VI
Aveux
Après la lecture de la lettre du prince, père d'Henri, Rodolphe resta quelque temps triste et pensif; puis, un rayon d'espoir éclairant son front, il revint auprès de sa fille, à qui Clémence prodiguait en vain les plus tendres consolations.
—Mon enfant, tu l'as dit toi-même, Dieu a voulu que ce jour fût celui des explications solennelles, dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, je ne prévoyais pas qu'une nouvelle et grave circonstance dût encore justifier tes paroles.
—De quoi s'agit-il, mon père?
—Mon ami, qu'y a-t-il?
—De nouveaux sujets de crainte.
—Pour qui donc, mon père?
—Pour toi.
—Pour moi?
—Tu ne nous as avoué que la moitié de tes chagrins, pauvre enfant.
—Soyez assez bon pour vous expliquer, mon père, dit Fleur-de-Marie en rougissant.
—Maintenant je le puis, je n'ai pu le faire plus tôt, ignorant que tu désespérais à ce point de ton sort. Écoute, ma fille chérie, tu te crois, ou plutôt tu es bien malheureuse. Lorsqu'au commencement de notre entretien tu m'as parlé des espérances qui te restaient, j'ai compris... mon cœur a été brisé... car il s'agissait pour moi de te perdre à jamais, de te voir t'enfermer dans un cloître, de te voir descendre vivante dans un tombeau. Tu voudrais entrer au couvent...
—Mon père...
—Mon enfant, est-ce vrai?
—Oui, si vous me le permettez, répondit Fleur-de-Marie d'une voix étouffée.
—Nous quitter! s'écria Clémence.
—L'abbaye de Sainte-Hermangilde est bien rapprochée de Gerolstein: je vous verrai souvent, vous et mon père.
—Songez donc que de tels vœux sont éternels, ma chère enfant. Vous n'avez pas dix-huit ans, et peut-être un jour...
—Oh! je ne me repentirai jamais de la résolution que je prends: je ne trouverai le repos et l'oubli que dans la solitude d'un cloître, si toutefois mon père, et vous, ma seconde mère, vous me continuez votre affection.
—Les devoirs, les consolations de la vie religieuse pourraient, en effet, dit Rodolphe, sinon guérir, du moins calmer les douleurs de ta pauvre âme abattue et déchirée. Et, quoiqu'il s'agisse de la moitié du bonheur de ma vie, il se peut que j'approuve ta résolution. Je sais ce que tu souffres, et je ne dis pas que le renoncement au monde ne doive pas être le terme fatalement logique de ta triste existence.
—Quoi! vous aussi, Rodolphe! s'écria Clémence.
—Permettez-moi, mon amie, d'exprimer toute ma pensée, reprit Rodolphe. Puis, s'adressant à sa fille: Mais avant de prendre cette détermination extrême, il faut examiner si un autre avenir ne serait pas plus selon tes vœux et selon les nôtres. Dans ce cas, aucun sacrifice ne me coûterait pour assurer ton avenir.
Fleur-de-Marie et Clémence firent un mouvement de surprise; Rodolphe reprit en regardant fixement sa fille:
—Que penses-tu... de ton cousin le prince Henri?
Fleur-de-Marie tressaillit et devint pourpre.
Après un moment d'hésitation elle se jeta dans les bras du prince en pleurant.
—Tu l'aimes, pauvre enfant!
—Vous ne me l'aviez jamais demandé, mon père! répondit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux.
—Mon ami, nous ne nous étions pas trompés, dit Clémence.
—Ainsi, tu l'aimes..., ajouta Rodolphe en prenant les mains de sa fille dans les siennes; tu l'aimes bien, mon enfant chérie?
—Oh! si vous saviez, reprit Fleur-de-Marie, ce qu'il m'en a coûté de vous cacher ce sentiment dès que je l'ai eu découvert dans mon cœur. Hélas! à la moindre question de votre part, je vous aurais tout avoué... Mais la honte me retenait et m'aurait toujours retenue.
—Et crois-tu qu'Henri connaisse ton amour pour lui? dit Rodolphe.
—Grand Dieu! mon père, je ne le pense pas! s'écria Fleur-de-Marie avec effroi.
—Et lui... crois-tu qu'il t'aime?
—Non, mon père... non... Oh! j'espère que non... il souffrirait trop.
—Et comment cet amour est-il venu, mon ange aimé?
—Hélas! presque à mon insu... Vous vous souvenez d'un portrait de page?
—Qui se trouve dans l'appartement de l'abbesse de Sainte-Hermangilde... c'était le portrait d'Henri.
—Oui, mon père... Croyant cette peinture d'une autre époque, un jour, en votre présence, je ne cachai pas à la supérieure que j'étais frappée de la beauté de ce portrait. Vous me dîtes alors, en plaisantant, que ce tableau représentait un de nos parents d'autrefois, qui, très-jeune encore, avait montré un grand courage et d'excellentes qualités. La grâce de cette figure, jointe à ce que vous me dîtes du noble caractère de ce parent, ajouta encore à ma première impression... Depuis ce jour, souvent je m'étais plu à me rappeler ce portrait, et cela sans le moindre scrupule, croyant qu'il s'agissait d'un de nos cousins mort depuis longtemps... Peu à peu, je m'habituai à ces douces pensées... sachant qu'il ne m'était pas permis d'aimer sur cette terre..., ajouta Fleur-de-Marie avec une expression navrante, et en laissant de nouveau couler ses larmes. Je me fis de ces rêveries bizarres une sorte de mélancolique intérêt, moitié sourire et moitié larmes; je regardai ce joli page des temps passés comme un fiancé d'outre-tombe... que je retrouverais peut-être un jour dans l'éternité; il me semblait qu'un tel amour était seul digne d'un cœur qui vous appartenait tout entier, mon père... Mais pardonnez-moi ces tristes enfantillages.
—Rien de plus touchant, au contraire, pauvre enfant! dit Clémence profondément émue.
—Maintenant, reprit Rodolphe, je comprends pourquoi tu m'as reproché un jour, d'un air chagrin, de t'avoir trompée sur ce portrait.
—Hélas! oui, mon père... Jugez de ma confusion, lorsque plus tard la supérieure m'apprit que ce portrait était celui de son neveu, l'un de nos parents... Alors, mon trouble fut extrême, je tâchai d'oublier mes premières impressions, mais, plus j'y tâchais, plus elles s'enracinaient dans mon cœur, par suite même de la persévérance de mes efforts... Malheureusement encore, souvent je vous entendis, mon père, vanter le cœur, l'esprit, le caractère du prince Henri...
—Tu l'aimais déjà, mon enfant chérie, alors que tu n'avais encore vu que son portrait et entendu parler que de ses rares qualités.
—Sans l'aimer, mon père, je sentais pour lui un attrait que je me reprochais amèrement; mais je me consolais en pensant que personne au monde ne saurait ce triste secret, qui me couvrait de honte à mes propres yeux. Oser aimer... moi... moi... et puis ne pas me contenter de votre tendresse, de celle de ma seconde mère! Ne vous devais-je pas assez pour employer toutes les forces, toutes les ressources de mon cœur à vous chérir tous deux?... Oh! croyez-moi, parmi mes reproches, ces derniers furent les plus douloureux. Enfin, pour la première fois je vis mon cousin... à cette grande fête que vous donniez à l'archiduchesse Sophie; le prince Henri ressemblait d'une manière si saisissante à son portrait que je le reconnus tout d'abord... Le soir même, mon père, vous m'avez présenté à mon cousin, en autorisant entre nous l'intimité que permet la parenté.
—Eh bientôt vous vous êtes aimés?
—Ah! mon père, il exprimait son respect, son attachement, son admiration pour vous avec tant d'éloquence... vous m'aviez dit vous-même tant de bien de lui!...
—Il le méritait... Il n'est pas de caractère plus élevé, il n'est pas de meilleur et de plus valeureux cœur.
—Ah! de grâce, mon père... ne le louez pas ainsi... Je suis déjà si malheureuse!...
—Et moi, je tiens à te bien convaincre de toutes les rares qualités de ton cousin... Ce que je te dis t'étonne... Je le conçois, mon enfant... Continue...
—Je sentais le danger que je courais en voyant le prince Henri chaque jour, et je ne pouvais me soustraire à ce danger. Malgré mon aveugle confiance en vous, mon père, je n'osais vous exprimer mes craintes. Je mis tout mon courage à cacher cet amour; pourtant, je vous l'avoue, mon père, malgré mes remords, souvent, dans cette fraternelle intimité de chaque jour, oubliant le passé, j'éprouvai des éclairs de bonheur inconnu jusqu'alors, mais bientôt suivis, hélas! de sombres désespoirs, dès que je retombais sous l'influence de mes tristes souvenirs... Car, hélas! s'ils me poursuivaient au milieu des hommages et des respects de personnes presque indifférentes, jugez, jugez... mon père, de mes tortures, lorsque le prince Henri me prodiguait les louanges les plus délicates... m'entourait d'une adoration candide et pieuse, mettant, disait-il, l'attachement fraternel qu'il ressentait pour moi sous la sainte protection de sa mère, qu'il avait perdue bien jeune. Du moins, ce doux nom de sœur qu'il me donnait, je tâchais de le mériter, en conseillant mon cousin sur son avenir, selon mes faibles lumières, en m'intéressant à tout ce qui le touchait, en me promettant de toujours vous demander pour lui votre bienveillant appui... Mais souvent, aussi, que de tourments, que de pleurs dévorés, lorsque par hasard le prince Henri m'interrogeait sur mon enfance, sur ma première jeunesse... Oh! tromper... toujours tromper... toujours craindre... toujours mentir, toujours trembler devant le regard de celui qu'on aime et qu'on respecte, comme le criminel tremble devant le regard inexorable de son juge!... Oh! mon père! j'étais coupable, je le sais, je n'avais pas le droit d'aimer; mais j'expiais ce triste amour par bien des douleurs... Que vous dirai-je? Le départ du prince Henri, en me causant un nouveau et violent chagrin, m'a éclairée... J'ai vu que je l'aimais plus encore que je ne croyais... Aussi, ajouta Fleur-de-Marie avec accablement, et comme si cette confession eût épuisé ses forces, bientôt je vous aurais fait cet aveu, car ce fatal amour a comblé la mesure de ce que je souffre... Dites, maintenant que vous savez tout, dites, mon père, est-il pour moi un autre avenir que celui du cloître?
—Il en est un autre, mon enfant... oui... et cet avenir est aussi doux et aussi riant, aussi heureux que celui du couvent est morne et sinistre!
—Que dites-vous, mon père?
—Écoute-moi à mon tour... Tu sens bien que je t'aime trop, que ma tendresse est trop clairvoyante pour que ton amour et celui d'Henri m'aient échappé; au bout de quelques jours, je fus certain qu'il t'aimait, plus encore peut-être que tu ne l'aimes...
—Mon père... non... non... c'est impossible, il ne m'aime pas à ce point.
—Il t'aime, te dis-je... Il t'aime avec passion, avec délire.
—Ô mon Dieu! Mon Dieu!
—Écoute encore... lorsque je t'ai fait cette plaisanterie du portrait, j'ignorais qu'Henri dût venir bientôt voir sa tante à Gerolstein. Lorsqu'il y vint, je cédai au penchant qu'il m'a toujours inspiré; je l'invitai à nous voir souvent... Jusqu'alors, je l'avais traité comme mon fils, je ne changeai rien à ma manière d'être envers lui... Au bout de quelques jours, Clémence et moi nous ne pûmes douter de l'attrait que vous éprouviez l'un pour l'autre... Si ta position était plus douloureuse, ma pauvre enfant, la mienne aussi était pénible, et surtout d'une délicatesse extrême... Comme père, sachant les rares et excellentes qualités d'Henri, je ne pouvais qu'être profondément heureux de votre attachement, car jamais je n'aurais pu rêver un époux plus digne de toi.
—Ah! mon père... pitié! pitié!
—Mais, comme homme d'honneur, je songeais au triste passé de mon enfant... Aussi, loin d'encourager les espérances d'Henri, dans plusieurs entretiens je lui donnai des conseils absolument contraires à ceux qu'il aurait dû attendre de moi si j'avais songé à lui accorder ta main. Dans des conjonctures si délicates, comme père et comme homme d'honneur, je devais garder une neutralité rigoureuse, ne pas encourager l'amour de ton cousin, mais le traiter avec la même affabilité que par le passé... Tu as été jusqu'ici si malheureuse, mon enfant chérie, que, te voyant pour ainsi dire te ranimer sous l'influence de ce noble et pur amour, pour rien au monde je n'aurais voulu te ravir ces joies divines et rares. En admettant même que cet amour dût être brisé plus tard... tu aurais au moins connu quelques jours d'innocent bonheur... Et puis, enfin... cet amour pouvait assurer ton repos à venir...
—Mon repos?
—Écoute encore... Le père d'Henri, le prince Paul, vient de m'écrire; voici sa lettre... Quoiqu'il regarde cette alliance comme une faveur inespérée... il me demande ta main pour son fils, qui, me dit-il, éprouve pour toi l'amour le plus respectueux et le plus passionné.
—Ô mon Dieu! Mon Dieu! dit Fleur-de-Marie, en cachant son visage dans ses mains, j'aurais pu être si heureuse!
—Courage, ma fille bien-aimée! Si tu le veux, ce bonheur est à toi! s'écria tendrement Rodolphe.
—Oh! jamais!... Jamais!... Oubliez-vous?...
—Je n'oublie rien... Mais que demain tu entres au couvent, non-seulement je te perds à jamais... mais tu me quittes pour une vie de larmes et d'austérités... Eh bien! te perdre pour te perdre... qu'au moins je te sache heureuse et mariée à celui que tu aimes... et qui t'adore.
—Mariée avec lui... moi, mon père!...
—Oui... mais à la condition que, sitôt après votre mariage, contracté ici la nuit, sans d'autres témoins que Murph pour toi et que le baron de Graün pour Henri, vous partirez tous deux pour aller dans quelque tranquille retraite de Suisse ou d'Italie, vivre inconnus, en riches bourgeois. Maintenant, ma fille chérie, sais-tu pourquoi je me résigne à t'éloigner de moi? Sais-tu pourquoi je désire qu'Henri quitte son titre une fois hors de l'Allemagne? C'est que je suis sûr qu'au milieu d'un bonheur solitaire, concentrée dans une existence dépouillée de tout faste, peu à peu tu oublieras cet odieux passé, qui t'est surtout pénible parce qu'il contraste amèrement avec les cérémonieux hommages dont à chaque instant tu es entourée.
