Mon grand-père est mort hier soir. Il n’est pas mort comme un chien, ainsi qu’il le redoutait, mais paisiblement, entre mes bras, me prenant pour Clara et à d’autres moments pour Rosa, sans douleur, sans angoisse, conscient et serein, plus lucide que jamais, heureux. Le voici maintenant étendu à bord de la frégate, sur la mer calmée, tranquille et souriant, tandis que j’écris sur la table de bois blond qui appartenait à grand-mère. J’ai ouvert les rideaux de soie bleue pour que l’aube entre et vienne égayer cette chambre. Dans la très vieille cage près de la fenêtre, il y a un nouveau canari qui chante, et tout au centre de la pièce me regardent les yeux de verre de Barrabás. Grand-père me raconta comment Clara s’était évanouie le jour où, pour lui faire plaisir, il avait transformé la dépouille de l’animal en descente de lit. Nous en rîmes aux larmes et décidâmes d’aller chercher à la cave les restes du pauvre Barrabás, majestueux dans son indéfinissable constitution biologique, en dépit de tout le temps écoulé et de sa relégation, et nous le disposâmes à l’emplacement même où, un demi-siècle auparavant, grand-père l’avait étendu en hommage à la femme qu’il a de sa vie le plus aimée.
— Nous allons le laisser ici où il aurait toujours dû être,
Je suis revenue à la maison par une étincelante matinée d’hiver dans une charrette tirée par une haridelle. La rue, avec sa double rangée de châtaigniers centenaires et ses demeures cossues, composait un décor qui jurait avec la modestie du véhicule, mais quand celui-ci s’arrêta devant le domicile de mon grand-père, il s’harmonisa on ne peut mieux avec son genre. La grande maison du coin était encore plus triste et décrépite que dans mon souvenir, absurde avec ses excentricités architecturales, ses prétentions au style français, sa façade couverte de lierre empoisonné. Le jardin n’était qu’un enchevêtrement de broussailles et presque tous les volets pendaient de leurs gonds. Le portail était béant, comme toujours. Je sonnai, l’instant d’après j’entendis un bruit de savates se rapprocher et une domestique inconnue vint m’ouvrir. Elle me dévisagea sans deviner qui j’étais, tandis que me montait aux narines la merveilleuse odeur de bois et de renfermé de cette maison qui m’avait vue naître. Mes yeux s’emplirent de larmes. Je courus à la bibliothèque, pressentant que grand-père serait en train de m’y attendre, là où il se tenait toujours assis, pelotonné dans sa bergère. Je fus abasourdie de le retrouver si vieux, si ratatiné et tremblant, n’ayant sauvegardé du passé que sa blanche crinière léonine et sa lourde canne en argent. Nous restâmes un très long moment dans les bras l’un de l’autre, étroitement unis, à murmurer grand-père, Alba, Alba, grand-père, à nous embrasser, et quand il aperçut ma main, il se mit à pleurer et à blasphémer et à assener des coups de canne aux meubles comme il faisait autrefois, et je me pris à rire en constatant qu’il n’était pas aussi vieux, pas aussi fini qu’il m’était apparu de prime abord.
Ce même jour, grand-père me dit qu’il voulait que nous quittions ce pays. Il avait peur pour moi. Je lui exposai que je ne pouvais partir, que loin de cette terre, je serais comme les arbres que l’on coupe pour Noël, ces pauvres sapins sans racines qui durent un moment et puis meurent.
— Je ne suis pas gâteux, Alba, dit-il en me regardant fixement. La vraie raison qui te pousse à vouloir rester n’est autre que Miguel, n’est-ce pas ?
Je tressaillis. Jamais je ne lui avais touché mot de Miguel.
— Du moment où je l’ai vu, j’ai su que je ne pourrais pas te faire sortir de ce pays, dit-il avec tristesse.
— Tu l’as vu ? Grand-père, il est vivant ? fis-je en l’agrippant par ses vêtements et en le secouant.
- Il l’était l’autre semaine, quand nous nous sommes rencontrés pour la dernière fois, répondit-il.
