I. TRADITION ET RELIGION.
1. MÉTAPHYSIQUE, PHILOSOPHIE ET DRUIDISME.
Dans son ouvrage sur les Celtes, Les Celtes et la civilisation celtique, paru en 1932 mais dont la conception, l’organisation et l’essentiel de la rédaction étaient antérieurs à 1914, Henri Hubert a jadis étudié la religion comme un élément et non pas même comme l’élément déterminant de l’organisation sociale. C’est un point de vue moderne que commandait la matière de l’ouvrage, consacré à une civilisation matérielle et à ses conséquences ou implications culturelles. Henri Hubert se voulait tour à tour archéologue, ethnologue, sociologue, linguiste, historien aussi et surtout, mais non pas historien des religions au sens où l’entendait Georges Dumézil une génération plus tard et où nous l’entendons encore. Il ne consacrait pas une ligne à l’étude d’une métaphysique (problématique certes si l’on en juge au premier abord les documents attestés) ou d’une philosophie (encore plus douteuse !). Entre 1900 et 1950, avant que les travaux de Georges Dumézil ne fussent reconnus – ou même simplement connus tant l’incompréhension était grande – il ne pouvait d’ailleurs pas venir à l’esprit d’un linguiste celtisant et, a fortiori, à l’esprit de quelqu’un d’autre, que les Celtes de l’antiquité eussent été les détenteurs ou les initiateurs d’une pensée intellectuelle élevée. La « philosophie » druidique était – et reste encore à bien des égards – le divertissement discrédité des celtomanes (voir infra, pp. 174-183). On croyait, comme Bergson, que la religion était sécrétée par la société et non pas que la société fût organisée suivant des principes religieux. Le contresens de méthode est élémentaire, mais le non-sens de pensée est grave.
Pour notre propos il est désormais indispensable d’inverser les termes de la démarche, ne serait-ce que pour respecter les principes traditionnels et religieux les plus importants, et de voir dans la société celtique un reflet des conceptions métaphysiques des druides, lesquels ont créé la société humaine à l’image de la société divine dont ils ont été les représentants terrestres. Précisons bien de toute façon notre formulation : il importe très peu qu’ils l’aient ou ne l’aient pas créée matériellement. Ce n’est pas la matérialité du fait qui compte mais la correspondance du concept religieux et de l’organisation humaine et notre compréhension de cette correspondance. Il ne sert à rien en effet de découvrir des correspondances de vocabulaire religieux du celtique et du sanskrit comme l’a fait Vendryes en 1918, si ces correspondances ne sont pas replacées dans l’idéologie religieuse. C’est la méthode historique la plus rigoureuse, et non pas une fantaisie déséquilibrée, qui exige de l’historien, non pas seulement de constater des faits – et rien que des faits – mais de pénétrer très avant dans la compréhension de l’idéologie qu’il étudie.
Nous ne dirons donc pas que la tradition celtique est une « philosophie ». Car si le mot convient à des définitions de la pensée grecque, lesquelles se sont imposées à tout l’occident il est inadéquat dans le cas des Celtes parce que, tout simplement, il n’y a pas de philosophie celtique. La tradition que l’on commence à entrevoir, en effet, grâce à de longues séries d’études comparatives est irréductible à un système quelconque parce que son « activité » est totale et universelle. Transposée en définition moderne approchée, c’est une philosophie non aristotélicienne, autrement dit une forme de spéculation indépendante de la logique des raisonnements grecs, et qui ne nous est intelligible que dans la mesure où nous sommes capables de déchiffrer les symboles, figuratifs ou écrits, sur lesquels elle s’appuie. Nous en approfondissons d’autre part notre compréhension par la comparaison interne, puis par la comparaison, externe, d’autres données mythologiques, religieuses ou métaphysiques, hindoues pour l’essentiel. Ensuite vient, le cas échéant, la synthèse comparée des documents linguistiques et, éventuellement, archéologiques, ce qui n’est pas la partie la plus facile du travail.
Le lecteur ne verra pas ici tout l’appareil de la démarche parce que, ayant négligé l’écriture, les druides ont négligé aussi d’écrire leurs Vedas et leurs Upanishads. Et le détail du travail de comparaison est lent, difficile, hésitant. Disons, pour aller tout droit au résultat, que nous avons désormais quelques lueurs sur les rituels, quelques notions claires sur les doctrines. Mais nous ne chercherons pas à attribuer aux druides des dogmes qu’ils n’avaient certainement pas, la notion d’une vérité révélée, exclusive de toute autre croyance, étant une innovation chrétienne. Il est indispensable enfin d’être intimement persuadé que tout cela n’est pas simple et que toute notion traditionnelle, considérée dans sa valeur propre, même expliquée clairement, n’est pas ipso facto accessible à n’importe quelle intelligence.
2. LA VALEUR EXEMPLAIRE DE LA TRADITION CELTIQUE.
Il découle de ce qui précède qu’on ne peut étudier la religion (ou la tradition) celtique comme un fait historique comportant un point de départ dans le temps et une évolution dont il serait loisible de suivre les phases grâce à des textes successifs qui en marqueraient les gradations ou les points de rupture.
