The Project Gutenberg EBook of Les mystères de Paris, Tome V, by Eugène Sue

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Title: Les mystères de Paris, Tome V

Author: Eugène Sue

Release Date: July 27, 2006 [EBook #18925]
[Last updated on January 8, 2007]

Language: French


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Eugène Sue

LES MYSTÈRES DE PARIS

Tome V

(1842—1843)


Table des matières

NEUVIÈME PARTIE.
I Les complices.
II Rodolphe et Sarah.
III Vengeance.
IV Furens amoris.
V Les visions.
VI L'hospice.
VII La visite.
VIII Mademoiselle de Fermont
IX Fleur-de-Marie.
X Espérance.
XI Le père et la fille.
XII Dévouement
XIII Le mariage.
XIV Bicêtre.
XV Le Maître d'école.
XVI Morel le lapidaire.
 
DIXIÈME PARTIE.
I La toilette.
II Martial et le Chourineur.
III Le doigt de Dieu.
 
ÉPILOGUE.
I Gerolstein.
II Gerolstein (suite).
III Gerolstein (suite et fin).
IV La princesse Amélie.
V Les souvenirs.
VI Aveux.
VII La profession.
  Dernier chapitre— Le 13 janvier.
  À Monsieur Le Rédacteur en chef du Journal des Débats
  notes.

NEUVIÈME PARTIE


I

Les complices

À peine l'abbé fut-il parti que Jacques Ferrand poussa une imprécation terrible.

Son désespoir et sa rage, si longtemps comprimés, éclatèrent avec furie; haletant, la figure crispée, l'œil égaré, il marchait à pas précipités, allant et venant dans son cabinet comme une bête féroce tenue à la chaîne.

Polidori, conservant le plus grand calme, observait attentivement le notaire.

—Tonnerre et sang! s'écria enfin Jacques Ferrand d'une voix éclatante de courroux, ma fortune entière engloutie dans ces stupides bonnes œuvres!... moi qui méprise et exècre les hommes... moi qui n'avais vécu que pour les tromper et les dépouiller... moi fonder des établissements philanthropiques... m'y forcer... par des moyens infernaux! Mais c'est donc le démon que ton maître? s'écria-t-il exaspéré, en s'arrêtant brusquement devant Polidori.

—Je n'ai pas de maître, répondit froidement celui-ci. Ainsi que toi... j'ai un juge.

—Obéir comme un niais aux moindres ordres de cet homme! reprit Jacques Ferrand, dont la rage redoublait. Et ce prêtre!... qu'à part moi j'ai si souvent raillé d'être, comme les autres, dupe de mon hypocrisie... chacune des louanges qu'il me donnait de bonne foi était un coup de poignard... Et me contraindre!... toujours me contraindre!

—Sinon l'échafaud.

—Oh! ne pouvoir échapper à cette domination fatale!... Mais enfin voilà plus d'un million que j'abandonne. S'il me reste avec cette maison cent mille francs, c'est tout au plus. Que peut-on vouloir encore?

—Tu n'es pas au bout... Le prince sait par Badinot que ton homme de paille, Petit-Jean, n'était que ton prête-nom pour les prêts usuraires faits au vicomte de Saint-Remy, que tu as (toujours sous le nom de Petit-Jean) si rudement rançonné d'ailleurs pour ses faux. Les sommes que Saint-Remy a payées lui avaient été prêtées par une grande dame... probablement encore une restitution qui t'attend. Mais on l'ajourne sans doute parce qu'elle est plus délicate.

—Enchaîné... enchaîné ici!

—Aussi solidement qu'avec un câble de fer.

—Toi... mon geôlier... misérable.

—Que veux-tu... selon le système du prince, rien de plus logique: il punit le crime par le crime, le complice par le complice.

—Ô rage!

—Et malheureusement rage impuissante!... car tant qu'il ne m'aura pas fait dire: «Jacques Ferrand est libre de quitter sa maison...» je resterai à tes côtés, comme ton ombre... Écoute donc, ainsi que toi je mérite l'échafaud. Si je manque aux ordres que j'ai reçus comme ton geôlier, ma tête tombe! Tu ne pouvais donc avoir un gardien plus incorruptible. Quant à fuir tous deux... impossible. Nous ne pourrions faire un pas hors d'ici sans tomber entre les mains des gens qui veillent jour et nuit à la porte de ce logis et à celle de la maison voisine, notre seule issue en cas d'escalade.

—Mort et furie!... je le sais.

—Résigne-toi donc alors, car cette fuite est impossible. Réussît-elle, elle ne nous offrirait que des chances de salut plus que douteuses: on mettrait la police à nos trousses. Au contraire, toi en obéissant et moi en surveillant l'exactitude de ton obéissance, nous sommes certains de ne pas avoir le cou coupé. Encore une fois, résignons-nous.

—Ne m'exaspère pas par cet ironique sang-froid... ou bien...

—Ou bien quoi? Je ne te crains pas; je suis sur mes gardes, je suis armé, et lors même que tu aurais retrouvé pour me tuer le stylet empoisonné de Cecily...

—Tais-toi.

—Cela ne t'avancerait à rien. Tu sais que toutes les deux heures, il faut que je donne à qui de droit un bulletin de ta précieuse santé... manière indirecte d'avoir de nos nouvelles à tous deux. En ne me voyant pas paraître, on se douterait du meurtre, tu serais arrêté. Et mais... tiens... je te fais injure en te supposant capable de ce crime. Tu as sacrifié plus d'un million pour avoir la vie sauve, et tu risquerais ta tête... pour le sot et stérile plaisir de me tuer par vengeance! Allons donc, tu n'es pas assez bête pour cela.

—C'est parce que tu sais que je ne puis pas te tuer que tu redoubles mes maux en les exaspérant par tes sarcasmes.

—Ta position est très-originale... tu ne te vois pas... mais, d'honneur... c'est très-piquant.

—Oh! malheur! malheur inextricable! de quelque côté que je me tourne, c'est la ruine, c'est le déshonneur, c'est la mort! Et dire que maintenant, ce que je redoute le plus au monde... c'est le néant! Malédiction sur moi, sur toi, sur la terre entière!

—Ta misanthropie est plus large que ta philanthropie. Elle embrasse le monde. L'autre, un arrondissement de Paris.

—Va... raille-moi, monstre!

—Aimes-tu mieux que je t'écrase de reproches?

—Moi?

—À qui la faute si nous sommes réduits à cette position? À toi. Pourquoi conserver à ton cou, pendue comme une relique, cette lettre de moi, relative à ce meurtre qui t'a valu cent mille écus; ce meurtre que nous avions fait si adroitement passer pour un suicide?

—Pourquoi? misérable! Ne t'avais-je pas donné cinquante mille francs pour ta coopération à ce crime et pour cette lettre que j'ai exigée, tu le sais bien, afin d'avoir une garantie contre toi... et de t'empêcher de me rançonner plus tard en me menaçant de me perdre? Car ainsi tu ne pouvais me dénoncer sans te livrer toi-même. Ma vie et ma fortune étaient donc attachées à cette lettre... voilà... pourquoi je la portais toujours si précieusement sur moi.

—C'est vrai, c'était habile de ta part, car je ne gagnais rien à te dénoncer, que le plaisir d'aller à l'échafaud côte à côte avec toi. Et pourtant ton habileté nous a perdus, lorsque la mienne nous avait jusqu'ici assuré l'impunité de ce crime.

—L'impunité... tu le vois...

—Qui pouvait deviner ce qui se passe? Mais, dans la marche ordinaire des choses, notre crime devait être et a été impuni, grâce à moi.

—Grâce à toi?

—Oui, lorsque nous avons eu brûlé la cervelle de cet homme... tu voulais, toi, simplement contrefaire son écriture et écrire à sa sœur que, ruiné complètement, il se tuait par désespoir. Tu croyais faire montre de grande finesse en ne parlant pas dans cette prétendue lettre du dépôt qu'il t'avait confié. C'était absurde. Ce dépôt étant connu de la sœur de notre homme, elle l'eût nécessairement réclamé. Il fallait donc au contraire, ainsi que nous avons fait, le mentionner, ce dépôt, afin que si par hasard l'on avait des doutes sur la réalité du suicide, tu fusses la dernière personne soupçonnée. Comment supposer que, tuant un homme pour t'emparer d'une somme qu'il t'avait confiée, tu serais assez sot pour parler de ce dépôt dans la fausse lettre que tu lui attribuerais? Aussi qu'est-il arrivé? On a cru au suicide. Grâce à ta réputation de probité, tu as pu nier le dépôt, et on a cru que le frère s'était tué après avoir dissipé la fortune de sa sœur.

—Mais qu'importe tout cela aujourd'hui? le crime est découvert.

—Et grâce à qui? Était-ce ma faute si ma lettre était une arme à deux tranchants? Pourquoi as-tu été assez faible, assez niais pour livrer cette arme terrible... à cette infernale Cecily?

—Tais-toi... ne prononce pas ce nom! s'écria Jacques Ferrand avec une expression effrayante.

—Soit... je ne veux pas te rendre épileptique... tu vois bien qu'en ne comptant que sur la justice ordinaire... nos précautions mutuelles étaient suffisantes... Mais la justice extraordinaire de celui qui nous tient en son pouvoir redoutable procède autrement...

—Oh! je ne le sais que trop.

—Il croit, lui, que couper la tête aux criminels ne répare pas suffisamment le mal qu'ils ont fait... Avec les preuves qu'il a en mains, il nous livrait tous deux aux tribunaux. Qu'en résultait-il? Deux cadavres tout au plus bons à engraisser l'herbe du cimetière!

—Oh! oui, ce sont des larmes, des angoisses, des tortures, qu'il lui faut à ce prince, à ce démon. Mais, je ne le connais pas, moi; mais je ne lui ai jamais fait de mal. Pourquoi s'acharne-t-il ainsi sur moi?

—D'abord il prétend se ressentir du bien et du mal qu'on fait aux autres hommes, qu'il appelle naïvement ses frères; et puis il connaît lui, ceux à qui tu as fait du mal, et il te punit à sa manière.

—Mais de quel droit?

—Voyons, Jacques, entre nous, ne parlons pas de droit: il avait le pouvoir de te faire judiciairement couper la tête. Qu'en serait-il résulté? Tes deux seuls parents sont morts, l'État profitait de ta fortune au détriment de ceux que tu avais dépouillés. Au contraire, en mettant ta vie au prix de ta fortune, Morel le lapidaire, le père de Louise, que tu as déshonorée, se trouve, lui et sa famille, désormais à l'abri du besoin. Mme de Fermont, la sœur de M. de Renneville prétendu suicidé, retrouve ses cent mille écus; Germain, que tu avais faussement accusé de vol, est réhabilité et mis en possession d'une place honorable et assurée, à la tête de la Banque des travailleurs sans ouvrage, qu'on te force de fonder pour réparer et expier les outrages que tu as commis contre la société. Entre scélérats on peut s'avouer cela; mais franchement, au point de vue de celui qui nous tient entre ses serres, la société n'aurait rien gagné à ta mort, elle gagne beaucoup à ta vie.

—Et c'est cela qui cause ma rage... et ce n'est pas là ma seule torture!...

—Le prince le sait bien. Maintenant que va-t-il décider de nous? Je l'ignore. Il nous a promis la vie sauve si nous exécutions aveuglément ses ordres, il tiendra sa promesse. Mais s'il ne croit pas nos crimes suffisamment expiés, il saura bien faire que la mort soit mille fois préférable à la vie qu'il nous laisse. Tu ne le connais pas. Quand il se croit autorisé à être inexorable, il n'est pas de bourreau plus féroce. Il faut qu'il ait le diable à ses ordres pour avoir découvert ce que j'étais allé faire en Normandie. Du reste, il a plus d'un démon à son service, car cette Cecily, que la foudre écrase!...

—Encore une fois, tais-toi, pas ce nom, pas ce nom!

—Si, si, que la foudre écrase celle qui porte ce nom! c'est elle qui a tout perdu. Notre tête serait en sûreté sur nos épaules sans ton imbécile amour pour cette créature.

Au lieu de s'emporter, Jacques Ferrand répondit avec un profond abattement:

—La connais-tu, cette femme? Dis? l'as-tu jamais vue?

—Jamais. On la dit belle, je le sais.

—Belle! répondit le notaire en haussant les épaules. Tiens, ajouta-t-il avec une sorte d'amertume désespérée, tais-toi, ne parle pas de ce que tu ignores. Ne m'accuse pas. Ce que j'ai fait, tu l'aurais fait à ma place.

—Moi! mettre ma vie à la merci d'une femme!

—De celle-là, oui, et je le ferais de nouveau, si j'avais à espérer ce qu'un moment j'ai espéré.

—Par l'enfer!... il est encore sous le charme, s'écria Polidori stupéfait.

—Écoute, reprit le notaire d'une voix calme, basse, et pour ainsi dire accentuée çà et là par les élans de désespoir incurable, écoute, tu sais si j'aime l'or? Tu sais ce que j'ai bravé pour en acquérir? Compter dans ma pensée les sommes que je possédais, les voir se doubler par mon avarice, endurer toutes les privations et me savoir maître d'un trésor, c'était ma joie, mon bonheur. Oui, posséder, non pour dépenser, non pour jouir, mais pour thésauriser, c'était ma vie... Il y a un mois, si l'on m'eût dit: «Entre ta fortune et ta tête, choisis», j'aurais livré ma tête.

—Mais à quoi bon posséder, quand on va mourir?

—Demande-moi donc alors: «À quoi bon posséder quand on n'use pas de ce qu'on possède?» Moi, millionnaire, menais-je la vie d'un millionnaire? Non, je vivais comme un pauvre. J'aimais donc à posséder... pour posséder.

—Mais, encore une fois, à quoi bon posséder si l'on meurt?

—À mourir en possédant! oui, à jouir jusqu'au dernier moment de la jouissance qui vous a fait tout braver, privations, infamie, échafaud; oui, à dire encore, la tête sur le billot: «Je possède!!!» Oh! vois-tu, la mort est douce, comparée aux tourments que l'on endure en se voyant, de son vivant, dépossédé comme je le suis, dépossédé de ce qu'on a amassé au prix de tant de peine, de tant de dangers! Oh! se dire à chaque heure, à chaque minute du jour: «Moi qui avais plus d'un million, moi qui ai souffert les plus rudes privations pour conserver, pour augmenter ce trésor, moi qui, dans dix ans, l'aurais eu doublé, triplé, je n'ai plus rien, rien!» C'est atroce! c'est mourir, non pas chaque jour, mais c'est mourir à chaque minute du jour. Oui, à cette horrible agonie qui doit durer des années peut-être, j'aurais préféré mille fois la mort rapide et sûre qui vous atteint avant qu'une parcelle de votre trésor vous ait été enlevée; encore une fois, au moins je serais mort en disant: «Je possède!»

Polidori regarda son complice avec un profond étonnement.

—Je ne te comprends plus. Alors pourquoi as-tu obéi aux ordres de celui qui n'a qu'à dire un mot pour que ta tête tombe? Pourquoi as-tu préféré la vie sans ton trésor, si cette vie te semble si horrible?

—C'est que, vois-tu, ajouta le notaire d'une voix de plus en plus basse, mourir, c'est ne plus penser, mourir, c'est le néant. Et Cecily?

—Et tu espères? s'écria Polidori stupéfait.

—Je n'espère pas, je possède.

—Quoi?

—Le souvenir.

—Mais tu ne dois jamais la revoir, mais elle a livré ta tête.

—Mais je l'aime toujours, et plus frénétiquement que jamais, moi! s'écria Jacques Ferrand avec une explosion de larmes, de sanglots, qui contrastèrent avec le calme morne de ses dernières paroles. Oui, reprit-il dans une effrayante exaltation, je l'aime toujours, et je ne veux pas mourir, afin de pouvoir me plonger et me replonger encore avec un atroce plaisir dans cette fournaise où je me consume à petit feu. Car tu ne sais pas, cette nuit, cette nuit où je l'ai vue si belle, si passionnée, si enivrante, cette nuit est toujours présente à mon souvenir. Ce tableau d'une volupté terrible est là, toujours là, devant mes yeux. Qu'ils soient ouverts ou fermés par un assoupissement fébrile ou par une insomnie ardente, je vois toujours son regard noir et enflammé qui fait bouillir la moelle de mes os. Je sens toujours son souffle sur mon front. J'entends toujours sa voix.

—Mais ce sont là d'épouvantables tourments!

—Épouvantables! oui, épouvantables! Mais la mort! mais le néant! mais perdre pour toujours ce souvenir aussi vivant que la réalité, mais renoncer à ces souvenirs qui me déchirent, me dévorent et m'embrasent! Non! non! non! Vivre! vivre! pauvre, méprisé, flétri, vivre au bagne, mais vivre pour que la pensée me reste, puisque cette créature infernale a toute ma pensée, est toute ma pensée!

—Jacques, dit Polidori d'un ton grave qui contrasta avec son amère ironie habituelle, j'ai vu bien des souffrances; mais jamais tortures n'approchèrent des tiennes. Celui qui nous tient en sa puissance ne pouvait être plus impitoyable. Il t'a condamné à vivre, ou plutôt à attendre la mort dans des angoisses terribles, car cet aveu m'explique les symptômes alarmants qui chaque jour se développent en toi, et dont je cherchais en vain la cause.

—Mais ces symptômes n'ont rien de grave! c'est de l'épuisement, c'est la réaction de mes chagrins!... Je ne suis pas en danger, n'est-ce pas?...

—Non, non, mais ta position est grave, il ne faut pas l'empirer; il est certaines pensées qu'il faudra chasser. Sans cela, tu courrais de grands dangers.

—Je ferai ce que tu voudras, pourvu que je vive, car je ne veux pas mourir. Oh! les prêtres parlent de damnés! jamais ils n'ont imaginé pour eux un supplice égal au mien. Torturé par la passion et la cupidité, j'ai deux plaies vives au lieu d'une, et je les sens également toutes deux. La perte de ma fortune m'est affreuse, mais la mort me serait plus affreuse encore. J'ai voulu vivre, ma vie peut n'être qu'une torture sans fin, sans issue, et je n'ose appeler la mort, car la mort anéantit mon funeste bonheur, ce mirage de ma pensée, où m'apparaît incessamment Cecily.

—Tu as du moins la consolation, dit Polidori en reprenant son sang-froid ordinaire, de songer au bien que tu as fait pour expier tes crimes...

—Oui, raille, tu as raison, retourne-moi sur des charbons ardents. Tu sais bien, misérable, que je hais l'humanité; tu sais bien que ces expiations que l'on m'impose, et dans lesquelles des esprits faibles trouveraient quelques consolations, ne m'inspirent, à moi, que haine et fureur contre ceux qui m'y obligent et contre ceux qui en profitent. Tonnerre et meurtre! Songer que pendant que je traînerai une vie épouvantable, n'existant que pour jouir de souffrances qui effrayeraient les plus intrépides, ces hommes que j'exècre verront, grâce aux biens dont on m'a dépouillé, leur misère s'alléger... que cette veuve et sa fille remercieront Dieu de la fortune que je leur rends... que ce Morel et sa fille vivront dans l'aisance... que ce Germain aura un avenir honorable et assuré! Et ce prêtre! ce prêtre qui me bénissait, quand mon cœur nageait dans le fiel et dans le sang, je l'aurais poignardé! Oh! c'en est trop! Non! non! s'écria-t-il en appuyant sur son front ses deux mains crispées, ma tête éclate, à la fin, mes idées se troublent. Je ne résisterai pas à de tels accès de rage impuissante, à ces tortures toujours renaissantes. Et tout cela pour toi! Cecily, Cecily! Le sais-tu, au moins, que je souffre autant, le sais-tu, Cecily, démon sorti de l'enfer?

