— Un fils! s'exclama Oiseau Gris à Coquille Bleue au moment où elle entrait dans l'abri aménagé pour ses couches.
Se rappelant ses propres douleurs au cours de la naissance de Samig, Chagak fut écœurée par cet homme. Ne pensait-il pas à la souffrance de son épouse ou à la frayeur que ressentait toute femme quand elle mettait un enfant au monde? Elle faillit ouvrir la bouche pour protester mais rencontra le regard de Shuganan, elle y lut un avertissement et se tut.
— Viens avec moi, Oiseau Gris, dit Kayugh. Nous allons chercher du bois sec afin de construire un ikyak pour ton nouveau fils.
Oiseau Gris regarda l'abri hâtivement dressé pour l'accouchement et hésita. Nez Crochu haussa les épaules :
— C'est son premier-né. Ce sera long.
Oiseau Gris partit avec Kayugh, suivi plus lentement par Shuganan, et Chagak remarqua que Kayugh ralentissait pour attendre le vieil homme.
La jeune femme continua son travail. Avec Nez Crochu, elle préparait des peaux de lion de mer pour doubler un ikyak. Les peaux avaient été lavées, grattées, séchées. Puis elles avaient été étirées pour les assouplir. Maintenant les deux femmes allaient les couper en se servant d'une vieille doublure comme modèle.
Baie Rouge jouait près de là. Enveloppés contre le froid, Samig et Amgigh dormaient dans leurs berceaux sur le côté de l'ulaq. Kayugh avait dit à Chagak qu'au cours de l'hiver il commencerait à faire pratiquer de l'exercice aux deux petits garçons, en étirant leurs bras et leurs jambes afin qu'ils deviennent tous les deux des chasseurs agiles.
Si jeunes, pensa Chagak, et l'on songe déjà à en faire des hommes. Et, bien qu'elle fût fière d'avoir donné naissance à un fils, elle éprouva un grand désir d'avoir une fille.
Nez Crochu s'interrompit dans son travail et s'accroupit devant les bébés. Chacun d'eux avait son berceau maintenant. Shuganan en avait construit un comme présent au fils de Kayugh. L'armature rectangulaire en bois sec soutenait des bandes de peaux de phoque qui se balançaient au rythme des mouvements des bébés.
— Deux beaux garçons ! s'extasia Nez Crochu.
La première chose que Chagak avait remarquée en rencontrant Nez Crochu était sa laideur, ce gros nez, ces petits yeux rapprochés, mais à présent elle ne vit que la bonté se reflétant sur ce visage souriant, le rire qui attirait les enfants.
— Et maintenant ton fils Premier Flocon est presque un homme.
— Oui, dit Nez Crochu, Longues Dents l'entraîne déjà dans son ikyak. Bientôt il sera un chasseur.
Nez Crochu sourit, mais Chagak sentit son chagrin. Quelle femme pouvait trouver facile de voir son fils devenir un homme ?
Nez Crochu prit une peau dans la pile et posa le modèle dessus.
— J'ai eu quatre autres enfants, dit-elle en sortant son couteau. Nos trois premiers étaient des filles et nous n'avions pas de maris possibles pour elles, aussi...
Elle haussa les épaules et ajouta à voix plus basse :
— J'ai versé beaucoup de larmes bien que Longues Dents ne les ait pas vues. Puis Longues Dents a pris Petit Canard comme seconde épouse, espérant un fils. Mais c'est moi qui lui ai donné ce fils alors qu'elle ne lui a donné aucun enfant depuis ces huit années qu'elle est sa femme.
Pauvre Petit Canard, pensa Chagak. Il n'était pas étonnant qu'elle fût si tranquille, silencieuse et timide. Pourtant elle avait de la chance que Nez Crochu fût la première femme de Longues Dents, car elle la traitait comme une jeune sœur.
— C'était un bel enfant, reprit Nez Crochu, après sa naissance, Longues Dents a donné une grande fête au village et pendant le dîner nous avons entendu une sorte de grondement. Personne n'y a prêté attention ou bien on a pensé que c'était un esprit en colère dans la montagne. Mais cette nuit-là, les vagues sont arrivées, inondant tout le village, saccageant tout sur leur pas-sage. L'eau arracha les murs de nos ulas et les entraînèrent dans la mer. Mon fils était dans son berceau et les vagues l'emportèrent loin de moi.
La voix de Nez Crochu se brisa et Chagak ne trouva pas de mots pour la consoler. Elle tira une autre peau de la pile, offrant à Nez Crochu une excuse pour cesser de parler si elle le souhaitait, mais, après un moment de silence, celle-ci reprit :
— J'en rêve encore. Je veux attraper ce berceau, et mon fils s'éloigne pour toujours.
— Je regrette, murmura Chagak.
— Ce fut un moment terrible. Cependant les parents de Premier Flocon ont été tués et j'ai adopté cet enfant comme fils. Nous avons reconstruit notre ulaq. Au cours des années suivantes il y eut encore d'autres vagues, mais plus aussi fortes. Elles ne prirent aucune vie. Puis l'année dernière, quand la neige se changea en pluie et que nous savions que les phoques à fourrure n'allaient pas tarder à venir, le grognement recommença. Kayugh conduisit beaucoup d'entre nous dans la montagne où nous étions à l'abri. Tout le monde n'a pas voulu venir et quand nous sommes revenus dans notre village, beaucoup étaient morts. Alors nous avons suivi Kayugh et nous sommes venus ici.
Un cri dans l'abri interrompit Nez Crochu et Petit Canard appela :
— Nez Crochu, Nez Crochu, le bébé va arriver !
Nez Crochu posa les peaux de lion de mer et
entra sous l'abri. Chagak se sentit soudain très seule et aurait aimé être appelée, elle aussi.
Quelqu'un doit rester avec les enfants, se dit-elle, et elle sourit de sa propre folie. Il y avait encore des moments où elle souhaitait que les autres ne soient jamais venus sur cette plage, alors pourquoi désirait-elle faire partie de la communauté ?
Mais Coquille Bleue poussa un cri déchirant et Nez Crochu appela :
— Chagak, viens vite, nous avons besoin de toi!
Chagak courut sous la tente dressée de façon précaire. A l'intérieur, Coquille Bleue était étendue sur le dos, les genoux relevés, Petit Canard lui tenait les mains et Nez Crochu était agenouillée devant elle.
Pourquoi Coquille Bleue était-elle allongée ? se demanda Chagak, elle aurait dû s'accroupir afin que le bébé sorte plus vite. Coquille Bleue fit un nouvel effort et un petit derrière rond pointa entre ses jambes et disparut.
— Où est la tête ? demanda Chagak.
— Le bébé est retourné, expliqua Nez Crochu, il se présente à l'envers. Viens, prends les mains de Coquille Bleue.
Se plaçant en face de Nez Crochu et de Petit Canard, Chagak s'agenouilla à la tête de la jeune mère. Elle serra ses mains dans les siennes tandis que Nez Crochu glissait ses doigts dans le canal vaginal.
— Essaie de ne pas pousser, dit-elle. Attends... Attends... Attends encore un peu... Vas-y!
Coquille Bleue s'agrippa aux mains de Chagak et poussa, puis elle cria et le bébé se trouva entre les mains de Nez Crochu. C'était une fille.
L'enfant émit un petit vagissement et Coquille Bleue essaya de se redresser. Nez Crochu la poussa en arrière en disant :
— Attends !
Et elle pesa sur le ventre de la jeune femme jusqu'à ce que le placenta soit sorti. Alors seulement elle tendit le bébé à sa mère et Chagak frissonna dans le silence qui s'était établi sous la tente.
Coquille Bleue serra son bébé contre elle et ferma les yeux. Des larmes coulèrent sous ses paupières closes et elle chuchota :
— Oiseau Gris va vouloir que je la supprime.
Chagak était assise à l'entrée de l'ulaq de Shuganan, occupée à gratter une peau de phoque. Samig et Amgigh tétaient sous son suk et Baie Rouge jouait avec des pierres de couleur sur l'herbe en haut des dunes.
Chagak pensait à Coquille Bleue et à son bébé et serra son fils et Amgigh dans ses bras. Kayugh n'avait pas obligé sa femme à tuer Baie Rouge, mais peut-être que celle-ci avait été promise en mariage avant même sa naissance.
Un ressentiment lui serra la gorge au point de lui donner des difficultés pour respirer. Si Oiseau Gris avait souffert autant que Coquille Bleue pour mettre le bébé au monde, aurait-il été aussi désireux de tuer l'enfant? Un homme savait-il jamais ce qu'une femme endurait pour la naissance d'un bébé ? Puis elle pensa à Shuganan. Il était avec elle quand Samig était né et il avait veillé sur elle. Une autre pensée lui vint : est-ce que je connais les efforts que doit fournir un homme pour apporter de l'huile de phoque ? Est-ce que je comprends les dangers de conduire un ikyak dans une mer démontée ? Elle hocha la tête, ferma les yeux et berça les enfants.
Elle s'efforça de dominer sa rancœur, de rassembler ses pensées qui flottaient sur son chagrin comme le varech sur la mer. Elle ne parvenait pas à oublier les larmes de Coquille Bleue.
« J'ai eu ma part de malheur », murmura-t-elle avec amertume en s'adressant à Aka avec défi, mais soudain d'autres voix s'élevèrent avec des accents de colère et elle vit Kayugh et Oiseau Gris sortir du nouvel ulaq.
Kayugh arpenta la plage à longues enjambées, se pencha, saisit sa fille dans ses bras et la tint contre sa poitrine. Baie Rouge s'accrocha à lui, son petit visage se détacha tout pâle contre son parka et elle leva les yeux en entendant son père s'adresser à Oiseau Gris :
— Nous essayons de reconstituer un nouveau village. Nous avons trouvé un bon endroit. Nous avons trouvé ici de la sagesse et la vie pour mon fils. Et tu voudrais construire cet endroit sans femme ?
Chagak ne pouvait quitter le visage de Kayugh des yeux et se préparait à saisir Baie Rouge si Oiseau Gris l'attaquait.
— Qui portera tes petits-enfants ? Ça, dit-il en désignant un rocher, ou ça, ajouta-t-il en montrant un buisson de bruyère.
Kayugh saisit Baie Rouge par la taille et la tendit à Oiseau Gris.
« Ne pleure pas, supplia silencieusement Chagak en regardant l'enfant, je t'en prie, ne pleure pas. »
Mais Baie Rouge se tint très droite, les yeux brillants entre Oiseau Gris et son père.
— Elle m'apporte de la joie, déclara Kayugh, puis il ajouta à voix si basse que Chagak eut des difficultés à l'entendre : et je tuerai tout homme qui essaierait de lui faire du mal.
Avec douceur, il posa l'enfant par terre. Baie Rouge regarda son père pendant un moment, puis Chagak lui tendit les bras et elle courut s'y réfugier. Oiseau Gris parla enfin :
— Si la fille de Coquille Bleue vit, je devrai attendre trois ou peut-être quatre ans avant qu'elle ne me donne un fils. Je serai peut-être mort d'ici là.
Chagak regarda Kayugh. Les paroles d'Oiseau Gris allaient-elles ébranler sa détermination? Kayugh ne répondit pas et Oiseau Gris poursuivit avec de la colère dans la voix :
— Tout homme a le droit de diriger sa famille comme il l'entend.
Kayugh serra les mâchoires et Chagak recula en serrant Baie Rouge contre elle.
— Chagak?
Elle sursauta et se redressa lentement, son regard fouillant le visage de Kayugh.
— Amène-nous mon fils.
Elle ne voulait pas obéir. Amgigh était trop petit pour être pris en otage entre les deux hommes. Elle hésita et Kayugh répéta son appel avec force. Chagak sortit l'enfant de son suk et l'enveloppa rapidement dans une peau de phoque qu'elle était en train de gratter. Puis elle tendit le bébé à son père. Celui-ci présenta l'enfant à Oiseau Gris en écartant la couverture afin que ce dernier puisse voir ses jambes et ses bras.
— Je réclame la fille de Coquille Bleue comme épouse pour mon fils, déclara Kayugh, puis il se retourna, présenta le bébé à Tugix et répéta : je réclame la fille de Coquille Bleue comme épouse pour mon fils.
Oiseau Gris serra les dents et s'éloigna pour entrer sous la tente. Chagak crut que Kayugh allait courir après lui, mais il resta où il était en tenant le bébé qui pleurait maintenant sous le vent froid. Oiseau Gris revint presque aussitôt. Il tenait le bébé de Coquille Bleue, enveloppé dans une couverture d'herbe. Il découvrit la petite fille et sous le froid elle se mit à pleurer.
— Enveloppe-la, dit Kayugh. Elle sera la femme d'Amgigh.
Oiseau Gris recouvrit le bébé et la rabattit trop rapidement contre son épaule. La petite tête se balança contre sa poitrine.
— Si tu la tues, tu auras tué également mes petits-fils, déclara Kayugh en fixant Oiseau Gris jusqu'à ce que l'homme soit retourné sous la tente.
Alors il rendit son fils à Chagak, caressa la tête de Baie Rouge et s'éloigna sur la plage.
37
Shuganan ignorait comment il le savait. Peut-être était-ce la sagesse de son grand âge. Peut-être les voix de ses sculptures parlaient-elles à son âme, comme elles le faisaient souvent dans son sommeil. Peut-être cela venait-il de Tugix ou de quelque autre grand esprit, mais, que ce fût la sagesse ou les esprits, Shuganan savait.
Il avait commencé à graver le phoque bien des jours plus tôt. Il avait utilisé une défense de morse, vieille et jaunie, au grain fin, devenue fragile avec le temps. Il l'avait fait tremper longtemps dans l'huile pour l'adoucir afin que son couteau puisse creuser et retirer tout ce qui était inutile, et révéler l'esprit qui était à l'intérieur.
Il aiguisa la pointe de la défense jusqu'à ce qu'elle soit aussi fine que le bout d'un harpon. C'était le nez du phoque. Puis le corps s'incurva et s'élargit pour former les ailerons. Shuganan adoucit l'extrémité de la défense avec un rebord qui s'ajustait parfaitement au creux de sa main.
Quand il eut terminé le phoque, il demanda à Chagak une peau tannée et de la bruyère. Elle fut surprise de le voir sortir Samig des peaux qui l'enveloppaient et, en utilisant un fil, mesurer les bras et les jambes de l'enfant et la longueur de sa tête à ses petits orteils ronds. Mais elle ne posa pas de questions.
Shuganan utilisa un couteau de femme pour découper le dessin d'un corps de bébé dans une peau de phoque. Il utilisa la première forme comme modèle pour une seconde et se mit à coudre les deux ensemble, puis il les retourna et remplit l'espace vide avec de la bruyère.
Sur un morceau de bois sec, bïanchi par le soleil et l'eau de mer, il grava un masque, avec le nez, la bouche et des yeux fermés. Puis, après avoir creusé des trous de chaque côté du masque, il l'attacha au corps du bébé en peau de phoque.
Et un soir, alors que Chagak était occupée à préparer le repas, Shuganan lui demanda à tenir Samig. Il n'avait senti aucune menace à sa virilité dans ce geste, Kayugh était assis près de la lampe à huile, avec son fils dans ses bras. Et pendant que personne ne regardait, Shuganan avait coupé une mèche des cheveux de Samig. Peut-être y avait-il réellement un certain pouvoir dans la chevelure, une force qui obligerait un homme à voir ce qu'il pensait voir au lieu de ce qui s'y trouvait réellement.
Cette nuit-là, Shuganan colla cette mèche de cheveux sur la tête du bébé en peau de phoque.
Et puis, dans le petit matin, avant que les femmes soient levées pour vider les paniers de la nuit, Shuganan enveloppa son bébé dans une des peaux de phoque qu'Homme-Qui-Tue avait données pour le prix de Chagak.
Il attendit sur la plage, tenant le bébé dans son parka, le morceau de défense dans sa manche. Il attendit de voir les femmes sortir de l'ulaq de Longues Dents, puis il retourna à son ulaq en prétendant qu'il n'était sorti que pour voir s'il y avait des signes de phoque.
Il retourna sur la plage le lendemain et le matin suivant. Le quatrième jour, poussé par un esprit, il se réveilla dans la nuit et se rendit encore sur la plage avec son bébé en peau et le phoque en ivoire.
Il attendit durant la plus grande partie de la nuit, surveillant la mer, écoutant le murmure des vagues, guettant un bruit qui ne serait pas celui d'un animal mais celui d'un homme.
Quand le ciel commença à s'éclaircir, il fut certain d'entendre un bruissement, quelque chose qui gardait son propre rythme et ne venait pas de la mer.
Shuganan fit glisser le phoque en ivoire dans sa main et sentit l'extrémité de la défense, aussi pointue qu'un couteau, il caressa le manche qu'il avait taillé pour s'adapter au creux de sa main afin d'augmenter la force du coup. Puis il glissa la main à l'intérieur de sa manche et enveloppa le bébé en peau de son bras, comme s'il était une mère portant un fils à son père.
Il vit l'ikyak et le chasseur assis à l'intérieur et sourit. Oui. C'était bien Voit-Loin.
Il regarda l'homme guider son ikyak à travers les rochers en direction de la plage et le vit sauter de l'embarcation pour la tirer sur le rivage.
Voit-Loin sourit à Shuganan mais ne le salua pas. Shuganan n'eut donc pas à lui répondre et se contenta de dire :
— Homme-Qui-Tue m'a dit que tu allais venir. Je t'attends depuis quatre jours.
— Je suis venu apprendre à Homme-Qui-Tue à se battre de nouveau, dit Voit-Loin en riant. Il a vécu trop facilement tout l'hiver. Il doit maintenant se préparer à combattre les Chasseurs de Baleines. Nous allons partir bientôt.
Voit-Loin examina la plage :
— Mais où est-il ?
Shuganan s'était assuré qu'aucun ikyak ne fût en vue et savait que Voit-Loin n'avait devant lui que les galets et les rochers de la plage.
