Ma mère la terre
mon père le ciel

Huit mille ans avant notre ère, les glaces recouvrent la plus grande partie de la planète. Dans les îles Aloutiennes, où pêcheurs et chasseurs affrontent la menace continuelle de la faim, naît la jeune Chagak, promise dès l'enfance à Traqueur de phoques, l'un des plus valeureux jeunes hommes de la tribu.

Le massacre des siens par une horde de nomades va bouleverser son destin. Elle doit s'enfuir, seule dans un monde hostile, emmenant son petit frère de quatre mois. Sa vie sera dominée par l'appel de la vengeance...
Cette épopée envoûtante, servie par une remarquable documentation, nous entraîne dans les commencements de l'humanité, au cœur d'un monde hanté par la violence, la peur, l'obsession de survivre, l'amour.
31/4638/8 Code prix
LP 12
Dépôt légal Impr. 3457D Édit.4259 04/1999 0
9 f O C. C. J J IH-UJOt
MA MÈRE LA TERRE MON PÈRE LE CIEL
Sue Harrison vit avec son mari et ses deux enfants dans le Michigan aux États-Unis. Sa grande fresque romanesque est le fruit de dix années de recherches sur l'anthropologie préhistorique, la culture, l'archéologie et les langues des Américains d'origine et a connu un grand succès aux États-Unis. Elle comprend Ma mère la terre, mon père le ciel, Ma sœur la lune et Mon frère, le vent.
Paru dans Le Livre de Poche : Ma sœur la lune
Ma mère la terre Mon père le ciel
traduit de laméricain par marie-louise navarro
LATTÈS
Titre original :
mother earth, father sky
publié par Doubleday
© 1990, by Sue Harrison © 1996, Éditions Jean-Claude Lattès pour la traduction française
A Neil
qui m'a tout appris sur la joie et la vie,
à nos enfants Neil et Krystal qui nous ont tout appris sur l'amour,
et à la mémoire de notre fille
Koral.

PROLOGUE
Le bâton à creuser en os de baleine était froid dans la main de Shuganan. Il s'appuya dessus en marchant et l'extrémité de la canne marquait son passage par de petits trous dans les graviers sombres de la plage.
La raideur des articulations de Shuganan avait déformé son corps. Autrefois il était grand et mince, maintenant son dos était voûté, ses mains déformées et ses genoux enflés. Mais quand il se trouvait près de la mer et que les vagues venaient se briser à ses pieds, il se sentait jeune encore.
Au bord du rivage, à l'endroit où la marée avait laissé une flaque d'eau, Shuganan vit plusieurs oursins. Il pataugea dans l'eau et utilisa son bâton pour pousser les oursins dans son panier qui était presque plein.
Puis il aperçut le morceau d'ivoire. Ses mains tremblèrent en ramassant ce fanon de baleine, cadeau rare offert par quelque esprit bienveillant.
Un autre signe, pensa-t-il, quelque chose de plus qu'un rêve. Shuganan ferma les yeux et serra la sculpture inachevée qu'il portait suspendue à son cou. C'était une des nombreuses figurines qu'il avait exécutées, mais celle-ci semblait être sortie de l'ivoire de son propre gré. Shuga-nan avait tenu le couteau, mais en travaillant c'était comme si d'autres mains avaient guidé la sienne, comme s'il avait seulement regardé pendant que la lame faisait jaillir l'image. — Bientôt ! dit-il.
Dans sa joie il se mit à rire et pendant un moment son rire parut aussi fort que le vent, plus bruyant que la mer.
Première partie ÉTÉ 7056 AVANT J.-C.
1
Six jours. Les chasseurs étaient partis depuis six jours, et pendant ce temps il y avait eu un orage, de la pluie et du tonnerre qui semblaient venir des montagnes et les vagues avaient laissé les plages nues.
Six jours. C'était trop long, pensa Chagak. Beaucoup trop long. Et pourtant elle s'assit sur le bas monticule de l'ulaq en terre de son père et attendit en regardant la mer. Elle lissa les plumes sombres de son suk. Sa mère lui avait donné ce vêtement le matin afin de remplacer le parka à capuchon pour enfant devenu trop petit. Ce cadeau était un signe que Chagak était maintenant une femme, mais il représentait encore davantage. C'était aussi la façon de sa mère de s'adresser aux esprits, une petite voix de femme qui disait : « Vous voyez, ma fille porte un nouveau suk. Il est temps de se réjouir. Sûrement vous n'allez pas plonger ce village dans le malheur. »
Aussi Chagak tendit-elle ses bras dans le vent, prière silencieuse pour que les esprits la voient, remarquent ce magnifique suk que sa mère avait confectionné avec tant de soin, utilisant plus de vingt peaux d'oiseaux; les plumes de cormoran avaient toujours la riche senteur de l'huile employée pour adoucir les peaux.
— Regardez-moi, avait envie de crier Chagak aux esprits de la grande montagne Aka qui veillaient sur leur village. Cette fille est une femme maintenant et certainement, pour son bonheur, vous allez ramener les chasseurs de la mer. Sûrement vous n'allez pas nous laisser devenir un village de femmes et d'enfants.
Mais seuls les hommes pouvaient faire appel aux esprits. C'est pourquoi la jeune fille se contenta d'étendre les bras et retint les mots qui se pressaient sur ses lèvres.
Un vent souffla de la mer, apportant une senteur de poisson et une fraîcheur qui poussa Chagak à rentrer ses longs cheveux sous le bord du haut col de son suk. Celui-ci dépassait ses genoux de sorte que lorsqu'elle se baissait, il était assez long pour toucher le sol et garder ses pieds nus au chaud. Elle remonta ses mains à l'intérieur des manches et scruta la ligne grise et blanche entre le ciel et la mer à l'endroit où les points noirs des ikyan 1 se distingueraient en premier.
C'était l'été, mais, même en cette saison, le ciel était habituellement gris, l'air brumeux et lourd, empreint de cette buée s'élevant de la mer. Ce vent qui gardait les hivers chauds — avec la pluie aussi fréquente que la neige — rendait aussi les étés frais. Et il ne s'arrêtait jamais, jamais de souffler.
Chagak ouvrit la bouche et laissa le vent gonfler ses joues. L'imaginait-elle ou y avait-il un goût de lion de mer dans cette bouffée de vent ? Elle ferma les yeux et avala. Oui, il avait un goût de lion de mer, pensa-t-elle, et pourquoi y aurait-il eu des lions de mer aussi près de l'île du Premier Homme? A nouveau elle remplit sa bouche de vent. Oui, oui, elle avait bien ce goût dans la bouche. Peut-être que les chasseurs revenaient avec les lions de mer qu'ils avaient attrapés au cours de leur chasse. Cependant Chagak n'appela pas sa mère. Pourquoi éveiller des espoirs quand ce n'était peut-être que le tour d'un esprit malin faisant goûter à Chagak ce qui n'était pas là?
Elle surveilla l'horizon en gardant les yeux grands ouverts jusqu'à ce que le vent les remplisse de larmes. Elle essuya l'humidité de ses joues avec sa manche et au moment où la douceur des plumes de cormoran frôla sa peau elle aperçut le premier ikyak, une fine ligne noire sur la ligne blanche de la mer. Puis un autre et un autre encore.
Chagak appela sa mère à travers l'ouverture carrée, à la fois entrée et trou pour la fumée, qui était creusée à travers le toit d'herbe et les chevrons en bois de l'ulaq.
— Ils arrivent ! Ils arrivent !
Au moment où sa mère surgissait de l'ulaq, d'autres femmes émergeaient de l'intérieur sombre d'autres ulas2. Elles clignaient des yeux et les abritaient de la lumière du jour.
Ces femmes attendaient en silence mais Chagak entendit le doux murmure de sa mère qui comptait les embarcations. Dix ikyan étaient partis. Dix revenaient.
L'une des femmes entonna un chant d'action de grâces à la mer et en l'honneur des chasseurs. De jeunes garçons et de vieux hommes se pres-saient de descendre des falaises et des ulas pour aller aider les chasseurs à tirer leurs ikyan à terre.
Les femmes suivirent, en chantant toujours. Étant la plus jeune parmi ces femmes, Chagak se tint derrière le groupe mais qui devant les petites filles.
Les lions de mer étaient attachés à l'arrière des deux premiers ikyan : les animaux étaient presque aussi longs que les embarcations.
Parmi les chasseurs : Soleil Rouge, l'oncle de Chagak, et Traqueur de Phoques, l'un des plus jeunes chasseurs du village, mais qui déjà au cours de l'été avait rapporté six phoques et maintenant un lion de mer.
Quand son ikyak fut dans les eaux peu profondes, Traqueur de Phoques sauta et commença à tirer l'animal à terre, avant de couper la ligne qui le retenait à l'embarcation.
Chagak s'efforça de regarder les autres chasseurs afin que son chant fût autant pour son oncle que pour Traqueur de Phoques, mais il semblait que quelque chose la forçât à regarder le jeune homme et à deux reprises, tandis qu'il aidait à ramener l'animal sur la pente couverte de galets, le regard de Traqueur de Phoques rencontra celui de Chagak et chaque fois, bien qu'elle continuât à chanter, un frisson la secoua comme si le lion de mer n'avait été ramené qu'en son honneur.
La mère de Traqueur de Phoques vint chercher sa part de la chasse : les ailerons du lion de mer et l'épaisse couche de graisse sous la peau. Mais soudain Traqueur de Phoques secoua la tête et se tourna vers le père de Chagak en lui tendant un long couteau de chasse en pierre :
— J'ai besoin d'une femme, dit-il. Que cet animal soit le premier paiement pour le prix de ta fille.
Le père de Chagak hésita et la jeune fille couvrit son visage de ses mains tandis que derrière elle, ses amies se mettaient à rire. Mais elle observait son père à travers ses doigts tremblants pendant que celui-ci se tournait vers la mère de Chagak. Celle-ci inclina la tête comme si elle avait toujours su ce que Traqueur de Phoques préparait. Alors le père de Chagak découpa la peau épaisse et commença à donner à chaque homme une part pour sa famille. Chagak regarda Traqueur de Phoques et détourna aussitôt les yeux, ses joues devenant soudain trop chaudes même sous ce vent froid. Mais sa mère frappa des mains et la poussa vers le lion de mer et là, devant tout le village réuni, Chagak et sa mère commencèrent le dépeçage.
Chagak fut soulagée que son père ait récemment aiguisé son couteau de femme de sorte que la lame entamait facilement la chair et la graisse. La jeune fille commença le dépeçage de façon si vive et si précise que bientôt sa mère s'assit sur ses talons et laissa sa fille terminer la besogne.
Traqueur de Phoques la surveilla longtemps et Chagak sentit la chaleur de son regard sur le sommet de sa tête et sa nuque à l'endroit où ses cheveux noirs disparaissaient sous le col de son suk. Malgré sa timidité, et tout en continuant à travailler le cœur battant, elle risqua un coup d'œil vers Traqueur de Phoques. Il lui sourit. Mais finalement il se détourna pour aider les autres chasseurs et prendre sa part de l'autre lion de mer.
Quand Chagak et sa mère eurent terminé, elles plièrent et roulèrent la peau, la chair à l'intérieur, puis elles enveloppèrent les os dans une vieille dépouille de phoque. Plusieurs femmes les aidèrent à porter les paquets dans leur ulaq.
Chagak s'était attendue à commencer tout de suite le dépeçage de la peau, mais sa mère lui indiqua les rangées de bateaux de femmes près de la plage.
— Nous devons rendre visite aux loutres de mer, dit-elle.
Aussi Chagak et sa mère transportèrent-elles jusqu'au bord de la mer leur bateau de femme, un ik ouvert, construit en bois sec et doublé de peau de lion.
La mère grimpa la première et Chagak poussa l'embarcation dans les eaux peu profondes. La fraîcheur de la mer engourdit ses chevilles au point de lui faire mal. Lorsque l'ik fut assez loin de la rive, elle sauta à bord et sa mère lui tendit une pagaie en l'invitant à se diriger vers les lits de varech où vivaient les loutres de mer.
D'abord Chagak crut que sa mère allait lui raconter l'histoire du jour où une loutre avait sauvé la vie de son père. C'était une histoire qu'elle avait entendue bien souvent, à propos de la façon dont la loutre avait dirigé son père vers la terre, alors que son ikyak avait été retourné par un orage. Depuis ce temps, son père considérait les loutres comme sacrées et ne les chassait plus pour leur peau ou leur chair.
En soupirant Chagak ferma les yeux et attendit que sa mère commence son récit, mais celle-ci demanda :
— Qui sont de meilleures mères que les loutres? N'ont-elles pas enseigné à la première femme à soigner ses enfants ?
Alors Chagak ouvrit les yeux et regarda les loutres pendant que sa mère lui expliquait comment être une bonne épouse et plaire à son mari. Elle parla des traditions de leur peuple, celui du Premier Homme. Comment le monde n'était constitué que d'eau avant que les loutres décident qu'elles avaient besoin de la terre ferme pour se cacher quand il y avait des orages. De leur côté, les phoques voulaient des plages où ils pourraient mettre leurs bébés au monde. Aussi chacun de ces animaux travailla-t-il dur et creusa-t-il le fond de la mer pour rapporter de la boue jusqu'à ce qu'il y en ait assez pour constituer une longue courbe de terre au-dessus de la mer. Puis les montagnes se formèrent pour garder les plages. De l'herbe verte et brillante grimpa à l'assaut des montagnes. La bruyère et toutes les plantes poussèrent. Les oiseaux arrivèrent, puis les petits mammifères rongeurs appelés lemmings et enfin les hommes.
Le peuple de Chagak était le premier à s'être installé sur cette terre et avait pris le nom de Premier Homme. Aka, la montagne sacrée, protégeait leur village comme d'autres montagnes protégeaient d'autres villages à l'est et à l'ouest, tout le long d'une bande de terre qui s'étendait jusqu'aux confins du monde, de la glace à la glace.
Tandis que la mère de Chagak parlait, les loutres aussi semblaient écouter. L'une d'elles s'approcha de l'ik, son bébé cramponné sur son dos, une autre loutre nagea assez près pour que Chagak pût la toucher. Mais lorsqu'elle leva la main, la loutre plongea dans une vague, s'entoura de varech et se mit à flotter, son petit museau pointu juste au-dessus de l'eau, les yeux clos comme si elle dormait.
Puis Chagak ressentit un picotement sur son bras, un pincement à son ventre car une voix — peut-être celle de l'esprit d'une autre loutre — chuchota : « Bientôt, toi aussi tu auras des bébés, tes propres bébés. »
Ce soir-là après leur retour, Traqueur de Phoques vint dans l'ulaq. Tout d'abord Chagak fut intimidée. Bien qu'elle ait toujours connu
Traqueur de Phoques, il était difficile de penser à lui comme à un mari.
Pendant que le jeune homme parlait de chasse et d'armes avec son père, Chagak resta assise dans un coin sombre, tête baissée, mais le travail qu'elle faisait était de ceux qu'elle exécutait depuis son enfance et ne nécessitait pas la surveillance de son regard, mais seulement l'agilité de ses doigts pour sentir l'épaisseur de la peau. Aussi semblait-il qu'un esprit dirigeait ses yeux vers Traqueur de Phoques et elle vit que tout en parlant à son père, le regard du jeune homme parcourait les murs de l'ulaq, les rideaux séparant la pièce principale de celles où l'on dormait, les niches qui renfermaient les cannes à creuser et les réserves de nourriture.
Oui, pensa Chagak, Traqueur de Phoques s'intéressait à son ulaq. Lui et Chagak vivraient là avec sa famille, du moins jusqu'à ce qu'ils aient leur premier enfant.
C'était un bel ulaq sec et solide. L'un des plus grands du village, assez haut pour qu'un homme pût s'y tenir debout, et même Chagak qui avait maintenant atteint sa taille adulte pouvait se tenir droite dans la pièce où elle dormait sans s'accrocher les cheveux aux chevrons. Son père pouvait franchir cinq pas dans toutes les directions, depuis le tronc d'arbre central permettant de grimper sur le toit, avant d'atteindre les épais murs de terre.
« Nous serons heureux ici », pensa Chagak. Traqueur de Phoques la regarda et sourit ; puis il demanda quelque chose au père de la jeune fille, se leva et vint s'asseoir à côté d'elle. La lampe à huile de phoque dessinait des halos jaunes sur les parents de Chagak. Son père aiguisait la pointe d'un harpon, sa mère terminait un panier.
Il faisait chaud dans l'ulaq, aussi Chagak ne portait-elle qu'un tablier en herbe tissée, son dos et ses seins nus. Traqueur de Phoques commença à raconter sa chasse, ses yeux noirs brillaient en parlant et ses cheveux voletaient sur ses épaules.
Soudain il attira la jeune fille sur ses genoux et la serra dans ses bras. Elle en fut surprise et heureuse, mais craignait de se tourner vers ses parents et se sentait trop intimidée pour regarder Traqueur de Phoques.
Il lui caressa les bras et le dos et Chagak jeta un coup d'œil inquiet vers son père. Mais il ne semblait pas se soucier d'elle et ne même pas remarquer qu'elle était assise sur les genoux de Traqueur de Phoques.
Alors elle ne dit rien et resta seulement immobile, redoutant que tout mouvement intempestif vienne trahir sa joie et attire l'envie de quelque esprit jaloux.
Chagak ramassa une autre framboise sauvage et la laissa tomber dans le sac tressé qui était maintenant plein à ras bord au point que les baies du fond s'écrasaient et que le jus dégoulinait sur ses pieds nus.
Sa mère lui avait accordé une journée de liberté. Aussi Chagak était-elle partie dans la montagne en essayant de retrouver le carré d'ivraie qu'elle avait découvert deux étés plus tôt. L'herbe y était plus sauvage que celle poussant près de la mer et en séchant elle prenait une couleur vert foncé. Chagak l'utilisait pour faire les bordures quand elle tissait les modèles des rideaux et des tapis de sol, faisant ressortir l'herbe blanchie par le soleil qui poussait sur le toit de l'ulaq de son père.
Elle regarda le ciel ainsi que la position du soleil au nord-ouest et hâta un peu le pas. Son père serait fâché si elle rentrait tard, mais la botte d'herbe qu'elle avait récoltée valait bien une gronderie.
Cette botte était lourde, mais Chagak était forte. Elle pensa aux tissages qu'elle devait faire — de nouveaux rideaux pour la pièce qu'elle et Traqueur de Phoques partageraient bientôt — et elle se mit à chantonner.
Il faisait une journée exceptionnelle avec un ciel bleu sans nuage et un soleil brillant. Les collines étaient recouvertes de plantes : canne-berges, rhodioles odorantes aux feuilles pâles, fougères à feuilles dentelées, bruyères roses à longues tiges.
Chagak s'arrêta et changea son sac de baies d'un bras à l'autre. Elle n'était plus loin de son village. Déjà elle sentait l'air salé qui soufflait de la mer avec un arôme de poissons et d'animaux de la mer.
Puis elle vit un buisson d'airelles, ces petites baies noires brillantes à moitié cachées par la bruyère, et s'arrêta pour en cueillir. En posant son sac par terre elle fit glisser sa botte d'herbes de son épaule, frotta les muscles de son bras endolori à force de tenir le sac à l'écart de son suk, et elle mangea lentement quelques baies, savourant ses dernières minutes de solitude avant de retourner au sein de sa famille dans le bruyant ulaq. Il était agréable parfois d'être seule, d'avoir le temps de penser et de faire des plans, de vivre dans un rêve.
Elle redressa encore son dos pour l'assouplir et jeta sa botte d'herbes sur son dos, mais, quand elle se baissa pour ramasser son sac de baies, elle entendit un cri, presque un hurlement, qui semblait venir de la plage.
Chagak saisit son amulette et abandonna à la fois l'herbe et les baies pour se mettre à courir en direction du village. Quelqu'un était mort, elle en était sûre. Peut-être un chasseur.