Et Jacques Ferrand, épuisé par cette effroyable exaltation, retomba haletant sur son siège, et se tordit les bras en poussant des rugissements sourds et inarticulés.

Cet accès de rage convulsive et désespérée n'étonna pas Polidori.

Possédant une expérience médicale consommée, il reconnut facilement que chez Jacques Ferrand la rage de se voir dépossédé de sa fortune, jointe à sa passion ou plutôt à sa frénésie pour Cecily, avait allumé chez ce misérable une fièvre dévorante.

Ce n'était pas tout... dans l'accès auquel Jacques Ferrand était alors en proie, Polidori remarquait avec inquiétude certains pronostics d'une des plus effrayantes maladies qui aient jamais épouvanté l'humanité, et dont Paulus et Arétée, aussi grands observateurs que grands moralistes, ont si admirablement tracé le foudroyant tableau.

Tout à coup on frappa précipitamment à la porte du cabinet.

—Jacques, dit Polidori au notaire, Jacques, remets-toi... voici quelqu'un...

Le notaire ne l'entendit pas. À demi couché sur son bureau, il se tordait dans des spasmes convulsifs.

Polidori alla ouvrir la porte, il vit le maître-clerc de l'étude qui, pâle et la figure bouleversée, s'écria:

—Il faut que je parle à l'instant à M. Ferrand!

—Silence... il est dans ce moment très-souffrant... il ne peut vous entendre, dit Polidori à voix basse, et, sortant du cabinet du notaire, il en ferma la porte.

—Ah! monsieur, s'écria le maître-clerc, vous, le meilleur ami de M. Ferrand, venez à son secours; il n'y a pas un moment à perdre.

—Que voulez-vous dire?

—D'après les ordres de M. Ferrand, j'étais allé dire à Mme la comtesse Mac-Gregor qu'il ne pouvait se rendre chez elle aujourd'hui, ainsi qu'elle le désirait...

—Eh bien?

—Cette dame, qui paraît maintenant hors de danger, m'a fait entrer dans sa chambre. Elle s'est écriée d'un ton menaçant: «Retournez dire à M. Ferrand que, s'il n'est pas ici, chez moi, dans une demi-heure, avant la fin du jour il sera arrêté comme faussaire... car l'enfant qu'il a fait passer pour morte ne l'est pas... je sais à qui il l'a livrée, je sais où elle est[1]

—Cette femme délirait, répondit froidement Polidori en haussant les épaules.

—Vous le croyez, monsieur?

—J'en suis sûr.

—Je l'avais pensé d'abord, monsieur; mais l'assurance de Mme la comtesse...

—Sa tête aura sans doute été affaiblie par la maladie... et les visionnaires croient toujours à leurs visions.

—Vous avez sans doute raison, monsieur; car je ne pouvais m'expliquer les menaces de la comtesse à un homme aussi respectable que M. Ferrand.

—Cela n'a pas le sens commun.

—Je dois vous dire aussi, monsieur, qu'au moment où je quittais la chambre de Mme la comtesse, une de ses femmes est entrée précipitamment en disant: «Son Altesse sera ici dans une heure.»

—Cette femme a dit cela? s'écria Polidori.

—Oui, monsieur, et j'ai été très-étonné, ne sachant de quelle Altesse il pouvait être question...

«Plus de doute, c'est le prince, se dit Polidori. Lui chez la comtesse Sarah, qu'il ne devait jamais revoir... Je ne sais, mais je n'aime pas ce rapprochement... il peut empirer notre position.» Puis, s'adressant au maître-clerc, il ajouta:—Encore une fois, monsieur, ceci n'a rien de grave, c'est une folle imagination de malade; d'ailleurs je ferai part tout à l'heure à M. Ferrand de ce que vous venez de m'apprendre.

Maintenant nous conduirons le lecteur chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.


II

Rodolphe et Sarah

Nous conduirons le lecteur chez la comtesse Mac-Gregor, qu'une crise salutaire venait d'arracher au délire et aux souffrances qui pendant plusieurs jours avaient donné pour sa vie les craintes les plus sérieuses.

Le jour commençait à baisser... Sarah, assise dans un grand fauteuil et soutenue par son frère Thomas Seyton, se regardait avec une profonde attention dans un miroir que lui présentait une de ses femmes agenouillée devant elle.

Cette scène se passait dans le salon où la Chouette avait commis sa tentative d'assassinat.

La comtesse était d'une pâleur de marbre, que faisait ressortir encore le noir foncé de ses yeux, de ses sourcils et de ses cheveux; un grand peignoir de mousseline blanche l'enveloppait entièrement.

—Donnez-moi le bandeau de corail, dit-elle à une de ses femmes, d'une voix faible, mais impérieuse et brève.

—Betty vous l'attachera, reprit Thomas Seyton, vous allez vous fatiguer... Il est déjà d'une si grande imprudence de...

—Le bandeau! le bandeau! répéta impatiemment Sarah, qui prit ce bijou et le posa à son gré sur son front. Maintenant, attachez-le... et laissez-moi, dit-elle à ses femmes.

Au moment où celles-ci se retiraient, elle ajouta:

—On fera entrer M. Ferrand, le notaire, dans le petit salon bleu... puis, reprit-elle avec une expression d'orgueil mal dissimulé, dès que S. A. R. le grand-duc de Gerolstein arrivera, on l'introduira ici.

«Enfin! dit Sarah en se rejetant au fond de son fauteuil, dès qu'elle fut seule avec son frère, enfin je touche à cette couronne... le rêve de ma vie... la prédiction va donc s'accomplir!

—Sarah, calmez votre exaltation, lui dit sévèrement son frère. Hier encore on désespérait de votre vie; une dernière déception vous porterait un coup mortel.

—Vous avez raison, Tom, la chute serait affreuse, car mes espérances n'ont jamais été plus près de se réaliser. J'en suis certaine, ce qui m'a empêchée de succomber à mes souffrances a été ma pensée constante de profiter de la toute-puissante révélation que m'a faite cette femme au moment de m'assassiner.

—De même pendant votre délire... vous reveniez sans cesse à cette idée.

—Parce que cette idée seule soutenait ma vie chancelante. Quel espoir!... princesse souveraine... presque reine!... ajouta-t-elle avec enivrement.

—Encore une fois, Sarah, pas de rêves insensés; le réveil serait terrible.

—Des rêves insensés?... Comment! lorsque Rodolphe saura que cette jeune fille aujourd'hui prisonnière à Saint-Lazare[2], et autrefois confiée au notaire qui l'a fait passer pour morte, est notre enfant, vous croyez que...

Seyton interrompit sa sœur:

—Je crois, reprit-il avec amertume, que les princes mettent les raisons d'État, les convenances politiques avant les devoirs naturels.

—Comptez-vous si peu sur mon adresse?

—Le prince n'est plus l'adolescent candide et passionné que vous avez autrefois séduit; ce temps est bien loin de lui... et de vous, ma sœur.

Sarah haussa légèrement les épaules et dit:

—Savez-vous pourquoi j'ai voulu orner mes cheveux de ce bandeau de corail, pourquoi j'ai mis cette robe blanche? C'est que la première fois que Rodolphe m'a vue, à la cour de Gerolstein, j'étais vêtue de blanc, et je portais ce même bandeau de corail dans mes cheveux.

—Comment! dit Thomas Seyton en regardant sa sœur avec surprise, vous voulez évoquer ces souvenirs? vous n'en redoutez pas au contraire l'influence?

—Je connais Rodolphe mieux que vous. Sans doute mes traits, aujourd'hui changés par l'âge et par la souffrance, ne sont plus ceux de la jeune fille de seize ans qu'il a éperdument aimée, qu'il a seule aimée, car j'étais son premier amour... Et cet amour, unique dans la vie de l'homme, laisse toujours dans son cœur des traces ineffaçables. Aussi, croyez-moi, mon frère, la vue de cette parure réveillera chez Rodolphe non-seulement les souvenirs de son amour, mais encore ceux de sa jeunesse... Et pour les hommes ces derniers souvenirs sont toujours doux et précieux.

—Mais à ces doux souvenirs s'en joignent de terribles; et le sinistre dénoûment de votre amour? et l'odieuse conduite du père du prince envers vous? et votre silence obstiné lorsque Rodolphe, après votre mariage avec le comte Mac-Gregor, vous redemandait votre fille alors tout enfant, votre fille dont une froide lettre de vous lui a appris la mort il y a dix ans? Oubliez-vous donc que depuis ce temps le prince n'a eu pour vous que mépris et haine?

—La pitié a remplacé la haine. Depuis qu'il m'a sue mourante, chaque jour il a envoyé le baron de Graün s'informer de mes nouvelles.

—Par humanité.

—Tout à l'heure, il m'a fait répondre qu'il allait venir ici. Cette concession est immense, mon frère.

—Il vous croit expirante; il suppose qu'il s'agit d'un dernier adieu, et il vient. Vous avez eu tort de ne pas lui écrire la révélation que vous allez lui faire.

—Je sais pourquoi j'agis ainsi. Cette révélation le comblera de surprise, de joie et je serai là pour profiter de son premier élan d'attendrissement. Aujourd'hui, ou jamais, il me dira: «Un mariage doit légitimer la naissance de notre enfant.» S'il le dit, sa parole est sacrée, et l'espoir de toute ma vie est enfin réalisé.

—S'il vous fait cette promesse, oui.

—Et pour qu'il la fasse, rien n'est à négliger dans cette circonstance décisive. Je connais Rodolphe, il me hait, quoique je ne devine pas le motif de sa haine, car jamais je n'ai manqué devant lui au rôle que je m'étais imposé.

—Peut-être, car il n'est pas homme à haïr sans raison.

—Il n'importe; une fois certain d'avoir retrouvé sa fille, il surmontera son aversion pour moi, et ne reculera devant aucun sacrifice pour assurer à son enfant le sort le plus enviable, pour la rendre aussi magnifiquement heureuse qu'elle aura été jusqu'alors infortunée.

—Qu'il assure le sort le plus brillant à votre fille, soit; mais entre cette réparation et la résolution de vous épouser afin de légitimer la naissance de cette enfant, il y a un abîme.

—Son amour de père comblera cet abîme.

—Mais cette infortunée a sans doute vécu jusqu'ici dans un état précaire ou misérable?

—Rodolphe voudra d'autant plus l'élever qu'elle aura été plus abaissée.

—Songez-y donc, la faire asseoir au rang des familles souveraines de l'Europe! la reconnaître pour sa fille aux yeux de ces princes, de ces rois dont il est le parent ou l'allié!

—Ne connaissez-vous pas son caractère étrange, impétueux et résolu, son exagération chevaleresque à propos de tout ce qu'il regarde comme juste et commandé par le devoir?

—Mais cette malheureuse enfant a peut-être été si viciée par la misère où elle doit avoir vécu, que le prince, au lieu d'éprouver de l'attrait pour elle...

—Que dites-vous? s'écria Sarah en interrompant son frère. N'est-elle pas aussi belle jeune fille qu'elle était ravissante enfant? Rodolphe, sans la connaître, ne s'était-il pas assez intéressé à elle pour vouloir se charger de son avenir? Ne l'avait-il pas envoyée à sa ferme de Bouqueval dont nous l'avons fait enlever?...

—Oui, grâce à votre persistance à vouloir rompre tous les liens d'affection du prince, dans l'espoir insensé de le ramener un jour à vous.

—Et cependant, sans cet espoir insensé, je n'aurais pas découvert, au prix de ma vie, le secret de l'existence de ma fille. N'est-ce pas enfin par cette femme qui l'avait arrachée de la ferme que j'ai connu l'indigne fourberie du notaire Jacques Ferrand?

—Il est fâcheux qu'on m'ait refusé ce matin l'entrée de Saint-Lazare, où se trouve, vous a-t-on dit, cette malheureuse enfant; malgré ma vive insistance, on en a voulu répondre à aucun des renseignements que je demandais, parce que je n'avais pas de lettre d'introduction auprès du directeur de la prison. J'ai écrit au préfet en votre nom, mais je n'aurai sans doute sa réponse que demain, et le prince va être ici tout à l'heure. Encore une fois, je regrette que vous ne puissiez lui présenter vous-même votre fille; il eût mieux valu attendre sa sortie de prison avant de mander le grand-duc ici.

—Attendre! et sais-je seulement si la crise salutaire où je me trouve durera jusqu'à demain? Peut-être suis-je passagèrement soutenue par la seule énergie de mon ambition.

—Mais quelles preuves donnerez-vous au prince? Vous croira-t-il?

—Il me croira lorsqu'il aura lu le commencement de la révélation que j'écrivais sous la dictée de cette femme quand elle m'a frappée, révélation dont heureusement je n'ai oublié aucune circonstance; il me croira lorsqu'il aura lu votre correspondance avec Mme Séraphin et Jacques Ferrand jusqu'à la mort supposée de l'enfant; il me croira lorsqu'il aura entendu les aveux du notaire, qui, épouvanté de mes menaces, sera ici tout à l'heure; il me croira lorsqu'il verra le portrait de ma fille à l'âge de six ans, portrait qui, m'a dit cette femme, est encore à cette heure d'une ressemblance frappante. Tant de preuves suffiront pour montrer au prince que je dis vrai, et pour décider chez lui ce premier mouvement qui peut faire de moi presque une reine... Ah! ne fût-ce qu'un jour, une heure, au moins je mourrais contente!

À ce moment, on entendit le bruit d'une voiture qui entrait dans la cour.

—C'est lui... c'est Rodolphe!..., s'écria Sarah à Thomas Seyton.

Celui-ci s'approcha précipitamment d'un rideau, le souleva et répondit:

—Oui, c'est le prince; il descend de voiture.

—Laissez-moi seule, voici le moment décisif, dit Sarah avec un sang-froid inaltérable, car une ambition monstrueuse, un égoïsme impitoyable avait toujours été et était encore l'unique mobile de cette femme. Dans l'espèce de résurrection miraculeuse de sa fille, elle ne voyait que le moyen de parvenir enfin au but constant de sa vie.

Après avoir un moment hésité à quitter l'appartement, Thomas Seyton, se rapprochant tout à coup de sa sœur, lui dit:

—C'est moi qui apprendrai au prince comment votre fille, qu'on avait crue morte, a été sauvée. Cet entretien serait trop dangereux pour vous... une émotion violente vous tuerait, et après une séparation si longue... la vue du prince... les souvenirs de ce temps...

—Votre main, mon frère, dit Sarah.

Puis, appuyant sur son cœur impassible la main de Thomas Seyton, elle ajouta avec un sourire sinistre et glacial:

—Suis-je émue?

—Non... rien... rien... pas un battement précipité, dit Seyton avec stupeur, je sais quel empire vous avez sur vous-même. Mais dans un tel moment, mais quand il s'agit pour vous ou d'une couronne ou de la mort... car, encore une fois, songez-y, la perte de cette dernière espérance vous serait mortelle. En vérité, votre calme me confond!

—Pourquoi cet étonnement, mon frère? Jusqu'ici, ne le savez-vous pas? rien... non, rien n'a jamais fait battre ce cœur de marbre: il ne palpitera que le jour où je sentirai poser sur mon front la couronne souveraine. J'entends Rodolphe... laissez-moi...

—Mais...

—Laissez-moi, s'écria Sarah d'un ton si impérieux, si résolu, que son frère quitta l'appartement quelques moments avant qu'on y eût introduit le prince.

Lorsque Rodolphe entra dans le salon, son regard exprimait la pitié. Mais, voyant Sarah assise dans son fauteuil et presque parée, il recula de surprise, sa physionomie devint aussitôt sombre et méfiante.

La comtesse, devinant sa pensée, lui dit d'une voix douce et faible:

—Vous croyiez me trouver expirante, vous veniez pour recevoir mes derniers adieux?

—J'ai toujours regardé comme sacrés les derniers vœux des mourants: mais il s'agit d'une tromperie sacrilège...

—Rassurez-vous, dit Sarah en interrompant Rodolphe, rassurez-vous, je ne vous ai pas trompé; il me reste, je crois, peu d'heures à vivre. Pardonnez-moi une dernière coquetterie. J'ai voulu vous épargner le sinistre entourage qui accompagne ordinairement l'agonie; j'ai voulu mourir vêtue comme je l'étais la première fois où je vous vis. Hélas! après dix années de séparation, vous voilà donc enfin? Merci! oh! merci! Mais, à votre tour, rendez grâces à Dieu de vous avoir inspiré la pensée d'écouter ma dernière prière. Si vous m'aviez refusé... j'emportais avec moi un secret qui va faire la joie... le bonheur de votre vie. Joie mêlée de quelque tristesse... bonheur mêlé de quelques larmes... comme toute félicité humaine; mais cette félicité, vous l'achèteriez encore au prix de la moitié des jours qui vous restent à vivre!

—Que voulez-vous dire? lui demanda le prince avec surprise.

—Oui, Rodolphe, si vous n'étiez pas venu... ce secret m'aurait suivie dans la tombe... c'eût été ma seule vengeance... et encore... non, non, je n'aurais pas eu ce terrible courage. Quoique vous m'ayez bien fait souffrir, j'aurais partagé avec vous ce suprême bonheur dont, plus heureux que moi, vous jouirez longtemps, bien longtemps, je l'espère.

—Mais encore, madame, de quoi s'agit-il?

—Lorsque vous le saurez, vous ne pourrez comprendre la lenteur que je mets à vous en instruire, car vous regarderez cette révélation comme un miracle du ciel. Mais, chose étrange, moi qui d'un mot peux vous causer le plus grand bonheur que vous ayez peut-être jamais ressenti... j'éprouve, quoique maintenant les minutes de ma vie soient comptées, j'éprouve une satisfaction indéfinissable à prolonger votre attente... et puis je connais votre cœur... et, malgré la fermeté de votre caractère, je craindrais de vous annoncer sans préparation une découverte aussi incroyable. Les émotions d'une joie foudroyante ont aussi leurs dangers.

—Votre pâleur augmente, vous contenez à peine une violente agitation, dit Rodolphe; tout ceci est, je le crois, grave et solennel.

—Grave et solennel, reprit Sarah d'une voix émue; car, malgré son impassibilité habituelle, en songeant à l'immense portée de la révélation qu'elle allait faire à Rodolphe, elle se sentait plus troublée qu'elle n'avait cru l'être; aussi, ne pouvant se contraindre plus longtemps, elle s'écria:

—Rodolphe... notre fille existe...

—Notre fille!...

—Elle vit! vous dis-je...

Ces mots, l'accent de vérité avec lequel ils furent prononcés, remuèrent le prince jusqu'au fond des entrailles.

—Notre enfant? répéta-t-il en se rapprochant précipitamment du fauteuil de Sarah, notre enfant! ma fille!

—Elle n'est pas morte, j'en ai des preuves irrécusables... je sais où elle est... demain vous la reverrez.

—Ma fille! ma fille! répéta Rodolphe avec stupeur, il se pourrait! elle vivrait!

Puis tout à coup, réfléchissant à l'invraisemblance de cet événement, et craignant d'être dupe d'une nouvelle fourberie de Sarah, il s'écria:

—Non... non... c'est un rêve! c'est impossible! vous me trompez, c'est une ruse, un mensonge indigne!

—Rodolphe! écoutez-moi.

—Non, je connais votre ambition, je sais de quoi vous êtes capable, je devine le but de cette tromperie!

—Eh bien! vous dites vrai, je suis capable de tout. Oui, j'avais voulu vous abuser; oui, quelques jours avant d'être frappée d'un coup mortel, j'avais voulu trouver une jeune fille... que je vous aurais présentée à la place de notre enfant... que vous regrettiez amèrement.

—Assez... oh! assez, madame.

—Après cet aveu, vous me croirez peut-être, ou plutôt vous serez bien forcé de vous rendre à l'évidence.

—À l'évidence...

