma mère et j’étais sûr de la protéger. Est-ce le souvenir de ces années ?

Aujourd’hui encore, je ne puis voir sans plaisir un enfant trop sérieux parler gravement, tendrement à sa mère enfant ; j’aime ces douces amitiés sauvages qui naissent loin des hommes et contre eux. Je regarde longuement ces couples puérils et puis je me rappelle que je suis un homme et je détourne la tête.

Le deuxième événement se produisit en octobre 1915 : j’avais dix ans et trois mois, on ne pouvait songer à me garder plus longtemps sous séquestre. Charles Schweitzer musela ses rancunes et me fit inscrire au petit lycée Henri-IV en qualité d’externe.

A la première composition, je fus dernier. Jeune féodal, je tenais l’enseignement pour un lien personnel : Mlle Marie-Louise m’avait donné son savoir par amour, je l’avais reçu par bonté, pour l’amour d’elle. Je fus déconcerté par ces cours ex cathedra qui s’adressaient à tous, par la froideur démocratique de la loi. Soumis à des comparaisons perpétuelles, mes supériorités rêvées s’évanouirent : il se trouvait toujours quelqu’un pour répondre mieux ou plus vite que moi. J’étais trop aimé pour me remettre en question : j’admirais de bon cœur mes camarades et je ne les enviais pas : j’aurais mon tour. A cinquante ans. Bref, je me perdais sans souffrir ; saisi d’un affolement sec, je remettais avec zèle des copies exécrables. Déjà mon grand-père fronçait les sourcils ; ma mère se hâta de demander un rendez-vous à M. Ollivier, mon professeur principal. Il nous reçut dans son petit appartement de célibataire ; ma mère avait pris sa voix chantante ; debout contre son fauteuil, je l’écoutais en regardant le soleil à travers la poussière des carreaux. Elle s’efforça de prouver que je valais mieux que mes devoirs : j’avais appris à lire tout seul, j’écrivais des romans ; à bout d’arguments elle révéla que j’étais né à dix mois : mieux cuit que les autres, plus doré, plus croustillant pour être resté plus longtemps au four. Sensible à ses charmes plus qu’à mes mérites, M. Ollivier l’écoutait attentivement. C’était un grand homme, décharné, chauve et tout en crâne, avec des yeux caves, un teint de cire et, sous un long nez busqué, quelques poils roux. Il refusa de me donner des leçons particulières, mais promit de me « suivre ». Je n’en demandais pas plus : je guettais son regard pendant les cours ; il ne parlait que pour moi, j’en étais sûr ; je crus qu’il m’aimait, je l’aimais, quelques bonnes paroles firent le reste : je devins sans effort un assez bon élève. Mon grand-père grommelait en lisant les bulletins trimestriels, mais il ne songeait plus à me retirer du lycée. En cinquième, j’eus d’autres professeurs, je perdis mon traitement de faveur mais je m’étais habitué à la démocratie.

Mes travaux scolaires ne me laissaient pas le temps d’écrire ; mes nouvelles fréquentations m’en ôtèrent jusqu’au désir.

Enfin j’avais des camarades ! Moi, l’exclu des jardins publics, on m’avait adopté du premier jour et le plus naturellement du monde : je n’en revenais pas. A vrai dire mes amis semblaient plus proches de moi que des jeunes Pardaillan qui m’avaient brisé le cœur : c’étaient des externes, des fils à maman, des élèves appliqués. N’importe : j’exultais. J’eus deux vies. En famille, je continuai de singer l’homme. Mais les enfants entre eux détestent l’enfantillage : ce sont des hommes pour de vrai. Homme parmi les hommes, je sortais du lycée tous les jours en compagnie des trois Malaquin, Jean, René, André, de Paul et de Norbert Meyre, de Brun, de Max Bercot, de Grégoire, nous courions en criant sur la place du Panthéon, c’était un moment de bonheur grave : je me lavais de la comédie familiale ; loin de vouloir briller, je riais en écho, je répétais les mots d’ordre et les bons mots, je me taisais, j’obéissais, j’imitais les gestes de mes voisins, je n’avais qu’une passion : m’intégrer. Sec, dur et gai, je me sentais d’acier, enfin délivré du péché d’exister : nous jouions à la balle, entre l’hôtel des Grands Hommes et la statue de Jean-Jacques Rousseau, j’étais indispensable : the right man in the right place. Je n’enviais plus rien à M. Simonnot : à qui Meyre, feintant Grégoire, aurait-il fait sa passe si je n’avais été, moi, ici présent, maintenant ? Comme ils paraissaient fades et funèbres mes rêves de gloire auprès de ces intuitions fulgurantes qui me découvraient ma nécessité.

Par malheur elles s’éteignaient plus vite qu’elles ne s’allumaient. Nos jeux nous « surexcitaient », comme disaient nos mères, et transformaient parfois nos groupes en une petite foule unanime qui m’engloutissait ; mais nous ne pûmes jamais oublier longtemps nos parents dont l’invisible présence nous faisait vite retomber dans la solitude en commun des colonies animales. Sans but, sans fin, sans hiérarchie, notre société oscillait entre la fusion totale et la juxtaposition.

Ensemble, nous vivions dans la vérité mais nous ne pouvions pas nous défendre du sentiment qu’on nous prêtait les uns aux autres et que nous appartenions chacun à des collectivités étroites, puissantes et primitives, qui forgeaient des mythes fascinants, se nourrissaient d’erreur et nous imposaient leur arbitraire. Choyés et bien-pensants, sensibles, raisonneurs, effarouchés par le désordre, détestant la violence et l’injustice, unis et séparés par la conviction tacite que le monde avait été créé pour notre usage et que nos parents respectifs étaient les meilleurs du monde, nous avions à cœur de n’offenser personne et de demeurer courtois jusque dans nos jeux.

Moqueries et quolibets en étaient sévèrement proscrits; celui qui s’emportait, le groupe entier l’entourait, l’apaisait, l’obligeait à s’excuser, c’était sa propre mère qui le tançait par la bouche de Jean Malaquin ou de Norbert Meyre.

