La tension se dissipa, son hôte en profita pour avaler un énorme gâteau baignant dans du jus de caroube. Shab l’imita.

—  Je suppose que le pharaon a resserré son entourage, avança l’Annonciateur.

—  Malheureusement oui, seigneur. D’après des bruits qui me paraissent crédibles, la Maison du Roi ne comprend plus qu’un conseil restreint formé de fidèles.

—  Connais-tu leurs noms ?

—  Trop de rumeurs circulent… On prétend même que le roi aurait décidé de briser le cou des chefs de province qui lui sont hostiles, mais je n’y crois pas. Une telle démarche provoquerait une guerre civile.

—  Ne disposerais-tu pas d’un contact au palais

—  Seigneur, c’est très délicat et…

—  Il me le faut.

—  Bien, bien… Je m’en occupe.

Puis-je compter sur toi, mon fidèle ami ?

—  Oh oui, sans aucun doute !

—  À bientôt.

Shab le Tordu dévora un dernier gâteau. Le pâtissier de leur hôte était inégalable, mais ce dernier ne l’avait guère séduit. À bonne distance de la belle demeure si discrète, il se crut obligé de confier ses impressions à son maître.

—  Cet homme ne me plaît pas. Êtes-vous certain qu’il ne vous ment pas ?

—  Ce riche négociant est originaire de Byblos, le grand port du Liban, et c’est un menteur-né. Son métier consiste à tromper ses clients, tout en faisant accuser ses concurrents, et à tirer le maximum de bénéfices de la moindre transaction. Mais à moi, et à moi seul, il dit la vérité. Une fois, une seule fois, il a tenté de m’abuser, et il en conserve le souvenir dans sa chair. Quand les serres du faucon se sont enfoncées dans sa poitrine pour lui arracher le cœur, il s’est repenti à temps. Les gens de Byblos nous seront très utiles, mon brave ami. Grâce à eux, je ferai pénétrer en Égypte de nombreux partisans de notre cause.

Shab le Tordu était sidéré.

Ainsi, l’Annonciateur manipulait plusieurs réseaux et connaissait Memphis comme la poche de sa tunique de laine !

Malgré la chaleur, aucune trace de sueur sur son front. Et lorsque Shab vida une jarre de bière fraîche, l’Annonciateur ne but pas une goutte et marmonna des formules que le Tordu ne comprit pas.

 

42.

Iker replia la jambe sur laquelle il s’assit et releva l’autre devant lui. C’était l’une des positions du scribe lorsqu’il désirait consulter un papyrus, et le jeune homme avait tellement de travail qu’il quittait rarement son petit bureau, situé dans l’aile gauche du palais du chef de province.

Iker voulait tout vérifier par lui-même. Il ne se contentait pas des résumés préparés par d’autres scribes pour lui faciliter la tâche et retournait sans cesse aux documents originaux.

Presque chaque fois, il s’en félicitait ! Des détails avaient été omis, des chiffres mal recopiés, des approches techniques tronquées. En rétablissant la vérité aussi souvent que possible, le chercheur captait une inquiétante réalité : plusieurs fonctionnaires avaient maquillé les faits pour faire croire à Djéhouty que sa province était la plus riche et la plus puissante d’Égypte.

La réalité apparaissait moins brillante. La milice comprenait trop de mercenaires, la police du désert trop de vétérans, certaines terres étaient mal exploitées, plusieurs fermes mal gérées. En cas de conflit, Djéhouty risquait de manquer d’armes. Aussi le rapport de synthèse qu’Iker comptait rédiger dans les prochains jours serait-il plutôt pessimiste.

—  Tu devrais venir voir, lui conseilla un collègue.

—  Pas le temps.

—  Prends-le. Un spectacle comme celui-là, ça ne se manque pas.

Intrigué, Iker sortit du palais.

Les scribes, les gardes, les cuisiniers, les femmes de ménage et tous les autres membres du personnel couraient vers le Nil.

Sur un îlot herbeux, au milieu du fleuve, une cinquantaine de grues de Numidie, au plumage cendré et aux pattes fines, dansaient avec grâce. Virevoltant en cadence, elles feignaient de s’envoler puis se reposaient, tantôt en tournant sur elles-mêmes, tantôt en formant une sorte de ronde avec leurs partenaires. Comme chacun, Iker admira ce ballet inattendu, salué par les cris de joie des habitants de la province.

—  Excellent présage, commenta son voisin, un scribe préposé à l’arpentage. Il signifie que le pharaon Sésostris est parvenu à déclencher une bonne crue. Ne le répète pas, mais c’est la preuve qu’il est un grand roi.

Pensif, Iker alla nourrir son âne, bien installé à l’ombre d’un auvent.

—  La situation devient délicate, confia-t-il à Vent du Nord. Si la population prend fait et cause pour le pharaon, la position de Djéhouty sera intenable. Et le succès de Sésostris est si éclatant que personne ne peut l’occulter.

L’âne mangea avec placidité, comme si cette nouvelle ne l’inquiétait pas.

En retournant à son bureau, Iker revit le visage de la jeune prêtresse. Plusieurs fois par jour, et dans tous ses rêves, elle s’imposait à lui avec une force grandissante. Au lieu de s’estomper, les traits de son visage devenaient de plus en plus précis, comme si elle se trouvait à côté de lui.

Quand la rencontrerait-il à nouveau ? Peut-être lors d’une cérémonie à laquelle elle participerait, mais comment en serait-il prévenu ? Et si elle appartenait au Cercle d’or d’Abydos, ne lui faudrait-il pas se rendre jusqu’à la ville sainte, inaccessible à un profane comme lui ? Son amour semblait voué à l’échec, toutefois il ne renoncerait pas avant de lui avoir parlé. Elle devait connaître les sentiments qu’elle lui inspirait, même s’il se sentait incapable d’exprimer leur intensité.

En dépit de l’énigmatique allusion du général Sépi, le Cercle d’or d’Abydos n’avait rien perdu de son mystère. Fallait-il comprendre que son action consistait à régénérer des vieillards comme Djéhouty en les inondant de lumière ? Des êtres savaient donc manier cette énergie lors de circonstances exceptionnelles.

Le chef de province s’était assis et lisait le brouillon d’Iker.

—  Seigneur, ce ne sont que quelques notes.

—  Elles me semblent fort claires : mon administration n’a pas cessé de me flatter et mes forces armées sont incapables de soutenir un conflit d’envergure.

Iker ne se cacha pas derrière son pinceau.

—  C’est exact.

—  Excellent travail, mon garçon. Au fond, la danse des grues survient à point nommé. Grâce à elle, chacun sait que Sésostris fera reverdir le pays et le remplira d’arbres fruitiers. Les Deux Terres se réjouissent, des temps heureux sont annoncés puisqu’un véritable maître s’est manifesté. À cause de lui, l’inondation se produit à son heure, les jours sont féconds, la nuit égrène de belles heures. Le pharaon est l’énergie créatrice, sa bouche exprime l’abondance, il crée ce qui doit être, donne la vie à son peuple. Heure après heure, sans repos, il réalise une œuvre mystérieuse qui tisse à la fois la nature et la société. Il est le souverain de la largeur de cœur ; s’il agit en rectitude, le pays est prospère.

—  Tout cela signifie-t-il… que vous reconnaissez l’autorité du roi Sésostris et que votre province devient sa fidèle servante ?

—  On ne saurait mieux dire, Iker.

—  Donc, il n’y aura pas de guerre ?

—  En effet.

—  Je m’en réjouis, seigneur, mais…

—  Mais tu es surpris par une décision aussi rapide, n’est-ce pas ? C’est parce que tu n’apprécies pas à sa juste valeur le caractère surnaturel de l’acte accompli par Sésostris. Comment est-il parvenu à maîtriser l’inondation ? En assumant la fonction de Thot, le dieu de la connaissance et le patron des scribes Le roi a prouvé qu’il n’ignorait rien des signes de puissance et qu’il était capable de procurer l’eau nouvelle à son peuple. Sache que le flot nourricier est l’épanchement d’Osiris. Il jaillit de son corps mystérieux, il est sa sueur, ses lymphes, ses humeurs. Lorsque l’eau de la jeune crue remplit le premier vase d’offrande, le roi peut affirmer : « Osiris est retrouvé. » Mais il aurait échoué sans le concours d’Isis, qui apparaît comme l’étoile Sothis dans le ciel, après soixante-dix jours d’invisibilité. Le couple primordial est reformé, l’énergie première féconde de nouveau les Deux Terres. Sans elle, rien ne croîtrait. La graine est une matrice où s’assemblent les éléments procurés par l’au-delà. Sache-le, Iker : la nature entière est révélation du surnaturel. Puisque Sésostris appartient à la lignée des rois qui transmet ce mystère, il ne me reste qu’à m’incliner devant lui et à lui obéir. Non, je dois faire mieux encore !

Djéhouty se releva.

—  À notre tour de prouver à Sésostris de quoi nous sommes capables. Sais-tu ce qu’est vraiment le ka, Iker ?

—  Le génie protecteur qui naît avec l’homme et ne le quitte pas, à condition qu’il mette en pratique les enseignements des sages.

—  Le ka est l’énergie qui entretient toute forme de vie. À sa mort, un juste de voix[28] passe à son ka, hérité des ancêtres. Toutes les offrandes sont destinées au ka, jamais à l’individu. L’un des plus beaux symboles du ka est une statue vivante, rituellement animée. C’est pourquoi nous allons créer une statue colossale du ka royal et l’offrir au pharaon. Je te charge de la surveillance du chantier. 

—  La coudée de Dieu mesure les pierres, déclara le chef sculpteur. C’est lui qui place le cordeau sur le sol, implante les temples en rectitude, abrite sous son ombre toute construction sacrée où son cœur se déplace selon son désir. Et son amour anime les ateliers.

Le chant des maillets et des ciseaux s’éleva dans la carrière où serait taillé le colosse, support du ka.

Les carriers avaient repéré les meilleurs lits de pierre qu’ils découperaient sans la blesser ; quant aux sculpteurs de la province, ils œuvreraient sous la conduite d’un artisan initié aux mystères. En raison de la taille impressionnante du colosse – treize coudées de haut[29] et soixante tonnes –, l’emplacement de cette carrière posait un sérieux problème. Haler la statue géante jusqu’au Nil exigerait au moins trois heures, à condition que la technique adoptée fût efficace ; puis on utiliserait un bateau de charge pour la traversée, et un nouveau halage conduirait le chef-d’œuvre à sa destination, le temple de Thot. Un long et difficile parcours qu’Iker avait étudié et réétudié afin d’éviter toute mauvaise surprise. Choisir une autre carrière, plus proche de la capitale, eût facilité la tâche, mais Djéhouty avait désigné le matériau adéquat et n’en accepterait pas d’autre.

—  Ce sera la plus grande fête jamais organisée dans ma province, estima Djéhouty. Vin et bière couleront à flots, la population sera en liesse ! Dans des milliers d’années, on parlera encore de ce colosse. Mes sculpteurs créent une vraie merveille où s’allient la puissance et la finesse. Quand Sésostris la verra, il sera subjugué.

—  Je ne souhaite pas jouer les rabat-joie, intervint Iker, mais les difficultés du transport sont loin d’être résolues.

—  Combien as-tu prévu d’hommes ?

—  Il en faudrait plus de quatre cents. Les disposer pour former une équipe cohérente est un véritable casse-tête.

—  Moins de la moitié suffira, trancha Djéhouty. Chacun des heureux élus aura la force de mille !