D’une part la tradition celtique ne nous est accessible que par le symbolisme et la valeur signifiante des mythes qui exposent les données et d’autre part il est impossible, à un moment quelconque de l’étude, de déceler le plus minime changement. Les modes, les techniques matérielles peuvent évoluer, changer, s’influencer. À moins qu’on ne change de religion, ce qui était aussi inconcevable pour un homme du premier millénaire avant notre ère que pour un brahmane de l’Inde, les croyances, le corpus des concepts de base ne sont, au contraire, susceptibles d’aucune évolution ou adaptation. Car évoluer, cela a consisté, pour la tradition celtique à céder la place à la religion officielle romaine, puis au christianisme, et à disparaître. À partir du moment où elle s’est vue assigner une place dans le temps historique, c’est-à-dire quand les textes qui l’exposent, implicitement ou explicitement, partiellement ou totalement, ont été couchés par écrit parce que l’Irlande s’était convertie au christianisme, elle ne s’est plus prolongée qu’à l’état de tradition morte. En ce sens les bases documentaires et doctrinales de nos études sont sans mystère.
Le mythe étant irréductible au temps, on expliquera par là l’impossibilité dans laquelle se trouvent les chercheurs utilisant la méthode historique d’aboutir à des résultats appréciables et ce n’est pas médire de l’histoire et des historiens que de constater le fait. C’est ainsi que l’on a reproché aux Celtes de ne pas avoir laissé de documents écrits. On oublie que, suivant leurs conceptions traditionnelles l’écriture ne servait qu’à la magie. Elle était exclue de la transmission d’un enseignement qui devait rester oral et vivant. On leur a reproché encore, comme une tare sociale et intellectuelle, de ne pas avoir su former d’États, de ne pas avoir eu de conceptions politiques nettes, c’est-à-dire celles qui sont devenues les nôtres, autrement dit celles de toute l’Europe. Mais dans leur conception du monde de tels reproches sont lettre morte et ils ne se fondent que sur une incompréhension foncière. Car il ne suffit pas de ne pas se méprendre sur la distance qui sépare nos mentalités modernes et nos conceptions contemporaines de celles des gens de l’antiquité et du moyen-âge. Il faut éviter de penser aussi que les mythes seraient ou auraient été un besoin de l’homme étranger à l’expérience, une sorte de rêve échevelé et inorganisé dans un univers surnaturel et fantastique. Le mythe n’est rien de tout cela, c’est une explication qui a sa vérité et sa cohérence, vérité et cohérence qui cessent d’exister si l’on change quoi que ce soit au récit traditionnel, jusque et y compris dans sa plus infime variante traditionnelle. Si nous n’en saisissons pas le sens la faute nous en incombe et c’est là que, en plus d’être sans mystère, la tradition celtique est exemplaire parce qu’elle se situe hors de l’histoire.
Il est évident que l’on pourra toujours inscrire un événement historique, que ce soit la guerre des Gaules, la Révolution française ou l’une ou l’autre des deux guerres mondiales dans un symbolisme mythique qui prouvera la nécessité inéluctable de l’événement. Mais il serait dangereux et illusoire de s’adonner à cette facilité. Il serait aisé, ainsi, à propos de l’état social et politique de la Gaule à l’époque de la conquête, de parler d’une « révolte de kshatriyas » (suivant la définition hindoue désignant la tendance de certains membres de la classe guerrière à s’emparer de fonctions supérieures pour lesquelles ils n’ont aucune aptitude) dont les druides, qui ne la maîtrisaient plus, auraient tiré la conclusion nécessaire.
Mais si Rome n’y est pas pour quelque chose, directement ou non, nous ne savons pas pourquoi la turbulente aristocratie gauloise substituait partout à la royauté des formes de gouvernement oligarchique. L’événement historique, dans le domaine celtique tel qu’il se présente à nous, compte finalement beaucoup moins que la structure mythique qui lui sert de cadre et dont il n’est, en bonne doctrine religieuse, que l’application ou la répétition contingente. L’histoire est accidentelle, le mythe est éternel. Jamais l’Irlande n’a replacé son jeune héros Cúchulainn dans le temps à la manière d’un Roland neveu de Charlemagne et c’est en vertu d’une liaison toute symbolique que l’une des versions du Aided Conchobuir ou « Mort de Conchobar » fait le roi d’Ulster mourir en même temps que le Christ, ce qui bien évidemment est un hommage au Christ et la réhabilitation d’un roi, qui, du point de vue chrétien, en avait grand besoin.
Si l’on tient du reste à vérifier la consistance historique de tels personnages on ne réussit jamais qu’à prouver, trop facilement, leur inexistence. C’est l’aventure qui est survenue depuis 1950 environ à toute une école d’érudits irlandais : ils ont prouvé péremptoirement que la Tara des rois n’a eu qu’une existence beaucoup plus modeste que celle qui lui est attribuée dans les légendes. Hélas ! Jamais personne n’a constaté par l’archéologie ou prétendu par des conclusions historiques que Tara avait été, réellement, une grande capitale. Identiquement, on comprend à la simple lecture de Tite-Live que l’histoire de l’« empire » d’Ambigatus et de ses deux neveux Bellovèse et Ségovèse est incompatible avec les données usuelles de l’historiographie romaine, pour ne rien dire de l’histoire pure. Ces trois personnages sont une excellente contrepartie gauloise (ou celtique continentale) du thème oriental du Roi du Monde et de ses deux assesseurs. Nous pourrions multiplier les exemples.