Une carabine Remington Dakota dans les mains, Peter Anderson s’était réfugié au fond de son salon, au cœur du Maine, États-Unis. La première grande ville, Old Town, se situait à une cinquantaine de kilomètres. Sa femme s’y était rendue la veille pour y acheter diverses variétés de légumes. Les Anderson ne mangeaient jamais les produits du supermarché.
Le couple ne lisait pas la presse, n’écoutait pas la radio et n’avait pas la télé. Peter aimait le Maine pour ses grands espaces et la faune foisonnante qu’il pouvait photographier. Immortaliser les animaux, mais aussi les monuments célèbres à travers le monde étaient ses deux grands centres d’intérêt. Il ne savait pas pourquoi, c’était comme ça, et c’était plutôt envahissant. En général, il se payait un voyage par an pour assouvir sa passion. Cette année, sa destination avait été Paris.
À la lueur d’une ampoule, son regard s’attarda sur la photo d’un oiseau, un bouvreuil pivoine qui aimait se joindre à des groupes pour migrer. Le torse et la gorge du volatile tiraient sur un beau rouge nuancé de rose. Les yeux injectés de sang, Peter Anderson explosa le cliché, d’un tir qui résonna jusque dans les champs et fit décoller les merles de son jardin.
Les portes de sa demeure étaient verrouillées, les volets, clos. Sa femme et ses deux enfants gisaient à ses pieds, recroquevillés comme des feuilles de chêne brûlées. Dans une grande inspiration, Anderson retourna le fusil contre lui, ouvrit la bouche et tira.
15 jours plus tôt
Gilda faillit manquer le départ du paquebot.
Une montée d’adrénaline qui décuplait son plaisir de partir en vacances. Son fils Jérémy d’un côté, son sac à roulettes de l’autre, elle remonta le quai à grands pas. Le bateau n’en finissait plus, un défi de géométrie aux couleurs bleues et blanches, étiré sur plus de deux cents mètres. Avec cette chaleur étouffante, la jeune femme, malgré sa tenue légère, sentait la sueur lui rouler dans le dos. Elle grimpa avec les derniers passagers, puis la passerelle se leva. En plein milieu du mois de juillet, le navire avait fait le plein, laissant penser qu’une ville tout entière naviguait. Des ponts saturés de voyageurs, des enfants qui piaillaient et couraient, des coursives pleines à craquer.
Gilda s’était payé un rêve, mais le rêve avait un sacré inconvénient : celui de voyager dans cette toute nouvelle formule d’une compagnie récente, le low low cost. Cabines à quatre couchettes situées dans les profondeurs du bateau, peu d’intimité, toilettes et douches communes, mais la fierté de montrer à Jérémy qu’elle aussi, avec son salaire de pauvre fonctionnaire méprisante, pouvait lui offrir de beaux voyages. Et puis, ils profiteraient de toutes les structures du bateau, de la piscine aux salles de spectacle, sans qu’il soit gravé sur leur front « ces gens-là n’ont pas de fric. »
Un type d’une quarantaine d’années et une jeune nana, à peine vingt ans, étaient déjà installés dans la cabine. L’une en bas à gauche, l’autre en bas à droite, avec belle vue sur la fille bronzée, ordinateur portable sur les genoux.
Les présentations furent brèves, juste un bonjour souriant, pas besoin de s’étaler pour le moment. Jérémy s’amusa à monter et descendre de l’échelle menant à son lit. Gilda posa son bagage dans l’espace aménagé au bout de sa couchette, étala quelques jouets pour Jérémy et regarda Gênes rapetisser depuis les grands hublots du couloir, situés à une dizaine de mètres au-dessus du niveau de la mer.
Au revoir, à dans douze jours si tout va bien.
Avec Jérémy, elle explora d’abord leur environnement. Les cabines, toutes occupées, se succédaient par groupe de six, puis des toilettes. Suivait une porte coupe-feu avec hublot et gros numéro – leur porte portait le numéro 2 –, et ça recommençait. L’architecture rappelait celle d’un train couchettes avec, en guise de rails, la mer.
Elle franchit le tronçon numéro 1, remonta à la surface, visita, rêva au milieu des gens friqués, dîna d’un petit quelque chose à la cafétéria low cost et se perdit plusieurs fois avant de revenir dans leur sous-sol sans glamour.
Un gros bonhomme tapait sur la porte des toilettes, proche de leur cabine. Sandwich à la main, il avait des airs de Hitchcock et, apparemment, la vessie méchamment chargée. La porte était verrouillée sans personne à l’intérieur, raconta-t-il (ou plutôt, gueula-t-il) au personnel navigant – le PN – qui arrivait pour s’occuper de leur « confort ». Ce dernier était sceptique : il avait lui-même déverrouillé toutes les portes, une heure avant le départ du paquebot.
En fait, après analyse, elle n’était pas fermée à clé. Quelqu’un avait bloqué l’ouverture avec une petite cale en métal judicieusement placée au ras du sol. Le PN parvint à ouvrir et fut surpris de voir un bouquet de plumes exploser devant son nez. Un petit oiseau se débattait dans l’espace réduit et frappait les parois. Les voyageurs à proximité observaient le triste spectacle, certains grimaçaient devant la détresse de l’animal. Après plusieurs tentatives, l’homme en uniforme bleu marine crut attraper le volatile épuisé, mais ce dernier lui échappa encore et alla se fracasser contre un hublot. Une femme poussa un cri, un enfant à la belle chevelure rousse prit l’oiseau entre ses mains et le caressa affectueusement.
Gilda ne s’enquit pas du sort du volatile qui ressemblait à un rouge-gorge. Elle appela Jérémy qui ramassait une plume.
- T’as vu comme elle est belle ? Je pourrais la mettre derrière ma casquette.
- Oui mon chéri. Allez, viens, je me change et on va voir le beau spectacle de magie tout là-haut. Tu sais que demain matin, on arrive à Barcelone ?
Ils passèrent la porte coupe-feu et retournèrent vers leur cabine. Le gros homme se plaignait encore car les robinets du lavabo ne fonctionnaient pas. Malgré tout, il se cloîtra et cria tout son soûl à cause des déjections et des plumes d’oiseau, au lieu de se demander ce qu’un tel animal pouvait bien faire, enfermé dans les toilettes au fond d’un paquebot dont la porte avait été bloquée par une cale.
Le changement de rythme du bateau réveilla Gilda. Un ralentissement qui brisait le roucoulement sourd et lointain des moteurs.
Elle ouvrit les yeux sans bouger. La climatisation tournait au ralenti, l’odeur du sommeil flottait partout, mélange amer de sueur et d’intimité. C’était ce qui la dérangeait le plus dans ce genre d’endroit, cette promiscuité avec des inconnus, ce viol des nuits de chacun, ces fluides corporels qu’on déversait sur les draps d’un autre.