—  Vos soldats ne me facilitent pas la tâche. Aucun officier n’accepte de me céder le commandement.

—  Ne choisis pas que des militaires ! Il te faut aussi les jeunes les plus robustes. Et n’oublie pas les prêtres.

—  Les prêtres, mais…

—  Le transport de ce colosse n’est pas une tâche profane, Iker ! Pendant tout le parcours, les ritualistes devront réciter des formules de protection. Fais cohabiter tout ce petit monde, et tu deviendras un personnage respecté. N’aie qu’une seule idée en tête : échec interdit.

Iker se félicita d’avoir suivi un entraînement de coureur de fond, car il ne cessa d’aller et de venir des journées durant afin de sélectionner cent soixante-douze hommes[30] parmi les innombrables volontaires. Si le calcul du jeune scribe était exact, le nombre idéal pour tirer le colosse en cadence.

Lorsque la sculpture géante fut terminée, Iker réunit l’équipe et la divisa en quatre rangées. L’une des rangées extérieures comprenait des jeunes gens originaires de l’ouest de la contrée, l’autre de l’est. Les rangées intérieures étaient formées de soldats et de prêtres.

Le colosse avait été placé sur un traîneau et solidement fixé par des cordages que les quatre rangées s’apprêtaient à haler, dans une ambiance de fête. Avec les techniciens, Iker s’assura que tout était en ordre, mais ce ne fut pas sans inquiétude qu’il donna le signal du départ.

Sur la piste boueuse, les préposés versèrent de l’eau.

—  Tirez ! ordonna Iker.

Lentement, le traîneau s’ébranla. Bien humectée, la glissière facilita l’effort des cent soixante-douze hommes, fiers d’accomplir un pareil exploit. « L’Occident est en fête, chantaient les jeunes de l’Ouest, nos cœurs sont heureux quand ils voient les monuments de leur seigneur. »

Un bon rythme, ni trop lent ni trop rapide, avait été adopté. Des soldats agitaient des branches de palmier pour rafraîchir les haleurs.

Cent fois examiné par Iker, le parcours avait été aplani au maximum. Nulle mauvaise surprise à redouter.

Son regard allait de chaque point de fixation des cordes à chacun des membres du cortège, puis revenait au colosse, parfaitement stable.

Soudain, le scribe éprouva un malaise.

Cette belle harmonie semblait sur le point de se briser, et il ne savait pas pourquoi. Apparemment, rien d’anormal. Mais son instinct ne le trompait pas.

Inquiet, il courut dans tous les sens, à la recherche du danger. C’est en levant la tête qu’il comprit.

Le regard du colosse avait changé ! Ses yeux de pierre exprimaient une profonde insatisfaction.

— Vite, cria-t-il, de l’encens !

Sans nul doute, la statue du ka exigeait des rites.

Par chance, l’un des prêtres qui suivaient l’expédition portait un encensoir.

Iker bondit sur les genoux du colosse et tendit les mains en signe de vénération. Le prêtre ouvrit l’encensoir d’où monta une fumée odoriférante qui atteignit la bouche, les oreilles et les yeux de la statue. La résine de térébinthe, le senter, « ce qui rend divin », embauma la pierre pendant que le jeune scribe demeurait en prière, face au chemin, en lui demandant de s’ouvrir.

L’encensement dura jusqu’au Nil.

La traversée s’effectua sans incident, et la fin du parcours se déroula au sein d’une liesse indescriptible. Pas un habitant de la province n’avait voulu manquer l’événement et, comme promis par Djéhouty, un gigantesque banquet en plein air couronnerait ce succès.

Alors que le colosse était installé devant la façade du temple, le chef de province congratula un Iker épuisé.

— Mission accomplie, jeune scribe ! Mais n’oublie pas que chaque hiéroglyphe, chaque signe et chaque statue, quelle que soit sa taille, éclaire un aspect du mystère de la création. Aujourd’hui, c’est le ka royal qui est à l’honneur. Et tu te reposeras plus tard, car tu dois à présent rédiger un rapport circonstancié.

 

43.

Jointes à celles de la crue, les festivités de la naissance du colosse s’étaient traduites, pour la population, par deux semaines de congé au cours desquelles on avait bu, mangé, chanté, dansé et célébré les divinités. Jouissant d’une popularité sans égale, le chef de province Djéhouty passait plusieurs heures par jour dans sa demeure d’éternité dont l’une des parois, bientôt terminée, serait consacrée à une scène exceptionnelle représentant le transport du colosse. Iker veillait à l’exactitude des textes hiéroglyphiques.

Sans nul doute, le jeune scribe était promis aux plus hautes fonctions, et il faisait déjà l’objet de solides jalousies. En poste depuis longtemps, des fonctionnaires expérimentés déploraient le penchant du chef de province pour ce gamin solitaire qui ne se liait avec personne et s’enfermait dans un travail acharné. Toutefois, personne n’osait encore l’attaquer, d’une part à cause de la protection de Djéhouty, d’autre part en raison des informations qu’avait accumulées Iker sur les uns et les autres. En établissant le bilan des forces et des faiblesses de la province, ne s’était-il pas aperçu des insuffisances de ses collègues ? Un mot de lui, et les sanctions tombaient. Aussi valait-il mieux le flatter, mais de quelle manière ? Iker passait de son bureau à sa chambre, de sa chambre à son bureau, et n’assistait à aucune réception. Et lorsqu’il se promenait avec son âne, son air rébarbatif dissuadait quiconque de l’importuner.

Même pendant ces moments de détente, le jeune homme ne songeait qu’à son travail. Nommé à la tête d’un corps de techniciens beaucoup plus âgés que lui, il savait que le moindre faux pas lui serait fatal. Cependant, son exigence d’impeccabilité n’était que défensive ; elle le nourrissait comme un feu intérieur qui éclairait son chemin.

La nuit, il rêvait d’elle.

Tous ces efforts, c’était pour elle qu’il les accomplissait. Un jour, il la reverrait et ne pourrait pas se comporter comme un ignorant ou un incapable. Si le destin lui imposait cette épreuve, n’était-ce pas pour qu’il s’affronte lui-même et démontre ses capacités en devenant un scribe d’élite ? Peut-être ne serait-ce pas suffisant aux yeux de celle qu’il aimait… Il devait lui offrir le meilleur de lui-même afin de lui prouver qu’il ne vivait que pour elle.

Il y avait aussi les cauchemars, avec des têtes d’assassins, des monstres, des questions sans réponse et la nécessité de se venger de ceux qui avaient voulu trancher le fil de son existence. Rester dans l’ignorance et la passivité était intolérable.

Une hypothèse folle surgit au milieu de ces mauvais songes. Une hypothèse si odieuse que le jeune homme commença par la repousser. Mais elle revint, insistante, et Iker ne réussit plus à l’étouffer. Elle le rendit d’humeur sombre et taciturne, l’isolant encore davantage.

Par bonheur, son âne percevait ses moindres états d’âme, et il écoutait les confidences de son ami sans se lasser. Quand Iker posait une question, Vent du Nord répondait « non » en dressant l’oreille gauche, « oui » la droite.

À ce fidèle compagnon, le jeune scribe pouvait accorder une totale confiance. C’est pourquoi il formula l’hypothèse qui le rongeait.

Et Vent du Nord dressa l’oreille droite. 

Le docteur Goua était effondré.

—  Deux semaines de banquets, et votre foie est plus engorgé que celui d’une oie qu’on gave ! Du point de vue médical, c’est un véritable suicide.

Djéhouty haussa les épaules.

—  Je me sens parfaitement bien.

—  Je n’ai aucun remède pour traiter l’inconscience. Si vous ne prenez pas une vingtaine de pilules par jour pour remettre en ordre vos fonctions hépatiques, je ne réponds de rien.

Le docteur Goua referma sèchement sa sacoche en cuir et quitta la salle d’audience où s’engouffrèrent les responsables des digues et de l’irrigation dont les rapports étaient optimistes.

Leur succéda Iker, dont la gravité surprit les courtisans qui entouraient Djéhouty.

—  Sortez tous, ordonna le chef de province.

Immobile, le jeune scribe fixait Djéhouty.

—  Que se passe-t-il, mon garçon ?

—  J’exige la vérité.

Le chef de province se tassa dans son fauteuil et posa les mains sur ses cuisses en poussant un profond soupir.

—  La vérité ! As-tu un cœur suffisamment large pour la recevoir ? Mais sais-tu seulement ce qu’est un véritable cœur, celui qui sert de chapelle au divin ? Tout est créé par le cœur, c’est lui qui donne la connaissance, qui pense et qui conçoit. C’est pourquoi il doit être large, grand, se déplacer librement, mais aussi être doux. Et toi, Iker, tu te montres bien trop sévère avec les autres comme avec toi-même ! Si ton cœur est troublé, il s’alourdit et ne peut plus accueillir Maât. L’énergie spirituelle ne circule plus et ta conscience s’égare.

—  Seigneur, mon apprentissage de scribe m’a appris à ne pas confondre une chose avec une autre, et à tenter de demeurer lucide en toutes circonstances. Or, je suis persuadé que votre générosité n’est pas gratuite. Vous avez une dette envers moi, n’est-ce pas ?

—  Ton imagination t’aveugle, mon garçon. J’ai reconnu ta valeur, voilà tout. Et c’est ton seul mérite qui t’a permis de réussir.

—  Je ne le pense pas, seigneur. Je suis certain que vous en savez beaucoup sur les hommes qui voulaient me tuer et que vous cherchez à me protéger en faisant de moi l’un des scribes les plus importants de votre province. Maintenant, je veux tout savoir. Pourquoi m’a-t-on choisi comme victime expiatoire, qui est le responsable, suis-je encore le jouet d’un démon caché dans les ténèbres, où se trouve le pays de Pount dont le parfum sauve le bon scribe ?

—  Tu poses bien trop de questions, ne crois-tu pas ?

—  Non, je ne le crois pas.

Exaspéré, Djéhouty agrippa les accoudoirs de son fauteuil.

—  Quel impératif m’obligerait à te répondre ?

—  L’amour de la vérité.

—  Et si cette vérité était plus dangereuse que l’ignorance ?

—  J’ai failli perdre la vie et je veux savoir pourquoi et à cause de qui.

—  Ne préfères-tu pas oublier ces événements tragiques et apprécier une existence tranquille au cours de laquelle tu satisferas tes goûts pour l’écriture et la lecture ?

—  Vivre sans comprendre, vivre dans les ténèbres, n’est-ce pas le pire des châtiments ?

—  Cela dépend des êtres, mon garçon ! La plupart apprécient l’ignorance et ne souhaitent surtout pas en sortir.

—  Tel n’est pas mon cas.

—  Telle était bien mon impression ! Une dernière fois, Iker, ne t’acharne pas à découvrir ce qui doit rester caché.

À présent, Iker savait que son hypothèse était juste. Son regard insistant brisa les ultimes défenses du chef de province.

—  Comme tu voudras, mon garçon, mais tu risques de le regretter. En ce qui concerne le pays de Pount, je n’ai aucun renseignement à te fournir. En revanche, j’ai entendu parler de deux marins appelés Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant.

Iker sursauta.

  Vous… vous les aviez engagés ?

—  Non, ils sont simplement passés par le port principal de ma province. Leur bateau est resté à quai quelques jours.

  Dans les archives, aucune trace de ce séjour ! protesta le jeune homme.

—  Le document a été détruit.

—  Pour quelles raisons, seigneur ?