Pas son père. Pas Traqueur de Phoques, pria-t-elle.
En s'approchant de la crête de la montagne, une lueur éclaira le bleu et le pourpre du ciel et elle s'arrêta au sommet de la colline, abasourdie par ce qu'elle voyait.
Un ulaq était en feu, le toit en herbe flambait. Des hommes couraient d'un ulaq à l'autre, des hommes au corps trapu, avec de longs cheveux. Leurs parkas ne ressemblaient pas aux familières peaux de cormoran noires mais étaient constitués par un mélange de marron et de blanc comme s'ils étaient confectionnés à partir de peaux de différents rongeurs rassemblées n'importe comment.
Ces hommes tenaient des torches et mettaient le feu aux toits de chaume avant de les lancer à l'intérieur des ulas.
La peur paralysa les pieds de Chagak et serra à ce point sa gorge qu'elle ne put crier.
Deux hommes tenant chacun deux grandes outres d'huile en versèrent le contenu sur l'ulaq de son père et jetèrent une torche à l'intérieur par le trou du toit. Des flammes jaillirent, embrasant la bruyère et le chaume. Même à travers le crépitement du feu, Chagak crut entendre les cris de sa mère.
Le frère aîné de Chagak surgit du trou, en haut du toit. Tenant le harpon de son père à la main, il renversa un des hommes, mais l'autre l'attrapa par la taille et le poussa par-dessus l'ulaq.
En se relevant le premier homme se jeta dans l'ulaq et quand il en sortit il brandissait une lance ensanglantée. Chagak combattit une envie de vomir.
Sa mère apparut ensuite, tenant dans ses bras
Pup, son petit frère né au printemps dernier. La malheureuse essaya de courir entre les hommes mais ils la saisirent. L'un d'eux voulut lui arracher le bébé mais elle le lança sur le côté, tandis que l'autre coupait le cordon à la taille retenant le tablier couvrant ses genoux.
Au même moment, la jeune sœur de Chagak émergea de l'ulaq. Échappant aux hommes, sa mère se précipita vers la fillette et la prit dans ses bras. Elles restèrent debout, silhouettes sombres devant le toit en flammes, se tenant dans les bras l'une de l'autre tandis que les hommes s'approchaient avec leurs lances. L'un d'eux leva son arme en direction du visage de l'enfant et Chagak se couvrit la bouche des deux mains, avalant l'air à grosses goulées pour s'empêcher de hurler.
En voyant le second homme approcher, la mère de Chagak se glissa devant sa fille. L'homme tira un couteau de son étui fixé à sa taille et frappa la femme sur la poitrine avant de s'avancer vers la fillette.
— Aka, supplia Chagak, Aka, non. Aka, s'il te plaît !
Malgré ses blessures, d'un mouvement rapide, la mère de Chagak attira sa fille dans ses bras et l'entraîna dans les flammes qui s'élevaient sur le toit de l'ulaq.
Chagak tomba à genoux. Les cris qu'elle avait retenus s'élevèrent pour se joindre à ceux de sa mère et de sa sœur.
Un coup de vent souffla de la mer, emportant des flammes comme des vagues orange dans le ciel, et le village se couvrit de fumée.
Chagak pressa son visage contre la terre et resta immobile, sanglotant. Elle s'agrippa à l'herbe comme la loutre de mer s'était accrochée au varech, pour empêcher les vagues de l'emporter, de l'emporter...
2
Tapie dans l'herbe haute, Chagak attendit toute la nuit.
Elle tenait son couteau de femme et frottait le manche en bois contre sa joue. Si les hommes la trouvaient elle se tuerait avant qu'ils ne la touchent.
Mais finalement, quand les cris eurent cessé et que les feux ne brûlèrent plus que sporadiquement entre les ulas, les hommes partirent. Chagak les vit charger leurs ikyan de fourrures, d'huile et de provisions du village. Elle les surveilla jusqu'à ce qu'ils aient disparu derrière les falaises qui bordaient la baie abritée du village de son peuple.
Une douleur lancinante oppressait la poitrine de la jeune fille et pesait sur ses épaules comme si l'un des assaillants l'avait poignardée, elle aussi, comme si un couteau était logé entre ses côtes, pénétrant plus profondément à chaque mouvement. Et quand elle ne put plus supporter son désespoir, elle pleura, vidant son corps de toute substance, et resta immobile jusqu'à ce que le vent ait séché les larmes de ses joues.
Au petit matin, un brouillard épais tourna autour de chaque ulaq, couvrant tout le village d'une robe de deuil. La fumée perçant le brouillard apportait une odeur repoussante de chair brûlée.
Chagak observa longtemps le village mais ne vit aucun signe de vie et finalement elle rampa derrière la colline, hors de vue de l'ulakidaq, et se fraya un chemin vers le sud, jusqu'au sommet de la plus basse colline d'où elle pouvait voir la plage.
Celle-ci était orientée à l'est et s'étendait en une longue courbe au-dessous des falaises. C'était une belle plage de graviers avec de nombreuses flaques d'eau laissées par la marée où les enfants et les vieilles femmes pouvaient ramasser des oursins et de petits poissons. Les falaises abritaient les nids des pingouins et des macareux. Au printemps, Chagak et ses amies escaladaient les falaises et se hissaient au sommet avec des cordes et des harnais pour poser des pièges à l'entrée des trous où nichaient les oiseaux, pour ramasser des œufs blancs de pingouins ou des œufs tachetés de noir de guillemots. Un récif s'étendait au-delà de la plage et à marée basse, les femmes pagayaient dans leurs iks largement ouverts pour récolter des mollusques et des ara-pèdes attachés aux rochers.
Au cours des plus claires journées d'été, les petits garçons s'allongeaient en haut des falaises, tandis que leurs pères circulaient dans leurs ikyan au-dessous d'eux. Lorsque l'un des enfants distinguait un des lents lamantins dans les eaux sombres, il le signalait par ses cris et les hommes dirigeaient leurs légères embarcations à l'endroit où se trouvait l'animal. Leurs harpons étaient attachés à l'extrémité de l'ikyak au bout d'une corde fixée sur le côté de l'embarcation et, quand tous les hommes avaient lancé leur harpon, ils tiraient le lamantin sur le rivage avec leurs nombreuses lignes et appelaient les femmes pour préparer une fête avec cette viande délicieuse, une viande qui gardait sa saveur même lorsqu'elle commençait à se décomposer et à se couvrir d'asticots.
Chagak se redressa sur son ventre en prenant soin de ne pas écarter les herbes autour d'elle afin de rester cachée. Elle se sentait plus vulnérable le jour. Certains de ces hommes aux longs cheveux pouvaient être restés en arrière-garde.
Cependant la plage semblait déserte. Chagak voyait les traces laissées dans les graviers par les quilles des ikyan des agresseurs. Elle attendit longtemps, craignant de bouger de la falaise. Et si les hommes avaient caché leurs embarcations ? Et s'ils attendaient ceux qui avaient pu s'échapper? Il y avait sûrement d'autres survivants au village en dehors d'elle-même.
La jeune fille avait la bouche sèche et regrettait de ne pas avoir son panier de baies avec elle. Le sommet des falaises était trop rocailleux pour qu'il y pousse autre chose que de l'oseille et de l'herbe. Elle arracha une poignée d'herbe et la mâcha, espérant y trouver un peu d'humidité, mais l'herbe salée ne fit qu'accroître sa soif.
Elle resta longtemps sur la falaise jusqu'à ce que le soleil commence à se glisser vers le nord-ouest. Finalement elle se leva pour se diriger vers le village.
En marchant, elle se prit à espérer que tout ce qu'elle avait vu était un mauvais rêve et qu'elle retrouverait le village inchangé avec ses toits d'herbe verte, les femmes occupées à tisser, les hommes regardant la mer et les enfants courant et riant dans leurs jeux habituels.
Mais l'odeur de fumée était partout, apportée par le vent, aussi quand Chagak atteignit le haut de la colline et vit les ruines calcinées, elle ne ressentit aucune surprise, mais seulement la lourde conscience de son impuissance.
Lorsqu'elle retrouva son panier de baies, elle en saisit une poignée qu'elle porta à sa bouche, et après en avoir exprimé tout le jus, elle avala la pulpe. Pendant un moment elle resta à l'écoute du moindre mouvement, mais seul un vent léger remuait des petits morceaux de rideaux brûlés, de mâts calcinés et de l'herbe noircie.
Chagak commença à se demander si elle était seule, si, de tout son peuple, elle demeurait l'unique survivante. Cette pensée la fit frissonner et soudain elle se mit à pleurer, bien qu'elle eût l'impression d'avoir versé toutes les larmes de son corps la nuit précédente. Tout en continuant à verser des larmes amères, elle se mit à descendre vers le village, tenant son couteau d'une main et son amulette de l'autre.
Le premier corps que Chagak découvrit fut celui du shaman, le prêtre du village, ce n'était pas un bon signe, pensa-t-elle. Il avait été tué au moyen d'une lance ou d'un couteau, et portait une profonde entaille au milieu de la poitrine, mais le feu l'avait épargné. Les flammes avaient laissé un cercle d'herbe intacte autour de lui.
Les agresseurs n'avaient pas découpé le corps. Chagak en fut surprise et soulagée. Quand un corps était séparé de ses membres, l'esprit était privé de son pouvoir et ne pouvait se venger ni aider les vivants. Pourquoi avaient-ils laissé le shaman intact? Pensaient-ils que leurs pouvoirs étaient tellement supérieurs aux siens? Des mouches commençaient à s'installer sur le corps et Chagak les chassa.
Le visage du shaman offrait encore le rictus de la mort et son dos était arqué comme si son esprit s'était échappé par la blessure de sa poitrine, soulevant le corps en s'enfuyant. L'une de ses mains était agrippée à un bâton sculpté, emblème sacré transmis du shaman d'un village à son successeur. Lentement, Chagak se pencha, prête à reculer, elle allait se brûler en touchant cet objet tabou. Car quelle femme serait autorisée à s'approprier ce symbole de puissance? Mais dans sa main le bâton parut fort ordinaire.
Cependant, quand elle essaya de le détacher de la main du mort, il le tenait tellement serré qu'elle ne put le lui faire lâcher. Espérant que son esprit se trouvait près de là et l'entendrait, Chagak murmura :
— Je ne désire pas le prendre pour moi mais pour aider les esprits de mon peuple.
Pourtant le shaman refusa de lâcher prise.
— Comment pourrais-je les enterrer? reprit Chagak dans un sanglot.
Elle se détourna et aperçut une amulette à une courte distance du corps. Plus grande que celle des chasseurs, c'était la plus puissante source de pouvoir du shaman. D'une main tremblante, Chagak la ramassa.
Levant l'amulette au-dessus de sa tête, elle se tourna vers la montagne Aka :
— Tu vois ceci, cria-t-elle, en élevant la voix pour dominer le bruit du vent et de la mer, si tu ne veux pas que je la prenne, je la rendrai au shaman.
Elle attendit un signe, un rayon de soleil en haut de la montagne, un changement dans le vent, mais la montagne ne se manifesta pas et Chagak glissa l'amulette autour de son cou et ressentit quelque réconfort à ce poids contre sa poitrine, comme si un autre cœur battait près du sien.
Elle aurait voulu courir à travers le village pour voir si, par chance, Traqueur de Phoques était encore en vie. Mais aucun esprit ne pouvait se reposer, ne pouvait prendre sa place dans la joyeuse danse des Lumières du Nord, tant que son corps ne serait pas honoré, et le shaman devait être enterré le premier.
Chagak vit une natte tressée près du plus proche ulaq. Son extrémité était brûlée, mais le reste était intact et solide. Elle la posa près du corps du saint homme et tira celui-ci sur la natte. Puis elle commença à traîner le shaman vers l'ulaq des morts à l'orée du village.
L'ulaq des morts était à l'écart comme une maison réservée aux défunts ou à tout esprit venu rendre visite au village des Premiers Hommes. Le conduit de fumée était bouché par des branchages et seuls le shaman ou le chef des chasseurs étaient autorisés à l'ouvrir pour recevoir le corps de celui qui venait de mourir.
Chagak avait toujours évité de s'approcher de l'ulaq des morts et n'avait jamais emprunté le sentier qui y conduisait, mais avec l'amulette elle savait qu'elle avait une protection.
Le corps du shaman était lourd et elle ne pouvait le traîner plus de quelques pas sans être obligée de s'arrêter pour se reposer, mais elle était forte et habituée à transporter des outres d'eau du ruisseau chaque matin.
Elle travailla jusqu'à ce qu'en dépit du vent froid elle sentît la chaleur. L'air était encore chargé de fumée et chaque respiration semblait alourdir encore la tâche de la jeune fille, mais finalement elle amena le corps du shaman en haut de l'ulaq. Elle retira le bois qui obstruait l'ouverture en serrant l'amulette et en se demandant ce que les esprits pourraient lui faire à elle, faible femme, pour avoir osé ouvrir l'ulaq, mais elle réfléchit qu'il n'y avait rien de pire que de laisser des corps sans sépulture et que mieux valait utiliser cet endroit réservé aux morts. Cette pensée calma ses frayeurs.
Elle n'avait pas de couverture pour envelopper le corps du shaman, pas d'herbes sacrées à faire brûler, pas d'huile pour oindre son corps, alors elle se mit à chanter une complainte qu'elle avait toujours entendue à l'occasion d'une mort, un plaidoyer à Aka, une prière en faveur de l'esprit disparu. Puis elle fit rouler le corps vers l'ouverture et le laissa tomber à l'intérieur.
Ensuite elle remit les branchages en place et se retourna vers le village. De ce côté d'autres corps étaient en vue, des hommes pour la plupart ; certains tellement brûlés qu'ils étaient méconnaissables. Soudain Chagak ressentit un grand besoin de retrouver son père et Traqueur de Phoques. Avaient-ils pu s'échapper? Et s'ils ne comptaient pas parmi les morts?
Elle alla lentement de corps en corps. Malgré l'horreur, elle s'habituait à l'odeur de la mort, à la puanteur qui semblait se loger au fond de sa gorge, et parfois, en reconnaissant un oncle, une tante, un cousin ou un ami, elle était obligée de se détourner et de se presser vers d'autres corps.
Elle trouva le jeune frère de Traqueur de Phoques et le traîna jusqu'à l'ulaq des morts. Il n'avait pas plus de huit ou neuf étés et il ne fut pas aussi lourd que le shaman à transporter, mais le chagrin qu'elle éprouvait semblait ajouter du poids à son corps.
A l'ulaq des morts, elle répéta son chant et souleva le corps vers l'obscurité. Après avoir refermé l'ouverture, Chagak se rendit compte que le soleil était sur le point de ce coucher et la pensée d'être seule durant la courte nuit fit battre son cœur plus vite.
Qui savait ce que les esprits pourraient faire? Maintenant tous ces morts auraient dû recevoir un rite sacré avant d'être enterrés convenablement, et elle n'en avait enterré que deux. Combien y avait-il d'habitants au village? Trois fois dix? Quatre fois dix?
— Je ne peux les enterrer tous! cria-t-elle à Aka. Ne me demande pas de les enterrer tous. Ils sont trop nombreux!
Puis une idée lui vint : utiliser chaque ulaq comme un ulaq des morts. Il y avait trop de corps pour un seul ulaq.
Alors, sous le soleil couchant, Chagak se rendit d'abord à l'ulaq de son père.
Le tronc d'arbre entaillé qui servait d'échelle pour se rendre à l'intérieur de l'ulaq était gravement brûlé et Chagak dut descendre à bout de bras en se laissant tomber sur le sol en dessous. Elle tâtonna dans l'obscurité jusqu'à ce qu'elle finisse par trouver une lampe à huile, puis, utilisant de la mousse, un silex et une pierre à feu qu'elle gardait dans un sac attaché à sa taille, elle frotta les pierres les unes contre les autres jusqu'à ce qu'une étincelle jaillisse et enflamme la mousse sèche.
La plus grande partie de l'huile dans le récipient en pierre creuse était épuisée, mais il en restait suffisamment pour laisser la flamme brûler pendant qu'elle faisait le tour des réserves de provisions nichées dans les murs. Rien à cet endroit n'avait brûlé et, quand Chagak versa de l'huile dans la lampe, la flamme se redressa. Les murs de l'ulaq étaient plus sombres que d'habitude et les rideaux brûlés, mais, à sa surprise, peu de choses étaient endommagées.
Elle fouilla dans les chambres de l'ulaq en se demandant si par chance un membre de la famille avait pu échapper au feu. Dans la chambre de son père, au fond de l'ulaq, Chagak aperçut une forme blottie contre le mur noirci et reconnut un de ses frères. Elle poussa un cri de joie mais découvrit avec désespoir que si le corps ne portait ni blessure ni brûlure, comme tous les gens du village, le jeune garçon était mort, les yeux et la bouche ouverts pour permettre à l'esprit de s'échapper. Son ventre était déjà enflé.
Quel étrange pouvoir possédait le feu. Comment pouvait-il permettre à l'esprit des hommes de s'enfuir sans les toucher? Arrêtait-il le souffle? Comprimait-il le cœur? Gelait-il le sang?
Chagak posa la lampe sur le sol et roula une couverture sur le corps de son frère, puis elle posa sur lui les fourrures qui couvraient la couche de son père. Ce frère avait été son préféré, avec ses yeux noirs toujours brillants de malice. Bien qu'il n'eût que six étés, il avait pris son premier macareux, attrapé avec le petit harpon que son père lui avait confectionné.
La mère de Chagak avait préparé une fête pour cette occasion. Ils avaient été tous réunis, alors, sa mère, son père, sa tante et son oncle qui vivaient avec eux dans l'ulaq et même la grand-mère de Chagak qui était morte au début de l'été.
A nouveau Chagak entonna le chant des morts, remplissant l'ulaq de la chanson sacrée de son peuple.
Elle dut entasser un paquet de peaux de fourrure pour atteindre le toit. Dehors elle trouva les corps calcinés de sa mère et de sa sœur et les poussa dans l'ulaq avant de les transporter l'une après l'autre dans la chambre de son père, sans se soucier que leurs corps noircis abîment les plumes de son suk.
La dernière fois qu'elle sortit de l'ulaq, Chagak emporta une des lampes de chasse de son père car le soleil s'était couché et l'obscurité s'étendait entre les ulas.
Elle se rappela l'endroit où son frère aîné était tombé et le retrouva, les yeux ouverts dans la mort, sa poitrine couverte de sang séché. Elle le remonta dans l'ulaq et l'étendit dans la chambre de son père.
Cette nuit-là, Chagak parcourut tout le village avant de retrouver son oncle, sa tante et finalement son père. Elle remonta tous les corps dans l'ulaq et les enveloppa dans des fourrures ou des peaux de phoque.
Quand elle n'eut plus la force de remonter sur le toit, elle s'allongea devant l'ouverture de la chambre de son père et s'endormit.
3
Quand elle s'éveilla, la première pensée de Chagak fut qu'elle devait terminer le tissage de la natte de nuit de Traqueur de Phoques. Puis elle se rappela et avec le souvenir vint une obscurité qui la fit désirer s'enfuir et trouver refuge dans le sommeil. Elle se mit à trembler. Ses mains étaient trop légères pour son corps, ses bras et ses jambes trop lourds, sa poitrine trop remplie de désespoir et il n'y avait place pour rien d'autre.
Elle se dégagea des fourrures et ralluma plusieurs lampes à huile, puis elle dénicha quelques œufs que sa mère et elle avaient enterrés dans le sable après les avoir enduits d'une couche d'huile, au fond de la réserve, et elle se força à manger.
Chaque bouchée semblait avoir un goût de cendres et elle eut un haut-le-cœur, mais elle savait qu'elle n'aurait pas la force de terminer sa sinistre besogne si elle ne mangeait pas. Elle ferma les yeux et pensa aux collines verdoyantes, au vent qui soufflait de la mer, et quand elle eut avalé deux œufs elle sortit de l'ulaq.