Le voyageur du dessous ronflait, il avait pas mal bu de vin rouge, histoire de rendre le trajet plus agréable. Quant à Jérémy, il avait voulu dormir avec sa mère et s’était blotti contre elle, plongé dans un profond sommeil d’enfant.
Autour, il faisait noir. La jeune femme déclencha la veilleuse de sa montre, il était seulement 3 h 05 du matin. L’arrivée était prévue quatre heures plus tard, dans le port de Barcelone.
Après une ou deux minutes, le navire finit par s’arrêter, le silence fut complet. Personne, dans leur cabine, n’avait émergé. L’immobilisation du Blue Liberty s’était faite avec une douceur extrême.
Gilda soupira, à nouveau couchée, le regard rivé au plafond. Elle espérait juste que cet arrêt en pleine mer ne s’éterniserait pas. Elle avait prévu une grosse journée dans la ville espagnole, avec de nombreuses activités planifiées à l’heure près.
Elle allait se rendormir mais des bruits résonnèrent dans le couloir. Des gens commençaient à discuter à voix haute. La fille d’en bas finit, elle aussi, par se réveiller. Gilda ne lui avait quasiment pas parlé, mais elle savait que la blonde aux gros écouteurs sur les oreilles et aux jambes de gazelle s’appelait Mélanie, qu’elle était étudiante en géologie et rêvait d’aller en Sicile, le clou de leur croisière. Quant à l’autre passager, on ne savait rien de lui. Il était rentré un peu ivre, puis s’était couché, en tee-shirt et caleçon, son costume maladroitement plié au bout de son lit.
Mélanie alluma sa veilleuse et constata que Gilda observait par le hublot, à genoux sur son matelas.
- On est arrêtés au milieu de nulle part, c’est ça ? demanda-t-elle.
- Je crois, oui. On est encore à quatre bonnes heures de notre destination finale.
La jeune retrouva sa position allongée, tandis que Gilda se levait sans faire de bruit. Elle enfila son short, puis ses sandales pour sortir à pas feutrés. Quitte à être réveillée, autant en profiter pour aller se soulager aux toilettes.
Apparemment, elle n’était pas la seule à avoir eu cette idée. Dans le couloir doucement éclairé, une queue s’étirait devant la porte, au bout de leur tronçon : des hommes et des femmes aux chevelures aplaties ou explosées, les yeux fuyant la lumière.
- En tous cas, ce n’est pas une panne de courant, fit l’un d’entre eux. Vous vous rappelez, ce bateau privé d’électricité ? Pas d’eau, pas de lumière, rien. Ça a dû être l’enfer. Les autorités ont dû remorquer le paquebot et…
- Oui, on se rappelle, mais ce n’est pas la peine d’en rajouter, répliqua quelqu’un. C’est peut-être normal, ce qui arrive. Le bateau va repartir.
Gilda bâilla et décida de rebrousser chemin. Elle avait la bouche pâteuse et aucune envie de faire la queue. Elle considéra le hublot, face à sa cabine, puis plaqua les mains sur la vitre. Son esprit vagabondait, elle pensa curieusement au Titanic. Ça avait dû commencer de cette façon aussi pour les passagers. Des doutes, des interrogations, avant que le navire se mette à lentement sombrer.
- Ça ne sent pas bon du tout, cet arrêt.
Gilda se retourna. L’individu qui avait parlé se tenait aux portes de sa cabine, située juste à côté. Un brun d’une trentaine d’années, assez grand, plutôt bien fichu. Il n’avait pas l’air d’avoir dormi, vu sa coupe de cheveux impeccable.
- Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ? demanda Gilda.
- Ils ont normalement un réseau satellite hors de prix pour les portables. Jetez un œil à votre téléphone, et vous verrez que vous n’avez plus de réseau.
- Et à quoi vous pensez ?
Comme Gilda, le voyageur plaqua ses mains contre le hublot pour regarder à l’extérieur, puis se les frotta avec du gel antibactérien qu’il sortit de sa poche. Une vague odeur d’alcool se dissipa.
- À rien de bien précis. Mais tout à l’heure, ce membre d’équipage qui s’occupe de notre voyage a fait plusieurs allers et retours dans le couloir. Je crois qu’il est entré dans toutes les cabines, les unes après les autres. Quand il a vu que je ne dormais pas, il m’a sorti une excuse bidon, il prétendait vérifier la climatisation. Mais j’ai l’impression qu’il cherchait quelque chose, on ne vérifie pas la clim à 3 heures du matin.
- Je n’ai rien entendu.
- Moi si. Je suis insomniaque.
Sur ces mots, il referma sa porte derrière lui. La gazelle Mélanie arrivait dans le couloir et avait apparemment tout entendu.
- Beau mec, mais un peu parano on dirait. Je l’ai vu tout à l’heure, il est toujours en train de se laver les mains avec son gel.
- On est tous comme lui de nos jours, vu les saloperies qui traînent.
- Il est seul dans sa cabine ?
- Place single, répliqua Gilda. C’est le low low cost de luxe, si tu veux. L’avantage, c’est que tu n’as pas de type qui ronfle avec toi.
- Seul dans une cabine ou pas, on a quand même l’impression d’être comme des rats dans les soutes d’un navire. Le low cost, c’est l’idéal pour le porte-monnaie, mais bon, côté confort et esthétique, on a vu mieux.
Mélanie s’éloigna en direction des toilettes, tandis que Gilda s’interrogeait encore sur cette histoire de réseau téléphonique coupé. Alors qu’elle s’apprêtait à regagner sa cabine, elle remarqua l’absence du petit marteau brise-vitre, juste à côté de l’un des grands hublots. Intriguée, elle remonta le couloir de leur tronçon.
Tous les marteaux avaient disparu. Pourtant, Gilda avait une certitude : ils étaient bien en place dans leurs boîtiers rouges lorsqu’elle avait embarqué.
Le tronçon numéro 2 comprenait quatre cabines de quatre lits, deux de deux lits et deux d’un lit, ce qui donnait une capacité maximale de vingt personnes. La moitié devait être à présent réveillée. Mélange de familles, de célibataires, d’hommes, de femmes, d’enfants avec un point commun : du rêve pour pas cher. Voilà plus d’une demi-heure que le bateau était arrêté, les gens s’impatientaient, d’autant plus que le personnel avait disparu et ne donnait aucune nouvelle. Et le manque d’informations avait le don d’énerver même les plus calmes.
Gilda était retournée à sa place, elle commençait à s’inquiéter du retard que prendrait le bateau au final et ne parvenait pas à retrouver le sommeil. Vu l’agitation croissante, le passager du bas avait enfin émergé. Après s’être mis au courant de la situation, il se chaussa rapidement et, de retour d’une excursion dans le couloir, revint avec le scoop de l’année :
- Il se passe quelque chose de pas normal.