Il me raconta qu’après mon arrestation, une nuit, Miguel avait fait irruption dans la grande maison du coin. Sa peur fut telle qu’il faillit en avoir une apoplexie, mais au bout de quelques minutes, il comprit qu’ils avaient ensemble un même but : me délivrer. Par la suite, Miguel revint très souvent lui rendre visite, il lui tenait compagnie et ils avaient joint leurs efforts pour retrouver ma trace. Ce fut Miguel qui eut l’idée d’aller voir Tránsito Soto, jamais grand-père n’y aurait pensé tout seul :
— Ecoutez-moi, monsieur. Je sais qui détient le pouvoir dans ce pays. Mes gens sont infiltrés partout. S’il existe quelqu’un qui peut venir en aide à Alba à l’heure qu’il est, c’est Tránsito Soto, lui garantit-il.
— Si nous parvenons à l’extraire des griffes de la police politique, fiston, il faudra qu’elle quitte ce pays. Partez ensemble. Je peux vous obtenir des sauf-conduits et ce n’est pas l’argent qui vous manquera, proposa grand-père.
Mais Miguel le regarda comme un petit vieux à la raison un peu fêlée et s’employa à lui expliquer la mission qui lui reste à accomplir, qui lui interdit de prendre la fuite.
— Je dus me faire à l’idée que tu resterais ici, quoi qu’il en coûte, dit grand-père en me serrant dans ses bras. À présent, raconte-moi tout. Je veux tout savoir dans le moindre détail.
Je lui fis donc mon récit. Je lui dis qu’après que ma main se fut infectée, ils me conduisirent jusqu’à une clinique secrète où ils expédiaient les prisonniers qu’ils n’ont pas intérêt à laisser mourir. J’y fus soignée par un médecin de haute taille, au traits élégants, qui avait l’air de me haïr autant que le colonel Garcia et se refusait à me donner des calmants. Il profitait de chaque séance de soins pour m’exposer ses théories personnelles sur la meilleure façon d’extirper le communisme du pays et, autant que possible, du reste du monde. En dehors de cela, néanmoins, il me laissait tranquille. Pour la première fois depuis nombre de semaines, je bénéficiais de draps propres, de nourriture en suffisance et de la lumière du jour. Rojas s’occupait de moi, un infirmier au tronc massif et à la bouille ronde, en blouse bleu ciel toujours sale, animé d’une profonde bonté. Il me faisait manger, se lançait dans d’interminables récits de matches de football d’autrefois disputés entre des équipes dont je n’avais jamais entendu parler, et se procurait des calmants pour me les injecter en cachette, jusqu’à ce qu’il eût réussi à mettre fin à mes délires. Dans cette clinique, Rojas avait eu à s’occuper d’un innombrable défilé de malheureux. Il avait pu constater que la plupart d’entre eux n’étaient ni des assassins ni des traîtres à la patrie, et c’est pour cette raison qu’il était bien disposé à l’égard des prisonniers. Souvent, il avait à peine terminé de rafistoler quelqu’un qu’on l’embarquait à nouveau. « C’est comme passer du sable dans la mer », disait-il mélancoliquement. J’appris que certains l’avaient supplié de les aider à mourir, et dans un cas au moins, je crois qu’il le fit. Rojas tenait une comptabilité rigoureuse des entrants et des sortants et pouvait sans hésiter se rappeler les noms, les dates, les circonstances. Il me jura qu’il n’avait jamais entendu parler de Miguel et cela me rendit quelque courage pour continuer à vivre, même s’il m’arrivait parfois de sombrer dans les ténèbres d’un abîme de dépression, même si je me remettais alors à ressasser la cantilène du je veux mourir. Il me raconta ce qu’il en avait été d’Amanda. On l’avait arrêtée à la même époque que moi. Quand ils l’avaient amenée à Rojas, il n’y avait plus rien à faire. Elle était morte sans dénoncer son frère, tenant la promesse qu’elle lui avait faite longtemps auparavant, le jour où elle l’avait conduit pour la première fois à l’école. La seule consolation fut que tout alla beaucoup plus vite qu’ils ne l’auraient souhaité, son organisme étant très affaibli par la drogue et par l’infinie détresse où l’avait laissée la mort de Jaime. Rojas prit soin de moi jusqu’à ce que ma fièvre fût tombée, que ma main se fût mise à cicatriser, que j’eusse à nouveau toute ma tête, et les prétextes pour me retenir davantage vinrent à s’épuiser ; mais on ne me renvoya pas entre les pattes d’Esteban Garcia, comme je le redoutais. Je suppose que c’est à ce moment-là que joua l’influence bénéfique de la femme au collier de perles à laquelle nous allâmes rendre visite, grand-père et moi, pour la remercier de m’avoir sauvé la vie. Quatre hommes vinrent me chercher en pleine nuit. Rojas me réveilla, m’aida à m’habiller et me souhaita bonne chance. Je l’embrassai avec gratitude.