— Il est dans l'ulaq. Sa femme est avec lui. Elle a été une bonne épouse et lui a donné un fils.
— Un fils ! s'exclama Voit-Loin. Eh bien, maintenant qu'elle lui a donné ce qu'il voulait, il n'aura peut-être pas autant de répugnance à partager sa femme avec moi.
— Je t'ai apporté le bébé afin que tu le voies, dit Shuganan en gardant les yeux fixés sur le visage de Voit-Loin, espérant détecter le moment où le premier doute naîtrait dans son esprit, espérant agir avant que Voit-Loin comprenne la vérité.
— Ainsi il te confie une tâche de femme, dit Voit-Loin en éclatant de rire.
— Je ne peux plus chasser, reconnut Shuganan en pliant davantage son dos et en montrant son bras gauche déformé.
— Tu vas me montrer son fils ? demanda Voit-Loin, en désignant la grosseur sous le parka de Shuganan.
— Il y a trop de vent ici. Mieux vaut nous tenir près de la falaise, nous y serons à l'abri.
Mais dès qu'il eut parlé, Shuganan vit le doute dans les yeux de Voit-Loin, nota le rapide coup d'œil en direction du haut de la falaise, aussi ajouta-t-il :
— Mais le fils d'Homme-Qui-Tue est fort, un peu de vent ne lui fera pas grand mal.
Le doute disparut. Shuganan introduisit sa main à l'intérieur de son parka, en tira le bébé en peau de phoque et le tint contre sa poitrine.
Voit-Loin sourit et se pencha pour voir l'enfant. Shuganan fit glisser la défense de morse gravée le long de son bras jusqu'à ce qu'il sentît la pointe dans la paume de sa main. Il sortit alors le bébé pour le montrer à Voit-Loin et feignit de trébucher. Il lut la surprise dans les yeux de Voit-Loin et vit le rapide mouvement de l'homme pour saisir le bébé. Dès que celui-ci posa la main sur la peau de phoque gonflée, Shuganan fit glisser la défense de morse dans sa propre main.
Au cours de sa vie, Shuganan avait tué beaucoup de phoques et de lions de mer. Il connaissait la place exacte du cœur, l'endroit précis abrité par les côtes, aussi savait-il la meilleure façon de tuer un homme. Le coup devait être porté sur le côté non protégé, au-dessus de l'estomac. Il frappa avec l'extrémité pointue de son arme et l'enfonça aussi profondément qu'il le put dans le cœur de Voit-Loin. Le coup porta au moment où l'homme disait :
— Mais ce n'est pas un bébé...
Et, bien que les mots aient commencé d'une voix claire et forte, ils s'achevèrent dans un balbutiement.
Voit-Loin tomba sur les genoux, le bébé en peau de phoque encore dans les bras. Shuganan posa sa main sur la poitrine de l'homme. Le cœur s'était arrêté mais il vit encore la conscience au fond des yeux. Shuganan sortit le couteau de chasse que l'homme portait dans un étui à son bras gauche et, saisissant Voit-Loin par les cheveux, il lui trancha la gorge.
Un sifflement sortit de la trachée artère de l'homme et des glaires se répandirent autour de son cou, mais Shuganan continua à couper les tendons et les muscles, puis il renversa la tête en arrière, la maintenant en place jusqu'à ce que les petits os de la nuque aient été sectionnés. La tête fut brusquement détachée et l'esprit ne brilla plus dans les yeux.
Shuganan abandonna le corps sur la plage. Il souhaitait que les vagues surgissent brusquement et entraînent le cadavre avant que les femmes ne le voient, mais le courant était trop faible. Alors, Shuganan arracha le bébé en peau de phoque des bras de Voit-Loin. Il le plaça dans l'ikyak abandonné et retourna à l'ulaq. Il allait réveiller Kayugh et lui demander de l'aider à mettre le corps de Voit-Loin dans l'ikyak. Ensemble, ils pourraient découper le corps et séparer les membres afin de rendre l'esprit impuissant. Ensuite, Kayugh pourrait pousser l'ikyak au-delà des falaises où les courants l'entraîneraient vers la pleine mer.
Les esprits verraient le bébé en peau de phoque, la touffe de cheveux de Samig sur sa tête, et ils sauraient que les cheveux de Samig avaient fait croire à Voit-Loin, durant un bref instant, qu'il s'agissait d'un véritable bébé, permettant à Shuganan de le frapper. Les esprits comprendraient le pouvoir d'un homme qui n'était pas encore un homme et honoreraient Samig, l'enfant qui devait venger le massacre du peuple de sa mère.
Shuganan se retourna pour regarder le corps étendu sur la plage. Voit-Loin aurait dû chasser les phoques et les lions de mer. Il aurait dû vivre dans son ulaq et se réveiller au bruit de sa femme préparant le repas du matin. Il aurait dû réparer ses armes à la lumière des lampes à huile, pendant que son épouse travaillait, il aurait dû regarder les ombres sur son visage et surveiller son ventre qui s'arrondissait au fil des mois avec le fils qu'il avait conçu. Voilà ce que Voit-Loin aurait dû faire.
Au lieu de cela, il avait choisi de tuer des hommes. Comment cette façon de vivre pouvait-elle se comparer avec la joie de vivre avec sa famille? Et c'est pourquoi, pensa encore Shuganan, moi qui suis vieux, suis encore en vie, alors que lui qui est jeune est déjà mort.
Kayugh entendit Shuganan marcher dans la pièce principale et il se demanda pourquoi il était déjà réveillé. Il était trop tôt pour que Chagak fût déjà levée. Puis il entendit Shuganan l'appeler. Il entendit aussi un cri de bébé, mais Chagak calma l'enfant et le silence retomba.
Kayugh se glissa hors de sa couche et vit avec surprise que les mains de Shuganan étaient couvertes de sang. Il ouvrit la bouche pour parler, mais le vieil homme secoua la tête et l'invita à le suivre en dehors de l'ulaq.
— Un phoque? demanda Kayugh dès qu'ils furent sur le toit.
Il regarda vers la plage, mais dans la lumière incertaine du jour naissant, avec le ciel couvert de nuages, il ne pouvait distinguer s'il y avait un animal sur la plage.
— Non, dit Shuganan. Appelle Longues Dents et Oiseau Gris, nous devons parler.
En voyant l'intensité du regard qui se posait sur lui, Kayugh obéit sans poser de question. Il se rendit à l'ulaq voisin et appela les hommes. Eux aussi sortirent en enfilant leurs parkas. Longues Dents grommelait mais faisait aussi des plaisanteries. Lorsque Kayugh désigna Shuganan, Longues Dents s'arrêta de parler, rendu soudain silencieux à la vue des mains ensanglantées du vieil homme.
— Un phoque? demanda Oiseau Gris.
Sans répondre, Shuganan les conduisit vers le rivage. Dès que Kayugh distingua le monticule à côté de l'ikyak, il ne pensa pas tout de suite que ce pût être un homme, puis il vit le parka et les bottes en peau de phoque et la tête tranchée, quelques pas plus loin.
— Est-ce toi qui as fait cela? demanda-t-il à Shuganan.
— C'est un Petit Homme, répondit celui-ci, un des barbares qui ont tué le mari de Chagak.
Bien que Shuganan s'exprimât avec de la haine et de la colère dans la voix, il y avait quelque chose dans ses paroles qui toucha l'esprit de Kayugh, quelque chose qui lui murmurait : « Ce vieil homme dit vrai et faux à la fois. Il a une raison pour tuer cet homme, mais peut-être pas celle qu'il donne. »
Shuganan s'accroupit sur ses talons près du corps et se mit à parler, mais le bruit des vagues sur les rochers couvrait ses paroles et Kayugh dut s'accroupir à son tour, aussitôt imité par Longues Dents et Oiseau Gris.
— Je vous ai dit que Chagak et moi allions conduire Samig chez les Chasseurs de Baleines. Nous connaissions le projet des Petits Hommes d'attaquer leur village. Ma femme faisait partie des Chasseurs de Baleines. Je ne peux laisser son peuple mourir.
« Il y a longtemps que nous avons pris cette décision, avant même la naissance du bébé de Chagak. Maintenant que Coquille Bleue peut s'occuper du fils de Kayugh, nous pouvons partir. Nous le ferons dès aujourd'hui. Cet homme que j'ai tué était un éclaireur. Les marques jaunes sur son ikyak parlent à ceux qui savent. Les autres, les guerriers, viendront bientôt. Pas sur cette plage. Ce n'est qu'une étape, un endroit où l'un des leurs est resté pour l'hiver.
« Nous ne vous demandons pas de nous accompagner. Vous n'avez aucune raison de tuer les Petits Hommes. Cette plage vous appartient désormais. Nous reviendrons peut-être. Ou peut-être pas. Si je suis tué et que Chagak ne l'est pas, un des Chasseurs de Baleines la prendra certainement pour femme et elle ne reviendra pas. Et si nous sommes tués tous les deux, nous irons rejoindre notre peuple dans les Lumières Dansantes. »
Kayugh surveillait le vieil homme tandis qu'il parlait. Si Chagak avait eu un mari, où était son ikyak ? Où étaient ses armes ? Shuganan ne possédait que ses propres armes et celles du Petit Homme tué l'été précédent. Mais pourquoi Shuganan mentirait-il?
Il attendit, espérant qu'Oiseau Gris dans son ignorance ou Longues Dents dans sa sagesse poserait une question. Mais ils ne dirent rien. Alors Kayugh réfléchit à la décision qu'il devait prendre. Devait-il partir avec Shuganan ou rester sur cette plage ?
A la mention du mari de Chagak, il avait senti son estomac se serrer. S'il partait, il pourrait peut-être empêcher Chagak d'épouser un Chasseur de Baleines. Mais s'il disait à Shuganan qu'il allait l'accompagner, Longues Dents viendrait aussi et alors qui s'occuperait des femmes ?
D'un autre côté, accompagner Shuganan chez les Chasseurs de Baleines, c'était s'engager à tuer des hommes. Comment un homme pouvait-il chasser d'autres hommes ?
« Je serais comme un enfant lors de sa première chasse, pensa-t-il. Je saurais peu de choses et gênerais les autres par mon ignorance. »
« Et que ressent un esprit en tuant un homme ? Deviendrais-je aussi mauvais que les Petits Hommes ? »
« Mais les hommes qui tuent d'autres hommes doivent être tués. Comment le mal pourrait-il être arrêté autrement? Les hommes qui tuent des hommes écouteraient-ils la voix de la raison ? Des mots pourraient-ils les arrêter? Devait-on leur proposer des échanges? Mais pourquoi accepteraient-ils des échanges alors qu'en tuant ils pouvaient tout avoir pour rien ? »
Kayugh regarda Shuganan. Le vieil homme était assis, tête baissée, ses mains maculées de sang entre ses genoux. Ses os, sous sa peau ridée, étaient fragiles et il vit que la mort était chose facile pour Shuganan, son esprit était déjà près de ceux qui l'appelaient dans les Lumières Dansantes. Ses jeunes années étaient loin et il était presque arrivé à la fin de ses vieilles années, celles où lame relâche ce qu'elle a attrapé, quand les fils qui retiennent en vie se sont brisés, un par un. Et maintenant il n'y avait plus que Chagak qui le retenait. Chagak, sans mari.
Et Kayugh la vit avec un mari Chasseur de Baleines, un homme qui la prendrait seulement pour le travail qu'elle ferait et les fils qu'elle lui donnerait. Et si un Petit Homme la prenait pour femme ? Comment pourrait-elle servir quelqu'un qui apprendrait à Samig à tuer des hommes ?
Il vit le couteau de Shuganan toujours planté dans le corps du Petit Homme et ne fut pas surpris en constatant que le manche portait l'image du phoque que Shuganan avait passé de nombreuses soirées à graver. Kayugh planta son propre couteau dans le corps, retira celui de Shuganan et le lui tendit.
— Je viendrai avec toi, dit-il.
Et aussitôt Longues Dents plongea, lui aussi, son couteau dans le corps de l'homme et retira celui de Kayugh en disant :
— Je viendrai aussi.
Alors Oiseau Gris haussa les épaules.
— Nous ne pouvons laisser les femmes, gro-gna-t-il.
— Mes femmes viendront avec moi, coupa Longues Dents.
A nouveau Oiseau Gris haussa les épaules, mais il plongea également son couteau dans le corps, retira celui de Longues Dents et le lui tendit en disant :
— Je viens, moi aussi, avec ma femme.
38
Quelle différence cela fera-t-il? pensa Chagak en enfonçant sa pagaie dans l'eau.
Pourquoi se soucierait-elle de vivre ou de mourir? Pourquoi aurait-elle peur de la mort? Si, en combattant les Petits Hommes, elle était tuée, alors elle retrouverait son peuple. Et Traqueur de Phoques.
Mais la pensée de la mort la mettait mal à l'aise. Qui savait vraiment ce qui arrivait après la mort? Peut-être y avait-il de mauvais esprits contre lesquels elle n'aurait aucune protection. Et comment trouverait-elle son chemin vers les Lumières Dansantes? Voyager vers le nord serait-il suffisant?
Chagak et Nez Crochu pagayaient dans le même ik. Chagak était assise à l'avant, Nez Crochu tenant la position plus difficile de pagayer à l'arrière. Petit Canard et Coquille Bleue étaient assises au centre de l'embarcation avec Baie Rouge, Premier Flocon et les bébés.
Mince et pâle, Coquille Bleue se montrait douce avec sa petite fille, mais la regardait rarement, même quand elle l'allaitait. Depuis la naissance de l'enfant, Chagak avait remarqué qu'elle portait souvent des meurtrissures sur la poitrine et le ventre.
Oiseau Gris... songea Chagak en se félicitant de n'avoir pas de mari.
Des mouettes volaient en cercle, criant et plongeant à l'occasion près de l'ik et, à deux reprises, des loutres vinrent nager autour de l'embarcation qui s'était approchée des lits de varech. Elles étaient si comiques quand elles se tenaient sur le dos, le ventre en l'air, que les femmes ne purent s'empêcher de rire, même Coquille Bleue.
La brume commença à se lever au-dessus des plages, effaçant toute vue de la terre. Chagak s'efforça désespérément de tout se rappeler, la mer, les oiseaux, les loutres, car elle redoutait de ne jamais les revoir.
Puis, tout en pagayant, elle se mit à fredonner une chanson que sa grand-mère lui avait apprise, une simple comptine, racontant le tissage d'un panier et en chantant elle se souvint de son peuple. De la vengeance qu'elle tirerait de leurs morts. Mais quand elle essaya de se représenter le visage de Traqueur de Phoques, elle vit celui de Kayugh à sa place. Au lieu de Pup, elle vit Samig et Amgigh, les deux enfants grandissant ensemble, l'un grand avec de longs bras comme Kayugh, capable d'envoyer sa lance très loin, l'autre petit et trapu, doué de la force nécessaire pour les longues chasses dans un ikyak. Et les images qu'elle voyait lui disaient de rester en ce monde.
Aussi Chagak se dit-elle qu'il était important de combattre les Petits Hommes. L'esprit de son peuple ne serait pas en repos avant qu'elle n'ait tenté de venger ses morts. « Je suis la seule qui reste pour le faire, pensa-t-elle, comme j'ai été la seule à les enterrer. »
Puis Chagak entendit l'esprit de la loutre lui parler de sa voix tranquille : « C'est ton devoir d'être une femme, de perpétrer le sang de ton village. De porter des enfants, de faire des fils qui chasseront et des filles qui porteront d'autres fils afin que les anciennes coutumes ne soient pas oubliées. »
« Non, murmura Chagak, je ne peux rien leur apporter de plus. Je ne peux être à la fois une femme et une guerrière. S'ils avaient besoin des deux, ils auraient dû laisser Traqueur de Phoques en vie. Alors Samig aurait eu son sang et non celui d'Homme-Qui-Tue. »
« Ce n'est peut-être pas le sang d'Homme-Qui-Tue qui est important, répondit la loutre. Peut-être qu'à travers Samig, ce qui est bon chez les Petits Hommes se perpétuera, leur force, leur intrépidité, peut-être même le don de Shuganan pour découvrir les animaux cachés dans les os et l'ivoire... »
Chagak ne répondit pas mais la loutre poursuivit :
« Et tu en emmènes d'autres avec toi, des hommes qui n'ont pas de désir de vengeance. »
« C'est leur choix, pensa Chagak. S'ils ne tuent pas les Petits Hommes, eux-mêmes seront tués, comme mon peuple l'a été. »
« Est-ce pour cela que Kayugh vient avec toi ? N'a-t-il pas d'autres raisons? » demanda la loutre.
Mais Chagak enfonça sa pagaie plus profondément dans l'eau jusqu'à ce que l'effort étouffe la voix de la loutre et, quand ses épaules commencèrent à lui faire mal, Chagak fut heureuse de ressentir cette douleur. Ainsi elle pourrait penser à dormir au lieu de songer à vivre ou à mourir.
Ils passèrent la nuit sur une petite plage, un endroit où Chagak se souvenait s'être arrêtée l'été précédent avant d'avoir trouvé l'île de Shuganan. Et avec le souvenir revint le chagrin de ce qu'elle avait perdu, si tenace, si profond qu'elle en eut le souffle coupé. Elle n'écouta plus quand elle crut entendre les chuchotements de la voix de la loutre de mer et resta près des autres femmes en essayant de se joindre à leur conversation. Mais celles-ci parlaient des Chasseurs de Baleines et Chagak sentait la terreur dans leurs voix et, bien que personne n'y fît allusion, elle sentit que toutes pensaient devoir faire face à ce danger par sa faute.
Finalement, elle vint s'installer près du feu sur la plage et se mit à changer les enfants. En levant les yeux, elle vit Kayugh marcher vers elle. Il s'accroupit à ses côtés et remua le feu avec un long bâton de bois mort.