- Sans déconner, répliqua Mélanie. Du genre ?
- Un passager a voulu aller se renseigner dans le tronçon numéro 1. On n’arrive plus à ouvrir les portes coupe-feu entre les tronçons. Ni pour aller vers le 1, ni pour aller vers le 3.
- La nuit, c’est peut-être pour éviter les vols, ou qu’on se promène n’importe où dans le bateau ?
- Non, le PN a volontairement isolé notre tronçon. Et ça a l’air d’être le cas pour les deux tronçons voisins. À travers les hublots des portes coupe-feu, on voit que les gens ne peuvent pas sortir non plus de l’autre côté.
L’homme se vêtit rapidement. Il renfila son costume de la veille, se cognant deux ou trois fois sur le rebord du lit de Gilda, ce qui faillit réveiller Jérémy.
- Vous pourriez faire attention.
- Vous croyez que c’est ma faute, peut-être ? Vous avez vu ma taille ? J’ai l’impression d’être dans une boîte à sardines.
C’était vrai qu’il en imposait. Il avait aussi l’haleine chargée de ses écarts de la veille. Il finit par sortir, faisant un bruit d’enfer. Mélanie se leva et ferma la porte qu’il avait laissée ouverte.
Gilda passa ses deux mains dans les cheveux de Jérémy, elle les écartait les uns des autres, ses beaux cheveux fins, très délicatement. Elle aimait faire ça. Tant qu’ils étaient à deux, peu importait ce qui se passait alentour. La jeune femme songea aux événements de ces dernières minutes. L’histoire des marteaux brise-vitre disparus la laissait dubitative. De quoi avait-on peur ? Qu’ils sautent par les hublots et se retrouvent à barboter au beau milieu de la mer ?
Quelque part dans le couloir, un bébé se mit à pleurer, mais ça ne dura pas longtemps. Gilda vit le père passer dans un sens, puis l’autre, avec le petit dans ses bras. Le nourrisson tétait goulûment un biberon de lait. Gilda sourit, elle avait aimé cette période de la petite enfance de Jérémy. Leurs peaux douces, à elle et lui, collées à longueur de journée. Tout passait tellement vite. Bientôt, il serait grand, puis il irait au collège, au lycée. Elle le verrait de moins en moins et un jour, il partirait.
Elle était en pleine réflexion lorsqu’un haut-parleur situé au milieu de leur tronçon grésilla enfin.
« Ici votre personnel navigant. Notre navire est immobilisé en pleine mer. Un petit problème technique nous contraint à un arrêt de durée indéterminée, arrêt qui a entraîné un dysfonctionnement pneumatique bloquant l’ouverture des portes coupe-feu entre vos différents tronçons. »
Il eut une hésitation puis ajouta :
« Tout sera très vite remis en ordre. Je vous conseille de rester calmes, de regagner votre cabine et de profiter de quelques heures de sommeil supplémentaires avant votre belle journée sous le soleil espagnol. Je vous tiendrai informés dès que possible de l’évolution de la situation. »
Il y eut un bruit de micro, puis plus rien. Mélanie s’était redressée. Une sacrée belle plante, celle-là, qui devait faire tourner la tête des mâles. Elle enfila un sweet par-dessus son maillot de corps moulant, et passa une main dans ses longs cheveux blonds.
- Merde, c’est quoi cette histoire de pneumatique ? On aurait dit que sa voix tremblait.
Gilda fixa les ténèbres, de l’autre côté de la vitre. Cette infinie noirceur qui enveloppait leur paquebot perdu au milieu de nulle part. Elle frissonna et lâcha alors, d’une voix grave :
- Ce n’était pas juste une impression. Ce type avait vraiment la frousse.
Une heure d’immobilisation.
Et ils n’avaient eu aucune nouvelle information.
Un attroupement se tenait devant la porte qui séparait leur tronçon de celui portant le numéro 1. Grâce au minuscule hublot circulaire, l’observateur – en l’occurrence Alain, le passager de la cabine de Gilda – parvenait à distinguer l’autre côté et relatait ce qu’il voyait : le PN, discutant ardemment avec un groupuscule de voyageurs tout au fond du couloir.
- Ça a l’air de mal tourner, fit-il en plissant les yeux. Un homme qui ressemble trait pour trait à Hitchcock prend notre PN à partie. Il le plaque contre une porte, et il n’a pas l’air franchement catholique.
- C’est normal, fit une voix derrière. Ce fichu PN n’a qu’à dire ce qui se passe.
Alain sentit une bousculade dans son dos. Parmi les sept ou huit personnes agglutinées, chacune voulait assister au spectacle. Gilda restait en retrait, face à l’individu qui s’était passé du gel antibactérien sur les mains. Seul dans sa cabine, il se leva, la fixa sans sourire et ferma la porte.
La jeune femme essaya de capter un maximum d’informations. À l’autre extrémité du tronçon, dans le numéro 3, des visages se collaient au hublot. Chaque tronçon observait probablement le précédent, d’un bout à l’autre du couloir. Mélanie, à ses côtés, fixait son reflet sur la grande vitre circulaire donnant sur l’extérieur et triturait une cigarette.
- Tout ça, ça me fiche la frousse. Il peut se passer n’importe quoi sur ce bateau, il est tellement immense.
- On va bientôt repartir, j’en suis certaine, répliqua Gilda.
- Il vaudrait mieux. J’aimerais bien remonter sur le pont, je commence à avoir une sérieuse envie de fumer. Et sans ma clope, tu sais…
Un homme, d’une cinquantaine d’années, avait pris la place d’Alain devant le hublot et commentait ce qu’il voyait.
- Et voilà que ce type, là, Hitchcock, frappe sur la dernière porte coupe-feu qui donne dans l’escalier permettant de remonter aux étages supérieurs. Deux individus l’ont rejoint, des jeunes assez virulents. Ils y vont aux pieds et aux poings. Et malgré tout, on dirait que leurs coups ne servent à rien. C’est inviolable, ces portes-là.
Il observa encore une à deux minutes sans laisser sa place. À un moment, il s’arrêta de commenter. Son visage avait blanchi.
- Dites-nous ce qui se passe ou dégagez, bon sang ! fit une voix derrière lui.
Il se retourna, fébrile.
- Les trois types n’ont pas réussi à défoncer la porte coupe-feu. Ils étaient surexcités, pire que des hyènes. L’un d’eux a donné une claque au PN. Un petit coup bref, comme ça, parti de nulle part.
Il mima le geste.
- Puis ils l’ont entraîné dans une cabine et ont refermé la porte derrière eux.