La nuit précédente elle n'avait pu trouver son petit frère bien qu'elle fût certaine de connaître l'endroit où sa mère l'avait lancé. Maintenant, à la lumière du jour, elle se mit à sa recherche, mais ne le trouva pas. L'inquiétude commença à s'ajouter à sa peine.
Les conteurs parlaient de peuplades qui enlevaient des enfants d'une autre tribu pour les élever comme les leurs. Spécialement les garçons. Peut-être son frère n'était-il pas mort. Peut-être les agresseurs l'avaient-ils enlevé pour l'élever comme un des leurs.
Il vaudrait mieux que Pup fût mort, pensa Chagak, et pendant un moment elle resta assise sur le toit de l'ulaq sans rien faire. Puis il lui sembla que les esprits des morts l'appelaient et elle se leva pour terminer la pénible besogne commencée la veille.
Chagak tira les corps, chanta les prières des morts et s'efforça de ne pas respirer au milieu des essaims de mouches. Les oiseaux posaient un problème encore plus grand. Les mouettes plongeaient en criant et essayaient de donner des coups de bec sur les blessures ou les yeux des morts.
Lorsque la boule ronde du soleil s'éleva à son zénith, Chagak trouva Traqueur de Phoques.
D'abord elle ne le reconnut pas. Son visage enflé était recouvert du sang d'une blessure à la gorge, son ventre ouvert de la poitrine au sexe, mais quelque chose de profond en elle lui arracha un cri de douleur quand elle regarda le corps.
Traqueur de Phoques tenait une lance à la main. Un autre corps gisait à côté de lui; celui d'un étranger. L'homme portait une blessure sanglante à l'épaule et une autre au milieu de la poitrine. Ses pieds étaient peints en noir. Il portait un parka en fourrure de loutre et de peaux de lamantin, mais il n'était pas décoré à la manière d'une tribu que Chagak connût, ce n'étaient ni les commerçants appelés les Hommes Morses ni le peuple de sa mère, les Chasseurs de Baleines. Peut-être faisait-il partie du Peuple des Caribous ? Une tribu lointaine dont parlaient parfois les Chasseurs de Baleines. Mais pourquoi les Caribous auraient-ils quitté leur village pour venir dans les îles? Le Peuple des Caribous ne faisait pas de commerce. Il ne savait rien des ikyan ou des animaux de la mer. De plus ces hommes n'étaient-ils pas grands et de teint clair ? Cet étranger était petit et, même décolorée par la mort, sa peau était sombre.
Elle considéra les deux corps. Traqueur de Phoques, l'homme qu'elle devait épouser, et cet étranger, un méchant homme.
— Ils se sont entre-tués, dit Chagak à haute voix au vent et aux esprits qui pourraient être près de là.
Son peuple avait-il fait du mal à ces hommes ? Pourquoi étaient-ils venus tuer et voler? Chagak sortit son couteau de l'étui qu'elle portait sous son suk et commença à trancher les articulations de ce mort. Mais chaque coup de couteau semblait augmenter la douleur qu'elle ressentait, comme si son couteau avait eu deux lames, l'une pour l'ennemi, l'autre pour son propre esprit.
Chagak tira le corps de Traqueur de Phoques jusqu'à l'ulaq de son père. Après avoir essuyé son visage et son corps du sang qui les recouvrait, elle enroula le jeune homme dans la couverture qu'elle avait tissée pour lui et le tira dans la chambre de son père. Quand elle eut terminé, il lui sembla qu'elle n'avait plus d'énergie pour travailler, ni désir de quitter l'ulaq.
C'était un gr and ulaq, assez vaste pour abriter l'esprit de toute sa famille et le sien. Chagak était assez âgée pour se rappeler l'époque où son père l'avait construit. Avec l'aide de plusieurs hommes du village il avait passé trois ou quatre jours à creuser une fosse sur le flanc de la colline. Elle se souvenait encore de la joie qui régnait alors. Avec sa mère, ses tantes et sa grand-mère, Chagak avait pétri de l'argile tirée du bord du ruisseau avec juste assez d'eau pour la rendre malléable, puis elles avaient recouvert le fond de la fosse et l'avaient aplati avec de la terre en piétinant des-sus, riant, dansant et écoutant les vieilles légendes que racontait sa grand-mère.
Quelque temps auparavant, une baleine s'était échouée sur la rive et le chef des chasseurs avait donné au père de Chagak la permission d'utiliser les mâchoires de la baleine pour en faire les chevrons du toit. A leur tour les hommes avaient tapissé les côtés de la fosse avec des pierres assemblées au moyen de terre renforcée de gravier. Avec les pierres et des rondins de sapins comme support, ils avaient placé les mâchoires de baleine maintenues en place par des rondins plus petits. Les femmes avaient glissé de la paille et de la bruyère hachée entre les chevrons et avaient aidé les hommes à terminer le toit avec des mottes d'herbe et de chaume.
Chagak leva les yeux vers la lumière venant du toit. Il restait encore assez de temps pour enterrer les autres, mais je suis trop fatiguée, pensa-t-elle. Certainement, les esprits comprendront.
Elle resta assez longtemps dans la pièce principale de l'ulaq en s'efforçant d'écarter toute pensée de son esprit. Elle n'alluma pas les lampes à huile même quand le jour fut complètement tombé. La journée avait été difficile. Elle avait disposé de la plupart des corps, il n'en restait que quelques-uns dehors. Il n'y aurait plus beaucoup de chants funèbres.
Je terminerai demain, se promit-elle. Puis une pensée lui vint. Quelque chose qui lui était venu à l'esprit quand elle avait trouvé le corps de Traqueur de Phoques. Moi aussi je devrais être morte. Quelle joie y avait-il à vivre seule ? Elle ne serait jamais une épouse, ne porterait pas d'enfant. Elle vivrait en redoutant les esprits, en craignant les étrangers. Comment une femme pouvait-elle vivre seule face aux pouvoirs du ciel et de la terre ? Mieux valait mourir.
Cette nuit-là, en s'endormant, Chagak pensa à la mort et aux différentes façons de la donner.
Le lendemain matin, Chagak enterra les trois corps restants; celui de l'homme qui avait tué Traqueur de Phoques fut abandonné aux oiseaux. Chagak passa une partie de la journée à rassembler toutes les armes qu'elle put trouver. Il y en avait peu, pas assez pour tous les chasseurs de sa tribu. Les assaillants devaient en avoir emporté avec eux en partant. Mais il serait difficile pour les hommes de sa tribu d'aller dans l'autre monde aussi démunis, pensa-t-elle. Comment pourraient-ils chasser?
Chagak passa beaucoup de temps à inspecter l'intérieur des ulas pour en sortir les armes afin de donner à chaque homme qui n'avait pas de lance tout ce qui pouvait ressembler à une arme, de petits couteaux à lame de pierre aiguisée, des morceaux d'obsidienne, des pierres martelées. Peut-être pourraient-ils s'en servir pour fabriquer leurs propres armes ?
Le temps était maintenant venu pour elle de mourir. Elle s'y prépara avec soin en commençant par un bon repas, le premier qu'elle prenait depuis son retour. Puis elle se lava soigneusement le visage et les mains dans une des flaques laissées par la marée. Le visage de son esprit qui se reflétait dans l'eau paraissait vieux et fatigué et nullement celui d'une jeune fille qui était devenue une femme et n'avait que treize étés.
Elle démêla ses cheveux et retira son suk pour se laver les bras et la poitrine. Le suk était presque arraché. Le haut et le bas s'étaient détachés, cassant de nombreuses plumes, et celles qui restaient étaient souillées de sang. Elle les rinça et les redressa. Enfin elle lava son couteau et aiguisa la lame de pierre sur l'amulette du sha-man qu'elle portait encore autour de son cou.
Elle avait besoin de certaines choses pour sa mort et elle recommença à fouiller les ulas, prenant des objets nécessaires : une lampe pour la guider vers sa famille, des fourrures propres, un estomac de phoque servant d'outre et contenant de l'huile et une autre outre de nourriture. Elle ne savait pas combien de jours il lui faudrait pour voyager seule et trouver les Lumières Dansantes.
Elle rassembla tous ces objets dans sa chambre, puis elle s'assit en tenant son couteau dans la main droite, prête à couper l'artère qui battait à son cou. Dans la main gauche elle tenait un bol pour recueillir le sang.
Mais soudain elle éprouva un désir irrésistible de sentir encore une fois le vent, d'entendre la mer, d'avoir le soleil sur son visage et elle abandonna le couteau et le bol pour monter en haut de l'ulaq.
Elle marcha jusqu'à la plage et en dépit de son chagrin elle éprouva une sorte de joie de s'être accordé la chance de revoir le monde une dernière fois, d'entendre encore le long cri désespéré des grèbes, le kik-kik-kik-kik haut perché des hirondelles de mer.
Chagak se mit à chanter, d'abord des chants réconfortants, des ballades qu'on lui avait apprises quand elle était enfant, puis des chants funèbres pour elle-même. Finalement des nuages voilèrent le soleil, un vent froid s'éleva de la mer et Chagak quitta la plage pour remonter vers l'ulaq de son père.
Elle venait de gravir le toit quand elle entendit une sorte de cri étouffé venant de la colline au-dessus du village, elle eut l'impression que quelqu'un d'autre se lamentait, comme s'il existait un être vivant en dehors d'elle.
Un enfant? Comment un enfant aurait-il pu survivre aux deux et presque trois jours depuis l'attaque du village? Mais un espoir grandit au fond d'elle-même, si fort qu'elle en eut la gorge serrée et qu'elle ne put même pas proférer un mot. Lentement, avec précaution, elle s'avança vers l'endroit d'où venait ce cri et arriva ainsi en haut de la colline.
D'abord elle ne vit que le corps de la femme — Aile Noire —, une vieille femme qui vivait avec un petit-fils déjà adulte, quelqu'un qui serait peut-être parti pour la montagne, l'hiver prochain, afin de laisser davantage de nourriture à sa famille. La femme n'était pas morte depuis longtemps. Elle gisait sur le côté, son corps n'était pas enflé et les mouches commençaient seulement à voleter autour de ses yeux et de sa bouche.
Elle portait un suk en fourrure, un vêtement qu'elle avait sans nul doute préparé pour son dernier voyage ; il était trop richement décoré pour être porté tous les jours ; les plumes et les coquillages dessinaient un motif sur les manches et différentes fourrures brunes, dorées, noires et blanches formaient un dessin autour du cou, du bas des manches et de l'ourlet.
Aile Noire avait-elle proféré ces cris ? Peut-être était-ce celui des mouettes? Ne voulant pas rester seule, Chagak avait-elle imaginé que ces cris d'oiseau étaient humains?
La jeune fille soupira en pensant au long et difficile retour au village. Un autre corps à porter dans un ulaq. Elle se retourna pour redescendre afin d'aller chercher la peau de lion de mer qu'elle avait utilisée pour transporter les corps.
Mais à mi-chemin elle entendit à nouveau le même cri et elle fut certaine qu'il ne provenait pas d'un oiseau. Elle courut en haut de la colline et cette fois elle retourna le corps d'Aile Noire. Il y avait une grosseur sous le suk de la vieille femme et à nouveau un faible cri retentit.
— Un bébé, murmura Chagak tandis que son cœur battait la chamade.
Elle glissa la main à l'intérieur du suk et en sortit un bébé. C'était Pup.
— J'ai cru qu'ils t'avaient enlevé ! s'écria Chagak qui sentit ses jambes défaillir.
Elle tomba à genoux et, comme si elle avait retrouvé son frère mort, elle fut secouée de sanglots si violents qu'elle eut l'impression que son esprit allait s'envoler. Elle serra le bébé contre sa poitrine et à travers ses larmes elle s'adressa à Aile Noire :
— Tu es une mère courageuse, toi la grand-mère de notre peuple.
Chagak glissa Pup sous son propre suk en le berçant dans ses bras tandis qu'elle retournait vers l'ulaq de son père.
Elle étendit l'enfant sur une peau de fourrure et nettoya son corps avec de l'huile de phoque. Il avait des graines de baies sur les lèvres et, chaque fois que les doigts de Chagak passaient sur sa bouche, il essayait de les sucer. Depuis les quatre mois de sa naissance, il était devenu gras et dodu, mais maintenant il paraissait plus petit, ses jambes et ses bras étaient devenus aussi menus qu'à sa naissance. Chagak enveloppa la partie inférieure de son corps dans de la mousse et du duvet puis le recouvrit d'une peau de phoque en mettant la fourrure à l'intérieur.
Enfin elle mâcha un morceau de viande de phoque séchée de façon à l'amollir suffisamment, le mélangea avec de l'eau pour en faire une sorte de pâte et laissa le bébé le sucer au bout de ses doigts.
Il mangea lentement. Ensuite Chagak lui fit boire plusieurs gorgées d'eau. Tout d'abord cela le fit tousser, mais finalement il parut satisfait et Chagak le posa dans son berceau, une sorte de hamac suspendu aux poutres dans la chambre de sa mère.
Quand son frère se fut endormi, Chagak retourna auprès d'Aile Noire. Son corps ne portait aucune blessure et elle en conclut qu'elle était morte de chagrin, d'épuisement et de son grand âge. Elle tira le corps jusqu'à l'ulaq de son père, bien que la distance fût plus grande que jusqu'à celui d'Aile Noire, mais Chagak considérait maintenant la vieille femme comme un membre de sa famille. D'une façon ou d'une autre, Aile Noire avait trouvé Pup et l'avait caché pour le soustraire au massacre. Il était juste qu'elle eût sa place dans la famille. Tous prendraient soin d'elle comme elle avait pris soin de leur plus jeune enfant.
4
« Et maintenant quelle est la meilleure chose à faire? se demanda Chagak en s'étendant sur sa couche ce soir-là. Je ne peux mourir et laisser Pup seul, mais dois-je essayer de vivre sans mon peuple? »
« Que puis-je offrir à mon frère? Qui lui apprendra à chasser ? Des hommes qui ne sont ni chasseurs ni shamans ne méritent aucun honneur dans l'autre monde. »
Elle n'avait nul droit de mettre un terme à la vie de son frère, mais peut-être que la décision ne lui appartenait pas. Celle-ci devrait être prise par ses parents.
Le lendemain matin, après avoir nourri Pup, Chagak le remit dans son berceau et le suspendit au-dessus de la couche de son père. Puis elle sortit de l'ulaq.
Durant toute la longue journée, elle resta assise devant l'ulaq, laissant à l'esprit de ses parents le temps de venir chercher son frère.
Elle demeura, immobile, regardant la mer, écoutant ses propres pensées. Pourquoi coudre si Pup devait mourir bientôt? Pourquoi ramasser des oursins? Pourquoi tisser?
Mais au milieu de l'après-midi, elle se rendit compte qu'une partie d'elle-même espérait que les esprits ne prendraient pas son frère et elle se demanda : comment puis-je souhaiter vivre ?
Un sentiment de culpabilité envahit l'âme de Chagak et elle dit à haute voix au vent et à tout esprit qui pouvait écouter :
— Je n'ai pas choisi ma vie ou ma mort. Ce sont mes parents qui ont fait ce choix. Si Pup meurt, je mourrai aussi. S'il vit...
Elle regarda les ruines de son village, sentit l'odeur de mort qui commençait à monter de chaque ulaq.
Il était impossible d'élever un enfant ici. C'était un village de mort. De plus les agresseurs connaissaient cette plage et pourraient revenir tuer les survivants. Il lui faudrait trouver une autre île, mais comment élever Pup sans un homme pour lui apprendre à chasser?
Il vaudrait mieux aller chez mon grand-père, pensa Chagak. C'était un homme important, chef des chasseurs d'une tribu des Premiers Hommes connue sous le nom de Chasseurs de Baleines. Elle n'était jamais allée au village des Chasseurs de Baleines, mais son grand-père était venu plu-sieurs fois leur rendre visite et il avait séjourné dans l'ulaq de son père.
Chagak avait toujours été très excitée par ces visites et s'était tenue avec fierté devant les filles de son âge. Les grands-pères des autres vivaient avec elles dans leur village, leurs grands-pères n'étaient que des chasseurs de phoques et non le grand chef de la fière tribu des Chasseurs de Baleines. Mais elle ne disait rien de cela aux autres filles. Bien que son grand-père apportât toujours des cadeaux à ses frères et leur racontât des histoires de chasse, il n'adressait pas le moindre regard à Chagak ou à sa jeune sœur, il ne leur portait aucun cadeau et ne leur racontait pas d'histoires.
« Ainsi, pensa encore Chagak, si je vais voir mon grand-père, il ne voudra peut-être pas de moi. Mais peut-être s'intéressera-t-il à mon frère et il vaudrait mieux pour Pup être avec les Chasseurs de Baleines, plutôt que de rester sur cette plage avec les esprits des morts et une sœur qui ne pourrait lui apprendre à chasser. »
Si Pup survivait peut-être que l'esprit de son père verrait l'importance pour lui de rejoindre les Chasseurs de Baleines et il guiderait Chagak au village de son grand-père.
Un cri de Pup interrompit les pensées de Chagak; elle se croisa les mains et resta immobile. Peut-être avait-il faim, mais il y avait une chance pour que les esprits soient venus le chercher et pour qu'ils lui aient fait peur. Lorsque ses cris cessèrent, Chagak eut envie de rentrer dans l'ulaq pour voir s'il était mort, mais elle se força à attendre encore.
La douleur qui pesait dans sa poitrine semblait s'ancrer encore davantage dans son esprit et un nouveau cri la rendit furieuse contre elle-même.
Pourquoi est-ce que je pleure? se demanda-t-elle. Il vaut mieux qu'il retourne auprès de notre mère et bientôt je ne serai plus seule mais entourée de tous ceux que j'aime.
Alors elle cessa de verser des larmes, mais elles semblèrent se rassembler au fond de sa gorge et rester là tremblantes comme des gouttes d'eau au bord d'une feuille d'arbre.
Finalement, quand le soleil eut atteint son zénith, elle entra à l'intérieur de l'ulaq et regarda dans tous les coins sombres, mais ne vit aucun esprit. Elle avait laissé le trou du toit ouvert pour permettre à la lumière d'entrer et n'eut pas à allumer les lampes. Elle traversa l'ulaq sur la pointe des pieds comme si sa famille dormait.
Elle tira le rideau et l'air fétide la fit reculer. Puis elle avança pour décrocher le berceau, mais quand elle le baissa Pup se mit à crier.
Elle fut si surprise qu'elle faillit le laisser tomber et, dans ce moment de déséquilibre, les larmes qu'elle avait retenues si longtemps commencèrent à couler. Pour la première fois depuis la tragédie qui avait anéanti son village, elle trouvait une raison de vivre.
Il fallut trois jours à Chagak pour réparer un ik que les agresseurs avaient brisé. La coque n'était pas endommagée, mais la peau du lion de mer était tailladée en de nombreux endroits.
Chagak se servit des peaux recouvrant un autre ik et même de l'intérieur d'un ikyak pour réparer l'embarcation. Elle enduisit ses doubles coutures de graisse afin de les rendre imperméables.
Elle avait trouvé un des porte-bébés que sa mère attachait sous son suk et s'en servit pour transporter Pup pendant qu'elle travaillait. Une large bande de cuir passait au-dessus de son épaule et s'accrochait dans son dos. Elle élargit l'encolure de son suk pour que l'enfant ait suffi-samment de place. Le bébé reposait contre sa poitrine et son dos était soutenu par une autre attache en cuir.
Lorsque l'ik fut réparé, Chagak le remplit de provisions. Des estomacs de phoque contenaient de l'huile et de l'eau potable; des paniers furent remplis de viande séchée et de racines. Elle emporta également deux petites lampes de chasseurs, des mèches en mousse, des petits tapis, des poinçons et des aiguilles.