—Rodolphe a raison, s'écria Clémence. Seule avec Henri, continuellement heureuse de son bonheur et du vôtre, il ne vous restera pas le temps de songer à vos chagrins d'autrefois, mon enfant.
—Puis, comme il me serait impossible d'être longtemps sans te voir, chaque année Clémence et moi nous irons vous visiter.
—Et un jour... lorsque la plaie dont vous souffrez tant, pauvre petite, sera cicatrisée... lorsque vous aurez trouvé l'oubli dans le bonheur... et ce moment arrivera plus tôt que vous ne le pensez... vous reviendrez près de nous pour ne plus nous quitter!
—L'oubli dans le bonheur!... murmura Fleur-de-Marie qui, malgré elle, se laissait bercer par ce songe enchanteur.
—Oui... oui, mon enfant, reprit Clémence, lorsqu'à chaque instant du jour vous vous verrez bénie, respectée, adorée par l'époux de votre choix, par l'homme dont votre père vous a mille fois vanté le cœur noble et généreux... aurez-vous le loisir de songer au passé? Et, lors même que vous y songeriez... comment ce passé vous attristerait-il? Comment vous empêcherait-il de croire à la radieuse félicité de votre mari?
—Enfin c'est vrai... car dis-moi, mon enfant, reprit Rodolphe, qui pouvait à peine contenir des larmes de joie en voyant sa fille ébranlée, en présence de l'idolâtrie de ton mari pour toi... lorsque tu auras la conscience et la preuve du bonheur qu'il te doit... quels reproches pourras-tu te faire?
—Mon père..., dit Fleur-de-Marie, oubliant le passé pour cette espérance ineffable, tant de bonheur me serait-il encore réservé?
—Ah! j'en étais bien sûr! s'écria Rodolphe dans un élan de joie triomphante, est-ce qu'après tout un père qui le veut... ne peut pas rendre au bonheur son enfant adorée?...
—Elle mérite tant... que nous devions être exaucés, mon ami, dit Clémence en partageant le ravissement du prince.
—Épouser Henri... et un jour... passer ma vie entre lui... ma seconde mère... et mon père..., répéta Fleur-de-Marie, subissant de plus en plus la douce ivresse de ces pensées.
—Oui, mon ange aimé, nous serons tous heureux!... Je vais répondre au père d'Henri que je consens au mariage, s'écria Rodolphe en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras avec une émotion indicible. Rassure-toi, notre séparation sera passagère... les nouveaux devoirs que le mariage va t'imposer raffermiront encore tes pas dans cette voie d'oubli et de félicité où tu vas marcher désormais... car, enfin, si un jour tu es mère, ce ne sera pas seulement pour toi qu'il te faudra être heureuse...
—Ah! s'écria Fleur-de-Marie avec un cri déchirant, car ce mot de mère la réveilla du songe enchanteur qui la berçait, mère!... moi? Oh! jamais! Je suis indigne de ce saint nom... Je mourrais de honte devant mon enfant... si je n'étais pas morte de honte devant son père... en lui faisant l'aveu du passé...
—Que dit-elle? mon Dieu! s'écria Rodolphe, foudroyé par ce brusque changement...
—Moi mère! reprit Fleur-de-Marie avec une amertume désespérée, moi respectée, moi bénie par un enfant innocent et candide! Moi autrefois l'objet du mépris de tous! Moi profaner ainsi le nom sacré de mère... oh! jamais... Misérable folle que j'étais de me laisser entraîner à un espoir indigne!...
—Ma fille, par pitié, écoute-moi.
Fleur-de-Marie se leva droite, pâle, et belle de la majesté d'un malheur incurable.
—Mon père... nous oublions qu'avant de m'épouser... le prince Henri doit connaître ma vie passée.
—Je ne l'avais pas oublié, s'écria Rodolphe; il doit tout savoir... il saura tout...
—Et vous ne voulez pas que je meure... de me voir ainsi dégradée à ses yeux?
—Mais il saura aussi quelle irrésistible fatalité t'a jetée dans l'abîme... mais il saura ta réhabilitation.
—Et il sentira enfin, reprit Clémence en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras, que lorsque je vous appelle ma fille... il peut sans honte vous appeler sa femme...
—Et moi... ma mère... j'aime trop... j'estime trop le prince Henri pour jamais lui donner une main qui a été touchée par les bandits de la Cité...
Peu de temps après cette scène douloureuse, on lisait dans la Gazette officielle de Gerolstein:
«Hier a eu lieu, en l'abbaye grand-ducale de Sainte-Hermangilde, en présence de Son Altesse Royale le grand-duc régnant et de toute la cour, la prise de voile de très-haute et très-puissante princesse Son Altesse Amélie de Gerolstein.
«Le noviciat a été reçu par l'illustrissime et révérendissime seigneur monseigneur Charles-Maxime, archevêque duc d'Oppenheim; monseigneur Annibal-André Montano, des princes de Delphes, évêque de Ceuta in partibus infidelium et nonce apostolique, y a donné le salut et la bénédiction papale.
«Le sermon a été prononcé par le révérendissime seigneur Pierre d'Asfeld, chanoine du chapitre de Cologne, comte du Saint-Empire romain.
«VENI, CREATOR OPTIME.»
VII
La profession
RODOLPHE À CLÉMENCE
Gerolstein, 12 janvier 1842 [35]
En me rassurant complètement aujourd'hui sur la santé de votre père, mon amie, vous me faites espérer que vous pourrez, avant la fin de cette semaine, le ramener ici. Je l'avais prévenu que dans la résidence de Rosenfeld, située au milieu des forêts, il serait exposé, malgré toutes les précautions possibles, à l'âpre rigueur de nos froids; malheureusement sa passion pour la chasse a rendu nos conseils inutiles. Je vous en conjure, Clémence, dès que votre père pourra supporter le mouvement de la voiture, partez aussitôt; quittez ce pays sauvage et cette sauvage demeure, seulement habitable pour ces vieux Germains au corps de fer dont la race a disparu.
Je tremble qu'à votre tour vous ne tombiez malade; les fatigues de ce voyage précipité, les inquiétudes auxquelles vous avez été en proie jusqu'à votre arrivée auprès de votre père, toutes ces causes ont dû réagir cruellement sur vous. Que n'ai-je pu vous accompagner!...
Clémence, je vous en supplie, pas d'imprudence; je sais combien vous êtes vaillante et dévouée... je sais de quels soins empressés vous allez entourer votre père; mais il serait aussi désespéré que moi si votre santé s'altérait pendant ce voyage. Je déplore doublement la maladie du comte, car elle vous éloigne de moi dans un moment où j'aurais puisé bien des consolations dans votre tendresse...
La cérémonie de la profession de notre pauvre enfant est toujours fixée à demain... à demain 13 janvier, époque fatale... C'est le TREIZE JANVIER que j'ai tiré l'épée contre mon père...
Ah! mon amie... je m'étais cru pardonné trop tôt... L'enivrant espoir de passer ma vie auprès de vous et de ma fille m'avait fait oublier que ce n'était pas moi, mais elle, qui avait été punie jusqu'à présent, et que mon châtiment était encore à venir.
Et il est venu... lorsqu'il y a six mois l'infortunée nous a dévoilé la double torture de son cœur: sa honte incurable du passé... jointe à son malheureux amour pour Henri...
Ces deux amers et brûlants ressentiments exaltés l'un par l'autre, devaient, par une logique fatale, amener son inébranlable résolution de prendre le voile. Vous le savez, mon amie, en combattant ce dessein de toutes les forces de notre adoration pour elle, nous ne pouvions nous dissimuler que sa digne et courageuse conduite eût été la nôtre. Que répondre à ces mots terribles: «J'aime trop le prince Henri pour lui donner une main touchée par les bandits de la Cité»?
Elle a dû se sacrifier à ses nobles scrupules, au souvenir ineffaçable de sa honte! Elle l'a fait vaillamment... Elle a renoncé aux splendeurs du monde, elle est descendue des marches d'un trône pour s'agenouiller, vêtue de bure, sur la dalle d'une église; elle a croisé ses mains sur sa poitrine, courbé sa tête angélique... ses beaux cheveux blonds que j'aimais tant, et que je conserve comme un trésor, sont tombés tranchés par le fer...
Ô mon amie, vous savez notre émotion déchirante à ce moment lugubre et solennel; cette émotion est, à cette heure, aussi poignante que par le passé... En vous écrivant ces mots, je pleure comme un enfant.
Je l'ai vue ce matin; quoiqu'elle m'ait paru moins pâle que d'habitude, et qu'elle prétende ne pas souffrir... sa santé m'inquiète, mortellement. Hélas! lorsque, sous le voile et le bandeau qui entourent son noble front, je vois ses traits amaigris qui ont la froide blancheur du marbre, et qui font paraître ses grands yeux bleus plus grands encore, je ne puis m'empêcher de songer au doux et pur éclat dont brillait sa beauté lors de notre mariage. Jamais, n'est-ce pas? nous ne l'avions vue plus charmante... notre bonheur semblait rayonner sur son délicieux visage.
Comme je vous le disais, je l'ai vue ce matin; elle n'est pas prévenue que la princesse Juliane se démet volontairement en sa faveur de sa dignité abbatiale: demain donc, jour de sa profession, notre enfant sera élue abbesse, puisqu'il y a unanimité parmi les demoiselles nobles de la communauté pour lui conférer cette dignité[36].
Depuis le commencement de son noviciat, il n'y a qu'une voix sur sa piété, sur sa charité, sur sa religieuse exactitude à remplir toutes les règles de son ordre, dont elle exagère malheureusement les austérités... Elle a exercé dans ce couvent l'influence qu'elle exerce partout, sans y prétendre et en l'ignorant, ce qui en augmente la puissance...
Son entretien de ce matin m'a confirmé ce dont je me doutais; elle n'a pas trouvé dans la solitude du cloître et dans la pratique sévère de la vie monastique le repos et l'oubli... elle se félicite pourtant de sa résolution, qu'elle considère comme l'accomplissement d'un devoir impérieux; mais elle souffre toujours, car elle n'est pas née pour ces contemplations mystiques, au milieu desquelles certaines personnes, oubliant toutes les affections, tous les souvenirs terrestres, se perdent en ravissements ascétiques.
Non, Fleur-de-Marie croit, elle prie, elle se soumet à la rigoureuse et dure observance de son ordre; elle prodigue les consolations les plus évangéliques, les soins les plus humbles aux pauvres femmes malades qui sont traitées dans l'hospice de l'abbaye. Elle a refusé jusqu'à l'aide d'une sœur converse pour le modeste ménage de cette triste cellule froide et nue où nous avons remarqué avec un si douloureux étonnement, vous vous le rappelez, mon amie, les branches desséchées de son petit rosier, suspendues au-dessous de son christ. Elle est enfin l'exemple chéri, le modèle vénéré de la communauté... Mais elle me l'a avoué ce matin, en se reprochant cette faiblesse avec amertume, elle n'est pas tellement absorbée par la pratique et par les austérités de la vie religieuse, que le passé ne lui apparaisse sans cesse non-seulement tel qu'il a été... mais tel qu'il aurait pu être.
—Je m'en accuse, mon père, me disait-elle avec cette calme et douce résignation que vous lui connaissez, je m'en accuse, mais je ne puis m'empêcher de songer souvent, que, si Dieu avait voulu m'épargner la dégradation qui a flétri à jamais mon avenir, j'aurais pu vivre toujours auprès de vous, aimée de l'époux de votre choix. Malgré moi, ma vie se partage entre ces douloureux regrets et les effroyables souvenirs de la Cité. En vain je prie Dieu de me délivrer de ces obsessions, de remplir uniquement mon cœur de son pieux amour, de ses saintes espérances, de me prendre enfin tout entière, puisque je veux me donner tout entière à lui... il n'exauce pas mes vœux... sans doute parce que mes préoccupations terrestres me rendent indigne d'entrer en communication avec lui.
—Mais alors, m'écriai-je, saisi d'une folle lueur d'espérance, il en est temps encore, aujourd'hui ton noviciat finit, mais c'est seulement demain qu'aura lieu ta profession solennelle; tu es encore libre, renonce à cette vie si rude et si austère qui ne t'offre pas les consolations que tu attendais; souffrir pour souffrir, viens souffrir dans nos bras, notre tendresse adoucira tes chagrins.
Secouant tristement la tête, elle me répondit avec cette inflexible justesse de raisonnement qui nous a si souvent frappés:
—Sans doute, mon bon père, la solitude est bien triste pour moi... pour moi déjà si habituée à vos tendresses de chaque instant. Sans doute je suis poursuivie par d'amers regrets, de navrants souvenirs; mais au moins j'ai la conscience d'accomplir un devoir... mais je comprends, mais je sais que partout ailleurs qu'ici je serais déplacée; je me retrouverais dans cette condition si cruellement fausse... dont j'ai déjà tant souffert... et pour moi... et pour vous... car j'ai ma fierté aussi. Votre fille sera ce qu'elle doit être... fera ce qu'elle doit faire, subira ce qu'elle doit subir... Demain tous sauraient de quelle fange vous m'avez tirée... qu'en me voyant repentante au pied de la croix on me pardonnerait peut-être le passé en faveur de mon humilité présente... Et il n'en serait pas ainsi, n'est-ce pas? mon bon père, si l'on me voyait, comme il y a quelques mois, briller au milieu des splendeurs de votre cour. D'ailleurs, satisfaire aux justes et sévères exigences du monde, c'est me satisfaire moi-même; aussi je remercie et je bénis Dieu de toute la puissance de mon âme, en songeant que lui seul pouvait offrir à votre fille un asile et une position dignes d'elle et de vous... une position enfin qui ne formât pas un affligeant contraste avec ma dégradation première... et pût mériter le seul respect qui me soit dû... celui que l'on accorde au repentir et à l'humilité sincères.
Hélas! Clémence... que répondre à cela?...
Fatalité! Fatalité! Car cette malheureuse enfant est douée, si cela peut se dire, d'une inexorable logique en tout ce qui touche les délicatesses du cœur et de l'honneur. Avec un esprit et une âme pareils, il ne faut pas songer à pallier, à tourner les positions fausses; il faut en subir les implacables conséquences...
Je l'ai quittée, comme toujours, le cœur brisé.