Toutes ces dames se connaissaient, d’ailleurs, et se traitaient cruellement : elles se rapportaient nos propos, nos critiques, les jugements de chacun sur tous ; nous autres, les fils, nous nous cachions les leurs. Ma mère revint outrée d’une visite à Mme Malaquin qui lui avait dit tout net : « André trouve que Poulou fait des embarras. » Cette réflexion ne me troubla pas : ainsi parlent les mères entre elles ; je n’en voulus point à André et ne lui soufflai mot de l’affaire. Bref, nous respections le monde entier, les riches et les pauvres, les soldats et les civils, les jeunes et les vieux, les hommes et les bêtes : nous n’avions de mépris que pour les demi-pensionnaires et les internes : il fallait qu’ils fussent bien coupables pour que leur famille les eût abandonnés ; peut-être avaient-ils de mauvais parents, mais cela n’arrangeait rien : les enfants ont les pères qu’ils méritent. Le soir, après quatre heures, quand les externes libres l’avaient quitté, le lycée devenait un coupe-gorge.

Des amitiés si précautionneuses ne vont pas sans quelque froideur. Aux vacances, nous nous séparions sans regret. Pourtant, j’aimais Bercot. Fils de veuve, c’était mon frère. Il était beau, frêle et doux ; je ne me lassais pas de regarder ses longs cheveux noirs peignés à la Jeanne d’Arc. Mais surtout, nous avions, l’un et l’autre, l’orgueil d’avoir tout lu et nous nous isolions dans un coin du préau pour parler littérature, c’est-à-dire pour recommencer cent fois, toujours avec plaisir, l’énumération des ouvrages qui nous étaient passés par les mains. Un jour, il me regarda d’un air maniaque et me confia qu’il voulait écrire. Je l’ai retrouvé plus tard en rhétorique, toujours beau mais tuberculeux : il est mort à dix-huit ans.

Tous, même le sage Bercot, nous admirions Bénard, un garçon frileux et rond qui ressemblait à un poussin. Le bruit de ses mérites était parvenu jusqu’aux oreilles de nos mères qui s’en agaçaient un peu mais ne se lassaient pas de nous le donner en exemple sans parvenir à nous dégoûter de lui. Qu’on juge de notre partialité : il était demi-pensionnaire et nous l’en aimions davantage ; à nos yeux, c’était un externe d’honneur. Le soir, sous la lampe familiale, nous pensions à ce missionnaire qui restait dans la jungle pour convertir les cannibales de l’internat et nous avions moins peur. Il est juste de dire que les internes eux-mêmes le respectaient. Je ne vois plus très clairement les raisons de ce consentement unanime. Bénard était doux, affable, sensible ; avec cela premier partout. Et puis, sa maman se privait pour lui. Nos mères ne fréquentaient pas cette couturière mais elles nous parlaient d’elle souvent pour nous faire mesurer la grandeur de l’amour maternel ; nous ne pensions qu’à Bénard : il était le flambeau, la joie de cette malheureuse ; nous mesurions la grandeur de l’amour filial ; tout le monde, pour finir, s’attendrissait sur ces bons pauvres. Pourtant, cela n’eût pas suffi : la vérité, c’est que Bénard ne vivait qu’à demi ; je ne l’ai jamais vu sans un gros foulard de laine ; il nous souriait gentiment mais parlait peu et je me rappelle qu’on lui avait défendu de se mêler à nos jeux. Pour ma part, je le vénérais d’autant plus que sa fragilité nous séparait de lui : on l’avait mis sous verre ; il nous faisait des saluts et des signes derrière la vitre mais nous ne l’approchions pas : nous le chérissions de loin parce qu’il avait, de son vivant, l’effacement des symboles. L’enfance est conformiste : nous lui étions reconnaissants de pousser la perfection jusqu’à l’impersonnalité. S’il causait avec nous, l’insignifiance de ses propos nous ravissait d’aise ; jamais nous ne le vîmes en colère ou trop gai ; en classe, il ne levait jamais le doigt, mais lorsqu’on l’interrogeait, la Vérité parlait par sa bouche ; sans hésitation et sans zèle, tout juste comme doit parler la Vérité. Il frappait d’étonnement notre gang d’enfants prodiges parce qu’il était le meilleur sans être prodigieux. En ce temps-là, nous étions tous plus ou moins orphelins de père : ces Messieurs étaient morts ou au front, ceux qui restaient, diminués, dévirilisés, cherchaient à se faire oublier de leurs fils ; c’était le règne des mères : Bénard nous reflétait les vertus négatives de ce matriarcat.

A la fin de l’hiver, il mourut. Les enfants et les soldats ne se soucient guère des morts : pourtant nous fûmes quarante à sangloter derrière son cercueil. Nos mères veillaient : l’abîme fut recouvert de fleurs ; elles firent tant que nous tînmes cette disparition pour un superprix d’excellence décerné en cours d’année. Et puis Bénard vivait si peu qu’il ne mourut pas vraiment : il resta parmi nous, présence diffuse et sacrée. Notre moralité fit un bond : nous avions notre cher défunt, nous parlions de lui à voix basse, avec un plaisir mélancolique. Peut-être serions-nous, comme lui, prématurément emportés : nous imaginions les larmes de nos mères et nous nous sentions précieux. Ai-je rêvé, pourtant ?

Je garde confusément le souvenir d’une atroce évidence : cette couturière, cette veuve, elle avait tout perdu. Ai-je vraiment étouffé d’horreur à cette pensée ? Ai-je entrevu le Mal, l’absence de Dieu, un monde inhabitable ? Je le crois : pourquoi, sinon, dans mon enfance reniée, oubliée, perdue, l’image de Bénard aurait-elle gardé sa netteté douloureuse ?

Quelques semaines plus tard, la classe de cinquième A I fut le théâtre d’un événement singulier : pendant le cours de latin la porte s’ouvrit, Bénard entra, escorté du concierge, salua M. Durry, notre professeur, et s’assit. Nous reconnûmes tous ses lunettes de fer, son cache-nez, son nez un peu busqué, son air de poussin frileux : je crus que Dieu nous le rendait. M. Durry sembla partager notre stupeur : il s’interrompit, respira fortement et demanda : « Nom, prénoms,

qualité, profession des parents. » Bénard répondit qu’il était demi-pensionnaire et fils d’ingénieur, qu’il s’appelait Paul-Yves Nizan.