Elle emballa deux pagaies supplémentaires, des couteaux et la pierre plate à cuire de sa mère, un racloir et des paquets de fourrures et de tapis d'herbe. Elle emporta aussi le berceau de Pup, bien que pour voyager elle ait l'intention de le porter sous son suk.
Elle porterait le chigadax de son père, un parka imperméable à capuchon fait d'intestin de phoque. Le vêtement serait une bonne protection contre la mer.
Mais, tandis qu'elle travaillait, des doutes assaillirent l'esprit de Chagak. Peut-être était-ce mal d'emmener Pup de son île. Elle connaissait peu la mer et n'avait qu'une faible pratique du maniement d'une pagaie, même le petit ik qu'elle avait choisi de réparer serait difficile à contrôler. Et qu'arriverait-il si elle ne trouvait pas le village de son grand-père? Ne risquait-elle pas de se noyer avec Pup ? Si cela arrivait, trouveraient-ils leur chemin vers les Lumières Dansantes ?
— Nous manquons peut-être à notre mère, dit-elle à Pup. Peut-être devrais-je donner aux esprits une autre chance de te réclamer?
Chagak ramena son frère dans l'ulaq. A l'intérieur, il faisait sombre mais elle n'alluma pas la lampe à huile. Elle traversa lentement la grande pièce de l'ulaq et posa le bébé devant le rideau de la chambre de son père. Elle mit ses mains sur le ventre de son frère et commença à parler, ses mots faisaient étrangement écho dans cette pièce vide.
— Père, voici ton fils. Je peux l'emmener avec moi au village des Chasseurs de Baleines. Je l'élè-verai pour qu'il devienne un brave garçon. Je l'aiderai à construire un ikyak et lui parlerai de notre village, mais si tu penses qu'il vaut mieux pour lui retourner dans le monde des esprits, je te demande de le prendre maintenant.
Son frère était resté immobile pendant qu'elle parlait, mais quand elle se leva en le laissant sur le sol, il se mit à pleurer. Elle ne le ramassa pas et ne se retourna pas en grimpant pour sortir.
Elle resta sur le toit de l'ulaq, accroupie, chassant toute espérance de son cœur. Pourquoi influencer les esprits avec son espoir? Elle tenta de se concentrer sur des choses simples comme la couleur de la mer et le nombre de nids d'oiseaux dans la falaise. Elle s'efforça de ne pas entendre les cris de son frère.
Chagak ne sut pas quand elle s'était endormie mais elle s'éveilla au milieu de l'après-midi. Pup continuait à pleurer. Elle descendit dans l'ulaq. Cette fois elle n'essaya pas de voir les esprits dans l'obscurité, mais elle se hâta vers Pup, le saisit et le serra contre elle en le berçant jusqu'à ce qu'il eût cessé de pleurer. Puis elle le glissa sous son suk et ajusta les attaches autour de son petit corps.
Alors Chagak se mit à chanter. Un hymne d'action de grâces, de remerciements, et elle fut surprise de sentir sa voix affaiblie par ses larmes. Avant de quitter l'ulaq, elle murmura :
— Maintenant nous partons. Protégez-nous, protégez-nous !
5
Comme le rythme des vagues, la pagaie était devenue une partie d'elle-même. Chagak avait eu de la chance, la mer était restée calme.
En se retournant vers son village, elle vit que de nouvelles pousses vertes commençaient déjà à cicatriser les blessures faites par le feu et elle comprit ainsi qu'en dépit du massacre, les esprits des plantes reprenaient rapidement vie, fortes et drues, autour de chaque ulaq; peut-être que son peuple, en les surveillant depuis les Lumières Dansantes, reconnaîtrait également le village grâce aux monticules verts des ulas.
A un moment donné elle aperçut le jet d'eau d'une baleine. C'était un signe favorable, mais quelque chose au fond d'elle-même ne pouvait se réjouir. Quelle faveur une baleine pouvait-elle lui apporter? De nouveaux parents, un mari, son village entier intact. Même si l'animal choisissait de s'échouer sur la plage, Chagak ne pourrait le dépecer sans aide.
Un moment plus tard, Chagak eut envie de faire demi-tour et de retourner à son village. Comment pouvait-elle penser qu'elle, simple femme, trouverait jamais un asile pour elle et son frère? Pourquoi son grand-père les accepte-rait-il? une femme et un enfant? Deux bouches de plus à nourrir pour ses chasseurs.
Mais elle continua à pagayer vers l'ouest. A la fin du premier jour, elle atteignit la pointe de l'île d'Aka et le détroit où la mer du nord rejoint celle du sud. Elle conduisit l'ik vers le rivage et le tira au-dessus de la ligne de la marée.
Les chasseurs de son village prétendaient que les eaux de la froide mer du nord et celles de la mer du sud utilisaient le détroit comme lieu de combat. Au sud, la mer se battait pour gagner le nord et au nord la mer se battait pour atteindre le sud. Cette bataille existait depuis le commencement des temps, disaient-ils, chacune des mers étant assez forte pour conserver sa place.
Les eaux du détroit et même le sable humide sous les pieds nus de Chagak parurent froids et le vent du nord la fit frissonner. C'était déjà presque un vent d'hiver bien que l'hiver fût encore loin et elle se souvint des récits qu'elle avait entendus au sujet du pays au bord du monde glacé où la neige s'accumulait jusqu'à hauteur d'homme. Les gens construisaient leurs ulas dans la glace. Chagak frémit et releva ses genoux près de sa poitrine.
Peut-être était-elle arrivée trop près de cet endroit? Mais non, pensa-t-elle, je n'ai voyagé qu'une seule journée. Il faut un an pour arriver à l'extrémité du monde. De plus, qui pouvait croire qu'il tombe autant de neige ? L'hiver apportait du vent et une pluie glaciale, mais seulement assez de neige pour recouvrir l'herbe et les buissons. Ensuite la pluie arrivait et nettoyait tout jusqu'à la prochaine chute de neige.
Elle entoura Pup de ses bras et sentit sa chaleur contre sa poitrine. Au-dessus d'elle, le ciel était couvert d'une épaisse couche de nuages et le soleil ne brillait que par une trouée au nord-ouest.
— Nous n'avons pas le temps d'aller plus loin, dit-elle à son frère, il vaut mieux rester ici.
Elle retourna l'ik pour constater les dommages. A deux reprises la peau huilée avait frôlé des rochers, mais elle n'avait pas cédé. Elle l'amarra puis elle la graissa avant d'ouvrir un sac de provisions. Elle nourrit Pup et mangea elle-même des morceaux de viande séchée. Ensuite elle cueillit quelques poignées d'algues et d'herbe afin d'en faire un lit sous l'ik retourné.
Chagak ne dormit pas bien cette nuit-là. Il lui semblait être dans un nouveau monde. Bien qu'elle pût encore apercevoir Aka, elle n'avait jamais dormi au-delà de la mer au nord et ne connaissait pas les esprits qui se cachaient dans cette mer. Elle ignorait même les chants convenables de protection, aussi, pendant la plus grande partie de la nuit, resta-t-elle éveillée, célébrant Aka, parlant aux esprits de son peuple, sa main serrant l'amulette du shaman qu'elle avait emportée avec elle.
6
Shuganan attrapa un autre poisson noir avec son trident et fit tomber le poisson encore frétillant dans le panier au bord du ruisseau. Le ciel était aussi gris que l'argile, les pétrels et les mouettes aux longues pattes noires, soulignant le gris de leurs ailes sombres. Le vieil homme se redressa et surveilla les oiseaux, écoutant leurs appels, et se mit à chanter lui-même afin d'oublier ses articulations douloureuses.
Mais au même moment, il entendit le chant d'une autre voix, le rythme d'un autre chant coupant le bruit du ressac.
Pendant un moment, il n'osa pas bouger. Depuis combien de temps un autre être humain n'était-il pas venu sur cette plage? Depuis combien d'années ? Il sortit du ruisseau et se dissimula derrière les rochers.
Il aperçut un ikyak... non, ce n'était qu'un simple ik à bord duquel se trouvait une femme seule. Les genoux de Shuganan se mirent à trem-bler. Il saisit l'amulette suspendue à son cou. Était-ce la femme que les esprits lui avaient montrée dans ses rêves ?
« Oui », pensa-t-il, mais une autre partie de lui-même soupira. Ce n'était pas réel. Il rêvait encore.
« Tu crois être sur la plage, pensa-t-il, mais en réalité tu es endormi sur ta couche. Les esprits t'envoient seulement matière à réflexion. Une image à sculpter. » Il songea à toutes les figurines sur bois et sur ivoire qui ornaient les murs de son ulaq et à la sculpture inachevée suspendue autour de son cou : un homme et son épouse.
Shuganan surveilla la femme et la vit tourner son embarcation vers la plage. Elle semblait voyager seule, sans une autre femme, sans un mari.
Quand elle arriva à terre, Shuganan sortit de sa cachette. Il était dans un rêve, quel mal y aurait-il à aider cette femme ? Elle lui tournait le dos et tirait l'ik tout en chantonnant.
Il s'approcha pour l'aider mais quand il posa sa main osseuse près de la sienne au bord de l'ik, la femme poussa un cri et recula. Sa frayeur surprit Shuganan et lui serra le cœur, de sorte que tout d'abord il ne put parler. Finalement, il tendit les mains, paumes en l'air, et la salua.
— Je suis un ami, dit-il. Je ne porte pas d'armes.
Elle le regarda avec une expression anxieuse mais il lut aussi de la fatigue et une sorte d'épuisement sur ses traits tirés.
— Ce bateau est lourd. Permets-moi de t'aider.
— Je suis forte, répondit-elle.
— Oui, bien sûr, dit-il bien que cela ne lui parût pas être le cas.
Elle ressemblait d'ailleurs davantage à une enfant qu a une femme, mais maintenant qu'il était vieux tout le monde lui paraissait jeune. Les chasseurs qui passaient devant sa plage, à quelque distance dans la mer, semblaient toujours jeunes. Les yeux usés voient la jeunesse partout, pensa-t-il. De même lorsqu'il était jeune, il voyait la vieillesse partout.
— Je suis forte, répéta la jeune femme en pesant de tout son poids sur l'ik afin de le pousser sur le rivage. Si cette plage est la tienne, reprit-elle, je ne resterai ici qu'une nuit.
Pendant un instant sa voix trembla. Shuganan sentit ce frémissement qui le troubla jusqu'au fond de son âme. Il regarda cette inconnue de plus près. Cette femme-enfant portait le poids d'un grand chagrin. Il le voyait dans ses yeux et dans la courbe de sa bouche, mais déjà il se mettait à examiner les méplats de son visage, l'arc des fins sourcils, la ligne harmonieuse de ses pommettes gravés dans l'ivoire.
— Tu peux rester ici, dit-il, c'est un bon endroit. On y est en sécurité.
La jeune fille hocha la tête et s'appuya sur le côté de son ik. Elle étudia le rivage et Shuganan vit que son regard s'arrêtait sur les marques laissées par la marée haute, sur les rochers bordant la source d'eau fraîche. Il remarqua aussi le renflement qui gonflait son suk, dessinant la forme d'un enfant encore très jeune.
— Où est ton village ? demanda-t-elle.
— Il n'y a pas de village, dit-il, seulement mon ulaq.
— Avec ta femme et tes enfants ?
— Je n'ai pas d'enfant.
— Me permets-tu de rester une nuit sur ta plage? J'ai besoin de dormir.
— Autant que tu voudras, répondit-il, toi et ton enfant êtes les bienvenus.
A ces mots, les yeux de la jeune femme s'ouvrirent tout grands et elle croisa les mains sur son ventre.
— Où est ton mari ?
Elle se détourna pour regarder la mer et dit :
— Il est là-bas. Il viendra bientôt nous chercher. Puis se tournant vers lui, elle ajouta : il est très fort.
Mais ses paroles étaient aussi fragiles que la glace sur le bord d'une mare et Shuganan comprit la vérité. Cette femme n'avait pas de mari et d'une façon ou d'une autre cela faisait partie de son chagrin.
— Si cela ne doit pas le contrarier, dit Shuganan avec précaution, toi et l'enfant pouvez passer la nuit dans mon ulaq.
Mais la jeune femme secoua la tête.
— Alors, installe-toi. Je t'apporterai de quoi manger.
— J'ai des provisions.
— Dans ce cas nous ferons une petite fête.
Chagak regarda le vieil homme s'éloigner lentement vers le haut du rivage. Pour une raison inconnue, elle n'avait pas peur de lui. Il paraissait avoir la sagesse d'un shaman, mais non l'autorité exigeante de celui-ci.
Elle déballa ses provisions et les posa sur l'herbe au-dessus de la ligne de la marée, puis elle tira l'embarcation sur le sable et la retourna en l'attachant avec une corde faite de lianes afin qu'elle ne soit pas emportée par le vent. Elle installa ensuite des fourrures en dessous, constituant ainsi un abri pour la nuit.
Elle décida de ne pas ramasser de bois car elle était trop fatiguée pour faire du feu. Elle avait passé la journée à se battre contre la mer, s'effor-çant de garder le cap vers l'ouest, en direction de l'île de son grand-père, mais les vents contraires soufflaient. Finalement, elle avait dû tourner vers le nord et suivre la ligne de la côte jusqu'à ce qu'elle ait trouvé une baie pour accoster et attendre que les vents tournent et lui permettent de reprendre la route vers l'ouest.
La baie était vaste et peu profonde, bien abritée entre de hautes falaises. C'était une plage argileuse, un bon endroit pour accoster et pour y dresser un camp. L'argile permettait d'y dormir et on pouvait y marcher plus facilement que sur des galets. Une grande mare s'étendait au centre de la plage et un ruisseau cascadait de la colline, apportant de l'eau fraîche.
« C'est un endroit où il doit faire bon vivre », pensa Chagak. Elle comprenait pourquoi le vieil homme l'avait choisi, mais elle s'inquiétait qu'il n'y eût pas de village. Il arrivait parfois que des esprits vivent seuls et prétendent être des hommes. Ce vieil homme... qui pouvait savoir ce qu'il était et pourquoi il vivait là ?
En utilisant ses pierres à feu, Chagak alluma une lampe à huile. Cela donnerait un peu de chaleur. Peut-être assez pour cette nuit.
Elle détacha son frère et l'enveloppa vivement dans des peaux de phoque en le sortant de la chaleur de son suk.
Au cours des deux derniers jours il avait été tranquille, dormant souvent, pleurant moins. Quand elle le posa, il ne s'éveilla même pas. Une brève inquiétude effleura l'esprit de Chagak, mais elle se hâta de pétrir une petite boulette de viande sèche et d'eau.
Puis elle plongea ses doigts dans la bouche du bébé. Il n'ouvrit pas les yeux mais se mit à sucer et Chagak lui fit absorber tout ce qu'elle avait préparé. Après quoi, elle replaça l'enfant sous son suk, s'allongea sous l'ik et attendit le retour du vieil homme. Elle avait laissé dehors le sac de viande séchée, seul plat qu'elle avait à offrir, et elle espérait que le vieillard mangerait peu.
La longue soirée était pratiquement écoulée quand le vieil homme revint sur la plage. Il tenait un sac en peau suspendu à chacun de ses bras. Il portait également une fine plaque d'ardoise avec un morceau de flétan fumant posé dessus. Chagak était si fatiguée qu'elle souhaitait seulement dormir, mais elle sourit à son hôte et le remercia. Elle se leva pour prendre le poisson et attendit pendant qu'il s'asseyait sur le sable.
Il détacha les paniers de ses bras et les ouvrit, l'un était rempli de baies, l'autre contenait des racines cuites, meilleures lorsqu'elles étaient servies avec de la viande et de la graisse, mais délicieuses aussi avec du poisson.
Le vieil homme coupa un morceau de flétan et le lui tendit. Un plat chaud était agréable après une journée passée dans le froid de la mer. L'homme l'observait et, sous son regard, Chagak se sentit mal à l'aise.
— Il faut manger, toi aussi, dit-elle en lui montrant la viande séchée.
Il acquiesça et fourragea dans le sac. Il tira un petit morceau de viande et le porta à sa bouche.
— Ta femme fait de la bonne cuisine, dit finalement Chagak.
L'homme secoua la tête, avala une bouchée et répondit :
— Je vis seul. Ma femme est morte depuis bien longtemps.
Chagak attendit, pensant qu'il en dirait davantage, mais il ne le fit pas. Elle l'évalua. Il n'était pas petit bien qu'il fût si voûté qu'il n'était pas plus grand que Chagak. Ses cheveux épais et blancs tombaient sur ses épaules. Son parka était fait de peaux de macareux et il portait les plumes à l'intérieur, mais dans les coutures entre les peaux, elle vit que des points étaient inégaux avec des plumes parfois prises dans les coutures, ce que même une vieille femme n'aurait pas fait. Il avait les longues mains d'un chasseur, mais ses jointures étaient enflées et ses doigts déformés.
Il mangeait lentement en souriant et en hochant la tête, mais il ne parla pas avant d'avoir terminé le repas.
— Tu peux venir dormir dans mon ulaq cette nuit. Il y fait plus chaud et s'il y a de l'orage, toi et l'enfant y serez en sécurité.
A la mention de l'orage, Chagak se leva et regarda le ciel. Tout semblait normal. Le ciel était d'un gris égal. La mer ne montrait pas de crêtes blanches annonciatrices de vents. Elle hésitait à accepter l'abri de l'ulaq. Elle ne savait rien de cet homme seul, peut-être contrôlé par des esprits — bons ou mauvais.
— La mer est calme, dit-elle.
— Les orages viennent vite de ma montagne Tugix, répondit-il.
Chagak se tourna vers les sommets blancs en essayant de voir si le vent poussait la neige sur ses pentes.
— Si le vent se renforce, dit-elle finalement, je viendrai dans ton ulaq.
— Tu ne trouveras pas ton chemin dans le noir.
— Alors montre-le-moi et je m'en souviendrai.
Elle l'accompagna le long de la plage, puis sur
un étroit sentier menant vers le sommet d'une colline.
— C'est là, indiqua-t-il.
Shuganan s'assit à l'intérieur de l'ulaq et attendit. Il avait allumé toutes les lampes et avait étendu des fourrures de phoque derrière les rideaux des couches. Il vaudrait mieux que la jeune femme n'ait pas à chercher l'ulaq dans l'obscurité, mais il connaissait Tugix.
Des orages naissaient sur ses pics. Un crachin s'élevait avant l'arrivée de la pluie et du vent sur la plage. Aujourd'hui, Shuganan avait observé le miroitement de l'air près du sommet, signe d'esprits se déplaçant, aussi attendait-il maintenant que l'orage se manifeste.
Shuganan avait creusé son ulaq sur les flancs de la colline et souvent, quand il était à l'intérieur, il sentait Tugix secouer la terre. Parfois les secousses étaient douces comme celles d'une mère berçant son enfant, mais parfois c'était avec colère en faisant tomber de la terre et des feuilles sur les poutres.
Depuis qu'il était installé là, Shuganan avait toujours considéré Tugix comme un ami et un protecteur. Un jour, alors qu'il était encore un homme jeune, il avait escaladé la montagne et avait ramené un petit morceau de rocher pas plus grand qu'une main. Toutes les nuits pendant très longtemps il avait utilisé une autre pierre pour donner à ce morceau de rocher la forme d'un homme.
Quand il avait été terminé, Shuganan avait attaché une cordelette autour de la tête de la statuette et l'avait suspendue à la poutre de la pièce principale de l'ulaq. Ainsi que Shuganan l'avait espéré, le petit homme portait toujours une partie de l'esprit de Tugix. Suspendu en souriant au sommet de l'ulaq, il remuait chaque fois que Tugix bougeait. Parfois, quand Shuganan ne sentait pas trembler la terre, n'entendait pas le grondement de la montagne, il voyait quand même le petit homme s'agiter et il savait que l'esprit de Tugix était troublé.