D'abord, il ne dit rien et se contenta de hocher la tête quand elle lui présenta son fils. Puis il déclara :
— Je ne sais pas si Shuganan te l'a dit, mais je lui ai parlé de mon désir d'avoir une épouse.
Chagak ne le regarda pas et, bien qu'elle ouvrît la bouche pour parler, les rapides battements de son cœur l'empêchèrent de proférer un seul mot.
— Si nous sommes encore en vie après cette aventure, poursuivit-il, je serais heureux que tu acceptes d'être ma femme. Shuganan m'a donné son consentement.
Il attendit un moment, se leva, et finalement Chagak répondit :
— Je sais que tu seras un bon mari pour n'importe quelle femme, mais je pleure encore la mort de mon mari.
— Les Chasseurs de Baleines vont vouloir t'épouser. N'en choisis pas un en dehors de moi.
— Je ne le ferai pas, répondit Chagak.
Alors Kayugh se leva et Chagak sentit un poids sur son cou. Elle regarda et vit qu'il avait glissé un collier en griffes d'ours au-dessus de sa tête, un cadeau prisé et rare, qui devait avoir nécessité beaucoup d'échanges entre tribus, jusqu'à l'est où l'on chassait les ours bruns. Elle souleva le collier et le tint entre ses mains. Chaque griffe jaune avait été polie et entre elles se trouvaient des coquillages. C'était un cadeau qu'une femme pouvait espérer recevoir après avoir donné de nombreux fils à son mari.
— Merci d'avoir sauvé mon fils.
Et pendant un instant il pressa son épaule de sa main avant de se lever et de s'éloigner vers la plage pour rejoindre les autres hommes.
Ils arrivèrent devant la baie des Chasseurs de Baleines le jour suivant. Comme sa mère la lui avait décrite, c'était une grande plage de sable avec, au centre, une large mare où même maintenant des canards s'ébattaient.
Il y avait des femmes sur la plage et des ikyan sur des râteliers près de la mare. Des enfants jouaient sur la plage. Des casiers de nourriture étaient rangés le long du rivage et l'on voyait de la viande suspendue pour la faire sécher. Chagak appela Nez Crochu :
— Ils ont déjà attrapé une baleine.
« J'aurais dû venir ici dès que mon village a été anéanti », pensa Chagak, et elle enfonça sa pagaie entre deux rochers pour faire tourner l'ik vers le rivage. Alors la loutre de mer murmura à son oreille : « Tu sais fort bien que tu ne le pouvais pas. Pup était mourant. De plus, si tu étais venue ici d'abord, Amgigh serait-il vivant? Aurais-tu eu Samig ? Et aurais-tu pu offrir ce que tu apportes aujourd'hui? La sagesse de Shuganan, la force de Kayugh, un petit-fils à ton grand-père ? »
Le plan de Shuganan ne marcherait peut-être pas, pensa Chagak, mais elle repoussa cette pensée. Pourquoi entretenir des doutes? Pourquoi renforcer la cause des Petits Hommes avec ses questions ?
Cinq ulas étaient dressés sur une des extrémités élevées de la plage, à un endroit où les vagues ne pouvaient les atteindre, mais un homme assis sur le toit d'un ulaq surveillait la mer.
Un petit groupe de femmes se trouvant sur la plage avaient couru vers l'ulaq central quand
Kayugh et les autres commencèrent à tirer leurs ikyan sur le rivage.
— L'ulaq central appartient à mon grand-père, Nombreuses Baleines, dit Chagak... s'il est toujours en vie.
— Y a-t-il longtemps que tu n'es pas venue? demanda Coquille Bleue.
— Je ne suis jamais venue ici, répondit Chagak. Mais ma mère parlait souvent de ce village et mon père y venait tous les étés.
Kayugh s'approcha de leur ik et Chagak laissa tomber sa pagaie au fond de l'embarcation et retroussa son suk pour descendre.
— Reste là, dit Kayugh, tu dois t'occuper des enfants, je vais te tirer.
Mais Chagak sauta dans l'eau glacée en serrant les dents pour les empêcher de claquer. Elle saisit le bord de l'ik et tira avec l'aide de Kayugh.
— Il faut que je voie mon grand-père la première, plaida-t-elle. Il a dû entendre parler de l'extermination de mon village. Il me croit peut-être morte. Il se peut qu'il refuse de me croire et n'écoute pas notre plan pour protéger le village.
Kayugh haussa les épaules, mais Chagak vit qu'il était irrité. Était-il aussi important qu'il tire son embarcation à terre et garde son suk au sec ? Mais quelque chose au fond d'elle-même lui fit regretter de ne pas avoir agi comme il le souhaitait. Et quand ils eurent amené l'ik à terre, elle redressa son suk, essuya l'eau au bas de l'ourlet et ajusta le collier de griffes d'ours autour de son cou.
En regardant ce collier elle voulut dire à Kayugh combien elle le trouvait beau, mais, quand elle releva la tête, il avait disparu pour aller aider Longues Dents et Oiseau Gris à tirer leurs ikyan sur la plage.
« Du moins les Chasseurs de Baleines pense-ront que tu as un mari, chuchota la loutre de mer. Quelle femme non mariée aurait un aussi beau collier? »
Mais ces paroles ne lui apportèrent aucun réconfort. Pour la première fois, Chagak pensa qu'elle allait se trouver au milieu de beaucoup d'hommes, la petite-fille non mariée de leur chef. Un frisson de crainte la secoua.
« Qu'y aurait-il de mal à épouser un homme de la tribu de ta mère? » demanda la loutre.
« Je ne veux pas d'un mari. »
« Qu'y aurait-il de mal à avoir Kayugh pour mari ? » insista la loutre.
A haute voix, Chagak répondit :
— Ne me parle pas de mari.
Puis elle se retourna et vit Nez Crochu derrière elle. Chagak rougit, mais Nez Crochu se contenta de sourire :
— Shuganan nous appelle, dit-elle, et elle désigna les autres groupes à côté des ikyan.
Quelques Chasseurs de Baleines conversaient avec eux. Chagak reconnut l'un d'eux appelé Roc Dur. Il n'était pas beaucoup plus âgé qu'elle et se montrait fort et volontaire. C'était un bon chasseur. Il était venu plusieurs fois chez son peuple en compagnie de son grand-père.
— Roc Dur, appela Chagak, ignorant les regards étonnés de Longues Dents et d'Oiseau Gris.
Mais qui connaissait ces gens? Eux ou elle? Devait-elle attendre sans donner signe de vie? N'était-elle pas la petite-fille de leur chef et ne devait-elle pas être la première à recevoir leurs salutations ?
— Je suis Chagak, dit-elle.
Roc Dur se retourna en même temps que les autres. Il saisit son amulette et la brandit dans sa direction.
— Chagak? secria-t-il avec surprise.
— Je suis venue avec des amis.
— Nous avons vu ton village. Nous pensions que vous étiez tous morts.
— J'étais allée dans les collines ramasser de la bruyère quand le village a été détruit, expliqua Chagak. Je suis seule à avoir survécu. Je suis venue voir mon grand-père et apporter un message à ce village.
Pendant un moment Roc Dur la dévisagea, puis il dit quelques mots à un homme qui se trouvait près de lui. Celui-ci courut vers l'ulaq de son grand-père et Chagak attendit, espérant que son grand-père viendrait l'accueillir sur la plage, mais l'homme revint seul.
— Tu dois te rendre à l'ulaq de ton grand-père, dit-il à Chagak. Les autres resteront ici et attendront. Nous allons leur porter de l'eau et de la nourriture.
Avant même l'arrivée de Kayugh et de ses amis, Chagak et Shuganan avaient préparé ce qu'ils devaient dire. Maintenant Chagak se demandait si elle avait bien appris la leçon. Shuganan ne serait pas là pour rectifier ou couvrir ses erreurs.
Mais Shuganan lui sourit et elle se sentit réconfortée. Elle serra les bébés qu'elle portait sous son suk et suivit Roc Dur.
L'ulaq était plus haut et plus grand que les ulas de son peuple. Au lieu des lampes à huile en craie, il y avait des lampes taillées dans le roc, certaines arrivant jusqu'à la taille de Chagak et chacune ayant un creux au sommet contenant l'huile et une mèche en mousse sèche.
Nombreuses Baleines, le grand-père de Chagak, était assis sur un matelas au centre de l'ulaq. Il portait un parka en peau de loutre orné de fourrure et de plumes à chaque couture. Il portait aussi un chapeau de baleinier. De forme conique, le sommet pointu s'étendait sur les côtés pour empêcher la pluie et les éclaboussures de la mer de se glisser dans l'encolure de son parka.
Lorsque Chagak était enfant, elle avait été fascinée par ce chapeau et il lui arrivait de mettre un panier à l'envers sur sa tête en prétendant qu'elle portait un chapeau de baleinier.
Mais sa mère lui avait expliqué que les femmes ne chassaient pas les baleines. En revanche, elles fabriquaient les chapeaux et sa mère lui avait promis qu'un jour elle lui apprendrait à en confectionner un en glissant de minces feuilles de bois taillées autour d'une bûche ayant séjourné dans l'eau pour lui garder cette forme incurvée qu'il fallait conserver. Ensuite, on devait huiler le bois pour l'assouplir et le faire briller avant de lui donner sa forme.
Le chapeau de Nombreuses Baleines avec de longues moustaches de lion de mer à l'arrière et des plumes et des coquillages cousus sur le bord indiquait qu'il était un chef.
Épouse Dodue était assise à côté de lui. Ce n'était pas la véritable grand-mère de Chagak, mais une seconde femme, épousée après la mort de la grand-mère de Chagak. C'était une petite femme, très grasse, au visage rond, portant ses cheveux tirés en arrière et retenus par une queue de loutre à la nuque.
Nombreuses Baleines tenait son amulette entre ses deux mains et, quand Chagak s'avança vers lui, il la leva en disant :
— J'ai vu ton village. Comment es-tu encore en vie?
Les épaules carrées du vieil homme, sa voix chantante rappelèrent sa mère à Chagak. Toute appréhension qu'elle avait pu ressentir, la crainte qu'il ne la reconnût pas, s'évanouirent comme si l'esprit de sa mère était près d'elle et elle répondit avec confiance :
— J'étais allée dans les collines ramasser de la bruyère. J'y suis restée jusqu'à la tombée de la nuit et, quand je suis revenue, les ulas étaient en feu.
Nombreuses Baleines invita Chagak à s'asseoir sur le tapis placé devant lui. Elle s'installa en croisant les jambes à la manière de son grand-père et jeta un rapide coup d'œil à l'intérieur de son suk en réajustant le porte-bébé de Samig. Elle remarqua l'intérêt de son grand-père mais ne dit rien au sujet des enfants.
— Et de tout ton peuple, toi seule a survécu? demanda-t-il.
— Non. Mon frère Pup a vécu quelque temps. J'ai enterré les morts. J'ai fait des cérémonies et j'ai fermé les ulas. Cela m'a pris beaucoup de jours. Puis j'ai rassemblé des vivres, j'ai pris un ik et je suis partie avec Pup pour venir à ton village, mais je me suis d'abord arrêtée dans l'île de Shuganan.
— Shuganan? demanda Épouse Dodue, qui est-ce ?
Mais Nombreuses Baleines coupa :
— Je connais Shuganan. Il y a de nombreuses années il a épousé une femme de notre village. Il vit sur une petite île à une journée de voyage d'ici. Il ne fait de mal à personne, mais les hommes qui s'arrêtent sur sa plage disent qu'il possède un don magique. Il grave et sculpte des pierres et de l'ivoire et en fait des animaux. On dit que ses sculptures ont un grand pouvoir.
Chagak fit glisser de son cou la figurine représentant un homme, une femme et un bébé et la tendit à Épouse Dodue.
— Cette gravure a le pouvoir de donner des fils, affirma-t-elle en relevant son suk, et elle retint un sourire en voyant Épouse Dodue, puis Nombreuses Baleines ouvrir la bouche de surprise.
Tous deux regardaient les deux bébés suspendus sous le suk de Chagak.
— Des fils, dit-elle en recouvrant les enfants. Shuganan est un saint homme. Il n'a pu sauver Pup, mais, pour la perte de mon frère, j'ai eu deux fils.
— Shuganan est-il ton mari? demanda finalement Nombreuses Baleines.
Se rappelant ce que Shuganan lui avait recommandé de dire, Chagak réfléchit un instant et rencontra le regard de son grand-père avant de reprendre :
— Le petit-fils de Shuganan était mon mari. C'était un brave. Il rapportait de nombreux phoques de ses chasses. Son nom était Traqueur de Phoques. Il a été tué l'été dernier par un des hommes qui ont détruit mon village.
Nombreuses Baleines hocha la tête et parut sur le point de parler quand Épouse Dodue rendit la sculpture à Chagak en demandant :
— Tu dis que ton village a été anéanti, es-tu sûre qu'il l'a été par des hommes et non par des esprits ?
Cette question n'avait pas été prévue. Chagak croisa les mains en essayant d'imaginer ce que Shuganan aurait répondu.
— Autrefois, Shuganan faisait du troc, com-mença-t-elle, et pendant quelque temps il a vécu avec un peuple appelé les Petits Hommes. Il m'a dit que ces hommes étaient forts et bons chasseurs, mais ils chassaient les hommes aussi bien que les animaux. Ils détruisaient les villages et tuaient les gens.
— Pourquoi feraient-ils une chose pareille? demanda Nombreuses Baleines.
— Shuganan prétend qu'ils croient que pour chaque homme tué, le tueur voit sa force augmenter.
Nombreuses Baleines secoua la tête et les moustaches de lion de mer derrière son chapeau s'agitèrent tandis qu'il disait :
— Un chasseur peut gagner une certaine force en tuant un animal, s'il respecte les traditions et emploie les armes appropriées. Mais un homme... l'esprit d'un homme est trop puissant. Chercher à se l'approprier ne peut qu'apporter le malheur.
— Tu aurais dû venir nous voir plus tôt, dit Épouse Dodue en se penchant en avant de sorte que ses seins lourds pesaient sur ses gros genoux. Nous avons des chasseurs ici. Tu dis que ton mari est mort. Tu peux choisir un mari parmi nos meilleurs chasseurs.
Mais avant qu'elle ait pu répondre, Nombreuses Baleines demanda :
— Qui sont ces hommes et ces femmes qui sont venus avec toi?
— Ils viennent d'une plage de l'est. Ils appartiennent à une des tribus des Premiers Hommes que mon père ne connaissait pas. Une vague a tué beaucoup de leurs hommes et détruit leur village, alors ils ont cherché un autre endroit pour s'y installer. Shuganan leur a demandé de rester sur son île. Ils ont construit un ulaq.
Chagak releva son suk et ajouta en désignant Samig :
— Cet enfant est mon fils, l'autre appartient à Kayugh, le chef de cette tribu. Sa mère est morte, alors je le nourris.
Épouse Dodue se pencha sur les bébés. Nombreuses Baleines la saisit par la main et la tira en arrière :
— Ainsi tu nous as amené notre petit-fils pour qu'il reste avec nous, dit-il.
Chagak baissa son suk, leva la tête et regarda son grand-père en face :
— Non, répondit-elle, Samig appartient aussi à Shuganan. Quand Samig sera plus grand, tu lui apprendras à chasser les baleines, mais pour l'instant il va rester avec moi et Shuganan.
« Je suis venue pour te prévenir du danger qui te menace. Deux des guerriers des Petits Hommes sont venus sur notre plage. Mon mari en a tué un, Shuganan a tué l'autre. Ces hommes étaient des éclaireurs envoyés pour surveiller ton village. Les autres viendront vous attaquer et vous tuer à moins que tu ne te défendes. »
Nombreuses Baleines éclata de rire.
— Attaquer notre village? Quel homme a le pouvoir de s'en prendre à un homme qui chasse la baleine ? Si un vieil homme comme Shuganan a pu tuer un des leurs, comment les Petits Hommes seraient-ils assez forts pour lutter contre mes chasseurs?
— Je ne peux te dire d'où ils tirent leur force, mais je sais comment ils viennent et comment ils tuent. Nous sommes là pour te prévenir. Tiens-toi prêt.
A nouveau Nombreuses Baleines se mit à rire et Chagak se demanda comment sa mère, si frêle, si douce, pouvait être issue d'un peuple aussi arrogant, qui riait trop, qui se plaignait trop, qui faisait du bruit et discutait devant chaque tâche.
— Tu prendras le risque de perdre un petit-fils, face à ceux qui ont tue ta fille et ses enfants, avança-t-elle. On est plus fort en connaissant la situation. Quel mal y a-t-il à écouter? Si tu ne fais rien et que les Petits Hommes arrivent tu pourras tout perdre. Mais si tu te prépares à les recevoir et qu'ils ne viennent pas, tu auras seulement perdu un jour de chasse.
Pendant un long moment, Nombreuses Baleines ne lui répondit pas :
— Pour une enfant, tu es avisée, murmura-t-il enfin. Se tournant vers Épouse Dodue, il ajouta : Dis aux femmes de préparer une fête. Nous allons écouter Shuganan et lui souhaiter la bienvenue ainsi qu a ceux qui l'accompagnent. Dis à Nombreux Bébés de faire un bracelet en coquillages pour ma petite-fille. Ce sera un cadeau et, s'il est bien réussi, je donnerai à Nombreux Bébés deux peaux de loutre.
39
Les femmes des Chasseurs de Baleines préparaient la fête et les gens du village, hommes, femmes et même enfants s'entassaient dans l'ulaq de Nombreuses Baleines pour le repas.
Épouse Dodue déploya deux tapis au centre de l'ulaq et les femmes les couvrirent de tranches de viande de baleine séchée, de poissons secs, de harengs frais frits et de piles de petits coquillages; des racines bulbeuses dont l'amertume masquerait le goût de suif de la viande étaient entassées dans des coupelles en bois.
Chagak s'était vu attribuer une place d'honneur parmi les femmes. Personne ne lui permettait de se déranger pour porter les plats aux hommes ou d'aider à entretenir les lampes. Elle tenait les bébés enveloppés dans des peaux de phoque sur ses genoux et souriait en parlant peu quand les femmes des Chasseurs de Baleines se penchaient sur eux.