Il y eut une clameur. Des voix s’élevèrent, du genre « Il n’y a donc pas de police dans ces bateaux ? » ou « Les autres passagers ne disent rien ? ».
Non, personne ne disait rien. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le couloir du tronçon numéro 1 venait de se vider. Les voyageurs étaient sagement retournés à leur place.
Les hommes forts du tronçon de Gilda essayèrent de forcer la porte, en vain. L’individu qui avait assisté à la scène de la claque se recula finalement de son poste d’observation.
- Je crois qu’on est tous fatigués, fit-il. On devrait se calmer et retourner, nous aussi, à notre place. Le bateau va bientôt repartir, tout va bien se passer.
La plupart acquiescèrent. Mais une dame qui avait participé aux observations s’interposa. Elle prit Alain, qui était l’un des plus grands et costauds, pour bouc-émissaire.
- Tout ça me dégoûte ! Grande gueule, mais pas fichu d’agir. C’est à cause de types comme vous que des petits branleurs peuvent tranquillement violer les femmes dans les lieux publics.
Alain la foudroya du regard.
- Et pourquoi vous n’allez pas dire ça à ceux de l’autre côté ?
- Parce que je suis là, avec vous.
- Et qu’est-ce que vous suggérez ?
- On casse le hublot. On pourra au moins essayer de comprendre ce qui se passe.
Échange de regards. Un
voyageur d’une
cinquantaine d’années haussa les épaules et retourna dans sa cabine
en tirant la porte. Les autres jugèrent l’idée intéressante, mais
pas un ne voulait prendre la responsabilité de briser une vitre,
craignant d’avoir des soucis avec la compagnie maritime.
Clope en main, Mélanie n’en pouvait plus. Ça papotait, hurlait, et les choses n’avançaient pas. Elle réapparut avec une chaussure roller.
- J’ai toujours rêvé de faire ça. Poussez-vous au lieu de jacasser.
Elle frappa en plein milieu du hublot, qui vola en éclats.
Cette fois, presque tous les passagers sortirent de leur cabine. La tension montait, les voyageurs cherchaient à savoir ce qui se passait, posaient des questions auxquelles personne n’avait les réponses. Le type aux airs d’Hitchcock réapparut, suivi d’un de ses compères. Les gens s’écartèrent à leur passage. Très vite, le gros vint au contact. Alain prit les devants et s’improvisa interlocuteur privilégié.
- Que se passe-t-il ?
Le bonhomme au crâne presque chauve et au double menton du tronçon 1 suait à grosses gouttes, et n’avait pas l’air franchement à son aise. Il postillonnait méchamment.
- Il se passe qu’un quart d’heure avant l’immobilisation du paquebot, notre cher membre d’équipage a eu l’ordre du commandant de déclencher la fermeture de toutes les portes coupe-feu. Ensuite, il a annoncé au micro ce message que lui avait dicté son responsable quelques minutes plus tôt.
De part et d’autre, les oreilles se tendaient. L’information se répandait de bouche en bouche, comme une vague déferlante. Soudain, un autre bris de vitre résonna. C’étaient les gens du tronçon numéro 3 qui venaient aux nouvelles. À l’évidence, l’opération du cassage de hublot allait se propager tout le long du couloir.
Alain revint vers son interlocuteur.
- Vous voulez dire que ces portes fermées ne sont pas dues à une panne pneumatique ?
- Non. Et pendant qu’il faisait son petit discours, notre PN s’est retrouvé lui-même piégé avec nous : quelqu’un a fermé la dernière porte, l’empêchant de sortir d’ici.
- Ça n’a aucun sens. Qu’est-ce qu’il sait d’autre, le PN ?
- Pas beaucoup plus apparemment, si ce n’est qu’à un moment, le commandant lui a parlé d’oiseaux.
- Des oiseaux ?
Derrière le gros type, le membre d’équipage réapparut dans le couloir, un mouchoir sur le nez. Il saignait légèrement mais semblait en bon état.
- Des oiseaux, ouais. Il a demandé à tout son équipage de parcourir l’ensemble des cabines pour voir s’il n’y avait pas de traces d’oiseaux, ou de cages parmi les bagages des passagers. Chacun avait pour consigne de rester extrêmement discret, et de prendre pour prétexte de vérifier la climatisation.
Comme tout le monde, Gilda écoutait avec attention.
- Un dernier truc, fit le type en s’épongeant le front. Le PN a planqué tous les marteaux brise-vitre dans une petite cabine de service, située juste au bord de notre tronçon. Tout ça pour éviter qu’on casse les hublots. Ordre du commandant, encore une fois. Mais bon sang, pourquoi on irait casser ces fichus hublots, sachant qu’on est au milieu de nulle part ? En tout cas, d’après le PN, le commandant avait l’air d’avoir le trouillomètre à zéro, avec cette obsession : personne ne devait tenter de quitter le navire. Comme si on allait se tirer à la nage. Ou alors, comme s’il y avait quelque chose d’horrible, là-dehors, dans cette nuit noire.
Le bébé se mit à pleurer,
derrière Gilda. Le père
le berça d’un geste expert et lui planta une tétine dans la bouche.
Quant à Jérémy, il apparut pieds nus au bord de sa cabine et appela
sa mère. La jeune femme se précipita, s’accroupit et le serra
contre elle.
- On est arrivés ? demanda le gamin, les yeux ensommeillés.
Gilda parvint à lui adresser un sourire rassurant. Elle leva finalement un visage grave vers ces gens qui, comme elle, comprenaient qu’à cet instant précis, la situation n’était pas près de s’améliorer.
- Bientôt, Jérémy. Bientôt.
Deux heures trente d’immobilisation.
L’agitation et l’indignation se répandaient comme une traînée de poudre. Si rien ne se passait dans l’heure à venir, de plus en plus de voyageurs menaçaient de casser les vitres des hublots qui donnaient sur l’extérieur et de tenter, d’une façon ou d’une autre, de sortir d’ici.
Le bébé s’était remis à hurler, et cette fois, ni le père ni la mère ne trouvèrent le moyen de le calmer. Il refusait la tétine, même le biberon, sa petite poitrine se gonflait et se vidait comme un ballon. Les parents eux-mêmes s’interrogeaient, c’était l’heure de son repas et, jusqu’à présent, l’enfant avait toujours répondu à l’appel du lait en poudre.
- Faites-le taire ! gueula une voix. On est en vacances, on ne fait pas une croisière pour entendre un gosse brailler ! C’est déjà suffisamment difficile comme ça !
Dans le tronçon 1, le passager qui ressemblait à Hitchcock venait de s’introduire dans l’espace où le chef de bord avait stocké les marteaux et passait ses annonces. Sa voix résonna dans tout le couloir. Hormis les pleurs du bébé, le silence complet se fit. Chacun s’immobilisa, comme s’il s’apprêtait à entendre la parole du Seigneur.