—  Éviter des fantasmagories.

—  Des fantasmagories… Mais lesquelles ? Supposer que vous seriez l’instigateur de cette machination ?

—  Ça suffit, Iker ! Tonna Djéhouty. Ne comprends-tu pas que je suis ton protecteur ? Te voir te fracasser la tête contre ton propre destin m’était insupportable.

—  Il faut tout me dire, seigneur.

—  Tu ignores à quoi tu t’exposes.

—  Grâce à vous, je vais le savoir.

Djéhouty poussa un nouveau soupir d’exaspération.

—  Ces deux marins appartenaient à un équipage qui bénéficiait de privilèges particuliers. Désires-tu vraiment les connaître ?

—  Faut-il vous arracher les mots un à un ?

—  Je n’étais pas partisan de Sésostris. Or, ce bateau était placé sous la protection du sceau royal, et le capitaine m’a demandé de lui accorder un bref accueil pour réparation. En le lui refusant, je déclenchais un conflit. En le lui offrant, je devenais le vassal d’un monarque dont je contestais la souveraineté. J’ai donc décidé que ce bateau et son équipage n’existaient pas. Et puis tu es arrivé, avec tes questions et ta personnalité sortant de l’ordinaire. Tu ne ressembles pas aux autres scribes, Iker. En toi brûle un feu dont tu ne perçois pas encore la nature. C’est pourquoi j’ai tenté de t’arracher à ton passé.

—  Où sont allés ces marins ?

—  Ils sont partis pour la ville de Kahoun, à laquelle Sésostris attache une importance particulière. Là sont conservées des archives d’État.

—  En les consultant, j’obtiendrai des réponses à mes questions !

—  Te rendre là-bas, c’est défier le pharaon.

—  Pourquoi aurait-il voulu me supprimer ?

—  Je l’ignore, mon garçon, mais je sais que nul ne s’attaque à un roi authentique sans courir à sa perte.

—  La vérité est plus importante que ma vie. Aidez-moi encore en m’envoyant à Kahoun. Dans n’importe quelle cité d’Égypte, un scribe venant de la province de Thot sera bien accueilli.

—  Tu me demandes de t’envoyer à la mort, Iker.

—  Envers vous, ma gratitude est sans limites. Si je demeure ici en me bouchant les yeux et les oreilles, je deviendrai vite un mauvais serviteur.

—  Tu fais peser une lourde responsabilité sur mes épaules.

—  L’unique responsable, c’est moi. Je vous ai convaincu de lever le voile et de me laisser poursuivre mon chemin. Grâce à vous, je me suis fortifié et je me sens capable d’affronter cette nouvelle épreuve.

 

44.

Sur l’île d’Éléphantine, le pharaon Sésostris et ses proches assistaient à un rite célébré par le chef de province Sarenpout en l’honneur d’un sage très vénéré, Héka-ib. Une nouvelle statue de l’auguste personnage, qui avait vécu sous la VIe dynastie, venait d’être dressée dans la chapelle de sa tombe. Elle permettrait à son ka de rester présent sur terre et d’inspirer la pensée de ses successeurs.

Aucun incident n’avait déparé la bonne entente qui régnait entre la suite du roi et les miliciens de Sarenpout. Néanmoins, Sobek le Protecteur demeurait nerveux et inquiet. Comme le jeune Séhotep, aux yeux perpétuellement en alerte, il doutait de la sincérité de leur hôte et craignait qu’il ne tendît un piège au monarque. Quant au général Nesmontou, il se battrait jusqu’à la mort pour sauver la vie de son souverain.

Conformément au protocole, Médès se tenait en retrait et se faisait aussi discret que possible. Prêt à enregistrer les déclarations officielles du pharaon, il observait les dignitaires de la province et leur posait des questions sur son fonctionnement. Aimable, conciliant, il s’attirait de nouvelles amitiés.

—  Majesté, déclara Sarenpout, j’aimerais vous montrer ma demeure d’éternité. À vous, et à vous seul.

Sobek et Nesmontou se mordirent les lèvres pour ne pas énoncer un refus fondé sur la prudence la plus élémentaire. Ce qu’ils redoutaient venait de se produire : Sarenpout dévoilait ses véritables intentions. À proximité de sa tombe, des hommes de main assassineraient Sésostris.

—  Je te suis, dit le roi.

Dépités, Sobek et Nesmontou se demandaient comment intervenir.

—  Puis-je vous servir de rameur ? proposa l’élégant Séhotep.

—  Inutile, répliqua Sarenpout, je ramerai moi-même. L’exercice me garde en pleine forme.

Insister eût humilié le chef de province. N’attendait-il pas une provocation pour donner à ses miliciens l’ordre d’attaquer ?

Sobek comprit que Sésostris comptait se sortir seul de ce mauvais pas. Malgré sa force colossale, ne risquait-il pas de succomber sous le nombre ?

Conduite avec vigueur par Sarenpout, une belle barque en sycomore prit la direction de la falaise de la rive ouest dans laquelle étaient creusées les tombes des chefs de la province d’Éléphantine depuis le temps des pyramides. Pour les atteindre, il fallait emprunter des escaliers et des rampes assez raides, bordées de murs.

La barque accosta en douceur et les deux hommes grimpèrent lentement, en silence. Le puissant soleil du sud ne les gênait ni l’un ni l’autre.

Parvenus devant la demeure d’éternité de Sarenpout, ils se retournèrent pour découvrir un paysage envoûtant, composé du fleuve au bleu étincelant, des palmeraies au vert lumineux, du sable ocre et des maisons blanches.

—  J’aime cet endroit plus que tout autre, avoua Sarenpout. C’est ici que j’espère vaincre la mort et passer une vie en éternité. L’un de mes ancêtres, qui portait le même nom que moi, a fait graver ces phrases : « J’étais rempli de joie en parvenant à atteindre le ciel, ma tête touchait le firmament, je frôlais le ventre des étoiles, étant moi-même étoile, et je dansais comme les planètes. » N’est-ce pas le seul destin enviable ? Venez, Majesté. Venez voir le plus beau de mes domaines.

Sésostris découvrit une tombe taillée dans le grès dont le sol montait et le plafond descendait pour se rejoindre en un point invisible, au-delà de la chapelle terminale. Dans la première salle, grandiose et austère, six piliers. Un escalier menait à un passage qui conduisait à la chambre de culte où s’ouvrait une niche contenant la statue du ka de Sarenpout.

En progressant dans cet axe qui ressemblait à un trait de lumière, Sésostris admira six statues du chef de province en Osiris.

—  Telle est ma principale ambition, Majesté : devenir le fidèle du dieu de la résurrection. Vous faut-il une preuve plus éclatante de mon innocence ? Jamais je n’aurais tenté d’agresser l’acacia d’Osiris. Et ce que vous avez accompli montre que vous êtes le dépositaire de la sagesse dont ce pays a tant besoin. Si je m’y opposais, je serais un criminel. Aussi pouvez-vous me considérer comme un serviteur loyal qui ne vous trahira jamais. 

Fier et déterminé, Bon Compagnon marchait à la tête du cortège. À sa droite, peinant à suivre le rythme, Gazelle traînait son gros ventre et ses mamelles pendantes. Mais la femelle n’aurait manqué sous aucun prétexte cette grande fête et, la tête haute, ne se laissait pas distancer.

Les deux chiens s’immobilisèrent devant une stèle sur laquelle étaient gravés les noms de Sésostris.

—  Vénérez le pharaon au plus profond de vous-même, déclara Séhotep. Joignez son rayonnement à vos pensées, propagez le respect qu’on doit lui témoigner. C’est lui qui donne la vie. Il se montre généreux envers ceux qui suivent son chemin. En tant que Porteur du sceau royal, je confirme l’appartenance de cette province à la Double Couronne.

Sarenpout, dont le visage s’ornait d’un large sourire, s’inclina devant Sésostris.

Pour la première fois depuis bien longtemps, le général Nesmontou se détendit. Et Sobek lui-même, à son grand étonnement, ressentit une impression de sécurité. Le roi venait de remporter une nouvelle victoire sans verser une goutte de sang.

— Je dois retourner sur l’îlot de Biggeh pour m’assurer que la circulation de l’énergie n’est plus troublée, indiqua le monarque à Sarenpout. Prépare la fête au cours de laquelle j’annoncerai les travaux d’embellissement du grand temple d’Éléphantine.

Face à la grotte des sources du Nil, la jeune prêtresse vit le pharaon en sortir.

—  Pour toi, l’heure est venue d’aller plus loin. Y consens-tu ?

—  J’y suis prête, Majesté.

—  Il te faudra tout le courage et toute la fermeté dont un être humain puisse être capable. Es-tu certaine que cette tâche n’excède pas tes forces ?

—  Je ferai de mon mieux.

Le monarque présenta à la jeune femme un uraeus en or massif, incrusté de lapis-lazuli, de turquoise et de cornaline. Ce cobra femelle se dressait au front de Pharaon pour projeter une flamme si puissante qu’elle dissipait les ténèbres en éliminant les ennemis de Maât.

—  Touche ce symbole, emplis-toi de sa magie et remets-t’en à la main qui te guide.

Le cobra était brûlant.

Elle sentit que son énergie passait dans son sang et lui offrait une force nouvelle.

Le roi pénétra dans la grotte, la jeune prêtresse se retrouva seule. Recueillie, elle goûta le silence de l’îlot sacré sans redouter ce qui adviendrait. Depuis son enfance, elle avait souhaité connaître les mystères du temple et savait que le parcours serait aussi long que difficile. Mais de chaque épreuve traversée était née une joie immense qui portait ses pas plus loin dans un paysage de plus en plus vaste. Et rien n’avait troublé ce parcours, sinon l’apparition d’un jeune scribe dont elle avait appris qu’il se nommait Iker. Ce n’aurait dû être qu’une simple rencontre, mais elle ne parvenait pas à l’oublier, comme s’il s’agissait d’un proche, presque d’un intime, alors qu’elle ne le reverrait jamais.

Sept prêtresses vêtues d’une longue robe rouge et tenant des tambourins formèrent un cercle autour de la jeune femme.

Puis s’avança leur supérieure. Elle portait une perruque en forme de vautour et le collier-menat, symbole de la naissance en esprit.

La jeune femme frissonna.

Seule la reine d’Égypte, la souveraine des Deux Terres, celle qui voyait Horus et Seth réunis dans l’être de Pharaon, pouvait arborer cette coiffe rituelle. Le signe hiéroglyphique du vautour signifiait à la fois « mère » et « mort », car il fallait passer par la mort initiatique pour retrouver la mère céleste dont la reine était l’incarnation.

—  Que les sept Hathor emprisonnent le mauvais sort, ordonna-t-elle.

Les ritualistes déployèrent une bandelette rouge dont elles entourèrent la jeune prêtresse.

—  L’heure d’une nouvelle naissance est venue, annonça la reine. Tu as été initiée à la fonction de prêtresse pure[31], puis de musicienne qui fait rayonner l’amour[32]. Aujourd’hui, en abordant de nouveaux mystères, tu deviens une Éveillée[33]. Les Vénérables de la demeure du dieu Ptah, les Vieilles Femmes de la ville de Cusae et les Hathor de la demeure d’Atoum, le principe créateur, sont tes ancêtres. Elles vivent dans les initiées ici présentes et vont te faire entendre la musique du ciel, des étoiles, du soleil et de la lune.