J’étais le plus frappé de tous ; à la récréation je lui fis des avances, il y répondit : nous étions liés. Un détail pourtant me fit pressentir que je n’avais pas affaire à Bénard mais à son simulacre satanique : Nizan louchait. Il était trop tard pour en tenir compte : j’avais aimé dans ce visage l’incarnation du Bien ; je finis par l’aimer pour lui-même. J’étais pris au piège, mon penchant pour la vertu m’avait conduit à chérir le Diable. A vrai dire, le pseudo-Bénard n’était pas bien méchant : il vivait, voilà tout ; il avait toutes les qualités de son sosie, mais flétries. En lui, la réserve de Bénard tournait à la dissimulation : terrassé par des émotions violentes et passives, il ne criait pas mais nous l’avons vu blanchir de colère, bégayer : ce que nous prenions pour de la douceur n’était qu’une paralysie momentanée ; ce n’était pas la vérité qui s’exprimait par sa bouche mais une sorte d’objectivité cynique et légère qui nous mettait mal à l’aise parce que nous n’en avions pas l’habitude et, quoiqu’il adorât ses parents, bien entendu, il était le seul à parler d’eux ironiquement. En classe, il brillait moins que Bénard ; par contre, il avait beaucoup lu et souhaitait écrire. Bref, c’était une personne complète et rien ne m’étonnait plus que de voir une personne sous les traits de Bénard. Obsédé par cette ressemblance, je ne savais jamais s’il fallait le louer d’offrir l’apparence de la vertu ou le blâmer de n’en avoir que l’apparence et je passais sans cesse de la confiance aveugle à la défiance irraisonnée. Nous ne devînmes de vrais amis que beaucoup plus tard, après une longue séparation.

Pendant deux ans ces événements et ces rencontres suspendirent mes ruminations sans en éliminer la cause. De fait, en profondeur, rien n’avait changé : ce mandat en moi déposé par les adultes sous pli scellé, je n’y pensais plus mais il subsistait. Il s’empara de ma personne. A neuf ans, jusque dans mes pires excès je me surveillais. A dix, je me perdis de vue. Je courais avec Brun, je causais avec Bercot, avec Nizan : pendant ce temps, abandonnée à elle-même, ma fausse mission prit du corps et, finalement, bascula dans ma nuit ; je ne la revis plus, elle me fit, elle exerçait sa force d’attraction sur tout, courbant les arbres et les murs, voûtant le ciel au-dessus de ma tête. Je m’étais pris pour un prince, ma folie fut de l’être.

Névrose caractérielle, dit un analyste de mes amis. Il a raison : entre l’été 14 et l’automne de 1916 mon mandat est devenu mon caractère ; mon délire a quitté ma tête pour se couler dans mes os.

Il ne m’arrivait rien de neuf : je retrouvais intact ce que j’avais joué, prophétisé. Une seule différence : sans connaissance, sans mots, en aveugle je réalisai tout. Auparavant, je me représentais ma vie par des images : c’était ma mort provoquant ma naissance, c’était ma naissance me jetant vers ma mort ; dès que je renonçais à la voir, je devins moi-même cette réciprocité, je me tendis à craquer entre ces deux extrêmes, naissant et mourant à chaque battement de cœur. Mon éternité future devint mon avenir concret : elle frappait chaque instant de frivolité, elle fut, au centre de l’attention la plus profonde, une distraction plus profonde encore, le vide de toute plénitude, l’irréalité légère de la réalité ; elle tuait, de loin, le goût d’un caramel dans ma bouche, les chagrins et les plaisirs dans mon cœur ; mais elle sauvait le moment le plus nul par cette seule raison qu’il venait en dernier et qu’il me rapprochait d’elle ; elle me donna la patience de vivre : jamais plus je ne souhaitai sauter vingt années, en feuilleter vingt autres, jamais plus je n’imaginai les jours lointains de mon triomphe ; j’attendis. A chaque minute j’attendis la prochaine parce qu’elle tirait à soi celle qui suivait. Je vécus sereinement dans l’extrême urgence : toujours en avant de moi-même, tout m’absorbait, rien ne me retenait. Quel soulagement ! Autrefois mes journées se ressemblaient si fort que je me demandais parfois si je n’étais pas condamné à subir l’éternel retour de la même. Elles n’avaient pas beaucoup changé, elles gardaient la mauvaise habitude de s’affaler en tremblotant ; mais moi, j’avais changé en elles : ce n’était plus le temps qui refluait sur mon enfance immobile, c’était moi, flèche décochée par ordre, qui trouais le temps et filais droit au but. En 1948, à Utrecht, le professeur Van Lennep me montrait des tests projectifs. Une certaine carte retint mon attention: on y avait figuré un cheval au galop, un homme en marche, un aigle en plein vol, un canot automobile bondissant; le sujet devait désigner la vignette qui lui donnait le plus fort sentiment de vitesse. Je dis : « C’est le canot. » Puis je regardai curieusement le dessin qui s’était si brutalement imposé : le canot semblait décoller du lac, dans un instant il planerait au-dessus de ce marasme onduleux. La raison de mon choix m’apparut tout de suite : à dix ans j’avais eu l’impression que mon étrave fendait le présent et m’en arrachait ; depuis lors j’ai couru, je cours encore. La vitesse ne se marque pas tant, à mes yeux, par la distance parcourue en un laps de temps défini que par le pouvoir d’arrachement.

Il y a plus de vingt ans, un soir qu’il traversait la place d’Italie, Giacometti fut renversé par une auto. Blessé, la jambe tordue, dans l’évanouissement lucide où il était tombé il ressentit d’abord une espèce de joie. « Enfin quelque chose m’arrive. » Je connais son radicalisme : il attendait le pire ; cette vie qu’il aimait au point de n’en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard : « Donc, se disait-il, je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n’étais fait pour rien. » Ce qui l’exaltait c’était l’ordre menaçant des causes tout à coup démasqué et de fixer sur les lumières de la ville, sur les hommes, sur son propre corps plaqué dans la boue le regard pétrifiant d’un cataclysme : pour un sculpteur le règne minéral n’est jamais loin. J’admire cette volonté de tout accueillir. Si l’on aime les surprises il faut les aimer jusque-là, jusqu’à ces rares fulgurations qui révèlent aux amateurs que la terre n’est pas faite pour eux.

A dix ans, je prétendais n’aimer qu’elles. Chaque maillon de ma vie devait être imprévu, sentir la peinture fraîche. Je consentais d’avance aux contretemps, aux mésaventures et, pour être juste, il faut dire que je leur faisais bon visage. Un soir l’électricité s’éteignit : une panne ; on m’appela d’une autre pièce, j’avançai les bras écartés et j’allai donner de la tête contre un battant de porte si fort que je me cassai une dent. Cela m’amusa, malgré la douleur, j’en ris. Comme Giacometti devait plus tard rire de sa jambe mais pour des raisons diamétralement opposées.