Sans fonder le moindre espoir sur cette entrevue, qui sera la dernière avant sa profession, je m'étais dit: «Aujourd'hui encore elle peut renoncer au cloître.» Mais vous le voyez, mon amie, sa volonté est irrévocable, et je dois, hélas! en convenir avec elle et répéter ses paroles: «Dieu seul pouvait lui offrir un asile et une position dignes d'elle et de moi.»
Encore une fois, sa résolution est admirablement convenable et logique au point de vue de la société où nous vivons... Avec l'exquise susceptibilité de Fleur-de-Marie, il n'y a pas pour elle d'autre condition possible. Mais, je vous l'ai dit bien souvent, mon amie, si des devoirs sacrés, plus sacrés encore que ceux de la famille, ne me retenaient pas au milieu de ce peuple qui m'aime et dont je suis un peu la providence, je serais allé avec vous, ma fille, Henri et Murph, vivre heureux et obscur dans quelque retraite ignorée. Alors, loin des lois impérieuses d'une société impuissante à guérir les maux qu'elle a faits, nous aurions bien forcé cette malheureuse enfant au bonheur et à l'oubli... tandis qu'ici, au milieu de cet éclat, de ce cérémonial, si restreint qu'il fût, c'était impossible... Mais encore une fois... fatalité! fatalité! je ne puis abdiquer mon pouvoir sans compromettre le bonheur de ce peuple, qui compte sur moi... Braves et dignes gens! qu'ils ignorent toujours ce que leur fidélité me coûte!...
Adieu, tendrement adieu, ma bien-aimée Clémence. Il m'est presque consolant de vous voir aussi affligée que moi du sort de mon enfant, car ainsi je puis dire notre chagrin, et il n'y a pas d'égoïsme dans ma souffrance.
Quelquefois je me demande avec effroi ce que je serais devenu sans vous au milieu de circonstances si douloureuses... Souvent aussi ces pensées m'apitoient encore davantage sur le sort de Fleur-de-Marie... Car vous me restez, vous... Et à elle, que lui reste-t-il?
Adieu encore, et tristement adieu, noble amie, bon ange des jours mauvais. Revenez bientôt; cette absence vous pèse autant qu'à moi...
À vous ma vie et mon amour!... âme et cœur, à vous!
R.
Je vous envoie cette lettre par un courrier; à moins de changement imprévu, je vous en expédierai une autre demain, sitôt après la triste cérémonie. Mille vœux et espoirs à votre père pour son prompt rétablissement. J'oubliais de vous donner des nouvelles du pauvre Henri. Son état s'améliore et ne donne plus de si graves inquiétudes. Son excellent père, malade lui-même, a retrouvé des forces pour le soigner, pour le veiller; miracle d'amour paternel qui ne nous étonne pas, nous autres.
Ainsi donc, amie, à demain... demain, jour sinistre et néfaste pour moi!
À vous encore, à vous toujours.
R.
Abbaye de Sainte-Hermangilde,
quatre heures du matin.
Rassurez-vous, Clémence, rassurez-vous, quoique l'heure à laquelle je vous écris cette lettre et le lieu d'où elle est datée doivent vous effrayer...
Grâce à Dieu, le danger est passé; mais la crise a été terrible...
Hier, après vous avoir écrit, agité par je ne sais quel funeste pressentiment, me rappelant la pâleur, l'air souffrant de ma fille, l'état de faiblesse où elle languit depuis quelque temps, songeant enfin qu'elle devait passer en prières, dans une immense et glaciale église, presque toute cette nuit qui précède sa profession, j'ai envoyé Murph et David à l'abbaye demander à la princesse Juliane de leur permettre de rester jusqu'à demain dans la maison extérieure qu'Henri habitait ordinairement. Ainsi ma fille pouvait avoir de prompts secours et moi de ses nouvelles si, comme je le craignais, les forces lui manquaient pour accomplir cette rigoureuse... je ne veux pas dire cruelle... obligation de rester une nuit de janvier en prières par un froid excessif. J'avais aussi écrit à Fleur-de-Marie que, tout en respectant l'exercice de ses devoirs religieux, je la suppliais de songer à sa santé et de faire sa veillée de prières dans sa cellule et non dans l'église. Voici ce qu'elle m'a répondu:
«Mon bon père, je vous remercie du plus profond de mon cœur de cette nouvelle et tendre preuve de votre intérêt. N'ayez aucune inquiétude; je me crois en état d'accomplir mon devoir. Votre fille, mon bon père, ne peut témoigner ni crainte ni faiblesse. La règle est telle, je dois m'y conformer. En résultât-il quelques souffrances physiques, c'est avec joie que je les offrirais à Dieu. Vous m'approuverez, je l'espère, vous qui avez toujours pratiqué le renoncement et le devoir avec tant de courage. Adieu, mon bon père, je ne vous dirai pas que je vais prier pour vous. En priant Dieu, je vous prie toujours, car il m'est impossible de ne pas vous confondre avec la divinité que j'implore. Vous avez été pour moi sur la terre ce que Dieu, si je le mérite, sera pour moi dans le ciel.
«Daignez bénir ce soir votre fille par la pensée, mon bon père... Elle sera demain l'épouse du Seigneur.
«Elle vous baise la main avec un pieux respect.
«Sœur AMÉLIE»
Cette lettre, que je ne pus lire sans fondre en larmes, me rassura pourtant quelque peu; je devais, moi aussi, accomplir une veillée sinistre.
La nuit venue, j'allai m'enfermer dans le pavillon que j'ai fait construire non loin du monument élevé au souvenir de mon père, en expiation de cette nuit fatale...
Vers une heure du matin, j'entendis la voix de Murph; je frissonnai d'épouvante. Il arrivait en toute hâte du couvent.
Que vous dirai-je, mon amie? Ainsi que je l'avais prévu, la malheureuse enfant, malgré son courage et sa volonté, n'a pas eu la force d'accomplir entièrement cette pratique barbare, dont il avait été impossible à la princesse Juliane de la dispenser, la règle étant formelle à ce sujet.
À huit heures du soir, Fleur-de-Marie s'est agenouillée sur la pierre de cette église. Jusqu'à plus de minuit elle a prié. Mais, à cette heure, succombant à sa faiblesse, à cet horrible froid, à son émotion, car elle a longuement et silencieusement pleuré, elle s'est évanouie. Deux religieuses, qui, par ordre de la princesse Juliane, avaient partagé sa veillée, vinrent la relever et la transportèrent dans sa cellule.
David fut à l'instant prévenu. Murph monta en voiture, accourut me chercher. Je volai au couvent; je fus reçu par la princesse Juliane. Elle me dit que David craignait que ma vue ne fît une trop vive impression sur ma fille; que son évanouissement, dont elle était revenue, ne présentait rien de très-alarmant, ayant été causé seulement par une grande faiblesse.
D'abord une horrible pensée me vint. Je crus qu'on voulait me cacher quelque grand malheur, ou du moins me préparer à l'apprendre; mais la supérieure me dit: «Je vous l'affirme, monseigneur, la princesse Amélie est hors de danger; un léger cordial que le docteur David lui a fait prendre a ranimé ses forces.»
Je ne pouvais douter de ce que m'affirmait l'abbesse; je la crus, et j'attendis des nouvelles de ma fille avec une douloureuse impatience.
Au bout d'un quart d'heure d'angoisses, David revint. Grâce à Dieu, elle allait mieux, et elle avait voulu continuer sa veillée de prières dans l'église, en consentant seulement à s'agenouiller sur un coussin. Et, comme je me révoltais et m'indignais de ce que la supérieure et lui eussent accédé à son désir, ajoutant que je m'y opposais formellement, il me répondit qu'il eût été dangereux de contrarier la volonté de ma fille dans un moment où elle était sous l'influence d'une vive émotion nerveuse, et que d'ailleurs il était convenu avec la princesse Juliane que la pauvre enfant quitterait l'église à l'heure des matines pour prendre un peu de repos et se préparer à la cérémonie.
—Elle est donc maintenant à l'église? lui dis-je.
—Oui, monseigneur; mais avant une demi-heure elle l'aura quittée.
Je me fis aussitôt conduire à notre tribune du nord, d'où l'on domine tout le chœur.
Là, au milieu des ténèbres de cette vaste église, seulement éclairée par la pâle clarté de la lampe du sanctuaire, je la vis, près de la grille, agenouillée, les mains jointes, et priant encore avec ferveur.
Moi aussi je m'agenouillai en pensant à mon enfant.
Trois heures sonnèrent; deux sœurs assises dans les stalles, qui ne l'avaient pas quittée des yeux, vinrent lui parler bas. Au bout de quelques moments elle se signa, se releva et traversa le chœur d'un pas assez ferme; et pourtant, mon amie, lorsqu'elle passa sous la lampe, son visage me parut aussi blanc que le long voile qui flottait autour d'elle.
Je sortis aussitôt de la tribune, voulant d'abord aller la rejoindre; mais je craignis qu'une nouvelle émotion l'empêchât de goûter quelques moments de repos. J'envoyai David savoir comment elle se trouvait: il revint me dire qu'elle se sentait mieux et qu'elle allait tâcher de dormir un peu.
Je reste à l'abbaye pour la cérémonie qui aura lieu ce matin.
Je pense maintenant, mon amie, qu'il est inutile de vous envoyer cette lettre incomplète. Je la terminerai demain, en vous racontant les événements de cette triste journée.
À bientôt donc, mon amie. Je suis brisé de douleur, plaignez-moi.
Dernier chapitre
Le 13 janvier
RODOLPHE À CLÉMENCE.
Treize janvier... anniversaire maintenant doublement sinistre!!!
Mon amie... nous la perdons à jamais!
Tout est fini... tout!
Écoutez ce récit:
Il est donc vrai... on éprouve une volupté atroce à raconter une horrible douleur.
Hier je me plaignais du hasard qui vous retenait loin de moi... aujourd'hui, Clémence, je me félicite de ce que vous n'êtes pas ici: vous souffririez trop...
Ce matin, je sommeillais à peine, j'ai été éveillé par le son des cloches... j'ai tressailli d'effroi... cela m'a semblé funèbre... on eût dit un glas de funérailles.
En effet... ma fille est morte pour nous... morte, entendez-vous... Dès aujourd'hui, Clémence... il vous faut commencer à porter son deuil dans votre cœur, dans votre cœur toujours pour elle si maternel.
Que notre enfant soit ensevelie sous le marbre d'un tombeau ou sous la voûte d'un cloître... pour nous... quelle est la différence?
Dès aujourd'hui, entendez-vous, Clémence, il faut la regarder comme morte... D'ailleurs... elle est d'une si grande faiblesse... sa santé, altérée par tant de chagrins, par tant de secousses, est si chancelante... Pourquoi pas aussi cette autre mort, plus complète encore? La fatalité n'est pas lasse...
Et puis d'ailleurs... d'après ma lettre d'hier, vous devez comprendre que cela serait peut-être plus heureux pour elle... qu'elle fût morte.
Morte... ces cinq lettres ont une physionomie étrange... ne trouvez-vous pas?... quand on les écrit à propos d'une fille idolâtrée... d'une fille si belle... si charmante, d'une bonté si angélique... Dix-huit ans à peine... et morte au monde!...
Au fait... pour nous et pour elle, à quoi bon végéter souffrante dans la morne tranquillité de ce cloître? Qu'importe qu'elle vive, si elle est perdue pour nous? Elle doit tant l'aimer, la vie... que la fatalité lui a faite!...
Ce que je dis là est affreux... il y a un égoïsme barbare dans l'amour paternel!...
À midi, sa profession a eu lieu avec une pompe solennelle.
Caché derrière les rideaux de notre tribune, j'y ai assisté...
J'ai ressenti, mais avec encore plus d'intensité, toutes les poignantes émotions que nous avions éprouvées lors de son noviciat...
Chose bizarre! elle est adorée, on croit généralement qu'elle est attirée vers la vie religieuse par une irrésistible vocation, on devrait voir dans sa profession un événement heureux pour elle, et, au contraire, une accablante tristesse pesait sur la foule.
Au fond de l'église, parmi le peuple... j'ai vu deux sous-officiers de mes gardes, deux vieux et rudes soldats, baisser la tête et pleurer...
On eût dit qu'il y avait dans l'air un douloureux pressentiment... Du moins s'il était fondé, il n'est réalisé qu'à demi...
La profession terminée, on a ramené notre enfant dans la salle du chapitre, où devait avoir lieu la nomination de la nouvelle abbesse...
Grâce à mon privilège souverain, j'allai dans cette salle attendre Fleur-de-Marie au retour du chœur.
Elle rentra bientôt...
Son émotion, sa faiblesse étaient si grandes que deux sœurs la soutenaient...
Je fus effrayé, moins encore de sa pâleur et de la profonde altération de ses traits que de l'expression de son sourire... Il me parut empreint d'une sorte de satisfaction sinistre...
Clémence... je vous le dis... peut-être bientôt nous faudra-t-il du courage... bien du courage... Je sens pour ainsi dire en moi que notre enfant est mortellement frappée...
...Après tout, sa vie serait si malheureuse...
Voilà deux fois que je me dis, en pensant à la mort possible de ma fille... que cette mort mettrait du moins un terme à sa cruelle existence... Cette pensée est un horrible symptôme... Mais, si ce malheur doit nous frapper, il vaut mieux y être préparé, n'est-ce pas, Clémence?
Se préparer à un pareil malheur... c'est en savourer peu à peu et d'avance les lentes angoisses... C'est un raffinement de douleurs inouï... Cela est mille fois plus affreux que le coup qui vous frappe imprévu... Au moins la stupeur, l'anéantissement vous épargnent une partie de cet atroce déchirement...
Mais les usages de la compassion veulent qu'on vous prépare... Probablement je n'agirais pas autrement moi-même, pauvre amie... si j'avais à vous apprendre le funeste événement dont je vous parle... Ainsi épouvantez-vous... si vous remarquez que je vous entretiens d'elle... avec des ménagements, des détours d'une tristesse désespérée, après vous avoir annoncé que sa santé ne me donnait pourtant pas de graves inquiétudes.
Oui, épouvantez-vous, si je vous parle comme je vous écris maintenant... car, quoique je l'aie quittée assez calme il y a une heure pour venir terminer cette lettre, je vous le répète, Clémence, il me semble ressentir en moi qu'elle est plus souffrante qu'elle ne le paraît... Fasse le ciel que je me trompe, et que je prenne pour des pressentiments la désespérante tristesse que m'a inspirée cette cérémonie lugubre!
Fleur-de-Marie entra donc dans la grande salle du chapitre.
Toutes les stalles furent successivement occupées par les religieuses.