Un chant doux et profond s’éleva, rythmé par les tambourins et les deux sistres que maniait la reine. À tour de rôle, les ritualistes prononcèrent les sept paroles créatrices formulées par la déesse Neith lors de la naissance de la lumière, jaillie d’elle-même hors de l’eau primordiale. Mâle et femelle, antérieure à toute manifestation, elle avait inauguré le processus de toutes les naissances en façonnant les divinités.

— Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera, dit la reine, et nul mortel n’a jamais soulevé mon voile, le linceul qui protège le corps d’Osiris. C’est aux initiées qu’il appartient de le tisser. Aussi seras-tu conduite dans la Demeure de l’Acacia où les âmes d’Hathor et d’Osiris se réuniront en ton cœur. Sur cet îlot sacré de Biggeh, elle prend la forme de la caverne de Hâpy dans laquelle l’eau céleste se joint à l’eau terrestre. Traverse cet espace, que ta vie soit nourrie de l’eau fraîche des étoiles et du feu de la connaissance.

Après avoir été dévêtue, la jeune femme pénétra dans la grotte où elle contempla la flamme. Puis elle parcourut le chemin des constellations, franchit les portes du ciel, se baigna dans le lac de lumière et naquit de nouveau au matin avec les premiers rayons du soleil levant.

Une prêtresse la plaça sur le socle symbolisant la déesse Maât et l’éventa avec une plume d’autruche, autre expression de la même réalité, afin de lui offrir le bon vent qui la conduirait jusqu’à la ville de la félicité.

Puis elle fut revêtue d’une robe rouge, et l’on orna son cou d’un large pectoral de perles signifiant sa renaissance après la traversée de la région ténébreuse où les forces de destruction n’avaient pas réussi à la retenir.

La reine lui remit une palette de scribe et le pinceau pour écrire, puis lui posa une étoile à sept branches sur la tête.

— Toi qui es à présent une Hathor, tu dois aussi devenir une Séchat, car une fonction particulière t’a été attribuée. Tu ne pourras pas te contenter de vivre ton initiation en toi-même et de goûter la paix à l’intérieur du temple en compagnie de tes Sœurs. De redoutables épreuves t’attendent, et il te faudra connaître les paroles de puissance afin d’affronter les ennemis visibles et invisibles. Nous t’aiderons autant que possible, mais toi seule pourras remporter la victoire.

 

45.

Iker était parti avant l’aube en prenant soin de ne réveiller personne dans le palais encore endormi. La veille, il avait remis à Djéhouty l’ensemble des dossiers dont il s’était occupé, tout en restant sourd à ses ultimes mises en garde.

Le jeune scribe monta sur le premier bateau à destination du Nord. Il leva l’ancre au soleil levant et joua avec le courant, aussi rapide que capricieux. Le capitaine, un moustachu expérimenté, maniait à merveille le gouvernail. À bord, une dizaine de voyageurs, un bœuf, des oies et Vent du Nord.

—  Où vas-tu, mon garçon ? demanda le capitaine.

—  À Kahoun.

—  Une vingtaine d’heures de navigation, de nombreux arrêts, une nuit de repos s’il n’y a pas d’incidents… Combien proposes-tu ?

—  Deux paires de sandales de bonne qualité, une pièce de lin et un papyrus de taille moyenne.

—  Tu payes bien, dis donc ! Fils de famille ?

—  Non, simple scribe de la province du Lièvre, au service du seigneur Djéhouty.

—  Un grand notable très respecté. Pourquoi vas-tu à Kahoun ?

Ses questions commençaient à exaspérer Iker, qui tenta néanmoins de demeurer aimable.

—  Pour des motifs professionnels.

—  Une mission confidentielle ?

—  Si vous voulez.

—  Kahoun, c’est un drôle d’endroit. Moi, je ne connais pas, mais il paraît que c’est bien protégé et qu’il faut avoir des autorisations pour y résider. Tu ne dois pas être n’importe qui !

—  Un simple scribe, je vous l’ai dit.

Ne supportant plus cet interrogatoire, Iker s’allongea sur sa natte de voyage et fit mine de s’endormir.

Le capitaine discuta avec un autre passager. À l’évidence, un incorrigible bavard.

Comme annoncé, les arrêts furent nombreux. L’un descendait, l’autre montait, des conversations s’engageaient, on grignotait des galettes, de l’oignon et du poisson séché, on buvait de la bière douce et l’on se laissait porter au rythme d’un fleuve bienveillant. Iker écoutait d’une oreille distraite les histoires de famille, les relations de procès et de querelles domestiques.

Un nouvel arrêt intrigua Vent du Nord, dont les oreilles se dressèrent.

Ce n’était pas un village, mais une petite palmeraie sillonnée par des rigoles d’irrigation. En sortirent deux hommes mal rasés, aux bras musclés comme des rameurs.

Des rameurs qui ressemblaient aux membres de l’équipage qui voulait supprimer Iker. Ils s’installèrent à la poupe.

Ainsi, le capitaine lui avait tendu un piège ! Il s’était moqué de lui en posant des questions dont il connaissait les réponses. Ces deux brigands allaient terminer le travail.

Iker s’approcha du moustachu qui semblait s’être assoupi.

—  Vous ne surveillez pas le fleuve ?

—  Un bon marin ne dort que d’un œil.

—  Débarquez-moi au plus vite.

—  Nous sommes encore loin de Kahoun !

—  J’ai changé d’avis.

—  Tu ne sais pas ce que tu veux, mon garçon. Où désires-tu vraiment aller ?

—  Débarquez-moi.

—  Je n’ai pas d’arrêt prévu dans l’immédiat. Si tu insistes, il me faut un supplément.

—  Je vous ai largement payé, non ?

—  Certes, mais…

—  Une natte neuve suffira ?

—  Si elle est vraiment neuve…

Iker lui donna l’une de ses deux nattes de voyage. Satisfait, le capitaine entama la manœuvre d’accostage.

Dès que la passerelle fut posée, Iker et Vent du Nord l’empruntèrent. Le jeune scribe était persuadé que les deux rameurs ne manqueraient pas de les imiter.

Il se trompait.

Le bateau s’éloigna.

—  On devra marcher davantage que prévu, dit Iker à Vent du Nord. Au moins, personne ne nous poursuivra.

L’âne approuva, Iker se sentit soulagé.

—  Ces deux types avaient véritablement l’air louche. Après ce qui m’est arrivé, comment ne pas être méfiant ?

Iker vérifia que rien ne manquait à son matériel de scribe pendant que l’âne se régalait de chardons. Puis ils continuèrent vers le nord en prenant un sentier qui longeait les cultures.

—  Il y a tant de questions qui m’obsèdent ! À Kahoun, j’obtiendrai peut-être des réponses. Mais pourquoi refuse-t-on de me parler du pays de Pount ? Djéhouty ne m’a confié qu’une partie de la vérité. À moins que lui-même ne soit moins bien informé que je ne l’imagine. Et celui qui voulait me supprimer, c’est le pharaon en personne ! Quel tort lui ai-je causé ? Je ne suis rien, je ne menace son pouvoir d’aucune façon. Pourtant, c’est bien à moi qu’il s’en est pris. Si j’étais raisonnable, je m’enfuirais et je me ferais oublier. Mais impossible de renoncer à la vérité, quels que soient les risques. Et je veux la revoir. Si j’ai envie de me battre, c’est à cause d’elle.

Ce fut Vent du Nord qui décida des temps de repos et choisit les endroits ombragés où sommeiller avant de reprendre la route. Les deux compagnons ne croisèrent que des paysans, les uns rébarbatifs, les autres aimables. Dans une ferme, Iker rédigea plusieurs lettres à l’intention de l’administration avec laquelle le propriétaire était en conflit. En échange, il reçut de la nourriture.

À l’approche de la riche et luxuriante province du Fayoum, l’âne se mit à braire avec insistance.

Sans nul doute, il détectait un danger.

Au sommet d’une butte, un chacal. Haut sur pattes, la tête fine, il fixait les intrus qui osaient s’aventurer sur son territoire. Le cou dressé à la verticale, il poussa des cris étranges que Vent du Nord écouta avec attention. D’un pas ferme, il se dirigea vers le prédateur.

Iker comprit que les deux animaux s’étaient parlé. Le chacal n’était-il pas l’incarnation d’Anubis, lequel connaissait tous les chemins, en ce monde et dans l’autre ?

Se réglant sur l’allure rapide de leur guide qui, cependant, prenait soin de ne pas les semer, les deux compagnons parvinrent en vue de Ra-henty, « la bouche du canal », site marqué par une grande digue et une écluse qui régulaient l’apport d’eau que fournissait au Fayoum un bras du Nil. Grâce aux travaux des ingénieurs de Sésostris II, la surface des terres cultivables avait été augmentée et l’irrigation contrôlée.

Plusieurs policiers barrèrent le passage aux voyageurs.

—  Zone militaire interdite, indiqua un gradé. Qui es-tu et d’où viens-tu ?

—  Mon nom est Iker. Je suis scribe de la cité de Thot.

Le gradé eut un mauvais sourire.

—  Ben voyons ! Vu ton âge, c’est tout à fait crédible. Et moi, je suis le général en chef de l’armée du roi. J’ai une spécialité : détecter les menteurs. Entre nous, tu aurais pu trouver mieux.

—  C’est la vérité. Je vais vous montrer un document qui vous convaincra.

À l’instant où Iker ouvrait un des sacs portés par son âne, les arcs des policiers se tendirent et la pointe de l’épée courte du gradé piqua ses reins.

—  Plus un geste ! Tu voulais prendre une arme, hein ? Personne n’emprunte cette piste, à l’exception des forces de sécurité. Qui te l’a indiquée ?

—  Vous n’allez pas me croire !

—  Dis toujours.

—  Un chacal.

—  Tu avais raison, je ne te crois pas. Tu es probablement l’émissaire d’un gang qui compte commettre des vols dans la région.

—  Regardez vous-même dans mes sacs de voyage ! Ils ne contiennent que mon matériel de scribe. Surtout, maniez-le avec précaution.

Méfiant, le gradé fouilla les bagages du suspect. Il fut déçu de ne pas y découvrir d’arme.

—  Tu es un rusé, toi ! Et ce fameux document ?

—  C’est un papyrus roulé et scellé, à l’intention du maire de Kahoun. Le sceau est celui de Djéhouty, chef de la province du Lièvre.

—  Si je le brise, le maire me révoquera pour violation de courrier officiel. Et si je le laisse intact, je suis obligé de te croire sur parole. Encore une belle astuce, mon gaillard ! Je prends les paris : ce document est un leurre. Mais à moi, on ne me la fait pas ! Les types dans ton genre, je les connais à fond.

—  Cessons cette comédie et conduisez-moi chez le maire de Kahoun.

—  Penses-tu qu’il perde son temps à recevoir les délinquants ?

—  Vous voyez bien que je suis un scribe !

—  Ce matériel, à qui l’as-tu volé ?

—  Il m’a été donné par le général Sépi.

—  Connais pas. De toute façon, tu inventerais n’importe quel nom ! Pourquoi pas celui d’un général ?

—  Vous vous trompez. Tout ce que je vous dis est exact.

—  Ce que je veux savoir, c’est si tu comptais agir seul ou avec des complices.

Iker commençait à perdre son calme, l’autre le sentit.

—  Pas de geste inconsidéré, mon gaillard ! Sinon, je t’enfonce mon épée dans le corps, et tous mes subordonnés témoigneront en ma faveur.