— Adieu, ma petite ! Changez votre bandage, ne le trempez pas et si la fièvre revient, c’est que ça s’est infecté à nouveau, me dit-il depuis la porte.
Ils me menèrent dans une étroite cellule où je passai le reste de la nuit assise sur une chaise. Le lendemain, on me conduisit à un camp de regroupement pour femmes. Jamais je n’oublierai l’instant où l’on m’ôta le bandeau des yeux et où je me retrouvai dans une cour carrée, lumineuse, entourée de femmes qui chantaient pour moi l’Hymne à la Joie. Mon amie Ana Diaz se tenait parmi elles et accourut m’embrasser. Elles eurent tôt fait de m’installer sur une paillasse et m’exposèrent les règles de leur communauté ainsi que les responsabilités qui m’incombaient.
— Jusqu’à ta guérison, tu ne laveras ni ne coudras, mais il te faudra t’occuper des enfants, décrétèrent-elles.
J’avais résisté à l’enfer avec une certaine vaillance, mais dès l’instant où je me sentis entourée, je m’effondrai. Au moindre mot tendre, j’étais prise d’une crise de larmes, je passais la nuit les yeux grands ouverts dans le noir parmi cet entassement de femmes qui se réveillaient à tour de rôle pour me soigner et ne me laissaient jamais seule. Elles me venaient en aide quand recommençaient à me tourmenter les mauvais souvenirs, que l’apparition du colonel Garcia me plongeait dans l’épouvante, que dans un sanglot on venait d’arrêter mon Miguel.
— Ne pense pas à Miguel, me disaient-elles avec insistance. Il ne faut pas penser aux êtres chers, ni au monde de l’autre côté de ces murs. C’est la seule façon de survivre.
Ana Diaz se procura un cahier d’écolier et m’en fit don.
— Pour que tu écrives, me dit-elle, pour voir si tu arrives à évacuer tout ce pus à l’intérieur de toi-même, pour que tu te remettes une bonne fois d’aplomb et nous aides à la couture.
Je lui montrai ma main et hochai la tête en signe d’impuissance, mais elle me fourra un crayon dans l’autre et me dit d’écrire comme les gauchers. Je m’y mis peu à peu. Je m’évertuai à réagencer le récit que j’avais amorcé dans ma niche. Mes compagnes venaient à mon secours quand la patience me faisait défaut et que le crayon tremblait dans ma main. Parfois j’envoyais tout promener, pour aussitôt courir ramasser le cahier et le défroisser amoureusement, repentante, car j’ignorais quand il me serait donné d’en avoir un nouveau. D’autres fois, je me réveillais mélancolique, pleine de pressentiments, je me tournais contre le mur et ne voulais parler à personne, mais elles ne me lâchaient pas, elles me secouaient, m’obligeaient à travailler ou à raconter des histoires aux enfants. Elles changeaient mon pansement avec soin puis me remettaient mon papier sous le nez.
« Si tu veux, je te raconte mon affaire pour que tu la mettes noir sur blanc », me disaient-elles en riant ou en se raillant, attendu que tous les cas étaient du pareil au même et que j’aurais mieux fait de rédiger des histoires d’amour, c’est un genre qui plaît à tout le monde. Elles m’obligeaient de même à me nourrir. Elles distribuaient les parts dans un esprit de stricte équité, à chacune selon ses besoins, et me donnaient toujours un peu plus, disant que j’étais comme un clou et que le plus frustré des hommes ne ferait pas même attention à moi. Je frémissais, mais Ana Diaz me rappelait que je n’étais pas la seule à avoir été violée et qu’à l’instar de beaucoup d’autres choses, il me fallait l’oublier. Les femmes passaient leur temps à chanter à tue-tête. Les carabiniers tapaient contre la cloison.