Ces femmes ne portaient que leurs tabliers dans l'ulaq bondé et Chagak elle-même, au bout d'un moment, retira son suk et s'assit dessus en remarquant que Nez Crochu avait fait la même chose.
Le tablier des femmes était court, s'arrêtant au-dessus de leurs genoux, découvrant les tatouages qui marquaient leurs jambes. La mère de Chagak lui avait expliqué que les tatouages étaient un signe de beauté et qu'elle avait elle-même supporté de longues heures douloureuses pendant que sa propre mère lui enfonçait une aiguille teintée de suie dans la peau de ses cuisses pour tracer des dessins de triangles et de carrés.
Mais à l'encontre de la mère de Chagak, la plupart de ces femmes étaient grosses et semblaient admirer la force chez elles autant que chez les hommes. A deux reprises Chagak remarqua que des hommes appelaient leurs femmes qui les ignoraient complètement. Une jeune femme se mit même à rire quand son mari l'appela et Épouse Dodue répondit à Nombreuses Baleines : « Va chercher toi-même ce que tu veux, je dois manger moi aussi. »
Surprise au début, Chagak finit par en rire et de si bon cœur qu'elle dut cacher son visage, mais quand elle releva la tête, elle vit Kayugh qui la regardait d'un air froid. Puis un homme qui était assis à côté de lui demanda quelque chose à sa femme. Elle le servit. Il fit une réflexion et, d'un geste rapide, sa femme renversa sur ses yeux le chapeau qu'il portait sur la tête.
Alors Kayugh se mit également à rire. Il regarda Chagak et son rire parut être communi-catif et lui apporter une certaine joie. Intriguée par ce sentiment, Chagak se détourna en feignant de s'occuper des enfants.
Puis Nombreuses Baleines se leva et réclama un silence qu'il eut quelque peine à obtenir :
— Des feux ont été allumés sur la plage, déclara-t-il, et si vous le désirez vous pouvez aller danser.
Les hommes commencèrent à quitter l'ulaq et Chagak remarqua que beaucoup se tournaient vers elle avant de sortir.
« Ils voudraient que j'aille dormir avec eux », pensa-t-elle. Ils allaient demander la permission à Shuganan et elle chercha celui-ci des yeux dans la foule, espérant pouvoir lui expliquer qu'elle ne voulait recevoir personne sur sa couche. Mais quand elle finit par l'apercevoir, il était sur le point de sortir de l'ulaq et d'autres hommes se trouvaient encore derrière lui.
Puis Nombreux Bébés s'approcha de Chagak et lui enfila un long collier en coquillages au-dessus de la tête.
— De la part de ton grand-père, dit-elle.
Puis elle appela Coquille Bleue et dirigea les
deux jeunes femmes derrière un rideau à l'extrémité de l'ulaq.
— Laissez les enfants ici, dit-elle en montrant un large berceau garni de fourrure, ils y tiendront tous les trois. L'une d'entre vous pourra revenir de temps en temps pour s'assurer qu'ils ne pleurent pas.
Coquille Bleue regarda Chagak avant de déposer sa fille dans le berceau.
— Un joli bébé, remarqua Nombreux Bébés, un fils ou une fille?
— Une fille, répondit doucement Coquille Bleue.
— Les maris préfèrent les fils, dit Nombreux Bébés.
— Cette adorable petite fille est promise à Amgigh, dit Chagak, en posant l'enfant à côté du bébé de Coquille Bleue, aussi est-elle aussi ma fille maintenant.
Nombreux Bébés n'ajouta rien et, en posant Samig dans le berceau, Chagak sourit à Coquille Bleue, mais soudain elle se rendit compte qu'elle venait de revendiquer Amgigh comme son fils et elle fut heureuse que Shuganan ne l'ait pas entendue.
Sur la plage les hommes et les femmes avaient formé deux cercles autour du feu, les hommes étant assis au centre du cercle, les femmes à l'extérieur.
Nez Crochu et Petit Canard étaient assises sur un rocher plat et regardaient. Chagak et Coquille Bleue vinrent s'installer à côté d'elles. Chagak enfonça ses mains à l'intérieur des manches de son suk et rentra son menton profondément dans l'encolure.
Les hommes Chasseurs de Baleines ne portaient que leurs tabliers et dansaient en exécutant un lent pas de côté, mais Kayugh, Longues Dents et Oiseau Gris sautèrent dans le cercle en remuant leurs bras et leurs jambes avec une brusquerie qui faisait penser à une flamme s'élevant d'un feu de bois sec. Chacun des hommes émettait un bruit avec sa bouche en tenant les lèvres fermées et en murmurant les mots au fond de la gorge et parmi eux le vieux Shuganan soutenait le rythme de leurs pieds avec des coups de bâton.
Les femmes Chasseurs de Baleines restaient sur place dans le cercle des femmes, traînant les pieds et se balançant au rythme de la danse. Coquille Bleue et Petit Canard se joignirent à elles, alors Nez Crochu poussa Chagak sur ses pieds et elles aussi entrèrent dans le cercle.
Pendant un moment Chagak se contenta de regarder, mais le martèlement des bâtons parut bientôt suivre les battements de son cœur et elle se mit à se balancer. En fermant les yeux, le rythme de la danse sembla pénétrer jusqu'à ses os, assouplissant ses muscles et réchauffant sa peau. Mais quand elle ouvrit les yeux, elle vit que Kayugh s'était arrêté de danser et la regardait. Son regard s'accrocha au sien et pendant un instant elle sentit l'intensité du désir de Kayugh l'envelopper et elle quitta le cercle des femmes pour retourner s'asseoir sur le rocher en relevant ses genoux sous son suk.
Kayugh se remit à danser, mais, chaque fois que Chagak levait les yeux, elle rencontrait son regard. Elle remarqua que de nombreux hommes parmi les Chasseurs de Baleines la regardaient aussi, ainsi qu'Oiseau Gris, plissant les yeux, glissant le bout de la langue sur ses lèvres retroussées.
Lorsque Nez Crochu revint s'asseoir à côté d'elle, Chagak lui glissa à l'oreille :
— J'ai trop de lait. Je vais retourner dans l'ulaq de mon grand-père. Dis à Coquille Bleue que si elle préfère rester danser je m'occuperai de sa fille.
Nez Crochu acquiesça, sans regarder Chagak, et, quand celle-ci arriva près de l'ulaq, elle crut l'entendre l'appeler, mais elle ne se retourna pas.
Les murs épais de l'ulaq étouffaient la plus grande partie du bruit des chants et des danses. Seules deux lampes étaient allumées de chaque côté de la pièce principale et la lumière avait une douceur que ne possédait pas le feu de la plage. Chagak entra dans la pièce réservée aux enfants derrière le rideau où se trouvait le berceau. Elle le décrocha des chevrons où il était suspendu et le stabilisa sur le sol afin de ne pas réveiller les enfants.
Elle s'installa près d'eux. « Ce sont de beaux enfants », pensa-t-elle. Amgigh était encore un peu maigre, mais, à côté du bébé de Coquille Bleue, il paraissait presque gros. Samig était le plus grand des trois et dans son sommeil il suçait son poing. Chagak prit Amgigh avec douceur afin de ne pas réveiller les deux autres.
— Tu as besoin de te restaurer, chuchota-t-elle en défaisant l'attache sur son épaule et en glissant le bébé sous son suk.
Il ne parut pas se réveiller avant qu'elle n'ait pressé le bout de son sein dans sa bouche. Il s'accrocha alors à elle et se mit à téter.
Après l'avoir allaité un moment, le lait se mit à couler de l'autre sein et Chagak prit le bébé de Coquille Bleue. C'était une jolie petite fille au visage rond et aux traits délicats. Oiseau Gris avait refusé de la réclamer aux esprits en lui donnant un nom, mais Coquille Bleue l'avait appelée Petite Chose, ce qui n'était pas un véritable nom mais il lui convenait d'une certaine façon et suffirait peut-être à la mettre à l'abri des esprits mauvais.
— Petite Chose, chuchota Chagak, ce lait n'est peut-être pas aussi bon que celui de ta mère, mais c'est mieux que rien.
Elle accrocha l'attache sur son autre épaule et serra l'enfant contre sa poitrine en la berçant.
Chagak somnolait, les bébés au chaud contre son ventre, quand elle entendit du bruit dans l'ulaq. D'abord elle crut que c'était Coquille Bleue qui venait voir sa fille et elle détacha l'enfant pour la remettre dans son berceau à côté de Samig, mais des voix s'élevèrent et elle reconnut celles de Nombreuses Baleines et de Shuganan.
Elle couvrit Petite Chose avec les fourrures entourant le berceau et prit Samig dans ses bras. Il poussa un faible cri et se calma en trouvant son sein. Elle s'appuya de nouveau contre le mur et ferma les yeux, mais les voix des hommes l'empêchèrent de se rendormir.
— Ainsi, tu en es sûr? demanda Nombreuses Baleines.
— Il me l'a avoué avant que je ne le tue, affirma Shuganan.
Chagak comprit qu'il devait parler de Voit-Loin et elle songea au plan tortueux employé par Shuganan pour tuer Voit-Loin puis porta son regard sur son fils. « Samig est trop jeune, pensa-t-elle. Que sait-il de la mort d'un homme ? » Et soudain elle souhaita que Samig reste un bébé toujours accroché à son sein. Comment pourrait-elle le protéger quand elle ne le porterait plus et ne le soutiendrait plus avec son lait ?
Mais les paroles de son grand-père vinrent interrompre ses pensées.
— Bientôt, alors ?
— Oui.
Pendant un long moment personne ne parla, puis Chagak entendit une autre voix, celle de Kayugh:
— Y a-t-il un endroit dans les collines où les femmes et les enfants pourront se cacher? demanda-t-il.
— Oui, sans problème, répondit Nombreuses Baleines.
— Rien sur la plage, dit Shuganan.
Nouvelle pause.
— Ils viendront à la tombée de la nuit, lorsqu'il ne fait plus encore assez clair pour bien voir, reprit Shuganan. De cette façon, les chasseurs du village sont surpris et parfois, quand la bataille a commencé, ils tuent des hommes de leur propre village.
« Les Petits Hommes tuent tout le monde, y compris les enfants et les bébés. Ils mettent le feu aux toits des ulas et, quand les gens essaient de sortir, ils les égorgent un par un. »
— Il ne faut donc pas rester dans les ulas, décida Nombreuses Baleines. Mais s'ils arrivent ce soir, nous n'aurons pas le temps d'évacuer les femmes pour les mettre en sécurité.
— Ils ne viendront pas tant qu'il y aura des feux de camp sur la plage, car leur arrivée ne serait plus un secret.
— Alors je vais placer des veilleurs et nous entretiendrons les feux toute la nuit en poursuivant les danses jusqu'au matin.
— Il y a cinq grands ulas. Combien de chasseurs ?
— Dix-huit, répondit Nombreuses Baleines, plus trois hommes âgés qui ont encore la force de se défendre et quatre adolescents dont un est mon fils. Ils resteront dans la cabane de veille sur la crête de la colline. Ils surveillent les baleines, mais ils sont assez grands pour se battre.
— Envoie les hommes âgés pour protéger les femmes dans les collines, dit Kayugh. Certains Petits Hommes chercheront peut-être les femmes. Trois hommes âgés et les femmes contre deux ou trois guerriers devraient suffire à les maîtriser. Laissons les jeunes à leur place de surveillance, ils en ont l'habitude et ils nous préviendront quand l'ennemi arrivera.
— Et le reste des hommes? demanda Nombreuses Baleines.
— Certains devront se cacher sur les hauteurs qui entourent le village. Dix de tes meilleurs chasseurs devront se cacher à l'intérieur des ulas. Quand les Petits Hommes attendront sur le toit, ils sortiront avec leurs lances pour les surprendre et, quand la bataille aura commencé, nos hommes descendront des collines pour attaquer.
— De combien d'hommes disposent les Petits Hommes? demanda le grand-père de Chagak.
— Quand je vivais avec eux, ils étaient une vingtaine, répondit Shuganan.
— Ils mettront donc quatre hommes sur chaque ulaq?
— Deux ou peut-être trois, répondit Shuganan, les autres attendront entre les ulas pour tuer ceux qui tenteraient de s'échapper.
— Par conséquent, si nous plaçons deux hommes dans chaque ulaq nous nous battrons à deux contre deux ou trois, au moins au début ?
— Oui, dit Shuganan.
Il y eut un silence et Chagak pensa que les hommes n'avaient plus rien à se dire, chacun se contentant de ses propres pensées, mais soudain Kayugh reprit :
— Je serai parmi ceux qui attendront dans l'ulaq.
A ces mots, Chagak sentit son cœur battre plus vite comme si la loutre de mer s'était mise à pleurer. Il lui sembla brusquement sentir l'odeur de la fumée et entendre les cris des gens de son village, et elle aurait souhaité que Kayugh fût un vieil homme, comme Shuganan, et puisse venir avec les femmes et les enfants.
40
Les femmes et les enfants partirent pour les cavernes qui se trouvaient au centre de l'île au milieu des collines. A l'exception de Shuganan, les hommes âgés les accompagnèrent et les jeunes garçons s'installèrent comme guetteurs sur les hauteurs au-dessus du village.
Avant de partir les femmes avaient remplacé le chaume sur les toits par de l'herbe fraîche et avaient transporté des seaux d'eau pour humidi-fier l'herbe afin de l'empêcher de s'enflammer. Elles avaient aussi roulé les tapis et la bruyère qui recouvraient le sol de l'ulaq, ne laissant que de la terre battue. Elles placèrent également toutes les provisions dans les réserves et rangèrent les rideaux de sorte que si une torche était lancée à l'intérieur de l'ulaq, rien ne pourrait s'enflammer.
Les hommes élargirent les ouvertures des toits afin de pouvoir y placer un second tronc d'arbre entaillé. Deux hommes pourraient ainsi grimper sur le toit et émerger de l'ulaq en même temps. L'idée venait de Coquille Bleue. Couché dans une pièce voisine de la sienne, Kayugh l'avait entendue faire cette suggestion à Oiseau Gris qui en parla le lendemain aux hommes comme si l'idée venait de lui. Mais Kayugh ne dit rien quand Oiseau Gris s'en attribua le mérite. Ce dispositif permettrait de sauver des vies. C'était l'important.
Kayugh avait surveillé le départ des femmes sous la conduite d'un vieil homme appelé Visage Pâle. La nuit précédente, Kayugh avait passé son temps à confectionner une amulette pour son fils. A l'intérieur d'un petit sac en peau, il avait placé une de ses fléchettes pour tuer les oiseaux, un morceau d'os de la baleine échouée sur la plage de Shuganan et une mèche de ses propres cheveux. Puis il avait noué le sac à l'aide d'un morceau de barbiche et l'avait suspendu autour du cou du bébé.
Dans la soirée, la veille du départ, il avait demandé à Chagak de lui porter son fils. Et tout en le regardant d'un air interrogateur, Chagak n'avait pas posé de question en lui tendant l'enfant.
Il était sorti de l'ulaq avec Amgigh et s'était réfugié dans un endroit à l'abri du vent. Puis il
lui parla de sa mère, de son grand-père et de son arrière-grand-père. Il lui parla de chasse et du jour où il prendrait femme — toutes ces choses qu'il lui aurait dites peu à peu au fil des années et, pendant qu'il parlait, Amgigh garda ses yeux sombres sur le visage de son père comme s'il voulait se souvenir de lui.
Avant de ramener le bébé, il ajouta encore :
— Amgigh, si je suis tué, Chagak sera ta mère. Elle choisira un mari et il sera ton père. Il faudra qu'ils soient fiers de toi.
Puis il conduisit Amgigh à l'intérieur de l'ulaq et demanda à tenir Samig. Malgré sa surprise, : Chagak lui confia également l'enfant.
Kayugh sortit avec le bébé et lui parla, comme il l'avait fait à Amgigh, de chasse et de l'honneur d'un homme de choisir une femme et de construire un ikyak. Samig, lui aussi, parut écouter et comprendre ce que Kayugh lui disait.
Lorsqu'il eut ramené l'enfant et l'eut rendu à sa mère, Kayugh déclara :
— J'aurais été fier de le reconnaître pour mon fils, mais, si je ne reviens pas, garde Amgigh comme ton fils, et choisis un mari qui sera un bon père pour les deux garçons.
Chagak ouvrit la bouche pour répondre. Kayugh attendit, espérant qu'elle lui offrirait une raison d'espérer que s'il revenait sain et sauf, elle deviendrait sa femme. Un tel espoir donnerait plus de force à ses bras et une véritable raison de se battre. Mais elle détourna les yeux et garda le silence.
Le lendemain matin, quand les femmes commencèrent à quitter le village, Chagak se tourna d'abord vers Shuganan et lui tendit une amulette, ressemblant à un étui de shaman, puis elle se tourna vers Kayugh et se pressa brièvement contre lui en lui glissant quelque chose dans la main et chuchota :
— Cela m'a donné de la force, un jour.
Puis elle courut rejoindre les autres femmes. Kayugh ouvrit la main et vit qu'elle lui avait donné une plume noire de canard sauvage et, bien qu'il ignorât comment cette plume pouvait l'avoir aidée, il la glissa dans son amulette.
Plus tard, Shuganan lui raconta l'histoire des eiders et comment Chagak avait utilisé le bola. Il interrompit un instant son travail, consistant à ramener un des ikyan en haut de la colline, et songea à cette femme qui avait tout perdu et qui risquait de tout perdre à nouveau. Il se souvint combien de fois, après la mort de ses deux épouses, il avait envisagé la mort pour lui-même et pour son fils et il se demanda si Chagak avait éprouvé le même désespoir.