—Oui, Rodolphe, je le répète, j'avais voulu vous tromper, substituer une jeune fille obscure à celle que nous pleurions; mais Dieu a voulu, lui, qu'au moment où je faisais ce marché sacrilège... je fusse frappée à mort.

—Vous... à ce moment!

—Dieu a voulu encore qu'on me proposât... pour jouer ce rôle... de mensonge... savez-vous qui? notre fille...

—Êtes-vous donc en délire... au nom du ciel?

—Je ne suis pas en délire, Rodolphe. Dans cette cassette, avec des papiers et un portrait qui vous prouveront la vérité de ce que je vous dis, vous trouverez un papier taché de mon sang.

—De votre sang?

—La femme qui m'a appris que notre fille vivait encore me dictait cette révélation, lorsque j'ai été frappée d'un coup de poignard.

—Et qui était-elle? comment savait-elle?...

—C'est à elle qu'on avait livré notre fille... tout enfant... après l'avoir fait passer pour morte.

—Mais cette femme... son nom?... peut-on la croire? où l'avez-vous connue?

—Je vous dis, Rodolphe, que tout ceci est fatal, providentiel. Il y a quelques mois, vous aviez tiré une jeune fille de la misère pour l'envoyer à la campagne, n'est-ce pas?

—Oui, à Bouqueval.

—La jalousie, la haine, m'égaraient. J'ai fait enlever cette jeune fille par la femme... dont je vous parle...

—Et on a conduit la malheureuse enfant à Saint-Lazare.

—Où elle est encore.

—Elle n'y est plus. Ah! vous ne savez pas, madame, le mal affreux que vous avez fait... en arrachant cette infortunée de la retraite où je l'avais placée... mais...

—Cette jeune fille n'est plus à Saint-Lazare, s'écria Sarah avec épouvante, et vous parlez d'un malheur affreux!

—Un monstre de cupidité avait intérêt à sa perte. Ils l'ont noyée, madame... Mais répondez... vous dites que...

—Ma fille! s'écria Sarah, en interrompant Rodolphe et se levant droite, immobile comme une statue de marbre.

—Que dit-elle? mon Dieu! s'écria Rodolphe.

—Ma fille! répéta Sarah, dont le visage devint livide et effrayant de désespoir; ils ont tué ma fille!

—La Goualeuse, votre fille!!!... répéta Rodolphe en se reculant avec horreur.

—La Goualeuse... oui... c'est le nom que m'a dit cette femme surnommée la Chouette. Morte... morte! reprit Sarah, toujours immobile, toujours le regard fixe; ils l'ont tuée.

—Sarah! reprit Rodolphe aussi pâle, aussi effrayant que la comtesse, revenez à vous... répondez-moi. La Goualeuse... cette jeune fille que vous avez fait enlever par la Chouette à Bouqueval... était...

—Notre fille!

—Elle!!!

—Et ils l'ont tuée!

—Oh! non... non... vous délirez... cela ne peut pas être... Vous ne savez pas, non, vous ne savez pas combien cela serait affreux. Sarah! revenez à vous... parlez-moi tranquillement. Asseyez-vous, calmez-vous. Souvent il y a des ressemblances, des apparences qui trompent; on est si enclin à croire ce qu'on désire. Ce n'est pas un reproche que je vous fais... mais expliquez-moi bien... dites-moi bien toutes les raisons qui vous portent à penser cela, car cela ne peut pas être... non, non! il ne faut pas que cela soit! cela n'est pas!

Après un moment de silence, la comtesse rassembla ses pensées et dit à Rodolphe d'une voix défaillante:

—Apprenant votre mariage, pensant à me marier moi-même, je n'ai pas pu garder notre fille auprès de moi; elle avait quatre ans alors...

—Mais à cette époque je vous l'ai demandée, moi... avec prières, s'écria Rodolphe d'un ton déchirant, et mes lettres sont restées sans réponse. La seule que vous m'ayez écrite m'annonçait sa mort!

—Je voulais me venger de vos mépris en vous refusant votre enfant. Cela était indigne. Mais écoutez-moi... je le sens... la vie m'échappe, ce dernier coup m'accable...

—Non! non! je ne vous crois pas... je ne veux pas vous croire. La Goualeuse... ma fille! Ô mon Dieu, vous ne voudriez pas cela!

—Écoutez-moi, vous dis-je. Lorsqu'elle eut quatre ans, mon frère chargea Mme Séraphin, veuve d'un ancien serviteur à lui, d'élever l'enfant jusqu'à ce qu'elle fût en âge d'entrer en pension. La somme destinée à assurer l'avenir de notre fille fut déposée par mon frère chez un notaire cité pour sa probité. Les lettres de cet homme et de Mme Séraphin, adressées à cette époque à moi et à mon frère, sont là... dans cette cassette. Au bout d'un an on m'écrivit que la santé de ma fille s'altérait... huit mois après qu'elle était morte, et l'on m'envoya son acte de décès. À cette époque, Mme Séraphin est entrée au service de Jacques Ferrand, après avoir livré notre fille à la Chouette, par l'intermédiaire d'un misérable actuellement au bagne de Rochefort. Je commençais à écrire cette déclaration de la Chouette, lorsqu'elle m'a frappée. Ce papier est là... avec un portrait de notre fille à l'âge de quatre ans. Examinez tout, lettres, déclaration, portrait; et vous, qui l'avez vue... cette malheureuse enfant... jugez.

Après ces mots qui épuisèrent ses forces, Sarah tomba défaillante dans son fauteuil.

Rodolphe resta foudroyé par cette révélation.

Il est de ces malheurs si imprévus, si abominables, qu'on tâche de ne pas y croire jusqu'à ce qu'une évidence écrasante vous y contraigne...

Rodolphe, persuadé de la mort de Fleur-de-Marie, n'avait plus qu'un espoir, celui de se convaincre qu'elle n'était pas sa fille.

Avec un calme effrayant qui épouvanta Sarah, il s'approcha de la table, ouvrit la cassette et se mit à lire les lettres une à une, à examiner, avec une attention scrupuleuse, les papiers qui les accompagnaient.

Ces lettres timbrées et datées par la poste, écrites à Sarah et à son frère par le notaire et par Mme Séraphin, étaient relatives à l'enfance de Fleur-de-Marie et au placement des fonds qu'on lui destinait.

Rodolphe ne pouvait douter de l'authenticité de cette correspondance.

La déclaration de la Chouette se trouvait confirmée par les renseignements dont nous avons parlé au commencement de cette histoire, renseignements pris par ordre de Rodolphe, et qui signalaient un nommé Pierre Tournemine, forçat alors à Rochefort, comme l'homme qui avait reçu Fleur-de-Marie des mains de Mme Séraphin pour la livrer à la Chouette... à la Chouette, que la malheureuse enfant avait reconnue plus tard devant Rodolphe au tapis-franc de l'ogresse.

Rodolphe ne pouvait plus douter de l'identité de ces personnages et de celle de la Goualeuse.

L'acte de décès paraissait en règle; mais Ferrand avait lui-même avoué à Cecily que ce faux acte avait servi à la spoliation d'une somme considérable, autrefois placée en viager sur la tête de la jeune fille qu'il avait fait noyer par Martial à l'île du Ravageur.

Ce fut donc avec une croissante et épouvantable angoisse que Rodolphe acquit, malgré lui, cette terrible conviction que la Goualeuse était sa fille et qu'elle était morte.

Malheureusement pour lui... tout semblait confirmer cette créance.

Avant de condamner Jacques Ferrand sur les preuves données par le notaire lui-même à Cecily, le prince, dans son vif intérêt pour la Goualeuse, ayant fait prendre des informations à Asnières, avait appris qu'en effet deux femmes, l'une vieille et l'autre jeune, vêtue en paysanne, s'étaient noyées en se rendant à l'île du Ravageur, et que le bruit public accusait les Martial de ce nouveau crime.

Disons enfin que, malgré les soins du docteur Griffon, du comte de Saint-Remy et de la Louve, Fleur-de-Marie, longtemps dans un état désespéré, entrait à peine en convalescence, et que sa faiblesse morale et physique était encore telle qu'elle n'avait pu jusqu'alors prévenir ni Mme Georges ni Rodolphe de sa position.

Ce concours de circonstances ne pouvait laisser le moindre espoir au prince.

Une dernière épreuve lui était réservée.

Il jeta enfin les yeux sur le portrait qu'il avait presque craint de regarder.

Ce coup fut affreux.

Dans cette figure enfantine et charmante, déjà belle de cette beauté divine que l'on prête aux chérubins, il retrouva d'une manière saisissante les traits de Fleur-de-Marie... son nez fin et droit, son noble front, sa petite bouche déjà un peu sérieuse. «Car, disait Mme Séraphin à Sarah dans une des lettres que Rodolphe venait de lire, l'enfant demande toujours sa mère et est bien triste.»

C'étaient encore ses grands yeux d'un bleu si pur et si doux... d'un bleu de bluet, avait dit la Chouette à Sarah, en reconnaissant dans cette miniature les traits de l'infortunée qu'elle avait poursuivie enfant sous le nom de Pégriotte, jeune fille sous le nom de Goualeuse.

À la vue de ce portrait, les tumultueux et violents sentiments de Rodolphe furent étouffés par ses larmes.

Il retomba brisé dans un fauteuil et cacha sa figure dans ses mains en sanglotant.


III

Vengeance

Pendant que Rodolphe pleurait amèrement, les traits de Sarah se décomposaient d'une manière sensible.

Au moment de voir se réaliser enfin le rêve de son ambitieuse vie, la dernière espérance qui l'avait jusqu'alors soutenue lui échappait à jamais.

Cette affreuse déception devait avoir sur sa santé, momentanément améliorée, une réaction mortelle.

Renversée dans son fauteuil, agitée d'un tremblement fiévreux, ses deux mains croisées et crispées sur ses genoux, le regard fixe, la comtesse attendit avec effroi la première parole de Rodolphe.

Connaissant l'impétuosité du caractère du prince, elle pressentait qu'au brisement douloureux qui arrachait tant de pleurs à cet homme aussi résolu qu'inflexible, succéderait quelque emportement terrible.

Tout à coup Rodolphe redressa la tête, essuya ses larmes, se leva debout et s'approchant de Sarah, les bras croisés sur sa poitrine, l'air menaçant, impitoyable... il la contempla quelques moments en silence, puis il dit d'une voix sourde:

—Cela devait être... j'ai tiré l'épée contre mon père... je suis frappé dans mon enfant... Juste punition du parricide... Écoutez-moi, madame.

—Parricide!... vous! mon Dieu! Ô funeste jour! qu'allez-vous donc encore m'apprendre?

—Il faut que vous sachiez dans ce moment suprême, tous les maux causés par votre implacable ambition, par votre féroce égoïsme... Entendez-vous, femme sans cœur et sans foi? Entendez-vous, mère dénaturée?...

—Grâce!... Rodolphe...

—Pas de grâce pour vous... qui, autrefois, sans pitié pour un amour sincère, exploitiez froidement, dans l'intérêt de votre exécrable orgueil, une passion généreuse et dévouée que vous feigniez de partager... Pas de grâce pour vous qui avez armé le fils contre le père!... Pas de grâce pour vous qui, au lieu de veiller pieusement sur votre enfant, l'avez abandonnée à des mains mercenaires, afin de satisfaire votre cupidité par un riche mariage... comme vous aviez jadis assouvi votre ambition effrénée en m'amenant à vous épouser... Pas de grâce pour vous qui, après avoir refusé mon enfant à ma tendresse, venez de causer sa mort par vos fourberies sacrilèges!... Malédiction sur vous... vous... mon mauvais génie et celui de ma race!...

—Ô mon Dieu!... il est sans pitié! Laissez-moi!... laissez-moi!

—Vous m'entendrez... vous dis-je!... Vous souvenez-vous du dernier jour... où je vous ai vue... il y a dix-sept ans de cela vous ne pouviez plus cacher les suites de notre secrète union, que, comme vous, je croyais indissoluble... Je connaissais le caractère inflexible de mon père... je savais quel mariage politique il projetait pour moi... Bravant son indignation, je lui déclarai que vous étiez ma femme devant Dieu et devant les hommes... que dans peu de temps vous mettriez au monde un enfant, fruit de notre amour... La colère de mon père fut terrible... il ne voulait pas croire à mon mariage... tant d'audace lui semblait impossible... il me menaça de son courroux si je me permettais de lui parler encore d'une semblable folie... Alors je vous aimais comme un insensé... dupe de vos séductions... je croyais que votre cœur d'airain avait battu pour moi... Je répondis à mon père que jamais je n'aurais d'autre femme que vous... À ces mots, son emportement n'eut plus de bornes; il vous prodigua les noms les plus outrageants, s'écria que notre mariage était nul; que, pour vous punir de votre audace, il vous ferait attacher au pilori de la ville... Cédant à une folle passion... à la violence de mon caractère... j'osai défendre à mon père, à mon souverain... de parler ainsi de ma femme... j'osai le menacer. Exaspéré par cette insulte, mon père leva la main sur moi; la rage m'aveugla... je tirai mon épée... je me précipitai sur lui... Sans Murph qui survint et détourna le coup... j'étais parricide de fait... comme je l'ai été d'intention!... Entendez-vous... parricide! Et pour vous défendre... vous!...

—Hélas! j'ignorais ce malheur!

—En vain j'avais cru jusqu'ici expier mon crime... le coup qui me frappe aujourd'hui est ma punition.

—Mais moi, n'ai-je pas aussi bien souffert de la dureté de votre père, qui a rompu notre mariage? Pourquoi m'accuser de ne pas vous avoir aimé... lorsque...

—Pourquoi?... s'écria Rodolphe, en interrompant Sarah et jetant sur elle un regard de mépris écrasant. Sachez-le donc, et ne vous étonnez plus de l'horreur que vous m'inspirez. Après cette scène funeste dans laquelle j'avais menacé mon père, je rendis mon épée. Je fus mis au secret le plus absolu. Polidori, par les soins de qui notre mariage avait été conclu, fut arrêté; il prouva que cette union était nulle, que le ministre qui l'avait bénie était un ministre supposé, et que vous, votre frère et moi, nous avions été trompés. Pour désarmer la colère de mon père à son égard, Polidori fit plus: il lui remit une de vos lettres à votre frère, interceptée lors d'un voyage que fit Seyton.

—Ciel!... il serait possible?

—Vous expliquez-vous mes mépris maintenant?

—Oh! assez... assez.

—Dans cette lettre, vous dévoiliez vos projets ambitieux avec un cynisme révoltant. Vous me traitiez avec un dédain glacial; vous me sacrifiiez à votre orgueil infernal; je n'étais que l'instrument de la fortune souveraine qu'on vous avait prédite... vous trouviez enfin que mon père vivait bien longtemps.

—Malheureuse que je suis! À cette heure je comprends tout.

—Et pour vous défendre j'avais menacé la vie de mon père. Lorsque le lendemain, sans m'adresser un seul reproche, il me montra cette lettre... cette lettre qui à chaque ligne révélait la noirceur de votre âme, je ne pus que tomber à genoux et demander grâce. Depuis ce jour j'ai été poursuivi par un remords inexorable. Bientôt, je quittai l'Allemagne pour de longs voyages; alors commença l'expiation que je me suis imposée... Elle ne finira qu'avec ma vie... Récompenser le bien, poursuivre le mal, soulager ceux qui souffrent, sonder toutes les plaies de l'humanité pour tâcher d'arracher quelques âmes à la perdition, telle est la tâche que je me suis donnée.

—Elle est noble et sainte, elle est digne de vous.

—Si je vous parle de ce vœu, reprit Rodolphe avec autant de dédain que d'amertume, de ce vœu que j'ai accompli selon mon pouvoir partout où je me suis trouvé, ce n'est pas pour être loué par vous. Écoutez-moi donc. Dernièrement j'arrive en France; mon séjour dans ce pays ne devait pas être perdu pour l'expiation. Tout en voulant secourir d'honnêtes infortunes, je voulus aussi connaître ces classes que la misère écrase, abrutit et déprave, sachant qu'un secours donné à propos, que quelques généreuses paroles, suffisent souvent à sauver un malheureux de l'abîme. Afin de juger par moi-même, je pris l'extérieur et le langage des gens que je désirais observer. Ce fut lors d'une de ces explorations... que... pour la première fois... je... je... rencontrai... Puis, comme s'il eût reculé devant cette révélation terrible, Rodolphe ajouta après un moment d'hésitation:—Non... non; je n'en ai pas le courage.

—Qu'avez-vous donc à m'apprendre encore, mon Dieu?

—Vous ne le saurez que trop tôt... mais, reprit-il avec une sanglante ironie, vous portez au passé un si vif intérêt que je dois vous parler des événements qui ont précédé mon retour en France. Après de longs voyages je revins en Allemagne; je m'empressai d'obéir aux volontés de mon père; j'épousai une princesse de Prusse. Pendant mon absence vous aviez été chassée du grand-duché. Apprenant plus tard que vous étiez mariée au comte Mac-Gregor, je vous redemandai ma fille avec instance: vous ne me répondîtes pas; malgré toutes mes informations je ne pus jamais savoir où vous aviez envoyé cette malheureuse enfant, au sort de laquelle mon père avait libéralement pourvu. Il y a dix ans seulement, une lettre de vous m'apprit que notre fille était morte. Hélas! plût à Dieu qu'elle fût morte, alors... j'aurais ignoré l'incurable douleur qui va désormais désespérer ma vie.

—Maintenant, dit Sarah d'une voix faible, je ne m'étonne plus de l'aversion que je vous ai inspirée depuis que vous avez lu cette lettre... Je le sens, je ne survivrai pas à ce dernier coup. Eh bien! oui... l'orgueil et l'ambition m'ont perdue! Sous une apparence passionnée je cachais un cœur glacé, j'affectais le dévouement, la franchise; je n'étais que dissimulation et égoïsme. Ne sachant pas combien vous avez le droit de me mépriser, de me haïr, mes folles espérances étaient revenues plus ardentes que jamais. Depuis qu'un double veuvage nous rendait libres tous deux, j'avais repris une nouvelle créance à cette prédiction qui me promettait une couronne, et lorsque le hasard m'a fait retrouver ma fille, il m'a semblé voir dans cette fortune inespérée une volonté providentielle!... Oui, j'allai jusqu'à croire que votre aversion pour moi céderait à votre amour pour votre enfant... et que vous me donneriez votre main afin de lui rendre le rang qui lui était dû...

—Eh bien! que votre exécrable ambition soit donc satisfaite et punie! Oui, malgré l'horreur que vous m'inspirez; oui, par attachement, que dis-je? par respect pour les affreux malheurs de mon enfant, j'aurais... quoique décidé à vivre ensuite séparé de vous... j'aurais, par un mariage qui eût légitimé la naissance de notre fille, rendu sa position aussi éclatante, aussi haute qu'elle avait été misérable!

—Je ne m'étais donc pas trompée!... Malheur!... Malheur!... il est trop tard!...

—Oh! je le sais! ce n'est pas la mort de votre fille que vous pleurez, c'est la perte de ce rang que vous avez poursuivi avec une inflexible opiniâtreté!... Eh bien! que ces regrets infâmes soient votre dernier châtiment!...

—Le dernier... car je n'y survivrai pas...

—Mais avant de mourir vous saurez... quelle a été l'existence de votre fille depuis que vous l'avez abandonnée.

—Pauvre enfant! bien misérable, peut-être...

—Vous souvenez-vous, reprit Rodolphe avec un calme effrayant, vous souvenez-vous de cette nuit où vous et votre frère vous m'avez suivi dans un repaire de la Cité?

—Je m'en souviens; mais pourquoi cette question?... votre regard me glace.