Shuganan n'avait pas eu l'intention de dormir et il ne sut pas ce qui l'avait réveillé, mais il se rendit compte que le vent avait augmenté et que le son était assez fort pour avoir traversé les murs épais de l'ulaq. Au bout de sa cordelette, le petit homme se livrait à une étrange danse saccadée.
La première idée de Shuganan fut de retourner sur la plage pour ramener la femme et l'enfant et les mettre à l'abri, mais soudain une pensée lui vint : c'est un rêve. Cette femme est un rêve. Toutefois quelque chose s'agitait au fond de lui en le poussant à sortir, en lui disant que cette femme avait besoin de son aide. Il se leva lentement, surpris que ce simple geste fût si peu douloureux. Puis il pensa : pourquoi pas ? C'est encore un rêve.
Un rêve oublie parfois une partie de la vie. Cette fois, sa fantaisie était d'oublier la douleur.
Shuganan enfila ses bottes en peau de phoque. La doublure épaisse et rugueuse en peau de lion de mer sembla dure sous ses pieds. Il grimpa sur le toit, puis il sortit pour affronter l'orage.
7
Chagak se glissa sous l'embarcation et essaya d'empêcher le vent de l'emporter. Ses bras étaient lourds et la douleur se propageait de ses épaules à son dos. Pup glissait sous son suk et commença à pousser de petits cris étouffés.
Du sable et des morceaux d'argile arrachés par le vent entraient sous l'ik et s'entassaient sur les fourrures.
— Aka ! Aka ! Je t'en supplie arrête-toi !
Mais l'île appartenait à Tugix et non à Aka et le vent emporta ses paroles. Elle n'entendait plus que le fracas des vagues contre les rochers.
Soudain le vent cessa et Chagak relâcha sa prise au bord de l'ik. Un craquement ressemblant à une explosion de pierre retentit au sommet de la montagne. Chagak poussa un hurlement, le vent lui arracha l'ik des mains et l'emporta à l'autre extrémité de la plage. Fermant les yeux sous la tempête de sable, elle se mit à ramper vers l'ulaq du vieil homme.
Une envolée de schiste l'obligea à tourner la tête en direction du vent, au même moment un morceau de rocher arraché à la montagne la frappa sur la bouche. Elle dut s'arrêter en courbant les genoux. Affolée, elle se cacha la tête entre les bras, mais sentit soudain une pression douce et légère sur son épaule.
Chagak leva la tête et vit le vieil homme debout près d'elle. Sa présence parut donner une nouvelle force à la jeune femme et quand il se pencha pour l'aider elle fut capable de se relever.
— Viens avec moi, dit-il, et Chagak se demanda comment elle pouvait entendre ces paroles paisibles à travers les hurlements du vent.
A l'intérieur de l'ulaq, Chagak s'appuya sur le tronc d'arbre central et s'essuya le visage. Ses yeux étaient gonflés et elle cilla plusieurs fois avant de pouvoir les ouvrir devant la lumière.
Puis elle poussa un cri en portant ses mains devant sa bouche. Cinq étagères entouraient l'ulaq et chacune d'elles était chargée de statuettes représentant des oiseaux, des poissons, des animaux et des formes humaines. Elles brillaient sous la lumière des lampes à huile. Certaines paraissaient douces et dorées comme des défenses de morse délavées par la mer. D'autres étaient blanches ou grises, avec des plumes, des cheveux et des détails d'habillement finement gravés. Aucune de ces figurines n'était plus grande qu'une main d'homme et cependant aux yeux de Chagak elles paraissaient vivantes et semblaient la regarder depuis les murs de l'ulaq.
Le vieil homme suivit son regard et se mit à rire.
Chagak recula, mais il posa la main sur son bras :
— Ne sois pas effrayée, dit-il. Ce ne sont que des morceaux de bois ou d'ivoire.
— Ont-ils un esprit? demanda Chagak.
— Oui, certains ont quelque esprit, autrement pourquoi les aurais-je sculptés?
— Est-ce toi qui les a faits ?
Le vieil homme continuait à rire doucement.
— Cette plage est un endroit solitaire. Que serais-je devenu sans ces petits compagnons ? Ce sont mes amis. Ils ne te feront aucun mal.
Il lui indiqua un matelas d'herbe près d'une lampe à huile sur lequel elle s'assit.
— As-tu le bébé ? lui demanda-t-il.
Cette question rappela brusquement à Chagak que Pup était tranquille depuis bien longtemps. Elle souleva son suk et sortit l'enfant. Il gémit faiblement sans vraiment pleurer. Son regard s'arrêta momentanément sur le visage de Chagak et se détourna vers les flammes dansantes d'une lampe. Chagak sourit mais, quand elle se tourna vers le vieil homme, il fronçait les sourcils, les yeux fixés sur sa poitrine juvénile.
— Tu n'es pas sa mère, dit-il.
Chagak baissa les yeux sur ses petits seins à peine formés. Ils n'étaient pas gonflés comme ceux d'une jeune mère.
— Je suis sa sœur, avoua-t-elle.
— Il est malade, constata l'homme.
— Non. Il n'est pas malade, répondit-elle, mais une vague de frayeur la fit frissonner et, bien qu'il fît chaud dans la pièce, elle tendit la main vers son suk et s'en couvrit.
— Mais si, il est malade, répéta l'homme.
Il tendit la main vers une niche et en sortit un sac en disant :
— Des feuilles de caribou 3.
Il en prit une poignée qu'il écrasa au fond d'un bol en bois. Puis il décrocha une vessie d'eau suspendue à une poutre du plafond et versa le liquide dans le bol qu'il plaça ensuite au-dessus d'une des lampes à huile.
Chagak attendit, tenant Pup dans ses bras. Les feuilles de caribou étaient un bon remède, mais difficile à trouver. Le vieil homme ne pouvait donner quelque chose d'aussi précieux à moins que Pup ne fût vraiment malade.
Le poids du bébé contre sa poitrine semblait rendre celui que Chagak ressentait encore plus lourd et elle se mit à le bercer. Le vieil homme avait peut-être raison. Son frère était peut-être malade. Ne criait-il pas plus fort naguère? Avait-il souri plus souvent et moins dormi? Au cours des deux jours de voyage, Chagak s'était efforcée de chasser toute idée de famille de son esprit, autrement elle n'aurait pu pagayer. Elle avait eu du mal à se lever le matin et maintenant elle trouvait difficile de se souvenir comment Pup se comportait avant le massacre de sa famille.
Elle se mit à chanter une berceuse, autant pour se réconforter que pour Pup. Que font les bébés? Ils ne peuvent parler, ni marcher, et Pup souriait déjà. Mais depuis combien de temps ne l'avait-elle pas vu sourire? Depuis quand n'avait-il pas ri ?
Le vieil homme tendit la tisane de feuilles de caribou à Chagak. Elle plongea les doigts dans le liquide et les pressa près de la bouche du bébé. Il détourna la tête et elle appuya sur ses joues avec son pouce et son index afin de faire glisser le liquide dans sa gorge. Il se mit alors à sucer faiblement ses doigts goutte à goutte jusqu'à ce que le bol soit vide. Quand il eut terminé ses paupières frémirent et se fermèrent. Chagak le serra contre sa poitrine. La crainte de le voir mourir et l'espoir qu'il vive se battaient si fort dans son cœur qu'elle avait du mal à respirer.
Le vieil homme s'assit en face d'elle et tendit les bras vers le bébé.
— Laisse-moi l'examiner.
Par réflexe, Chagak serra l'enfant plus fort. Elle redoutait ce que le vieil homme pourrait découvrir et craignait que le faible espoir qu'elle nourrissait ne lui fût arraché. Mais elle lui tendit quand même le bébé.
Il posa Pup sur le sol et retira la fourrure qui l'entourait. L'enfant geignit et secoua ses jambes en quelques mouvements rapides. Les mains du vieil homme palpèrent le petit corps, s'arrêtant aux jambes, au ventre et à la tête.
— Cet enfant est-il tombé ? demanda-t-il enfin.
L'image de sa mère jetant Pup sur le côté de
l'ulaq revint à l'esprit de Chagak, accompagnée de celle de ces hommes aux longs cheveux tuant tout le monde.
— Oui, dit-elle dans un souffle.
— Les os d'un enfant sont souples, dit l'homme, un peu comme des os de poissons. Ils se plient ou ils se brisent.
Il enveloppa le bébé en serrant soigneusement les fourrures autour du petit corps frêle, puis il le prit dans ses bras et le berça.
— Un bébé peut survivre à une chute qui tuerait un homme, reprit-il, mais parfois, même si l'enfant survit, il peut y avoir des dommages.
Ses yeux se levèrent vers ceux de Chagak et elle y lut la tristesse et quelque chose en elle se brisa, laissant s'échapper le chagrin qu'elle avait refoulé pendant les longues heures de lutte.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour lui ? demanda-t-elle d'une petite voix tremblante comme si quelqu'un d'autre avait parlé à sa place.
— Berce-le. Réconforte-le.
Le vieil homme lui tendit le bébé, cette petite forme si familière dans les bras de Chagak qu'elle semblait faire partie d'elle-même.
— Va-t-il mourir? demanda-t-elle sans oser lever les yeux.
Il ne répondit pas et Chagak le regarda et lut la réponse sur son visage. Elle se mit à pleurer. Alors soudain, au milieu de ses larmes, l'histoire de son peuple sortit de ses lèvres. Les mots qu'elle prononçait s'adressaient à toutes les statuettes qui peuplaient l'ulaq comme si les esprits qui les habitaient avaient besoin de savoir.
— J'ignore qui étaient ces hommes aux longs cheveux. Ils ont brûlé tous les ulas de notre village. Je ne sais pas pourquoi. Ma mère est sortie de notre ulaq. Un homme l'a saisie. Elle avait Pup dans les bras...
Chagak secoua la tête tandis que les larmes roulaient sur ses joues.
— Elle a jeté mon frère sur le bord de l'ulaq. Mais le feu avait pris sur le toit. L'homme a transpercé la poitrine de ma mère avec sa lance. Pour lui échapper, elle et ma sœur ont sauté dans le feu, acheva Chagak, la voix brisée.
Elle sentit une main posée sur sa tête et un léger murmure s'éleva. D'abord, elle crut qu'il psalmodiait, puis elle se rendit compte qu'il priait :
— Encore d'autres morts. Je n'aurais pas dû essayer de me cacher. Ils détruiront toujours tout.
Chagak le regarda à travers ses larmes et vit le voile soudain qui embuait ses yeux.
— Toi et ton frère êtes-vous les seuls survivants ?
— Oui, dit Chagak en reprenant son histoire où elle l'avait interrompue. Je serais morte également si Pup n'avait pas été en vie. Je serais partie avec mon peuple pour les Lumières Dansantes.
Chagak serra le bébé contre elle et se remit à le bercer.
— S'il meurt, je ne veux pas vivre. S'il meurt, s'il te plaît tue-moi aussi.
— Tu vivras, même s'il meurt, affirma le vieil homme. Tu vivras.
— Non, répondit Chagak, en s'adressant non seulement au vieil homme mais également aux sculptures qui la regardaient, aux petits esprits qui se cachaient sur les étagères de l'ulaq.
Elle ferma les yeux et pleura.
8
Chagak n'avait pas l'intention de dormir cette nuit-là. Elle tenait Pup serré contre elle, chantant et priant par intervalles, craignant, si elle fermait les yeux, que l'esprit de Pup ne s'envole.
Vers l'aube, les vents d'orage se calmèrent et à travers sa fatigue, Chagak ne pouvait dire si ses pensées étaient réelles ou si elles faisaient partie d'un rêve. Les sculptures du vieil homme se mirent à bouger, à danser sur les étagères, mais cela paraissait naturel. Chagak les regarda avec solennité sans savoir qu'elle rêvait. Elle dormit sans savoir qu'elle dormait.
Quand elle s'éveilla, les yeux ouverts au regard fixe de Pup lui apprirent qu'il était mort. L'esprit de Chagak n'avait pas été assez fort pour le retenir en même temps que ses rêves.
Elle se pencha sur la forme immobile du bébé et entonna le chant funèbre de son peuple.
Chagak lava le petit corps de Pup et l'enveloppa dans des fourrures que lui donna le vieil homme. Elle n'avait plus de larmes mais un poids au centre de sa poitrine semblait bloquer toutes ses pensées.
Le vieil homme lui apporta un tapis, un de ceux qu'elle avait tissés avec une bande plus foncée à chaque extrémité. Le tapis était humide et rempli de sable, aussi Chagak alluma-t-elle deux lampes et tint le tapis au-dessus. Quand il fut sec, elle le secoua pour en déloger le sable.
— Pleure, ma petite, lui dit le vieil homme tandis qu'elle travaillait.
Mais Chagak le regarda les yeux grands ouverts de surprise, comme si elle n'avait pas de raison de pleurer, et le vieil homme se détourna.
Pendant un long moment elle tint son frère en caressant la peau douce de son front et en chantant. Mais finalement, le vieil homme apporta le berceau de Pup. Il était également humide et l'un des côtés en bois s'était brisé.
Elle fut surprise que le vieil homme ait pu le retrouver. La plus grande partie de ses affaires avait dû être emportée par la mer. Maintenant Pup pouvait partir avec son berceau dans le monde des esprits et parce que son père l'avait fabriqué il y aurait un lien qui attirerait Pup vers son peuple.
Tenant le berceau sur ses genoux, elle regarda le vieil homme arpenter la pièce en étudiant les nombreuses figurines sur les étagères. L'ulaq était beaucoup plus petit que celui de son père et il n'existait que trois petites pièces pour y dormir. Leurs rideaux coupaient la ligne des étagères à une extrémité de l'ulaq. Finalement, le vieil homme choisit deux sculptures, l'une représentant un dauphin, l'autre une loutre.
Chagak le regarda s'installer près d'une lampe à huile et nouer une fine cordelette autour de chaque animal. Puis, tirant un grand panier de sous une étagère, il sortit plusieurs morceaux de bois. L'un était un mince ruban aussi long et fin que le petit doigt de Chagak, l'autre plus large et aussi long que sa main, mais moins large.
Il travailla sur le plus petit morceau, le creusant avec un couteau dont la lame n'était pas plus longue que la dernière phalange de son pouce. Il travailla jusqu'à ce qu'il eût presque complètement évidé le bois, de sorte qu'il ne restait plus qu'une mince couche. Mais lorsqu'il le souleva pour le montrer à Chagak, elle se rendit compte que c'était un harpon, tout petit mais parfait, même les barbillons de la tête étaient en place. Avec les morceaux de bois restants, il grava un arc avec une encoche qui se fixait à l'extrémité du harpon, véritable fronde permettant au chasseur d'accroître la distance et la force de son lancer. Il noua ces deux petits objets à la cordelette suspendue au cou du phoque. Le plus grand des deux morceaux de bois devint un ikyak, petit et parfait. Après l'avoir terminé, le vieil homme le polit avec une pierre de grès. Lorsqu'il le tendit à Chagak, le bois était aussi doux qu'une peau récemment tannée.
Il attacha alors l'ikyak au cou de la loutre et réunit les deux cordelettes pour les placer dans le berceau de Pup.
— L'un pour fournir la nourriture, l'autre pour le guider vers ton peuple et les Lumières Dansantes.
Chagak acquiesça, mais les paroles du vieil homme avaient donné une forme aux frayeurs qu'elle éprouvait et elle sentit des larmes se former au coin de ses yeux.
— Il est si petit, chuchota-t-elle, puis sa gorge se serra et elle ne put rien ajouter.
Le vieil homme vint s'asseoir près d'elle.
— Pourquoi crois-tu que je lui ai donné une loutre? demanda-t-il.
Il souleva la petite figurine en ivoire et Chagak admira la perfection des traits, les yeux, la courbe de la bouche et même la séparation des doigts et des orteils sur les pieds de la loutre.
— As-tu jamais vu une mère loutre négliger ses petits ?
Il tourna la statuette et montra une rangée de tétons sur le ventre de la loutre.
— Les loutres ne se perdent pas et elles n'abandonnent jamais leurs petits. Elle sera la mère de ton frère jusqu'à la fin de son voyage, jusqu'à ce qu'il ait retrouvé sa véritable mère.
Il tendit la loutre à Chagak et elle la serra dans ses mains. En la tenant ainsi, la loutre parut se réchauffer. Chagak regarda le vieil homme.
— Je m'appelle Chagak4, lui dit-elle. C'est le nom que mon père m'a donné.
Le vieil homme sourit. Dire son nom n'était pas un acte fait à la légère car quelqu'un qui connaissait le nom d'une autre personne pouvait contrôler une partie de son esprit.
— Un nom sacré, répondit-il en pensant à la pierre translucide dont elle portait le nom.
L'obsidienne était l'esprit des rochers de la montagne.
— Je suis Shuganan, ajouta-t-il.
— Un nom ancien, dit Chagak, un nom de shaman.
— Je ne prétends pas être un shaman, mais je prierai pour que ton frère voyage sain et sauf.
Cette nuit-là ils gardèrent le corps dans l'ulaq avec eux, mais le lendemain Shuganan porta le berceau à l'endroit qu'il appelait son ulaq des morts. Chagak le suivit sur une colline basse. Des aconits à longues tiges, aux fleurs bleu foncé poussaient autour de l'ulaq. Le trou du toit était fermé par des morceaux de bois carrés liés ensemble par un lien ressemblant à des orties, une plante que les oiseaux ou les petits rongeurs ne mangeraient pas.
Shuganan utilisa sa canne pour enlever la poussière qui s'était accumulée autour de la porte, puis enleva le bois. Une odeur d'humus et d'humidité remplissait l'air qui sortait de l'ulaq. Chagak s'efforça de voir à travers l'obscurité, mais ne distingua rien.
— Y a-t-il d'autres corps enterrés là ? demanda-t-elle.
Shuganan ne répondit pas et Chagak répéta sa question. Le vieillard la regarda comme s'il était surpris de la voir à côté de lui.
— Ma femme, dit-il avant de commencer un chant, dans une langue que Chagak ne connaissait pas.
L'épouse de Shuganan, morte depuis six étés, était une vieille femme quand elle était morte, mais elle était toujours jeune pour lui — jeune car au cours de leurs dernières années ensemble, Shuganan ne l'avait pas vue telle qu'elle était mais comme la jeune fille brune épousée en échange de trois longues années de chasse au phoque.
Son chant l'appelait. L'entendait-elle ou avait-elle trouvé un autre homme, un chasseur qui prenait soin d'elle à sa place dans les Lumières Dansantes? Quelqu'un qui lui donnerait peut-être le fils qu'il ne lui avait pas donné. Il chanta plus fort, espérant que ses mots seraient emportés au loin dans le monde des esprits. C'était un cadeau qu'il voulait lui faire et aussi quelque chose qu'il offrirait à Chagak : la sécurité de cet enfant.
Il introduisit le berceau dans l'ulaq et descendit lentement sur les marches crantées. Quand il fut à l'intérieur, il alluma la lampe à huile. La flamme envoya des cercles jaunes sur les étagères de sculptures qui tapissaient les murs. Chagak qui l'avait suivi eut un sursaut mais ne dit rien.
Shuganan n'essaya pas d'expliquer. Pourquoi un homme devrait-il commenter les cadeaux qu'il avait faits à sa femme ? Comment explique-rait-il des sentiments qui n'étaient pas morts? Comment aurait-il pu vivre sans sa femme si une année entière ne s'était pas écoulée pour sculpter toutes les choses qu'elle aimait afin de pouvoir les emporter dans les Lumières Dansantes ? Des fleurs, des loutres, des plantes, des oursins, des canards, des oies, des mouettes. Et des étagères de bébés pour remplacer les bébés qu'il n'avait pu lui donner pendant sa vie.
« Mais aujourd'hui je t'apporte un véritable enfant », pensa-t-il. Puis il ajouta quelques mots à son chant, quelque chose dans la langue de son propre peuple. Car il ne voulait pas que Chagak pût craindre que sa femme prenne l'enfant à sa famille. L'enfant ne serait pas pris mais partagé.