Il posa l'ikyak près des autres, cachés hors de vue. Ils en avaient laissé quelques-uns sur la plage, mais la plupart étaient sur les falaises. Quand les Petits Hommes arriveraient, ils verraient ceux qui étaient restés et penseraient qu'il y avait peu de chasseurs dans le village. Shuganan déclara que les guetteurs des Petits Hommes avaient probablement surveillé le village pendant quelques jours l'été précédent et savaient combien il y avait d'hommes dans les ulas, mais, si les ikyan n'étaient pas là, ils en concluraient que les hommes étaient partis à la chasse.
Kayugh retourna sur la plage et aida Longues Dents à installer les seconds troncs d'arbres entaillés dans chaque ulaq. Les deux hommes utilisèrent des haches de pierre pour ajouter de solides poignées en bois.
— Quand crois-tu qu'ils vont venir? demanda Longues Dents à Kayugh.
Mais Oiseau Gris qui s'était joint à eux répondit à la question avant que Kayugh n'ait pu parler.
— Ils ne viendront pas. Qui s'attaquerait aux Chasseurs de Baleines? Ils sont assez forts pour tuer des baleines, ils mangent de la viande de baleine depuis leur plus jeune âge. Qui peut résister à une telle force ?
Mécontent de cette réponse, Kayugh rétorqua :
— Shuganan a vécu chez les Petits Hommes, il sait ce qu'ils pensent et comment ils se battent. Nous l'ignorons.
Oiseau Gris haussa les épaules et cracha par terre :
— S'ils viennent je me battrai, mais je ne crois pas qu'ils viendront.
Kayugh vit Oiseau Gris serrer les mâchoires et sentit sa nervosité. Il parlait peut-être ainsi pour conjurer ses propres frayeurs. A quoi bon discuter avec lui ?
Kayugh termina le dernier échelon en haut du tronc d'arbre et attendit que Longues Dents ait fini le sien. Puis, sans parler, les deux hommes hissèrent le tronc sur leurs épaules et le portèrent dans l'ulaq de Nombreuses Baleines.
Lorsqu'elle était enfant, Chagak avait parfois souhaité être un garçon. Son père manifestait une fierté à l'égard de ses frères qu'il ne semblait pas éprouver pour elle. Mais quand elle était devenue femme, capable de porter des enfants, elle n'avait plus désiré être un homme.
Maintenant, en attendant avec les autres femmes, elle aurait souhaité à nouveau être un homme et aurait voulu se battre contre les Petits Hommes au lieu de rester assise, occupée à tisser en priant.
De temps en temps, Épouse Dodue, qui s'était proclamée le chef des femmes Chasseurs de Baleines, envoyait une des grandes fillettes sur la crête où se trouvaient les garçons afin de surveil-1er l'arrivée des ikyan. Mais chaque fois, la jeune fille revenait en secouant la tête. On ne voyait personne. Seulement les hommes au village qui attendaient.
Deux jours s'écoulèrent lentement. Chagak écouta les femmes Chasseurs de Baleines raconter comment elles étaient venues dans ces cavernes au cours des étés précédents, pour d'autres raisons. Elles parlèrent des marais salants, à moins d'une matinée de marche de là, et comment ils étaient remplis de nids de canards milouinans dont les œufs brun-vert étaient délicieux frits dans la graisse de baleine ou bouillis dans de l'eau de mer, et l'on en trouvait parfois dix dans un seul nid. Près de ces mêmes marais poussaient d'épais buissons de canneberges dont une espèce donnait des baies acidulées plus grosses que des airelles dont on tirait un remède pour les yeux.
En écoutant, Chagak tressait un panier, mais ses doigts semblaient lents comme si l'attente la rendait maladroite. De plus, le panier était mal fait et les autres femmes la regardaient du coin de l'œil et elle avait honte de sa maladresse.
La caverne était grande et peu profonde. Elle coupait le côté de la crête de sorte que quelqu'un venant du village ne verrait que l'arête et non la caverne. Elle était assez creuse pour être un abri contre le vent, mais elle laissait passer de l'eau à travers le haut toit voûté, et des plaques de calcaire s'étaient incrustées dans le sol, certaines assez pointues pour rendre la marche difficile.
Le premier jour, les femmes avaient aplati ces protubérances à grands coups de pierre. Coquille Bleue, Petit Canard et Chagak avaient choisi un endroit pour elles au fond de la caverne. A une certaine distance de la colline, Nez Crochu avait trouvé quelques buissons de bruyère rabougris et en utilisant les branches souples comme support elle avait placé des peaux de lion de mer au-dessus de l'endroit où elles dormaient afin de ne pas être mouillées par l'eau pendant la nuit. Shuganan avait donné à Chagak une de ses lampes de chasseur. La mèche n'était pas haute et la lampe contenait peu d'huile, mais c'était suffisant pour éclairer le coin où elle se tenait et donner un peu de chaleur.
Elles avaient disposé plusieurs couches de tapis d'herbe sur le sol et posé des peaux de phoque dessus, de sorte que leurs lits couvraient toute la partie qui leur était réservée. Chagak avait ri en disant qu'elle n'avait jamais travaillé au lit pour tisser ou broder.
Mais à la fin du deuxième jour, Chagak était surtout anxieuse de savoir comment se portaient les hommes. Elle aurait voulu voir Shuganan, Kayugh, Longues Dents et même Oiseau Gris. Et elle aurait surtout souhaité être un homme et pouvoir se battre à leurs côtés.
Le fils de Nombreuses Baleines vint, ainsi qu'on le lui avait demandé, en se glissant dans le village comme une ombre, et rampa dans l'ulaq de son père. Shuganan, Nombreuses Baleines et Kayugh étaient assis près d'une lampe à huile. Chacun d'eux travaillait à ses armes et ils sursautèrent quand le jeune garçon parla :
— Ils arrivent, dit-il d'une voix non exempte de frayeur.
— Combien sont-ils ? demanda son père.
— Il y a vingt ikyan. Peut-être plus, répondit le garçon en se mordant les lèvres.
— Les hommes postés sur les crêtes le savent-ils?
— Ceux de notre côté le savent.
— Et ceux qui sont dans les autres ulas? demanda Shuganan.
— Non. Je suis venu vous avertir en premier.
— Comme tu le devais, dit Nombreuses Baleines.
— Mais il faut prévenir les autres.
Kayugh regarda le jeune garçon, il admira la fine peau de loutre de son parka, la lance neuve qu'il brandissait dans sa main. Il eut une brève pensée pour Amgigh et une soudaine frayeur
I etreignit. Peut-être ne verrait-il pas Amgigh à cet âge, celui où un garçon devient un homme.
— Va sur l'autre crête prévenir les hommes, dit-il, je me charge d'avertir ceux qui sont dans les ulas.
Ils sortirent ensemble et Shuganan appela Kayugh :
— Prends garde. Fais attention qu'ils ne te voient pas.
Le garçon s'éloigna et longea le haut du village et Kayugh rampa sur le toit du premier ulaq et se glissa à l'intérieur, donnant son nom avant d'entrer.
Quand tous les hommes du village furent prévenus, il revint à l'ulaq de Nombreuses Baleines.
II se pencha par l'ouverture et annonça qu'il allait rester sur le toit pour surveiller la plage.
Pendant un moment il ne se passa rien. Le brouillard s'était levé au-dessus de la mer, atténuant les formes des rochers et diminuant les dernières lumières du soleil. Des traînées de brume s'élevaient entre les ulas et montèrent jusqu'à Kayugh. Finalement, il aperçut du mouvement sur la plage. Des hommes tiraient leurs ikyan sur le rivage.
Bien que le brouillard portât les sons, Kayugh n'entendit aucune voix et, en regardant les hommes à travers la brume, il eut l'impression qu'ils marchaient plus lentement qu'ils ne l'auraient dû, sans un bruit, calmement, tranquillement, au point qu'il se demanda s'il ne rêvait pas.
Mais il se pencha sur le toit et appela les autres :
— Ils sont sur la plage.
Shuganan se mit péniblement debout et saisit son harpon.
Une fois de plus, Kayugh s'adressa au vieil homme :
— Nous avons besoin de toi afin de prier pour nous. Laisse-moi te conduire sur les falaises, tu pourras prier là-bas aussi bien qu'ici.
— Si je vais sur les falaises, répondit Shuganan en enveloppant ses doigts déformés autour du manche de son arme, je ne serai pas capable de redescendre avec les autres hommes pour combattre. Ici, je serai prêt à aider. Je suis vieux, mais je sais encore chasser.
— Sois prudent, grand-père, dit Kayugh en prononçant le mot comme un hommage, Chagak a besoin de toi.
Shuganan sourit.
— Non, c'est de toi qu'elle a besoin.
On aurait dit qu'ils attendaient depuis des jours, évitant toute conversation pour écouter l'approche des Petits Hommes. Mais ils n'entendaient rien et ils continuèrent à attendre. Kayugh se tenait sur le tronc d'arbre entaillé, surveillant ce qui se passait dehors à travers le trou du toit. Il avait décidé de ne pas porter son parka de crainte d'être gêné dans ses mouvements pendant le combat et il avait graissé sa poitrine et ses épaules pour se préserver du froid et rendre sa peau moins vulnérable lors d'une attaque.
Le vent était frais et Kayugh savait que la nuit apporterait bientôt les premières gelées qui frangeraient et fonceraient les buissons de roseaux poussant sur les collines.
Shuganan murmurait des prières. Il s'adressait à ses ancêtres, ceux qui étaient à l'origine des Petits Hommes, mais qui auraient trouvé déshonorant de tuer d'autres hommes. Il s'adressait à Tugix et aux esprits de la mer et du ciel.
Il leur demanda s'ils allaient laisser ces mauvais hommes massacrer tout le monde, s'ils ne s'arrêteraient jamais de tuer et, en adressant sa supplique, Shuganan sentit monter sa colère. Pourquoi ces tueries continuaient-elles depuis si longtemps? Les esprits n'avaient-ils aucun contrôle sur le choix fait par les hommes ?
Shuganan se tenait les yeux fermés, une amulette dans chaque main, quand Kayugh se laissa glisser doucement sur le sol.
— Ils s'approchent des ulas, souffla-t-il, dans le brouillard on dirait des fantômes.
— Ce ne sont pas des fantômes, répondit Shuganan. Ce sont des hommes ne possédant aucun pouvoir particulier, aucun don, ils n'ont que leur audace. Nous allons les maîtriser.
Kayugh redressa les épaules et leva la tête. Ses doigts saisirent la figurine en ivoire suspendue autour de son cou. Shuganan avait gravé une baleine pour chaque homme des ulas. Il avait fait ce travail rapidement, sans s'attarder aux détails, mais Kayugh portait celle que le vieil homme lui avait donnée avant de venir dans cette île et le dessin en était très délicat.
Ils attendirent. Kayugh en haut du tronc d'arbre, Nombreuses Baleines à ses côtés. Shuganan s'efforçait de distinguer des bruits ne venant pas du vent ou de la mer. Il n'entendit rien.
Rien. Mais soudain une torche fut jetée à travers le trou du toit. Elle était en flammes. Elle brûla sans causer de dommage sur le sol nu.
Kayugh se baissa afin de l'éteindre et l'empêcher de fumer, mais Shuganan lui saisit le bras.
— Non, dit-il. Laissons-les croire que les tapis ont pris feu et que nous ne savons pas qui a jeté cette torche.
Il tira un des rideaux du mur et le jeta au milieu de la pièce. Puis, se servant de la torche, il alluma plusieurs lampes au milieu de l'ulaq.
— Si cela fume trop, nous l'éteindrons, dit-il, mais d'abord nous devons crier. Il sourit à Nombreuses Baleines : feignons d'être des femmes.
Il haussa la voix dans un cri aigu aussitôt imité par Nombreuses Baleines et Kayugh. Entre les cris il fut certain d'entendre un rire venir du toit de l'ulaq.
Kayugh regarda par-dessus son épaule en direction de Nombreuses Baleines et, quand celui-ci acquiesça, les deux hommes grimpèrent ensemble. Ils sortirent en se tournant le dos, leurs lances tendues au-dessus d'eux.
Alors qu'il était à moitié sorti, Kayugh vit deux hommes qui les attendaient, chacun d'un côté du toit. Ils tenaient une courte lance beaucoup plus maniable que les longues lances portées par Kayugh et Nombreuses Baleines. L'homme faisant face à ce dernier tenait son arme d'une main et une torche de l'autre. Du coin de l'œil, Kayugh vit l'homme feinter avec la torche avant de la jeter sur le toit de l'ulaq. Mais grâce à l'humidité répandue, elle pétilla et fuma mais ne s'enflamma pas.
Kayugh menaça l'autre homme de sa lance, le faisant reculer jusqu'à l'extrémité du toit où il allait devenir périlleux pour lui de se tenir. La longueur de l'arme la rendait plus difficile à contrôler, mais Kayugh se rendit compte que c'était précisément cette longueur qui empêchait le Petit Homme de s'approcher et d'user de sa propre lance.
L'homme leva son arme pour s'en servir comme d'un bâton, mais il découvrit ainsi une large partie de sa poitrine et Kayugh se précipita en avant, pointant sa lance en direction du ventre de l'homme qui esquiva en faisant un pas de côté et Kayugh perdit l'équilibre. Il se retrouva devant la lance de son adversaire et sentit la pointe de l'arme glisser sur son bras gauche et l'entailler, faisant jaillir du sang.
Le Petit Homme frappa encore, piquant la pointe de son arme dans l'épaule de Kayugh, une douleur fulgurante le fit reculer et glisser sur la pente de l'ulaq.
Kayugh atterrit sur ses pieds et leva la lance de son bras valide. Si le Petit Homme continuait à se battre, il serait vulnérable avant d'atteindre le sol.
Le Petit Homme fit le geste de lancer son arme, mais accomplit une brusque volte-face pour attaquer Nombreuses Baleines par-derrière.
Kayugh retint son souffle, s'attendant à ce que le coup portât, mais Nombreuses Baleines esquissa deux pas de côté et sauta du toit pour courir aux côtés de Kayugh sans se soucier d'une blessure qui ensanglantait sa joue.
— Est-ce grave? demanda-t-il en désignant le bras de Kayugh.
— Rien de cassé, répondit celui-ci en gardant les yeux sur les Petits Hommes en haut de l'ulaq, deux silhouettes se détachaient dans le brouillard. Ils vont jeter leurs lances sur nous.
— Non, répondit Nombreuses Baleines. S'ils le faisaient ils n'auraient plus d'armes, mais seulement des couteaux. De plus ils nous distinguent sûrement mal dans le brouillard.
Utilisant sa lance, Nombreuses Baleines coupa un morceau de son tablier et s'en servit pour bander la blessure de Kayugh. La pression provoqua une violente douleur chez celui-ci et son estomac se noua.
— Cela va l'empêcher de saigner, expliqua Nombreuses Baleines.
Luttant contre une envie de vomir, Kayugh ne put répondre. La douleur semblait affecter son ouïe et brouiller sa vision. Il eut un vertige. La voix de Nombreuses Baleines semblait venir de très loin.
— Tu as perdu trop de sang.
Kayugh eut envie de se laisser tomber dans l'herbe sur le côté de l'ulaq, mais il pensa à son fils et à Chagak. Comment pourrait-il courir le risque de ne pas les défendre et de laisser tuer ces êtres chers par les Petits Hommes ? Il prit une profonde aspiration et se redressa. Ses forces parurent revenir.
— Il faut remonter sur le toit, dit-il à Nombreuses Baleines.
— Non, dit celui-ci, ils sont entrés dans l'ulaq.
— Shuganan!
Nombreuses Baleines secoua la tête.
— Il est vieux, mais c'est un chasseur. Nous ne pouvons l'aider, ils nous tueraient si nous tentions d'entrer dans l'ulaq. D'autres ont besoin de notre aide.
Oui, il y avait les autres. Kayugh entendait des cris étouffés, le bruit d'armes contre d'autres armes. Dans chaque ulaq, des hommes se battaient. Mais où étaient ceux qui se trouvaient sur les collines? Pourquoi n'étaient-ils pas venus se joindre à la bataille? Quelqu'un avait-il changé les plans?
Ses pensées furent interrompues par un brusque cri. Quelqu'un était blessé ou tué !
— Pêcheur de Coquillages, murmura Nombreuses Baleines, un de nos meilleurs chasseurs.
Tenant son bras gauche contre son corps, Kayugh s'efforça de ne pas penser à la douleur qui avait provoqué ce cri. Sa propre blessure semblait le priver d'une partie de ses forces et détruire l'espoir dans son esprit.
Quelle chance avaient-ils contre ces chasseurs d'hommes? Et ce village n'avait pas été attaqué par surprise comme la plupart des autres. Mais où étaient donc les hommes qui devaient descendre des collines? Étaient-ils des lâches qui attendaient que les Petits Hommes s'en aillent pour revenir vers les ulas ?
La douleur de sa blessure obligea Kayugh à s'appuyer lourdement contre l'ulaq et sa colère grandit devant sa propre faiblesse et contre les hommes qui ne venaient pas se battre.
— Où sont tes hommes? demanda-t-il. Ils devraient lancer une attaque.
— Ils ne nous voient probablement pas, répondit Nombreuses Baleines. Comment peuvent-ils deviner que la bataille a commencé ? Si nous les appelions, les Petits Hommes seraient prévenus de leur venue.
Oui, pensa Kayugh, troublé que sa douleur ait pu affecter son raisonnement. Qui pourrait voir quelque chose dans ce brouillard? Aucun des ulas n'était en feu. Le bruit de la bataille s'était résumé en quelques escarmouches, seul le cri de Pêcheur de Coquillages pouvait avoir été perçu comme un signal.
— Il faut crier, chuchota Kayugh. S'ils nous entendent, ils sauront que nous nous battons. Tout homme crie au cours d'une bataille.
Il éleva la voix et poussa un véritable hurlement qu'il répéta par deux fois. Comme s'ils comprenaient, les Chasseurs de Baleines se mirent à crier eux aussi. Des cris partaient maintenant de tous les ulas.