Ils étaient trop nombreux pour qu’Iker les terrasse, et il ne courrait pas assez vite pour échapper aux flèches des archers.

—  Que le maire de Kahoun brise ce sceau et lise cette lettre de recommandation. Vous comprendrez alors votre erreur.

—  Des menaces, maintenant ! Tu vas passer un bon moment en prison.

—  Vous n’avez pas le droit de m’incarcérer.

—  Tu crois ça… Qu’on lui mette les menottes en bois.

Trois policiers se ruèrent sur le jeune scribe et le plaquèrent au sol. Quand ils le relevèrent, il avait les mains entravées derrière le dos.

—  Qu’allez-vous faire de mon âne ?

—  Une belle bête, saine et puissante ! J’en aurai l’usage.

—  Et mon matériel ?

—  On le troquera contre des vêtements.

—  Vous n’êtes qu’un voleur !

—  N’inverse pas les rôles, mon garçon ! Le voleur, c’est toi. Et je recevrai des félicitations pour t’avoir intercepté à temps. Quand tu auras séjourné quelques mois dans une geôle puante avec des brigands de ton espèce, tu auras l’échine plus souple. Ensuite, plusieurs années de travaux forcés te redonneront le goût de l’effort et de la bonne conduite. Emmenez-moi ça, que je ne le voie plus.

Iker n’adressa pas la parole aux sbires qui le conduisirent à la prison située en dehors de la ville. Ils le jetèrent dans une cellule occupée par trois voleurs de volailles, un jeune et deux vieux.

—  Tu as fait quoi, toi ? lui demanda le jeune.

—  Rien.

—  Moi, c’est pareil. Et combien tu as volé d’oies ?

—  Aucune.

—  Rassure-toi, tu peux parler. Nous, on est de ton côté.

—  Depuis combien de temps es-tu ici ?

—  Quelques semaines. On attend que le juge veuille bien s’occuper de nous. Malheureusement, ce n’est pas un tendre. On risque d’en prendre pour un bon moment, vu qu’on n’est pas ici pour la première fois. Quand on passe aux aveux et qu’on fait semblant d’avoir des regrets, il se montre un peu plus clément. Si tu n’es pas habitué, on va t’entraîner.

—  Je suis un scribe et je n’ai volé personne.

L’un des vieux ouvrit un œil.

—  Un scribe en prison ? Alors, tu dois être un grand criminel ! Raconte-nous.

Las, Iker s’assit dans un angle de la pièce.

—  Laissons-le tranquille, recommanda le jeune.

Iker avait tout perdu, mais il refusa de céder au désespoir.

N’était-il pas tombé dans un nouveau piège ? Non, puisqu’il avait été guidé par le chacal d’Anubis. Il ne s’agissait que d’un malentendu. Même s’il fallait du temps pour le dissiper, le jeune scribe y parviendrait.

 

46.

La porte de la cellule s’ouvrit avec fracas.

—  Toi, dit un policier à Iker, lève-toi et suis-nous.

—  Où m’emmènes-tu ?

—  Tu le verras bien.

Trois gardes-chiourme le conduisirent hors de la prison, mais, à sa grande surprise, ils ne lui passèrent pas les menottes en bois.

—  Serais-je libre ?

—  Nous, on a pour mission de t’amener aux autorités. Si tu tentes de t’enfuir, nous t’abattons.

L’espoir d’un sort meilleur s’évanouissait. Ces autorités-là lui signifieraient une lourde condamnation, sans doute plusieurs années de travaux forcés dans les mines de cuivre ou dans une oasis du désert de l’Ouest.

À un contre trois, la partie était jouable. Encore fallait-il que les policiers s’écartent un peu afin qu’Iker portât des prises efficaces. Hélas ! il s’agissait de bons professionnels qui ne lui laissèrent aucune chance.

Iker découvrit la ville de Kahoun, un quadrilatère de 390 mètres sur 420, délimité par un mur d’enceinte d’une hauteur de 6 mètres et d’une épaisseur de 3. La porte d’accès principale se trouvait dans l’angle nord-est. Quatre militaires occupaient le poste de garde.

—  On vous amène le prisonnier.

—  On s’en occupe, affirma un gradé, qui appela deux de ses hommes.

Les soldats, plus costauds que les policiers, étaient armés de javelots. S’ils les maniaient bien, le jeune homme n’irait pas loin. Aussi Iker se résigna-t-il.

Le quatuor emprunta une large artère d’où partaient des rues desservant les deux principaux quartiers. Dès le premier regard, on s’apercevait que l’ensemble avait été quadrillé avec soin et correspondait à un plan précis. Dans cet endroit étrange, où régnait un calme inhabituel pour une cité égyptienne, Iker se sentit aussitôt à l’aise.

Peu d’échoppes, de jolies maisons blanches, une propreté exemplaire : le jeune homme aurait aimé découvrir les recoins de Kahoun, mais les soldats l’obligèrent à presser l’allure.

—  Dépêchons, le maire a horreur d’attendre.

L’imposante demeure du maître de la cité était bâtie sur une acropole d’où elle dominait l’agglomération.

Même si l’immense villa de soixante-dix pièces ne couvrait pas moins de 2 700 mètres carrés, l’on y accédait par une entrée étroite. De part et d’autre, deux guérites occupées par des gardiens.

—  Voici le prisonnier que le maire veut voir, annonça le gradé.

—  Un instant, je préviens son intendant.

Sur la gauche, un chemin dallé conduisait aux cuisines, aux étables et aux ateliers. L’intendant, les soldats et Iker suivirent celui de droite qui aboutissait à une antichambre. En partait un couloir donnant sur une grande cour fermée, au sud, par un portique où le maître de maison aimait prendre le frais. Délaissant l’aile du domaine privé comprenant les chambres à coucher et les salles d’eau, l’intendant guida ses hôtes jusqu’à la salle de réception à deux colonnes.

La tête basse, l’administrateur du temple de la vallée du roi Sésostris II essuyait une sévère réprimande. Gêné, l’intendant fit demi-tour.

—  Approche, lui ordonna son patron, un homme de petite taille, au front étroit et aux sourcils épais.

—  Voici le prisonnier que…

—  Je sais, coupa sèchement le maire. Sortez tous d’ici et laissez-moi seul avec lui.

—  Ce brigand peut être dangereux, intervint le gradé, et…

—  Tais-toi et obéis.

Iker demeura seul face au notable dont le regard noir ne promettait rien de bon.

—  Tu t’appelles Iker ?

—  C’est bien mon nom.

—  D’où es-tu originaire ?

—  De Médamoud.

—  Et d’où viens-tu ?

—  De la cité de Thot.

—  Reconnais-tu ceci ?

Le maire montra au jeune homme son matériel de scribe, étalé sur une table basse.

—  Ces objets m’appartiennent.

—  Où les as-tu achetés ?

—  C’est le général Sépi qui me les a donnés. J’ai eu la chance d’être son élève, puis d’accéder à la dignité de scribe. Le chef de province m’a attribué mon premier poste.

Le maire relut le papyrus que lui avaient apporté les policiers et dont il avait brisé le sceau.

—  La surveillance de ma ville est satisfaisante, mais l’intelligence n’est pas la première qualité que je réclame aux forces de l’ordre. La police n’a pas compris qui tu étais. Un scribe aussi jeune et qui bénéficie de tels éloges de la part d’un chef de province plutôt avare de compliments mérite attention. Alors, pourquoi désires-tu travailler à Kahoun ?

—  Pour tenter d’appartenir à l’élite des scribes.

Le regard du maire devint moins agressif.

—  Mon garçon, tu ne pouvais pas mieux choisir ! Cette ville a été bâtie par des géomètres et des ritualistes instruits dans les mystères. Ils ont aussi édifié une pyramide, puis cet endroit est devenu un centre administratif de premier plan. Je dois gérer des terres, des carrières, des greniers, des ateliers, procéder à des recensements, veiller sur les déplacements de main-d’œuvre dans le Fayoum, vérifier les achats et les dépenses journalières, m’assurer que les prêtres, les artisans, les scribes, les jardiniers et les militaires effectuent correctement leur travail… Cette tâche épuisante ne me laisse plus le temps de me consacrer à ma passion : l’écriture. Remarque, tout a déjà été dit, et personne, pas même moi, n’est capable d’inventer du nouveau. Ah, si je pouvais prononcer des paroles surprenantes, façonner des expressions inédites ! Chaque année pèse plus lourd que la précédente, la justice n’est pas assez juste, et l’action des divinités demeure mystérieuse. Même l’autorité n’est pas suffisamment respectée. Si tu veux mon avis, tout va de travers. Qui s’en aperçoit, qui prend les mesures nécessaires, qui ose chasser le mal, qui aide vraiment les pauvres, qui lutte contre l’hypocrisie et le mensonge ?

—  N’est-ce pas le rôle de Pharaon ? avança timidement Iker.

L’exaltation du maire retomba.

—  Bien sûr, bien sûr… Souviens-toi que l’essentiel, c’est l’écriture. Les écrivains ne construisent ni temples ni tombeaux, ils n’ont d’autres héritiers que leurs textes qui leur survivent et assurent leur renom, siècle après siècle. Tes enfants, ce sont tes pinceaux et tes tablettes. Ta pyramide, ton livre. Moi, je gâche mon talent dans des tâches administratives sans fin.

—  Comptez-vous me confier un poste ?

—  Je te préviens : tu seras en compagnie de scribes hautement qualifiés qui détestent l’amateurisme. Ils ne tolèrent aucune faute et me réclameront ton renvoi si tes connaissances techniques sont insuffisantes. Je veux croire que le chef de province Djéhouty n’a pas tracé de toi un portrait trop flatteur. Bon… Eh bien, j’ai besoin de quelqu’un dans l’administration des greniers.

Iker masqua sa déception. Ce n’était certes pas l’emploi qu’il espérait.

—  J’ai beaucoup travaillé aux archives et…

—  Le personnel des archives est au complet et me donne entière satisfaction. Le général Sépi ne t’aurait-il pas appris à gérer un grenier ?

—  Cette discipline n’a pas été omise, et je vous remercie de m’accorder votre confiance.

—  Seule la réalité compte, mon garçon ! Ou bien tu es compétent, ou bien tu ne l’es pas. Dans le premier cas, Kahoun sera pour toi un paradis ; dans le second, tu retourneras vite d’où tu es venu.

—  Je souhaite répondre à votre attente, mais il existe un point sur lequel je ne transigerai pas.

—  Lequel ?

—  Mon âne. Il est mon compagnon, je veux le retrouver.

—  Avec ta paye, tu en achèteras un autre !

—  Vous ne comprenez pas. Vent du Nord est unique. Je l’ai sauvé, il me conseille.

—  Un âne… qui te conseille ?

—  Il sait répondre à mes questions. Avec lui, je réussirai. Sans lui, j’échouerai.

—  Sais-tu au moins où il est ?

—  Probablement près de la prison où j’ai été incarcéré.

—  Voici un mot qui te permettra de le récupérer en toute légalité. Mon intendant t’indiquera l’emplacement de ton logement de fonction.

Iker s’inclina avec respect.

—  Le général Sépi t’a-t-il parlé des grands scribes qui ont percé le secret de la création ?

—  L’écoute, l’entendement et la maîtrise des feux ne sont-ils pas les qualités indispensables pour y parvenir ?

—  Tu as eu un excellent professeur ! Mais il faut aussi songer à t’équiper.

—  Ne me rendrez-vous pas mon matériel ?