—En venant dans ce repaire, vous avez vu, n'est-ce pas, au coin de ces rues ignobles, de... malheureuses créatures... qui... mais non... non... Je n'ose pas, dit Rodolphe en cachant son visage dans ses mains, je n'ose pas... mes paroles m'épouvantent.

—Moi aussi, elles m'épouvantent... qu'est-ce donc encore, mon Dieu?

—Vous les avez vues, n'est-ce pas? reprit Rodolphe en faisant sur lui-même un effort terrible. Vous les avez vues, ces femmes, la honte de leur sexe?... Eh bien!... parmi elles... avez-vous remarqué une jeune fille de seize ans, belle... Oh! belle... comme on peint les anges?... une pauvre enfant qui, au milieu de la dégradation où on l'avait plongée depuis quelques semaines, conservait une physionomie si candide, si virginale et si pure, que les voleurs et les assassins qui la tutoyaient... madame... l'avaient surnommée Fleur-de-Marie... L'avez-vous remarquée, cette jeune fille... dites? dites, tendre mère?

—Non... je ne l'ai pas remarquée, dit Sarah presque machinalement, se sentant oppressée par une vague terreur.

—Vraiment? s'écria Rodolphe avec un éclat sardonique. C'est étrange... je l'ai remarquée, moi... Voici à quelle occasion... écoutez bien. Lors d'une de ces explorations dont je vous ai parlé tout à l'heure et qui avait alors un double but[3], je me trouvais dans la Cité: non loin du repaire où vous m'avez suivi, un homme voulait battre une de ces malheureuses créatures; je la défendis contre la brutalité de cet homme... Vous ne devinez pas qui était cette créature... Dites, mère sainte et prévoyante, dites... vous ne devinez pas?

—Non... je ne... devine pas... Oh! laissez-moi... laissez-moi.

—Cette malheureuse était Fleur-de-Marie...

—Ô mon Dieu!...

—Et vous ne devinez pas... qui était Fleur-de-Marie... mère irréprochable?

—Tuez-moi... oh! tuez-moi...

—C'était la Goualeuse... c'était votre fille..., s'écria Rodolphe avec une explosion déchirante... Oui, cette infortunée que j'ai arrachée des mains d'un ancien forçat, c'était mon enfant, à moi... à moi... Rodolphe de Gerolstein! oh! il y avait dans cette rencontre avec mon enfant, que je sauvais sans la connaître, quelque chose de fatal... de providentiel... une récompense pour l'homme qui cherche à secourir ses frères... une punition pour le parricide...

—Je meurs maudite et damnée..., murmura Sarah en se renversant dans son fauteuil et en cachant son visage dans ses mains.

—Alors, continua Rodolphe, dominant à peine ses ressentiments et voulant en vain comprimer les sanglots qui de temps en temps étouffèrent sa voix, quand je l'ai crue soustraite aux mauvais traitements dont on la menaçait, frappé de la douceur inexprimable de son accent... de l'angélique expression de ses traits... il m'a été impossible de ne pas m'intéresser à elle... Avec quelle émotion profonde j'ai écouté le naïf et poignant récit de cette vie d'abandon, de douleur et de misère; car, voyez-vous, c'est quelque chose d'épouvantable que la vie de votre fille... madame...

«Oh! il faut que vous sachiez les tortures de votre enfant; oui, madame la comtesse... pendant qu'au milieu de votre opulence vous rêviez une couronne... votre fille, toute petite, couverte de haillons, allait le soir mendier dans les rues, souffrant du froid et de la faim... durant les nuits d'hiver elle grelottait sur un peu de paille dans le coin d'un grenier, et puis, quand l'horrible femme qui la torturait était lasse de battre la pauvre petite, ne sachant qu'imaginer pour la faire souffrir, savez-vous ce qu'elle lui faisait, madame?... elle lui arrachait les dents!...

—Oh! je voudrais mourir! c'est une atroce agonie!...

—Écoutez encore... S'échappant enfin des mains de la Chouette, errant sans pain, sans asile, âgée de huit ans à peine, on l'arrête comme vagabonde, on la met en prison... Ah! cela a été le meilleur temps de la vie de votre fille... madame... Oui, dans sa geôle, chaque soir, elle remerciait Dieu de ne plus souffrir du froid, de la faim, et de ne plus être battue. Et c'est dans une prison qu'elle a passé les années les plus précieuses de la vie d'une jeune fille, ces années qu'une tendre mère entoure toujours d'une sollicitude si pieuse et si jalouse; oui, au lieu d'atteindre ses seize ans environnée de soins tutélaires, de nobles enseignements, votre fille n'a connu que la brutale indifférence des geôliers, et puis, un jour, dans sa féroce insouciance, la société l'a jetée, innocente et pure, belle et candide, au milieu de la fange de la grande ville... Malheureuse enfant... abandonnée... sans soutien, sans conseil, livrée à tous les hasards de la misère et du vice!... Oh! s'écria Rodolphe, en donnant un libre cours aux sanglots qui l'étouffaient, votre cœur est endurci, votre égoïsme impitoyable, mais vous auriez pleuré... oui... vous auriez pleuré en entendant le récit déchirant de votre fille!... Pauvre enfant! souillée, mais non corrompue, chaste encore au milieu de cette horrible dégradation qui était pour elle un songe affreux, car chaque mot disait son horreur pour cette vie où elle était fatalement enchaînée; oh! si vous saviez comme à chaque instant il se révélait en elle d'adorables instincts! Que de bonté... que de charité touchante! oui... car c'était pour soulager une infortune plus grande encore que la sienne que la pauvre petite avait dépensé le peu d'argent qui lui restait, et qui la séparait de l'abîme d'infamie où on l'a plongée... Oui! car il est venu un jour... un jour affreux... où, sans travail, sans pain, sans asile... d'horribles femmes l'ont rencontrée exténuée de faiblesse... de besoin... l'ont enivrée... et...

Rodolphe ne put achever; il poussa un cri déchirant en s'écriant:

—Et c'était ma fille! ma fille!...

—Malédiction sur moi! murmura Sarah en cachant sa figure dans ses mains comme si elle eût redouté de voir le jour.

—Oui, s'écria Rodolphe, malédiction sur vous! car c'est votre abandon qui a causé toutes ces horreurs... Malédiction sur vous! car, lorsque la retirant de cette fange je l'avais placée dans une paisible retraite, vous l'en avez fait arracher par vos misérables complices. Malédiction sur vous! car cet enlèvement l'a mise au pouvoir de Jacques Ferrand...

À ce nom Rodolphe se tut brusquement...

Il tressaillit comme s'il l'eût prononcé pour la première fois.

C'est que pour la première fois aussi il prononçait ce nom depuis qu'il savait que sa fille était la victime de ce monstre... Les traits du prince prirent alors une effrayante expression de rage et de haine.

Muet, immobile, il restait comme écrasé par cette pensée: que le meurtrier de sa fille vivait encore... Sarah, malgré sa faiblesse croissante et le bouleversement que venait de lui causer l'entretien de Rodolphe, fut frappée de son air sinistre; elle eut peur pour elle...

—Hélas! qu'avez-vous? murmura-t-elle d'une voix tremblante. N'est-ce pas assez de souffrances, mon Dieu?...

—Non... ce n'est pas assez! ce n'est pas assez..., dit Rodolphe en se parlant à lui-même et répondant à sa propre pensée, je n'avais jamais éprouvé cela... jamais! Quelle ardeur de vengeance... quelle soif de sang... quelle rage calme et réfléchie!... Quand je ne savais pas qu'une des victimes du monstre était mon enfant... je me disais: «La mort de cet homme serait stérile... tandis que sa vie serait féconde, si, pour la racheter, il acceptait les conditions que je lui impose...» Le condamner à la charité, pour expier ses crimes, me paraissait juste... Et puis la vie sans or, la vie sans l'assouvissement de sa sensualité frénétique, devait être une longue et double torture... Mais c'est ma fille qu'il a livrée, enfant, à toutes les horreurs de la misère... jeune fille, à toutes les horreurs de l'infamie!... s'écria Rodolphe en s'animant peu à peu; mais c'est ma fille qu'il a fait assassiner!... Je tuerai cet homme!...

Et le prince s'élança vers la porte.

—Où allez-vous? Ne m'abandonnez pas... s'écria Sarah, se levant à demi et étendant vers Rodolphe ses mains suppliantes. Ne me laissez pas seule!... je vais mourir...

—Seule!... non!... non!... Je vous laisse avec le spectre de votre fille, dont vous avez causé la mort!...

Sarah, éperdue, se jeta à genoux en poussant un cri d'effroi, comme si un fantôme effrayant lui eût apparu.

—Pitié! je meurs!

—Mourez donc, maudite!... reprit Rodolphe effrayant de fureur. Maintenant il me faut la vie de votre complice... car c'est vous qui avez livré votre fille à son bourreau!

Et Rodolphe se fit rapidement conduire chez Jacques Ferrand.


IV

Furens amoris

La nuit était venue pendant que Rodolphe se rendait chez le notaire...

Le pavillon occupé par Jacques Ferrand est plongé dans une obscurité profonde...

Le vent gémit...

La pluie tombe...

Le vent gémissait, la pluie tombait aussi pendant cette nuit sinistre où Cecily, avant de quitter pour jamais la maison du notaire, avait exalté la brutale passion de cet homme jusqu'à la frénésie.

Étendu sur le lit de sa chambre à coucher faiblement éclairée par une lampe, Jacques Ferrand est vêtu d'un pantalon et d'un gilet noirs; une des manches de sa chemise est relevée, tachée de sang; une ligature de drap rouge, que l'on aperçoit à son bras nerveux, annonce qu'il vient d'être saigné par Polidori.

Celui-ci, debout auprès du lit, s'appuie d'une main au chevet et semble contempler les traits de son complice avec inquiétude.

Rien de plus hideusement effrayant que la figure de Jacques Ferrand, alors plongé dans cette torpeur somnolente qui succède ordinairement aux crises violentes.

D'une pâleur violacée qui se détache des ombres de l'alcôve, son visage, inondé d'une sueur froide, a atteint le dernier degré du marasme; ses paupières fermées sont tellement gonflées, injectées de sang, qu'elles apparaissent comme deux lobes rougeâtres au milieu de cette face d'une lividité cadavéreuse.

—Encore un accès aussi violent que celui de tout à l'heure... et il est mort..., dit Polidori à voix basse. Arétée[4] l'a dit, la plupart de ceux qui sont atteints de cette étrange et effroyable maladie périssent presque toujours le septième jour... et il y a aujourd'hui six jours que l'infernale créole a allumé le feu inextinguible qui dévore cet homme...

Après quelques moments de silence méditatif, Polidori s'éloigna du lit et se promena lentement dans la chambre.

—Tout à l'heure, reprit-il en s'arrêtant, pendant la crise qui a failli emporter Jacques, je me croyais sous l'obsession d'un rêve en l'entendant décrire une à une, et d'une voix haletante, les monstrueuses hallucinations qui traversaient son cerveau... Terrible... terrible maladie!... Tour à tour elle soumet chaque organe à des phénomènes qui déconcertent la science... épouvantent la nature... Ainsi tout à l'heure l'ouïe de Jacques était d'une sensibilité si incroyablement douloureuse, que, quoique je lui parlasse aussi bas que possible, mes paroles brisaient à ce point son tympan qu'il lui semblait, disait-il, que son crâne était une cloche, et qu'un énorme battant d'airain mis en branle au moindre son lui martelait la tête d'une tempe à l'autre avec un fracas étourdissant et des élancements atroces.

Polidori resta de nouveau pensif devant le lit de Jacques Ferrand, dont il s'était rapproché...

La tempête grondait au-dehors; elle éclata bientôt en longs sifflements, en violentes rafales de vent et de pluie qui ébranlèrent toutes les fenêtres de cette maison délabrée...

Malgré son audacieuse scélératesse, Polidori était superstitieux; de noirs pressentiments l'agitaient; il éprouvait un malaise indéfinissable; les mugissements de l'ouragan qui troublaient seuls le morne silence de la nuit lui inspiraient une vague frayeur contre laquelle il voulait en vain se roidir.

Pour se distraire de ses sombres pensées, il se remit à examiner les traits de son complice.

—Maintenant, dit-il en se penchant vers lui, ses paupières s'injectent... On dirait que son sang calciné y afflue et s'y concentre. L'organe de la vue va, comme tout à l'heure celui de l'ouïe, offrir sans doute quelque phénomène extraordinaire... Quelles souffrances!... Comme elles durent!... Comme elles sont variées!... Oh! ajouta-t-il avec un rire amer, quand la nature se mêle d'être cruelle... et de jouer le rôle de tourmenteur, elle défie les plus féroces combinaisons des hommes. Ainsi, dans cette maladie, causée par une frénésie érotique, elle soumet chaque sens à des tortures inouïes, surhumaines... elle développe la sensibilité de chaque organe jusqu'à l'idéal, pour que l'atrocité des douleurs soit idéale aussi.

Après avoir contemplé pendant quelques moments les traits de son complice, il tressaillit de dégoût, se recula et dit:

—Ah! ce masque est affreux... Ces frémissements rapides qui le parcourent et le rident parfois le rendent effrayant...

Au-dehors l'ouragan redoublait de furie...

—Quel orage! reprit Polidori en tombant assis dans un fauteuil et en appuyant son front dans ses mains. Quelle nuit... quelle nuit! Il ne peut y en avoir de plus funestes pour l'état de Jacques.

Après un long silence il reprit:

—Je ne sais si le prince, instruit de l'infernale puissance des séductions de Cecily et de la fougue des sens de Jacques a prévu que chez un homme d'une trempe si énergique, d'une organisation si vigoureuse, l'ardeur d'une passion brûlante et inassouvie, compliquée d'une sorte de rage cupide, développerait l'effroyable névrose dont Jacques est victime... mais cette conséquence était normale, forcée...

«Oh! oui, dit-il en se levant brusquement et comme s'il eût été effrayé par cette pensée, oui, le prince avait sans doute prévu cela... sa rare et vaste intelligence n'est étrangère à aucune science... Son coup d'œil profond embrasse la cause et l'effet de chaque chose... Impitoyable dans sa justice, il a dû baser et calculer sûrement le châtiment de Jacques sur les développements logiques et successifs d'une passion brutale, exaspérée jusqu'à la rage.

Après un long silence, Polidori reprit:

—Quand je songe au passé... quand je songe aux projets ambitieux que, d'accord avec Sarah, j'avais autrefois fondés sur la jeunesse du prince!... Que d'événements! Par quelles dégradations suis-je tombé dans l'abjection criminelle où je vis, moi qui avais cru efféminer ce prince et en faire l'instrument docile du pouvoir que j'avais rêvé!... De précepteur je comptais devenir ministre... Et, malgré mon savoir, mon esprit, de forfaits en forfaits, j'ai atteint les derniers degrés de l'infamie... Me voici enfin le geôlier de mon complice.

Et Polidori s'abîma dans de sinistres réflexions qui le ramenèrent à la pensée de Rodolphe.

—Je redoute et je hais le prince, reprit-il, mais je suis forcé de m'incliner en tremblant devant cette imagination, devant cette volonté toute-puissante qui s'élance toujours d'un seul bond en dehors des routes connues... Quel contraste étrange dans cet homme... assez tendrement charitable pour imaginer la Banque des travailleurs sans ouvrage, assez féroce... pour arracher Jacques à la mort afin de le livrer à toutes les furies vengeresses de la luxure!...

«Rien d'ailleurs de plus orthodoxe, ajouta Polidori avec une sombre ironie. Parmi les peintures que Michel-Ange a faites des sept péchés capitaux dans son Jugement dernier de la chapelle Sixtine, j'ai vu la punition terrifiante dont il frappe la luxure[5]; mais les masques hideux, convulsifs, de ces damnés de la chair qui se tordaient sous la morsure aiguë des serpents, étaient moins effrayants que la face de Jacques pendant son accès de tout à l'heure... il m'a fait peur!

Et Polidori frissonna comme s'il avait encore devant les yeux cette vision formidable.

—Oh! oui! reprit-il avec un abattement rempli de frayeur, le prince est impitoyable... Mieux vaudrait mille fois, pour Ferrand, avoir porté sa tête sur l'échafaud, mieux vaudrait le feu, la roue, le plomb fondu qui brûle et troue les membres, que le supplice que ce misérable endure. À force de le voir souffrir je finis par m'épouvanter pour mon propre sort... Que va-t-on décider de moi... que me réserve-t-on, à moi le complice de Jacques?... Être son geôlier ne peut suffire à la vengeance du prince... il ne m'a pas fait grâce de l'échafaud... pour me laisser vivre. Peut-être une prison éternelle m'attend-elle en Allemagne... Mieux encore vaudrait cela que la mort... Je ne pouvais que me mettre aveuglément à la discrétion du prince... c'était ma seule chance de salut... Quelquefois, malgré sa promesse, une crainte m'assiège... peut-être me livrera-t-on au bourreau... si Jacques succombe! En dressant l'échafaud pour moi de son vivant, ce serait le dresser aussi pour lui, mon complice... mais, lui mort?... Pourtant... je le sais, la parole du prince est sacrée... mais moi qui ai tant de fois violé les lois divines et humaines... pourrai-je invoquer la promesse jurée?... Il n'importe!... De même qu'il était de mon intérêt que Jacques ne s'échappât pas, il serait aussi de mon intérêt de prolonger ses jours... Mais à chaque instant les symptômes de sa maladie s'aggravent... il faudrait presque un miracle pour le sauver... Que faire... que faire?

À ce moment, la tempête était dans toute sa fureur; une cheminée presque croulante de vétusté, renversée par la violence du vent, tomba sur le toit et dans la cour avec le fracas retentissant de la foudre.

Jacques Ferrand, brusquement arraché à sa torpeur somnolente, fit un mouvement sur son lit.

Polidori se sentit de plus en plus sous l'obsession de la vague terreur qui le dominait.

—C'est une sottise de croire aux pressentiments, dit-il d'une voix troublée, mais cette nuit me semble devoir être sinistre...

Un sourd gémissement du notaire attira l'attention de Polidori.

—Il sort de sa torpeur, se dit-il, en se rapprochant lentement du lit; peut-être va-t-il tomber dans une nouvelle crise.

—Polidori! murmura Jacques Ferrand, toujours étendu sur son lit et tenant ses yeux fermés, Polidori quel est ce bruit?

—Une cheminée qui s'écroule..., répondit Polidori à voix basse, craignant de frapper trop vivement l'ouïe de son complice; un affreux ouragan ébranle la maison jusque dans ses fondements... la nuit est horrible... horrible!

Le notaire ne l'entendit pas et reprit en tournant à demi la tête:

—Polidori, tu n'es donc pas là?

—Si... si... je suis là, dit Polidori d'une voix plus haute, mais je t'ai répondu doucement de peur de te causer, comme tout à l'heure, de nouvelles douleurs, en parlant haut.

—Non... maintenant ta voix arrive à mon oreille sans me faire éprouver ces affreuses douleurs de tantôt... car il me semblait au moindre bruit que la foudre éclatait dans mon crâne... et pourtant, au milieu de ce fracas, de ces souffrances sans nom, je distinguais la voix passionnée de Cecily qui m'appelait...

—Toujours cette femme infernale... toujours! Mais chasse donc ces pensées... elles te tueront!

—Ces pensées sont ma vie! Comme ma vie, elles résistent à mes tortures.

—Mais, insensé que tu es, ce sont ces pensées seules qui causent tes tortures, te dis-je! Ta maladie n'est autre chose que ta frénésie sensuelle arrivée à sa dernière exaspération... Encore une fois, chasse de ton cerveau ces images mortellement lascives, ou tu périras...