Nombreuses Baleines se mit à rire. — Oui, dit-il, ils vont venir, maintenant ils vont certainement venir.
41
A l'intérieur de l'ulaq, Shuganan attendait en suivant le combat qui se livrait sur le toit. Nombreuses Baleines avait disposé un cercle des sculptures de Shuganan sur le sol. Un animal fort dans chaque ulaq, avait-il dit. Mais Shuganan ignora les sculptures. Il tenait son amulette dans une main, l'amulette du shaman que Chagak lui avait donnée dans l'autre et il priait. La lutte au sommet de l'ulaq parut s'arrêter et il retint son souffle. Puis il entendit des hommes entrer par l'ouverture du toit.
Ses bras tremblèrent. Kayugh et Nombreuses Baleines ne rentreraient pas à moins d'être trop grièvement blessés pour se battre. Shuganan saisit sa lance posée près de lui et se redressa sur ses pieds.
Il se glissa dans l'obscurité derrière le tronc d'arbre, mais, lorsqu'il vit apparaître les orteils, les plantes de pieds et les chevilles peints en noir, il comprit.
Une faiblesse le fit frissonner, serra sa gorge et il recula.
Nombreuses Baleines avait vécu une longue vie, mais Kayugh... et qu'allait devenir Chagak? Qui s'occuperait d'elle?
Les Petits Hommes sautèrent les derniers échelons. L'un d'eux se pencha sur la torche éteinte.
— Elle n'a pas brûlé, constata-t-il.
C'était un homme robuste avec une épaisse chevelure enduite de graisse et de terre.
— Quelqu'un était là pour l'éteindre, dit l'autre homme, et il indiqua les ouvertures à l'extrémité de l'ulaq.
Shuganan les surveilla tandis qu'ils se glissaient dans les chambres. « J'aurais dû les attaquer quand ils sont entrés dans l'ulaq, pensa-t-il. Je n'aurais pu les tuer tous les deux, mais j'aurais pu en surprendre un. Quand ils n'auront rien trouvé dans les chambres, ils vont fouiller la pièce principale et quelle chance vais-je avoir, moi, un vieil homme, contre deux jeunes guerriers ? »
Mais les deux hommes s'arrêtèrent devant le cercle d'animaux sculptés.
— Shuganan ! chuchota l'un d'eux.
Ainsi Homme-Qui-Tue n'avait pas menti. Les Petits Hommes croyaient encore au pouvoir de ses sculptures. « Et s'il existe un pouvoir, c'est celui que je peux déployer », pensa Shuganan.
Il se glissa dans l'ombre et fit deux pas rapides et, ignorant la douleur de ses muscles, il brandit sa lance.
Elle pénétra dans le dos de l'homme avec un bruit sourd comme lorsqu'on arrache une racine dans un sol sec ; l'homme tomba en avant, lentement, et tout aussi lentement son compagnon regarda Shuganan.
Celui-ci jeta un coup d'œil vers le tronc d'arbre, mais il savait que ses jambes étaient trop vieilles pour lui permettre de monter rapidement, alors il sortit son couteau de l'étui fixé à son bras et il dit au guerrier qui se trouvait devant lui :
— Je suis Shuganan.
— Tu es mort, répondit l'homme.
— Peut-être.
— Tu es mort, répéta l'homme d'une voix aiguë, et je vais avoir tous tes pouvoirs parce que je serai celui qui t'a tué !
— Non, répliqua Shuganan en reculant pour garder l'avantage de rester dans l'ombre, alors que le jeune guerrier était en pleine lumière, le véritable pouvoir se gagne et ne se prend pas.
L'homme se mit à rire :
— Une lance contre un couteau !
— Essaie, dit Shuganan.
A nouveau l'homme se mit à rire.
Shuganan déplaça son couteau, le saisit par la pointe et leva le bras pour le lancer. Le guerrier brandit sa lance.
La pointe du couteau quitta les doigts de Shuganan au moment où il sentit le poids de la lance sur son côté et tout d'abord il ne ressentit aucune douleur, seulement un coup qui le renversa par terre, mais, en même temps, il vit l'homme porter ses deux mains sur son torse pour saisir le manche du couteau qui sortait de sa poitrine tandis qu'il s'écroulait lentement sur le sol.
Un autre Petit Homme apparut dans le brouillard et, ignorant la douleur de son épaule gauche, Kayugh saisit sa lance et s'avança, mais Nombreuses Baleines le tira en arrière et fit face à l'adversaire. Ils se battaient entre les ulas à l'endroit où le brouillard était le plus épais.
Kayugh vit les deux hommes se faire face, une lance à la main. Nombreuses Baleines utilisait la hampe de sa lance pour repousser l'attaque. Kayugh se concentra pour essayer de percer le brouillard. Puis il se rendit compte que Nombreuses Baleines manœuvrait afin de pousser le Petit Homme dans sa direction. Le dos du guerrier n'était plus qu'à quelques pas de l'endroit où Kayugh se trouvait.
Il attendit que l'homme soit assez près puis il brandit sa lance à deux mains et recula. Nombreuses Baleines fit quelques pas en arrière. L'homme s'arrêta et regarda. Alors Kayugh frappa de toutes ses forces, plantant l'arme sous la cage thoracique de son adversaire, le transperçant de part en part.
L'homme se retourna, bouche ouverte, et regarda Kayugh, puis il tomba sur ses genoux et s'écroula.
Kayugh retira lentement sa lance en prenant soin de ne pas laisser le sang faire glisser ses doigts sur la pointe acérée.
Mais il y eut une brusque rafale de vent, et l'on distingua le fracas des lances qui s'entrechoquaient. Un homme tomba contre Kayugh et l'entraîna dans sa chute. Couché sur le ventre, il essaya de se dégager mais sentit une lame glisser sur le dos de sa main. Une blessure peu profonde mais douloureuse.
Il se retourna sur le dos. Nombreuses Baleines marcha sur l'homme mais celui-ci chancela soudain et s'écroula, une lance plantée dans le dos.
Nombreuses Baleines s'avança et, mettant son pied contre le dos de l'homme mort, il retira la lance qu'il étudia. Puis il se mit à rire et cria :
— Où es-tu, brigand !
— Je suis là, dit une voix du toit de l'ulaq.
Kayugh leva les yeux et vit un homme debout
au bord du toit.
— Roc Dur, cria Nombreuses Baleines, viens chercher ton arme ou bien dois-je te la lancer? Il rit encore et se tourna vers Kayugh en disant gaiement : ils nous ont entendus en haut des collines. Ils arrivent!
Dans l'ulaq Shuganan était étendu, les yeux fermés, la main pressée contre la blessure à son côté. Il sentait peu de douleur, seulement une
profonde fatigue, une lourdeur qui semblait le maintenir allongé de sorte que le plus faible mouvement devenait pénible.
De nouveau il entendit quelqu'un se pencher sur l'ouverture du toit. Il se redressa et le mouvement amena un nouvel afflux de sang à sa blessure. Puis il y eut des pas qui descendaient. La plante des pieds n'était pas peinte. Un Chasseur de Baleines, peut-être?
Shuganan pressa ses mains contre son côté pour arrêter le sang. En relevant les yeux, il vit Oiseau Gris debout devant lui.
— Le combat est-il terminé ? demanda Shuganan d'une voix sifflante.
— Non, dit Oiseau Gris. Ils se battent encore. Certains ont été tués.
— Kayugh?
— Je l'ignore.
— Pourquoi es-tu là?
— Je suis blessé.
Oiseau Gris boita en avançant vers Shuganan et montra une éraflure sur son mollet.
Pendant un moment Shuganan referma les yeux et lutta contre la douleur de son propre flanc, puis il secoua la tête et dit :
— Cette blessure... ce n'est rien du tout, retourne te battre !
Les yeux d'Oiseau Gris brillèrent et il s'agenouilla près de Shuganan.
— Tu es resté à l'intérieur de l'ulaq, s ecria-t-il avec colère. Qui es-tu pour me donner l'ordre d'aller me battre ?
Puis, comme s'il s'avisait de leur présence pour la première fois, Oiseau Gris regarda les deux Petits Hommes étendus sur le sol de l'ulaq :
— Ces deux-là, demanda-t-il, qui les a tués?
Shuganan ferma les yeux et tourna la tête. A
quoi bon répondre? Quel besoin avait-il de se
vanter devant Oiseau Gris? Que l'homme croie ce qu'il voulait.
Mais Oiseau Gris se pencha sur lui, et l'installa contre une fourrure, en pressant un chiffon mouillé contre sa blessure.
Shuganan laissa son corps se reposer contre la douceur des fourrures.
— Tu vas mourir, dit Oiseau Gris. Je vais rester auprès de toi.
— Va-t'en... aider les autres, supplia Shuganan. Laisse-moi seul.
Oiseau Gris se mit à rire.
— Tu vas mourir, répéta-t-il. Oui, et quand tu seras mort, c'est moi qui recevrai les honneurs. N'ai-je pas tué deux ennemis pour essayer de te sauver? Chagak se tournera vers moi avec gratitude et acceptera de devenir ma femme et tu ne seras plus là pour l'en empêcher.
Shuganan le regarda et vit les petits yeux durs et méchants. Il essaya de parler, mais les mots ne venaient pas. Il referma les yeux et, quand il les ouvrit à nouveau, il vit le visage d'Oiseau Gris et un autre visage, comme la brume qui arrive avant la pluie, le visage d'un esprit penché près d'Oiseau Gris.
Le visage de l'esprit changea, se brouilla comme de la fumée et dessina la forme des yeux, d'un nez, d'une bouche. C'était l'esprit d'Homme-Qui-Tue.
« Je ne suis pas assez fort, pensa Shuganan. Maintenant il est là, attendant que je meure. » Puis il entendit une voix dire : « Tu croyais pouvoir me détruire, vieil homme? » Et il y eut un ricanement.
Shuganan regarda Oiseau Gris, mais celui-ci ne parut pas entendre la voix ou voir l'esprit.
« J'ai rêvé, pensa Shuganan. Je suis en train de mourir. Je rêve. »
« Tu te croyais puissant, dit Homme-Qui-Tue. Ton cercle d'animaux te protège-t-il ? » Il frappa plusieurs sculptures mais les animaux en ivoire ne bougèrent pas.
« Ainsi Homme-Qui-Tue a encore du pouvoir, pensa Shuganan, mais pas suffisamment pour toucher mes animaux. Peut-il faire du mal à Chagak? A Samig? »
La douleur. Soudain elle submergea Shuganan, elle le serra étroitement, précipita ses pensées désordonnées.
« Je vous ai surveillés tout au long de ces mois, toi et Chagak, reprit Homme-Qui-Tue. Je sais que j'ai un fils. »
— Homme-Qui-Tue, ne fais pas de mal à Chagak, murmura Shuganan. Ne fais pas de mal au bébé. Samig fait partie de ton peuple; les Petits Hommes. Ne le tue pas.
Homme-Qui-Tue se mit à rire, puis son visage commença à s'effacer. La douleur de Shuganan cessa et celui qui se penchait sur lui n'était plus Homme-Qui-Tue, mais Oiseau Gris, et c'était lui qui riait.
— Ainsi tu parles aux esprits, vieil homme? ricana-t-il. Maintenant je sais tout. Chagak et toi avez menti. Et que ne me donnera pas Chagak pour sauver la vie de son fils ?
Combien d'hommes? se demanda Kayugh. Combien en restait-il encore? Qu'avait dit Shuganan? Vingt? Trente? Nombreuses Baleines et Roc Dur travaillaient en équipe, s'attaquant aux hommes dès qu'ils arrivaient. Caché à l'ombre des ulas, Kayugh était prêt à utiliser sa lance si un dos se présentait. De cette façon, ils tuèrent trois autres hommes et d'autres arrivaient encore. L'épuisement qu'il éprouvait était presque aussi fort que la douleur à son épaule.
Une forme sombre surgit de l'ombre et s'avança vers Kayugh qui leva son couteau mais l'homme cria :
— Je suis Ventre Rond, et Kayugh se souvint que c'était l'un des Chasseurs de Baleines, un petit homme gras qui riait souvent et portait toujours trois longs couteaux fixés à ses jambes.
Maintenant il tenait deux de ses couteaux, chacun dans une main, et son visage était couvert de sang et de poussière.
— Il ne vient plus personne du dernier ulaq, dit-il d'une voix lasse.
Kayugh le tira sur le côté et l'homme s'appuya contre le mur. Au cours de la bataille le soleil avait commencé à se lever, maintenant le ciel s'éclairait de teintes pourpres.
— Ils ont peut-être cessé de se battre parce que c'est le matin, risqua Ventre Rond.
— Ils ont peut-être cessé de se battre parce qu'ils sont morts, poursuivit Nombreuses Baleines.
— Non, dit Kayugh, les deux premiers qui sont venus sont entrés à l'intérieur de l'ulaq.
— Je les ai vus, confirma Nombreuses Baleines. Ils ne sont pas ressortis.
— Shuganan est mort, dit Kayugh, mais ces mots semblaient vides de sens et il ne ressentait rien sinon l'horreur de tuer, et de la colère contre la folie des hommes qui les poussait à se battre les uns contre les autres.
— Shuganan les a peut-être tués.
— C'est un vieil homme, murmura Kayugh, et il fut surpris du sanglot qui étranglait sa voix.
— Il est vieux mais son pouvoir est grand. Le pouvoir vaut mieux que la force.
Pendant un moment Kayugh tint sa tête contre le mur de l'ulaq. Il aurait souhaité fermer les yeux, mais il ne le fit pas. Qui savait ce qui pou-vait arriver dans la brève obscurité de ses yeux fermés? Le bruit de la bataille avait cessé et la tranquillité de son esprit n'était plus remplie de la pensée du prochain guerrier, du prochain combat. Son épaule se mit à lui faire mal, ses pulsations se répercutaient dans sa tête et jusqu'au côté de son corps. Mais il pensa à Shuganan. Le vieil homme était probablement mort et il songea au chagrin de Chagak.
Quel grand mal avait-elle fait pour mériter les peines qui lui avaient été infligées dans sa vie? Ce n'était pas une femme appartenant au peuple des Petits Hommes, qui accepterait un mari ayant tué d'autres hommes. Elle n'accepterait pas des colliers arrachés au cou de femmes assassinées pour les porter elle-même. Elle n'avait pas haï son peuple, elle n'avait pas mangé plus que sa part. Elle n'était pas paresseuse.
Kayugh regarda la blessure de son épaule et vit la croûte qui s'était formée. Le sang ne coulait plus. Il se redressa et grimpa sur le toit de l'ulaq. Si les Petits Hommes attendaient à l'intérieur, ils sauraient qu'il arrivait. Le poids de son corps pesait sur le toit et ferait tomber de la poussière, mais il ne pouvait attendre sans savoir.
Kayugh descendit plusieurs échelons, s'atten-dant à un coup de lance. Finalement, il sauta et atterrit dans la pièce principale. Une lampe à huile de baleine était allumée, mais ne donnait plus qu'un faible halo de lumière. Shuganan était étendu sur une pile de fourrures, Oiseau Gris assis à côté de lui.
Deux Petits Hommes baignaient dans leur propre sang devant eux.
— Est-ce Shuganan qui les a tués? demanda Kayugh.
Oiseau Gris eut un sourire rusé.
— Crois ce qu'il te plaira, siffla-t-il, puis il se pencha sur Shuganan en ajoutant : j'ai essayé de le protéger... Sa voix traîna et il acheva : il est grièvement blessé.
Kayugh fronça les sourcils. Il vit le chiffon ensanglanté sur le côté de Shuganan et la blessure sur la jambe d'Oiseau Gris. Celui-ci n'avait essayé de protéger personne en dehors de lui-même. Kayugh s'approcha du vieil homme et posa doucement la main sur son front. Shuganan ouvrit les yeux et cligna des paupières.
— Kayugh, dit-il, tu es en vie.
— Nous les avons battus, Shuganan. Ils ne reviendront plus.
Shuganan ferma les yeux et acquiesça.
— Alors, il faut faire venir Chagak, je dois lui parler.
— Je vais y aller. Essaie de dormir. Je la ramènerai.
Oiseau Gris prit le bras de Kayugh et l'attira vers lui.
— Tu es fatigué. Je me suis reposé. Je vais aller chercher Chagak.
— Non...
— Il se meurt, Kayugh. Toi-même tu es blessé et épuisé. Tu n'arriveras pas à temps. Shuganan sera mort quand tu reviendras.
Kayugh regarda Oiseau Gris au fond des yeux et comprit qu'il avait raison.
— Va, alors, et hâte-toi.
Il était tôt le matin. Les autres femmes dormaient encore mais Chagak avait eu un sommeil agité, maintenant elle était nerveuse. Les bébés étaient dans leurs berceaux, aussi elle ne les dérangea pas, elle roula son matelas et sortit de la caverne.
Dehors la bruyère était couverte de rosée et le brouillard s'étendait au-dessus de la vallée, sans atteindre encore les collines. De hauts nuages gris voilaient le soleil, mais à l'ouest on apercevait des petits morceaux de ciel bleu. Chagak s'assit à l'entrée de la caverne et croisa les bras autour de ses genoux relevés.
Consciente d'être trop loin du village pour entendre les cris des hommes ou le fracas des armes, il lui semblait que la nuit apportait d'étranges bruits dominant celui du vent. Au cours de la soirée, les femmes étaient restées tranquilles comme si, elles aussi, entendaient cette différence. La voix de la loutre de mer ne s'était pas élevée pour commenter le comportement d'Épouse Dodue, ni pour calmer les inquiétudes de Chagak chaque fois qu'elle pensait aux Petits Hommes.
Elle-même avait essayé de parler à la loutre. Elle avait fait quelques réflexions à propos du parka qu'elle ferait à Shuganan quand ils retourneraient dans leur île, des bottes en peau de phoque qu'elle confectionnerait pour Kayugh, mais la loutre n'avait toujours pas répondu et maintenant, tandis que se levait l'aube d'un nouveau matin, la peur nouait sa gorge et lui faisait serrer les dents au point que sa mâchoire en devenait douloureuse.