Puisque j’avais décidé d’avance que mon histoire aurait un dénouement heureux, l’imprévu ne pouvait être qu’un leurre, la nouveauté qu’une apparence, l’exigence des peuples, en me faisant naître, avait tout réglé : je vis dans cette dent cassée un signe, une monition obscure que je comprendrais plus tard. Autrement dit, je conservais l’ordre des fins en toute circonstance, à tout prix ; je regardais ma vie à travers mon décès et ne voyais qu’une mémoire close dont rien ne pouvait sortir, où rien n’entrait. Imagine-t-on ma sécurité ? Les hasards n’existaient pas : je n’avais affaire qu’à leurs contrefaçons providentielles. Les journaux donnaient à croire que des forces éparses traînaient par les rues, fauchaient les petites gens : moi, le prédestiné, je n’en rencontrerais pas. Peut-être perdrais-je un bras, une jambe, les deux yeux. Mais tout était dans la manière : mes infortunes ne seraient jamais que des épreuves, que des moyens de faire un livre. J’appris à supporter les chagrins et les maladies : j’y vis les prémices de ma mort triomphale, les degrés qu’elle taillait pour m’élever jusqu’à elle. Cette sollicitude un peu brutale ne me déplaisait pas et j’avais à cœur de m’en montrer digne. Je tenais le pire pour la condition du meilleur ; mes fautes elles-mêmes servaient, ce qui revenait à dire que je n’en commettais pas. A dix ans, j’étais sûr de moi : modeste, intolérable, je voyais dans mes déconfitures les conditions de ma victoire posthume. Aveugle ou cul-de-jatte, fourvoyé par mes erreurs, je gagnerais la guerre à force de perdre les batailles. Je ne faisais pas de différence entre les épreuves réservées aux élus et les échecs dont je portais la responsabilité, cela signifie que mes crimes me paraissaient, au fond, des infortunes et que je revendiquais mes malheurs comme des fautes, de fait, je ne pouvais attraper de maladie, fût-ce la rougeole ou le coryza, sans me déclarer coupable : j’avais manqué de vigilance, j’avais oublié de mettre mon manteau, mon foulard. J’ai toujours mieux aimé m’accuser que l’univers; non par bonhomie : pour ne me tenir que de moi. Cette arrogance n’excluait pas l’humilité : je me croyais faillible d’autant plus volontiers que mes défaillances étaient forcément le chemin le plus court pour aller au Bien. Je m’arrangeais pour ressentir dans le mouvement de ma vie une irrésistible attraction qui me contraignait sans cesse, fût-ce en dépit de moi-même, à faire de nouveaux progrès.

Tous les enfants savent qu’ils progressent.

D’ailleurs on ne leur permet pas de l’ignorer : « Des progrès à faire, en progrès, progrès sérieux et réguliers…» Les grandes personnes nous racontaient l’Histoire de France : après la première République, cette incertaine, il y avait eu la deuxième et puis la troisième qui était la bonne : jamais deux sans trois. L’optimisme bourgeois se résumait alors dans le programme des radicaux : abondance croissante des biens, suppression du paupérisme par la multiplication des lumières et de la petite propriété. Nous autres, jeunes Messieurs, on l’avait mis à notre portée et nous découvrions, satisfaits, que nos progrès individuels reproduisaient ceux de la Nation. Ils étaient rares, pourtant, ceux qui voulaient s’élever au-dessus de leurs pères : pour la plupart, il ne s’agissait que d’atteindre l’âge d’homme ; ensuite ils cesseraient de grandir et de se développer : c’était le monde, autour d’eux, qui deviendrait spontanément meilleur et plus confortable. Certains d’entre nous attendaient ce moment dans l’impatience, d’autres dans la peur et d’autres dans les regrets. Pour moi, avant d’être voué, je grandissais dans l’indifférence : la robe prétexte, je m’en foutais. Mon grand-père me trouvait minuscule et s’en désolait : « Il aura la taille des

Sartre », disait ma grand-mère pour l’agacer. Il feignait de ne pas entendre, se plantait devant moi et me toisait : « Il pousse ! »

disait-il enfin sans trop de conviction. Je ne partageais ni ses inquiétudes ni ses espoirs : les mauvaises herbes poussent, elles aussi ; preuve qu’on peut devenir grand sans cesser d’être mauvais. Mon problème alors, c’était d’être bon in aeternum. Tout changea quand ma vie prit de la vitesse : il ne suffisait plus de bien faire, il fallait faire mieux à toute heure. Je n’eus plus qu’une loi : grimper. Pour nourrir mes prétentions et pour en masquer la démesure je recourus à l’expérience commune : dans les progrès vacillants de mon enfance je voulus voir les premiers effets de mon destin. Ces améliorations vraies mais petites et très ordinaires me donnèrent l’illusion d’éprouver ma force ascensionnelle. Enfant public, j’adoptai en public le mythe de ma classe et de ma génération : on profite de l’acquis, on capitalise l’expérience, le présent s’enrichit de tout le passé. Dans la solitude j’étais loin de m’en satisfaire. Je ne pouvais pas admettre qu’on reçût l’être du dehors, qu’il se conservât par inertie ni que les mouvements de l’âme fussent les effets des mouvements antérieurs. Né d’une attente future je bondissais, lumineux, total et chaque instant répétait la cérémonie de ma naissance : je voulais voir dans les affections de mon cœur un crépitement d’étincelles. Pourquoi donc le passé m’eût-il enrichi ?

Il ne m’avait pas fait, c’était moi, au contraire, ressuscitant de mes cendres, qui arrachais du néant ma mémoire par une création toujours recommencée. Je renaissais meilleur et j’utilisais mieux les inertes réserves de mon âme par la simple raison que la mort, à chaque fois, plus proche, m’éclairait plus vivement de son obscure lumière. On me disait souvent : le passé nous pousse, mais j’étais convaincu que l’avenir me tirait ; j’aurais détesté sentir en moi des forces douces à l’ouvrage, l’épanouissement lent de mes dispositions. J’avais fourré le progrès continu des bourgeois dans mon âme et j’en faisais un moteur à explosion ; j’abaissai le passé devant le présent et celui-ci devant l’avenir, je transformai un évolutionnisme tranquille en un catastrophisme révolutionnaire et discontinu. On m’a fait remarquer, il y a quelques années, que les personnages de mes pièces et de mes romans prennent leurs décisions brusquement et par crise, qu’il suffit d’un instant, par exemple, pour que l’Oreste des Mouches accomplisse sa conversion. Parbleu : c’est que je les fais à mon image ; non point tels que je suis, sans doute, mais tels que j’ai voulu être.