- Ici Jacques Lefait, je suis un passager du premier tronçon. Vous ne l’ignorez pas : nous sommes tous piégés et il est impossible de remonter vers les niveaux supérieurs. Notre personnel navigant est enfermé avec nous, bloqué à son tour par plus malin que lui. Apparemment, laissez-moi rire, nous ne devons pas « sortir » du bateau en passant par les hublots.
Le gros homme se frotta le nez du dos de la main. Sa narine gauche saignait légèrement.
- Le PN a reçu l’ordre de nous isoler les uns des autres en déclenchant la fermeture des portes coupe-feu, et de mentir quant à la cause de l’arrêt du navire. Il n’y a pas de panne. C’est un mensonge. Nous ne pouvons pas avoir de contact avec l’extérieur, les communications téléphoniques sont coupées, est-ce juste un hasard ? Dans un peu plus d’une heure, nous aurions dû amarrer à Barcelone.
Dans la petite cabine de service, une radio permettait, théoriquement, de s’adresser au commandant de bord. Le PN établit la liaison, sous la pression des passagers. Lefait approcha sa bouche de la radio, tout en continuant à parler dans le micro.
- Je m’adresse au commandant à présent, je sais que vous m’entendez. À 6 heures précises, si nous n’avons pas de nouvelles, quelques passagers de mon tronçon briseront les hublots et, soyez-en certains, trouveront une solution pour ficher le camp d’ici. Il y a plus de mille cinq cents passagers dans le bateau. Que cherchez-vous à créer ? Un mouvement de panique général ? J’invite tous ceux qui veulent comprendre pourquoi on se moque de nous à faire de même. Alors répondez !
La radio grésilla, mais aucune réponse ne vint. Lefait fit de nouveau face aux passagers de son tronçon.
- Silence, évidemment. Dans ce
cas, je vous donne rendez-vous, à tous, dans une heure.
Vous casserez toutes les vitres.
Il raccrocha et sortit un mouchoir pour éponger sa narine. Dans le tronçon de Gilda, suite à l’annonce, une femme plutôt calme jusqu’à présent piqua une crise. Elle hurla qu’elle voulait sortir, qu’elle n’arrivait plus à respirer. De drôles de gargouillis sortaient de sa bouche. Elle se précipita sur une fenêtre et cogna avec ses poings comme une folle, avant de tomber dans le couloir, presque inconsciente. Gilda eut alors l’image de l’oiseau qui, pris de panique, était venu s’écraser contre une paroi : la passagère réagissait de la même façon. La jeune femme accourut, Alain la poussa un peu et prit la victime en charge. Il la fit allonger, boire, et porta la main devant la grille de ventilation.
- Vous savez depuis quand la climatisation est arrêtée ? demanda-t-il aux autres voyageurs de la cabine.
- Au moins une demi-heure, répliqua un vieux monsieur. La fraîcheur a tenu quelque temps, mais maintenant, il commence à faire très chaud… Au fait, j’ai eu l’impression de voir des lumières tout à l’heure, par mon hublot. Comme des clignotements. C’était assez bref, ça a fini par disparaître, mais je les ai vus.
Alain épongea le front de la femme avec une serviette.
- Des clignotements qui pourraient provenir d’un autre bateau ?
- Un autre bateau, oui. Quoi d’autre ?
La crise passa après une poignée de minutes, la patiente retrouva ses esprits. Elle ne comprenait pas ce qui s’était passé, elle avait paniqué et avait eu l’impression de manquer d’air.
Alain suait énormément, la chaleur s’imposait de plus en plus, l’oxygène ne circulait plus. Ces derniers temps, les nuits étaient aussi chaudes que les journées. De plus en plus de personnes risquaient d’être prises de malaise. Lorsqu’il revint dans sa cabine, il s’assit sur le rebord de son lit, se frottant le menton.
- C’est très curieux. Le commandant ne veut pas qu’on brise les hublots, et il coupe la climatisation, si bien qu’on va finir par tous crever de chaud. C’est paradoxal, vous ne trouvez pas ?
Gilda se tenait face à lui, à la place de Mélanie qui allumait sa clope dans le couloir. Il y eut quelques échanges virulents avec d’autres passagers, mais la jeune femme les envoya promener et partit souffler sa fumée dans un coin.
- Plutôt paradoxal, en effet, répondit Gilda. Peut-être est-ce une vraie panne, cette fois ?
- Ça m’étonnerait.
- Vous avez plutôt bien réagi avec la femme qui est tombée dans les pommes. Vous êtes médecin ?
- J’ai fait des études de médecine, j’ai de bons restes. Je suis chercheur en biopharmaceutique.
- Et ça consiste en quoi exactement, chercheur en bio machin ?
- Gagner très peu d’argent et s’amuser avec un tas de molécules dont je vous tairai les noms.
Il n’en dit pas davantage. Ses yeux se remirent à fixer avec inquiétude la grille de ventilation. Il resta quelques secondes sans bouger, en pleine réflexion. Son visage se ferma soudain, sa poitrine se souleva comme si, lui aussi, n’arrivait plus à respirer. Il blanchit.
- Quelque chose ne va pas ? demanda Gilda.
- Cette histoire d’oiseaux dont a parlé le commandant, ça vous dit quelque chose ?
- J’ai vu un oiseau, oui, juste après le départ du bateau, il était justement dans l’un de nos tronçons, le numéro 3 je crois. Il ressemblait à un rouge-gorge, avec une belle couleur rouge rosé jusqu’à la poitrine. Il était coincé dans les toilettes.
Alain se pencha un peu plus vers l’avant, le visage grave.
- Coincé dans les toilettes ? Comment ?
- Une petite cale bloquait la porte. C’est Lefait, notre agitateur, qui a d’ailleurs averti le PN.
Alain se leva et se dirigea vers la fenêtre du fond de la cabine, le dos courbé.
- Celui qui a déposé l’oiseau voulait donc qu’il soit découvert après le départ du paquebot, alors que tout le monde avait embarqué. Pourquoi ici, dans les profondeurs du bateau ? Pour éviter que le volatile s’échappe trop facilement ?
Gilda jeta un coup d’œil vers Jérémy. Il était installé sur le lit du dessus et jouait avec des voitures.
- Qu’est-ce que vous cherchez à dire ?
- Que s’est-il passé ensuite avec l’oiseau ?
- Le PN avait réussi à l’attraper mais il l’a laissé échapper par mégarde. Le volatile a alors traversé le tronçon avant de se claquer contre une vitre. Il a fini dans les mains d’un enfant. Apparemment, il est mort par la suite.
Alain ferma la porte de leur cabine.
- Éteignez les veilleuses du haut !