Il se retourna, vit le monticule qui était le corps de sa femme, les genoux ramenés vers la poitrine, le corps enveloppé d'une couverture. Il prit le berceau et le plaça près de sa femme. Il continua sa lente mélopée en sortant de l'ulaq.
Avec l'aide de Chagak il referma l'ouverture, ajoutant de la terre entre les joints. Ils restèrent longtemps sur le toit, sans parler, dans le vent.
Chagak pensait à la mort et tandis que le soir tombait, elle sentit l'obscurité peser sur elle. Dans son esprit elle voyait un vent d'orage souffler la flamme spirituelle de tous ceux qu'elle avait connus jusqu'à ce qu'elle fût la dernière lumière vacillante dans le noir.
Mais Shuganan disait une prière silencieuse d'offrande :
— S'il te plaît, ma femme, accepte ce cadeau. Toutes les années où tu as pleuré parce que je ne pouvais te donner un fils, j'ai aussi pleuré parce que je ne pouvais te donner une fille. Ce n'était pas ta faute, mais la mienne. J'ai placé tout mon pouvoir à faire des enfants sculptés et je n'étais plus assez fort pour en faire de réels. Si tu as trouvé un jeune chasseur, un homme capable de te donner des enfants à l'endroit où tu es maintenant, va avec lui mais ne m'oublie pas. Je t'offre cet enfant en cadeau. Prends-le comme notre fils. Ne m'oublie pas. Ne m'oublie pas.
Ils restèrent assis jusqu'à ce que le soleil soit couché et que les étoiles apparaissent à travers les nuages, jusqu'à ce que, dans l'obscurité, Shuganan ne pût voir les larmes sur les joues de Chagak et ne sentît pas les siennes sur son propre visage.
Pendant deux jours Chagak ne quitta pas l'ulaq de Shuganan. Elle ne mangea pas et Shuganan craignit qu'elle n'ait décidé de rejoindre son frère et son peuple dans la mort.
Il répara son ik en utilisant du bois sec pour remplacer les montants endommagés et le fond, mais il retourna souvent à l'ulaq, espérant que sa présence apporterait quelque réconfort. Elle ne montra par aucun signe qu'elle le remarquait.
Au soir du deuxième jour, elle but du bouillon sans paraître prêter attention à ce qu'elle faisait, comme si son corps bougeait sans que son esprit y prît part.
Mais le matin suivant Shuganan parvint à la convaincre de sortir avec lui et de s'asseoir sur le toit de l'ulaq. Ils étaient donc ensemble quand les canards arrivèrent. C'étaient de grands eiders; les mâles avaient un plumage noir et blanc, celui des femelles était rougeâtre. Une vingtaine d'entre eux s'abattirent sur la plage comme si c'était leur domaine. Jamais Shuganan n'avait assisté à ce spectacle et il ne pouvait l'expliquer.
— Regarde, dit Chagak, parlant pour la première fois depuis la mort de son frère.
Et le cœur de Shuganan se gonfla de gratitude tandis qu'il joignait les mains en prière d'action de grâces. Pendant un moment ils regardèrent en silence, mais quand les canards commencèrent à s'ébrouer dans les mares et se mirent à manger, Shuganan descendit dans l'ulaq et revint avec son bola. C'était un instrument fait d'un morceau de cuir et de deux bouts de cordes liés à une poignée centrale avec lesquels on lançait des pierres bien aiguisées.
Il y avait plus d'un an que Shuganan n'avait pas utilisé cette arme, aussi tira-t-il sur les cordes pour s'assurer qu'elles n'étaient pas abîmées. Elles étaient en bon état. Il essaya de soulever le bola au-dessus de sa tête mais ses épaules douloureuses ne lui permirent pas d'achever son geste.
Découragé, il reprit sa place sur le toit, mais Chagak se leva.
— Je vais essayer. J'ai vu les hommes de mon village s'en servir.
Surpris, Shuganan lui tendit le bola et la regarda tandis qu'elle le soulevait au-dessus de sa tête, le balançant lentement d'abord, puis avec plus de puissance. Le bruit des pierres et des cordes siffla dans l'air; en la voyant ralentir, Shuganan lui conseilla :
— Ne t'arrête pas. Tire. Si tu ralentis, les cordes s'enrouleront autour de ton bras et les pierres tomberont sur toi.
Chagak accéléra son mouvement. Debout sur le toit de l'ulaq, les cheveux soulevés par le vent, elle fit voler le bola. Le coup partit de travers et les pierres tombèrent dans un buisson de bruyère.
— Je voulais tirer droit, dit-elle.
— Il faut du temps pour apprendre à tirer avec un bola, répondit Shuganan. Ne te décourage pas.
— Je voulais toucher un canard.
— Ils t'attendront. Recommence.
Elle le regarda avec quelque chose qui ressemblait à un sourire.
— Je vais apprendre, affirma-t-elle.
Tout le reste de la journée les canards restèrent sur la plage. Elle continua à s'exercer jusqu'à ce que ses mains soient blessées par la corde, mais il était agréable de maîtriser la force du bola et de sentir les cordes se tendre et les pierres s'envoler dans l'air en chantant.
Le soir venu les canards ne s'en allèrent toujours pas. Ils se regroupèrent dans la mare sur le haut de la plage.
Cette nuit-là, en s'allongeant sur sa couche, elle eut l'impression d'entendre le ronronnement du bola chanter à ses oreilles. Et tout en doutant que les canards soient toujours sur la plage le lendemain, elle eut des visions de ce qu'elle pourrait faire d'une peau d'eider, quelque chose pour un bébé, pour envelopper le corps de son frère ou peut-être, pensa-t-elle avant de s'endormir, un vêtement pour un autre enfant, un jour.
Shuganan fut réveillé par les cris des canards, le claquement de leur bec pendant qu'ils mangeaient et par un autre bruit. Un bruit d'ailes? Non. Celui du bola.
Au cours de la nuit ses articulations s'étaient ankylosées et il se leva péniblement de sa couche. Quand il entra dans la pièce principale de l'ulaq, il vit que Chagak avait allumé plusieurs lampes et disposé du poisson séché à son intention, mais elle était sortie. A nouveau il entendit le bola. Un bruit sourd semblait indiquer qu'elle avait touché une cible ; il grimpa à son tour sur le toit en criant à Chagak :
— J'arrive, ne tire pas.
— Ne t'inquiète pas, dit-elle, et Shuganan la regarda avec surprise.
Il y avait dans sa voix une note de jubilation qu'il n'avait jamais entendue jusque-là.
— Regarde, dit-elle en désignant un rocher un peu plus loin.
Elle fit tournoyer le bola et visa. Les pierres heurtèrent le haut des rochers.
— Tu apprends vite, admira-t-il, et il remarqua que les yeux de la jeune fille brillèrent en entendant ce compliment.
— Et vois, reprit-elle, les canards sont restés.
Shuganan secoua la tête avec étonnement.
Qu'est-ce qui avait bien pu les conduire ici? Jamais aucun canard ne s'était posé sur ce rivage et il était trop tôt pour qu'ils se rassemblent pour l'hiver.
— C'est un cadeau de mon peuple, dit Chagak comme si elle lisait les pensées du vieil homme. C'est un signe que je dois vivre.
Et comme Shuganan ne voyait pas de meilleure explication, il acquiesça avec plaisir à cette idée.
— Je suis prête maintenant, déclara-t-elle.
N'étant pas certain de comprendre, Shuganan
ne répondit pas. Elle fit quelques pas avec précaution vers le rivage, il vit qu'elle allait essayer de toucher un canard. Il n'était pas sûr que ce fût le bon moment et il pensa qu'elle avait peu de chances de réussir. Il voulut la rappeler, lui dire d'attendre, mais il eut peur d'effrayer les canards, aussi la laissa-t-il se glisser sur le côté de l'ulaq et avancer lentement.
Chagak s'était laissée tomber sur les genoux et les mains. Elle se déplaçait si lentement que Shuganan ne savait pas si elle bougeait vraiment. Il retint son souffle comme il le faisait quand il chassait lui-même.
Les canards exécutèrent une lente retraite vers l'extrémité de la mare à la recherche de coquillages. Un mâle se redressa en battant des ailes au-dessus de l'eau, mais ne manifesta pas l'intention de s'envoler. Chagak rampa encore plus près.
Shuganan savait que le bola serait moins efficace à la surface de l'eau. La chute des pierres serait amortie. Il avait souvent chassé les canards ou les oies avec cette arme et aurait aimé être capable d'expliquer à Chagak la manière de tuer un canard.
Saurait-elle pousser un cri et tirer juste au moment où les canards commenceraient à s'envoler, alors que l'eau alourdirait leurs ailes?
Chagak avait enroulé le bola autour de son bras, les pierres remuèrent dans ses mains et elle se souleva, mais seulement sur ses genoux. Shuganan craignit qu'elle ne tirât de cette position, ce qui lui ferait perdre une partie de sa puissance. Mais soudain elle se redressa en faisant tourner le bola autour de sa tête.
Certains canards l'avaient remarquée et avaient commencé à traverser la mare, mais d'autres continuaient à manger.
— Crie, Chagak, et ils s'envoleront ! dit Shuganan.
— A-r-r-r-t ! hurla-t-elle.
Les canards s'élevèrent au-dessus de l'eau tandis que le cri semblait contrôler le cercle régulier du bras de la jeune fille. Le bola s'enroula et quand elle le lâcha il tomba près des canards et s'enfonça dans l'eau.
Déçu, Shuganan sauta près d'elle mais, quand elle se retourna, il vit qu'elle riait.
— J'en ai presque touché un, as-tu vu ?
— Oui, j'ai vu, répondit Shuganan en souriant.
Chagak se dirigea vers la mare, mais Shuganan
l'arrêta en saisissant la manche de son suk.
— Tu te couperais les pieds sur les coquillages, dit-il.
— Les canards vont revenir, j'ai besoin du bola.
— Alors attends.
Shuganan prit un morceau de bois sec et se mit à dégager un passage pour aller jusqu'à la mare.
— Vite, chuchota Chagak.
Il fut surpris de l'urgence de sa voix, mais il entendit les canards et, en levant les yeux, il vit
qu'ils tournaient en cercle au-dessus de la plage. Il atteignit l'eau et saisit le bola sans se soucier de mouiller la manche de son parka.
Il lui tendit l'arme et se cacha derrière un rocher à une faible distance de la mare pour attendre. Chagak s'éloigna lentement du bord de la mare, s'agenouilla et se tint immobile.
— Merci, murmura-t-elle, sans savoir si sa prière s'adressait à Aka ou aux esprits de son peuple.
Elle n'était pas surprise de voir revenir les canards, mais leur présence était un cadeau, un signe qu'elle devait continuer à vivre.
Les canards se groupèrent, leurs ailes battant l'eau dont les éclaboussures l'atteignirent. Elle attendit tandis qu'ils lissaient leurs plumes en émettant de petits cris, se battant pour mieux s'installer dans l'eau.
La corde en tige d'ortie blessait les ampoules sur la main de Chagak, mais la douleur lui parut bonne. Plutôt que de ne rien ressentir comme cela avait été le cas pendant tant de jours, quand elle s'était renfermée sur elle-même, c'était la seule façon de calmer la douleur morale qu'elle endurait.
Le soleil était chaud à travers les nuages, et ses rayons tombaient sur la tête de Chagak. Elle repoussa ses cheveux sombres sur ses épaules, se concentrant sur la corde qu'elle tenait à la main, et rampa vers la mare.
Que lui avait dit Shuganan la veille? Elle devait se tenir assez près pour que le bola frappe le centre du groupe, mais cependant assez loin pour ne pas effrayer les canards avant qu'elle ne soit prête à tirer.
Les galets de la plage écorchaient ses genoux, mais elle ne les sentait pas. Ses yeux fixaient le milieu de la mare, à l'endroit où le bola devait frapper pour être efficace. Puis soudain, en un seul mouvement, elle se lança en avant, criant et faisant tourner le bola dans sa main.
Les canards s'élevèrent au-dessus de la mare et Chagak tira.
Le bola quitta sa main. Un canard tomba, puis un autre. Leurs corps s'enfoncèrent dans l'eau. Déjà Shuganan pataugeait dans la mare pour les retirer, mais Chagak regarda l'envol des canards dans le ciel et leur disparition derrière les falaises.
Ils représentaient les esprits de son peuple, elle n'en doutait pas. Elle en avait touché deux. Deux esprits resteraient avec elle.
Shuganan souleva les deux canards.
— Deux mâles ! cria-t-il.
— Deux fils, murmura Chagak, j'ai gagné deux fils!
Elle dépouilla chaque eider avec soin, retirant d'abord les plumes, ne laissant que le duvet, puis elle arracha la peau d'une seule pièce. Ce soir-là elle fit cuire les canards en les enveloppant dans du varech et en les faisant griller sur des braises.
Shuganan lui fit de grands compliments pour le repas, mais Chagak pensait à la peau qu'elle devrait tanner. Les mâles n'avaient pas le goût délicat des canes, mais leurs peaux étaient plus épaisses et seraient ainsi plus faciles à tanner.
Après avoir enlevé la première peau, elle l'avait tendue et, en voyant sa taille et sa forme, elle s'était souvenue de son petit frère et une peine douloureuse l'avait étreinte, mais tout aussi clairement elle voyait dans son esprit d'autres bébés qui, un jour, seraient les siens, aussi décida-t-elle de garder les peaux.
Elle les frotterait jusqu'à ce qu'elles se soient assouplies, en utilisant un mélange de cervelle et
d'eau de mer, puis elle gratterait chacune d'elles avec une pierre ponce.
— La viande est bonne, répéta Shuganan. Il y a longtemps que je n'en avais mangé d'aussi tendre.
Chagak baissa la tête en acceptant le compliment.
— As-tu gardé les plumes ? lui demanda-t-il.
Chagak se retourna vers la pile de ses affaires
qu'elle avait entassées dans un des paniers de sa mère, un des rares objets qu'elle avait emmenés avec elle et que l'orage ne lui avait pas repris. Elle montra la poignée de plumes qu'elle avait conservée.
— Puis-je en avoir une ? demanda-t-il.
Bien qu'elle fût surprise par cette requête, elle lui tendit une longue plume noire.
— Je vais m'en servir comme modèle pour une de mes sculptures, expliqua-t-il en la glissant sur le haut de sa tête comme une sorte d'amulette. Je suis sûr que les canards étaient un cadeau pour toi. Peut-être étaient-ils envoyés par ton peuple. Peut-être par Tugix.
Chagak choisit une autre plume et la planta dans le sac en cuir suspendu à son cou.
— Je vais garder les peaux pour en faire un suk, dit-elle. Quelque chose pour un bébé.
Puis elle s'interrompit, craignant de révéler son espoir d'être mère.
Mais Shuganan répondit :
— Oui. Bientôt nous irons dans une île que je connais. C'est là que se trouve le peuple de ma femme, les Chasseurs de Baleines. Nous y trouverons peut-être un mari pour toi.
Chagak ouvrit la bouche pour parler, mais pendant un moment elle ne trouva rien à dire. Finalement elle avoua :
— Ma mère venait de chez les Chasseurs de
Baleines. J'essayais d'y conduire Pup quand nous avons abordé dans ton île. Mon grand-père est Nombreuses Baleines.
— Nombreuses Baleines, répéta Shuganan avec un lent sourire. N'est-il pas leur chef?
— Oui. Ma mère me l'a dit.
— Tu n'auras aucun mal à trouver un mari.
— C'est un homme qui n'apprécie pas les filles, il préfère les garçons, et quand je lui aurai dit ce qui est arrivé à sa fille et à ses petits-fils...
Tous les petits-fils de son grand-père, sauf un, étaient morts encore enfants. Il aurait dû emmener le frère aîné de Chagak au cours de l'année suivante pour lui apprendre à chasser la baleine. Mais que dirait-il quand elle lui apprendrait que tous ses petits-fils étaient morts et que seule Chagak avait survécu?
— Mon grand-père ne voudra pas de moi, dit-elle. Il veut des fils.
— S'il ne te trouve pas un mari, répondit Shuganan, je le ferai.
A ces mots, Chagak frissonna et une image soudaine de Traqueur de Phoques lui vint à l'esprit. Son cœur se serra, mais elle leva la tête et se força à sourire :
— Oui, j'aurai besoin d'un mari, concéda-t-elle, quelqu'un qui me donnera un enfant. Mais ce ne doit pas nécessairement être un jeune homme.
Et avec une audace qui devait lui venir de la plume de canard suspendue à son amulette, elle ajouta :
— Je veux bien être ta femme.
Mais Shuganan eut un bon sourire pour répondre.
— Non. Je suis trop vieux. Mais nous te trouverons quelqu'un. Un homme brave. Je serai le grand-père et il sera ton mari.
C'était la deuxième fois au cours de cet été que Shuganan voyait une embarcation près de son île. A nouveau il pensa : « Ils m'ont retrouvé, après toutes ces années. »
La dernière fois il n'avait éprouvé qu'une sombre acceptation, puis, quand il avait découvert que l'ik n'était occupé que par une femme, il avait été soulagé. Ce jour-là, ayant compris à sa forme et à sa vitesse que ce n'était pas un ik mais un ikyak, il se sentit rempli de colère. Pourquoi venaient-ils maintenant? Il était un vieil homme. Ne pouvait-on le laisser en paix ?
Il se cacha derrière un rocher, espérant que l'homme passerait devant la plage sans s'arrêter. Mais l'ikyak opéra une longue courbe et en le voyant approcher Shuganan en eut le souffle coupé et son cœur se serra de frayeur. Les marques jaunes et noires sur l'embarcation étaient les mêmes et il reconnaissait la coque étroite, l'avant dressé. Oui. L'ikyak était un des leurs.
Shuganan se tint immobile et regarda l'homme tirer l'esquif à terre.
Celui-ci ne montra pas qu'il avait vu Shuganan, mais quand son embarcation fut solidement amarrée à l'abri des vagues, il se retourna et marcha en direction de Shuganan. Lorsqu'il arriva à quelques pas de lui, il déclara en tendant les bras en avant, paumes des mains ouvertes :
— Je suis un ami. Je n'ai pas d'armes.
Il s'exprimait dans la langue d'un peuple appelé les Petits Hommes et Shuganan, qui connaissait cette langue depuis son enfance, répondit avec hardiesse :
— Fais-moi voir tes poignets, alors seulement je croirai que tu ne caches pas un couteau.
Mais l'homme dont le visage s'élargit encore dans un sourire ne fit aucun geste pour s'exécuter. Il était jeune et beaucoup plus petit que Shuganan, mais celui-ci remarqua ses bras musclés et sut qu'il était capable de tuer s'il le désirait.
Le chigadax qu'il portait était usé, mais c'était l'œuvre patiente d'une femme. Ses bottes en boyaux de phoque étaient en piètre état. N'avait-il aucun bon sens pour les porter sur une plage de galets?
— Que veux-tu? demanda Shuganan. Pourquoi es-tu venu?
— Je te l'ai dit. Je suis un ami, répliqua l'homme en riant. Ne souhaites-tu pas la bienvenue à un ami ?
Shuganan regarda nerveusement derrière son épaule. Où était Chagak ? Ce matin elle était partie ramasser des baies. Elle serait bientôt de retour. Qu'arriverait-il si cet homme la voyait?
— Qu'y a-t-il ? demanda l'homme. Tu surveilles ta femme?
— Je n'ai pas de femme, répondit Shuganan en évitant le regard de l'autre.
A nouveau l'homme se mit à rire, d'un gros rire bruyant.
— Il y a une femme, vieil homme, ne me mens pas. Crois-tu que je serais venu sur ta plage sans savoir qui y vit ? Penses-tu que je sois fou ?