Je devins traître et je le suis resté. J’ai beau me mettre entier dans ce que j’entreprends, me donner sans réserve au travail, à la colère, à l’amitié, dans un instant je me renierai, je le sais, je le veux et je me trahis déjà, en pleine passion, par le pressentiment joyeux de ma trahison future. En gros, je tiens mes engagements comme un autre ; constant dans mes affections et dans ma conduite je suis infidèle à mes émotions : des monuments, des tableaux, des paysages, il fut un temps où le dernier vu était toujours le plus beau ; je mécontentais mes amis en évoquant dans le cynisme ou simplement dans la légèreté – pour me convaincre que j’en étais détaché – un souvenir commun qui pouvait leur rester précieux.

Faute de m’aimer assez, j’ai fui en avant ; résultat : je m’aime encore moins, cette inexorable progression me disqualifie sans cesse à mes yeux : hier j’ai mal agi puisque c’était hier et je pressens aujourd’hui le jugement sévère que je porterai sur moi demain. Pas de promiscuité, surtout : je tiens mon passé à distance respectueuse. L’adolescence, l’âge mûr, l’année même qui vient de s’écouler, ce sera toujours l’Ancien Régime : le Nouveau s’annonce dans l’heure présente mais n’est jamais institué : demain, on rasera gratis.

Mes premières années, surtout, je les ai biffées : quand j’ai commencé ce livre, il m’a fallu beaucoup de temps pour les déchiffrer sous les ratures. Des amis s’étonnaient, quand j’avais trente ans : « On dirait que vous n’avez pas eu de parents. Ni d’enfance. » Et j’avais la sottise d’être flatté. J’aime et je respecte, pourtant, l’humble et tenace fidélité que certaines gens – des femmes surtout – gardent à leurs goûts, à leurs désirs, à leurs anciennes entreprises, aux fêtes disparues, j’admire leur volonté de rester les mêmes au milieu du changement, de sauver leur mémoire, d’emporter dans la mort une première poupée, une dent de lait, un premier amour. J’ai connu des hommes qui ont couché sur le tard avec une femme vieillie par cette seule raison qu’ils l’avaient désirée dans leur jeunesse ; d’autres gardaient rancune aux morts ou se seraient battus plutôt que de reconnaître une faute vénielle commise vingt ans plus tôt. Moi, je ne tiens pas les rancunes et j’avoue tout, complaisamment : pour l’autocritique, je suis doué, à la condition qu’on ne prétende pas me l’imposer. On a fait des misères en 1936, en 1945 au personnage qui portait mon nom : est-ce que ça me regarde ? Je porte à son débit les affronts essuyés : cet imbécile ne savait même pas se faire respecter. Un vieil ami me rencontre ; exposé d’amertume: il nourrit un grief depuis dix-sept ans ; en une circonstance définie, je l’ai traité sans égards. Je me rappelle vaguement que je me défendais, à l’époque, en contre-attaquant, que je lui reprochais sa susceptibilité, sa manie de la persécution, bref que j’avais ma version personnelle de cet incident : je n’en mets que plus d’empressement à adopter la sienne ; j’abonde en son sens, je m’accable : je me suis comporté en vaniteux, en égoïste, je n’ai pas de cœur ; c’est un massacre joyeux : je me délecte de ma lucidité ; reconnaître mes fautes avec tant de bonne grâce, c’est me prouver que je ne pourrais plus les commettre. Le croirait-on ? Ma loyauté, ma généreuse confession ne font qu’irriter le plaignant. Il m’a déjoué, il sait que je me sers de lui : c’est à moi qu’il en veut, à moi vivant, présent, passé, le même qu’il a toujours connu et je lui abandonne une dépouille inerte pour le plaisir de me sentir un enfant qui vient de naître. Je finis par m’emporter à mon tour contre ce furieux qui déterre les cadavres. Inversement, si l’on vient à me rappeler quelque circonstance où, me dit-on, je n’ai pas fait mauvaise figure, je balaie de la main ce souvenir; on me croit modeste et c’est tout le contraire : je pense que je ferais mieux aujourd’hui et tellement mieux demain. Les écrivains d’âge mûr n’aiment pas qu’on les félicite avec trop de conviction de leur première œuvre : mais c’est à moi, j’en suis sûr, que ces compliments-là font le moins de plaisir.

Mon meilleur livre, c’est celui que je suis en train d’écrire ; tout de suite après vient le dernier publié mais je me prépare, en douce, à bientôt m’en dégoûter. Que les critiques le trouvent aujourd’hui mauvais, ils me blesseront peut-être, mais dans six mois je ne serai pas loin de partager leur avis. A une condition pourtant : si pauvre et si nul qu’ils jugent cet ouvrage, je veux qu’ils le mettent au-dessus de tout ce que j’ai fait avant lui ; je consens que le lot soit déprécié en entier pourvu qu’on maintienne la hiérarchie chronologique, la seule qui me conserve la chance de faire mieux demain, après-demain mieux encore et de finir par un chef-d’œuvre.

Naturellement je ne suis pas dupe : je vois bien que nous nous répétons. Mais cette connaissance plus récemment acquise ronge mes vieilles évidences sans les dissiper entièrement. Ma vie a quelques témoins sourcilleux qui ne me passent rien ; ils me surprennent souvent à retomber dans les mêmes ornières. Ils me le disent, je les crois et puis, au dernier moment, je me félicite : hier j’étais aveugle ; mon progrès d’aujourd’hui c’est d’avoir compris que je ne progresse plus. Quelquefois, c’est moi-même qui suis mon témoin à charge. Par exemple je m’avise que, deux ans plus tôt, j’ai écrit une page qui pourrait me servir. Je la cherche et ne la trouve pas ; tant mieux : j’allais, cédant à la paresse, glisser une vieillerie dans un ouvrage neuf : j’écris tellement mieux aujourd’hui, je vais la refaire. Quand j’ai terminé le travail, un hasard me fait remettre la main sur la page égarée. Stupeur : à quelques virgules près, j’exprimais la même idée dans les mêmes termes. J’hésite et puis je jette au panier ce document périmé, je garde la version nouvelle : elle a je ne sais quoi de supérieur à l’ancienne. En un mot je m’arrange : désabusé, je me truque pour ressentir encore, malgré le vieillissement qui me délabre, la jeune ivresse de l’alpiniste.