Il s’occupa de celles du bas. Gilda expliqua à Jérémy qu’il allait être plongé dans le noir, mais que ça n’allait pas durer longtemps. Elle appuya sur le bouton, la cabine bascula dans l’obscurité. Alain se plaqua contre la vitre du hublot.
- Faites comme moi. On regarde et on attend.
Gilda l’imita.
- On attend quoi ? Il fait complètement noir dehors, on est au milieu de la mer.
- L’autre passager a parlé de clignotements… Laissez vos pupilles s’habituer à l’obscurité. Il ne fait pas tout à fait noir, le bateau dispense de la lumière et éclaire un peu l’extérieur.
La jeune femme ne comprenait pas où il voulait en venir. Dans le tronçon 1, Lefait continuait à crier dans le micro. Il en profitait pour déverser toute sa haine et sa révolte.
- Qu’on fasse taire ce type, grogna Gilda. Il y a des enfants dans ce bateau, bon sang.
Elle reprit calmement son rôle d’observatrice. D’un coup, la voix d’Alain :
- Là-bas, à une vingtaine de mètres, sur la gauche !
Gilda roula des yeux. Une forme d’une longueur interminable se déplaçait doucement. Elle finit par disparaître dans les ténèbres.
- C’était…
- Un navire, fit Alain, le ton grave. Un énorme navire.
- Des secours ?
- Qui se déplaceraient tous feux éteints ? Non, non.
Gilda frissonna, et les pires scénarii se mirent à défiler dans sa tête. Et s’ils avaient été victimes d’une sorte d’enlèvement géant ? Genre acte de piratage à grande échelle, comme en Somalie ? Elle pensa aussi à un attentat : quelqu’un allait faire exploser l’ensemble du paquebot. Elle tenta de ne pas céder à la panique, Alain se trompait sans doute : il devait s’agir de secours qui naviguaient au radar, tout simplement.
Après quelques secondes, une autre forme se découpa à travers l’infime rayonnement de lumière, donnant l’impression d’ombres chinoises. Gilda vit soudain une petite lueur briller, un peu en hauteur, comme une lampe qu’on allume et éteint aussitôt. Cela ne dura qu’une fraction de seconde et, pourtant, la jeune femme eut le temps d’apercevoir des silhouettes qui se déplaçaient rapidement sur un pont de ce bateau. Puis, plus haut encore, apparurent de longues formes ciselées, alignées comme les doigts d’une main, avec, juste au-dessus, une grosse coupole en rotation.
Gilda se recula, une main devant la bouche.
- Un navire de guerre, murmura-t-elle. Bordel, il y a un navire de guerre, là-dehors.
À ce moment précis, une voix de femme résonna comme un coup de clairon :
- Un médecin, vite ! Est-ce qu’il y a un médecin quelque part ?
Alain sortit précipitamment. Gilda ralluma les veilleuses et prit Jérémy dans ses bras. Elle tira le rideau devant le hublot, comme pour se protéger de l’extérieur. Qu’est-ce qui pouvait bien se tramer ? Pourquoi la présence de l’armée ? Cela faisait bientôt trois heures que le bateau était arrêté. Tous les voyageurs auraient dû bientôt débarquer et se répandre dans les rues de Barcelone. Elle embrassa son petit sur le front, pleine d’affection. Depuis le divorce, elle souffrait dès qu’il fallait laisser partir Jérémy avec son père. À chaque fois qu’elle quittait son fils, c’était comme si on lui arrachait une partie d’elle-même.
- À partir de maintenant, on reste à deux mon poussin. Quoi qu’il arrive.
Devant le chaos qui régnait à présent dans le couloir, elle décida de ne pas empirer la situation en dénonçant ces présences fantomatiques : bientôt, le jour se lèverait, et chacun saurait ce qui se passe, de toute façon. Elle s’engagea dans le couloir et se fraya un chemin parmi les passagers, eux aussi attirés par les appels au secours. Le bébé continuait à hurler, vrillant les tympans. Il faisait une chaleur intolérable, l’odeur de sueur devenait difficile à supporter. Alain était parti sur la droite, car l’appel venait du tronçon numéro 3. Le visage d’une femme, d’environ quarante ans, encadrait l’ovale du hublot.
- Dites-moi ce qui se passe, fit Alain, positionné à un mètre du hublot.
Il semblait sur ses gardes.
- Vous êtes médecin ? demanda la femme.
- Oui.
- C’est un enfant situé dans la première cabine, tout là-bas. Il a commencé à vomir il y a environ dix minutes. La fièvre est montée très vite, je n’ai jamais vu ça. On a récupéré un thermomètre, il indique 40,3°C. Personne n’a de médicaments pour faire baisser la température.
Alain avait la chemise trempée, tout comme les cheveux sur sa nuque.
- A-t-il des symptômes ? Est-ce qu’il tousse ? Des éruptions cutanées, des rougeurs ?
- Il a un peu saigné du nez, cinq minutes avant de vomir.
Le chercheur en biopharmaceutique se figea quelques secondes. Depuis un moment, un horrible scénario se dessinait dans sa tête, et se concrétisait franchement. L’oiseau enfermé, la climatisation coupée, les militaires qui avaient ordonné, sans doute, l’immobilisation du paquebot… Ça pouvait coïncider. Il sentit comme une vague en lui, si bien qu’il eut l’impression que ses jambes allaient lâcher. Il dut se retenir à la porte pour ne pas tomber. La voix pressante le ramena à la réalité.
- … il faut faire ?
Alain était fébrile, blanc. Il eut du mal à parler.
- Il faut le déshabiller. Et aussi le refroidir, mettre un linge humide sur son front.
Il se retourna et s’adressa au père dont le fils hurlait.
- Vous avez de l’Advil ?
L’autre acquiesça et courut. Pendant ce temps, Alain retourna dans sa cabine. Il ouvrit une valise et en sortit des gants en latex, qu’il enfila.
Le père revint avec une petite bouteille brune d’Advil. Alain la récupéra et reprit sa place près du hublot. Son regard croisa celui de Gilda. La jeune femme y lut une terreur mesurable, quelque chose qu’elle n’avait que rarement vu dans les yeux d’un être humain.
- Je vous passe l’Advil, souffla Alain à la femme du tronçon numéro 3, ça devrait faire baisser la fièvre rapidement.
La bouteille transita sans encombre par le hublot cassé. Alain prit garde de ne pas toucher les doigts de la femme et retira son bras d’un geste sec. Avant qu’elle s’éloigne, il dit :
- Essayez de savoir s’il a été en contact avec un oiseau à l’intérieur du bateau.
Gilda caressait nerveusement la chevelure de Jérémy, serré contre elle. Elle pensait aux militaires, à l’arrêt de la climatisation, elle observait les gants que portait Alain et cette question qu’elle venait d’entendre au sujet de l’oiseau.