Shuganan détourna les yeux. Ainsi l'homme les avait surveillés. Il aurait dû être plus prudent. Par la description qu'elle lui en avait faite, il savait qui avait anéanti son peuple et il avait compris pourquoi, sans le révéler à Chagak. Quel bien y aurait-il eu à ce qu'elle le sût ? Et comment aurait-il pu supporter sa réaction si elle l'avait détesté en apprenant la vérité?
— Je m'appelle Homme-Qui-Tue, déclara le nouveau venu.
Shuganan ne répondit pas en lui donnant son nom. L'autre haussa les épaules et demanda :
— Où est ton ulaq? Pourquoi ne me montres-tu aucune hospitalité? J'ai peut-être faim. Mon ikyak a peut-être besoin de réparations.
Il s'approcha davantage et parla presque dans un murmure, ses lèvres découvrant ses larges dents blanches :
— Il y a peut-être des mois que je ne suis pas allé avec une femme.
En cet instant Shuganan aurait souhaité avoir un couteau et aurait aimé trancher la gorge de cet homme, mais il répondit :
— Mon ulaq est petit. Reste ici. Je vais t'appor-ter de quoi manger.
— Et en profiter pour prévenir ta femme? Non. Je viens avec toi.
Il poussa Shuganan vers la colline, mais le vieil homme marcha lentement, boitant plus qu'il n'était nécessaire. A chaque pas il redoutait de voir Chagak et craignait encore plus qu'Homme-Qui-Tue ne la vît. En arrivant près de l'ulaq, il leva sa canne en disant :
— C'est là.
Du seigle avait poussé sur les côtés du toit et s'était déjà décoloré avec la fin de l'été. Chagak devait le couper bientôt afin de le tresser pendant l'hiver. Elle lui avait promis de lui faire des chaussettes et des chemises et même des moufles avec un doigt pour couvrir ses pouces.
— Reste là, ordonna Homme-Qui-Tue. Si tu te sauves je te rattraperai et tu n'auras plus l'occasion de te sauver. Puis, regardant par le trou du toit, il déclara : si ta femme est à l'intérieur, je vais la saluer.
Shuganan attendit que l'homme soit entré dans l'ulaq, puis il regarda les collines, en quête de Chagak. Il planta sa canne sur un côté de l'ulaq en l'enfonçant profondément. C'était un signal chez le peuple de sa femme, un avertissement de ne pas s'approcher. Le peuple de Chagak utilisait-il ce même signal?
Le vent était froid contre les jambes nues du vieil homme et il s'accroupit jusqu'à ce que les bords de son parka touchent le sol. Il rentra ses mains dans ses manches et releva le capuchon, mais il avait toujours froid.
Il entendit Homme-Qui-Tue l'appeler à l'intérieur de l'ulaq.
— Viens, vieil homme. J'ai décidé d'accepter ton offre de nourriture.
Shuganan s'essuya les mains sur les plumes de son parka. « Comment des mains aussi froides pouvaient-elles transpirer? » se demanda-t-il. Puis il pensa que s'il donnait à manger à cet homme il resterait un peu plus longtemps à l'intérieur et que peut-être Chagak verrait son avertissement.
Il se glissa à l'intérieur de l'ulaq, son pied chercha la première entaille du tronc d'arbre. La lampe à huile s'était éteinte et la pièce était sombre. Shuganan laissa le rabat de l'ouverture soulevé pour laisser entrer de la lumière.
— Allume les lampes, vieil homme, ordonna Homme-Qui-Tue. Un travail de femme ne te fera aucun mal.
— Il n'y a pas d'huile, dit Shuganan en désignant un tas de charbon sur lequel Chagak avait fait bouillir de l'eau pour assouplir des roseaux avant de les tisser.
Homme-Qui-Tue fit une grimace.
— Je suis trop vieux pour chasser des phoques, expliqua Shuganan.
— Paresseux ou réduit à un travail de femme ?
Shuganan ignora le sarcasme mais pensa : « J'ai tué trois phoques au printemps dernier et j'ai assez d'huile pour conserver des œufs et allumer les lampes, mais pourquoi la dépenserais-je pour toi ? »
Il s'installa près du feu et le raviva. Avec soin il enflamma quelques brindilles d'herbe sèche et souffla doucement sur la flamme pour lui donner vie, puis il ajouta du bois que Chagak avait ramené de la plage.
Tandis que le feu prenait, Shuganan entendit Homme-Qui-Tue siffler. En se retournant il vit que celui-ci regardait les centaines de statuettes garnissant les murs. Il se retourna et saisit le vieil homme par les cheveux, révélant son oreille gauche dont le lobe était arraché.
Homme-Qui-Tue se laissa tomber sur les genoux et rampa vers une lampe à huile. Il la saisit à deux mains.
— Il y a de l'huile dans celle-là, allume-la.
— Je n'ai pas assez d'huile pour me permettre de la gaspiller. Nous avons le feu.
— Allume cette lampe !
Shuganan prit le morceau de roseau tressé dont Chagak se servait pour allumer les lampes et l'enflamma sur la braise.
Homme-Qui-Tue lui prit la lampe et fit le tour de l'ulaq pour examiner les sculptures. A deux reprises il tendit la main comme pour les toucher, mais il la retira promptement.
— Sont-elles chaudes ? lui demanda Shuganan, se sentant tout à coup envahi par une nouvelle jeunesse, car il connaissait le pouvoir de ces statuettes.
— Tu es Shuganan, dit Homme-Qui-Tue, la voix remplie de révérence. Les vieux, les conteurs d'histoires disaient que tu étais mort.
— Alors peut-être es-tu mort également et sommes-nous tous les deux dans le royaume des esprits.
— Tais-toi, vieil homme. Crois-tu être plus fort que moi? Combien d'animaux as-tu tués au cours de l'année passée? Combien as-tu eu de femmes? Tu es vieux. Tes pouvoirs s'affaiblissent.
— Tes conteurs d'histoires t'ont-ils dit cela? demanda Shuganan. Prétendent-ils que mes pouvoirs diminuent avec l'âge comme ceux des chasseurs ? Ils auraient dû t'apprendre qu'ils augmentaient avec l'âge comme ceux d'un shaman.
Mais Shuganan se rendit compte que l'homme ne l'écoutait pas, il marmonnait entre ses dents : « Je deviendrai un chef si je ramène ce vieil homme avec moi. »
Homme-Qui-Tue tendit la main vers une figurine d'ivoire représentant un homme dans son ikyak, deux phoques attachés à la proue. Pendant un moment ses doigts se tinrent au-dessus de la sculpture, puis il la saisit. Les yeux écarquillés, il regarda Shuganan.
Rien ne s'étant produit, il sourit, sortit un couteau d'un étui fixé à son poignet gauche et tourna la lame en direction de Shuganan.
— Je vais garder celle-ci comme cadeau, lança-t-il. Elle est à moi.
— Tu peux la garder, répondit Shuganan, mais elle ne sera pas à toi. Chaque sculpture a son propre esprit qui n'appartient qu'à elle-même.
Homme-Qui-Tue approcha le couteau plus près de la gorge de Shuganan.
— Tu es fou ! gronda-t-il.
Mais il reposa la statuette sur l'étagère et rangea son couteau. Repoussant ses longs cheveux de son visage, Homme-Qui-Tue reprit :
— Donne-moi à manger. J'ai faim.
Shuganan se dirigea vers la réserve. Il
s'accroupit en posant une main sur le sol afin de garder son équilibre, puis il creusa à l'endroit où il avait enterré des œufs après les avoir enduits de sable et d'huile pour passer le long hiver. Il en sortit plusieurs en surveillant Homme-Qui-Tue. Celui-ci tirait les rideaux voilant les couches.
Shuganan y avait caché des couteaux qu'il ne voulait pas que l'on trouve. Il sortit vivement les œufs en disant :
— Voici de quoi manger.
Homme-Qui-Tue laissa retomber le rideau et
rejoignit Shuganan. Il prit un œuf, enfonça son majeur dans la coquille et goba le contenu. Shuganan lui en tendit un autre, mais le jeune homme se pencha pour fouiller dans la réserve et en sortit un ventre de phoque. C'était un de ceux que Shuganan avait remplis au cours de l'été de viande de phoque et de flétan sec. L'homme tira plusieurs morceaux de poisson et se mit à manger en disant entre deux bouchées :
— Donne-moi des œufs.
Shuganan lui en tendit plusieurs, espérant le garder dans l'ulaq aussi longtemps que possible, donnant ainsi le temps à Chagak de voir le signal. Mais Homme-Qui-Tue jeta le sac contenant la viande séchée et poussa Shuganan vers la sortie.
Avant de monter, il se frotta l'estomac et sourit, découvrant ses dents :
— Maintenant nous allons retrouver ta femme.
Shuganan s'avança pour monter, mais l'autre
le poussa et passa devant lui.
— Je ne voudrais pas que tu m'enfonces ta canne dans la gorge, vieil homme, dit-il.
Ils gagnèrent le toit presque en même temps et Shuganan tourna les yeux vers la colline en se demandant si Chagak avait vu son avertissement, espérant qu'elle avait trouvé un refuge. Mais au même moment il l'aperçut et sentit que son compagnon se raidissait derrière lui, preuve qu'il l'avait voie, lui aussi.
Elle avait escaladé la colline et revenait avec un panier de baies suspendu à chaque bras. Le vent soufflait sur ses longs cheveux noirs et les plumes sombres de son suk s'agitaient tandis qu'elle marchait.
Le cœur de Shuganan battit plus vite.
— Lève la tête, ma Chagak, murmura-t-il, lève la tête et sauve-toi ma précieuse petite fille !
Comme si elle avait entendu ses paroles, elle regarda vers l'ulaq et s'arrêta. Brusquement elle laissa tomber ses paniers, se retourna et se mit à courir. Homme-Qui-Tue sauta du toit et se rua à sa poursuite.
Shuganan les suivit en boitant, priant Tugix :
— Protège cette enfant ! Fais lever ton vent !
Mais la montagne ne parut pas l'entendre.
Quand Shuganan atteignit la colline où Chagak avait laissé tomber ses paniers, il vit l'homme et la jeune fille. Tous deux couraient encore. Homme-Qui-Tue se rapprochait de Chagak à chaque enjambée et finalement il la rejoignit et l'attrapa par les cheveux. Il la jeta par terre tandis que Shuganan regardait en se disant : « S'il la prend je le tuerai même s'il est sur elle. »
Mais Homme-Qui-Tue enroula les cheveux de la jeune fille autour de son poignet et l'obligea à se relever et à marcher devant lui.
Shuganan les regarda revenir, puis il se baissa, ramassa les paniers de baies et suivit le couple à l'intérieur de l'ulaq.
11
Ils étaient ensemble dans la pièce principale. Assis près de la lampe, Shuganan polissait un morceau d'ivoire au moyen d'une pierre ponce.
Chagak tissait un tapis d'herbe. Le tissage se faisait à partir d'un pan de mur nu sur lequel Shuganan avait planté des chevilles à hauteur d'épaule et à un bras de distance l'une de l'autre. Chagak avait tendu un morceau de boyau tressé entre les chevilles et avait placé dessus un paquet de longues herbes, laissant les tiges tomber de l'autre côté, se servant seulement d'une longue aiguille et d'un os de flétan fourchu pour pousser l'herbe dans une nouvelle rangée.
Homme-Qui-Tue les surveillait en tournant un couteau entre ses doigts. Chagak sentait la chaleur de son regard sur son dos tandis qu'elle travaillait.
Elle ne doutait pas qu'il fît partie de la tribu qui avait anéanti son village et la colère et la peur faisaient battre son cœur plus fort, tout en rendant ses mains glacées et maladroites.
Shuganan l'avait appelé Homme-Qui-Tue et s'entretenait avec lui dans une langue qu'elle avait des difficultés à comprendre. Les mots étaient estropiés et rudes. La voix même de Shuganan paraissait plus rauque que d'habitude. Mais en écoutant plus attentivement, elle se rendit compte que ce langage avait quelques similitudes avec celui de son peuple et, de temps en temps, elle arrivait à comprendre un mot ou même une phrase.
Homme-Qui-Tue n'était pas grand, mais ses bras et ses jambes étaient musclés, son cou épais et court formait une ligne droite entre son menton et sa poitrine. Ses petits yeux étaient profon-dément enfoncés dans leurs orbites, mais, quand il se tournait vers la lampe à huile, la lumière faisait briller des iris noirs et ressortir des pupilles fermées comme celles d'un homme qui regarde le soleil.
Bien qu'usagé, son parka était bien fait, cousu en petits carrés taillés dans différentes peaux, de la fourrure de phoque sur le devant et le dos, de la souple peau de lemming pour les côtés et les manches.
Chagak ne put se défendre de penser à la femme qui avait confectionné ce parka. Était-ce une épouse ou une mère? Savait-elle les actes abominables auxquels se livrait l'homme qui le portait ?
Quand il avait attrapé Chagak, Homme-Qui-Tue lui avait tiré les cheveux si fort qu'elle était tombée par terre, le souffle coupé.
Puis elle avait vu l'arrogance de son visage carré, la cicatrice qui courait de son nez à travers sa joue gauche, la fine moustache qui couvrait sa lèvre supérieure.
Une fois dans l'ulaq, elle s'était rendu compte du mauvais état de ses vêtements et en avait déduit qu'il n'était pas retourné dans son village depuis de nombreux jours, des mois peut-être, aussi, même s'il avait une épouse, il avait besoin d'une femme et s'attendait à ce que Shuganan lui offrît l'hospitalité des nuits avec Chagak.
C'était la coutume chez tous les peuples des îles. Chagak le savait, mais, dans un village aussi important que le sien, il y avait suffisamment de femmes, de sorte que certaines, comme sa mère, refusaient de dormir avec un étranger et n'avaient pas à le faire. Il n'y avait que trop de femmes prêtes à honorer un visiteur d'un autre village. Chagak elle-même n'avait jamais partagé sa couche avec un homme. Son père l'avait gar-dée pure afin d'obtenir le prix le plus élevé offert par un homme désirant avoir une vierge. Cette question n'avait jamais inquiété Chagak, bien que, parfois, il lui arrivât de se sentir à l'écart quand les autres filles pouffaient de rire et parlaient de nuits passées avec des chasseurs en visite.
Mais dès que Traqueur de Phoques l'eut demandé à son père, Chagak ne voulut plus connaître que lui et elle fut heureuse que son père ne l'ait pas offerte à l'amusement des autres. Maintenant, en sentant les yeux d'Homme-Qui-Tue fixés sur sa personne, elle n'éprouvait qu'une violente répulsion et une angoisse grandissante comme si un geste de lui pouvait ajouter une douleur plus grande encore à la mort de Traqueur de Phoques.
Lorsqu'ils étaient revenus dans l'ulaq, Chagak n'avait pas retiré son suk. Bien que le vêtement n'offrît qu'une fragile barrière, il lui semblait être une protection aux regards explorateurs de l'homme.
Homme-Qui-Tue retira son parka, mais après un regard vers Chagak, Shuganan n'enleva pas le sien.
Un moment plus tard, Homme-Qui-Tue choisit une sculpture sur une étagère et la suspendit à une cordelette où était fixée une amulette autour de son cou. La sculpture représentait un homme dans un ikyak tirant deux phoques et, en prenant cette figurine, il ruina la scène de village de Shuganan. Car une étagère était consacrée à de petites figurines représentant toutes les différentes parties d'un village : des hommes et des femmes péchant, des enfants qui jouaient, des vieillards ramassant des oursins, des petits garçons gravissant les falaises pour dénicher les œufs, des femmes faisant la cuisine, tissant, travaillant.
Il en existait une que Chagak désirait particulièrement toucher, tenir dans ses mains : celle d'une femme berçant son enfant. Il y avait quelque chose dans la façon dont la mère tenait la tête du nourrisson, en le regardant, qui lui rappelait sa propre mère. Et bien que ce désir fût assez profond pour lui faire mal, elle n'avait jamais demandé à Shuganan de la lui laisser toucher. Comment aurait-elle osé porter la main sur des objets aussi sacrés?
Aussi était-elle d'autant plus furieuse de voir Homme-Qui-Tue prendre ce chasseur, mais il semblait ne rien respecter. Même quand Shuganan parlait, il lui coupait la parole et s'exprimait avec une insolence qui faisait frissonner Chagak.
Elle se pencha vers son panier pour prendre une poignée d'herbe et Homme-Qui-Tue lui dit quelque chose. Elle lui jeta un coup d'œil en répliquant :
— Je ne comprends pas. Je ne parle pas ta langue.
Shuganan se leva et vint s'asseoir à côté d'elle, le dos tourné au tissage, son visage placé en face de l'homme.
— Qu'a-t-il dit ? murmura Chagak sans tourner la tête, ses doigts continuant à tisser.
— Il pense que tu es ma femme.
— Laisse-le croire cela, alors, et j'irai dormir avec toi.
— Non, dit Shuganan.
Chagak se retourna pour le regarder en essayant de comprendre le sens de sa réponse.
— Si je lui dis que tu es ma femme, il te prendra dans son lit, comme le veut l'hospitalité. C'est la coutume chez son peuple. Il n'aura même pas à le demander.
— Qui lui as-tu dit que j'étais ? dit Chagak en retournant à son tissage.
— Ma petite-fille.
Il y avait une telle fermeté dans le ton que Chagak se sentit momentanément réconfortée. Il était bon d'appartenir de nouveau à quelqu'un.
— Et il ne peut me prendre si je suis ta petite-fille?
— Pas sans offrir des cadeaux, répondit Shuganan, cela nous laisse du temps.
Elle acquiesça avant de demander :
— Comment as-tu appris sa langue?
Shuganan pencha la tête vers elle et, dans la
demi-obscurité de l'ulaq, elle lut la peine dans ses yeux. Mais avant qu'il ait pu répondre, Homme-Qui-Tue parla d'une voix basse et furieuse. Chagak courba les épaules et se réfugia dans son suk, comme si les plis du vêtement pouvaient la protéger.
— Que dit-il? murmura-t-elle à voix si basse que Shuganan put à peine l'entendre.
— Il ne veut pas que nous parlions, dit Shuganan en se rapprochant de la lampe à huile où sa présence dissimulait la jeune fille à la vue d'Hom-me-Qui-Tue.
Shuganan aurait souhaité pouvoir dormir. La nuit étendait son obscurité à travers le trou du toit et la fatigue qui s'était abattue sur ses épaules se répercutait jusqu'à ses doigts de pied.
Comment utiliser la force de son esprit contre Homme-Qui-Tue malgré sa fatigue ? Il s'obligea à surveiller Chagak et s'émerveilla qu'elle pût continuer à tisser, ses doigts agiles aidant l'aiguille si rapidement.
C'est une jolie fille, pensa-t-il en se rappelant sa joie lorsqu'il l'avait vue pour la première fois. Ses longs yeux, aux cils épais, sa petite bouche parfaite. Elle avait été un véritable cadeau pour lui, comme si Tugix, voyant son désir de beauté, lui avait envoyé cette jeune fille pour l'inspirer dans son art, mais maintenant cette beauté était une malédiction et il aurait souhaité qu'elle fût trop grande avec des dents cassées et une vilaine bouche.
— Ainsi tu n'as pas de femme ? avait demandé Homme-Qui-Tue en ramenant Chagak dans l'ulaq, et tu dors seul la nuit?
— Elle n'est pas mon épouse, avait répondu Shuganan. Elle est ma petite-fille.
— Alors pourquoi ne parle-t-elle pas ta langue ?
— Sa mère venait d'une autre tribu. Du village que tu as détruit.
Homme-Qui-Tue avait ri. Le rire sortait de sa bouche en petits cris saccadés, éclatant comme ceux des oiseaux sortant de leur nid sur la falaise.
Maintenant, tandis que Shuganan était assis et regardait Chagak, il repensa à sa question. Il pouvait y avoir beaucoup de raisons pour expliquer qu'il connût la langue d'Homme-Qui-Tue, mais quelque chose en Chagak lui ferait pressentir la vérité. Quelle serait sa réaction si elle l'apprenait ?