Elle alla modestement se mettre à la dernière place de la rangée de gauche; elle s'appuyait sur le bras d'une des sœurs, car elle semblait toujours bien faible.
Au haut de la salle, la princesse Juliane était assise, ayant d'un côté la grande prieure, de l'autre une seconde dignitaire, tenant à la main la crosse d'or, symbole de l'autorité abbatiale.
Il se fit un profond silence, la princesse se leva, prit sa crosse en main et dit d'une voix grave et émue:
—Mes chères filles, mon grand âge m'oblige de confier à des mains plus jeunes cet emblème de mon pouvoir spirituel, et elle montra sa crosse. J'y suis autorisée par une bulle de notre Saint-Père; je présenterai donc à la bénédiction de monseigneur l'archevêque d'Oppenheim et à l'approbation de S. A. R. le grand-duc, notre souverain, celle de vous, mes chères filles, qui par vous aura été désignée pour me succéder. Notre grande prieure va vous faire connaître le résultat de l'élection, et à celle-là que vous aurez élue je remettrai ma crosse et mon anneau.
Je ne quittai pas ma fille des yeux.
Debout dans sa stalle, les deux mains jointes sur sa poitrine, les yeux baissés, à demi enveloppée de son voile blanc et des longs plis traînants de sa robe noire, elle se tenait immobile et pensive, elle n'avait pas un moment supposé qu'on pût l'élire; son élévation n'avait été confiée qu'à moi par l'abbesse.
La grande prieure prit un registre et lut:
—Chacune de nos chères sœurs ayant été, suivant la règle, invitée, il y a huit jours, à déposer son vote entre les mains de notre sainte mère et à tenir son choix secret jusqu'à ce moment; au nom de notre sainte mère, je déclare qu'une de vous, mes chères sœurs, a par sa piété exemplaire, par ses vertus angéliques, mérité le suffrage unanime de la communauté, et celle-là est notre sœur Amélie, de son vivant très-haute et très-puissante princesse de Gerolstein.
À ces mots, une sorte de murmure de douce surprise et d'heureuse satisfaction circula dans la salle; tous les regards des religieuses se fixèrent sur ma fille avec une expression de tendre sympathie; malgré mes accablantes préoccupations, je fus moi-même vivement ému de cette nomination qui, faite isolément et secrètement, offrait néanmoins une si touchante unanimité.
Fleur-de-Marie, stupéfaite, devint encore plus pâle; ses genoux tremblaient si fort qu'elle fut obligée de s'appuyer d'une main sur le rebord de la stalle.
L'abbesse reprit d'une voix haute et grave:
—Mes chères filles, c'est bien sœur Amélie que vous croyez la plus digne et la plus méritante de vous toutes? C'est bien elle que vous reconnaissez pour votre supérieure spirituelle? Que chacune de vous me réponde à son tour, mes chères filles.
Et chaque religieuse répondit à haute voix:
—Librement et volontairement j'ai choisi et je choisis sœur Amélie pour ma sainte mère et supérieure.
Saisie d'une émotion inexprimable, ma pauvre enfant tomba à genoux, joignit les deux mains et resta ainsi jusqu'à ce que chaque vote fût émis.
Alors l'abbesse, déposant la crosse et l'anneau entre les mains de la grande prieure, s'avança vers ma fille pour la prendre par la main et la conduire au siège abbatial.
Mon amie, ma tendre amie, je me suis interrompu un moment; il m'a fallu reprendre courage pour achever de vous raconter cette scène déchirante...
—Relevez-vous, ma chère fille, lui dit l'abbesse, venez prendre la place qui vous appartient; vos vertus évangéliques, et non votre rang, vous l'ont gagnée.
En disant ces mots, la vénérable princesse se pencha vers ma fille pour l'aider à se relever.
Fleur-de-Marie fit quelques pas en tremblant, puis arrivant au milieu de la salle du chapitre elle s'arrêta, et dit d'une voix dont le calme et la fermeté m'étonnèrent:
—Pardonnez-moi, sainte mère... je voudrais parler à mes sœurs.
—Montez d'abord, ma chère fille, sur votre siège abbatial, dit la princesse; c'est de là que vous devez leur faire entendre votre voix.
—Cette place, sainte mère... ne peut être la mienne, répondit Fleur-de-Marie d'une voix haute et tremblante.
—Que dites-vous, ma chère fille?
—Une si haute dignité n'est pas faite pour moi, sainte mère.
—Mais les vœux de toutes vos sœurs vous y appellent.
—Permettez-moi, sainte mère, de faire ici à deux genoux une confession solennelle, mes sœurs verront bien, et vous aussi, sainte mère, que la condition la plus humble n'est pas encore assez humble pour moi.
—Votre modestie vous abuse, ma chère fille, dit la supérieure avec bonté, croyant en effet que la malheureuse enfant cédait à un sentiment de modestie exagéré; mais moi je devinai ces aveux que Fleur-de-Marie allait faire. Saisi d'effroi, je m'écriai d'une voix suppliante:
—Mon enfant... je t'en conjure...
À ces mots... vous dire, mon amie, tout ce que je lus dans le profond regard que Fleur-de-Marie me jeta serait impossible... Ainsi que vous le saurez dans un instant, elle m'avait compris. Oui, elle avait compris que je devais partager la honte de cette horrible révélation... Elle avait compris qu'après de tels aveux on pouvait m'accuser... moi, de mensonge... car j'avais toujours dû laisser croire que jamais Fleur-de-Marie n'avait quitté sa mère...
À cette pensée, la pauvre enfant s'était crue coupable envers moi d'une noire ingratitude... Elle n'eut pas la force de continuer, elle se tut et baissa la tête avec accablement...
—Encore une fois, ma chère fille, reprit l'abbesse, votre modestie vous trompe... l'unanimité du choix de vos sœurs vous prouve combien vous êtes digne de me remplacer... Par cela même que vous avez pris part aux joies du monde, votre renoncement à ces joies n'en est que plus méritoire... Ce n'est pas S. A. la princesse Amélie qui est élue, c'est sœur Amélie... Pour nous, votre vie a commencé du jour où vous avez mis le pied dans la maison du Seigneur... et c'est cette exemplaire et sainte vie que nous récompensons... Je vous dirai plus, ma chère fille; avant d'entrer au bercail votre existence aurait été aussi égarée qu'elle a été au contraire pure et louable... que les vertus évangéliques dont vous nous avez donné l'exemple depuis votre séjour ici expieraient et rachèteraient encore aux yeux du Seigneur un passé si coupable qu'il fût... D'après cela, ma chère fille, jugez si votre modestie doit être rassurée.
Ces paroles de l'abbesse furent, comme vous le pensez, mon amie, d'autant plus précieuses pour Fleur-de-Marie qu'elle croyait le passé ineffaçable. Malheureusement, cette scène l'avait profondément émue, et, quoiqu'elle affectât du calme et de la fermeté, il me sembla que ses traits s'altéraient d'une manière inquiétante... Par deux fois elle tressaillit en passant sur son front sa pauvre main amaigrie.
—Je crois vous avoir convaincue, ma chère fille, reprit la princesse Juliane, et vous ne voudrez pas causer à vos sœurs un vif chagrin en refusant cette marque de leur confiance et de leur affection.
—Non, sainte mère, dit-elle avec une expression qui me frappa, et d'une voix de plus en plus faible, je crois maintenant pouvoir accepter... Mais, comme je me sens bien fatiguée et un peu souffrante, si vous le permettiez, sainte mère, la cérémonie de ma consécration n'aurait lieu que dans quelques jours...
—Il sera fait comme vous le désirez, ma chère fille... mais en attendant que votre dignité soit bénie et consacrée... prenez cet anneau... venez à votre place... nos chères sœurs vous rendront hommage selon notre règle.
Et la supérieure, glissant son anneau pastoral au doigt de Fleur-de-Marie, la conduisit au siège abbatial.
Ce fut un spectacle simple et touchant.
Auprès de ce siège où elle s'assit, se tenaient, d'un côté, la grande prieure, portant la crosse d'or; de l'autre, la princesse Juliane. Chaque religieuse alla s'incliner devant notre enfant et lui baiser respectueusement la main.
Je voyais à chaque instant son émotion augmenter, ses traits se décomposer davantage; enfin cette scène fut sans doute au-dessus de ses forces... car elle s'évanouit avant que la procession des sœurs fût terminée...
Jugez de mon épouvante!... Nous la transportâmes dans l'appartement de l'abbesse...
David n'avait pas quitté le couvent; il accourut, lui donna les premiers soins. Puisse-t-il ne m'avoir pas trompé! mais il m'a assuré que ce nouvel accident n'avait pour cause qu'une extrême faiblesse causée par le jeûne, les fatigues et la privation de sommeil que ma fille s'était imposés pendant son rude et long noviciat...
Je l'ai cru, parce que en effet ses traits angéliques, quoique d'une effrayante pâleur, ne trahissaient aucune souffrance lorsqu'elle reprit connaissance... Je fus même frappé de la sérénité qui rayonnait sur son beau front. De nouveau cette quiétude m'effraya: il me sembla qu'elle cachait le secret espoir d'une délivrance prochaine...
La supérieure était retournée au chapitre pour clore la séance, je restai seul avec ma fille.
Après m'avoir regardé en silence pendant quelques moments, elle me dit:
—Mon bon père... pourrez-vous oublier mon ingratitude? Pourrez-vous oublier qu'au moment où j'allais faire cette pénible confession vous m'avez demandé grâce?
—Tais-toi... je t'en supplie.
—Et je n'avais pas songé, reprit-elle avec amertume, qu'en disant à la face de tous de quel abîme de dépravation vous m'aviez retirée... c'était révéler un secret que vous aviez gardé par tendresse pour moi... c'était vous accuser publiquement, vous, mon père, d'une dissimulation à laquelle vous ne vous étiez résigné que pour m'assurer une vie éclatante et honorée... Oh! pourrez-vous me pardonner?
Au lieu de lui répondre, je collai mes lèvres sur son front, elle sentit couler mes larmes...
Après avoir baisé mes mains à plusieurs reprises, elle me dit:
—Maintenant, je me sens mieux, mon bon père... maintenant que me voici, ainsi que le dit notre règle, morte au monde... je voudrais faire quelques dispositions en faveur de plusieurs personnes... mais, comme tout ce que je possède est à vous... m'y autorisez-vous, mon père?...
—Peux-tu en douter?... Mais je t'en supplie, lui dis-je, n'aie pas de ces pensées sinistres... Plus tard tu t'occuperas de ce soin... n'as-tu pas le temps?
—Sans doute, mon bon père, j'ai encore bien du temps à vivre, ajouta-t-elle avec un accent qui, je ne sais pourquoi, me fit de nouveau tressaillir. Je la regardai plus attentivement; aucun changement dans ses traits ne justifia mon inquiétude. Oui, j'ai encore bien du temps à vivre, reprit-elle, mais je ne devrai plus m'occuper des choses terrestres... car, aujourd'hui, je renonce à tout ce qui m'attache au monde... Je vous en prie, ne me refusez pas...
—Ordonne... je ferai ce que tu désires...
—Je voudrais que ma tendre mère gardât toujours dans le petit salon où elle se tient habituellement... mon métier à broder... avec la tapisserie que j'avais commencée...
—Tes désirs seront remplis, mon enfant. Ton appartement est resté comme il était le jour où tu as quitté le palais; car tout ce qui t'a appartenu est pour nous l'objet d'un culte religieux... Clémence sera profondément touchée de ta pensée...
—Quant à vous, mon bon père, prenez, je vous en prie, mon grand fauteuil d'ébène, où j'ai tant pensé, tant rêvé...
—Il sera placé à côté du mien, dans mon cabinet de travail, et je t'y verrai chaque jour assise près de moi, comme tu t'y asseyais si souvent, lui dis-je sans pouvoir retenir mes larmes.
—Maintenant, je voudrais laisser quelques souvenirs de moi à ceux qui m'ont témoigné tant d'intérêt quand j'étais malheureuse. À Mme Georges je voudrais donner l'écritoire dont je me servais dernièrement. Ce don aura quelque à-propos, ajouta-t-elle avec son doux sourire, car c'est elle qui, à la ferme, a commencé de m'apprendre à écrire. Quant au vénérable curé de Bouqueval, qui m'a instruite dans la religion, je lui destine le beau christ de mon oratoire...
—Bien, mon enfant.
—Je désirerais aussi envoyer mon bandeau de perles à ma bonne petite Rigolette... C'est un bijou simple qu'elle pourra porter sur ses beaux cheveux noirs... Et puis, si cela était possible, puisque vous savez où se trouvent Martial et la Louve en Algérie, je voudrais que cette courageuse femme qui m'a sauvé la vie eût ma croix d'or émaillée... Ces différents gages de souvenir, mon bon père, seraient remis à ceux à qui je les envoie «de la part de Fleur-de-Marie».
—J'exécuterai tes volontés... Tu n'oublies personne?...
—Je ne crois pas, mon bon père...
—Cherche bien... Parmi ceux qui t'aiment n'y a-t-il pas quelqu'un de bien malheureux? d'aussi malheureux que ta mère et moi... quelqu'un enfin qui regrette aussi douloureusement que nous ton entrée au couvent?
La pauvre enfant me comprit, me serra la main, une légère rougeur colora un instant son pâle visage.
Allant au-devant d'une question qu'elle craignait sans doute de me faire, je lui dis:
—Il va mieux... on ne craint plus pour ses jours...
—Et son père?
—Il se ressent de l'amélioration de la santé de son fils... il va mieux aussi... Et à Henri? Que lui donnes-tu?... Un souvenir de toi lui serait une consolation si chère et si précieuse!...
—Mon père... offrez-lui mon prie-Dieu... Hélas! je l'ai bien souvent arrosé de mes larmes, en demandant au ciel la force d'oublier Henri, puisque j'étais indigne de son amour...
—Combien il sera heureux de voir que tu as eu une pensée pour lui!...
—Quant à la maison d'asile pour les orphelines et les jeunes filles abandonnées de leurs parents, je désirerais, mon bon père, que...
Ici la lettre de Rodolphe était interrompue par ces mots presque illisibles:
«Clémence... Murph terminera cette lettre; je n'ai plus la tête à moi; je suis fou... Ah! le 13 JANVIER!!!»
La fin de cette lettre, de l'écriture de Murph, était ainsi conçue:
Madame,
D'après les ordres de Son Altesse Royale, je complète ce triste récit. Les deux lettres de monseigneur auront dû préparer Votre Altesse Royale à l'accablante nouvelle qu'il me reste à lui apprendre.