—  Bien sûr que si ! Je parle d’un autre équipement, celui composé des formules nécessaires pour passer les portes, obtenir la barque de la part du passeur ou bien échapper au grand filet qui capture les âmes des mauvais voyageurs. Sans cette science-là, tu ne seras qu’un scribe ordinaire.

—  Où puis-je l’acquérir ?

—  À toi de te débrouiller, mon garçon ! Le temps de l’école est une chose, celui du métier une autre. Ne dit-on pas que les meilleurs artisans fabriquent eux-mêmes leurs outils ?

Troublé, Iker sortit de Kahoun pour se rendre à la prison. Pourquoi le maire avait-il prononcé des paroles aussi énigmatiques ? Pourquoi lui dévoilait-il l’existence d’un savoir inaccessible ? Comme le général Sépi et le chef de province Djéhouty, il se dissimulait derrière un masque. Cette nouvelle mise à l’épreuve ne décourageait pas le jeune homme, bien au contraire ; si on lui tendait réellement des perches, il les saisirait afin de ne pas se noyer dans le fleuve. Et s’il ne s’agissait que d’illusions, il les dissiperait.

Sur le seuil de la prison, un garde endormi, le bras en écharpe.

Iker lui tapa sur l’épaule, le policier sursauta.

—  Que veux-tu ?

—  Je viens chercher mon âne.

—  Ce ne serait pas un colosse à la tête plus dure que le granit et au regard indomptable ?

—  La description me paraît bonne.

—  Eh bien, regarde ce qu’il m’a fait ! Et il a blessé trois autres policiers en chargeant, en ruant et en mordant !

—  C’est normal, il n’obéit qu’à moi. Relâche-le.

—  Trop tard.

—  Comment, trop tard ? interrogea Iker, la gorge serrée.

—  Le chef a décidé d’abattre cette bête fauve. Il n’a pas fallu moins de dix hommes pour le ligoter.

—  Où l’a-t-on emmené ?

—  Au terrain vague, derrière la prison.

Iker courut aussi vite qu’il le pouvait.

Vent du Nord était couché sur le flanc, les pattes enserrées dans des cordes fixées à des piquets. Un ritualiste levait le couteau du sacrifice.

—  Arrêtez ! Hurla le jeune scribe.

Tous se retournèrent, l’âne poussa un braiment d’espoir.

—  Cet animal est dangereux, affirma le ritualiste. Il faut extirper de lui la puissance redoutable.

—  Cet âne m’appartient.

—  Possèdes-tu un document qui le prouve ? Ironisa le gradé.

—  Celui signé par le maire de Kahoun vous suffira-t-il ?

Le policier fut contraint de s’incliner.

Iker arracha le couteau de la main du ritualiste et délivra son compagnon.

Conscient que le jeune homme venait de lui sauver la vie pour la deuxième fois, Vent du Nord lui lécha les mains.

—  Viens, Vent du Nord. J’ai beaucoup de choses à te raconter.


 

47.

Le centre spirituel de l’Égypte, Abydos, s’enfonçait dans la morosité. Isolé du reste du pays par des gardes vigilants qui filtraient avec une extrême sévérité les prêtres temporaires, le territoire d’Osiris semblait à jamais privé de la douce lumière qui, naguère, rendait vivants ses édifices sacrés.

Pourtant, le collège de prêtres permanents nommés par le pharaon ne ménageait pas sa peine et accomplissait ses devoirs sans faiblir. Malgré le poids des ans et un cœur dont la voix devenait de plus en plus faible, le vieux supérieur, porteur de la palette en or, se rendait chaque matin auprès de l’acacia malade.

Le processus de dégradation était interrompu, mais aucun signe d’amélioration ne se manifestait. Osiris résiderait-il encore longtemps dans l’arbre ? Celui-ci continuerait-il à unir le ciel, la terre et le monde souterrain ? Plongerait-il encore ses racines dans l’océan d’énergie primordiale ?

À toutes ces questions, le vieillard était incapable de répondre. Jusqu’à ce drame, son existence avait été celle d’un paisible ritualiste, uniquement préoccupé de célébrer les mystères et de les transmettre. Rien ne l’avait préparé à cette tragédie devant laquelle il se sentait désarmé.

Certes, depuis l’ouverture d’un grand chantier par Sésostris, un rameau de l’arbre avait reverdi et ne s’était pas desséché. S’accrochant à ce mince espoir, le porteur de la palette en or versait chaque jour de l’eau et du lait au pied de l’acacia.

Puis, de sa démarche de plus en plus hésitante, il se rendait sur le site où les bâtisseurs, tenus au secret, édifiaient le temple et la demeure d’éternité de Sésostris.

Ce jour-là, le parcours lui parut encore plus pénible que d’ordinaire. Un vent frais lui gela les os, le sable lui brûla les yeux. Le maître d’œuvre vint à sa rencontre et lui prêta son bras.

—  Ne devriez-vous pas prendre du repos ?

—  En ces temps difficiles, personne ne doit songer à lui-même. Avez-vous reçu de la viande, du poisson et des légumes ?

—  Les artisans ne manquent de rien, les approvisionnements nous parviennent en temps et en heure. Les cuisiniers mis à notre disposition préparent d’excellents plats.

—  Votre voix est moins sereine que vos propos. À quelles difficultés vous heurtez-vous ?

—  Une série d’incidents, révéla le maître d’œuvre. Des outils qui se brisent, une pierre mal taillée dans la carrière, des blessures superficielles, des maladies… On jurerait qu’une force maléfique tente de ralentir notre rythme de travail.

—  Comment luttez-vous contre ces contrariétés ?

—  Par le rituel du matin et la cohésion de l’équipe. Face à cette situation, chacun sait qu’il doit compter sur les autres. Il serait injuste d’accuser untel ou untel de simulation ou d’incompétence. Au contraire, nous devons rester unis, sous la protection du roi, car ce chantier exige dix fois plus d’efforts que prévu. Rassurez-vous : nous tiendrons bon.

—  Si vous cédiez, Abydos serait condamné à mort. Sa disparition entraînerait celle de l’Égypte.

—  L’œuvre sera accomplie jusqu’à son terme.

Le porteur de la palette en or revint lentement vers le temple et vérifia que le ritualiste dont l’action demeurait secrète avait bien mis en ordre la demeure divine. Il s’assura également que celui qui versait quotidiennement la libation sur les tables d’offrande avait rempli sa tâche, de même que le serviteur du ka, chargé de célébrer le culte des ancêtres dont l’aide était plus nécessaire que jamais.

Un instant, il crut que son cœur s’arrêtait de battre, et il fut obligé de s’asseoir. Quand il eut repris un peu de souffle, il continua son inspection en se rendant à la tombe d’Osiris que gardait le prêtre veillant sur l’intégrité du corps divin.

—  Les scellés sont-ils bien en place ?

—  Ils le sont.

—  Montre-les-moi.

Le supérieur les examina de près et ne constata rien d’anormal.

—  Quelqu’un a-t-il tenté de s’approcher du tombeau ?

—  Personne.

—  Aucun incident, même mineur, à signaler ?

—  Aucun.

Avec un tel gardien, le porteur de la palette en or ne nourrissait aucune inquiétude. Intransigeant, rigoureux, il n’ouvrirait la porte de ce lieu sacré entre tous que sur l’ordre de celui qui dirigeait le rituel des mystères d’Abydos.

Restait au vieillard à questionner le Chauve, lequel consultait les archives dans la bibliothèque de la Maison de Vie. Ne cessant d’exploiter les rituels anciens, il en extrayait des paroles pleines de puissance, intégrées au rituel de l’année.

Le supérieur aimait cet endroit, parcouru de vibrations harmonieuses qu’engendraient les pensées des sages, couchées sur papyrus. Il y flottait une odeur agréable qui sentait bon le passé et les temps heureux.

—  Inutile de vous supplier de réduire vos activités, grommela le Chauve, dont l’irascibilité ne s’atténuait pas avec l’âge.

—  Inutile, en effet. As-tu reçu des visiteurs, ces derniers jours ?

—  Aucun. À part vous, je n’aurais laissé entrer personne. Quand je travaille, surtout sur des sujets aussi difficiles que la navigation de la barque sacrée, je n’aime pas être dérangé. Je crois que le résultat de mes recherches ne sera pas inutile, car certains points obscurs pourront être précisés.

Parfaire sans cesse les rites, outils majeurs de la perception de l’invisible, était la préoccupation constante de la confrérie d’Abydos. C’était aussi le meilleur moyen de lutter contre les maléfices.

Dernière étape du périple du supérieur, le sanctuaire des sept prêtresses chargées d’enchanter l’âme divine. Par la musique, le chant et la danse, elles perpétuaient l’harmonie reliant les puissances célestes à leurs manifestations terrestres. Par la célébration des rites féminins, elles maintenaient Osiris hors de la mort. Sans elles, Abydos n’aurait jamais existé.

La plus jeune des sept vint à la rencontre du porteur de la palette en or. Elle était la joie unie à la gravité. Depuis son retour d’Éléphantine où elle avait été élevée au grade d’Éveillée par la reine d’Égypte en personne, elle semblait plus rayonnante encore.

—  As-tu besoin de quelque chose ? lui demanda-t-il.

—  De l’oliban frais et une table d’offrande supplémentaire, supérieur. Acceptez mon bras, je vous en prie, et venez vous asseoir à l’ombre.

Le vieillard ne refusa pas. La pesante fatigue qui l’oppressait depuis son réveil ne se dissipait pas.

—  Comment ressens-tu le rituel que tu as vécu récemment ?

—  Comme une porte ouverte sur un nouveau monde. D’autres réalités et d’autres couleurs sont apparues. Les paysages étaient là, tout près, et je ne les voyais pas. Nous, les humains, ne sommes-nous pas des obstacles à la lumière ? Je sais aussi que je devrai faire fructifier des présents aussi extraordinaires. La reine ne m’a pas caché la difficulté des épreuves qui m’attendaient sur le chemin de l’initiation.

—  Les divinités l’ont voulu ainsi, Dieu les a approuvées. Jamais tu ne seras une prêtresse comme les autres. Parfois, tu souhaiteras leur ressembler, mais ne t’enferme pas dans cette illusion.

—  Acceptez-vous de me donner davantage d’explications ?

Une douleur fulgurante perça la poitrine du supérieur. Ses yeux se révulsèrent, il tomba sur le côté.

Sans s’affoler, la jeune prêtresse l’aida à s’allonger. Lors de son apprentissage, elle avait acquis suffisamment de connaissances médicales pour reconnaître une crise cardiaque.

—  Je vais chercher de l’eau et un coussin.

—  Non, reste, ce sont les derniers moments… C’est ton visage que je veux garder en mémoire afin d’affronter les gardiens de l’autre monde. Ta mission… ta mission est plus grande et plus périlleuse que tout ce que tu pourrais imaginer. J’ai confiance en toi, tellement confiance…

Le vieillard serra les mains de la jeune femme et poussa un très long soupir.

Le Chauve laissa se dissoudre des grains de natron dans une eau magnétisée, puis il s’agenouilla devant une pierre taillée. Le ritualiste lui versa sur les mains un peu de cette eau. Purifié, le Chauve purifia à son tour le serviteur du ka, qui offrit au buste du supérieur défunt du lait, du vin, du pain et des dattes.

Momifié et inhumé la veille, le porteur de la palette en or appartenait désormais au cercle des ancêtres justifiés. La confrérie savait qu’il ne l’abandonnerait pas, à condition que sa mémoire fût célébrée.