A dix ans je ne connaissais pas encore mes manies, mes redites et le doute ne m’effleurait pas : trottinant, babillant, fasciné par les spectacles de la rue, je ne cessais de faire peau neuve et j’entendais mes vieilles peaux retomber les unes sur les autres. Quand je remontais la rue Soufflot, j’éprouvais à chaque enjambée, dans l’éblouissante disparition des vitrines, le mouvement de ma vie, sa loi et le beau mandat d’être infidèle à tout. Je m’emmenais tout entier avec moi. Ma grand-mère veut réassortir son service de table ; je l’accompagne dans un magasin de porcelaines et de verreries ; elle montre une soupière dont le couvercle est surmonté d’une pomme rouge, des assiettes à fleurs. Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle veut : sur ses assiettes il y a, naturellement, des fleurs mais aussi des insectes bruns qui grimpent le long des tiges. La marchande s’anime à son tour : elle sait très bien ce que veut la cliente, elle a possédé l’article mais, depuis trois ans, on ne le fait plus ; ce modèle-ci est plus récent, plus avantageux et puis, avec ou sans insectes, des fleurs, n’est-ce pas, sont toujours des fleurs, personne n’ira chercher, c’est le cas de le dire, la petite bête. Ma grand-mère n’est pas de cet avis, elle insiste : ne pourrait-on pas jeter un coup d’œil dans la réserve ?

Ah, dans la réserve, oui, bien sûr, mais il faudrait du temps et la marchande est seule : son employé vient de la quitter. On m’a relégué dans un coin en me recommandant de ne toucher à rien, on m’oublie, terrorisé par les fragilités qui m’entourent, par des étincellements poussiéreux, par le masque de Pascal mort, par un pot de chambre qui figure la tête du président Fallières. Or malgré les apparences, je suis un faux personnage secondaire.

Ainsi, certains auteurs poussent des « utilités » sur le devant de la scène et présentent leur héros fugitivement en profil perdu. Le lecteur ne s’y trompe pas : il a feuilleté le dernier chapitre pour voir si le roman finissait bien, il sait que le jeune homme pâle, contre la cheminée, a trois cent cinquante pages dans le ventre. Trois cent cinquante pages d’amour et d’aventures. J’en avais au moins cinq cents. J’étais le héros d’une longue histoire qui finissait bien. Cette histoire, j’avais cessé de me la raconter : à quoi bon ? Je me sentais romanesque, voilà tout. Le temps tirait en arrière les vieilles dames perplexes, les fleurs de faïence et toute la boutique, les jupes noires pâlissaient, les voix devenaient cotonneuses, j’avais pitié de ma grand-mère, on ne la reverrait certainement pas dans la deuxième partie. Pour moi, j’étais le commencement, le milieu et la fin ramassés en un tout petit garçon déjà vieux, déjà mort, ici, dans l’ombre, entre des piles d’assiettes plus hautes que lui et dehors, très loin, au grand soleil funèbre de la gloire. J’étais le corpuscule au début de sa trajectoire et le train d’ondes qui reflue sur lui après s’être heurté au butoir d’arrivée. Rassemblé, resserré, touchant d’une main ma tombe et de l’autre mon berceau, je me sentais bref et splendide, un coup de foudre effacé par les ténèbres.

Pourtant l’ennui ne me quittait pas ; parfois discret, parfois écœurant, je cédais à la tentation la plus fatale quand je ne pouvais plus le supporter : par impatience Orphée perdit Eurydice ; par impatience, je me perdis souvent. Égaré par le désœuvrement, il m’arrivait de me retourner sur ma folie quand il aurait fallu l’ignorer, la maintenir en sous-main et fixer mon attention sur les objets extérieurs ; en ces moments-là, je voulais me réaliser sur-le-champ, embrasser d’un seul coup d’œil la totalité qui me hantait quand je n’y pensais pas. Catastrophe ! Le progrès, l’optimisme, les trahisons joyeuses et la finalité secrète, tout s’effondrait de ce que j’avais ajouté moi-même à la prédiction de Mme Picard. La prédiction demeurait mais que pouvais-je en faire ? A vouloir sauver tous mes instants cet oracle sans contenu s’interdisait d’en distinguer aucun; l’avenir, d’un seul coup desséché, n’était plus qu’une carcasse, je retrouvais ma difficulté d’être et je m’apercevais qu’elle ne m’avait jamais quitté.

Souvenir sans date : je suis assis sur un banc, au Luxembourg : Anne-Marie m’a prié de me reposer près d’elle parce que j’étais en nage, pour avoir trop couru. Tel est du moins l’ordre des causes. Je m’ennuie tant que j’ai l’arrogance de le renverser : j’ai couru parce qu’il fallait que je fusse en nage pour donner à ma mère l’occasion de me rappeler. Tout aboutit à ce banc, tout devait y aboutir. Quel en est le rôle ? Je l’ignore et je ne m’en soucie pas d’abord : de toutes les impressions qui m’effleurent, pas une ne sera perdue ; il y a un but : je le

connaîtrai, mes neveux le connaîtront. Je balance mes courtes jambes qui ne touchent pas terre, je vois passer un homme qui porte un paquet, une bossue : cela servira. Je me répète dans l’extase : « Il est de toute

importance que je reste assis. » L’ennui redouble ; je ne me retiens plus de risquer un œil en moi : je ne demande pas de révélations sensationnelles mais je voudrais deviner le sens de cette minute, sentir son urgence, jouir un peu de cette obscure prescience vitale que je prête à Musset, à Hugo. Naturellement je n’aperçois que des brumes. La postulation abstraite de ma nécessité et l’intuition brute de mon existence subsistent côte à côte sans se combattre ni se confondre. Je ne songe plus qu’à me fuir, qu’à retrouver la sourde vitesse qui m’emportait ; en vain ; le charme est rompu. J’ai des fourmis dans les jarrets, je me tortille. Fort à propos le Ciel me charge d’une mission nouvelle : il est de toute importance que je me remette à courir. Je saute sur mes pieds, je file ventre à terre ; au bout de l’allée je me retourne : rien n’a bougé, rien ne s’est produit. Je me cache ma déception par des paroles : dans une chambre meublée d’Aurillac, je l’affirme, aux environs de 1945, cette course aura d’inappréciables conséquences.