Il y a trois heures, monseigneur était occupé à écrire à Votre Altesse Royale; j'attendais dans une pièce voisine qu'il me remît la lettre pour l'expédier aussitôt par un courrier. Tout à coup j'ai vu entrer la princesse Juliane d'un air consterné. «Où est Son Altesse Royale? me dit-elle d'une voix émue.—Princesse, monseigneur écrit à Mme la grande-duchesse des nouvelles de la journée.—Sir Walter, il faut apprendre à monseigneur un événement terrible... Vous êtes son ami... veuillez l'en instruire... De vous, ce coup lui sera moins terrible...
Je compris tout; je crus plus prudent de me charger de cette funeste révélation... La supérieure ayant ajouté que la princesse Amélie s'éteignait lentement, et que monseigneur, devait se hâter de venir recevoir les derniers soupirs de sa fille, je n'avais malheureusement pas le temps d'employer des ménagements. J'entrai dans le salon; Son Altesse Royale s'aperçut de ma pâleur. «Tu viens m'apprendre un malheur!...—Un irréparable malheur, monseigneur... Du courage!...—Ah! mes pressentiments!!...» s'écria-t-il. Et, sans ajouter un mot, il courut au cloître. Je le suivis.
De l'appartement de la supérieure, la princesse Amélie avait été transportée dans sa cellule après sa dernière entrevue avec monseigneur. Une des sœurs la veillait; au bout d'une heure, elle s'aperçut que la voix de la princesse Amélie, qui lui parlait par intervalles, s'affaiblissait et s'oppressait de plus en plus. La sœur s'empressa d'aller prévenir la supérieure. Le docteur David fut appelé; il crut remédier à cette nouvelle perte de forces par un cordial, mais en vain; le pouls était à peine sensible... Il reconnut avec désespoir que, des émotions réitérées ayant probablement usé le peu de forces de la princesse Amélie, il ne restait aucun espoir de la sauver.
Ce fut alors que monseigneur arriva; la princesse Amélie venait de recevoir les derniers sacrements, une lueur de connaissance lui restait encore; dans une de ses mains, croisées sur son sein, elle tenait les débris de son petit rosier...
Monseigneur tomba agenouillé à son chevet; il sanglotait.
—Ma fille!... mon enfant chérie!... s'écria-t-il d'une voix déchirante.
La princesse Amélie l'entendit, tourna légèrement la tête vers lui... ouvrit les yeux... tâcha de sourire, et dit d'une voix défaillante:
—Mon bon père... pardon... aussi à Henri... à ma bonne mère... pardon...
Ce furent ses derniers mots...
Après une heure d'une agonie pour ainsi dire paisible... elle rendit son âme à Dieu...
Lorsque sa fille eut rendu le dernier soupir, monseigneur ne dit pas un mot... son calme et son silence étaient effrayants... il ferma les paupières de la princesse, la baisa plusieurs fois au front, prit pieusement les débris du petit rosier et sortit de la cellule.
Je le suivis; il revint dans la maison extérieure du cloître, et, me montrant la lettre qu'il avait commencé d'écrire à Votre Altesse Royale, et à laquelle il voulut en vain ajouter quelques mots, car sa main tremblait convulsivement, il me dit:
—Il m'est impossible d'écrire... Je suis anéanti... ma tête se perd! Écris à la grande-duchesse que je n'ai plus de fille!...
J'ai exécuté les ordres de monseigneur.
Qu'il me soit permis, comme à son plus vieux serviteur, de supplier Votre Altesse Royale de hâter son retour... autant que la santé de M. le comte d'Orbigny le permettra. La présence seule de Votre Altesse Royale pourrait calmer le désespoir de monseigneur... Il veut chaque nuit veiller sur sa fille jusqu'au jour où elle sera ensevelie dans la chapelle grand-ducale.
J'ai accompli ma triste tâche, madame; veuillez excuser l'incohérence de cette lettre, et recevoir l'expression du respectueux dévouement avec lequel j'ai l'honneur d'être de Votre Altesse Royale,
Le très-obéissant serviteur,
WALTER MURPH.
La veille du service funèbre de la princesse Amélie, Clémence arriva à Gerolstein avec son père.
Rodolphe ne fut pas seul le jour des funérailles de Fleur-de-Marie.
Fin De L'épilogue.
À Monsieur le rédacteur en chef du Journal des Débats
Monsieur,
Les Mystères de Paris sont terminés; permettez-moi de venir publiquement vous remercier d'avoir bien voulu prêter à cette œuvre, malheureusement aussi imparfaite qu'incomplète, la grande et puissante publicité du Journal des débats; ma reconnaissance est d'autant plus vive, monsieur, que plusieurs des idées, émises dans cet ouvrage différaient essentiellement de celles que vous soutenez avec autant d'énergie que de talent, et qu'il est rare de rencontrer la courageuse et loyale impartialité dont vous avez fait preuve à mon égard.
J'invoquerai encore une fois cette impartialité, monsieur, pour vous dire quelques mots en faveur d'une modeste publication, fondée et exclusivement rédigée par des ouvriers, sous le titre de La Ruche populaire. Quelques artisans honnêtes et éclairés ont élevé cette tribune populaire, où ils exposent leurs réclamations avec autant de convenance que de modération. (Je citerai entre autres une lettre aussi touchante que respectueuse, adressée au roi par M. Duquesne, ouvrier imprimeur.) L'organisation du travail, la limitation de la concurrence, le tarif des salaires y sont traités par les ouvriers eux-mêmes, et, à cet égard, leur voix mérite, ce me semble, d'être attentivement écoutée par tous ceux qui s'occupent des affaires publiques.
Mais malheureusement il se passera peut-être bien des années encore avant que ces grandes questions d'un intérêt si vital pour les masses soient résolues. En attendant, chaque jour amène et dévoile de nouvelles misères, de nouvelles souffrances individuelles: les fondateurs de La Ruche ont espéré qu'en faisant chaque mois un appel en faveur des plus malheureux de leurs frères, ils seraient peut-être écoutés des heureux du monde.
Permettez-moi, monsieur, de vous citer la première page de La Ruche populaire:
LA RUCHE POPULAIRE.
«Secourir d'honorables infortunes qui se
plaignent, c'est bien.
S'enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur
venir
en aide, quelquefois à leur insu... prévenir à temps la misère ou
les
tentations qui mènent au crime... c'est mieux.»
(RODOLPHE, dans Les Mystères de Paris.)
«Si, dans notre conviction, le peuple ne peut être délivré ou secouru avec efficacité que par des mesures législativement prévoyantes, ce n'est pas pour nous une raison de méconnaître ou de repousser aveuglément les dons offerts avec délicatesse.
«Le rôle que M. Eugène Sue fait remplir à Rodolphe dans Les Mystères de Paris nous ayant inspiré l'idée de nous enquérir de familles honnêtes et malheureuses, et qui, à ces titres, sont dignes de l'évangélique fraternité, nous faisons à l'humanité des personnes riches un pieux appel: car un bienfait suffit quelquefois à détourner le malheur, à sauver de la misère, du désespoir, du crime peut-être, une famille dépourvue de tout... Et puis les aumônes dégradent... Ce que nous conseillerons principalement sera de procurer du travail ou quelques places rétribuées suffisamment, enfin, tout ce qui peut mettre au-dessus de la terrible nécessité!
«Nous avons à soulager plusieurs familles intéressantes et dans la détresse: les bienfaiteurs peuvent s'adresser au bureau de ce journal, où on leur confiera les adresses, pour qu'ils puissent aller eux-mêmes administrer leurs dons.
«Nous citerons entre autres une famille composée du père, de la mère et de quatre enfants, dont le plus âgé a six ans; ils ont vainement sollicité des emplois qui leur permissent de vivre, mais qu'ils n'ont pas obtenus pour le même motif qui devrait exciter le plus touchant intérêt parce qu'ils avaient une nombreuse famille...
«Une autre de ces familles vient de perdre son chef, honnête ouvrier peintre, qui, en travaillant, est tombé d'un quatrième étage. Il laisse une femme enceinte et plusieurs enfants en bas âge dans la plus profonde douleur et le plus grand dénuement.»
C'est avec bonheur, je vous l'avoue, monsieur, que j'ai cité cette page, où mon nom est inscrit d'une manière si flatteuse; car je me regarderai toujours comme récompensé au delà de toute espérance chaque fois que je croirai avoir inspiré, par mes écrits, quelque action généreuse ou quelque pensée charitable, et l'idée mise en pratique par les fondateurs de La Ruche populaire me semble de ce nombre.
Ainsi les personnes riches qui voudraient s'abonner à ce journal mensuel (six francs par an, au bureau de La Ruche, rue des Quatre-Fils, n° 17, au Marais) seraient chaque mois instruites de quelque infortune respectable qu'il leur serait peut-être doux de soulager; car, disons-le hautement, il y a généralement en France beaucoup de commisération pour ceux qui souffrent; mais bien souvent l'occasion manque pour exercer la charité d'une façon profitable au cœur, et, si cela peut se dire, intéressante. Sous ce rapport, La Ruche populaire offrirait de précieux renseignements aux âmes d'élite qui recherchent les pures et nobles jouissances.
Un dernier mot, monsieur.
Comme vous avez été de moitié dans mon œuvre par l'immense publicité que vous lui avez donnée, je crois pouvoir vous instruire d'un résultat dont vous vous féliciterez, je l'espère, avec moi. On m'écrit de Bordeaux et de Lyon que plusieurs personnes riches et compatissantes s'occupent de réaliser dans ces deux villes mon projet d'une banque de prêts gratuits pour les travailleurs sans ouvrage, et quelqu'un qui fait ici l'usage le plus généreux et le plus éclairé d'une immense fortune m'a donné, au sujet d'une fondation pareille pour Paris, les plus encourageantes espérances.
Souhaitons maintenant, monsieur, qu'un législateur véritablement ami du peuple prenne en main les questions relatives:
«À l'établissement d'avocats des pauvres;
«À l'abaissement du taux exorbitant de l'intérêt prélevé par le mont-de-piété;
«À la tutelle préservatrice exercée par l'État sur les enfants des suppliciés et des condamnés à perpétuité;
«À la réforme du code pénal à l'endroit des abus de confiance.»
Et peut-être ce livre, attaqué récemment encore avec tant d'amertume et de violence, aura du moins produit quelques bons résultats.
Veuillez encore agréer, monsieur, l'expression de ma vive gratitude et l'assurance de mes sentiments les plus dévoués.
EUGÈNE SUE
Paris, ce 15 octobre 1843
NOTES
Au sujet de l'impossibilité où sont les classes pauvres de jouir du bénéfice des lois civiles, nous avons reçu de nouvelles réclamations et quelques documents curieux, les uns de Hollande, les autres d'Italie; nous donnons ces renseignements ci-après, en exprimant toute notre gratitude aux personnes qui nous ont fait l'honneur de nous les adresser.
Plusieurs officiers judiciaires ont bien voulu nous faire observer que, dans beaucoup de circonstances, la chambre des avoués de Paris a instrumenté officieusement et sans frais, lorsque les parties faisaient preuve d'indigence.
Rien de plus honorable, de plus louable, de plus charitable assurément que cette aumône judiciaire. Mais ceci est un DON, un OCTROI VOLONTAIRE, par conséquent VARIABLE, RÉVOCABLE, et non pas une INSTITUTION, un FAIT LÉGAL et acquis virtuellement aux classes pauvres.
Ce n'est pas une AUMÔNE que nous demandons pour elles, c'est un DROIT RECONNU; car il nous semble que l'indigence a aussi ses droits.
Il est au moins étrange que la France, qui devrait marcher à la tête de la civilisation, ne fasse point jouir les classes les plus nombreuses et les plus laborieuses de la société des charitables avantages qui leur sont acquis chez presque toutes les nations de l'Europe.
En Hollande, en Sardaigne, dans presque toutes les légations d'Italie, les pauvres, ainsi qu'on va le voir, sont mille fois mieux traités qu'en France sous ce rapport.
Le document suivant, traduit du Code hollandais, vient de nous être communiqué par l'un des avocats les plus distingués d'Amsterdam. On ne peut qu'admirer une telle législation.
Extrait du Code de procédure civile néerlandais relatif aux classes pauvres.
«Art. 855. Toutes personnes, soit demandeurs, soit défendeurs, en fournissant la preuve qu'elles sont hors d'état de payer les frais d'un procès, peuvent obtenir du juge qui doit connaître de l'objet du procès l'autorisation de plaider SANS FRAIS.
«Art. 856. Cette autorisation se demande par requête écrite sur papier NON TIMBRÉ; et, si la requête est adressée à une cour ou à un tribunal d'arrondissement, elle est signée par un avoué désigné à cet effet au besoin, par le président.
«Art. 857. Cette requête contiendra le résumé des faits et une indication sommaire des arguments sur lesquels est fondée la demande ou la défense de l'exposant.
«Art. 858. Cette requête sera accompagnée d'un certificat de l'indigence de l'exposant, délivré par le chef de l'administration du lieu de son domicile.
«Art. 859. La cour ou le tribunal ordonne, par simple disposition la citation de la partie adverse devant deux juges-commissaires, et désigne, selon l'importance de la cause, un avoué, ou bien un avocat et un avoué, pour l'assister à l'audience.
«Art. 860. La demande, ainsi que l'ordonnance du juge, seront, à la requête de l'exposant, signifiées par huissier et SANS FRAIS à la personne ou au domicile de la partie adverse. Cet exploit sera enregistré GRATIS ET EXEMPT DE DROIT DE TIMBRE.
«Art. 861. Si la partie adverse ne comparait pas devant les commissaires, la cour ou le tribunal, sur le rapport de ces commissaires, examinera si l'exposant a suffisamment prouvé son indigence; elle accorde, dans ce cas, l'autorisation demandée, à moins que le juge ne considère la demande ou la défense au fond dénuée de tout fondement.
«Art. 862. Si la partie adverse comparaît, elle peut s'opposer à ce que l'autorisation soit accordée en prouvant que les assertions de l'exposant sont sans fondement. Ces preuves doivent se faire, quant aux faits, par des documents concluants, et, quant au droit, par une disposition expresse de la loi.
«Art. 863. La partie adverse peut également fonder son opposition sur le manque ou sur l'insuffisance du certificat d'indigence, ou bien sur l'indication des moyens pécuniaires suffisants de la part de l'exposant.
«Art. 864. Sur le rapport des juges-commissaires, la demande de l'exposant est accueillie ou refusée. Si elle est accueillie, on désigne pour l'ASSISTER GRATIS un avoué, ou un avocat et un avoué, si déjà il n'y a été pourvu.