— Vos gueules, les putes.
— Faites-nous taire si vous pouvez, pauvres cons, voyons si vous allez oser !
Et elles continuaient de plus belle et eux ne bougeaient pas, sachant d’expérience qu’il est vain de chercher à empêcher l’inempêchable.
Je m’appliquais à consigner les menus événements de la section des femmes, qu’on venait d’arrêter la sœur du Président, qu’on nous avait supprimé les cigarettes, que de nouvelles détenues étaient arrivées, qu’Adriana avait eu une nouvelle crise et s’était précipitée sur ses gosses pour les tuer, nous dûmes les lui arracher des mains et je m’assis dans un coin avec un petit dans chaque bras pour leur raconter, jusqu’à ce qu’ils s’endormissent, les histoires magiques des malles enchantées d’oncle Marcos, tout en méditant sur la destinée de ces enfants qui grandissaient dans un endroit pareil, entre une mère qui avait perdu la tête et d’autres mères inconnues qui s’occupaient d’eux, n’ayant oublié ni les accents d’une berceuse ni le geste qui console, et en m’interrogeant noir sur blanc sur la façon dont les enfants d’Adriana pourraient un jour rendre cette chanson douce et cette caresse aux enfants et petits-enfants de ces mêmes femmes qui les berçaient aujourd’hui.
Je ne restai que quelques jours au camp de regroupement. Les carabiniers vinrent me rechercher un mercredi après-midi. J’eus un moment de panique à l’idée qu’ils allaient me ramener chez Esteban Garcia, mais mes camarades me firent remarquer qu’ils étaient en uniforme et ne faisaient donc pas partie de la police politique, ce qui me rassura un peu. Je leur laissai mon paletot afin qu’elles en défassent la laine et tricotent quelque chose de chaud aux enfants d’Adriana, ainsi que l’argent que je portais sur moi au moment de mon arrestation et que les militaires, avec leur scrupuleuse honnêteté pour tout ce qui n’a plus aucune importance, m’avaient restitué. Je glissai mon cahier dans mon pantalon et les embrassai toutes l’une après l’autre. En partant, la dernière chose que j’entendis fut le chœur de mes camarades qui chantaient pour me donner courage, comme elles le faisaient pour toutes les détenues qui arrivaient au camp ou en repartaient. C’est en larmes que je quittai ces lieux où j’avais été heureuse.
Je poursuivis mon récit à grand-père en lui racontant qu’on m’avait embarquée à bord d’un fourgon, les yeux bandés, pendant le couvre-feu. Je tremblais si fort que je m’entendais claquer des dents. Un des hommes qui se tenait à côté de moi, à l’arrière du véhicule, me glissa un bonbon dans la main et me tapota l’épaule pour me réconforter.
— Ne vous faites pas de mauvais sang, mademoiselle, me dit-il dans un murmure. Il ne va rien vous arriver de fâcheux. Nous allons vous relâcher et d’ici quelques heures, vous serez parmi les vôtres.
Ils me laissèrent sur une décharge publique près du quartier de la Miséricorde.
Le même qui m’avait donné une sucrerie m’aida à descendre.
— Faites attention, c’est le couvre-feu, me souffla-t-il à l’oreille. Ne bougez pas jusqu’au lever du jour.