— Chagak !
Quelqu'un l'appelait. Elle se rendit compte que la voix venait de la vallée. Un homme émergea du brouillard.
C'était Oiseau Gris et pendant un moment la joie étouffa la peur de Chagak, mais elle remarqua ses traits tirés, la poussière et le sang qui couvraient son visage, signes de bataille, et elle se demanda si Oiseau Gris ne s'était pas enfui.
Des questions se pressaient dans son esprit. Mais quand Oiseau Gris se tint debout devant elle, elle ne put que considérer son parka arra-ché, la blessure de sa cheville, le pansement ensanglanté qui couvrait sa main gauche.
— Ils sont venus, dit-il d'une voix lasse et tendue, dénuée de toute forfanterie.
Les poils qui poussaient sous son menton tremblaient. Il reprit :
— Certains Chasseurs de Baleines ont été tués dans la bataille, mais tous les Petits Hommes sont morts. Même ceux qui ont essayé de s'enfuir. Les jeunes garçons qui les ont vus arriver sont descendus des collines et ont percé le fond de leurs ikyan. Les rescapés qui ont essayé de fuir se sont noyés.
Oiseau Gris grommela et, jetant son parka sur ses genoux, il s'accroupit les jambes croisées sur la couverture de Chagak. Elle vit que la blessure à la cheville d'Oiseau Gris s'étendait jusqu'à son mollet. Il passa les mains sur les bords de la plaie. Chagak remarqua :
— Cela n'a pas beaucoup saigné, mais il faudrait faire quelques points de suture.
Oiseau Gris fit une grimace :
— Va dire à Coquille Bleue de m'apporter à boire et à manger, grogna-t-il.
Chagak était furieuse qu'il n'ait pas dit un mot de Shuganan, de Kayugh ni même de Longues Dents et, en tant que femme, elle ne devait pas poser de questions, mais son inquiétude était si grande qu'avant de retourner dans la caverne elle demanda :
— Et Shuganan ? A-t-il été blessé ?
— Tu ferais mieux de m'interroger sur Longues Dents, rétorqua Oiseau Gris, il a tué quatre hommes et il n'a qu'une égratignure sur le pouce pour témoigner de sa participation au combat.
La gorge de Chagak se serra. Toutes les frayeurs qui l'avaient assaillie revenaient, elle demanda :
— Es-tu en train de me dire que Shuganan et Kayugh sont morts?
— Je n'ai pas dit cela, mais de quel droit poses-tu ces questions ? Je suis un chasseur et tu n'es qu'une femme.
— J'ai le droit de m'inquiéter, répondit Chagak dont la colère faisait place à la peur, et, si tu veux manger, tu ferais mieux de me répondre.
— Me refuserais-tu de quoi me nourrir? demanda Oiseau Gris.
Mais soudain une voix retentit derrière elle :
— Personne ne te donnera à manger.
Chagak se retourna. C'était Épouse Dodue.
Elle se tenait à l'entrée de la caverne. Elle ne portait que son tablier, les bras croisés sur ses gros seins tombants, ses pieds posés à terre dans la position d'un chasseur.
— Tu as été envoyé ici soit pour nous prévenir, soit pour nous ramener au village, dit-elle, et au lieu de cela tu t'assieds et tu nous menaces. Mon mari est-il mort ou vivant ?
— Ton mari est en vie et il n'est pas blessé, répondit Oiseau Gris, mais ce n'est pas lui qui m'a envoyé. C'est Shuganan.
Le cœur de Chagak battit de joie. Shuganan était vivant ! Mais Oiseau Gris ajouta :
— Il est grièvement blessé, mourant en fait. Il veut parler à Chagak.
L'espoir qui l'avait soutenue tous ces jours dans la caverne s'évanouit et Chagak se sentit vidée de tout comme une outre épuisée et plate.
Puis elle pensa : « Pourquoi Shuganan a-t-il envoyé Oiseau Gris et non Kayugh? » Il savait certainement qu'Oiseau Gris poserait des problèmes.
— Et Kayugh? murmura-t-elle, les mots s'étranglant dans sa gorge.
— Il est blessé, lui aussi, dit Oiseau Gris avec un rapide regard du côté d'Épouse Dodue.
— Mourant?
Oiseau Gris haussa les épaules.
— Je l'ignore. En tout cas, il était trop faible pour venir te chercher.
Chagak serra les lèvres, cachant son chagrin.
— Nous allons partir tout de suite, décida-t-elle en se tournant vers Épouse Dodue.
Mais celle-ci ne parut pas l'entendre :
— Et mon fils ? demanda-t-elle.
— Il était parmi ceux qui ont troué les ikyan des Petits Hommes, répondit Oiseau Gris, et Chagak entendit le rire sourd de la mère. Les Petits Hommes l'ont tué avant de s'en aller et de se noyer.
Le rire d'Épouse Dodue se transforma en long gémissement et elle se mit à entonner un chant de deuil. Elle se laissa tomber sur les genoux et Chagak voulut s'avancer vers elle, mais déjà les femmes sortaient de la caverne, répétant toutes le chant de deuil avant même d'apprendre qui était mort.
— Les Petits Hommes sont morts, cria Oiseau Gris. Ils sont tous morts.
Mais à mesure que les chants de deuil grandissaient, Chagak ne put entendre ce qu'il disait et elle aussi se mit à pleurer, son chagrin allant à Shuganan et au fils d'Épouse Dodue et des hommes qu'elle ne connaissait pas.
42
Chagak se fraya un chemin au milieu de la foule des femmes et entra dans la caverne. Les deux bébés pleuraient. Quelque chose au fond d'elle-même voulait aussi pleurer et crier comme si la colère et le chagrin pouvaient lui ramener Shuganan. Elle commença à ramasser les quelques affaires qu'elle avait apportées, mais ses gestes étaient maladroits et lents.
« Calme-toi, entendit-elle la loutre lui murmurer à l'oreille. Il n'y a aucune raison de te presser. Oiseau Gris ne partira pas avant de s'être restauré. »
« Je partirai sans lui, pensa Chagak. Je connais le chemin. » Mais la loutre répéta : « Calme-toi. » Et Chagak baissa la tête en posant les mains sur ses genoux, s'efforçant de modérer les rapides battements de son cœur. Elle sentit la chaleur des larmes sur ses joues.
« C'est un vieil homme, reprit la loutre. Il a vécu une longue vie. »
« Ça m'est égal, répondit Chagak. Je ne veux pas qu'il meure. J'ai besoin de lui. »
« Peut-être désire-t-il se reposer. Peut-être désire-t-il retrouver sa femme dans les Lumières Dansantes. Son corps est vieux et il est fatigué. D'autres ont besoin de toi. Kayugh et son peuple, ton grand-père Nombreuses Baleines. »
« Oui, concéda Chagak, mais Oiseau Gris a dit que Kayugh était blessé. Et s'il meurt? » « Alors, tu élèveras son fils. »
Chagak suivit Oiseau Gris pour retourner au village. Elle portait les bébés sous son suk ainsi qu'un panier de ses affaires sur le dos. Oiseau Gris n'avait pas offert de l'aider, mais Chagak ne s'y attendait pas.
L'homme prenait prétexte de sa jambe blessée et tenait une canne pour s'aider à marcher dans le sentier. D'abord Chagak avait voulu se presser et elle sentait l'impatience gonfler sa poitrine, mais en marchant la crainte de trouver Shuga-nan et Kayugh morts redoubla et alourdit ses pas.
Quand Oiseau Gris s'arrêta brusquement elle faillit buter contre lui. Elle le regarda et demanda :
— Que se passe-t-il ? Pourquoi t'arrêtes-tu ?
— Nous sommes près du village, il y a quelque chose que je dois savoir avant que nous arrivions.
Chagak leva la tête et rencontra son regard. Elle lut la haine dans ses yeux, une haine qui jaillissait de lui comme un feu brûlant. Elle se raidit et s'obligea à rester immobile. Elle ne voulait pas qu'un homme comme Oiseau Gris la vît trembler. Elle serra les bras autour des bébés et Oiseau Gris ricana.
— Un fils appartient à Kayugh, dit-il. Il sera chasseur. Mais l'autre fils... Les lèvres d'Oiseau Gris se retroussèrent dans un sourire méchant : celui d'Homme-Qui-Tue...
Chagak ouvrit la bouche de stupéfaction et Oiseau Gris éclata de rire.
— En mourant Shuganan s'est mis à parler avec les esprits, ricana-t-il.
Chagak se redressa et prit une longue aspiration.
— Il n'est pas rare que l'on parle avec les esprits, répliqua-t-elle.
— Non, ce n'est pas rare, mais il est tout de même étrange que le père de Samig soit un Petit Homme.
— Ce n'est pas vrai! Le père de Samig est le petit-fils de Shuganan.
Oiseau Gris fit un pas dans sa direction et lui prit les bras.
— Tu mens. N'importe qui peut voir que tu mens. Et je leur dirai la vérité. Ils tueront Samig avant qu'il ne devienne un guerrier et un tueur comme son père.
Chagak leva les bras, repoussa Oiseau Gris et se remit à marcher. Il courut après elle en criant :
— Je le leur dirai à moins que tu ne décides d'être ma femme. Alors peut-être trouverai-je bon d'avoir un tel fils, un tueur comme son père.
Chagak ne se retourna pas. Le cœur battant à tout rompre, elle continua à marcher. Des larmes lui montèrent aux yeux. Elle pria Tugix, elle pria Aka pour qu'ils sauvent son fils d'Oiseau Gris, elle pria pour qu'ils laissent Shuganan vivre.
Mais seule la voix de la loutre vint lui murmurer :
« Shuganan devait être en train de mourir s'il a parlé d'Homme-Qui-Tue. Shuganan battra l'esprit d'Homme-Qui-Tue dans le monde des esprits, quand il ira dans les Lumières Dansantes. Mais c'est toi, et toi seule qui dois battre Oiseau Gris. »
Chagak continua à marcher vers le village, le regard droit. Oiseau Gris la rattrapa, marcha à côté d'elle, mais elle ne le regarda pas.
Ils arrivèrent en haut d'une crête ensemble, Chagak à droite, Oiseau Gris à gauche, et à ce moment-là le cœur de Chagak parut remonter jusqu'au fond de sa gorge.
Un Petit Homme se tenait en bas de la colline, ses vêtements étaient arrachés, ses cheveux maculés de sang. Il était plus grand qu'Homme-Qui-Tue, avec de larges épaules. Il brandit sa lance.
Oiseau Gris sursauta et se cacha derrière Chagak. Le Petit Homme se mit à rire.
Chagak n'arrivait pas à coordonner ses pensées, elle ne sentait plus rien hormis les battements désordonnés de son cœur. Mais Samig bougea sous son suk et le besoin soudain de protéger son fils lui éclaira l'esprit.
— Ton peuple a été battu, cria-t-elle à l'homme.
Il lui répondit quelque chose dans sa propre langue qu'elle ne comprit pas.
— Où est ta lance ? demanda-t-elle à voix basse en s'adressant à Oiseau Gris, mais il ne lui répondit pas.
Sous son suk, Chagak sentit Samig bouger, entendit un faible cri. Laissant tomber son panier elle plongea la main dedans pour saisir son bola. Les pierres étaient petites, destinées à tuer des oiseaux.
« Quelle chance auras-tu contre un homme? » murmura une voix, et Chagak sentit le doute paralyser ses mains.
Mais Samig et Amgigh remuèrent et Chagak entendit la voix de la loutre poursuivre :
« Qui est le plus fort, un homme qui tue d'autres hommes ou une femme avec deux fils à défendre? Qui est le plus fort? Qui a le plus de force pour une juste cause ? »
Chagak saisit le manche du bola et fit voler les pierres au-dessus de sa tête. L'homme qui se tenait au bas de la colline en brandissant sa lance se mit à rire au point que des larmes lui montaient aux yeux.
Alors Chagak laissa le bola s'envoler. Elle regarda les pierres se disperser en un large cercle et vit les yeux du Petit Homme s'agrandir et ses bras se dresser pour s'en couvrir le visage.
Les cordes tombèrent sur ses bras et sa tête, les pierres frappant sa bouche et son cou. Il laissa tomber sa lance, la bouche en sang.
Chagak se pencha pour prendre un couteau dans son panier, puis elle courut en direction de J'homme. Elle le frappa au ventre et il lui lança des coups de pied afin de se débarrasser de cette furie, mais en se débattant ainsi il trébucha et tomba par terre. Chagak vit sa courte lance au milieu du sentier, la saisit et avant qu'il ait pu se détourner elle la plongea dans son cœur. Le Petit Homme essaya encore de se débattre, mais elle pesa de tout son poids sur la lance jusqu'à ce qu'il s'immobilise.
Oiseau Gris se dressa, alors, à côté d'elle. Il prit le couteau des mains de Chagak et trancha la gorge du Petit Homme.
Stupéfaite, Chagak le regarda et vit ses petits yeux se plisser. Elle cracha dans l'herbe à côté du corps.
— Toi, qui te caches derrière une femme, jeta-t-elle à Oiseau Gris, avec mépris, réponds-moi : qui était le père de Samig ?
Oiseau Gris pinça les lèvres sans oser la regarder. Finalement il dit :
— C'était le petit-fils de Shuganan.
— Oui, dit Chagak. Traqueur de Phoques, le petit-fils de Shuganan.
Chagak s'était attendue à voir des ulas incendiés et des corps gonflés, mais la seule preuve de combat était le nombre d'ikyan sur la plage et les nombreuses armes brisées dans les étroites allées entre les ulas.
— Où sont les corps ? demanda-t-elle.
C'étaient les premières paroles qu'elle adressait
à Oiseau Gris depuis leur rencontre avec le Petit Homme. Il désigna un groupe d'hommes sur la plage, rassemblés autour d'un ik rempli par ce qui ressemblait à de la viande et des peaux. Mais Chagak s'aperçut avec horreur qu'il s'agissait de corps d'hommes découpés pour séparer les membres et la tête du tronc afin d'empêcher les esprits de revenir.
— Ils vont pousser l'ik en pleine mer pour le faire sombrer, dit Oiseau Gris. Je vais leur parler de l'homme que nous avons tué.
— C'est moi qui l'ai tué. Moi et mes fils, rectifia Chagak.
Oiseau Gris se redressa et regarda Chagak dans les yeux, puis il détourna son regard.
— Les femmes ne tuent pas les hommes, rétor-qua-t-il.
— J'ai vu comment tu les tuais, mais c'est une chose que seuls toi et moi nous savons.
Pendant un instant Oiseau Gris la dévisagea, puis il désigna l'ulaq de Nombreuses Baleines :
— Shuganan est à l'intérieur.
Chagak acquiesça, posa son panier et grimpa sur le toit de l'ulaq. Arrivée au sommet, elle tourna son regard en direction d'Aka. Elle ne pouvait voir la montagne, mais elle confia les mots au vent : « Laissez-le vivre, pria-t-elle, laissez Shuganan vivre ainsi que Kayugh. Je vous ai offert l'esprit d'un Petit Homme. Donnez-moi leurs esprits en échange de celui que je vous ai offert. »
Elle prit une profonde aspiration avant de se laisser glisser à l'intérieur de l'ulaq. Nombreuses Baleines était assis au centre de la pièce. Kayugh se penchait sur Shuganan à l'extrémité de l'ulaq.
— Tu es la bienvenue ici et tu peux y rester pour élever ton fils parmi nous, proposa Nombreuses Baleines. Je lui apprendrai à chasser la baleine.
Il y avait une douceur dans la voix de son grand-père et Chagak vit des traces de cendres sur ses joues en signe de deuil.
— Je suis désolée pour ton fils, dit-elle.
— Il est mort en brave, répondit Nombreuses Baleines.
— Oui, murmura Chagak, puis elle ajouta : que je décide de vivre ici ou que je retourne dans l'île de Shuganan, tu auras toujours un petit-fils. De toute façon, il te connaîtra et tu le connaîtras.
Nombreuses Baleines inclina la tête et Chagak se dirigea vers Kayugh. Il leva les yeux et elle y lut le chagrin.
— Oiseau Gris m'a appris que tu étais blessé, dit-elle en faisant un geste, mais elle s'arrêta avant de le toucher.
Kayugh lui saisit la main.
— Je suis blessé à l'épaule, répondit-il, seuls les muscles sont touchés.
Chagak retira sa main et la posa sur le front et le cou de Kayugh. Sa peau était fraîche, aucun mauvais esprit n'était venu aggraver sa blessure.
Kayugh lui reprit la main, mais Chagak se tourna vers Shuganan, pâle et immobile sur son matelas.
— Est-il mort? chuchota-t-elle d'une voix tremblante.
Mais Shuganan ouvrit lentement les yeux.
— Je ne serais pas parti avant de te dire au revoir, dit-il d'une voix douce et essoufflée. Il y a un autre homme qui te recherche... un ennemi...
Shuganan essaya de lever la tête, cligna des paupières et referma les yeux. Chagak se laissa tomber sur les genoux à côté de lui.
— Ne t'inquiète pas, grand-père, dit-elle. Oiseau Gris ne nous fera pas de mal. Il a peur. De toi et de moi.
Elle plaça sa main dans la sienne et le sentit se détendre.
— Ton grand-père a tué deux Petits Hommes, dit Kayugh.
Mais Chagak ne l'entendit pas. Elle se pencha sur Shuganan. Soudain son courage et sa force l'avaient abandonnée :
— Grand-père, grand-père, que deviendrai-je si tu me quittes ? Pour qui ferai-je la cuisine ? Quel parka devrai-je réparer ? Dis aux esprits que tu as besoin de guérir. Dis-leur que tu as une fille qui a besoin de toi.
— Non, Chagak. Je suis vieux. Mon temps est venu de partir.