Le serviteur du ka apporta un encensoir en forme de bras et souleva le couvercle afin que la fumée d’encens montât jusqu’aux paradis où les ressuscités se nourrissaient des parfums les plus subtils. Puis il éleva la patte antérieure du taureau, un objet en albâtre symbolisant la puissance victorieuse. Ensuite, les prêtresses énumérèrent à haute voix les aliments gravés sur la table d’offrande et présentèrent à l’ancêtre des bandes d’étoffe. La cérémonie se termina par la lecture des formules de transformation en lumière qui rendait l’âme capable de voyager dans tous les univers.

Parmi les cinq prêtres permanents formant le sommet de la hiérarchie d’Abydos, un seul n’avait pas réussi à se concentrer pendant le rituel. Ce n’était pas au défunt qu’il songeait, mais à lui-même et à l’inévitable promotion dont, cette fois, il serait l’heureux bénéficiaire. Le poste de porteur de la palette en or et de supérieur ne pouvait échoir à personne d’autre. Comme il avait rempli son rôle à la perfection, nul ne s’était aperçu que ses pensées ne s’orientaient pas vers le vieillard dont la disparition ne l’attristait guère. Enfin, la place était libre !

Ses collègues éprouvaient tant de respect pour son caractère austère et d’admiration pour sa science qu’il serait désigné sans la moindre discussion. À la tête de la plus illustre communauté initiatique d’Égypte, comment agirait-il ? Curieusement, il n’y avait pas encore pensé ! L’important, c’était de l’occuper, cette tête, avec les nombreux avantages qu’elle lui procurerait.

—  Le maître des grands mystères est arrivé, annonça la jeune prêtresse.

Cette visite attendue ne gênait pas le futur supérieur. Le puissant personnage participait à la célébration des mystères osiriens, mais il ne résidait pas en Abydos. Il s’en remettrait forcément à l’avis des permanents pour le choix de leur nouveau grand prêtre.

Le pharaon Sésostris se recueillit longuement près du sarcophage du défunt. Il lut les formules de résurrection, issues des Textes des Pyramides, des Textes des Sarcophages et du rituel secret d’Abydos. Puis il réunit dans le temple les cinq prêtres et les sept prêtresses.

—  Point n’est besoin d’insister sur l’importance de votre rôle. En temps normal, il est déjà essentiel ; dans les circonstances actuelles, il devient vital. J’ai de nombreux combats à mener, et ma force repose sur les rituels que vous célébrez ici afin de maintenir en vie Osiris et son acacia. Si vous échouez, l’institution pharaonique disparaîtra, et les Deux Terres avec elle. La barbarie, la corruption, le fanatisme et la violence s’imposeront. Les liens entre le ciel et la terre seront rompus, les divinités quitteront ce pays et peut-être même le monde des humains. Vous êtes peu nombreux à vivre dans le secret, par le secret et pour le secret. Votre devoir consiste à le préserver hors d’atteinte du mal, de la bassesse et des larmes corrosives d’une humanité qui pleure sur sa propre médiocrité. Nous ne sommes pas certains de sortir vainqueurs du terrible combat où nous sommes engagés, mais nous lutterons jusqu’au bout, sans aucune concession à l’adversaire. Que Maât soit notre règle, qu’elle nous guide et nous protège.

Les paroles du roi ébranlèrent un peu le futur supérieur, mais il attendait trop la principale décision pour s’y intéresser vraiment.

—  Le prêtre qui portait la palette en or et dirigeait cette confrérie sur mon ordre était un homme droit. Avant qu’il ne comparaisse devant le tribunal divin, nous devons porter sur lui notre jugement. Le mien est favorable. L’un ou l’une d’entre vous lui serait-il défavorable ?

Le silence régna sur l’assemblée.

—  Puisqu’il en est ainsi, les rites seront célébrés jusqu’à leur terme. Puisse ce juste de voix sur cette terre être reconnu comme tel dans les cieux et voyager à jamais dans l’éternité.

Le futur supérieur éprouvait de plus en plus de peine à contrôler son impatience. Enfin, le monarque aborda la question principale.

—  La hiérarchie actuelle poursuivra son travail avec la même rigueur. Quant à la palette en or, sur laquelle sont inscrites les formules de connaissance, j’ai décidé de la conserver dans l’être de Pharaon.

Le candidat à la fonction suprême crut avoir mal saisi. Sésostris ne demandait pas leur avis aux membres de la confrérie, il ne nommait personne… Un vrai cauchemar !

—  J’entends être lié de façon permanente à Abydos, ajouta le roi. Le Chauve sera mon représentant, régira votre communauté en mon absence mais ne prendra aucune initiative sans mon accord explicite. Il recevra régulièrement mes instructions et me tiendra au courant des moindres événements. À la première faute, si vénielle soit-elle, le coupable sera exclu de la confrérie. Nous sommes en guerre, et l’ennemi est beaucoup plus redoutable que des milliers de soldats. L’erreur, l’inattention ou toute autre forme de défaillance relèveront de la trahison et seront sanctionnées comme telle. À présent, célébrons un banquet en l’honneur de notre Frère que la belle déesse d’Occident vient d’accueillir en son sein.

Malgré son estomac serré, le déçu mangea les nourritures consacrées et montra bonne figure. Personne ne devait percevoir sa rancœur, à la fois contre Sésostris, Abydos, les autres prêtres et les prêtresses qui n’avaient même pas pris la parole afin de vanter ses mérites.

La vengeance ne lui suffirait pas, il lui faudrait aussi atteindre son but. Pour y parvenir, un impératif : devenir riche. Il aurait besoin d’acheter des consciences et de s’imposer comme le personnage central de la cité sainte en tissant sa toile dans les ténèbres. Mais comment faire fortune sans se démasquer ?

La difficulté paraissait insurmontable.

—  Tu sembles déprimé, observa l’une des prêtresses.

—  Qui ne le serait pas ? Perdre un supérieur de cette qualité est une dure épreuve.

—  Nous la surmonterons ensemble. Et nous aurons besoin de ta sagesse et de ton expérience.

—  On peut compter sur moi.

 

48.

—  Je suis l’inspecteur principal des greniers Gergou, mandaté par le Grand Trésorier Senânkh. Montre-moi tes installations.

Le responsable des greniers du petit village de la Butte fleurie était tout surpris de la visite d’un personnage si considérable.

—  Nous sommes en plein travail, et…

—  Ou bien tu obéis immédiatement, ou bien je fais intervenir la police.

—  Venez, je vous en prie !

Avec Senânkh, Gergou avait déjà inspecté les greniers de plusieurs grandes villes. Il savait se tenir à sa place, se révélait discret et respectueux, observait à la lettre les consignes données par son patron qui le considérait comme un parfait fonctionnaire.

Dès que Senânkh était retenu au palais, Gergou saisissait l’occasion pour faire du zèle en s’intéressant aux petites exploitations. Là, il se déchaînait en profitant des prérogatives de sa charge.

Le responsable le conduisit jusqu’à la cour à greniers du village qu’entourait un mur d’enceinte.

—  Ce mur n’est pas assez haut, observa Gergou. Des voleurs le franchiraient aisément.

—  Nous nous connaissons tous, ici, et il n’y a aucun voleur !

Il poussa la porte donnant sur la cour.

—  Pas de verrou ?

—  Ce n’est pas nécessaire.

—  Les réserves de grains doivent être en sécurité. Ce n’est pas le cas de celle-ci.

—  Je vous certifie que…

—  Le règlement est le règlement.

Troublé, le responsable pénétra dans la cour d’où partait un escalier montant à une terrasse sur laquelle se trouvaient les ouvertures de trois coffres à grains installés contre le mur du fond. Presque au niveau du sol, des trappes verticales que l’on manœuvrait pour recueillir les céréales.

—  L’escalier n’est pas réglementaire, jugea Gergou. Nombre de marches insuffisant, travail de mauvaise qualité.

—  J’ignorais ce règlement-là !

—  Maintenant, tu sais.

Gergou ouvrit une trappe.

—  Le bois est usé. Cette pièce aurait dû être remplacée depuis longtemps.

—  Elle fonctionne parfaitement, je vous assure !

—  Les noms des propriétaires des champs devraient être gravés sur le mur.

—  Regardez, là !

—  Ils sont presque effacés. Ne s’agirait-il pas d’une tentative de fraude fiscale ?

—  Bien sûr que non, inspecteur ! Les agents de l’administration connaissent parfaitement ces propriétaires, et personne n’a jamais eu d’ennuis.

Gergou grimpa l’escalier avec précaution, comme s’il était dangereux.

—  Cette terrasse est beaucoup trop étroite. Les risques d’accident du travail sont considérables. Tu fais peu de cas de la santé des travailleurs agricoles.

—  Au contraire, inspecteur ! Dans ce village, ils sont très bien traités.

Gergou regarda à l’intérieur d’un grenier.

—  Il faudrait une sérieuse réfection. L’état sanitaire de l’ensemble me paraît déplorable.

—  J’ai fumigé et repeint avant le remplissage, j’ai…

—  Ton cas est particulièrement grave. Je n’avais pas encore relevé autant d’infractions sur un même site. À mon avis, une arrestation immédiate s’impose.

L’homme blêmit.

—  Je ne comprends pas, inspecteur, je…

—  Il existe une alternative. Si tu consens à payer immédiatement une forte amende, je pourrai éventuellement t’éviter la prison.

—  Si forte que ça ?

—  Ce n’est sans doute pas la meilleure solution, car il me faudrait quand même adresser un rapport à mon supérieur. Il y a peut-être une autre possibilité, mais j’ose à peine l’envisager.

—  Dites toujours.

—  Je réduis l’amende de moitié, je ne rédige pas de rapport, à condition que tu me donnes directement ce que je réclame et que tu gardes ta langue.

La période de réflexion fut brève.

—  D’accord… si l’affaire est classée.

—  Elle l’est. Mais si tu bavardais, ce serait ma parole contre la tienne. Je t’accuserais de tentative de corruption, tu irais en prison et tu perdrais tout.

—  Je me tairai.

—  Tu es un homme intelligent. Grâce à moi, tu échappes au pire.

Gergou ne remercierait jamais assez son protecteur, Médès, de lui avoir procuré un tel poste. Chaque contrôle de greniers de modestes dimensions lui permettait de s’enrichir sans redouter la moindre plainte des responsables qu’il rançonnait. De plus, il se montrait parfaitement zélé en rédigeant des rapports circonstanciés à l’intention de son supérieur.

Face à Senânkh, Gergou jouait les vertueux, tellement attaché à l’intérêt général qu’il prenait à peine le temps de s’occuper de lui-même.

—  Nous repartons en mission, lui annonça le Grand Trésorier.

—  Dans quelle région ?

—  Abydos.

—  C’est un site interdit aux profanes !

—  Ordre du pharaon.

—  Sa Majesté soupçonnerait-elle des malversations ?

—  Nous devons inspecter tous les sites majeurs sans aucun a priori, celui-là comme les autres. Que tes bagages soient prêts demain matin.

Gergou s’interrogeait. Le pharaon ne disposait-il pas de l’inventaire détaillé des richesses de chaque temple ? À la réflexion, c’était peu probable. Plusieurs provinces demeuraient indépendantes, Sésostris ne contrôlait vraiment que le Delta, la région de Memphis et le nord de la Haute-Égypte. En ordonnant ces voyages d’inspection, il voulait donc s’assurer de la véritable quantité de biens qu’il utiliserait pour asseoir son pouvoir.