Dès lors, elle sentit la peur l’étreindre. Elle voyait les gens serrés les uns contre les autres, leurs peaux se toucher, leurs haleines se percuter. Elle sentait la sueur qui dégoulinait et se déposait sur chaque objet : les poignées de porte, les bords des fenêtres, les cuvettes de toilettes. Le scénario devait se répéter dans tous les recoins du paquebot. Que se passait-il dans les autres parties du navire ? Les gens avaient-ils commencé à paniquer ? Avaient-ils réussi à sortir de l’endroit où on les avait probablement enfermés ?
La femme du tronçon 3 revint et lorsqu’elle annonça qu’en effet l’enfant avait bien été en contact avec un oiseau – c’était lui qui l’avait recueilli après qu’il se fut cogné sur une vitre – Gilda eut l’impression que le monde s’écroulait. Elle marcha à reculons, toute tremblante, et poussa un cri quand une main se posa dans son dos.
- Que se passe-t-il ? fit le père du bébé. Ça ne va pas ?
À ce même moment, dans le tronçon numéro 1, Jacques Lefait lâchait le micro et vomissait au beau milieu du couloir.
Ce fut à ce moment précis qu’une lumière vive venue de l’extérieur embrasa la totalité du couloir.
Certains passagers portèrent les mains devant leurs yeux, tant la lumière était puissante. Apparemment, de gros projecteurs étaient braqués sur le paquebot, de part et d’autre de la coque. Complètement éblouis, aveuglés, les voyageurs étaient incapables de discerner ce qui se tramait de l’autre côté des vitres.
La femme qui avait fait un malaise pleurait, un passager de son tronçon la soutenait, silencieux, les larmes au bord des yeux. Tous les enfants pleuraient, serrés contre leurs parents. Même l’homme au gel antibactérien avait quitté sa cabine pour se rendre dans le couloir. Des gens hurlaient, d’autres se brûlaient les rétines pour essayer de voir. Chacun avait l’impression d’être un rat de laboratoire qu’on observait. Que se passait-il, dehors ? Qu’attendait-on d’eux ? Pourquoi les avait-on enfermés ?
Dans le tronçon numéro 3, une femme et son mari se mirent à gémir. Leur fils malade, le petit roux qui avait touché l’oiseau, respirait de plus en plus difficilement, et l’Advil n’y changeait rien. Au contraire, la température atteignait presque 41°C. Les gens pleuraient, perdaient de leurs forces, se laissaient choir le long des couloirs, les mains sur le visage. Toujours dans le tronçon numéro 3, là où avait été découvert l’oiseau, quelqu’un se rua en direction des toilettes et vomit juste devant la porte. Il saignait du nez.
Une voix s’éleva alors, forte, autoritaire. C’était Alain. Collé à la porte entre le 2 et le 1, il demanda au PN de répéter ses propos au commandant du navire, par radio interposée :
- Vous devez nous raconter ce qui se passe, cria-t-il. Ici, des gens tombent malades, un enfant est sur le point de mourir. Ce qui ressemble à des navires de l’armée sont dehors. Est-ce qu’il y a un virus dans le bateau ? Dites-nous, je vous en prie !
Le PN répéta. Sa question arracha des gloussements, des Oh mon Dieu ! aux passagers. Gilda serra son fils plus fort encore. Là-bas, Jacques Lefait était allongé au sol, à moitié délirant, et plus personne n’osait l’approcher.
Une voix résonna enfin depuis la cabine de service. Le PN tenait le micro devant la radio.
- Ils sont autour de nous, ils ne nous laisseront jamais nous en aller.
Chacun comprit que c’était le commandant qui parlait. Il y avait de la peur dans sa voix.
- Il y a quelques heures, l’armée m’a contacté par radio pour me poser une curieuse question : avait-on remarqué, parmi les passagers, quelqu’un qui transportait des oiseaux ? Alors, je leur ai fait part de ce que m’avait raconté le PN vous accompagnant : cet oiseau, coincé dans les toilettes dont l’arrivée d’eau avait été sabotée.
Pas d’eau, songea Alain, et donc pas de possibilité de se laver les mains. Terrifiant…
- C’est à ce moment-là que tout s’est enchaîné. Ils m’ont demandé de ne plus ouvrir la salle de commandement à qui que ce soit, et d’isoler au plus vite les personnes qui auraient pu être en contact avec cet oiseau.
Il renifla.
- Sur leurs ordres, j’ai stoppé les machines en pleine mer. Les directives étaient claires : je devais charger mes membres d’équipage de parcourir l’ensemble des cabines, à la recherche d’un bagage qui pourrait servir à transporter des oiseaux. Il fallait qu’ils soient particulièrement vigilants dans les cabines à un seul passager, et au look des voyageurs : certains portaient-ils des masques, des gants ? Au fur et à mesure, ils devaient isoler les tronçons les uns des autres dans la plus grande discrétion, afin d’éviter que celui qui transporte les oiseaux se doute de quelque chose.
- Vous voulez dire que… celui qui a fait ça est sur le bateau ?
- Ils ne savent pas, ils ne connaissent pas son visage. Ce dont ils sont certains, c’est qu’un individu extrêmement dangereux, en possession d’un autre volatile, se trouvait dans ce paquebot quelques minutes avant le départ. S’il y est encore, il l’a probablement dissimulé dans des bagages. Il doit être dans une cabine isolée, ou alors, il fait très attention à ne pas être en contact avec les autres.
- Et ces oiseaux sont porteurs d’un virus mortel, c’est ça ?
- Oui. J’ai fait le rapprochement : je suis certain qu’il s’agit de cette découverte faite par erreur à Nice le mois dernier, et dont la presse a beaucoup parlé.
- Le H5N1 modifié, compléta Alain d’une voix mourante.
- Modifié ? Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla une dame.
Alain se tourna vers elle.
- Délai d’incubation d’une dizaine d’heures avant les premiers symptômes. Incroyablement plus puissant que le virus originel. Il résiste à la chaleur et est capable de se transmettre de l’oiseau vers l’homme, et d’homme à homme. Les oiseaux sont les vecteurs, ils ne meurent pas. Mais les humains… balayés en une journée à peine.
Le conducteur prit le relais, alors que les pleurs et les cris se multipliaient. Des gens suppliaient.