«Art. 865. Si celui qui a obtenu de plaider sans frais a succombé en première instance, il ne pourra plaider sans frais en appel ou en cassation sans y être autorisé de nouveau. S'il a gagné son procès en première instance, il n'a pas besoin de nouvelle autorisation pour plaider sans frais en appel ou en cassation. Sur sa requête, il lui sera seulement désigné un nouvel avocat et un nouvel avoué.
«Art. 866. Tous exploits devront se faire par un huissier domicilié dans le canton, ou, à son défaut, par l'huissier d'un canton voisin.
«Art. 867. Le jugement qui accueille la demande de plaider sans frais et tous les actes qui l'ont précédé SONT EXEMPTS DE TIMBRE ET SERONT ENREGISTRÉS GRATIS. AUCUN SALAIRE D'HUISSIER, D'AVOUÉ ET D'AVOCAT NE POURRA JAMAIS DE CE CHEF ÊTRE PORTÉ EN COMPTE NI À L'EXPOSANT NI À LA PARTIE ADVERSE.
«Art. 868. Si la demande de plaider sans frais est accueillie, tous les actes produits par le plaideur sans frais seront visés pour timbre et enregistrés en DÉBET, tous droits de greffe et d'amendes judiciaires, dus de ce chef, seront également mis en DÉBET, et le plaideur sans frais ne SERA JAMAIS TENU DE PAYER aucun salaire aux avocat, avoué et huissier qui lui auront été adjoints.
«Art. 872. Lorsque les indigents, en dehors d'un procès proprement dit, ont besoin d'une autorisation judiciaire, d'une approbation ou de toute autre ordonnance sur requête, ils peuvent adresser leur requête écrite sur papier NON TIMBRÉ, en y joignant un certificat d'indigence. Dans ce cas, la réponse ou l'ordonnance leur sera délivrée LIBRE DE TIMBRE, DE DROIT D'ENREGISTREMENT ET SANS AUCUNS FRAIS.
«Art. 873. Dans ce cas, et si les indigents ne sont pas munis d'avoué, il leur en sera désigné un par le président.
«Art. 874. Les bureaux de bienfaisance, les administrations d'institutions charitables et des églises des divers cultes peuvent également, et de la même manière, obtenir de plaider sans frais, sans être tenus de produire des certificats d'indigence.
«Art. 875. Les décisions des cours, tribunaux et justices de canton (de paix), relativement à l'admission de plaider sans frais, ne sont pas sujettes à appel.»
Le document suivant est relatif aux institutions de certains États d'Italie:
«Dans les États du duché de Modène et dans les légations des États romains, où toutes les lois civiles et criminelles protègent et favorisent les riches et les nobles, il y a cependant une institution fort belle.
«Il arrive très-fréquemment que des pauvres ont besoin de faire valoir leurs droits, et se trouveraient dans la nécessité de les abandonner faute de moyens pécuniaires, s'ils devaient payer les taxes prescrites, les rétributions aux avocats et les dépenses du papier timbré.
«Il y a, dans lesdits États, une institution très-charitable, c'est-à-dire qu'il existe auprès des tribunaux des avocats reconnus, qu'on appelle AVOCATS DES PAUVRES, lesquels sont autorisés à faire les actes sur PAPIER LIBRE, avec EXEMPTION DE TOUTE TAXE, et obligés d'agir SANS RECEVOIR AUCUNE RÉTRIBUTION. Les places d'avocats des pauvres sont très-recherchées, particulièrement par les jeunes avocats qui commencent leur carrière.
«Le malheureux qui veut jouir du bénéfice de la susdite loi n'a qu'à produire au tribunal civil un certificat d'indigence délivré par le curé et visé par le maire de l'arrondissement ou de la commune.»
À propos d'institutions philanthropiques, on nous communique cette autre note.
Que l'on compare les intérêts énormes que le Mont-de-Piété, en France, exige des malheureux, et la charitable générosité avec laquelle ces établissements sont administrés dans plusieurs États d'Italie:
«Il y a dans toutes les villes d'Italie des Monts-de-Piété. L'intérêt fixé par les lois est de 6 pour 100 pour les GRANDS MONTS-DE-PIÉTÉ, et de 3 et 4 pour 100 pour les petits. Ceux-ci servent absolument aux pauvres, parce qu'on n'y fait que de petits prêts. Dans plusieurs villes commerçantes, les lois qui règlent les intérêts de l'argent permettent, à titre de commerce, de porter les intérêts à 8 et même à 10 pour cent; mais JAMAIS LES INTÉRÊTS SUR LES PRÊTS DES MONTS-DE-PIÉTÉ NE DÉPASSENT 6 POUR 100. On conçoit facilement cette mesure d'équité et de moralité pour les établissements de bienfaisance.
«Il y a dans plusieurs villes d'Italie des Monts-de-Piété tout à fait GRATUITS (dans lesquels on prête sans intérêts); entre autres celui qui existe à la Mirandole, duché de Modène. Non-seulement cet établissement prête sans intérêts, mais il tient pendant cinq ans (y compris l'accumulation désintérêts à 5 pour 100) à la disposition des emprunteurs ou héritiers l'excédant qu'on a retiré de la vente aux enchères les objets engagés. Lorsque ce délai de cinq ans est expiré, il y a prescription; mais les sommes abandonnées ne tombent pas dans le domaine de l'établissement: elles servent à former des dots pour de pauvres filles indigentes, parmi lesquelles on donne la préférence aux orphelines.»
À M. le rédacteur du Journal des Débats.
Monsieur,
À propos d'un chapitre des Mystères de Paris, dans lequel j'essayais de prouver par l'exposition d'un fait dramatisé QUE LES PAUVRES NE POUVAIENT PRESQUE JAMAIS JOUIR DU BÉNÉFICE DE LA LOI CIVILE, j'ai reçu les réclamations de plusieurs magistrats et officiers judiciaires.
Tout en m'encourageant avec une bienveillance sympathique, dont je suis aussi touché que reconnaissant, à persévérer dans la tâche que j'ai entreprise, ils m'engagent à écarter de mes assertions tout ce qui, en paraissant exagéré, pourrait diminuer la portée morale qu'ils reconnaissent à mon livre.
Permettez-moi, monsieur, de répondre à ce passage d'une lettre que M. ***, président d'un tribunal civil du ressort de la cour royale de Nancy, m'a fait l'honneur de m'écrire, ce passage résumant pour ainsi dire les diverses objections qui m'ont été adressées:
«Vous dites, monsieur, que la justice civile est TROP CHÈRE POUR LES PAUVRES GENS. Je crois que, dans son malheur, la femme dont vous peignez la triste situation avait un abri sûr contre la brutalité, les persécutions et les désordres de son mari; il lui suffisait de déposer sa plainte au parquet de M. le procureur du roi; des poursuites auraient été dirigées par ce magistrat au nom de la vindicte publique; et la répression eût été prompte et efficace, sans qu'il en coûtât rien à l'épouse; le mari pouvait être puni, la femme protégée. Avec le jugement obtenu en police correctionnelle contre son mari, pour délit de coups volontaires, elle avait la faculté d'intenter ensuite une action en séparation de corps pour sévices, et sa demande eût été nécessairement ACCUEILLIE à TRÈS-PEU DE FRAIS... car ici l'audition des témoins au civil devenait inutile: la seule production du jugement motivait la séparation.»
Nous reconnaissons tout ce qu'il y a de juste dans cette observation; mais nous croyons que le vice que nous avons signalé n'en subsiste pas moins.
En effet, LA FEMME EST TOUJOURS OBLIGÉE D'INTENTER UNE ACTION EN SÉPARATION DE CORPS; or, quoique cette demande soit accueillie à très-peu de frais, ces frais n'en sont pas moins si exorbitants relativement à la condition du pauvre, qu'il lui devient matériellement impossible de profiter du bénéfice de la loi.
Nous avions, d'après des autorités irrécusables, porté le chiffre de la somme nécessaire pour payer les frais d'une demande en séparation de corps à 4 ou 500 francs: en admettant que ces frais soient réduits de moitié, par la production du jugement obtenu en police correctionnelle pour sévices et violences, il restera toujours 200 francs de frais, 100 même si l'on veut... Eh bien! ceux qui connaissent la position des classes ouvrières diront comme nous que 100 francs est une somme non pas difficile, mais IMPOSSIBLE À RÉALISER, pour une mère de famille qui, gagnant à peine trente sous par jour, est obligée d'entretenir et de nourrir elle et ses enfants avec cette somme.
Pour réaliser 400 francs, il lui faudrait ne pas vivre, elle et sa famille, pendant plus de deux mois.
Un officier judiciaire nous a objecté qu'un magistrat pouvait, préventivement et en vertu de son pouvoir discrétionnaire, ordonner d'expulser un mari violent et débauché du domicile conjugal.
Soit: ceci est une mesure transitoire; mais la SÉPARATION LÉGALE, efficace, définitive, ne peut s'obtenir que par un jugement ressortissant d'un tribunal civil, et, nous le répétons, nous le prouvons, il est impossible aux pauvres de subvenir aux frais de ce jugement.
Nous convenons de notre peu d'autorité comme légiste; c'est le seul bon sens qui nous a toujours guidé dans nos nombreuses observations critiques: laissons parler un magistrat, auteur d'un noble et beau livre où respire la plus touchante, la plus intelligente philanthropie, unie à un sentiment religieux d'une haute élévation[37].
«Les pauvres ont le droit de plaider; mais devant les tribunaux civils il ne s'agit pas d'avancer 15 francs. Pour lancer une assignation, les frais sont énormes; peu de procès coûtent moins de 50 francs; il s'agit donc, pour le journalier, du prix de vingt-cinq journées de travail, c'est-à-dire que PENDANT VINGT-CINQ JOURS IL NE DONNERA PAS DE PAIN À SA FAMILLE, ou grèvera son avenir d'un passif qu'il payera Dieu sait quand. Que fera-t-il? Il ira chez le juge de paix, qui citera les parties par lettres; le défendeur ne se rendra pas devant le magistrat, l'ouvrier sera obligé de le faire assigner, c'est-à-dire qu'il faudra qu'il fasse l'avance des fonds nécessaires: indigence trouve peu de crédit. Si le journalier ne peut faire valoir ses droits, le débiteur abusera de cette misérable position; il ne le payera pas, ou le réduira à subir des transactions désastreuses.»
Et plus loin (page 274):
«Si l'ouvrier maltraite sa femme, s'il passe sa vie dans les cabarets et dans les maisons de débauche, s'il force sa compagne à travailler seule pour les faire vivre tous deux, s'il la CONTRAINT DE SE PROSTITUER AU PROFIT DE LA COMMUNAUTÉ, qui défendra cette malheureuse contre son infortune? Elle gagne 73 centimes à 1 franc par jour.»
Nous le répétons; si modérés que soient les frais de justice civile, ils sont matériellement inabordables aux classes pauvres.
Dans le même chapitre, nous tâchions de peindre les douleurs et l'effroi d'une malheureuse mère qui craint de voir son mari chercher un lucre infâme dans la prostitution de sa propre fille.
On nous écrit à ce sujet:
«Quant au projet de prostitution ou d'excitation à la débauche du père envers sa fille, il convient aussi de se pénétrer des dispositions de l'article 334 du Code, et vous serez convaincu, monsieur, que la société n'est pas désarmée en présence de si monstrueux attentats, et la prévoyance du législateur ne pouvait aller plus loin.»
À ceci, je me permettrai de répondre qu'ainsi que je l'ai prouvé:
Le père est admis à faire inscrire sa fille AU BUREAU DES MOEURS, sur le registre de la prostitution; le mari a le même pouvoir sur sa femme.
Enfin, je citerai les passages suivants du livre de M. Prosper Tarbé:
«... Aujourd'hui, si une jeune fille de ONZE ANS ET DEMI (et Dieu sait quelle raison, quelle expérience on peut avoir à cet âge!) est victime d'une séduction, si sa mère éplorée vient demander justice aux magistrats, on lui demande s'il y a eu publicité ou violence; et, si cette malheureuse répond négativement, on ne peut rien pour son cœur de mère profondément outragé, rien pour sa pauvre fille corrompue, déshonorée avant d'être femme, rien pour la société, qui voit avec indignation toutes les lois de la morale indignement méconnues. (Page 114).
«Longtemps j'ai refusé de croire à l'inceste; ce me semblait une fiction faite pour la tragédie... mais la vie judiciaire tue une à une toutes les illusions du cœur... Que de pauvres mères sont venues conter en pleurant qu'elles avaient pour rivales leurs propres filles!... D'autres se disent victimes des brutales amours de leurs fils... Faut-il dire que quelquefois j'ai vu le père et la fille maltraiter la mère et la chasser honteusement de sa propre maison pour y goûter en paix, si Dieu le permettait, leurs coupables amours!.. Et lorsque ces misères sont connues d'un procureur du roi, LA LOI LE CONDAMNE À L'INACTION... Oh! c'est alors qu'on sent combien est vicieuse une législation qui laisse à la justice de Dieu le soin de punir des actes qui font tant de mal sur la terre!
«À la société qui demande vengeance, aux bonnes mœurs, à la religion, à la nature qui s'indignent, au malheureux qui pleure et vient demander justice et secours, l'homme de la loi doit répondre: JE NE PEUX RIEN... JE NE FERAI RIEN.
«Qu'on ne me dise pas que le ministère public peut faire des remontrances. Nul n'est censé ignorer la loi, cet adage est une vérité, et l'on sait bien maintenant répondre aux reproches du parquet:—La loi ne le défend pas, de quoi vous mêlez-vous?» (Pages 120 et 121.)
La loi étant impuissante à réprimer l'inceste, comment, je le demande, atteindra-t-elle le père qui, usant de son droit de chef de la communauté, poussera sa fille au déshonneur, afin de profiter du prix de la honte de cette malheureuse?
Veut-on un autre exemple de l'impossibilité où sont les classes pauvres de jouir du bénéfice de certaines lois civiles?
Voici un fait qui s'est passé le 8 de ce mois:
Une rixe s'engage entre deux hommes; l'un reçoit un coup dangereux, dont il meurt.
Je lis dans le journal qui rend compte des assises[38]:
«...On introduit la veuve de la victime, jeune femme de vingt-cinq ans, vêtue en grand deuil, et d'une pâleur mortelle.
