CHAPITRE I
 
La collerette de Dagobert

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« MAMAN ! où es-tu ? » cria Claude en se précipitant dans la maison. Aucune réponse ne lui parvint. Sa mère était au fond du jardin à cueillir des roses. Claude s’arrêta au pied de l’escalier et hurla encore plus fort :

« Maman ! Maman ! où es-tu ? Viens vite ! C’est grave ! »

Une porte s’ouvrit brutalement derrière son dos, et son père surgit, en colère comme il l’était toujours lorsqu’on le dérangeait dans son travail.

« Claudine ! un peu de silence, je te prie. Je suis plongé dans un rapport très…

— Oh ! papa ! Dago s’est fait mal…

— Dago ? » Le regard paternel se tourna sans indulgence vers le chien qui se tenait, selon son habitude, collé aux jambes de Claude. « Il n’a pas l’air bien malade, commenta la voix sévère. S’il s’est encore fourré une épine dans la patte, enlève-la-lui et ne crie pas comme si le feu était à la maison !

— Mais, papa… il est blessé ! s’écria la fillette, et des sanglots tremblaient dans sa voix. Regarde ! »

M. Dorsel ne l’entendit pas : il était rentré dans son bureau. La porte claqua derrière son dos. Claude ravala ses larmes.

« Je t’assure, papa, cria-t-elle à travers la porte, je t’assure que Dago… Oh ! Maman ! Voilà maman !

— Que se passe-t-il, ma chérie ? demanda sa mère en posant les fleurs sur le buffet. J’ai entendu ton père crier, et maintenant c’est toi !

— Dago est blessé », fit Claude en s’agenouillant auprès du chien.

Doucement, elle écarta une de ses oreilles, découvrant une profonde entaille. Dagobert gémit, et des larmes vinrent aux yeux de Claudine.

« Ne sois pas stupide, ma chérie, lui dit sa mère. Ce n’est qu’une coupure. Comment s’est-il fait cela ?

— Il s’est pris en courant dans un fil de fer barbelé qu’il n’avait pas vu… Regarde ! cela saigne !

— C’est profond, en effet. Tu devrais le conduire chez le vétérinaire. Il fera quelques points de suture et on n’en parlera plus. Pauvre Dago, va !

J’y vais tout de suite, maman », fit Claude en se redressant, rassérénée. « Viens, Dago ! »

Le chien ne se fit pas prier. La porte de la villa des Mouettes claqua bruyamment ; mêlés à des cris de joie et à des aboiements, des pas précipités dévalèrent le perron, firent voler le gravier.

M. Dorsel sursauta, regarda par la fenêtre, vit sa fille s’élancer sur la route et poussa un soupir de soulagement. « Ouf ! dit-il, enfin quelques minutes de paix ! » Et, aussitôt, il se replongea dans ses plans et ses papiers couverts de chiffres.

La villa du vétérinaire, coquette et fleurie, se dressait, isolée, à la sortie du bourg de Kernach. Claudine y arriva en courant et insista tellement pour être vite reçue, qu’elle n’attendit presque pas.

Le diagnostic du vétérinaire fut rassurant. Comme Mme Dorsel l’avait prévu, il recousit la plaie, qu’il recouvrit d’un pansement ; cela fait, il reçut les remerciements émus de sa jeune cliente.

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Que se passe-t-il, ma chérie ? » demanda sa mère.

« Tout ira bien, lui dit le vétérinaire avec un bon sourire, en se lavant les mains. Mais veillez à ce que votre chien ne se gratte pas. Si la plaie s’envenimait, cela pourrait devenir ennuyeux.

— Mais comment faire pour l’empêcher de se gratter ? questionna Claude de nouveau anxieuse. Regardez ! il y passe déjà la patte ! »

Le vétérinaire, heureusement, avait réponse à tout : « Mettez-lui une grande collerette de carton bien raide autour du cou, dit-il. Ainsi, quoi qu’il fasse, il ne pourra pas toucher la blessure avec sa patte.

— Mais… mais, fit Claude, Dago ne va pas aimer cela, et il aura l’air ridicule !