- Je devais leur relater tout ce qui se passait sur le navire. Je leur ai dit, il y a une demi-heure à peine, que la panique s’installait, que des passagers s’étaient mis à défoncer des portes, et que d’autres s’apprêtaient à briser les hublots pour sortir d’une façon ou d’une autre. Je viens de leur raconter que j’ai du sang sur le nez. Du sang, vous m’entendez ? Le virus est ici aussi, à la surface. Vous… vous l’avez propagé avant qu’on boucle tout. Et depuis, l’armée a coupé le contact. Ils vont peut-être attendre qu’on crève tous, ils vont…
Il eut des trémolos dans la voix puis se tut, mais chacun avait compris. L’armée ne prendrait jamais le risque qu’un tel virus sorte du bateau et atteigne la terre ferme. Qu’il touche Barcelone, se répande jusqu’aux aéroports. D’autant plus que le terroriste, le fou furieux, était peut-être parmi eux, et pourrait très bien essayer de libérer son autre oiseau à la moindre occasion. Il réussirait alors à s’envoler et, s’il ne mourait pas d’épuisement avant d’atteindre la terre ferme, à propager le mal.
Alain sentait le poids des regards qui pesaient sur lui. Il se retourna et scruta les visages perdus. Gilda n’était plus parmi ces derniers. Un vieil homme s’approcha, tout tremblant.
- Comment se propage le virus ?
- Par les sécrétions buccales et fécales. Il suffit de… de toucher le plumage d’un oiseau vecteur et de porter les mains à la bouche pour l’attraper. Quelqu’un a-t-il envie de vomir ? La fièvre ?
Les gens s’observèrent, secouèrent la tête.
- Est-ce qu’une personne, dans ce tronçon, a été en contact avec l’oiseau ou a utilisé les toilettes du numéro 3 ?
- Non, personne, fit le père du bébé, comme pour se rassurer. Mais le PN… Le PN, il a touché l’oiseau !
De part et d’autre, tronçons 1 et 3, les gens s’agglutinaient, hurlaient. Les questions toutes plus horribles les unes que les autres fusaient. Le regard fou de Mélanie se posa sur le voyageur brun, appuyé contre la porte de sa cabine.
- Je l’ai vu se nettoyer les mains avec du gel antibactérien à plusieurs reprises ! cria-t-elle en le désignant de l’index. Il n’a quasiment pas quitté son emplacement du voyage ! Il est seul à l’intérieur ! Pourquoi, à votre avis ?
- Parce que c’est lui qui a
répandu ce putain
de virus ! répliqua quelqu’un, les yeux fous. Je veux pas
crever par sa faute.
L’homme secoua la tête.
- Vous êtes cinglés, je n’y suis pour rien.
Devant les visages menaçants, il se recula, pénétra dans sa cabine, voulut refermer mais des pieds s’interposèrent. Une poignée de passagers s’engouffra dans son espace, fracassant tout sur son passage, pendant qu’une femme cognait des deux poings contre l’un des hublots du couloir.
- Qu’est-ce que vous attendez les militaires ? s’écria-t-elle. Pourquoi vous ne nous sortez pas de là au lieu de nous regarder crever ?
Son mari la tira à lui, elle s’effondra dans ses bras. Une voix hurlait dans le micro qu’un virus mortel était à l’intérieur, qu’il fallait sortir mais aussi envahir les cabines de ceux qui étaient restés enfermés. Qu’ils étaient des terroristes et avaient sûrement un antidote avec eux. Dans la cohue, Alain se précipita vers sa propre cabine, puis ouvrit la porte avec sa main gantée. Le rideau était baissé, mais la puissante lumière des projecteurs passait au travers. Gilda et son fils étaient sur le lit du haut. La mère serrait son petit contre elle. Elle essuya un filet de sang qui coulait de son nez.
- Ce n’est rien, fit-elle. Ça m’arrive de temps en temps.
Alain restait figé dans l’embrasure. Gilda pleurait à présent.
- Une plume d’oiseau, fit-elle. Il avait juste ramassé une belle plume d’oiseau…
Elle cligna lentement des yeux.
- S’il vous plaît, refermez cette porte. Avec Jérémy, on est fatigués, on va dormir un peu tous les deux, en attendant que le bateau reparte.
Elle embrassa son fils sur le front et frotta délicatement le bord de sa narine, d’où perlait une petite goutte de sang. Tous deux s’allongèrent. Alain referma la porte en silence.
À voir ces gens qui, de plus en plus, montraient des symptômes inquiétants, il sut que c’était fini. Ils allaient mourir. Il n’y avait pas de vaccin, aucun moyen de contrer ce nouveau virus créé accidentellement, et qu’un fou avait réussi à sortir d’un laboratoire ultrasécurisé en volant deux oiseaux porteurs. Pourquoi un bateau ? Pour montrer la puissance du virus et effrayer la planète avec un « exemple » ? S’agissait-il d’une revendication, d’un sévère avertissement, ou d’une volonté d’anéantir le monde ? Alain imagina le désastre si le terroriste avait réussi sa mission, si le bateau n’avait pas été arrêté. Les gens contaminés seraient bientôt en train de se répandre dans la ville, à l’une des périodes les plus touristiques de l’année. Ils déposeraient leurs germes sur les barres d’acier, les repose-main des escalators, les poignées que des milliers d’autres mains viendraient toucher.
Non, l’armée ne prendrait pas le risque de laisser sortir un tel individu. Ils attendaient peut-être que le virus fasse son travail, se disant que si le terroriste était sur le paquebot, il serait sans doute parmi les survivants.
Alain entendit l’individu au gel antibactérien hurler mais ne trouva pas la force d’intervenir. Il sentit un fluide chaud couler sur ses lèvres, et récolta le sang du bout des doigts. Dehors, une voix dans un mégaphone hurlait « Restez à votre place ! Certains d’entre vous sont infectés par un virus dangereux ! Regagnez vos cabines et ne bougez plus ! Des équipes de décontamination vont arriver d’un instant à l’autre par hélicoptère ! Nous procéderons alors… »
Alain n’entendit pas la suite. À quelques mètres, une mallette en métal explosait un grand hublot du couloir. Un homme se précipita et se jeta à l’extérieur en criant. Sa chute avant qu’il percute l’eau fut vertigineuse.
Ce voyageur malheureux fut le premier d’une longue série.
Parmi les mille six cent trois passagers du bateau, il n’y eut aucun survivant.
Alors que tous ces gens mouraient, un oiseau aux couleurs particulièrement vives picorait du pain que lui jetaient les passants, au pied de la tour Eiffel. Des dizaines de semelles marchèrent dans ses déjections, d’autres oiseaux entrèrent en contact avec les gros morceaux de pain qu’il avait touchés de son bec.
Un touriste américain, Peter Anderson, venu à Paris pour la beauté de ses monuments, en avait profité pour le photographier au téléobjectif, à une vingtaine de mètres, alors que l’oiseau s’était réfugié quelque part au bord de la structure métallique. Jamais Anderson ne fut en contact avec le virus en étant en France.
Et pourtant, quinze jours plus tard, lui et sa famille, comme cinquante-quatre pour cent des habitants du Maine à ce moment-là, étaient morts.