—Chasser ces images! s'écria Jacques Ferrand avec exaltation, oh! jamais, jamais! Toute ma crainte est que ma pensée s'épuise à les évoquer... mais, par l'enfer! elle ne s'épuise pas... Plus cet ardent mirage m'apparaît, plus il ressemble à la réalité... Dès que la douleur me laisse un moment de repos, dès que je puis lier deux idées, Cecily, ce démon que je chéris et que je maudis, surgit à mes yeux.

—Quelle fureur indomptable! Il m'épouvante!

—Tiens, maintenant, dit le notaire d'une voix stridente et les yeux obstinément attachés sur un point obscur de son alcôve, je vois déjà comme une forme indécise et blanche se dessiner... là... là!

Et il étendait son doigt velu et décharné dans la direction de sa vision.

—Tais-toi, malheureux.

—Ah! la voilà!...

—Jacques... c'est la mort!

—Ah! je la vois, ajouta Ferrand les dents serrées, sans répondre à Polidori; la voilà! qu'elle est belle! qu'elle est belle!... Comme ses cheveux noirs flottent en désordre sur ses épaules!... Et ses petites dents qu'on aperçoit entre ses lèvres entr'ouvertes... ses lèvres si rouges et si humides! quelles perles!... Oh! ses grands yeux semblent tour à tour étinceler et mourir!... Cecily! ajouta-t-il avec une exaltation inexprimable, Cecily! je t'adore!...

—Jacques! écoute, écoute!

—Oh! la damnation éternelle... et la voir ainsi pendant l'éternité!...

—Jacques! s'écria Polidori alarmé, n'excite pas ta vue sur ces fantômes!

—Ce n'est pas un fantôme!

—Prends garde! tout à l'heure, tu le sais... tu te figurais aussi entendre les chants voluptueux de cette femme, et ton ouïe a été tout à coup frappée d'une douleur effroyable... Prends garde!

—Laisse-moi! s'écria le notaire avec un courroux impatient, laisse-moi!... À quoi bon l'ouïe, sinon pour l'entendre?... la vue, sinon pour la voir?...

—Mais, les tortures qui s'ensuivent, misérable fou!

—Je puis braver les tortures pour un mirage! j'ai bravé la mort pour une réalité... Que m'importe, d'ailleurs? cette ardente image est pour moi la réalité... Oh! Cecily! es-tu belle!... Tu le sais bien, monstre, que tu es enivrante... À quoi bon cette coquetterie infernale qui m'embrase encore!... Oh! l'exécrable furie! tu veux donc que je meure!... Cesse... cesse... ou je t'étrangle!... s'écria le notaire en délire.

—Mais tu te tues, misérable! s'écria Polidori en secouant rudement le notaire pour l'arracher à son extase.

Efforts inutiles! Jacques continua avec une nouvelle exaltation:

—Ô reine chérie! démon de volupté! jamais je n'ai vu... Le notaire n'acheva pas.

Il poussa un brusque cri de douleur en se rejetant en arrière.

—Qu'as-tu? lui demanda Polidori avec étonnement.

—Éteins cette lumière; son éclat devient trop vif... je ne puis le supporter: il me blesse...

—Comment! dit Polidori de plus en plus surpris, il n'y a qu'une lampe recouverte de son abat-jour, et sa lueur est très-faible...

—Je te dis que la clarté augmente ici... Tiens, encore, encore! Oh! c'est trop... cela devient intolérable! ajouta Jacques Ferrand en fermant les yeux avec une expression de souffrance croissante.

—Tu es fou! cette chambre est à peine éclairée, te dis-je; je viens au contraire d'abaisser la lampe, ouvre les yeux, tu verras!

—Ouvrir les yeux!... mais je serais aveuglé par les torrents de clarté flamboyante dont cette pièce est de plus en plus inondée... Ici, là, partout... ce sont des gerbes de feu, des milliers d'étincelles éblouissantes! s'écria le notaire en se levant sur son séant. Puis, poussant un nouveau cri de douleur atroce, il porta les deux mains sur ses yeux.—Mais je suis aveuglé! cette lumière torride traverse mes paupières fermées... elle me brûle, elle me dévore... Ah! maintenant, mes mains me garantissent un peu!... mais éteins cette lampe, elle jette une flamme infernale!...

—Plus de doute, dit Polidori, sa vue est frappée de l'exorbitante sensibilité dont son ouïe avait été frappée tout à l'heure... puis une crise d'hallucination... Il est perdu! Le saigner de nouveau dans cet état serait mortel... Il est perdu!

Un nouveau cri aigu, terrible, de Jacques Ferrand retentit dans la chambre.

—Bourreau! éteins donc cette lampe!... Son éclat embrasé pénètre à travers mes mains qu'il rend transparentes... Je vois le sang circuler dans le réseau de mes veines... J'ai beau clore mes paupières de toutes mes forces, cette lave ardente s'y infiltre... Oh! quelle torture!... Ce sont des élancements éblouissants comme si on m'enfonçait au fond des orbites un fer aigu chauffé à blanc... Au secours! mon Dieu! au secours!... s'écria-t-il en se tordant sur son lit, en proie à d'horribles convulsions de douleur.

Polidori, effrayé de la violence de cet accès, éteignit brusquement la lumière.

Et tous les deux se trouvèrent dans une obscurité profonde.

À ce moment, on entendit le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte de la rue...


V

Les visions

Lorsque les ténèbres eurent envahi la chambre où il se trouvait avec Polidori, les douleurs aiguës de Jacques Ferrand cessèrent peu à peu.

—Pourquoi as-tu autant tardé à éteindre cette lampe? dit Jacques Ferrand. Était-ce pour me faire endurer les tourments de l'enfer? Oh! que j'ai souffert... mon Dieu, que j'ai souffert!

—Maintenant, souffres-tu moins?

—J'éprouve encore une irritation violente... mais ce n'est rien auprès de ce que je ressentais tout à l'heure.

—Je te l'avais dit: dès que le souvenir de cette femme excitera l'un de tes sens, presque à l'instant ce sens sera frappé par un de ces terribles phénomènes qui déconcertent la science, et que les croyants pourraient prendre pour une terrible punition de Dieu...

—Ne me parle pas de Dieu! s'écria le monstre en grinçant des dents.

—Je t'en parlais... pour mémoire... Mais, puisque tu tiens à ta vie, si misérable qu'elle soit... songe bien, je te le répète, que tu seras emporté pendant une de ces crises furieuses, si tu les provoques encore...

—Je tiens à la vie... parce que le souvenir de Cecily est toute ma vie...

—Mais ce souvenir te tue, t'épuise, te consume!

—Je ne puis ni ne veux m'y soustraire... Je suis incarné à Cecily comme le sang l'est au corps... Cet homme m'a pris toute ma fortune, il n'a pu me ravir l'ardente et impérissable image de cette enchanteresse; cette image est à moi; à toute heure elle est là comme mon esclave... elle dit ce que je veux; elle me regarde comme je veux... elle m'adore comme je veux! s'écria le notaire dans un nouvel accès de passion frénétique.

—Jacques! ne t'exalte pas! souviens-toi de la crise de tout à l'heure!

Le notaire n'entendit pas son complice, qui prévit une nouvelle hallucination.

En effet, Jacques Ferrand reprit en poussant un éclat de rire convulsif et sardonique:

—M'enlever Cecily! Mais ils ne savent donc pas qu'on arrive à l'impossible en concentrant la puissance de toutes ses facultés sur un objet? Ainsi tout à l'heure... je... vais monter dans la chambre de Cecily, où je n'ai pas osé aller depuis son départ... Oh! voir... toucher les vêtements qui lui ont appartenu... la glace devant laquelle elle s'habillait... ce sera la voir elle-même! Oui, en attachant énergiquement mes yeux sur cette glace... bientôt j'y verrai apparaître Cecily, ce ne sera pas une illusion, un mirage, ce sera bien elle, je la trouverai là... comme le statuaire trouve la statue dans le bloc de marbre... Mais, par tous les feux de l'enfer, dont je brûle, ce ne sera pas une pâle et froide Galatée.

—Où vas-tu? dit tout d'un coup Polidori en entendant Jacques Ferrand se lever, car l'obscurité la plus profonde régnait toujours dans cette pièce.

—Je vais trouver Cecily...

—Tu n'iras pas! l'aspect de cette chambre te tuerait.

—Cecily m'attend là-haut.

—Tu n'iras pas, je te tiens, je ne te lâche pas, dit Polidori en saisissant le notaire par le bras.

Jacques Ferrand, arrivé au dernier degré de l'épuisement, ne pouvait lutter contre Polidori qui l'étreignait d'une main vigoureuse.

—Tu veux m'empêcher d'aller trouver Cecily?

—Oui, et d'ailleurs il y a une lampe allumée dans la salle voisine; tu sais quel effet la lumière a tout à l'heure produit sur ta vue.

—Cecily est en haut... elle m'attend... je traverserais une fournaise ardente pour aller la rejoindre... Laisse-moi... elle m'a dit que j'étais son vieux tigre... prends garde, mes griffes sont tranchantes.

—Tu ne sortiras pas! je t'attacherai plutôt sur ton lit comme un fou furieux.

—Polidori, écoute, je ne suis pas fou, j'ai toute ma raison, je sais bien que Cecily n'est pas matériellement là-haut... mais, pour moi, les fantômes de mon imagination valent des réalités...

—Silence! s'écria tout à coup Polidori en prêtant l'oreille, tout à l'heure j'avais cru entendre une voiture s'arrêter à la porte; je ne m'étais pas trompé; j'entends maintenant un bruit de voix dans la cour.

—Tu veux me distraire de ma pensée; le piège est grossier.

—J'entends parler, te dis-je, et je crois reconnaître...

—Tu veux m'abuser, dit Jacques Ferrand interrompant Polidori, je ne suis pas ta dupe...

—Mais, misérable, écoute donc, écoute, tiens, n'entends-tu pas?

—Laisse-moi!... Cecily est là-haut, elle m'appelle; ne me mets pas en fureur. À mon tour je te dis: Prends garde!... Entends-tu? prends garde...

—Tu ne sortiras pas...

—Prends garde...

—Tu ne sortiras pas d'ici, mon intérêt veut que tu restes...

—Tu m'empêches d'aller retrouver Cecily, mon intérêt veut que tu meures... Tiens donc! dit le notaire d'une voix sourde.

Polidori poussa un cri.

—Scélérat! tu m'as frappé au bras, mais ta main était mal affermie; la blessure est légère, tu ne m'échapperas pas...

—Ta blessure est mortelle... c'est le stylet empoisonné de Cecily qui t'a frappé; je le portais toujours sur moi; attends l'effet du poison. Ah! tu me lâches, enfin, tu vas mourir... Il ne fallait pas m'empêcher d'aller là-haut retrouver Cecily... ajouta Jacques Ferrand en cherchant à tâtons dans l'obscurité à ouvrir la porte.

—Oh!... murmura Polidori, mon bras s'engourdit... un froid mortel me saisit... mes genoux tremblent sous moi... mon sang se fige dans mes veines... un vertige me saisit!... Au secours!... cria le complice de Jacques Ferrand en rassemblant ses forces dans un dernier cri: Au secours!... je meurs!...

Et il s'affaissa sur lui-même.

Le fracas d'une porte vitrée, ouverte avec tant de violence que plusieurs carreaux se brisèrent en éclats, la voix retentissante de Rodolphe et un bruit de pas précipités semblèrent répondre au cri d'angoisse de Polidori.

Jacques Ferrand, ayant enfin trouvé la serrure dans l'obscurité, ouvrit brusquement la porte de la pièce voisine et s'y précipita, son dangereux stylet à la main...

Au même instant, menaçant et formidable comme le génie de la vengeance, le prince entrait dans cette pièce par le côté opposé.

—Monstre! s'écria Rodolphe en s'avançant vers Jacques Ferrand, c'est ma fille que tu as tuée! tu vas...

Le prince n'acheva pas, il recula épouvanté...

On eût dit que ses paroles avaient foudroyé Jacques Ferrand.

Jetant son stylet et portant ses deux mains à ses yeux, le misérable tomba la face contre terre en poussant un cri qui n'avait rien d'humain.

Par suite du phénomène dont nous avons parlé et dont une obscurité profonde avait suspendu l'action, lorsque Jacques Ferrand entra dans cette chambre vivement éclairée, il fut frappé d'éblouissements plus vertigineux, plus intolérables que s'il eût été jeté au milieu d'un torrent de lumière aussi incandescente que celle du disque du soleil.

Et ce fut un épouvantable spectacle que l'agonie de cet homme qui se tordait dans d'épouvantables convulsions, éraillant le parquet avec ses ongles, comme s'il eût voulu se creuser un trou pour échapper aux tortures atroces que lui causait cette flamboyante clarté.

Rodolphe, un de ses gens et le portier de la maison qui avait été forcé de conduire le prince jusqu'à la porte de cette pièce, restaient frappés d'horreur.

Malgré sa juste haine, Rodolphe ressentit un mouvement de pitié pour les souffrances inouïes de Jacques Ferrand, il ordonna de le reporter sur un canapé.

On y parvint non sans peine, car, de crainte de se trouver soumis à l'action directe de la lampe, le notaire se débattit violemment; mais lorsqu'il eut la face inondée de lumière, il poussa un nouveau cri...

Un cri qui glaça Rodolphe de terreur.

Après de nouvelles et longues tortures, le phénomène cessa par sa violence même.

Ayant atteint les dernières limites du possible sans que la mort s'ensuivît, la douleur visuelle cessa... mais, suivant la marche normale de cette maladie, une hallucination délirante vint succéder à cette crise.

Tout à coup Jacques Ferrand se roidit comme un cataleptique; ses paupières, jusqu'alors obstinément fermées, s'ouvrirent brusquement; au lieu de fuir la lumière, ses yeux s'y attachèrent invinciblement; ses prunelles, dans un état de dilatation et de fixité extraordinaires, semblaient phosphorescentes et intérieurement illuminées. Jacques Ferrand paraissait plongé dans une sorte de contemplation extatique; son corps et ses membres restèrent d'abord dans une immobilité complète; ses traits seuls furent incessamment agités par des tressaillements nerveux.

Son hideux visage ainsi contracté, contourné, n'avait plus rien d'humain; on eût dit que les appétits de la bête, en étouffant l'intelligence de l'homme, imprimaient à la physionomie de ce misérable un caractère absolument bestial.

Arrivé à la période mortelle de son délire, à travers cette suprême hallucination, il se souvenait encore des paroles de Cecily qui l'avait appelé son tigre; peu à peu sa raison s'égara; il s'imagina être un tigre.

Ses paroles entrecoupées, haletantes, peignaient le désordre de son cerveau et l'étrange aberration qui s'en était emparée. Peu à peu ses membres, jusqu'alors roides et immobiles, se détendirent; un brusque mouvement le fit choir du canapé; il voulut se relever et marcher; mais, les forces lui manquant, il fut réduit tantôt à ramper comme un reptile, tantôt à se traîner sur ses mains et sur ses genoux... allant, venant, deçà et delà, selon que ses visions le poussaient et le possédaient.

Tapi dans l'un des angles de la chambre, comme un tigre dans son repaire, ses cris rauques, furieux, ses grincements de dents, la torsion convulsive des muscles de son front et de sa face, son regard flamboyant, lui donnaient parfois quelque vague et effrayante ressemblance avec cette bête féroce.

—Tigre... tigre... tigre que je suis, disait-il d'une voix saccadée, en se ramassant sur lui-même, oui, tigre... Que de sang!... Dans ma caverne... cadavres déchirés! La Goualeuse... le frère de cette veuve... un petit enfant... le fils de Louise... voilà des cadavres... ma tigresse Cecily prendra sa part... Puis, regardant ses doigts décharnés, dont les ongles avaient démesurément poussé pendant sa maladie, il ajouta ces mots entrecoupés: Oh! mes ongles tranchants... tranchants et aigus... Un vieux tigre, moi, mais plus souple, plus fort, plus hardi... On n'oserait pas me disputer ma tigresse Cecily... Ah! elle appelle!... elle appelle! dit-il en avançant son monstrueux visage et prêtant l'oreille.

Après un moment de silence, il se tapit de nouveau le long du mur en disant:

—Non... j'avais cru l'entendre... elle n'est pas là... mais je la vois... Oh! toujours, toujours!... Oh! la voilà... Elle m'appelle, elle rugit, rugit là-bas... Me voilà... me voilà...

Et Jacques Ferrand se traîna vers le milieu de la chambre sur ses genoux et sur ses mains. Quoique ses forces fussent épuisées, de temps à autre il avançait par un soubresaut convulsif, puis il s'arrêtait, semblant écouter attentivement.

—Où est-elle? où est-elle? j'approche, elle s'éloigne... Ah!... là-bas... oh! elle m'attend... va... va... mords le sable en poussant tes rugissements plaintifs... Ah! ses grands yeux féroces... ils deviennent languissants, ils implorent... Cecily, ton vieux tigre est à toi, s'écria-t-il.

Et d'un dernier élan il eut la force de se soulever et de se redresser sur ses genoux.

Mais tout à coup se renversant en arrière avec épouvante, le corps affaissé sur ses talons, les cheveux hérissés, le regard effaré, la bouche contournée de terreur, les deux mains tendues en avant, il sembla lutter avec rage contre un objet invisible, prononçant des paroles sans suite, et s'écriant d'une voix entrecoupée:

—Quelle morsure... au secours... nœuds glacés... mes bras brisés... je ne peux pas l'ôter... dents aiguës... Non, non, oh! pas les yeux... au secours... un serpent noir... oh! sa tête plate... ses prunelles de feu. Il me regarde... c'est le démon... Ah! il me reconnaît... Jacques Ferrand... à l'église... saint homme... toujours à l'église... va-t'en... au signe de la croix... va-t'en...

Et le notaire se redressant un peu, s'appuyant d'une main sur le parquet, tâcha de l'autre de se signer.

Son front livide était inondé de sueur froide, ses yeux commençaient à perdre de leur transparence; ils devenaient ternes, glauques.

Tous les symptômes d'une mort prochaine se manifestaient.

Rodolphe et les autres témoins de cette scène restaient immobiles et muets, comme s'ils eussent été sous l'obsession d'un rêve abominable.

—Ah!... reprit Jacques Ferrand toujours à demi étendu sur le parquet et se soutenant d'une main, le démon... disparu... je vais à l'église... je suis un saint homme... je prie... Hein? on ne le saura pas... tu crois? non, non, tentateur... bien sûr! Le secret? Eh bien! qu'elles viennent... ces femmes... Toutes... oui, toutes... si on ne sait pas.

Et sur cette hideuse physionomie de ce martyr damné de la luxure on put suivre les dernières convulsions de l'agonie sensuelle... Les deux pieds dans la tombe que sa passion frénétique avait ouverte, obsédé par son fougueux délire, il évoquait encore des images d'une volupté mortelle.

—Ah!... reprit-il d'une voix haletante, ces femmes... ces femmes! Mais le secret! Je suis un saint homme! Le secret! Ah! les voilà! trois... Elles sont trois! Que dit celle-ci? Je suis Louise Morel... Ah! oui... Louise Morel... je sais... Je ne suis qu'une fille du peuple... Vois, Jacques... quelle forêt de cheveux bruns se déploie sur mes épaules... Tu trouvais mon visage beau... Tiens... prends... garde-le... Que me donnera-t-elle? Sa tête... coupée par le bourreau... Cette tête morte, elle me regarde... Cette tête morte... elle me parle... Ses lèvres violettes, elles remuent... Viens! viens! viens! Comme Cecily... non... je ne veux pas... je ne veux pas... démon... laisse-moi... va-t'en... vas-t'en! Et cette autre femme! oh! belle! belle! Jacques... je suis la duchesse... de Lucenay... Vois ma taille de déesse... mon sourire... mes yeux effrontés... Viens! viens! oui... je viens... mais attends! Et celle-ci... qui retourne son visage! Oh! Cecily! Cecily! Oui... Jacques... je suis Cecily... Tu vois les trois Grâces... Louise... la duchesse et moi... choisis... Beauté du peuple... beauté patricienne... beauté sauvage des tropiques... L'enfer avec nous... Viens! viens!... L'enfer avec vous!... Oui, s'écria Jacques Ferrand en se soulevant sur ses genoux et en étendant ses bras pour saisir ces fantômes.