«Demande.—Avant de s'aliter, votre mari n'était-il pas venu au parquet de M. le procureur du roi pour porter plainte et pour déclarer qu'il se portait partie civile?
«Réponse.—Oui, monsieur le président; il voulait s'assurer, pour éviter d'aller à l'hospice, qu'il serait en état de payer son médecin en demandant des dommages et intérêts, car il ne doutait pas qu'il allait faire une maladie (en suite du coup qu'il avait reçu); mais, comme on lui demanda de DÉPOSER D'ABORD UNE SOMME QUE NOUS N'AVIONS PAS, NOUS AUTRES PAUVRES GENS, IL FALLUT RENONCER AU BÉNÉFICE DE LA LOI; et je vous le dis, messieurs, quelque temps après mon mari mourut à l'hôpital.
«La pauvre veuve se met à pleurer.
«M. LE PRÉSIDENT, avec bonté.—Venez, madame, venez vous asseoir au pied de la cour, à côté de votre avocat...»
Je le répète, ceci s'est passé hier...
J'avais dit, dans le même chapitre des Mystères de Paris, qu'au moins l'exécution capitale était infligée GRATIS...
On m'écrit à ce sujet:
«Voici, monsieur, ce qui est arrivé dans une ville du département de l'Oise, où j'ai une maison de campagne: un homme fut condamné à mort par la cour d'assises; il fut exécuté. Eh bien! monsieur, LES FRAIS D'EXÉCUTION FURENT TELS QUE SA MALHEUREUSE VEUVE FUT OBLIGÉE DE VENDRE SA VACHE ET SA PETITE MAISON POUR Y SUBVENIR...
«Ce fut grâce à une souscription ouverte par moi dans le pays, et généreusement remplie par nos braves paysans, que la pauvre femme dut de ne pas mourir de faim.»
Je n'aurais pas, monsieur, de nouveau soulevé ces questions sans les réclamations que je viens de signaler; l'extrême bienveillance dont elles étaient empreintes, l'autorité morale que leur donnaient le caractère et la position des personnes qui ont bien voulu me les adresser, motivaient cette réponse, ou plutôt cette preuve de déférence, toujours et seulement due à une critique loyale, intelligente et sérieuse... C'est pour cela qu'il ne me convient pas de répondre aux attaques dont les Mystères de Paris ont été hier l'objet à la tribune de la chambre des députés.
Permettez-moi, monsieur, de le répéter encore en terminant cette lettre: Oui, il est d'utiles, de grandes, d'importantes réformes à introduire dans certaines parties de la législation; et pour revenir au sujet précédent:
Le jugement de police correctionnelle qui condamnerait un homme accusé de violences graves envers sa femme ne pourrait-il pas, À LA DEMANDE DE LA FEMME DONT LA PAUVRETÉ SERAIT CONSTATÉE, ENTRAÎNER VIRTUELLEMENT ET SANS FRAIS LA SÉPARATION DE CORPS?
Je livre cette proposition à l'examen des gens spéciaux.
Veuillez agréer, monsieur, l'assurance, etc.
EUGÈNE SUE.
Paris, le 13 juin.
AU MÊME.
Monsieur,
Je reçois d'un haut fonctionnaire diplomatique français en Piémont la note suivante, qu'il me fait l'honneur de m'adresser au sujet de l'institution de l'AVOCAT DES PAUVRES. Cette belle institution, fondée en Piémont depuis plusieurs siècles, permet aux indigents d'intenter SANS FRAIS OU DROITS RÉGALIENS TOUTE ESPÈCE D'ACTION JUDICIAIRE TANT AU CIVIL QU'AU CRIMINEL.
Ainsi que je l'ai fait remarquer dans la première de ces notes, cette même législation si charitable et si réellement libérale et démocratique existe en Hollande, dans le duché de Modène et dans la plupart des légations.
Est-il permis d'espérer qu'un jour la chambre des députés, à qui toute initiative appartient, comprendra qu'il est au moins étrange qu'en France les classes pauvres et ouvrières soient incomparablement moins bien traitées que dans les États si souvent appelés DESPOTIQUES?
Il est du moins consolant de constater que des souverains en qui réside la toute-puissance veillent si paternellement, si pieusement aux intérêts des malheureux. En raison même du pouvoir presque absolu dont ils jouissent, ce sont ces princes que l'on doit personnellement glorifier, au nom de l'humanité, d'avoir maintenu ou fondé des institutions si généreuses.
Voici la note sur l'INSTITUTION DE L'AVOCAT DES PAUVRES, qui vous semblera, je l'espère, monsieur, digne d'un vif intérêt:
«L'institution d'un magistrat chargé, aux frais du gouvernement, de la défense des pauvres, tant au civil qu'au criminel, est très-ancienne dans les États de Piémont et de Savoie. On a, à ce sujet, une constitution du duc Amédée VIII, qui remonte au quatorzième siècle.
«Voici comment ce service est maintenant organisé:
«Il y a auprès de chaque sénat du royaume (Turin, Chambéry, Nice, Gênes et Casale) un bureau des pauvres qui se compose:
«1° D'un AVOCAT DES PAUVRES qui très-souvent a le grade de sénateur, avec un nombre proportionné de substituts, selon l'étendue de la juridiction du sénat: ces substituts sont tous avocats, ils font partie de la magistrature et passent ensuite à des places plus éminentes;
«2° D'un AVOUÉ DES PAUVRES assisté d'un certain nombre de substituts;
«3° De quelques secrétaires occupés de la tenue des registres.
«Le bureau des pauvres est d'abord chargé de la défense de tous les criminels; il a le privilège d'intervenir dans les procès qui se jugent par défaut; cependant il ne se sert que rarement de ce droit, et dans des cas extraordinaires: car autrement il y aurait lésion de la justice, et ce serait autoriser tous les prévenus à se soustraire aux mesures générales d'arrestation provisoire.
«L'avocat des pauvres intervient aux visites des prisons, qui sont prescrites deux fois par an au sénat.
«Le sénat se réunit dans une salle des prisons, assisté de l'avocat général, du greffier, etc., et là il entend toutes les réclamations des détenus; l'AVOCAT DES PAUVRES est autorisé à les appuyer et à les soutenir, s'il les juge raisonnables.
«Les prévenus ne peuvent pas refuser le patronage de l'avocat des pauvres. Le gouvernement a dicté cette mesure dans l'intérêt des prévenus, voulant qu'ils soient défendus et bien défendus. Maintenant ils sont libres d'associer à leur défense un autre jurisconsulte.
«Dans les affaires civiles, la partie qui veut être admise au BÉNÉFICE DES PAUVRES présente une requête au président du tribunal dans le ressort duquel elle veut intenter son action? cette requête est communiquée à l'avocat des pauvres, qui rend ses conclusions pour l'admission ou pour le rejet.
«Les conditions d'admissibilité sont: 1° L'INDIGENCE; elle est attestée par un certificat du maire ou de deux conseillers de la commune, légalisé par le juge de paix, qui est obligé de prendre des informations particulières, et d'attester qu'elle résulte de la vérité de ce qui est exprimé dans le certificat; 2° que l'action que veulent intenter les pauvres soit fondée en droit. Sur ce point, la plus grande circonspection est recommandée aux avocats des pauvres, afin que ce qui est un bénéfice pour les uns ne devienne pas un moyen de vexation pour les autres.
«Une fois qu'on est admis au bénéfice des pauvres, il n'y a plus aucuns frais à faire; l'administration de l'enregistrement délivre du papier timbré à débit (A DEBITO). Tous les fonctionnaires publics, compris les notaires, sont obligés de délivrer à l'avocat des pauvres tous les actes qu'il requiert, sauf répétition en cas de succès.
«Si l'affaire doit se plaider dans la ville de la résidence du sénat, par-devant quelque tribunal que ce soit, l'avocat des pauvres instruit et discute lui-même l'affaire; si c'est dans la province, le président du tribunal délègue un avocat et un procureur pour faire les fonctions du bureau des pauvres.
«Dans les procès qui concernent les pauvres, les tribunaux sont autorisés à abréger les délais.
«L'avocat des pauvres, outre son traitement fixe (5,000 francs), perçoit en répétition ses honoraires comme tout autre avocat, en cas de condamnation de la partie adverse aux dépens.
«Quelques clients de mauvaise foi s'étaient permis de transiger sur les frais, et de donner quittance moyennant la moitié ou un quart. La jurisprudence des tribunaux a paré à cet abus indigne, en déclarant que le montant des frais était une créance particulière du bureau des pauvres, qui seul peut libérer le débiteur. Cette jurisprudence, désormais établie, était nécessaire dans l'intérêt du fisc, qui fait l'avance de tous les frais, et nécessaire aussi dans l'intérêt de tous les fonctionnaires publics, qui délivrent copie de leurs actes.
«Pour assister le bureau des pauvres, tous les stagiaires y sont attachés pendant un an. Ceux qui aspirent à entrer dans la magistrature y restent ordinairement pendant plusieurs années, et ils y trouvent l'avantage de voir passer sous leurs yeux grand nombre d'affaires dont autrement ils ignoreraient.
«Tous les règlements qui concernent le bureau des pauvres se trouvent dans les anciennes constitutions du Piémont. Probablement elles seront reproduites, à quelques modifications près, dans le nouveau code de procédure dont on s'occupe.»
Puisse, monsieur, ce nouvel exemple de justice et du charité, emprunté au code PIÉMONTAIS, non moins admirable en cela que le code HOLLANDAIS, inspirer enfin à quelqu'un de nos législateurs la pensée de soulever devant le pays cette grave question... cette question vitale pour les classes pauvres!
EUGÈNE SUE.
Paris, 30 juin.
La lettre suivante, d'un de MM. les magistrats du parquet de Toulouse, a été adressée à M. Eugène Sue, au sujet des Mystères de Paris.
Toulouse, le 7 août 1845.
«Monsieur,
«Dans le chapitre II de la 8epartie des Mystères de Paris, vous tracez le plan d'une banque destinée à prêter, sans intérêt, à des ouvriers sans travail. Je crois devoir vous faire connaître qu'une institution de ce genre existe déjà à Toulouse, sous le titre de Société de prêt charitable et gratuit, où elle a été autorisée par une ordonnance du roi du 27 août 1828. Fondée par des personnes bienfaisantes, qui ont contribué à son établissement par une souscription de 600 fr. au moins, elle prête sans intérêt et sur gage à des ouvriers d'une moralité reconnue, jusqu'à concurrence de la somme de 300 fr. L'administration municipale a contribué à cette bonne œuvre en affectant dans l'Hôtel-de-Ville un local pour le service de ses bureaux et lui allouant un secours annuel de 1,000 fr. pour ses frais d'administration. Quoique ses moyens d'action ne soient pas aussi étendus qu'on pourrait le désirer, elle contribue toutefois à arracher quelques victimes à la rapacité des usuriers.
«Mais si les ravages de l'usure sont diminués dans la ville de Toulouse par cette institution charitable, sa population pauvre n'en ressent pas moins les tristes conséquences de l'élévation des frais de justice, et de l'impossibilité où se trouve l'indigent d'avoir recours aux tribunaux. Ces inconvénients, que vous avez fait ressortir avec tant de force dans une autre partie de votre ouvrage, appellent hautement une réforme, et nul n'en sent plus l'indispensable nécessité que les magistrats du parquet, appelés trop souvent à être sur ce point les témoins de la douleur de l'indigent, à qui ils ne peuvent offrir que de stériles conseils. Attaché à ces fonctions depuis treize années, combien de fois j'ai appelé de mes vœux une loi qui permît aux pauvres l'accès gratuit des tribunaux! Cependant notre législation n'est pas complètement muette à cet égard: l'article 75 de la loi du 25 mars 1817 autorise le procureur du roi à poursuivre d'office, sans droits de timbre et d'enregistrement, les rectifications et réparations d'omissions, dans les registres de l'étal civil, d'actes qui intéressent les individus notoirement indigents, et cette disposition, que la mauvaise tenue de ces registres dans les campagnes rend d'une application fréquente, épargne à bien des pauvres gens, qui en usent le plus souvent au moment de contracter mariage, c'est-à-dire dans une époque où leurs faibles ressources doivent pourvoir à de nombreuses dépenses, leur épargne, dis-je, les frais d'une procédure qui ne coûterait pas moins de 50 à 60 fr.
«Sans doute on doit se féliciter d'une semblable disposition; mais ne serait-il pas juste qu'elle fût étendue à d'autres cas non moins urgents? Sur ce point on peut citer, indépendamment des exemples pris chez divers peuples d'Italie et que vous avez fait connaître dans le Journal des Débats, la législation des Pays-Bas: elle se trouve consignée pour ce pays dans divers lois et arrêtés de 1814,1815 et 1824, qu'on trouve rapportés dans le Répertoire de Jurisprudence de Merlin (v° Pauvres, tome XVII, 4eédit.). Il en résulte que les indigents qui justifient de leur position sont admis à plaider dans tous les tribunaux, soit en demandant, soit en défendant, avec exemption des droits de timbre, d'enregistrement, du greffe, d'expédition, et d'honoraires d'avoués et d'huissiers. Ces droits sont toutefois acquittés par la partie qui perd son procès, si elle n'est pas indigente; ainsi la perte pour le fisc n'est pas absolue dans tous les cas.
«Combien il serait à désirer que la France, dont la législation a servi de modèle à ses voisins sur tant de points, leur empruntât à son tour une si philanthropique institution. Par là se trouverait anéanti un des griefs que le peuple exprime avec le plus d'amertume contre l'ordre de choses existant: par là les magistrats ne se verraient pas trop souvent forcés de refuser à un justiciable la justice qu'il réclame et qui lui est due.
«Continuez, monsieur, à faire servir votre voix puissante à signaler d'aussi déplorables lacunes dans notre législation: il est impossible qu'elle ne soit pas enfin entendue de nos législateurs.
«Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de ma haute considération.
FIN DES MYSTÈRES DE PARIS.
NOTES:
[1] Le lecteur sait que Sarah croyait encore Fleur-de-Marie enfermée à Saint-Lazare, d'après ce que la Chouette avait dit avant de la frapper.
[2] Le lecteur n'a pas oublié que la Chouette, un moment avant de frapper Sarah croyait et lui avait dit que la Goualeuse était encore à Saint-Lazare, ignorant que le jour même Jacques Ferrand l'avait fait conduire à l'île du Ravageur par Mme Séraphin.
[3] Celle de retrouver les traces de Germain, fils de Mme Georges.