Il aurait mieux valu qu'elle ait trouvé une autre plage et quelqu'un avec qui elle aurait pu vivre. Il ne pourrait jamais être un mari pour elle. Il était trop vieux pour chasser convenablement. Trop vieux pour lui donner des fils. Du reste, il n'avait jamais été capable de donner des fils ou des filles à sa propre femme, au cours de toutes ces années où ils avaient vécu ensemble. Il le savait et cependant il ne s'était pas hâté de conduire Chagak chez les Chasseurs de Baleines. Y avait-il eu un vague espoir au fond de lui que Chagak pourrait devenir sa femme ?
Lorsqu'elle avait décrit les hommes qui avaient détruit son village, Shuganan avait compris qu'il s'agissait des Petits Hommes. Il savait qu'ils pourraient venir sur cette plage. Il aurait dû conduire Chagak chez les Chasseurs de Baleines sans attendre. Il avait perdu du temps après la mort de Pup. Pourquoi avait-il différé ce moment aussi longtemps?
Shuganan saisit son couteau à graver et un morceau d'os en regardant Homme-Qui-Tue, mais celui-ci ne vit évidemment aucune menace dans son geste.
Shuganan avait utilisé ce couteau si souvent que le manche semblait avoir pris la forme de ses doigts, jusqu'aux bosses et aux creux laissés par cette maladie qui le faisait tant souffrir.
Il avait cessé de prier pour obtenir la guérison quand il s'était rendu compte que les sculptures qui naissaient sous ses doigts lorsqu'il souffrait avaient une qualité que n'atteignaient pas celles qu'il exécutait sans souffr ance, comme si la douleur était elle-même un couteau, écartant tout ce qui était inutile, révélant seulement plus clairement l'esprit des hommes et des animaux cachés dans l'ivoire et l'os.
En ce moment la douleur était plus violente qu'elle ne l'avait jamais été. La souffrance partait de ses doigts et remontait jusqu'à ses bras pour rejoindre celle qui pesait sur son cœur.
Il était injuste que Chagak eût à pâtir de 1 egoïsme d'un vieil homme, elle qui avait déjà tant souffert.
12
Les yeux de Chagak brûlaient et ses épaules lui faisaient mal, mais ses doigts continuaient à tisser. Mieux valait travailler que d'être obligée de recevoir Homme-Qui-Tue sur sa couche, pensait-elle.
La lampe à huile posée près d'elle se mit à fumer. Chagak souffla la flamme, sortit son couteau de l'étui attaché à sa taille et se mit à nettoyer les bords calcinés de la mèche.
Homme-Qui-Tue dit quelque chose à Shuganan qui traduisit :
— Laisse cela. Il veut dormir.
Chagak regarda le vieil homme avec des yeux remplis de frayeur, mais Shuganan se détourna. Il s'adressa à Homme-Qui-Tue et le conduisit à l'endroit où il pourrait dormir, lui faisant ainsi l'honneur de lui offrir sa propre couche, isolée du reste de l'ulaq par un rideau que Chagak avait refait récemment.
Chagak se leva subrepticement et commença à reculer vers le tronc d'arbre central. Peut-être pourrait-elle s'échapper avant que les deux hommes le remarquent. Elle pourrait prendre son ik et pagayer toute la nuit. Il y avait des tas d'endroits où se cacher tout le long de la côte.
Tandis que Shuganan s'agenouillait et tirait le rideau, il aperçut Chagak et il éprouva un brusque chagrin à l'idée qu'elle puisse songer à le quitter, mais il repoussa cette pensée égoïste, honteux qu'elle ait pu l'effleurer, alors que la jeune fille avait tout à redouter.
— Tu vois, dit-il en entraînant Homme-Qui-Tue dans la pièce, il y a de la place pour poser tes armes.
Le tapis sur le sol était neuf, tissé par Chagak pour remplacer celui que sa femme avait laissé et qui était usé. Au cours du mois qu'ils avaient passé ensemble, Chagak lui avait également confectionné un oreiller, bourré de plumes et recouvert de fourrure de ventre de phoque. Shuganan montra l'oreiller du doigt, mais soudain Homme-Qui-Tue poussa un cri et sortit de la pièce.
D'un mouvement vif il attrapa Chagak par les chevilles et la jeta par terre. Shuganan s'agenouilla près d'elle, mais elle resta immobile sans bouger sur le sol, sa longue chevelure voilant son visage.
Homme-Qui-Tue saisit une poignée de cheveux et renversa sa tête en arrière, découvrant son cou. Tirant un couteau de son étui, il le posa près de l'oreille gauche de la jeune fille.
— Laisse-la tranquille, intima Shuganan, elle ne t'appartient pas.
— Dis-lui qu'elle va mourir si elle recommence ce petit jeu.
— Il dit qu'il te tuera si tu essaies encore de t'échapper, traduisit Shuganan.
Mais Chagak se mit à rire. Un rire haut et aigu comme le cri d'une loutre.
— Parfait, s'exclama-t-elle. Dis-lui de me tuer. Dis-lui qu'il aurait dû me tuer depuis longtemps comme il a tué le reste de mon peuple. Il me sera facile de mourir sous ce couteau. Je n'ai pas peur de mon propre sang. Mieux vaut mourir ainsi que brûlée vive comme ma mère et ma sœur, ou avoir le ventre ouvert comme mon père.
Elle se remit à rire et Homme-Qui-Tue lui ferma la bouche de sa grosse main.
— Que dit-elle?
— Elle te demande de la tuer, répondit Shuganan.
— Pourquoi rit-elle?
— Elle veut retourner avec son peuple et souhaite mourir.
— Si elle est ta petite-fille nos guerriers ont donc tué ton fils, son père ?
— Oui, répondit Shuganan en mentant sans sourciller.
— Elle est trop belle pour être de ta race, grogna Homme-Qui-Tue.
Shuganan haussa les épaules. La main toujours posée sur la bouche de la jeune fille, Homme-Qui-Tue écarta son couteau de sa gorge et d'un même mouvement déchira le devant du suk de Chagak.
Elle s'était préparée à la douleur du couteau et avait serré les dents, bien décidée à ne pas crier quand il lui trancherait la gorge, mais, quand elle vit ce qu'il avait fait à son suk, ce vêtement d'autant plus précieux qu'il lui venait de sa mère, elle se mit à hurler.
Homme-Qui-Tue éclata de rire, transformant ainsi l'horreur de Chagak en colère. Elle sortit son couteau de femme de l'étui sous son suk et en balafra la joue de l'homme.
— Chagak, non ! s'écria Shuganan.
Mais elle ne lui prêta pas la moindre attention. Si cet homme devait la tuer, qu'il porte la trace de son couteau en souvenir.
Homme-Qui-Tue lui saisit la main et la serra. Chagak sentit ses os craquer, puis il accentua sa pression sur ses doigts jusqu'à ce qu'elle soit obligée de lâcher le couteau. La tenant étendue sur le sol, il prolongea la déchirure de son suk et se laissa tomber assis sur sa poitrine.
— Ne la tue pas, supplia Shuganan.
Homme-Qui-Tue essuya le sang de sa joue
d'un revers de main. Shuganan se pencha et vit que la coupure était superficielle.
— Elle devrait être morte, dit Homme-Qui-Tue avec colère.
Chagak était toujours étendue, immobile, les yeux clos, comme si rien ne s'était passé. Mais Homme-Qui-Tue se souleva avant de se laisser lourdement retomber sur elle. Shuganan grimaça de douleur et Chagak tressaillit sans ouvrir les yeux.
— Ne la tue pas, répéta Shuganan d'une voix plus ferme.
Cette fois c'était un ordre et non une requête.
Il saisit une lampe à deux mains et se mit à marcher dans l'ulaq. La lumière tomba sur les sculptures alignées contre les murs. De petits yeux brillaient dans les figurines d'ivoire.
— Ils représentent mon peuple, dit Shuganan. Ils ont du pouvoir.
Il se retourna pour faire face à Homme-Qui-Tue :
— Ne tue pas ma petite-fille.
Lentement Homme-Qui-Tue se remit sur ses pieds et derrière lui Chagak se souleva sur ses genoux et ses mains en rajustant son suk.
— Peu m'importe qu'il me tue, dit-elle d'une voix douce qui résonna cependant dans l'ulaq.
— Il m'importe à moi, rétorqua Shuganan. Si tu la tues, je te tuerai, dit-il à Homme-Qui-Tue.
Celui-ci ricana :
— Tu es vieux. Comment pourrais-tu me tuer?
Pour toute réponse, Shuganan souleva la
lampe et la fit briller sur toutes les sculptures.
Homme-Qui-Tue frotta sa joue, essuyant le sang qui coulait encore.
— Je ne suis pas un ignorant. Je connais l'histoire de ton pouvoir.
— Je n'hésiterai pas à l'utiliser contre toi.
— Alors peut-être vais-je épouser cette femme. J'ai besoin d'une autre épouse. Je la paierai un bon prix. Ainsi je serai le maître de cet ulaq et toutes ces sculptures seront à moi.
— Tu ne pourras les posséder. Elles ne sont pas à moi. Elles s'appartiennent comme un homme s'appartient.
Homme-Qui-Tue ne dit rien, mais il se mit à étudier les figurines, d'abord en se contentant de les regarder, puis il en prit plusieurs, maculant l'ivoire du sang qui tachait ses doigts.
Shuganan le regarda faire, se maudissant intérieurement. Cet homme avait raison, il était vieux, ses bras faibles et ses réactions trop lentes.
Il pouvait menacer Homme-Qui-Tue du pouvoir des sculptures, mais il savait la vérité — il ne fallait pas de grand talent pour donner une ressemblance à une figurine. Ce que voyaient ses yeux, ses doigts le reproduisaient facilement. L'âme de chaque statue d'ivoire, de chaque morceau de bois dur lui chuchotait son existence. Ce n'était pas lui qui trouvait la forme d'un ikyak, d'une femme, d'une loutre ou d'une baleine. L'ivoire, l'os ou le bois le lui disaient. Comment l'aurait-il su ? Il ne possédait aucun pouvoir particulier.
Une fois sculpté, révélé par son couteau, l'objet trouvait sa propre beauté, mais ce n'était pas Shuganan qui la lui apportait. Et si les sculptures avaient un pouvoir, celui-ci leur appartenait et elles étaient libres de le donner ou de le prendre. Shuganan ne le contrôlait pas. S'il l'avait pu, Homme-Qui-Tue serait déjà mort.
— Tu mourras un jour, vieil homme, dit Homme-Qui-Tue d'une voix tranquille comme s'il s'adressait aux sculptures et non à Shuganan, tu es vieux, mais je vais épouser ta petite-fille et j'aurai cet ulaq. Avant que tu ne meures, je gagnerai l'honneur parmi les miens en leur disant que je t'ai retrouvé. Grâce à ce mariage je deviendrai peut-être chef de mon peuple. Y a-t-il une façon plus facile de devenir chef? ajouta-t-il en riant. Combien demandes-tu pour elle ?
Shuganan étudia cet homme avec son visage large, ses yeux durs, et la cicatrice sanglante qui barrait son visage de sa joue à ses lèvres. S'il acceptait le prix d'une dot, lui et Chagak gagneraient quelques jours de sursis, le temps de trouver un moyen de le tuer ou de s'enfuir.
— Cinq phoques, vingt peaux de loutre, dit Shuganan.
Un prix raisonnable mais qui réclamerait plusieurs jours de chasse.
— C'est trop.
— Tel est mon prix.
— Deux phoques. Dix loutres.
— Nous avons besoin d'huile.
— Nous quitterons cet ulaq, toi, moi, la femme et tout ton petit monde sculpté. Alors, nous n'aurons plus besoin de beaucoup d'huile. Mon peuple en a suffisamment.
— Quatre phoques, vingt loutres.
— Les jours raccourcissent. L'hiver sera bientôt là. Comment te ramènerai-je chez mon peuple si je passe mon temps à la chasse ?
— Quatre phoques, dix loutres.
— Deux phoques, dix loutres.
— Chagak a besoin d'un nouveau suk.
Homme-Qui-Tue regarda Chagak. Il eut un
rire bref qui étira ses lèvres jusqu'à ses oreilles.
— Deux phoques. Seize loutres, dit-il.
Shuganan le regarda. Trois jours de chasse
pour les phoques. Quatre ou cinq pour les loutres. Cela lui laissait assez de temps.
— C'est entendu, dit-il.
— Va-t-il venir me rejoindre dans ma couche ? demanda Chagak à voix basse avant de quitter la grande pièce de l'ulaq.
Homme-Qui-Tue était retourné dans la chambre de Shuganan, laissant les deux autres seuls.
— Non, dit Shuganan. Il ne te touchera pas ce soir.
Mais il se détourna et tint la tête baissée comme s'il avait peur de rencontrer son regard. Son malaise fit naître une inquiétude dans le cœur de Chagak. Elle demeura immobile, attendant qu'il parle, mais il resta silencieux.
— Y a-t-il quelque chose que tu ne m'aies pas dit? demanda-t-elle.
Shuganan la regarda et vit son air déterminé. « Elle est plus forte que moi, pensa-t-il. Beaucoup plus forte. Ce qu'elle a perdu lui a été arraché. J'ai choisi mes pertes et j'ai peu de regret. »
— Oui, il y a quelque chose, avoua-t-il, puis il fit une pause, essayant de trouver les mots. Homme-Qui-Tue te veut pour femme. Il a offert pour prix deux phoques et seize peaux de loutre.
Chagak secoua la tête.
— C'est un bon prix, ajouta Shuganan en sentant aussitôt la dérision de ces mots.
Quel honneur Chagak pourrait-elle en tirer, que le prix fût faible ou élevé, si elle haïssait l'homme qui devait devenir son mari ?
Mais elle se contenta de dire :
— Mon père ne tuait pas les loutres et je dois honorer sa croyance. Les loutres lui ont sauvé la vie, un jour.
Shuganan n'en fut pas surpris. Il avait déjà entendu dire que des loutres avaient aidé des humains :
— Ne t'inquiète pas pour les peaux de loutre. Il lui faudra beaucoup de jours pour tuer seize loutres. Entre-temps tu auras l'occasion de t'enfuir. Il y a une île...
A ce moment-là, Homme-Qui-Tue revint dans la grande pièce. Chagak lui jeta un coup d'œil, puis elle abandonna son métier et retourna dans sa chambre. Mais Homme-Qui-Tue la suivit, tenant à la main des boyaux tressés. Il lia les bras de Chagak derrière son dos et entrava ses chevilles.
Tandis qu'il nouait le lien, elle s'efforça de ne pas trembler. Elle savait que si elle lui montrait sa frayeur, ce serait pire pour elle. Son nom le disait assez, c'était un homme qui tuait par plaisir. Il éprouvait une satisfaction sadique dans la peur qu'il inspirait. Aussi resta-t-elle immobile en s'efforçant de comprimer les battements de son cœur.
« Shuganan se trompe, pensa-t-elle, Homme-Qui-Tue va me prendre maintenant. Qui pourrait l'arrêter? Aurait-il assez de respect pour son engagement envers Shuganan ? Que représentent seize peaux de loutre et deux phoques pour un homme qui veut une femme ? »
Mais quand il eut fini de l'attacher, Homme-Qui-Tue dit lentement et avec calme :
— Je vais également attacher ton grand-père.
Et bien qu'il se fût exprimé dans sa propre
langue, il avait parlé assez lentement pour que Chagak comprît ce qu'il disait. Il rit en lui pinçant la jambe, mais ne fit rien de plus.
Beaucoup plus tard, l'ulaq était tranquille. Bien éveillée, Chagak réfléchissait aux paroles de Shuganan : « Il y a une île... » Ainsi, il y avait de l'espoir, mais aussi de la trahison dans cet espoir, car comment pourrait-elle s'en aller en laissant Shuganan affronter seul la colère d'Homme-Qui-
Tue ? De plus, comment pourrait-elle trouver une petite île dans l'immensité de la mer? Mieux vaudrait aller chez son grand-père, Nombreuses Baleines. Même s'il refusait de la recevoir, elle trouverait peut-être un mari. Qu'arriverait-il si Homme-Qui-Tue la suivait? Qu'arriverait-il si elle le conduisait au village de son grand-père? Les Chasseurs de Baleines étaient puissants, mais seraient-ils assez forts pour faire face à des hommes qui tuaient tout sur leur passage ?
Chagak dormit peu et, tôt le matin, Homme-Qui-Tue s'approcha d'elle. Pendant un moment il resta seulement debout à la regarder, mais quand elle se retourna sur son ventre et découvrit la déchirure béante de son suk, il dénoua ses liens. Sans parler, mais avec un rire intérieur manifeste, il désigna la réserve et fit le geste de manger.
Shuganan était déjà dans la grande pièce, ouvrant des coquillages et des oursins qu'il avait récoltés la veille. Des petits bouts de coquillages jonchaient le sol.
— Il ne m'a pas permis de sortir pour faire ce travail, s'excusa-t-il.
Homme-Qui-Tue dit quelque chose et Shuganan traduisit :
— Il veut que l'on allume les lampes et réclame des œufs.
Il y avait six lampes dans la pièce principale. Chagak les alluma toutes en utilisant la flamme de la lampe qui avait brûlé pendant la nuit. Puis elle rampa vers la réserve où elle trouva une longueur de boyau tressé qu'elle noua autour de sa taille pour fermer son suk.
Ensuite elle sortit trois œufs et les posa sur une feuille, puis, prenant de l'eau contenue dans une vessie de phoque suspendue à une poutre, elle rinça les coquilles ainsi qu'un certain nombre d'oursins que Shuganan avait préparés. Elle tendit la feuille à Homme-Qui-Tue, mais il pinça les lèvres et s'adressa à elle à haute voix.
— Il veut d'abord des tranches de poissons frits.
— Dis-lui que j'aurais besoin de mon couteau et que le feu pour faire la cuisine se trouve dehors.
Shuganan traduisit et Homme-Qui-Tue saisit le paquet de poisson et fit signe à Chagak de monter.
Chagak ressentit le vent de la mer sur ses joues comme une caresse. Ce fut aussi un calmant contre ses frayeurs. Elle désigna du doigt un cercle de pierres utilisées pour faire du feu et placées à l'abri du vent sur le côté de l'ulaq afin que les rafales n'attisent pas le feu et provoquent un incendie.
Chagak commença par allumer le feu avec ses silex en les frottant jusqu'à ce qu'une étincelle jaillisse et enflamme l'herbe sèche au centre du foyer. Elle ajouta ensuite des brindilles et enfin du bois sec. Quand le feu fut allumé, elle versa de l'huile sur la pierre de cuisson. Elle était plate et fine, mais il fallut du temps pour la chauffer. Elle la posa sur les quatre pierres noircies qui la maintenaient à bonne distance des flammes et attendit. Accroupi derrière elle, Homme-Qui-Tue lui fit signe de se presser.
— Ce n'est pas assez chaud, dit-elle en étendant la main vers la pierre pour lui faire comprendre ce qu'elle disait.
Il jura, mais Chagak haussa les épaules. Comme si elle était capable de faire chauffer une pierre par un coup de baguette magique. S'il ne l'avait pas attachée et s'il lui avait dit qu'il voulait du poisson frit, elle aurait pu allumer le feu le soir et poser une pierre dessus avec de l'argile et le laisser couver sous la cendre. Le matin la pierre aurait été chaude et le poisson aurait cuit plus vite.
Mais quel homme pouvait prévoir tout cela? En désignant le poisson et en faisant le geste de découper, elle lui demanda un couteau. Pendant un moment il resta immobile comme s'il ne comprenait pas. Puis il sortit le couteau de femme de Chagak d'un étui fixé à sa taille et le lui tendit. En même temps, il sortit son propre couteau et se mit à l'aiguiser avec ostentation. Elle feignit de ne rien remarquer et découpa le poisson en petits morceaux qu'elle roula dans l'huile.