Ce dernier élan convulsif fut suivi d'une commotion mortelle.

Il retomba aussitôt en arrière, roide et inanimé ses yeux semblaient sortir de leur orbite; d'atroces convulsions imprimaient à ses traits des contorsions surnaturelles, pareilles à celle que la pile voltaïque arrache au visage des cadavres; une écume sanglante inondait ses lèvres; sa voix était sifflante, strangulée, comme celle d'un hydrophobe, car, dans son dernier paroxysme, cette maladie épouvantable... épouvantable punition de la luxure, offre les mêmes symptômes que la rage.

La vie du monstre s'éteignit au milieu d'une dernière et horrible vision, car il balbutia ces mots:

—Nuit noire! noire... spectre... squelettes d'airain rougi au feu... m'enlacent... leurs doigts brûlants... ma chair fume... ma moelle se calcine... spectre acharné... non! non... Cecily! le feu... Cecily!...

Tels furent les derniers mots de Jacques Ferrand...

Rodolphe sortit épouvanté.


VI

L'hospice[6]

On se souvient que Fleur-de-Marie, sauvée par la Louve, avait été transportée, non loin de l'île du Ravageur, dans la maison de campagne du docteur Griffon, l'un des médecins de l'hospice civil où nous conduirons le lecteur.

Ce savant docteur, qui avait obtenu, par de hautes protections, un service dans cet hôpital, regardait ses salles comme une espèce de lieu d'essai où il expérimentait sur les pauvres les traitements qu'il appliquait ensuite à ses riches clients, ne hasardant jamais sur ceux-ci un nouveau moyen curatif avant d'en avoir ainsi plusieurs fois tenté et répété l'application in anima vili, comme il le disait avec cette sorte de barbarie naïve où peut conduire la passion aveugle de l'art, et surtout l'habitude et la puissance d'exercer, sans crainte et sans contrôle, sur une créature de Dieu, toutes les capricieuses tentatives, toutes les savantes fantaisies d'un esprit inventeur.

Ainsi, par exemple, le docteur voulait-il s'assurer de l'effet comparatif d'une médication nouvelle assez hasardée, afin de pouvoir déduire des conséquences favorables à tel ou tel système:

Il prenait un certain nombre de malades...

Traitait ceux-ci selon la nouvelle méthode,

Ceux-là par l'ancienne.

Dans quelques circonstances abandonnait les autres aux seules forces de la nature...

Après quoi il comptait les survivants...

Ces terribles expériences étaient, à bien dire, un sacrifice humain fait sur l'autel de la science[7].

Le docteur Griffon n'y songeait même pas.

Aux yeux de ce prince de la science, comme on dit de nos jours, les malades de son hôpital n'étaient que de la matière à étude, à expérimentation; et comme, après tout, il résultait parfois de ses essais un fait utile ou une découverte acquise à la science, le docteur se montrait aussi ingénument satisfait et triomphant qu'un général après une victoire assez coûteuse en soldats.

L'homoeopathie, lors de son apparition, n'avait pas eu d'adversaire plus acharné que le docteur Griffon. Il traitait cette méthode d'absurde, de funeste, d'homicide; aussi, fort de sa conviction, et voulant mettre les homoeopathes, comme on dit, au pied du mur, il aurait voulu leur offrir, avec une loyauté chevaleresque, un certain nombre de malades sur lesquels l'homoeopathie instrumenterait à son gré, sûr d'avance que, de vingt malades soumis à ce traitement, cinq au plus survivraient... Mais la lettre de l'Académie de médecine, qui refusait les expériences provoquées par le ministère lui-même, sur la demande de la société de médecine homoeopathique, réprima cet excès de zèle, et, par esprit de corps, il ne voulut pas faire de son autorité privée ce que ses supérieurs hiérarchiques avaient repoussé. Seulement il continua avec la même inconséquence que ses collègues à déclarer à la fois les doses homoeopathiques sans aucune action et très-dangereuses, sans réfléchir que ce qui est inerte ne peut en même temps être venimeux; mais les préjugés des savants ne sont pas moins tenaces que ceux du vulgaire, et il fallut bien des années avant qu'un médecin consciencieux osât expérimenter dans un hôpital de Paris la médecine des petites doses et sauver, avec des globules, des centaines de pneumoniques que la saignée eût envoyés dans l'autre monde.

Quant au docteur Griffon, qui déclarait si cavalièrement homicides les millionièmes de grains, il continua d'ingurgiter sans pitié à ses patients l'iode, la strychnine et l'arsenic, jusqu'aux limites extrêmes de la tolérance physiologique, ou pour mieux dire jusqu'à l'extinction de la vie.

On eût stupéfié le docteur Griffon en lui disant, à propos de cette libre et autocratique disposition de ses sujets:

«Un tel état de choses ferait regretter la barbarie de ce temps où les condamnés à mort étaient exposés à subir des opérations chirurgicales récemment découvertes... mais que l'on n'osait encore pratiquer sur le vivant... L'opération réussissait-elle, le condamné était gracié.

«Comparée à ce que vous faites, cette barbarie était de la charité, monsieur.

«Après tout, on donnait ainsi une chance de vie à un misérable que le bourreau attendait, et l'on rendait possible une expérience peut-être utile au salut de tous.

«Les homoeopathes, que vous accablez de vos sarcasmes, ont essayé préalablement sur eux-mêmes tous les médicaments dont ils se servent pour combattre les maladies. Plusieurs ont succombé dans ces essais noblement téméraires, mais leur mort doit être inscrite en lettres d'or dans le martyrologe de la science. N'est-ce pas à de semblables expériences que vous devriez convier vos élèves?

«Mais leur indiquer la population d'un hôpital comme une vile matière destinée à la manipulation thérapeutique, comme une espèce de chair à canon destinée à supporter les premières bordées de la mitraille médicale, plus meurtrière que celle du canon; mais tenter vos aventureuses médications sur de malheureux artisans dont l'hospice est le seul refuge lorsque la maladie les accable... mais essayer un traitement peut-être funeste sur des gens que la misère vous livre confiants et désarmés... à vous leur seul espoir, à vous qui ne répondez de leur vie qu'à Dieu... Savez-vous que cela serait pousser l'amour de la science jusqu'à l'inhumanité, monsieur?

«Comment! les classes pauvres peuplent déjà les ateliers, les champs, l'armée; de ce monde elles ne connaissent que misère et privations, et lorsqu'à bout de fatigues et de souffrances elles tombent exténuées... et demi-mortes... la maladie même ne les préserverait pas d'une dernière et sacrilège exploitation?

«J'en appelle à votre cœur, monsieur, cela ne serait-il pas injuste et cruel?»

Hélas! le docteur Griffon aurait été touché peut-être par ces paroles sévères, mais non convaincu.

L'homme est fait de la sorte: le capitaine s'habitue aussi à ne plus considérer ses soldats que comme des pions de ce jeu sanglant qu'on appelle une bataille.

Et c'est parce que l'homme est ainsi fait que la société doit protection à ceux que le sort expose à subir la réaction de ces nécessités humaines.

Or, le caractère du docteur Griffon une fois admis (et on peut l'admettre sans trop d'hyperbole), la population de son hospice n'avait donc aucune garantie, aucun recours contre la barbarie scientifique de ses expériences: car il existe une fâcheuse lacune dans l'organisation des hôpitaux civils.

Nous la signalons ici; puissions-nous être entendu...

Les hôpitaux militaires sont chaque jour visités par un officier supérieur chargé d'accueillir les plaintes des soldats malades et d'y donner suite si elles lui semblent raisonnables. Cette surveillance contradictoire, complètement distincte de l'administration et du service de santé, est excellente; elle a toujours produit les meilleurs résultats. Il est d'ailleurs impossible de voir des établissements mieux tenus que les hôpitaux militaires; les soldats y sont soignés avec une douceur extrême, et traités nous dirions presque avec une commisération respectueuse.

Pourquoi une surveillance analogue à celle que les officiers supérieurs exercent dans les hôpitaux militaires n'est-elle pas exercée dans les hôpitaux civils par des hommes complètement indépendants de l'administration et du service de santé, par une commission choisie peut-être parmi les maires, leurs adjoints, parmi tous ceux enfin qui exercent les diverses charges de l'édilité parisienne, charges toujours si ardemment briguées? Les réclamations du pauvre (si elles étaient fondées) auraient ainsi un organe impartial, tandis que, nous le répétons, cet organe manque absolument; il n'existe aucun contrôle contradictoire du service des hospices...

Cela nous semble exorbitant.

Ainsi, la porte des salles du docteur Griffon une fois refermée sur un malade, ce dernier appartenait corps et âme à la science. Aucune oreille amie ou désintéressée ne pouvait entendre ses doléances.

On lui disait nettement qu'étant admis à l'hospice par charité, il faisait désormais partie du domaine expérimental du docteur, et que malade et maladie devaient servir de sujet d'étude, d'observation, d'analyse ou d'enseignement aux jeunes élèves qui suivaient assidûment la visite de M. Griffon.

En effet, bientôt le sujet avait à répondre aux interrogatoires souvent les plus pénibles, les plus douloureux, et cela non pas seul à seul avec le médecin, qui, comme le prêtre, remplit un sacerdoce et a le droit de tout savoir; non, il lui fallait répondre à voix haute, devant une foule avide et curieuse.

Oui, dans ce pandémonium de la science, vieillard ou jeune homme, fille ou femme, étaient obligés d'abjurer tout sentiment de pudeur ou de honte, et de faire les révélations les plus intimes, de se soumettre aux investigations matérielles les plus pénibles devant un nombreux public, et presque toujours ces cruelles formalités aggravaient les maladies.

Et cela n'était ni humain ni juste: c'est parce que le pauvre entre à l'hospice au nom saint et sacré de la charité qu'il doit être traité avec compassion, avec respect; car le malheur a sa majesté[8].

En lisant les lignes suivantes, on comprendra pourquoi nous les avons fait précéder de quelques réflexions.

Rien de plus attristant que l'aspect nocturne de la vaste salle d'hôpital où nous introduirons le lecteur.

Le long de ses grands murs sombres, percés çà et là de fenêtres grillagées comme celles des prisons, s'étendent deux rangées de lits parallèles, vaguement éclairées par la lueur sépulcrale d'un réverbère suspendu au plafond.

L'atmosphère est si nauséabonde, si lourde, que les nouveaux malades ne s'y acclimatent souvent pas sans danger; ce surcroît de souffrances est une sorte de prime que tout nouvel arrivant paye inévitablement au sinistre séjour de l'hospice.

Au bout de quelque temps une certaine lividité morbide annonce que le malade a subi la première influence de ce milieu délétère, et qu'il est, nous l'avons dit, acclimaté[9].

L'air de cette salle immense est donc épais, fétide.

Çà et là le silence de la nuit est interrompue tantôt par des gémissements plaintifs, tantôt par de profonds soupirs arrachés par l'insomnie fébrile... puis tout se tait, et l'on n'entend plus que le balancement monotone et régulier du pendule d'une grosse horloge qui sonne ces heures si longues, si longues pour la douleur qui veille.

Une des extrémités de cette salle était presque plongée dans l'obscurité.

Tout à coup il se fit à cet endroit une sorte de tumulte et de bruit de pas précipités; une porte s'ouvrit et se referma plusieurs fois; une sœur de charité, dont on distinguait le vaste bonnet blanc et le vêtement noir à la clarté d'une lumière qu'elle portait, s'approcha d'un des derniers lits de la rangée de droite.

Quelques-unes des malades, éveillées en sursaut, se levèrent sur leur séant, attentives à ce qui se passait.

Bientôt les deux battants de la porte s'ouvrirent.

Un prêtre entra portant un crucifix... les deux sœurs s'agenouillèrent.

À la clarté de la lumière qui entourait ce lit d'une pâle auréole, tandis que les autres parties de la salle restaient dans l'ombre, on put voir l'aumônier de l'hospice se pencher vers la couche de misère en prononçant quelques paroles dont le son affaibli se perdit dans le silence de la nuit.

Au bout d'un quart d'heure le prêtre souleva l'extrémité d'un drap dont il recouvrit complètement le chevet du lit...

Puis il sortit...

Une des sœurs agenouillées se releva, ferma les rideaux, qui crièrent sur leurs tringles, et se remit à prier auprès de sa compagne.

Puis tout redevint silencieux.

Une des malades venait de mourir...

Parmi les femmes qui ne dormaient pas et qui avaient assisté à cette scène muette, se trouvaient trois personnes dont le nom a été déjà prononcé dans le cours de cette histoire:

Mlle de Fermont, fille de la malheureuse veuve ruinée par la cupidité de Jacques Ferrand; la Lorraine, pauvre blanchisseuse, à qui Fleur-de-Marie avait autrefois donné le peu d'argent qui lui restait, et Jeanne Duport, sœur de Pique-Vinaigre, le conteur de la Force.

Nous connaissons Mlle de Fermont et la sœur du conteur de la Force. Quant à la Lorraine, c'était une femme de vingt ans environ, d'une figure douce et régulière, mais d'une pâleur et d'une maigreur extrêmes; elle était phtisique au dernier degré, il ne restait aucun espoir de la sauver; elle le savait et s'éteignait lentement.

La distance qui séparait les lits de ces deux femmes était assez petite pour qu'elles pussent causer à voix basse sans être entendues des sœurs.

—En voilà encore une qui s'en va, dit à demi-voix la Lorraine, en songeant à la morte et en se parlant à elle-même. Elle ne souffre plus... Elle est bien heureuse!...

—Elle est bien heureuse... si elle n'a pas d'enfant, ajouta Jeanne.

—Tiens... vous ne dormez pas... ma voisine..., lui dit la Lorraine. Comment ça va-t-il, pour votre première nuit ici? Hier soir, dès en entrant, on vous a fait coucher... et je n'ai pas osé ensuite vous parler, je vous entendais sangloter.

—Oh! oui... j'ai bien pleuré.

—Vous avez donc grand mal?

—Oui, mais je suis dure au mal; c'est de chagrin que je pleurais. Enfin, j'avais fini par m'endormir, je sommeillais, quand le bruit des portes m'a éveillée. Lorsque le prêtre est entré et que les bonnes sœurs se sont agenouillées, j'ai bien vu que c'était une femme qui se mourait... alors j'ai dit en moi-même un Pater et un Ave pour elle.

—Moi aussi... et, comme j'ai la même maladie que la femme qui vient de mourir, je n'ai pu m'empêcher de m'écrier: En voilà une qui ne souffre plus; elle est bien heureuse!

—Oui... comme je vous le disais... si elle n'a pas d'enfant!

—Vous en avez donc... vous, des enfants?

—Trois..., dit la sœur de Pique-Vinaigre avec un soupir. Et vous?

—J'ai eu une petite fille... mais je ne l'ai pas gardée longtemps. La pauvre enfant avait été frappée d'avance; j'avais eu trop de misère pendant ma grossesse. Je suis blanchisseuse au bateau; j'avais travaillé tant que j'ai pu aller. Mais tout a une fin; quand la force m'a manqué, le pain m'a manqué aussi. On m'a renvoyée de mon garni; je ne sais pas ce que je serais devenue, sans une pauvre femme qui m'a prise avec elle dans une cave où elle se cachait pour se sauver de son homme qui voulait la tuer. C'est là que j'ai accouché sur la paille; mais, par bonheur, cette brave femme connaissait une jeune fille, belle et charitable comme un ange du bon Dieu; cette jeune fille avait un peu d'argent; elle m'a retirée de ma cave, m'a bien établie dans un cabinet garni dont elle a payé un mois d'avance... me donnant en outre un berceau d'osier pour mon enfant, et quarante francs pour moi avec un peu de linge. Grâce à elle, j'ai pu me remettre sur pied et reprendre mon ouvrage.

—Bonne petite fille... Tenez, moi aussi, j'ai rencontré par hasard comme qui dirait sa pareille, une jeune ouvrière bien serviable. J'étais allée... voir mon pauvre frère qui est prisonnier... dit Jeanne après un moment d'hésitation, et j'ai rencontré au parloir cette ouvrière dont je vous parle: m'ayant entendu dire que je n'étais pas heureuse, elle est venue à moi, bien embarrassée, pour m'offrir de m'être utile selon ses moyens, la pauvre enfant...

—Comme c'était bon à elle!

—J'ai accepté: elle m'a donné son adresse, et, deux jours après, cette chère petite Mlle Rigolette... elle s'appelle Rigolette... m'avait fait une commande...

—Rigolette! s'écria la Lorraine; voyez donc comme ça se rencontre!

—Vous la connaissez?

—Non; mais la jeune fille qui a été si généreuse pour moi a plusieurs fois prononcé devant moi le nom de Mlle Rigolette; elles étaient amies ensemble...

—Eh bien! dit Jeanne en souriant tristement, puisque nous sommes voisines de lit, nous devrions être amies comme nos deux bienfaitrices.

—Bien volontiers; moi, je m'appelle Annette Gerbier, dit la Lorraine, blanchisseuse.

—Et moi, Jeanne Duport, ouvrière frangeuse... Ah! c'est si bon, à l'hospice, de pouvoir trouver quelqu'un qui ne vous soit pas tout à fait étranger, surtout quand on y vient pour la première fois, et qu'on a beaucoup de chagrins! Mais je ne veux pas penser à cela... Dites-moi, la Lorraine... et comment s'appelait la jeune fille qui a été si bonne pour vous?

—Elle s'appelait la Goualeuse. Tout mon chagrin est de ne l'avoir pas revue depuis longtemps... Elle était jolie comme une Sainte Vierge, avec de beaux cheveux blonds et des yeux bleus si doux, si doux... Malheureusement, malgré son secours, mon pauvre enfant est mort... à deux mois; il était si chétif, il n'avait que le souffle... et la Lorraine essuya une larme.

—Et votre mari?

—Je ne suis pas mariée... je blanchissais à la journée chez une riche bourgeoise de mon pays: j'avais toujours été sage, mais je m'en suis laissé conter par le fils de la maison, et alors...

—Ah! oui... je comprends.

—Quand j'ai vu l'état où je me trouvais, je n'ai pas osé rester au pays; M. Jules, c'était le fils de la riche bourgeoise, m'a donné cinquante francs pour venir à Paris, disant qu'il me ferait passer vingt francs tous les mois pour ma layette et pour mes couches; mais, depuis mon départ de chez nous, je n'ai plus jamais rien reçu de lui, pas seulement de ses nouvelles; je lui ai écrit une fois, il ne m'a pas répondu... je n'ai pas osé recommencer, je voyais bien qu'il ne voulait plus entendre parler de moi...

—Et c'est lui qui vous a perdue, pourtant; et il est riche?

—Sa mère a beaucoup de bien chez nous; mais que voulez-vous? je n'étais plus là... il m'a oubliée...

—Mais au moins... il n'aurait pas dû vous oublier, à cause de son enfant.

—C'est au contraire cela, voyez-vous, qui l'aura rendu mal pour moi; il m'en aura voulu d'être enceinte, parce que je lui devenais un embarras.

—Pauvre Lorraine!

—Je regrette mon enfant, pour moi, mais pas pour elle; pauvre chère petite! elle aurait eu trop de misère et aurait été orpheline de trop bonne heure... car je n'en ai pas pour longtemps à vivre...

—On ne doit pas avoir de ces idées-là à votre âge. Est-ce qu'il y a beaucoup de temps que vous êtes malade?