[4] Nam plerumque in septima die hominem consumit (Arétée). Voir aussi la traduction de Baldassar, (Cas. med. lib. III, Salacitas nitro curata.) Voir aussi les admirables pages d'Ambroise Paré sur le satyriasis, cette étrange et effrayante maladie qui ressemble tant, dit-il, à un châtiment de Dieu.
[5] «Emporté par son sujet, l'imagination égarée par huit ans de méditations continues sur un jour si horrible pour un croyant, Michel-Ange, élevé à la dignité de prédicateur, et ne songeant plus qu'à son salut, a voulu punir de la manière la plus frappante le vice alors le plus à la mode. L'horreur de ce supplice me semble arriver au vrai sublime du genre.» Stendhal, Histoire de la peinture en Italie.
[6] Le nom que j'ai l'honneur de porter, et que mon père, mon grand-père, mon grand-oncle et mon bisaïeul (l'un des hommes les plus érudits du dix-septième siècle) ont rendu célèbre par de beaux et de grands travaux pratiques et théoriques sur toutes les branches de l'art de guérir, m'interdirait la moindre attaque ou allusion irréfléchie à propos des médecins, lors même que la gravité du sujet que je traite et la juste et immense célébrité de l'école médicale française ne s'y opposeraient pas; dans la création du docteur Griffon j'ai seulement voulu personnifier un de ces hommes respectables d'ailleurs, mais qui peuvent se laisser quelquefois entraîner par la passion de l'art, des expériences, à de graves abus de pouvoir médical, s'il est permis de s'exprimer ainsi, oubliant qu'il est quelque chose encore de plus sacré que la science: l'humanité.
[7] Par une rencontre dont nous nous félicitons au nom de la vérité, ces lignes étaient sous presse depuis quelques jours, lorsqu'a paru dans le Siècle (6 août 1843) un article signé de plusieurs chirurgiens des hôpitaux de paris, où nous lisons les lignes suivantes:
«Les intrusions que nous déplorons (il s'agit de médecins ayant obtenu par faveur des salles dans les hôpitaux civils) doivent être encore examinées d'un autre point de vue, celui de la moralité. Un mot malheureux a été prononcé, le mot d'essai. Des arrêtés, portant création de services donnés contre l'esprit et contre la lettre du règlement, disposent que cette création a pour objet d'autoriser telle personne à faire l'essai de sa méthode de traitement. Un pareil langage étonne à une époque comme la nôtre, où personne n'a le droit de considérer les malades pauvres comme une matière à essai de quelque genre que ce soit; et d'ailleurs, ces essais, combien de temps doivent-ils durer? sur combien de malades doivent-ils être tentés? Ne doivent-ils pas être constamment surveillés par une commission permanente, tenue d'en faire connaître les résultats? Il y aurait une incurie profonde à laisser non résolues de semblables questions. Puis, une fois lancé dans cette malheureuse carrière des essais, qui sait où l'on s'arrêtera? Toutes les prétendues méthodes nouvelles ne viendront-elles pas demander à leur tour de faire leurs preuves dans un service d'hôpital? et alors homoeopathie, hydrosudopathie, magnétisme, machines à rompre les ankyloses, tout cela, soyez-en sûrs, réclamera son droit d'essai.»
Et plus loin:
«Des frais très-considérables ont été faits avec une utilité très-problématique pour ces services, véritables superfétations dans les hôpitaux, qui n'ont pas toujours le nécessaire. Ainsi, tandis que l'administration est réduite à économiser sur l'eau de Seiltz, sur les sirops nécessaires à la tisane des pauvres fiévreux, sur la charpie, et., etc., on a accordé en dépenses extraordinaires, pour frais d'appareils, des sommes trop considérables, eu égard au peu d'avantage qu'on en a retiré.»
[8] Ceci n'a rien d'exagéré; nous empruntons les passages suivants à un article du Constitutionnel (19 janvier 1836). Cet article intitulé: «Une visite d'hôpital», est signé Z., et nous savons que cette initiale cache le nom d'une de nos célébrités médicales, qui ne peut être accusée de partialité dans la question des hôpitaux civils.
«Lorsqu'un malade arrive à l'hôpital, on a soin d'inscrire aussitôt sur une pancarte le nom de l'arrivant, le numéro du lit, la désignation de la maladie, l'âge du malade, sa profession, sa demeure actuelle. Cette pancarte est ensuite appendue à l'une des extrémités du lit. Cette mesure ne laisse pas d'avoir de graves inconvénients pour ceux à qui des revers imprévus font temporairement partager le dernier refuge du pauvre. Croiriez-vous, par exemple, que ce fût là pour Gilbert, malade, une circonstance indifférente à sa guérison? J'ai vu des jeunes gens, j'ai vu des vieillards imprévoyants à qui cette divulgation de leur misère et de leur nom de famille inspirait une profonde tristesse.
«C'est une rude corvée pour un malade que le jour où on l'admet à l'hôpital. Jugez si le malade doit être fatigué dès le lendemain de son arrivée; dans l'espace de vingt-quatre heures, il s'est vu successivement interrogé: 1° par son propre médecin; 2° par les médecins du bureau d'administration; 3° par le chirurgien de garde; 4° par l'interne de la salle; 5° par le médecin sédentaire de l'hôpital; et enfin 6° le lendemain matin par le médecin en chef du service, ainsi que par dix ou vingt des élèves zélés et studieux qui suivent la clinique publique. Sans doute cela profite à l'expérience maintenant si précoce des jeunes médecins, autant qu'aux progrès de l'art; mais cela aggrave les maux ou retarde certainement la guérison du malade...
«Un de ces malheureux disait un jour:
«Je serais un accusé de cour d'assises, que je n'aurais pas eu en quinze jours plus d'interrogatoires; cinquante personnes, depuis hier, m'ont harcelé de questions presque toujours semblables. Je n'avais qu'une pleurésie en entrant ici; mais je crains bien que l'insatiable curiosité de tant de personnes ne me donne à la fin une fluxion de poitrine.
«Une femme me disait:
«On m'obsède à chaque instant, on veut connaître mon âge, mon tempérament, ma constitution, la couleur de mes cheveux, si j'ai la peau brune ou blanche, mon régime, mes habitudes, la santé de mes ascendants, les circonstances sous lesquelles je suis née, ma fortune, ma position, mes plus secrètes affections et le motif supposé de mes chagrins; on va jusqu'à scruter ma conduite, et jusqu'à épier des sentiments que je devrais soigneusement renfermer dans mon cœur et dont le soupçon me fait rougir. Et plus loin:—On frappe ma poitrine en vingt endroits et devant tout le monde; on y fait de vilaines marques d'encre pour indiquer apparemment le progrès des obstructions qui ont envahi mes entrailles.—Les médecins d'à présent, ajoutait cette femme, ressemblent à des inquisiteurs: on guérit maintenant comme on punissait jadis, et cela me chagrine.»
Plus loin, après avoir décrit les formalités de la visite, M. Z. ajoute:
«Le docteur ne fait qu'apparaître au lit des anciens malades qui sont en voie de guérison ou convalescents; mais, parvenu à un des lits occupés par des malades nouveaux ou en danger, il ne saurait en approcher qu'après avoir traversé la double haie d'étudiants conservant là patiemment depuis le matin leur poste d'observateurs vigilants. Quant au malade, il reste muet et silencieux au milieu de cette foule curieuse et attentive, et souvent la maladie s'aggrave en proportion de cette affluence, indiquant le danger et motivant toujours l'inquiétude. Tandis que le patient envisage le médecin avec cette émotion qui participe de la confiance et de l'anxiété, celui-ci porte circulairement sur les assistants un regard de recueillement et de circonspections, qui s'illumine soudain en arrivant au malade, dont le trouble intérieur est ainsi comblé.»
[9] À moins de circonstances très-urgentes, on ne pratique jamais de graves opérations chirurgicales avant que le malade soit acclimaté.
[10] Nous rappellerons au lecteur que le père ou la mère sont admis à faire inscrire leur fille sur le livre de prostitution au bureau des mœurs.
[11] Personne n'est plus convaincu que nous du savoir et de l'humanité de la jeunesse studieuse et éclairée qui se voue à l'apprentissage de l'art de guérir; nous voudrions seulement que quelques-uns des maîtres qui l'enseignent nous donnassent de plus fréquents exemples de cette réserve compatissante, de cette douceur charitable qui peut avoir une si salutaire influence sur le moral des malades.
[12] Mme d'Harville, arrivée seulement de la veille, ignorait que Rodolphe avait découvert que la Goualeuse (qu'il croyait morte) était sa fille. Quelques jours auparavant, le prince, en écrivant à la marquise, lui avait appris les nouveaux crimes du notaire ainsi que les restitutions qu'il l'avait obligé à faire. C'est par les soins de M. Badinot que l'adresse de Mme de Fermont, passage de la Brasserie, avait été découverte, et Rodolphe en avait aussitôt fait part à Mme d'Harville.
[13] Dans sa visite à Saint-Lazare, Mme d'Harville avait entendue parler de la Louve par Mme Armand, la surveillante.
[14] Dans une des caves submergées de Bras-Rouge, aux Champs-Élysées.
[15] Nous ne saurions trop répéter qu'à la session dernière une pétition basée sur les sentiments et les vœux les plus honorables, tendant à demander la fondation de maisons d'invalides civils pour les ouvriers, a été écartée au milieu de l'hilarité générale de la Chambre. (V. le Moniteur.)
[16] Société de bienfaisance, fondée à Londres par un de nos compatriotes, M. le comte d'Orsay, qui continue à cette noble et digne œuvre son patronage aussi généreux qu'éclairé.
[17] Nous connaissons l'activité, le zèle de M. le préfet de la Seine et de M. le préfet de police, leur excellent vouloir pour les classes pauvres et ouvrières. Espérons que cette réclamation parviendra jusqu'à eux, et que leur initiative auprès du conseil municipal fera cesser un tel état de choses. La dépense serait minime et le bienfait serait grand. Il en serait de même pour les prêts gratuits faits par le Mont-de-Piété, lorsque la somme empruntée serait au-dessous de 3 ou 4 fr., je suppose. Ne devrait-on pas aussi, répétons-le, abaisser le taux exorbitant de l'intérêt? Comment la ville de Paris, si puissamment riche, ne fait-elle pas jouir les classes pauvres des avantages que leur offrent, ainsi que je l'ai dit, beaucoup de villes du nord et du midi de la France, en prêtant soit gratuitement, soit à 3 ou 4 pour cent d'intérêt? (Voir l'excellent ouvrage de M. Blaise, sur la Statistique et l'Organisation de Mont-de-Piété, ouvrage rempli de faits curieux, d'appréciations sincères, éloquentes et élevées.)
[18] Nous savons que les femmes sont très-difficilement admises dans les maisons d'aliénés: mais nous demandons pardon au lecteur de cette irrégularité nécessaire à notre fable.
[19] Cette ferme, admirable institution curative, est située à très-peu de distance de Bicêtre.
[20] Rodolphe avait toujours laissé ignorer à Mme Georges le sort du Maître d'école depuis que celui-ci s'était évadé du bagne de Rochefort.
[21] Disons à ce propos qu'il est impossible de voir sans une profonde admiration pour les intelligences charitables qui ont combiné ces recherches de propreté hygiénique, de voir, disons-nous, les dortoirs et les lits consacrés aux idiots. Quand on pense qu'autrefois ces malheureux croupissaient dans une paille infecte, et qu'à cette heure, ils ont des lits excellents, maintenus dans un état de salubrité parfaite par des moyens vraiment merveilleux, on ne peut, encore une fois, que glorifier ceux qui se sont voués à l'adoucissement de telles misères. Là, nulle reconnaissance à attendre, pas même la gratitude de l'animal pour son maître. C'est donc le bien seulement fait pour le bien au saint nom de l'humanité; et cela n'en est que plus digne, que plus grand. On ne saurait donc trop louer MM. les administrateurs et médecins de Bicêtre, dignement soutenus d'ailleurs par la haute et juste autorité du célèbre docteur Ferrus, chargé de l'inspection générale des hospices d'aliénés, et auquel on doit l'excellente loi sur les aliénés, loi basée sur ses savantes et profondes observations.
[22] Cette école est encore une des institutions les plus curieuses et les plus intéressantes.
[23] Ordinairement la toilette des condamnés a lieu dans l'avant-greffe; mais quelques réparations indispensables obligeaient de faire dans le cachot les sinistres apprêts.
[24] C'est ainsi que cela se passait en Espagne pendant le séjour que j'y fis de 1824 à 1825.
[25] L'exécution de Norbert et de Després a eu lieu cette année le lendemain de la mi-carême.
[26] Selon M. Fregier, l'excellent historien des classes dangereuses de la société, il existe à Paris trente mille personnes qui n'ont d'autres moyens d'existence que le vol.
[27] Les deux femmes.
[28] Mort aux honnêtes gens! Vivent les voleurs et les assassins!...
[29] Femme.
[30] Nous rappellerons au lecteur qu'environ quinze mois se sont passés depuis le jour où Rodolphe a quitté Paris par la barrière Saint-Jacques, après le meurtre du Chourineur.
[31] Cette date est incohérente avec deux lettres qui vont suivre (de Rigolette au chapitre IV, de Rodolphe au chapitre VII). Il s'agit du 25 août 1841. (Note du correcteur—ELG.)
[32] Le nom de Marie rappelant à Rodolphe et à sa fille de tristes souvenirs, il lui avait donné le nom d'Amélie, l'un des noms de sa mère à lui.
[33] Nous rappellerons au lecteur, pour la vraisemblance de ce récit, que la dernière princesse souveraine de Courlande, femme aussi remarquable par la rare supériorité de son esprit que par le charme de son caractère et l'adorable bonté de son cœur, était Mlle de Medem.
[34] En arrivant en Allemagne, Rodolphe avait dit que Fleur-de-Marie, longtemps crue morte, n'avait jamais quitté sa mère la comtesse Sarah.
[35] Environ six mois se sont passés depuis que Fleur-de-Marie est entrée comme novice au couvent de Sainte-Hermangilde.
[36] Dans quelques circonstances, on élevait une religieuse à la dignité d'abbesse le jour même de sa profession. Voir la Vie de très-haute et très-religieuse princesse Mme Charlotte-Flandrine de Nassau, très-digne abbesse du royal monastère de Sainte-Croix, qui fut élue abbesse à dix-neuf ans.
[37] Travail et Salaire, par M. Prosper Tarbé, substitut du procureur du roi à Reims. Paris, 1841.
[38] Bulletin des Tribunaux, 8 juin 1843. Cour d'assises, présidence de M. Bresson.