J’entendis le moteur se remettre en marche et me dis qu’ils allaient m’écraser, après quoi on lirait dans les journaux que j’étais morte, renversée dans un accident de la circulation, mais le véhicule s’éloigna sans même m’effleurer. J’attendis un moment, paralysée de peur et de froid, puis je finis par me décider à ôter mon bandeau pour voir où j’avais échoué. Je regardai autour de moi. C’était un endroit désert, un terrain vague rempli d’ordures où couraient quelques rats parmi les détritus. Une lune pâlichonne brillait qui me permit de voir se découper dans le lointain un misérable bidonville fait de tôles, de planches et de bouts de carton. Je compris que je devais m’en tenir à la recommandation du garde et rester sur place jusqu’à ce qu’il fit jour. J’aurais passé la nuit sur cette décharge si n’était survenu un garçonnet dissimulé parmi les ombres et qui m’adressa des signes discrets. N’ayant pas grand-chose à perdre, je marchai dans sa direction en trébuchant. Parvenue près de lui, je pus distinguer sa frimousse inquiète. Il me jeta une couverture sur les épaules, me prit par la main et me conduisit vers le bidonville sans piper mot. Nous progressions en nous baissant, évitant la route et les quelques lampadaires restés allumés, des chiens donnèrent l’alarme avec leurs aboiements mais nul ne mit le nez dehors pour voir ce qui se passait. Nous traversâmes une cour de terre battue où du linge pendait comme des bannières à un fil de fer, et nous pénétrâmes dans une masure délabrée, à l’image de toutes celles qui se rencontraient là. Une unique ampoule éclairait tristement l’intérieur. L’extrême dénuement me bouleversa : pour tous meubles, il y avait une table de sapin, deux tabourets grossiers, un lit où dormaient les uns sur les autres plusieurs enfants. Vint à moi une femme chétive à la peau sombre, aux jambes sillonnées de varices, aux yeux enfouis dans un réseau de rides bienveillantes qui ne parvenaient pas à la faire paraître vieille. Elle sourit et je remarquai qu’il lui manquait plusieurs dents. Elle s’approcha et rajusta ma couverture d’un geste brusque et timide, n’osant pousser l’audace jusqu’à m’embrasser.
— Je vais vous servir un petit thé Je n’ai pas de sucre mais ça vous fera du bien de boire quelque chose de chaud, me dit-elle.
Elle me raconta qu’ils avaient entendu passer le fourgon, ils savaient ce que signifiait la présence d’un véhicule en ces lieux écartés pendant le couvre-feu. Ils avaient attendu d’être sûrs qu’il était reparti, puis le gamin s’en était allé voir ce dont les autres venaient de se débarrasser. Ils pensaient tomber sur un cadavre.
— De temps en temps, ils viennent nous jeter un fusillé pour que les gens se tiennent tranquilles, m’expliqua-t-elle.
Nous restâmes à deviser le reste de la nuit. C’était une de ces femmes stoïques et pratiques de chez nous, auxquelles chaque homme de passage dans leur vie laisse un gosse et qui recueillent de surcroît sous leur toit ceux que d’autres abandonnent, leurs propres parents dans le besoin et quiconque a besoin d’une mère, d’une sœur, d’une tante, de ces femmes qui sont le pilier central de bien des vies adoptives, qui élèvent des enfants pour les voir partir à leur tour et qui regardent leurs hommes se défiler sans l’ombre d’un reproche, parce qu’elles ont bien plus urgent et important à faire. Elle m’apparut semblable à nombre d’autres que j’avais connues dans les soupes populaires, à l’hôpital de mon oncle Jaime, au Parquet où elles allaient se renseigner sur le sort de leurs disparus, à la Morgue où elles allaient rechercher leurs morts. Je lui dis qu’elle avait pris beaucoup de risques à m’aider et elle esquissa un sourire. J’ai su à cet instant que les jours du colonel Garcia et de ses pareils étaient comptés, pour n’avoir pu venir à bout de l’esprit de ces femmes-là.
Le lendemain matin, elle m’accompagna chez un voisin de ses amis qui possédait une charrette attelée à un cheval. Elle lui demanda de me ramener chez moi et c’est ainsi que je suis rentrée. En chemin, je pus découvrir la ville avec ses terribles contrastes, les taudis entourés de cache-misère pour donner l’illusion qu’ils n’existent pas, le conglomérat grisâtre du centre, et les hauts quartiers avec leurs jardins à l’anglaise, leurs parcs, leurs gratte-ciel de verre, leurs héritiers blondinets se baladant à bicyclette. Les chiens eux-mêmes me semblaient plus heureux. Tout n’était qu’ordre, calme et propreté, avec cette paix à toute épreuve des consciences sans mémoire. Un quartier comme un autre pays dans le pays.
Grand-père m’écouta mélancoliquement. Tout un monde qu’il avait cru bel et bon achevait de s’écrouler.
— Comme nous allons demeurer ici en attendant Miguel, il va falloir mettre un peu d’ordre dans cette maison, fit-il en guise de conclusion.