—Bientôt trois mois... Dame, quand j'ai eu à gagner pour moi et mon enfant, j'ai redoublé de travail, j'ai repris trop vite mon ouvrage à mon bateau; l'hiver était très-froid, j'ai gagné une fluxion de poitrine: c'est à ce moment-là que j'ai perdu ma petite fille. En la veillant, j'ai négligé de me soigner... et puis par là-dessus le chagrin... enfin je suis poitrinaire... condamnée comme l'était l'actrice qui vient de mourir.

—À votre âge, il y a toujours de l'espoir.

—L'actrice n'avait que deux ans de plus que moi, et vous voyez.

—Celle que les bonnes sœurs veillent maintenant, c'était donc une actrice?

—Mon Dieu, oui. Voyez le sort... Elle avait été belle comme le jour. Elle avait eu beaucoup d'argent, des équipages, des diamants; mais par malheur la petite vérole l'a défigurée, alors la gêne est venue, puis la misère, enfin la voilà morte à l'hospice. Du reste, elle n'était pas fière; au contraire, elle était bien douce et bien honnête pour toute la salle... Jamais personne n'est venu la voir; pourtant, il y a quatre ou cinq jours, elle nous disait qu'elle avait écrit à un monsieur qu'elle avait connu autrefois dans son beau temps, et qui l'avait bien aimée; elle lui écrivait pour le prier de venir réclamer son corps, parce que cela lui faisait mal de penser qu'elle serait disséquée... coupée en morceaux.

—Et ce monsieur... il est venu?

—Non.

—Ah! c'est bien mal.

—À chaque instant la pauvre femme demandait après lui, disant toujours: «Oh! il viendra, oh! il va venir, bien sûr...» et pourtant elle est morte sans qu'il soit venu...

—Sa fin lui aura été plus pénible encore.

—Oh! mon Dieu! oui, car ce qu'elle craignait tant arrivera à son pauvre corps...

—Après avoir été riche, heureuse, mourir ici, c'est triste! Au moins, nous autres nous ne changeons que de misères...

—À propos de ça, reprit la Lorraine après un moment d'hésitation, je voudrais bien que vous me rendiez un service.

—Parlez...

—Si je mourais, comme c'est probable, avant que vous sortiez d'ici, je voudrais que vous réclamiez mon corps... J'ai la même peur que l'actrice... et j'ai mis là le peu d'argent qui me reste pour me faire enterrer.

—N'ayez donc pas ces idées-là.

—C'est égal, me le promettez-vous?

—Enfin, Dieu merci, ça n'arrivera pas.

—Oui, mais si cela arrive, je n'aurai pas, grâce à vous, le même malheur que l'actrice.

—Pauvre dame, après avoir été riche, finir ainsi! Il n'y a pas que l'actrice dans cette salle qui ait été riche, madame Jeanne.

—Appelez-moi donc Jeanne... comme je vous appelle la Lorraine.

—Vous êtes bien bonne...

—Qui donc encore a été riche aussi?

—Une jeune personne de quinze ans au plus, qu'on a amenée ici hier soir, avant que vous n'entriez. Elle était si faible qu'on était obligé de la porter. La sœur dit que cette jeune personne et sa mère sont des gens très-comme il faut, qui ont été ruinés...

—Sa mère est ici aussi?

—Non, la mère était si mal, si mal, qu'on n'a pu la transporter... La pauvre jeune fille ne voulait pas la quitter, et on a profité de son évanouissement pour l'emmener... C'est le propriétaire d'un méchant garni où elles logeaient qui, de peur qu'elles ne meurent chez lui, a été faire sa déclaration au commissaire.

—Et où est-elle?

—Tenez... là... dans le lit en face de vous...

—Et elle a quinze ans?

—Mon Dieu! tout au plus.

—L'âge de ma fille aînée!... dit Jeanne en ne pouvant retenir ses larmes.


VII

La visite

Jeanne Duport, à la pensée de sa fille, s'était mise à pleurer amèrement.

—Pardon, lui dit la Lorraine attristée, pardon, si je vous ai fait de la peine sans le vouloir en vous parlant de vos enfants... Ils sont peut-être malades aussi?

—Hélas! mon Dieu... je ne sais pas ce qu'ils vont devenir si je reste ici plus de huit jours.

—Et votre mari?

Après un moment de silence, Jeanne reprit en essuyant ses larmes:

—Puisque nous sommes amies ensemble, la Lorraine, je peux vous dire mes peines, comme vous m'avez dit les vôtres... cela me soulagera... Mon mari était un bon ouvrier; il s'est dérangé, puis il m'a abandonnée, moi et mes enfants, après avoir vendu tout ce que nous possédions; je me suis remise au travail, de bonnes âmes m'ont aidée, je commençais à être un peu à flot, j'élevais ma petite famille du mieux que je pouvais, quand mon mari est revenu, avec une mauvaise femme qui était sa maîtresse, me reprendre le peu que je possédais, et ç'a été encore à recommencer.

—Pauvre Jeanne, vous ne pouviez pas empêcher cela?

—Il aurait fallu me séparer devant la loi; mais la loi est trop chère, comme dit mon frère. Hélas! mon Dieu, vous allez voir ce que ça fait que la loi soit trop chère pour nous, pauvres gens. Il y a quelques jours je retourne voir mon frère, il me donne trois francs qu'il avait ramassés à conter des histoires aux autres prisonniers.

—On voit que vous êtes bien bons cœurs dans votre famille, dit la Lorraine qui, par une rare délicatesse d'instinct, n'interrogea pas Jeanne sur la cause de l'emprisonnement de son frère.

—Je reprends donc courage, je croyais que mon mari ne reviendrait pas de longtemps, car il avait pris chez nous tout ce qu'il pouvait prendre. Non, je me trompe, ajouta la malheureuse en frissonnant; il lui restait à prendre ma fille... ma pauvre Catherine...

—Votre fille?

—Vous allez voir... vous allez voir. Il y a trois jours, j'étais à travailler avec mes enfants autour de moi; mon mari entre. Rien qu'à son air, je m'aperçois tout de suite qu'il a bu. «Je viens chercher Catherine», qu'il me dit. Malgré moi je prends le bras de ma fille et je réponds à Duport: «Où veux-tu l'emmener? «—Ça ne te regarde pas, c'est ma fille; qu'elle fasse son paquet et qu'elle me suive.» À ces mots-là, mon sang ne fait qu'un tour, car figurez-vous, la Lorraine, que cette mauvaise femme qui est avec mon mari... ça fait frémir à dire, mais enfin... c'est ainsi... elle le pousse depuis longtemps à tirer parti de notre fille—qui est jeune et jolie. Dites, quel monstre de femme!

—Ah! oui, c'est un vrai monstre.

«—Emmener Catherine! que je réponds à Duport, jamais; je sais ce que ta mauvaise femme voudrait en faire.—Tiens, me dit mon mari, dont les lèvres étaient déjà toutes blanches de colère, ne m'obstine pas ou je t'assomme.» Là-dessus il prend ma fille par le bras en lui disant: «En route! Catherine.» La pauvre petite me saute au cou en fondant en larmes et criant: «Je veux rester avec maman!» Voyant ça, Duport devient furieux: il arrache ma fille d'après moi, me donne un coup de poing dans l'estomac qui me renverse par terre, et une fois par terre... une fois par terre... Mais voyez-vous, la Lorraine, dit la malheureuse femme en s'interrompant, bien sûr il n'a été si méchant que parce qu'il avait bu... enfin il trépigne sur moi... en m'accablant de sottises...

—Faut-il être méchant, mon Dieu!

—Mes pauvres enfants se jettent à ses genoux en demandant grâce; Catherine aussi; alors il dit à ma fille en jurant comme un furieux: «Si tu ne viens pas avec moi, j'achève ta mère!» Je vomissais le sang... je me sentais à moitié morte... je ne pouvais pas faire un mouvement... mais je crie à Catherine: «Laisse-moi tuer plutôt! mais ne suis pas ton père!—Tu ne te tairas donc pas», me dit Duport en me donnant un nouveau coup de pied qui me fit perdre connaissance.

—Quelle misère! Quelle misère!

—Quand je suis revenue à moi, j'ai retrouvé mes deux petits garçons qui pleuraient.

—Et votre fille?

—Partie!... s'écria la malheureuse mère, avec un accent et des sanglots déchirants, oui... partie... Mes autres enfants m'ont dit que leur père l'avait battue... la menaçant, en outre, de m'achever sur la place. Alors, que voulez-vous? la pauvre enfant a perdu la tête... elle s'est jetée sur moi pour m'embrasser... elle a aussi embrassé ses petits frères en pleurant... et puis mon mari l'a entraînée! Ah! sa mauvaise femme l'attendait dans l'escalier... j'en suis bien sûre!...

—Et vous ne pouviez pas vous plaindre au commissaire?

—Dans le premier moment, je n'étais qu'au chagrin de savoir Catherine partie... mais j'ai senti bientôt de grandes douleurs dans tout le corps, je ne pouvais pas marcher. Hélas! mon Dieu! ce que j'avais tant redouté était arrivé. Oui, je l'avais dit à mon frère, un jour mon mari me battra si fort... si fort... que je serai obligée d'aller à l'hospice. Alors... mes enfants... qu'est-ce qu'ils deviendront? Et aujourd'hui m'y voilà, à l'hospice, et... je dis: «Qu'est-ce qu'ils deviendront, mes enfants?»

—Mais il n'y a donc pas de justice, mon Dieu! pour les pauvres gens?

—Trop cher, trop cher pour nous, comme dit mon frère, reprit Jeanne Duport avec amertume. Les voisins avaient été chercher le commissaire... son greffier est venu, ça me répugnait de dénoncer Duport... mais, à cause de ma fille, il l'a fallu. Seulement j'ai dit que dans une querelle que je lui faisais, parce qu'il voulait emmener ma fille, il m'avait poussée... que cela ne serait rien... mais que je voulais revoir Catherine, parce que je craignais qu'une mauvaise femme, avec qui vivait mon mari, ne la débauchât.

—Et qu'est-ce qu'il vous a dit, le greffier?

—Que mon mari était dans son droit d'emmener sa fille, n'étant pas séparé d'avec moi; que ce serait un malheur si ma fille tournait mal par de mauvais conseils, mais que ce n'étaient que des suppositions et que ça ne suffisait pas pour porter plainte contre mon mari. «—Vous n'avez qu'un moyen, m'a dit le greffier; plaidez au civil, demandez une séparation de corps et alors les coups que vous a donnés votre mari, sa conduite avec une vilaine femme, seront en votre faveur, et on le forcera de vous rendre votre fille; sans cela, il est dans son droit de la garder avec lui.—Mais plaider! je n'ai pas de quoi, mon Dieu! j'ai mes enfants à nourrir.—Que voulez-vous que j'y fasse? a dit le greffier, c'est comme ça.» Oui, reprit Jeanne en sanglotant, il avait raison... c'est comme ça... dans trois mois ma fille sera peut-être une créature des rues! tandis que si j'avais eu de quoi plaider pour me séparer de mon mari, cela ne serait pas arrivé.

—Mais cela n'arrivera pas; votre fille doit tant vous aimer!

—Mais elle est si jeune! À cet âge-là on n'a pas de défense; et puis la peur, les mauvais traitements, les mauvais conseils, les mauvais exemples, l'acharnement qu'on mettra peut-être à lui faire faire mal! Mon pauvre frère avait prévu tout ce qui arrive, lui; il me disait: «Est-ce que tu crois que si cette mauvaise femme et ton mari s'acharnent à perdre cette enfant, il ne faudra pas qu'elle y passe[10]?» Mon Dieu mon Dieu! pauvre Catherine, si douce, si aimante! Et moi qui, cette année encore, lui voulais faire renouveler sa première communion!

—Ah! vous avez bien de la peine. Et moi qui me plaignais, dit la Lorraine en essuyant ses yeux. Et vos autres enfants?

—À cause d'eux j'ai fait ce que j'ai pu pour vaincre la douleur et ne pas entrer à l'hôpital, mais je n'ai pu résister. Je vomis le sang trois ou quatre fois par jour, j'ai une fièvre qui me casse les bras et les jambes, je suis hors d'état de travailler. Au moins en étant vite guérie, je pourrai retourner auprès de mes enfants, si avant ils ne sont pas morts de faim ou emprisonnés comme mendiants. Moi ici, qui voulez-vous qui prenne soin d'eux, qui les nourrisse?

—Oh! c'est terrible. Vous n'avez donc pas de bons voisins?

—Ils sont aussi pauvres que moi, et ils ont cinq enfants déjà. Aussi deux enfants de plus! c'est lourd; pourtant ils m'ont promis de les nourrir... un peu, pendant huit jours, c'est tout ce qu'ils peuvent, et encore en prenant sur leur pain, et ils n'en ont pas déjà de trop; il faut donc que je sois guérie dans huit jours; oh! oui, guérie ou non, je sortirai tout de même.

—Mais, j'y pense, comment n'avez-vous pas songé à cette bonne petite ouvrière, Mlle Rigolette, que vous avez rencontrée en prison? elle les aurait gardés, bien sûr, elle.

—J'y ai pensé, et quoique la pauvre petite ait peut-être aussi bien du mal à vivre, je lui ai fait dire ma peine par une voisine: malheureusement elle est à la campagne où elle va se marier, a-t-on dit chez la portière de sa maison.

—Ainsi dans huit jours... vos pauvres enfants... Mais non, vos voisins n'auront pas le cœur de les renvoyer.

—Mais que voulez-vous qu'ils fassent? Ils ne mangent pas déjà selon leur faim, et il faudra encore qu'ils retirent aux leurs pour donner aux miens. Non, non, voyez-vous, il faut que je sois guérie dans huit jours; je l'ai demandé à tous les médecins qui m'ont interrogée depuis hier, mais ils me répondaient en riant: «C'est au médecin en chef qu'il faut s'adresser pour cela.» Quand viendra-t-il donc, le médecin en chef, la Lorraine?

—Chut! je crois que le voilà; il ne faut pas parler pendant qu'il fait sa visite, répondit tout bas la Lorraine.

En effet, pendant l'entretien des deux femmes, le jour était venu peu à peu.

Un mouvement tumultueux annonça l'arrivée du docteur Griffon, qui entra bientôt dans la salle, accompagné de son ami le comte de Saint-Remy, qui, portant, on le sait, un vif intérêt à Mme de Fermont et à sa fille, était loin de s'attendre à trouver cette malheureuse jeune fille à l'hôpital.

En entrant dans la salle, les traits froids et sévères du docteur Griffon semblèrent s'épanouir: jetant autour de lui un regard de satisfaction et d'autorité, il répondit d'un signe de tête protecteur à l'accueil empressé des sœurs.

La rude et austère physionomie du vieux comte de Saint-Remy était empreinte d'une profonde tristesse. La vanité de ses tentatives pour retrouver les traces de Mme de Fermont, l'ignominieuse lâcheté du vicomte, qui avait préféré à la mort une vie infâme, l'écrasaient de chagrin.

—Eh bien! dit au comte le docteur Griffon d'un air triomphant, que pensez-vous de mon hôpital?

—En vérité, répondit M. de Saint-Remy, je ne sais pourquoi j'ai cédé à votre désir; rien n'est plus navrant que l'aspect de ces salles remplies de malades. Depuis mon entrée ici, mon cœur est cruellement serré.

—Bah! bah! dans un quart d'heure vous n'y penserez plus; vous qui êtes philosophe, vous trouverez ample matière à observations; et puis enfin il était honteux que vous, un de mes plus vieux amis, vous ne connussiez pas le théâtre de ma gloire, de mes travaux, et que vous ne m'eussiez pas encore vu à l'œuvre. Je mets mon orgueil dans ma profession; est-ce un tort?

—Non, certes; et après vos excellents soins pour Fleur-de-Marie, que vous avez sauvée, je ne pouvais rien vous refuser. Pauvre enfant! quel charme touchant ses traits ont conservé malgré la maladie!

—Elle m'a fourni un fait médical fort curieux, je suis enchanté d'elle. À propos, comment a-t-elle passé cette nuit? L'avez-vous vue ce matin avant de partir d'Asnières?

—Non; mais la Louve, qui la soigne avec un dévouement sans pareil, m'a dit qu'elle avait parfaitement dormi. Pourrait-on aujourd'hui lui permettre d'écrire?

Après un moment d'hésitation, le docteur répondit:

—Oui... Tant que le sujet n'a pas été complètement rétabli, j'ai craint pour lui la moindre émotion, la moindre tension d'esprit; mais maintenant je ne vois aucun inconvénient à ce qu'elle écrive.

—Au moins elle pourra prévenir les personnes qui s'intéressent à elle...

—Sans doute... Ah çà! vous n'avez rien appris de nouveau sur le sort de Mme de Fermont et de sa fille?

—Rien, dit M. de Saint-Remy en soupirant. Mes constantes recherches n'ont eu aucun résultat. Je n'ai plus d'espoir que dans Mme la marquise d'Harville, qui, m'a-t-on dit, s'intéresse vivement aussi à ces deux infortunées; peut-être a-t-elle quelques renseignements qui pourront me mettre sur la voie. Il y a trois jours je suis allé chez elle; on m'a dit qu'elle arriverait d'un moment à l'autre. Je lui ai écrit à ce sujet, la priant de me répondre le plus tôt possible.

Pendant l'entretien de M. de Saint-Remy et du docteur Griffon, plusieurs groupes s'étaient peu à peu formés autour d'une grande table occupant le milieu de la salle; sur cette table était un registre où les élèves attachés à l'hôpital, et que l'on reconnaissait à leurs longs tabliers blancs, venaient tour à tour signer la feuille de présence; un grand nombre de jeunes étudiants studieux et empressés arrivaient successivement du dehors pour grossir le cortège scientifique du docteur Griffon, qui, ayant devancé de quelques minutes l'heure habituelle de sa visite, attendait qu'elle sonnât.

—Vous voyez, mon cher Saint-Remy, que mon état-major est assez considérable, dit le docteur Griffon avec orgueil en montrant la foule qui venait assister à ses enseignements pratiques.

—Et ces jeunes gens vous suivent au lit de chaque malade?

—Ils ne viennent que pour cela.

—Mais tous ces lits sont occupés par des femmes.

—Eh bien?

—La présence de tant d'hommes doit leur inspirer une confusion pénible.

—Allons donc, un malade n'a pas de sexe.

—À vos yeux peut-être; mais aux siens, la pudeur, la honte...

—Il faut laisser ces belles choses-là à la porte, mon cher Alceste; ici nous commençons sur le vivant des expériences et des études que nous finissons à l'amphithéâtre sur le cadavre.

—Tenez, docteur, vous êtes le meilleur et le plus honnête des hommes. Je vous dois la vie, je reconnais vos excellentes qualités; mais l'habitude et l'amour de votre art vous font envisager certaines questions d'une manière qui me révolte... Je vous laisse..., dit M. de Saint-Remy en faisant un pas pour quitter la salle.

—Quel enfantillage! s'écria le docteur Griffon en le retenant.

—Non, non, il est des choses qui me navrent et m'indignent; je prévois que ce serait un supplice pour moi que d'assister à votre visite. Je ne m'en irai pas, soit; mais je vous attends ici, près de cette table.

—Quel homme vous êtes avec vos scrupules! Mais je ne vous tiens pas quitte. J'admets qu'il serait fastidieux pour vous d'aller de lit en lit; restez donc là, je vous appellerai pour deux ou trois cas assez curieux.

—Soit, puisque vous y tenez absolument; cela me suffira, et de reste.

Sept heures et demie sonnèrent.

—Allons, messieurs, dit le docteur Griffon. Et il commença sa visite, suivi d'un nombreux auditoire.

En arrivant au premier lit de la rangée droite, dont les rideaux étaient fermés, la sœur dit au docteur:

—Monsieur, le n° 1 est mort cette nuit à quatre heures et demie du matin.