— Je ne vois pourtant pas d’autre moyen », répliqua le vétérinaire en repoussant la fillette vers la porte de son cabinet, « j’ai beaucoup d’autres clients qui m’attendent ! »

Claudine comprit qu’il était inutile d’insister. Elle reprit le chemin de la villa des Mouettes d’un air préoccupé. Dagobert la suivait en bondissant joyeusement, comme s’il avait oublié la gravité de son cas. Et puis, brusquement, il s’arrêta et passa sa patte de derrière sur son oreille blessée.

« Non ! Dago ! Non ! Il ne faut pas faire cela ! s’écria Claude. Je te défends de te gratter. Tu ferais tomber le pansement. Non ! Dago, je t’en prie ! »

Dago leva paisiblement un œil étonné, et reposa sa patte à terre.

En chien obéissant, il ne voulait pas contrarier sa maîtresse. Puisque, tout à coup, celle-ci s’indignait de le voir se gratter, il attendrait d’être seul pour le faire.

Mais Claudine lisait dans les pensées de Dagobert aussi bien que celui-ci lisait dans les siennes. Elle fronça les sourcils.

« Tant pis pour toi ! lui dit-elle. Tu l’auras, ta collerette de carton ! et maman m’aidera à la faire ! »

Claudine connaissait son incompétence en travail manuel, mais savait pouvoir compter sur l’inlassable bonne volonté de sa mère. Aussi n’eut-elle pas besoin d’insister beaucoup pour que celle-ci se mît à l’ouvrage. Claudine n’eut bientôt plus qu’à admirer l’habileté avec laquelle Mme Dorsel découpait un grand cercle de carton, le fendait, en échancrait l’intérieur, et le fixait autour du cou de Dago de façon définitive, en cousant les bords l’un sur l’autre.

Dago se laissait faire, l’air surpris, sans manifester la moindre impatience. Quand on lui rendit sa liberté, il s’écarta de quelques pas, leva sa patte pour gratter son oreille douloureuse, mais, naturellement, ne put l’atteindre et ne gratta en fin de compte que le carton.

« Ne m’en veux pas, mon pauvre Dago, murmura Claudine toute honteuse du tour qu’elle venait de jouer à son chien. C’est l’affaire de quelques jours… »

Juste à ce moment la porte s’ouvrit, et son père parut.

« Eh ! Dago ! s’écria-t-il joyeusement, quel joli déguisement ! Tu ressembles à Marie de Médicis !

— Ne te moque pas de lui, papa ! s’exclama Claudine. Tu sais bien que les chiens détestent ça ! »

Dagobert, en effet, parut offensé par cette ironie. De sa démarche la plus digne, il quitta la pièce et se dirigea vers la cuisine.

On entendit alors l’éclat de rire vibrant de Maria, la cuisinière, puis, aussitôt après, celui, beaucoup plus bruyant encore, du facteur.

« Oh ! Dago ! lança la voix de Maria… Qu’as-tu fait pour mériter ce beau col ?

— Ça lui donne l’air plutôt empaillé ! » constatait la voix grave du facteur.

Ces sarcasmes rendirent Claude d’une humeur massacrante qu’elle conserva jusqu’au soir. Personne ne comprenait donc combien il était pénible pour le pauvre Dagobert de supporter cette collerette ? Il ne pouvait même pas s’allonger à son aise, et pourtant il lui faudrait garder ce carcan la nuit aussi bien que le jour ! À quoi bon le faire souffrir davantage en se moquant de lui ? C’était inique !

« Calme-toi, Claude chérie, lui dit sa mère. Si ton père te voit cette tête de harpie, il va se fâcher et la vie deviendra impossible ! Dago devra porter ce col pendant huit jours au moins. Et tiens ! regarde-le ! il commence à s’y habituer !