Je me déclare comblé, je m’exalte ; pour forcer la main du Saint-Esprit, je lui fais le coup de la confiance : je jure dans la frénésie de mériter la chance qu’il m’a donnée. Tout est à fleur de peau, tout est joué sur les nerfs et je le sais. Déjà ma mère fond sur moi, voici le jersey de laine, le cache-nez, le paletot : je me laisse envelopper, je suis un paquet. Il faut encore subir la rue Soufflot, les moustaches du concierge, M. Trigon, les toussotements de l’ascenseur hydraulique. Enfin le petit prétendant calamiteux se retrouve dans la bibliothèque, traîne d’une chaise à l’autre, feuillette des livres et les rejette ; je m’approche de la fenêtre, j’avise une mouche sous le rideau, je la coince dans un piège de mousseline et dirige vers elle un index meurtrier. Ce moment-ci est hors programme, extrait du temps commun, mis à part, incomparable, immobile, rien n’en sortira ce soir ni plus tard : Aurillac ignorera toujours cette éternité trouble. L’Humanité sommeille ; quant à l’illustre écrivain – un saint, celui-là, qui ne ferait pas de mal à une mouche –, il est justement de sortie. Seul et sans avenir dans une minute croupie, un enfant demande des sensations fortes à l’assassinat ; puisqu’on me refuse un destin d’homme, je serai le destin d’une mouche. Je ne me presse pas, je lui laisse le loisir de deviner le géant qui se penche sur elle ; j’avance le doigt, elle éclate, je suis joué ! Il ne fallait pas la tuer, bon Dieu ! De toute la création, c’était le seul être qui me craignait ; je ne compte plus pour personne. Insecticide, je prends la place de la victime et deviens insecte à mon tour. Je suis mouche, je l’ai toujours été. Cette fois j’ai touché le fond. Il ne me reste plus qu’à prendre sur la table Les Aventures du capitaine Corcoran, qu’à me laisser tomber sur le tapis, ouvrant au hasard le livre cent fois relu, je suis si las, si triste que je ne sens plus mes nerfs et que, dès la première ligne, je m’oublie.

Corcoran fait des battues dans la bibliothèque déserte, sa carabine sous le bras, sa tigresse sur les talons ; les fourrés de la jungle se disposent hâtivement autour d’eux ; au loin j’ai planté des arbres, les singes sautent de branche en branche. Tout à coup Louison, la tigresse, se met à gronder. Corcoran s’immobilise : voilà l’ennemi. C’est ce moment palpitant que ma gloire choisit pour réintégrer son domicile, l’Humanité pour se réveiller en sursaut et m’appeler à son secours, le Saint-Esprit pour me chuchoter ces mots bouleversants : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. » Ces flatteries seront perdues : il n’y a

personne ici pour les entendre sauf le valeureux Corcoran. Comme s’il n’eût attendu que cette déclaration, l’Illustre Écrivain fait sa rentrée ; un arrière-neveu penche sa tête blonde sur l’histoire de ma vie, les pleurs lui mouillent les yeux, l’avenir se lève, un amour infini m’enveloppe, des lumières tournent dans mon cœur ; je ne bouge pas, je ne donne pas un regard à la fête. Je poursuis bien sagement ma lecture, les lumières finissent par s’éteindre, je ne sens plus rien sauf un rythme, une impulsion irrésistible, je démarre, j’ai démarré, j’avance, le moteur ronfle. J’éprouve la vitesse de mon âme.

Voilà mon commencement : je fuyais, des forces extérieures ont modelé ma fuite et m’ont fait. A travers une conception périmée de la culture, la religion transparaissait, qui servit de maquette : enfantine, rien n’est plus proche d’un enfant. On m’enseignait l’Histoire sainte, l’Évangile, le catéchisme sans me donner les moyens de croire : le résultat fut un désordre qui devint mon ordre particulier. Il y eut des plissements, un déplacement considérable ; prélevé sur le catholicisme, le sacré se déposa dans les Belles-Lettres et l’homme de plume apparut, ersatz du chrétien que je ne pouvais être : sa seule affaire était le salut, son séjour ici-bas n’avait d’autre but que de lui faire mériter la béatitude posthume par des épreuves dignement supportées. Le trépas se réduisit à un rite de passage et l’immortalité terrestre s’offrit comme substitut de la vie éternelle.

Pour m’assurer que l’espèce humaine me perpétuerait on convint dans ma tête qu’elle ne finirait pas. M’éteindre en elle, c’était naître et devenir infini mais si l’on émettait devant moi l’hypothèse qu’un cataclysme pût un jour détruire la planète, fût-ce dans cinquante mille ans, je m’épouvantais ; aujourd’hui encore, désenchanté, je ne peux penser sans crainte au refroidissement du soleil : que mes congénères m’oublient au lendemain de mon enterrement, peu m’importe ; tant qu’ils vivront je les hanterai, insaisissable, innommé, présent en chacun comme sont en moi les milliards de trépassés que j’ignore et que je préserve de l’anéantissement ; mais que l’humanité vienne à disparaître, elle tuera ses morts pour de bon.

Le mythe était fort simple et je le digérai sans peine. Protestant et catholique, ma double appartenance confessionnelle me retenait de croire aux Saints, à la Vierge et finalement à Dieu tant qu’on les appelait par leur nom. Mais une énorme puissance collective m’avait pénétré ; établie dans mon cœur, elle guettait, c’était la Foi des autres ; il suffit de débaptiser et de modifier en surface son objet ordinaire : elle le reconnut sous les déguisements qui me trompaient, se jeta sur lui, l’enserra dans ses griffes. Je pensais me donner à la Littérature quand, en vérité, j’entrais dans les ordres. En moi la certitude du croyant le plus humble devint l’orgueilleuse évidence de ma prédestination. Prédestiné, pourquoi pas ?

Tout chrétien n’est-il pas un élu ? Je poussais, herbe folle, sur le terreau de la catholicité, mes racines en pompaient les sucs et j’en faisais ma sève. De là vint cet aveuglement lucide dont j’ai souffert trente années. Un matin, en 1917, à La Rochelle, j’attendais des camarades qui devaient m’accompagner au lycée ; ils tardaient, bientôt je ne sus plus qu’inventer pour me distraire et je décidai de penser au Tout-Puissant. A l’instant il dégringola dans l’azur et disparut sans donner d’explication : il n’existe pas, me dis-je avec un étonnement de politesse et je crus l’affaire réglée.