—Si tard? cela m'étonne; hier matin je ne lui aurais pas donné la journée. A-t-on réclamé le corps?

—Non, monsieur le docteur.

—Tant mieux; il est beau, on ne pratiquera pas d'autopsie; je vais faire un heureux. Puis, s'adressant à un des élèves de sa suite:—Mon cher Dunoyer, il y a longtemps que vous désirez un sujet; vous êtes inscrit le premier, celui-ci est à vous.

—Ah! monsieur, que de bontés!

—Je voudrais plus souvent récompenser votre zèle, mon cher ami; mais marquez le sujet, prenez possession... il y a tant de gaillards âpres à la curée... Et le docteur passa outre.

L'élève, à l'aide d'un scalpel, incisa très-délicatement un F et un D (François Dunoyer) sur le bras de l'actrice défunte[11], pour prendre possession, comme disait le docteur.

Et la visite continua.

—La Lorraine, dit tout bas Jeanne Duport à sa voisine, qu'est-ce donc que tout ce monde qui suit le médecin?

—Ce sont des élèves et des étudiants.

—Oh! mon Dieu, est-ce que tous ces jeunes gens seront là lorsque le médecin va m'interroger et me regarder?

—Hélas! oui.

—Mais c'est à la poitrine que j'ai mal... On ne m'examinera pas devant tous ces hommes?

—Si, si, il le faut, ils le veulent. J'ai assez pleuré la première fois, je mourais de honte. Je résistais, on m'a menacée de me renvoyer. Il a bien fallu me décider; mais cela m'a fait une telle révolution, que j'en ai été bien plus malade. Jugez donc, presque nue devant tant de monde, c'est bien pénible, allez!

—Devant le médecin lui seul, je comprends ça, si c'est nécessaire, et encore ça coûte beaucoup. Mais, pourquoi devant tous ces jeunes gens?...

—Ils apprennent et on leur enseigne sur nous... Que voulez-vous? nous sommes ici pour ça... c'est à cette condition qu'on nous reçoit à l'hospice.

—Ah! je comprends, dit Jeanne Duport avec amertume, on ne nous donne rien pour rien, à nous autres. Mais pourtant, il y a des occasions où ça ne peut pas être. Ainsi ma pauvre fille Catherine, qui a quinze ans, viendrait à l'hospice, est-ce qu'on oserait vouloir que devant tous ces jeunes gens...? Oh! non, je crois que j'aimerais mieux la voir mourir chez nous.

—Si elle venait ici, il faudrait bien qu'elle se résignât comme les autres, comme vous, comme moi; mais taisons-nous, dit la Lorraine. Si cette pauvre demoiselle qui est là en face vous entendait, elle qui, dit-on, était riche, elle qui n'a peut-être jamais quitté sa mère, ça va être son tour. Jugez comme elle va être confuse et malheureuse.

—C'est vrai, mon Dieu! c'est vrai; je frissonne rien que d'y penser, pour elle. Pauvre enfant!

—Silence, Jeanne, voilà le médecin! dit la Lorraine.


VIII

Mademoiselle de Fermont

Après avoir rapidement visité plusieurs malades qui ne lui offraient rien de curieux et d'attachant, le docteur Griffon arriva enfin auprès de Jeanne Duport.

À la vue de cette foule empressée qui, avide de voir et de savoir, de connaître et d'apprendre, se pressait autour de son lit, la malheureuse femme, saisie d'un tremblement de crainte et de honte, s'enveloppa étroitement dans ses couvertures.

La figure sévère et méditative du docteur Griffon, son regard pénétrant, son sourcil toujours froncé par l'habitude de la réflexion, sa parole brusque, impatiente et brève, augmentaient encore l'effroi de Jeanne.

—Un nouveau sujet! dit le docteur en parcourant la pancarte où était inscrit le genre de maladie de l'entrante. Après quoi il jeta sur Jeanne un long coup d'œil investigateur.

Il se fit un profond silence pendant lequel les assistants, à l'imitation du prince de la science, attachèrent curieusement leurs regards sur la malade.

Celle-ci, pour se dérober autant que possible à la pénible émotion que lui causaient tous ces yeux fixés sur elle, ne détacha pas les siens de ceux du médecin, qu'elle contemplait avec angoisse.

Après plusieurs minutes d'attention, le docteur, remarquant quelque chose d'anormal dans la teinte jaunâtre du globe de l'œil de la patiente, s'approcha plus près d'elle et, du bout du doigt, lui retroussant la paupière, il examina silencieusement le cristallin.

Puis, plusieurs élèves, répondant à une sorte d'invitation muette de leur professeur, allèrent tour à tour observer l'œil de Jeanne.

Ensuite le docteur procéda à cet interrogatoire:

—Votre nom?

—Jeanne Duport, murmura la malade de plus en plus effrayée.

—Votre âge?

—Trente-six ans et demi.

—Plus haut donc. Le lieu de votre naissance?

—Paris.

—Votre état?

—Ouvrière frangeuse.

—Êtes-vous mariée?

—Hélas, oui! monsieur, répondit Jeanne avec un profond soupir.

—Depuis quand?

—Depuis dix-huit ans.

—Avez-vous des enfants?

Ici, au lieu de répondre, la pauvre mère donna cours à ses larmes longtemps contenues.

—Il ne s'agit pas de pleurer, mais de répondre. Avez-vous des enfants?

—Oui, monsieur, deux petits garçons et une fille de seize ans.

Ici, plusieurs questions qu'il nous est impossible de répéter, mais auxquelles Jeanne ne satisfit qu'en balbutiant et après plusieurs injonctions sévères du docteur; la malheureuse femme se mourait de honte, obligée qu'elle était de répondre tout haut à de telles demandes devant ce nombreux auditoire.

Le docteur, complètement absorbé par sa préoccupation scientifique, ne songea pas le moins du monde à la cruelle confusion de Jeanne, et reprit:

—Depuis combien de temps êtes-vous malade?

—Depuis quatre jours, monsieur, dit Jeanne en essuyant ses larmes.

—Racontez-nous comment votre maladie vous est survenue.

—Monsieur... c'est que... il y a tant de monde... je n'ose...

—Ah çà! mais d'où sortez-vous, ma chère amie? dit impatiemment le docteur. Ne voulez-vous pas que je fasse apporter ici un confessionnal?... Voyons... parlez... et dépêchez-vous...

—Mon Dieu, monsieur, c'est que ce sont des choses de famille...

—Soyez donc tranquille, nous sommes ici en famille... en nombreuse famille, vous le voyez, ajouta le prince de la science, qui était ce jour-là fort en gaieté. Voyons, finissons.

De plus en plus intimidée, Jeanne dit en balbutiant et en hésitant à chaque mot:

—J'avais eu... monsieur... une querelle avec mon mari... au sujet de mes enfants... je veux dire de ma fille aînée... il voulait l'emmener... Moi, vous comprenez, monsieur, je ne voulais pas, à cause d'une vilaine femme avec qui il vivait, et qui pouvait donner de mauvais exemples à ma fille; alors mon mari, qui était gris... oh! oui, monsieur... sans cela... il ne l'aurait pas fait... mon mari m'a poussée très-fort... je suis tombée, et puis, peu de temps après j'ai commencé à vomir le sang.

—Ta, ta, ta, votre mari vous a poussée et vous êtes tombée... vous nous la donnez belle... il a certainement fait mieux que vous pousser... il doit vous avoir parfaitement bien frappée dans l'estomac, à plusieurs reprises... Peut-être même vous aura-t-il foulée aux pieds... Voyons, répondez! dites la vérité.

—Ah! monsieur, je vous assure qu'il était gris... sans cela il n'aurait pas été si méchant.

—Bon ou méchant, gris ou noir, il ne s'agit pas de ça, ma brave femme; je ne suis pas juge d'instruction, moi; je tiens tout bonnement à préciser un fait: vous avez été renversée et foulée aux pieds avec fureur, n'est-ce pas?

—Hélas! oui, monsieur, dit Jeanne en fondant en larmes, et pourtant je ne lui ai jamais donné un sujet de plainte... je travaille autant que je peux et je...

—L'épigastre doit être douloureux? Vous devez y ressentir une grande chaleur? dit le docteur en interrompant Jeanne... Vous devez éprouver du malaise, de la lassitude, des nausées?

—Oui, monsieur... Je ne suis venue ici qu'à la dernière extrémité, quand la force m'a tout à fait manqué; sans cela, je n'aurais pas abandonné mes enfants... dont je vais être si inquiète, car ils n'ont que moi... Et puis Catherine... ah! c'est elle surtout qui me tourmente, monsieur... si vous saviez...

—Votre langue! dit le docteur Griffon en interrompant de nouveau la malade.

Cet ordre parut si étrange à Jeanne, qui avait cru apitoyer le docteur, qu'elle ne lui répondit pas tout d'abord et le regarda avec ébahissement.

—Voyons donc cette langue dont vous vous servez si bien, dit le docteur en souriant; puis il baissa du bout du doigt la mâchoire inférieure de Jeanne.

Après avoir fait successivement et longuement tâter et examiner par ses élèves la langue du sujet afin d'en constater la couleur et la sécheresse, le docteur se recueillit un moment. Jeanne, surmontant sa crainte, s'écria d'une voix tremblante:

—Monsieur, je vais vous dire... des voisins aussi pauvres que moi ont bien voulu se charger de deux de mes enfants, mais pendant huit jours seulement... C'est déjà beaucoup... Au bout de ce temps, il faut que je retourne chez moi... Aussi, je vous en supplie, pour l'amour de Dieu! guérissez-moi le plus vite possible... ou à peu près... que je puisse seulement me laver et travailler, je n'ai que huit jours devant moi... car...

—Face décolorée, état de prostration complète; cependant pouls assez fort, dur et fréquent, dit imperturbablement le docteur en désignant Jeanne. Remarquez-le bien, messieurs: oppression, chaleur à l'épigastre: tous ces symptômes annoncent certainement une hématémèse... probablement compliquée d'une hépatite causée par des chagrins domestiques, ainsi que l'indique la coloration jaunâtre du globe de l'œil; le sujet a reçu des coups violents dans les régions de l'épigastre et de l'abdomen: le vomissement de sang est nécessairement causé par quelque lésion organique de certains viscères... À ce propos, j'appellerai votre attention sur un point très-curieux, fort curieux: les ouvertures cadavériques de ceux qui sont morts de l'affection dont le sujet est atteint offrent des résultats singulièrement variables; souvent la maladie, très-aiguë et très-grave, emporte le malade en peu de jours, et l'on ne trouve aucune trace de son existence; d'autres fois la rate, le foie, le pancréas, offrent des lésions plus ou moins profondes. Il est probable que le sujet dont nous nous occupons a souffert quelques-unes de ces lésions; nous allons donc tâcher de nous en assurer, et vous vous en assurerez vous-mêmes par un examen attentif du malade.

Et, d'un mouvement rapide, le docteur Griffon, rejetant la couverture au pied du lit, découvrit presque entièrement Jeanne.

Nous répugnons à peindre l'espèce de lutte douloureuse de cette infortunée, qui sanglotait, éperdue de honte, implorant le docteur et son auditoire.

Mais à cette menace: «On va vous mettre dehors de l'hospice si vous ne vous soumettez pas aux usages établis», menace si écrasante pour ceux dont l'hospice est l'unique et dernier refuge, Jeanne se soumit à une investigation publique qui dura longtemps, très-longtemps... car le docteur Griffon analysait, expliquait chaque symptôme, et les plus studieux des assistants voulurent ensuite joindre la pratique à la théorie et s'assurer par eux-mêmes de l'état physique du sujet.

Ensuite de cette scène cruelle, Jeanne éprouva une émotion si violente qu'elle tomba dans une crise nerveuse pour laquelle le docteur Griffon donna une prescription supplémentaire.

La visite continua.

Le docteur Griffon arriva bientôt auprès du lit de Mlle Claire de Fermont, victime comme sa mère de la cupidité de Jacques Ferrand. Terrible et nouvel exemple des conséquences sinistres qu'entraîne après soi un abus de confiance, ce délit si faiblement puni par la loi.

Mlle de Fermont, coiffée du bonnet de toile fourni par l'hôpital, appuyait languissamment sa tête sur le traversin de son lit; à travers les ravages de la maladie, on retrouvait sur ce candide et doux visage les traces d'une beauté pleine de distinction.

Après une nuit de douleurs aiguës, la pauvre enfant était tombée dans une sorte d'assoupissement fébrile, et, lorsque le docteur et son cortège scientifique étaient entrés dans la salle, le bruit de la visite ne l'avait pas réveillée.

—Un nouveau sujet, messieurs! dit le prince de la science en parcourant la pancarte qu'un élève lui présenta. Maladie, fièvre lente, nerveuse... Peste! s'écria le docteur avec une expression de satisfaction profonde, si l'interne de service ne s'est pas trompé dans son diagnostic, c'est une excellente aubaine, il y a fort longtemps que je désirais une fièvre lente nerveuse... car ce n'est généralement pas une maladie de pauvres. Ces affections naissent presque toujours ensuite de graves perturbations dans la position sociale du sujet, et il va sans dire que plus la position est élevée, plus la perturbation est profonde. C'est du reste une affection des plus remarquables par ses caractères particuliers. Elle remonte à la plus haute antiquité, les écrits d'Hippocrate ne laissent aucun doute à cet égard, et c'est tout simple: cette fièvre, je l'ai dit, a presque toujours pour cause les chagrins les plus violents. Or, le chagrin est vieux comme le monde. Pourtant, chose singulière, avant le dix-huitième siècle cette maladie n'avait été exactement décrite par aucun auteur; c'est Huxham, qui honore à tant de titres la médecine de cette époque, c'est Huxham, dis-je, qui le premier a donné une monographie de la fièvre nerveuse, monographie qui est devenue classique... et pourtant c'est une maladie de vieille roche, ajouta le docteur en riant. Eh! eh! eh! elle appartient à cette grande, antique et illustre famille febris dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Mais ne nous réjouissons pas trop, voyons si en effet nous avons le bonheur de posséder un échantillon de cette curieuse affection. Cela se trouverait doublement désirable, car il y a très-longtemps que j'ai envie d'essayer l'usage interne du phosphore... Oui, messieurs, reprit le docteur en entendant dans son auditoire une sorte de frémissement de curiosité, oui, messieurs, du phosphore; c'est une expérience fort curieuse que je veux tenter, elle est audacieuse! Mais audaces fortuna juvat... et l'occasion sera excellente. Nous allons d'abord examiner si le sujet va nous offrir sur toutes les parties de son corps, et principalement la poitrine, cette éruption miliaire si symptomatique selon Huxham, et vous vous assurerez vous-mêmes, en palpant le sujet, de l'espèce de rugosité que cette éruption entraîne. Mais ne vendons pas la peau de l'ours avant de l'avoir mis par terre, ajouta le prince de la science qui se trouvait décidément fort en gaieté.

Et il secoua légèrement l'épaule de Mlle de Fermont pour l'éveiller.

La jeune fille tressaillit et ouvrit ses grands yeux creusés par la maladie.

Que l'on juge de sa stupeur, de son épouvante...

Pendant qu'une foule d'hommes entouraient son lit et la couvaient des yeux, elle sentit la main du docteur écarter sa couverture et se glisser dans son lit, afin de lui prendre la main pour lui tâter le pouls.

Mlle de Fermont, rassemblant toutes ses forces dans un cri d'angoisse et de terreur, s'écria:

—Ma mère!... Au secours!... Ma mère!...

Par un hasard presque providentiel, au moment où les cris de Mlle de Fermont faisaient bondir le vieux comte de Saint-Remy sur sa chaise, car il reconnaissait cette voix, la porte de la salle s'ouvrit, et une jeune femme, vêtue de deuil, entra précipitamment, accompagnée du directeur de l'hospice.

Cette femme était la marquise d'Harville.

—De grâce, monsieur, dit-elle au directeur avec la plus grande anxiété, conduisez-moi auprès de Mlle de Fermont.

—Veuillez vous donner la peine de me suivre, madame la marquise, répondit respectueusement le directeur. Cette demoiselle est au numéro 17 de cette salle.

—Malheureuse enfant!... ici... ici..., dit Mme d'Harville en essuyant ses larmes. Ah! c'est affreux.

La marquise, précédée du directeur, s'approchait rapidement du groupe rassemblé auprès du lit de Mlle de Fermont, lorsqu'on entendit ces mots prononcés avec indignation:

—Je vous dis que cela est un meurtre infâme, vous la tuerez, monsieur.

—Mais, mon cher Saint-Remy, écoutez-moi donc...

—Je vous répète, monsieur, que votre conduite est atroce. Je regarde Mlle de Fermont comme ma fille; je vous défends d'en approcher; je vais la faire immédiatement transporter hors d'ici.

—Mais, mon cher ami, c'est un cas de fièvre lente nerveuse, très-rare... Je voulais essayer du phosphore... C'était une occasion unique. Promettez-moi au moins que je la soignerai, n'importe où vous l'emmeniez, puisque vous privez ma clinique d'un sujet aussi précieux.

—Si vous n'étiez pas un fou... vous seriez un monstre, reprit le comte de Saint-Remy.

Clémence écoutait ces mots avec une angoisse croissante; mais la foule était si compacte autour du lit qu'il fallut que le directeur dît à haute voix:

—Place, messieurs, s'il vous plaît, place à Mme la marquise d'Harville qui vient voir le numéro 17.

À ces mots, les élèves se rangèrent avec autant d'empressement que de respectueuse admiration, en voyant la charmante figure de Clémence, que l'émotion colorait des plus vives couleurs.

—Madame d'Harville! s'écria le comte de Saint-Remy en écartant rudement le docteur et en se précipitant vers Clémence. Ah c'est Dieu qui envoie ici un de ses anges. Madame... je savais que vous vous intéressiez à ces deux infortunées. Plus heureuse que moi, vous les avez trouvées... tandis que moi, c'est... le hasard... qui m'a conduit ici... et pour assister à une scène d'une barbarie inouïe. Malheureuse enfant! Voyez, madame... voyez. Et vous, messieurs, au nom de vos filles ou de vos sœurs, ayez pitié d'une enfant de seize ans, je vous en supplie... laissez-la seule avec madame et ces bonnes religieuses. Lorsqu'elle aura repris ses sens... je la ferai transporter hors d'ici.

—Soit... je signerai sa sortie! s'écria le docteur; mais je m'attacherai à ses pas... mais je me cramponnerai à vous. C'est un sujet qui m'appartient... et vous aurez beau faire... je la soignerai... je ne risquerai pas le phosphore, bien entendu, mais je passerai les nuits s'il le faut... comme je les ai passées auprès de vous, ingrat Saint-Remy... car cette fièvre est aussi curieuse que l'était la vôtre. Ce sont deux sœurs qui ont le même droit à mon intérêt.

—Maudit homme, pourquoi avez-vous tant de science? dit le comte sachant qu'en effet il ne pourrait confier Mlle de Fermont à des mains plus habiles.

—Eh! mon Dieu, c'est tout simple! lui dit le docteur à l'oreille, j'ai beaucoup de science parce que j'étudie, parce que j'essaye, parce que je risque et pratique beaucoup sur mes sujets... soit dit sans calembour. Ah çà! j'aurai donc ma fièvre lente, vilain bourru?

—Oui... mais cette jeune fille est-elle transportable?

—Certainement.

—Alors... pour Dieu... retirez-vous.

—Allons, messieurs, dit le prince de la science, notre clinique sera privée d'une étude précieuse... mais je vous tiendrai au courant.

Et le docteur Griffon, accompagné de son auditoire, continua sa visite, laissant M. de Saint-Remy et Mme d'Harville auprès de Mlle de Fermont.