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« Quel joli déguisement ! Tu ressembles à Marie de Médicis. »

— Mais tout le monde rit en le voyant ! s’exclama Claudine. Il est allé au jardin, et les enfants du voisin se sont rassemblés derrière la haie pour se le montrer du doigt en se tordant. Le laitier m’a dit que j’étais cruelle de torturer mon chien. Papa éclate de rire toutes les fois qu’il le rencontre et…

— Tu attaches de l’importance à des riens, ma pauvre Claude ! As-tu oublié que ta cousine Annie doit arriver dans deux jours ? Elle ne s’amusera guère si tu passes ton temps à grogner pendant qu’elle sera là ! »

L’humeur de Claude ne s’améliora pourtant pas. Le lendemain, après deux altercations avec son père au sujet de Dago, une dispute avec des gamins qui se moquaient de lui, et une prise de bec avec le fils du boulanger, elle décida qu’elle ne resterait pas à la villa des Mouettes un jour de plus.

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« Je vais prendre ma tente et nous nous en irons tous les deux, quelque part où personne ne pourra te voir, dit-elle à Dagobert. Nous reviendrons quand ton oreille sera guérie et que je pourrai t’enlever ta collerette. N’est-ce pas que c’est une bonne idée, Dago ?

– Ouah ! » répondit le chien.

Il appréciait toutes les idées de sa maîtresse, sauf celle de la collerette qui le déconcertait un peu.

« Les chiens eux-mêmes se moquent de toi, poursuivait Claude. As-tu vu l’horrible petit loulou de Mme Javier ? Il faisait une grimace exactement comme quelqu’un qui rit. Je ne peux pas supporter cette ironie, moi. Et toi ? »

Certainement, Dagobert n’appréciait guère ce nouvel état de choses. Il en était cependant beaucoup moins bouleversé que sa maîtresse. Quand elle monta dans sa chambre, il la suivit, et, d’un air intéressé, la regarda sortir du placard son matériel de camping. En même temps, les oreilles dressées, il ne perdait pas un mot de ses discours.

« Nous irons dans la lande, disait Claudine, là où Mme Le Meur nous avait proposé de camper l’année dernière. On y est parfaitement tranquille, loin de la mer et des baigneurs. Il n’y passe jamais personne ! Et puis, il y a une source, c’est tout ce qu’il nous faut…, avec les provisions que Maria me donnera. Je prendrai ma bicyclette et nous partirons ensemble. Annie viendra nous rejoindre si elle le veut…, sinon nous nous passerons d’elle. Allons, viens, Dago ! Tout est prêt, sauf le ravitaillement. Il me faut aussi la permission de maman ! Je vais aller la lui demander. Viens ! »

Mme Dorsel ne parut guère apprécier l’idée de Claudine. Les Le Meur étaient de braves gens, mais leurs terres s’étendaient sur la lande dans une région très isolée.

« Il n’y a que des rochers et des ajoncs par là, dit-elle à sa fille. Tu vas t’y ennuyer à périr. Attends au moins qu’Annie soit arrivée. »

Mais quand Claude avait décidé de faire quelque chose, il lui fallait le réaliser vite. D’ailleurs, à quoi bon attendre et les faire souffrir inutilement, elle et son chien ?

Mme Dorsel sourit. « Je veux bien te laisser partir, dit-elle, si tu me promets d’être raisonnable et si ton père est d’accord. Attends que j’aille le lui demander.

— Oh ! tu crois que c’est utile ? Alors fais vite, maman ! »

Mme Dorsel entra dans le bureau de son mari et lui exposa le cas. Il se mit à rire.

« Que de chichis pour une écorchure à une oreille de chien ! s’écria-t-il. Mais si Claudine a envie d’aller camper chez les Le Meur, je ne vois pas pourquoi elle n’irait pas. Quel danger pourrait la menacer ? Et puis Dagobert, malgré sa collerette, est un bon gardien. Claude est très capable de se tirer d’affaire seule, en attendant qu’Annie la rejoigne ; quant à nous, nous y gagnerons de ne plus voir sa mine renfrognée. Tout le monde y trouvera son compte, ne crois-tu pas ? »

Et voilà pourquoi, lorsque, le lendemain matin, Annie arriva à la gare de Kernach, elle chercha vainement des yeux Claudine et son chien, et ne découvrit que sa tante Cécile, son habituel sourire aux lèvres.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, surprise.

Une lubie de Claude. Rien de grave ! Viens, ma petite Annie, je t’expliquerai en chemin… »

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