D’une certaine manière elle l’était puisque jamais, depuis, je n’ai eu la moindre tentation de le ressusciter. Mais l’Autre restait, l’Invisible, le Saint-Esprit, celui qui garantissait mon mandat et régentait ma vie par de grandes forces anonymes et sacrées. De celui-là, j’eus d’autant plus de peine à me délivrer qu’il s’était installé à l’arrière de ma tête dans les notions trafiquées dont j’usais pour me comprendre, me situer et me justifier.

Ecrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion sous un masque d’arracher ma vie au hasard. Je fus d’Eglise. Militant, je voulus me sauver par les œuvres ; mystique, je tentai de dévoiler le silence de l’être par un bruissement contrarié de mots et, surtout, je confondis les choses avec leurs noms : c’est croire. J’avais la berlue.

Tant qu’elle dura, je me tins pour tiré d’affaire. Je réussis à trente ans ce beau coup : d’écrire dans La Nausée – bien sincèrement, on peut me croire – l’existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause. J’étais Roquentin, je montrais en lui, sans complaisance, la trame de ma vie ; en même temps j’étais moi, l’élu, annaliste des enfers, photomicroscope de verre et d’acier penché sur mes propres sirops protoplasmiques. Plus tard j’exposai gaîment que l’homme est impossible ; impossible moi-même je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup, se transfigurait, devenait ma possibilité la plus intime, l’objet de ma mission, le tremplin de ma gloire. J’étais prisonnier de ces évidences mais je ne les voyais pas : je voyais le monde à travers elles. Truqué jusqu’à l’os et mystifié, j’écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition.

Dogmatique je doutais de tout sauf d’être l’élu du doute ; je rétablissais d’une main ce que je détruisais de l’autre et je tenais l’inquiétude pour la garantie de ma sécurité ; j’étais heureux.

J’ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences déformantes qui m’enveloppaient, quand et comment j’ai fait l’apprentissage de la violence, découvert ma laideur – qui fut pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive où l’enfant merveilleux s’est dissous – par quelle raison je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle me causait. L’illusion rétrospective est en miettes; martyre, salut, immortalité, tout se délabre, l’édifice tombe en ruine, j’ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et je l’en ai expulsé ; l’athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine : je crois l’avoir menée jusqu’au bout. Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de civisme ; depuis à peu près dix ans je suis un homme qui s’éveille, guéri d’une longue, amère et douce folie et qui n’en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses anciens errements et qui ne sait plus que faire de sa vie. Je suis redevenu le voyageur sans billet que j’étais à sept ans : le contrôleur est entré dans mon compartiment, il me regarde, moins sévère qu’autrefois : en fait il ne demande qu’à s’en aller, qu’à me laisser finir le voyage en paix ; que je lui donne une excuse valable, n’importe laquelle, il s’en contentera. Malheureusement je n’en trouve aucune et, d’ailleurs, je n’ai même pas l’envie d’en chercher : nous resterons en tête à tête, dans le malaise, jusqu’à Dijon où je sais fort bien que personne ne m’attend.

J’ai désinvesti mais je n’ai pas défroqué : j’écris toujours. Que faire d’autre?

Nulla dies sine linea.

C’est mon habitude et puis c’est mon métier.

Longtemps j’ai pris ma plume pour une épée, à présent je connais notre impuissance. N’importe : je fais, je ferai des livres ; il en faut ; cela sert tout de même. La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c’est un produit de l’homme : il s’y projette, s’y reconnaît ; seul, ce miroir critique lui offre son image. Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon imposture, c’est aussi mon caractère : on se défait d’une névrose, on ne se guérit pas de soi. Usés, effacés, humiliés, rencognés, passés sous silence, tous les traits de l’enfant sont restés chez le quinquagénaire. La plupart du temps ils s’aplatissent dans l’ombre, ils guettent : au premier instant d’inattention, ils relèvent la tête et pénètrent dans le plein jour sous un déguisement : je prétends sincèrement n’écrire que pour mon temps mais je m’agace de ma notoriété présente ; ce n’est pas la gloire puisque je vis et cela suffit pourtant à démentir mes vieux rêves, serait-ce que je les nourris encore secrètement ? Pas tout à fait : je les ai, je crois, adaptés : puisque j’ai perdu mes chances de mourir inconnu, je me flatte quelquefois de vivre méconnu. Grisélidis pas morte. Pardaillan m’habite encore.

Et Strogoff. Je ne relève que d’eux qui ne relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y reconnaître. Pour ma part, je ne m’y reconnais pas et je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m’applique à piétiner mes espoirs d’autrefois pour que tout me soit rendu au centuple. En ce cas je serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu’à son arc sans condition ; mais, souterrainement, on peut être sûr qu’il attend sa récompense.

Laissons cela. Mamie dirait : « Glissez, mortels, n’appuyez pas. » Ce que j’aime en ma folie, c’est qu’elle m’a protégé, du premier jour, contre les séductions de « l’élite » : jamais je ne me suis cru l’heureux propriétaire d’un « talent » : ma seule affaire était de me sauver – rien dans les mains, rien dans les poches – par le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m’élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l’œuvre pour me sauver tout entier. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.

 



[1] Vers dix ans, je me délectais en lisant Les Transatlantiques : on y montre un petit américain et sa sœur, forts innocents d’ailleurs. Je m’incarnais dans le garçon et j’aimais, à travers lui, Biddy, la fillette. J’ai longtemps rêvé d’écrire un conte sur deux enfants perdus et discrètement incestueux. On trouverait dans mes écrits des traces de ce fantasme : Oreste et Electre, dans Les Mouches, Boris et Ivich dans Les chemins de la liberté, Frantz et Leni dans Les Séquestrés d’Altona.

Ce dernier couple est le seul à passer aux actes. Ce qui me séduisait dans ce lien de famille, c’était moins la tentation amoureuse que l’interdiction de faire l’amour :feu et glace, délices et frustration mêlées, l’inceste me plaisait s’il restait platonique.

 

[2] Le lapin sauvage aime le thym.

[3] Sauvé par le miracle d’une larme.

[4] Soyez complaisant à vous-même, les autres complaisants vous aimeront ; déchirez votre voisin, les autres voisins riront. Mais si vous battez votre âme, toutes les âmes crieront.