Nous nous y employâmes. Au début, nous passions toute la journée à la bibliothèque, angoissés à l’idée qu’on pourrait revenir me ramener chez Garcia, mais nous décrétâmes bientôt qu’il n’y avait rien de pire que d’avoir peur de la peur, comme disait mon oncle Nicolas, qu’il fallait donc occuper la maison tout entière et recommencer à y mener une vie normale. Mon grand-père embaucha une entreprise spécialisée qui la retapa de la cave au grenier, passant ponceuses et polisseuses, nettoyant les carreaux, repeignant et désinfectant, jusqu’à la rendre de nouveau habitable. Une demi-douzaine de jardiniers et un bulldozer eurent raison des broussailles, on fit venir du gazon roulé comme un tapis, une invention-miracle des amerloks, et en l’espace de moins d’une semaine nous eûmes même des bouleaux déjà adultes, l’eau s’était remise à jaillir des fontaines gazouillantes et se dressaient à nouveau, altières, les statues de l’Olympe enfin lavées de tant d’oubli et des crottes de pigeons. Nous allâmes ensemble acheter des oiseaux pour les cages demeurées vides depuis que ma grand-mère, sentant sa mort prochaine, en avait ouvert les portes. Je disposai des fleurs fraîchement coupées dans les vases, des compotiers remplis de fruits sur les tables, comme à la belle époque des esprits, et l’air s’imprégna de leurs arômes. Puis, bras dessus, bras dessous, mon grand-père et moi fîmes le tour de la maison, nous arrêtant un peu partout pour nous remémorer le passé et saluer d’imperceptibles fantômes d’autrefois qui, malgré tant de vicissitudes, étaient restés fidèles à leur poste.
C’est mon grand-père qui a eu l’idée d’écrire à deux cette histoire.
- Ainsi, ma petite-fille, si tu dois un jour t’en aller d’ici, me dit-il, tu pourras emporter tes racines avec toi.
De recoins secrets et oubliés, nous exhumâmes les vieux papiers de la famille et j’ai là, sur la table de grand-mère, tout les portraits : la belle Rosa près d’une escarpolette et, ma mère avec Pedro Garcia à quatre ans, donnant du maïs aux poules dans la cour des Trois Maria, grand-père quand il était jeune et qu’il mesurait un mètre quatre-vingts, preuve irréfutable que s’est bien accomplie la malédiction de Férula et que son corps a rapetissé dans l’exacte mesure où se ratatinait son âme, mes oncles Jaime et Nicolas, l’un taciturne et ténébreux, gigantesque et vulnérable, l’autre grêle et gracieux, inconstant et souriant, sans oublier la nounou et les arrière-grands-parents del Valle avant qu’ils ne se tuent dans un accident, tous enfin, hormis le noble Jean de Satigny dont il ne subsiste aucun témoignage scientifique et de l’existence duquel je me suis prise à douter.
Je me suis mise à écrire avec l’aide de grand-père dont la mémoire est demeurée intacte jusqu’à la dernière extrémité de ses quatre-vingt-dix ans. Il a rédigé plusieurs pages de sa propre main et quand il a estimé qu’il avait tout dit, il s’est couché dans le lit de Clara. Je me suis assise à son chevet, partageant son attente, et la mort n’a pas tardé à venir le chercher. Elle l’a surpris dans son sommeil, paisiblement. Peut-être rêvait-il que c’était sa femme qui lui caressait la main et lui déposait un baiser sur le front, toujours est-il que dans les derniers jours, celle-ci ne le quitta pas un instant, elle le suivait partout dans la maison, regardait par-dessus son épaule quand il lisait dans la bibliothèque, s’allongeait la nuit à ses côtés, sa belle tête auréolée de boucles appuyée contre son épaule. Au début, ce n’était qu’un halo mystérieux, mais au fur et à mesure que grand-père se départait pour toujours de cette rage qui l’avait poursuivi toute sa vie, elle apparut telle qu’elle avait été en ses plus beaux jours, riant de toutes ses dents, ameutant les esprits de son vol fugace. Elle nous aida aussi dans nos pages d’écriture et grâce à sa présence, Esteban Trueba put mourir heureux en murmurant son nom : Clara si claire, ma clairvoyante Clara.