Car comment douter du but réel de Sésostris ? Attaquer les provinces rebelles, supprimer leurs chefs et régner sur le pays entier !

En restant dans l’ombre de Senânkh, Gergou grappillerait un maximum d’informations utiles tant pour Médès que pour sa propre carrière. Et si les intentions de Sésostris étaient différentes de celles qu’il imaginait, il le saurait.

Bien que Senânkh eût décliné son nom et ses titres, l’officier chargé de surveiller le débarcadère le fouilla à corps, ainsi que Gergou. Les consignes de sécurité étaient si strictes que même les plus hauts dignitaires devaient s’y conformer.

—  Des gardes vont vous accompagner. Jamais vous ne devrez vous déplacer seuls. En cas d’infraction, les archers ont ordre de tirer.

—  Je dois me rendre au temple pour y rencontrer le supérieur, déclara Senânkh. Mon adjoint, Gergou, s’entretiendra avec l’intendant de la cité du pharaon Sésostris.

—  Je le fais prévenir. Veuillez patienter ici.

Senânkh et Gergou s’assirent sur des tabourets, à l’ombre d’un sycomore. Un soldat leur apporta de l’eau.

—  L’endroit n’est pas très accueillant, estima Gergou. Les trésors et les secrets d’Abydos sont vraiment bien protégés ! À quoi travaillent ses prêtres ?

—  Ils étudient le ciel, la médecine, la magie et toutes les sciences que le dieu Thot a révélées. Leur principal devoir, du moins en ce qui concerne le sommet de la hiérarchie, consiste à célébrer les mystères d’Osiris. Si le rituel n’était pas correctement accompli, le désordre régnerait.

—  Ne trouvez-vous pas étranges ce déploiement de forces et cette surveillance tatillonne ?

—  Abydos est le site le plus sacré d’Égypte, Gergou. Il mérite bien quelques égards.

—  La divinité n’est-elle pas apte à se défendre elle-même ? Et puis, qui oserait profaner le domaine d’Osiris ?

—  Les humains ne sont-ils pas capables du pire ?

—  En tout cas, moi, je me réjouis de voir le temple.

—  Détrompe-toi, tu n’auras accès qu’aux bâtiments administratifs. Contente-toi de demander si les réserves de nourritures sont satisfaisantes, recueille les doléances et promets que le nécessaire sera fait dans les plus brefs délais.

—  Et vous, vous allez le voir, ce temple ?

—  Ma mission est secrète, Gergou.

Le Chauve reçut le Grand Trésorier Senânkh dans une annexe du temple d’Osiris où les prêtres venaient se désaltérer en exposant les difficultés quotidiennes auxquelles ils se heurtaient et qu’il fallait résoudre au mieux afin que rien ne contrariât le bon déroulement des rites.

Senânkh n’avait presque rien découvert d’Abydos où régnait une atmosphère pesante, presque douloureuse. Et ce n’était pas le visage du Chauve qui la rendrait plus joyeuse.

—  Le pharaon Sésostris m’a confié une tâche délicate mais indispensable.

—  Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?

—  Parce que des affaires urgentes réclament sa présence ailleurs. En tant que membre de la Maison du Roi, je suis habilité à agir en son nom.

—  Avez-vous une lettre officielle signée de sa main ?

—  N’auriez-vous pas confiance en moi ?

—  Aucune confiance, en effet.

—  Voici le document.

Le Chauve l’examina longuement.

—  C’est bien le sceau royal et l’écriture de Sa Majesté. Que voulez-vous ?

—  Savoir de quoi se compose précisément le trésor du temple.

—  Secret d’État.

—  Je suis le représentant de l’État, et vous me devez donc cette information, que je transmettrai directement au roi, et à lui seul.

—  Qu’il vienne inspecter lui-même le trésor. Ainsi, aucune fuite ne sera possible.

—  Nous ne nous comprenons pas. J’ai reçu un ordre, je dois l’exécuter. Vous, vous n’avez pas le choix : vous devez m’obéir.

—  Je n’obéirai qu’à Sa Majesté.

—  Je vous rappelle que c’est elle qui m’envoie.

—  J’exige une confirmation.

Senânkh changea de ton.

—  Vous m’insultez et vous insultez la Maison du Roi !

—  Je préfère ça à l’imprudence. Tout Grand Trésorier que vous soyez, vous n’avez rien à faire ici. Nulle intrigue de palais ne doit troubler la paix de ce lieu. Seul Pharaon a la capacité d’éclaircir cette situation. Maintenant, excusez-moi. Je n’ai pas de temps à perdre en vaines discussions.

Demeuré seul, Senânkh sourit.

En l’envoyant à Abydos, Sésostris voulait mettre le Chauve à l’épreuve. Le nouveau supérieur se comporterait-il comme un serviteur fidèle du pharaon, ou bien le pouvoir l’enivrerait-il au point de lui faire croire qu’il pouvait tout régler sans en référer au roi ?

À cette question, une réponse claire : le Chauve ne céderait à aucune pression, d’où qu’elle provienne. Comme il l’avait promis au monarque, seul ce dernier prendrait les décisions majeures.

Par bonheur, cette mission-là se terminait au mieux. Restait celle de Gergou.

Gergou avait été conduit dans le bâtiment administratif où un petit nombre de fonctionnaires, choisis avec soin par le roi lui-même, veillaient au bien-être des résidents d’Ouâh-sout, « l’Endurante d’emplacements », la cité créée par les bâtisseurs du temple et de la demeure d’éternité de Sésostris.

Dans ces locaux austères où personne n’élevait la voix, Gergou se sentait mal à l’aise. Comme on était loin de l’animation de Memphis !

L’intendant général n’avait pas l’air d’un plaisantin.

—  Que désirez-vous ?

—  Je suis l’assistant du Grand Trésorier Senânkh.

—  Je sais.

—  Moi, je m’occupe des greniers.

—  Ceux d’Abydos sont bien remplis.

—  Tant mieux, tant mieux… Mais ma mission va au-delà.

—  Je vous écoute.

—  Voilà, c’est fort simple et un peu délicat : je dois m’assurer que, sur ce site, personne ne manque de rien.

—  En ce qui concerne Ouâh-sout et la confrérie des constructeurs, aucun problème. Si des approvisionnements étaient retardés, je vous avertirais immédiatement. En ce qui concerne le collège des prêtres permanents et temporaires, je ne peux m’engager. Je vais donc demander à un responsable de s’entretenir avec vous.

Curieusement, Gergou commençait à goûter la sérénité des lieux. Jamais encore il n’avait éprouvé d’aussi bizarres sensations, comme s’il prenait des distances avec lui-même, comme si la violence et la corruption n’étaient pas les meilleures solutions en toutes circonstances. Gergou se surprit à rêver d’un monde moins brutal où certains êtres ne seraient ni des assassins, ni des voleurs, ni des ambitieux.

Irrité de s’engluer dans ces bonnes pensées, il se secoua à la manière d’un chien mouillé. De puissants magiciens avaient dû résider ici pour imprégner l’endroit de leur idéal lénifiant ! Désormais, Gergou se méfierait d’Abydos. Toutefois, il ne manquerait pas de s’intéresser à ses secrets, même sans grand espoir de les percer.

Le prêtre qui entra dans la pièce avait une drôle d’allure. Il était franchement laid et plutôt glacial.

Au premier regard, Gergou sentit que cette lame de couteau était dépourvue de toute sensibilité. Mais en même temps, et malgré l’invraisemblance d’une telle hypothèse, il perçut qu’ils avaient quelque chose en commun.

—  On m’a dit que vous vous appeliez Gergou et que vous étiez envoyé par le ministère de l’Économie pour vérifier que nous ne manquions de rien.

—  On ne saurait mieux résumer ma mission. Avec votre aide, j’entends la mener à bien.

En découvrant ce personnage grossier, visiblement épris des plaisirs de la chair, le prêtre avait eu envie de le renvoyer sèchement et de réclamer un autre interlocuteur.

Mais un étrange contact venait de s’établir. Sans nul doute, ce Gergou avait fait de la corruption et de la bassesse sa règle de vie.

À l’heure où le prêtre formait le projet de se venger de l’affront qu’on venait de lui infliger tout en cherchant le moyen de s’enrichir, cette rencontre n’était-elle pas un signe de la providence ?

Certes, il convenait de se méfier et de ne surtout pas céder à un emportement dangereux. Il faudrait du temps et plusieurs visites avant d’envisager un début d’alliance.

—  Nous nous heurtons effectivement à quelques difficultés matérielles, révéla le prêtre. Elles pourraient gêner l’accomplissement de nos tâches sacrées.

—  Je suis ici pour les résoudre et vous assurer une parfaite tranquillité d’esprit, affirma Gergou, pontifiant.

Après un temps de réflexion qui n’avait rien changé à sa première impression, le Chauve choisit de transmettre au roi sa décision, conformément à la demande du monarque.

Oui, il fallait redonner force et vigueur au Cercle d’or d’Abydos. Oui, le Grand Trésorier Senânkh était digne d’y appartenir.

 

49.

Iker se frotta les yeux.

—  C’est bien ici ? demanda-t-il à l’intendant du maire, qui venait de le conduire jusqu’à une superbe maison du quartier est de Kahoun où se trouvaient les plus vastes demeures.

—  Héremsaf, ton supérieur hiérarchique, accepte de te loger chez lui. Méfie-toi, il n’a pas un caractère facile.

Cette ville ne ressemblait à aucune autre. Déployé sur une dizaine d’hectares, le quartier est était séparé par un mur de briques crues du quartier ouest qui n’en occupait que quatre, parcourus par une dizaine de rues parallèles. Large de neuf mètres, une grande artère traversait la cité du nord au sud. À l’évidence, le plan avait été conçu et exécuté par un architecte qui détestait le fouillis.

L’intendant frappa.

L’homme qui ouvrit n’avait effectivement pas l’air d’un plaisantin. Son visage carré était orné d’une élégante moustache taillée à la perfection.

—  Voici Iker, le scribe préposé aux greniers. Il…

—  Je sais ce qu’il aura à faire et ce que j’ai à faire, intendant.

Ce dernier s’éclipsa pendant qu’Héremsaf pointait l’index vers Vent du Nord.

—  Qu’est-ce que c’est ?

—  Mon âne, il…

—  Je peux encore différencier un âne d’un humain, même si l’écart est parfois très mince. À quoi sert-il ?

—  Vent du Nord porte mon matériel de scribe.

—  Provenance ?

—  Il m’a été donné par le général Sépi, mon professeur de la province de…

—  Je sais qui est le général Sépi et dans quelle province il enseigne. Quand t’a-t-il exclu de sa classe et pour quel motif ?

—  Je n’ai pas été exclu ! Comme j’étais son meilleur élève, le seigneur Djéhouty m’a confié un travail difficile.

—  Même les plus vigilants commettent des erreurs. En quoi consistait-il ?

—  Faire l’inventaire des forces et des faiblesses de la province. J’ai examiné en détail les rapports des autres scribes et remis un bilan critique à Djéhouty.

Héremsaf haussa les épaules.

—  Tu es beaucoup trop jeune pour qu’on t’ait attelé à une tâche aussi délicate.

—  Je vous assure que…

—  Je connais le métier, pas toi. En réalité, on t’a remis de vieilles archives à classer. Tu devras apprendre à écouter, car écouter est meilleur que tout. Quand l’écoute est bonne, la parole est bonne.

—  Celui que Dieu aime, compléta Iker, c’est celui qui entend.