Il fit une pause, ouvrit les yeux et lui sourit :
— Tu m'as apporté de la joie et une partie de moi voudrait rester avec toi, mais je dois partir. Tu as un fils à élever et il a besoin d'un père. Ton mari, Traqueur de Phoques, voudrait que son fils ait un père. Kayugh sera un bon père pour Samig.
— Non, dit Chagak, ne me demande pas d'être une épouse. Comment pourrais-je supporter le chagrin si mon mari meurt ? J'ai supporté trop de morts.
— Le chagrin de ma mort est-il plus grand que les joies que nous avons partagées? demanda Shuganan. Quand tu te rappelles ton père et ta mère, Traqueur de Phoques et Pup, te sou-viens-tu de leur mort ou bien de ce que vous avez partagé dans la vie ?
Et comme si la question de Shuganan lui apportait une réponse, Chagak soupira :
— Je me souviens de notre vie ensemble.
Shuganan sourit et referma les yeux. Dans le
silence de l'ulaq, Chagak surveilla le rythme de sa respiration qui devenait de plus en plus courte, mais le vieil homme ouvrit encore les yeux :
— Au début, quand je fermais les yeux, il n'y avait que l'obscurité ou des rêves. Maintenant il y a de la lumière. Accroche-toi à la vie, Chagak, et ne crains pas la mort.
Puis ses yeux s'obscurcirent et la lumière de l'esprit ne brilla plus. Chagak retint ses larmes. Pendant un moment elle souhaita pouvoir partir avec Shuganan, pouvoir connaître la liberté de la mort. Mais au même moment, elle sentit Samig remuer sous son suk et la loutre murmura : « Beaucoup de personnes ont besoin de toi ici. Choisirais-tu de quitter Samig, Amgigh ou même Kayugh ? »
Espérant que l'esprit de Shuganan pouvait encore l'entendre, Chagak dit à Kayugh :
— Si tu acceptes d'élever Samig comme ton propre fils, je serai ta femme.
Ils restèrent avec les Chasseurs de Baleines pendant les funérailles et les cérémonies mortuaires et traversèrent ensemble ces jours de deuil. Nombreuses Baleines offrit à Shuganan une place d'honneur dans son ulaq des morts, mais Kayugh le surveilla avec attention et lut le désir dans ses yeux quand il regardait le fils de Chagak.
Beaucoup de Chasseurs de Baleines désiraient avoir Chagak pour femme. Kayugh entendit deux hommes offrir une dot à Nombreuses Baleines et son cœur s'inquiéta. Après des mois de voyage qu'avait-il à offrir à Nombreuses Baleines pour sa petite-fille? Il ne possédait pas de peaux de phoque, pas de graisse de baleine. Un Chasseur de Baleines pouvait offrir le prix d'une épouse et Nombreuses Baleines aurait son petit-fils élevé dans son propre village, peut-être même dans son propre ulaq. Quel espoir restait-il à Kayugh ?
Mais plusieurs jours après les funérailles, il se rendit chez Nombreuses Baleines et interrompit les cérémonies de deuil. Épouse Dodue était assise dans un coin sombre de l'ulaq. Elle paraissait plus petite, plus calme depuis la mort de son fils.
Nombreuses Baleines avait marqué son corps de charbon et à son côté se trouvait la lance de son fils et un harpon d'homme.
— Ils appartiennent à mon fils, dit-il, un jour ils reviendront à mon petit-fils.
Kayugh fut ému par la douleur qu'il lut sur le visage de cet homme et, pendant un moment, il ne put parler.
— Je suis venu te demander le prix de ta petite-fille Chagak que je souhaite épouser.
Pendant un long moment, Nombreuses Baleines ne répondit pas. Et Kayugh pensa : « Quel droit ai-je à faire cette demande ? Quel droit ai-je à lui prendre un petit-fils et une petite-fille? »
— D'autres se sont déjà présentés, répondit Nombreuses Baleines.
— Je suis un bon chasseur, dit Kayugh, mais ces mots paraissaient une vantardise et non une assurance d'assurer le bonheur de Chagak.
Nombreuses Baleines poursuivit comme si Kayugh n'avait pas parlé :
— D'autres se sont présentés, répéta-t-il. Je n'ai pas eu de réponse à leur donner. Mais pour toi j'ai un prix à demander. Quelque chose de juste. Il soupira et regarda Kayugh longtemps avant de dire : une baleine.
Kayugh retint sa respiration et sentit son désappointement tendre les muscles de son bras blessé.
Nombreuses Baleines désigna le pendant représentant une baleine sur la poitrine de Kayugh et précisa :
— La baleine que Shuganan a sculptée pour toi.
Kayugh ouvrit la bouche et ne sut que dire.
— Serait-il juste de te demander davantage? dit Nombreuses Baleines. Chagak t'appartient. Promets-moi seulement que je verrai mon petit-fils.
— Oui, assura gravement Kayugh, tu verras ton petit-fils.
L'épaule de Kayugh était douloureuse mais la blessure guérissait. Il pourrait encore chasser et serait capable de lancer son harpon. La douleur n'était rien.
Il enfonça sa pagaie dans l'eau et regarda l'ik des femmes. Chagak était assise à l'avant, Nez Crochu à l'arrière.
Kayugh se posait toujours des questions sur le premier mari de Chagak et les conditions de sa mort. Oiseau Gris évitait Chagak mais, si elle laissait Samig près de Kayugh, Oiseau Gris crachait par terre et parlait de chasse, d'ikyan ou de l'homme qu'il avait tué en ramenant Chagak au village. Et, bien qu'il parlât de choses étrangères aux enfants, il gardait les yeux sur Samig en étudiant le visage de l'enfant, ses mains et ses pieds.
Pour Kayugh, le chagrin de Chagak était quelque chose qui faisait partie intégrante d'elle-même, une ombre planant en permanence sur son esprit — et il n'osait pas lui parler de l'intérêt qu'Oiseau Gris portait à Samig ou lui poser de questions personnelles.
Bien qu'elle ait promis d'être sa femme, il avait pris soin de lui laisser le choix de rester avec les Chasseurs de Baleines ou de revenir avec lui. Elle avait décidé de l'accompagner et, pour le moment, ce choix était suffisant.
Sachant qu'ils atteindraient la plage de Shuganan avant la nuit et qu'elle viendrait le rejoindre sur sa couche, Kayugh sentait une immense joie l'envahir et un désir naître au creux de ses reins.
Toute la journée, Longues Dents s'était livré à des plaisanteries douteuses. Il approchait son ikyak de celui de Kayugh en faisant des réflexions sur le mariage et le fait de prendre une nouvelle femme, puis il s'éloignait en riant au milieu du bruit des vagues. La dernière fois que Longues Dents s'était approché, Kayugh s'était contenté de répondre en riant :
— Tu es seulement jaloux parce que je vais avoir deux fils.
— Oui, avait dit Longues Dents en souriant toujours, mais tu n'en aurais eu aucun sans Chagak. Sois un bon mari pour elle.
— Je serai un bon mari, assura Kayugh, et, durant, le reste de la journée, Longues Dents ne fit plus aucune plaisanterie.
43
Chagak se redressa pour soulager la douleur de ses épaules. Quand ils étaient arrivés sur la plage de Shuganan, les femmes avaient déchargé l'ik et maintenant elles nettoyaient leurs ulas.
Le premier geste de Chagak avait été d'essuyer la poussière des nombreuses sculptures de Shuganan et elle avait encore soupiré de n'avoir pu ramener son corps avec eux, pour le laisser reposer dans l'ulaq des morts près des restes de sa femme. En travaillant, elle ne put s'empêcher de pleurer mais essuya vivement ses larmes.
— Tu as assez pleuré, dit-elle à haute voix. Finis ton deuil et occupe-toi de tes enfants.
Elle changea les deux bébés et les mit dans leurs berceaux, puis elle s'installa près d'une lampe à huile et sortit son panier à couture. Après avoir enfilé un morceau de fil dans une aiguille elle essaya de travailler à des bottes en peau de phoque qu'elle avait commencées pour Kayugh, mais le fil n'arrêtait pas de se casser et finalement elle posa l'ouvrage et croisa les mains sur ses genoux.
Ses craintes concernant Oiseau Gris et la méchanceté qu'elle lisait dans ses petits yeux noirs n'étaient qu'une partie de ses inquiétudes. Elle savait que Kayugh n'allait pas tarder à revenir et ses doigts tripotaient le collier qu'il lui avait offert. D'une part elle ne pouvait s'empê-cher de penser à lui tel qu'il était, sans son parka, ses muscles brillant à la lueur des lampes, et elle riait aux plaisanteries de Nez Crochu sur les rapports entre mari et femme, mais elle n'oubliait pas sa nuit avec Homme-Qui-Tue.
Puis elle entendit des pas sur le toit de l'ulaq, vivement elle enveloppa sa couture et l'enferma dans son panier.
« Du moins, il amène Baie Rouge avec lui », chuchota la loutre de mer, et Chagak hocha la tête en pensant avec soulagement que l'enfant leur offrirait un sujet de conversation, quelque chose qui les empêcherait de parler de devenir mari et femme.
Mais quand Kayugh descendit dans l'ulaq, il était seul.
— Nez Crochu a bien voulu prendre Baie Rouge pour la nuit, dit-il en souriant, et Chagak essaya de sourire elle aussi.
— Tes fils dorment.
Amgigh était fort maintenant. Il mangeait bien et se retournait vers ses seins, même dans son sommeil, le lait coulant au coin de sa bouche. Chagak se sentait fière de sa force. Elle n'avait pas été capable de sauver Pup, mais peut-être que dans son chagrin, dans sa lutte contre Homme-Qui-Tue, elle avait puisé de nouvelles ressources lui permettant d'aider les autres et de sauver un bébé trop faible pour survivre.
— Amgigh est là, au-dessus de ma couche, dit-elle.
Mais Kayugh se contenta de hocher la tête et ne chercha pas à voir son fils. Il retira son parka et se tint devant Chagak seulement vêtu de son tablier.
Éprouvant le besoin de se sentir habillée, Chagak avait gardé son suk, mais ses mains vides la rendaient maladroite et elle regretta d'avoir rangé sa couture.
— As-tu faim? Désires-tu manger? demanda-t-elle.
Kayugh secoua la tête et prononça les premiers mots de la cérémonie de mariage :
— Quelqu'un a dit que tu serais ma femme...
— Oui, répondit Chagak avec précaution, en suivant les instructions que Nez Crochu lui avait données pour répondre par les quelques mots précédant le mariage utilisés dans le village de Kayugh.
Celui-ci prit place à côté d'elle.
— Quelqu'un a dit que ton mari, le père de Samig, était mort.
Chagak regarda avec anxiété en direction de sa couche. Pourquoi avait-elle si bien nourri les bébés? Ils auraient pu être éveillés maintenant, et crier pour faire diversion et lui donner du temps pour se faire à l'idée de devenir une épouse.
— Chagak ?
Se rappelant qu'elle devait répondre, elle dit :
— Oui. Il est mort.
Et pendant un moment son esprit se tourna, non pas sur Homme-Qui-Tue ni même sur Kayugh, mais sur Traqueur de Phoques, le seul à avoir été son mari, et elle sentit une grande tristesse l'envahir. Puis en levant les yeux elle vit Kayugh qui la regardait interrogativement.
— Veux-tu appartenir à quelqu'un d'autre? ajouta-t-il doucement, sans colère. A un Chasseur de Baleines, à Longues Dents ou à Oiseau Gris?
— Non, dit Chagak en baissant les yeux pour cacher son embarras.
— Je garderai cet ulaq plein de nourriture. Je rapporterai de l'huile de phoque et j'apprendrai à nos fils à chasser.
Chagak sentit des larmes lui monter aux yeux
et ne put lui répondre. Elle se couvrit le visage de ses mains. Qu'allait-il penser maintenant qu'il avait vu la folie de ses larmes ?
— Tu ne veux pas de moi, constata Kayugh d'une voix sans timbre.
Chagak s'essuya les yeux et resta assise sans parler pendant un moment avant de se décider à avouer :
— J'ai peur.
Le visage de Kayugh retrouva sa douceur et il sourit.
— Tu as déjà eu un mari, Chagak, de quoi as-tu peur?
— Je suis folle, dit-elle en essayant de sourire.
Alors, il vint s'asseoir à côté d'elle comme un
homme s'assied dans son ikyak, les jambes droites, à plat contre le sol, et il l'attira sur ses genoux en la serrant contre sa poitrine et en lui caressant le dos, comme elle le faisait pour calmer Samig ou Amgigh quand ils pleuraient.
Elle se tint immobile. Pourquoi avoir peur? C'était Kayugh, un homme si bon, toujours plein de considérations. Elle n'avait pas été la véritable épouse d'Homme-Qui-Tue. Elle avait été une esclave. Il ne l'avait pas traitée comme un mari doit traiter sa femme.
Elle se pressa contre Kayugh et il glissa la main sous son suk tout en continuant à lui caresser le dos. Mais soudain dans l'esprit de Chagak se dressa le souvenir d'Homme-Qui-Tue tenant un couteau, coupant l'un de ses seins, et elle ressentit encore la douloureuse impression éprouvée lorsqu'il l'avait pénétrée, l'odeur de poisson de son haleine, son poids sur elle jusqu'à ce qu'il ait cessé de bouger en supportant sa douleur.
Mais non, se dit-elle, c'est Kayugh. Son haleine est chaude et parfumée. Elle toucha la cicatrice rose sur son épaule et ressentit une grande satisfaction à se dire qu'il guérissait si bien.
Devait-elle lui parler d'Homme-Qui-Tue ? Non, se dit-elle, pourquoi courir le risque que quelqu'un sache? Pourquoi courir le risque que Samig soit méprisé et peut-être tué? Cependant elle devait une explication à Kayugh. Au moins une partie de la vérité.
Chagak se détacha de lui et, le regardant dans les yeux, elle dit :
— Le père de Samig m'a fait mal.
Et elle lut la surprise sur le visage de Kayugh, puis la colère.
— Il est heureux qu'il soit mort, dit-il.
Puis il lui retira son suk et le posa à côté d'eux. Il prit le menton de Chagak et lui releva le visage :
— Je ne te ferai pas mal, Chagak, assura-t-il.
Il la serra contre lui et elle sentit la chaleur de
sa peau contre ses seins.
Chagak lui passa les bras autour du cou et ressentit de la joie à leur intimité. Kayugh la souleva et l'emporta sur sa couche. Il letendit sur les fourrures et s'assit près d'elle.
— Je serai un bon mari pour toi, Chagak, murmura-t-il, je ne te ferai jamais mal.
Il caressa doucement ses bras. Chagak retint un frisson, quelque chose l'attirait vers lui, mais la peur était toujours là et, dans l'obscurité, elle tendit la main pour toucher son visage comme pour s'assurer que c'était bien Kayugh qui était avec elle, Kayugh qui la touchait.
Il caressa ses bras et ses jambes, puis passa la main sur son ventre, la touchant aux endroits qu'Homme-Qui-Tue avait touchés, mais avec des gestes doux, ses doigts remuant lentement.
« Était-ce cela que Shuganan voulait me faire comprendre ? se demanda Chagak. Qu'il y aurait un autre commencement. Un autre et encore un autre ? Car après chaque fin il y a un commencement. Après chaque mort, une nouvelle vie. »
Et quand Kayugh finalement s'allongea sur elle, Chagak n'eut plus peur.
Glossaire des mots indigènes
Aka : (aleut) en haut, qui se dresse.
Amgigh : (aleut) (se prononce avec une voyelle non définie entre le « m » et le « g » et une fin muette) sang.
Babiche : lanière faite de cuir brut. Vient probablement du mot indien Cree « assababish », diminutif de « assabab » fil.
Chagag : (aleut) également chagagh — obsidienne (dans le dialecte aleut Atkan, cèdre rouge).
Chigadax : (aleut) (terminaison muette) parka imperméable fabriqué avec des intestins de lion de mer, d'ours ou d'œsophage de lion de mer, ou de la peau de la langue de baleine. Le capuchon porte un cordon et les manches sont nouées au poignet pour voyager en mer. Ce vêtement arrivant à longueur de genou était souvent décoré avec des plumes et des morceaux d'œsophage coloré.
Ik : (aleut) embarcation en peau, ouverte sur le haut.
Ikyak : (pl. ikyan) (aleut) également iqwas (pl. iqyas) embarcation en forme de canoë faite en peaux tirées sur une structure en bois avec une ouverture sur le haut pour l'occupant. Un kayak.
Kayugh : (aleut) également kayux. Force du
muscle. Pouvoir. Samig : (aleut) poignard en pierre ou couteau. Shuganan : (origine et signification obscures) se
réfère à un peuple ancien. Suk : (aleut) (également sugh, terminaison muette) parka avec un col droit. Ce vêtement était souvent confectionné en peaux d'oiseaux et pouvait être porté à l'envers ou à l'endroit (les plumes à l'intérieur pour leur chaleur). Tugix : (aleut) aorte — grand vaisseau sanguin. Ulakidaq : (aleut) une multitude d'habitations —
un groupe de maisons. Ulaq : (pl. ulas) également ulax. Habitation creusée sur le flanc d'une colline, renforcée par des chevrons en bois ou des mâchoires de baleine et couverte de chaume ou d'herbe.
Les mots indigènes cités ici sont définis selon leur utilisation dans Ma mère la terre, mon père le ciel. Comme de nombreuses langues indigènes rapportées par les Européens, il existe différentes orthographes pour presque chaque mot et souvent des nuances selon les dialectes.
Composition réalisée par EURONUMÉRIQUE
IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN La Flèche (Sarthe). Librairie Générale Française - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris. ISBN : 2-253-14638-2
1 Ikyan : pluriel d'ikyak (embarcation).
2 Ulas : pluriel d'ulaq (maison).
3 Caribou : lichen des régions arctiques.
4 Chagak : obsidienne en dialecte aleut.
5 Babiche : lien fait de lanières en cuir.