Au fond de ma niche, j’ai pu écrire en pensée qu’un jour viendrait où le colonel Garcia se tiendrait devant moi, à ma merci, et où il me serait alors donné de venger tous ceux qui doivent être vengés. Désormais, pourtant, je ne suis plus si sûre de ma haine. En quelques semaines, depuis que je suis dans cette maison, elle s’est comme diluée, ses contours tranchants ont disparu. Je soupçonne que le hasard n’a été pour rien dans ce qui est arrivé, que cela ressortit à un destin tracé bien avant ma naissance, et qu’Esteban Garcia est un élément de ce dessin. Ce n’est qu’une grossière esquisse, toute biscornue, mais pas un coup de pinceau qui y soit de trop. Le jour où grand-père culbuta sa grand-mère Pancha Garcia dans les fourrés au bord de la rivière, il ne fit qu’ajouter un maillon supplémentaire à la chaîne des événements qui devaient s’accomplir. Plus tard, le petit-fils de la femme violée répète le geste sur la petite-fille du violeur et dans quarante ans, peut-être mon propre petit-fils renversera-t-il sa petite-fille dans les hautes herbes du bord de la rivière, et ainsi de suite dans les siècles des siècles, en une interminable histoire de sang, de souffrances et d’amour. Au fond de ma niche, l’idée m’avait effleurée que j’étais en train d’agencer un de ces puzzles où chaque pièce a un emplacement bien précis. Tant que je ne les aurais placées toutes, rien ne me semblerait compréhensible, mais dès lors que je serais parvenue à le terminer, j’étais certaine de pouvoir trouver un sens à chacune et de la cohérence à toutes. Chaque pièce a sa raison d’être telle qu’elle est, y compris le colonel Garcia. Depuis quelques instants, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu tout cela, d’avoir écrit cela mot pour mot, mais je comprends à présent que ce n’est pas moi, que c’est une autre femme qui prit jadis des notes dans ses cahiers pour me permettre d’y puiser. J’écris, elle écrivit que la mémoire est fragile et que le cours d’une vie est on ne peut plus bref et que tout se passe si vite que nous ne parvenons pas à saisir les relations entre les événements, nous sommes impuissants à mesurer les conséquences de chaque acte, nous ajoutons foi à la fiction du temps, au présent, au passé comme à l’avenir, alors que peut-être tout arrive aussi bien simultanément, comme le disaient les trois sœurs Mora, capables d’entrevoir dans l’espace les esprits de toutes les époques. Voilà pourquoi ma grand-mère Clara remplissait ses cahiers pour voir les choses sous leur vraie dimension et déjouer les pièges de la mémoire. Et moi qui en suis à chercher après ma haine et ne puis la trouver. Je la sens s’éteindre au fur et à mesure que je m’explique l’existence du colonel Garcia et de ses semblables, que je comprends mieux mon grand-père, que je ne cesse d’apprendre du nouveau à la lecture des cahiers de Clara, des lettres de ma mère, des registres des Trois Maria et de tant d’autres documents qui reposent désormais sur cette table à portée de main. J’aurai beaucoup de mal à venger ceux qui doivent être vengés, car ma vengeance ne serait rien d’autre qu’une nouvelle séquence du même inexorable rituel. Je veux croire que mon métier n’est autre que la vie, que mon rôle n’est pas de perpétuer la haine, seulement de noircir ces pages dans l’attente du retour de Miguel, le temps d’enterrer mon grand-père qui repose en ce moment à côté de moi dans cette chambre, le temps d’espérer l’avènement de jours meilleurs, tout en portant l’enfant qui pousse dans mon ventre, fille de viols répétés ou bien fille de Miguel, mais avant tout ma fille à moi.
Cinquante ans durant, grand-mère remplit de son écriture ses cahiers de notes sur la vie. Escamotés par quelques esprits complices, ils échappèrent miraculeusement à l’infâme bûcher où périrent tant d’autres papiers familiaux. Ils sont là à mes pieds, attachés avec des faveurs de couleur, classés au gré des événements et non par ordre chronologique, tels qu’elle les laissa avant de s’éclipser. Clara les rédigea pour me permettre aujourd’hui de sauver les choses du passé et de survivre à ma propre terreur. Le premier est un cahier d’écolier d’une vingtaine de feuillets remplis d’une délicate écriture enfantine. Il débute ainsi : « Barrabás arriva dans la famille par voie maritime...»
Fin de l’ouvrage