CHAPITRE VINGT--HUIT

Vous rentrez à la maison, enseigne », fit doucement Honor.

Elle posa sa main sur l'épaule de la jeune femme allongée sur une couchette de l'infirmerie tandis que Nimitz se prélassait sur sa propre épaule. Mai-Ling Jackson parvint à afficher un petit sourire fragile, une ombre de sourire. Honor s'efforça de sourire en retour à ces yeux embrumés par les drogues, tout en priant pour que les thérapeutes parviennent à remettre l'enseigne sur pied. Puis elle recula et contempla l'équipement de régulation vitale qui entourait la couchette voisine. Mercedes Brigham était encore inconsciente mais Fritz Montoya avait fait du bon travail et sa respiration avait l'air plus régulière. En tout cas Honor voulait le croire.

Elle se retourna et faillit heurter le chirurgien de première classe Wendy Gwynn. L'infirmerie de l'Apollon était petite et étroite comparée à celle de l'Intrépide, les blessés de l'escadre débordaient jusque dans le carré, le mess des officiers et tous les autres compartiments inoccupés - et pressurisés - du croiseur léger meurtri. Gwynn n'allait pas manquer de travail pendant le voyage de retour, Honor le savait, mais les blessés seraient sortis d'affaire. Eux au moins, elle pouvait les renvoyer à la maison vivants.

Prenez bien soin d'elles, docteur, dit-elle tout en sachant que c'était inutile.

— Je vous le promets, madame. Ne vous en faites pas.

— Merci. » Honor s'avança dans le couloir avant que Gwynn puisse voir les larmes qui baignaient son œil.

Elle prit une profonde inspiration et redressa son dos douloureux tandis que Nimitz la réprimandait gentiment. Elle n'avait pas dormi depuis son propre réveil à l'infirmerie et il n'aimait pas ses émotions négatives dues à l'épuisement. Honor elle-même ne les appréciait guère, mais elle n'avait pas le privilège de la fatigue. Sans compter que ses cauchemars l'attendaient. Elle les entendait murmurer dans les profondeurs de son esprit et se demandait si c'était bien son seul devoir qui l'avait tenue si longtemps debout. Nimitz la gronda de nouveau, avec plus d'insistance, et elle caressa sa douce fourrure en un geste d'excuse muet avant de se diriger vers l'ascenseur qui menait à la passerelle.

Le capitaine de corvette Prévost portait en écharpe son bras engoncé dans un synthéplâtre et se déplaçait en boitant douloureusement, mais sa voix douce était ferme comme elle s'adressait au timonier. Le second de l'Apollon n'était pas la seule de l'équipage à son poste malgré ses blessures, loin de là. Plus de la moitié des hommes de Truman étaient morts ou blessés; de ses officiers supérieurs, seuls Prévost et l'ingénieur en chef Hackmore étaient encore sur pied.

— Prête à partir, Alice ?

— Oui, madame. J'aurais préféré... » Truman s'interrompit dans un haussement d'épaules et contempla les ruines du poste tactique et de la console d'astrogation ainsi que la cloison arrière de la passerelle, raccommodée à la hâte. Ce n'était pas un coup direct mais une explosion secondaire qui avait tué le capitaine de corvette Amberson, le lieutenant Androunaskis et toute l'équipe d'astrogation, Honor le savait.

Elle offrit sa main à Truman.

« Je sais bien. Moi aussi j'aurais préféré que vous puissiez rester. Mais c'est impossible. J'aimerais vous prêter plus de personnel médical, Dieu sait que Gwynn en aurait l'usage, mais... »

Honor haussa les épaules à son tour et Truman acquiesça en saisissant fermement la main qu'on lui tendait. Si l'Intrépide et le Troubadour étaient appelés à combattre le Tonnerre divin, ils auraient besoin de tous les médecins et infirmiers disponibles. « Bonne chance, pacha, dit-elle doucement.

— Bonne chance à vous aussi, Alice. » Honor serra une dernière fois sa main puis recula pour ajuster son béret blanc. « Vous avez mon rapport. Dites-leur... » Elle s'arrêta puis secoua la tête. « Dites-leur qu'on a essayé, Alice.

— Vous pouvez compter sur moi.

— Je sais bien », répéta Honor. Elle fit un signe de tête et agita légèrement la main, puis se détourna sans un mot.

Dix minutes plus tard, elle se tenait sur sa propre passerelle et regardait l'Apollon quitter l'orbite de Merle sur l'écran de vision directe. Les avaries du croiseur léger étaient affreusement évidentes sur ses flancs déchiquetés mais il filait à cinq cent deux gravités. Honor s'imposa de détourner les yeux. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour réclamer des renforts mais savait parfaitement, au plus profond d'elle-même, que si elle avait vraiment besoin d'eux ils arriveraient trop tard.

Elle sentit ses muscles fatigués flancher sous le poids de Nimitz et elle se redressa en réorientant les capteurs optiques vers la surface de Merle. Un compte à rebours s'égrenait avec la régularité d'un métronome et l'écran s'assombrit soudain quand il atteignit zéro. Une énorme boule de lumière blanche et silencieuse creva la surface froide et enfla en un clin d'œil. Elle entendit le murmure à peine audible de l'équipage présent sur la passerelle, satisfait de voir éliminée toute trace de la base masadienne. Honor fixa encore un long moment son visuel; elle leva la main pour caresser les oreilles de Nimitz et prit la parole sans quitter des yeux l'explosion mourante.

« Bon, Steve. Emmenez-nous loin d'ici. »

La lune s'éloigna et elle se détourna enfin du visuel tandis que le Troubadour venait se placer à côté de son vaisseau. Ils étaient de nouveau ensemble, tout ce qui restait de son escadre, pensa-t-elle en essayant d'oublier l'amertume de sa réflexion. Elle était fatiguée, tout simplement.

« Dans quel état se trouve notre lien com. avec le Troubadour, Joyce ? demanda-t-elle.

— Solide, madame, tant que nous ne nous éloignons pas trop.

— Bien. » Honor jeta un coup d'œil à son officier des communications en se demandant si sa question ne l'avait pas fait paraître inquiète. À la réflexion, si elle paraissait inquiète, c'était peut-être parce qu'elle l'était. Metzinger était un bon officier. Elle l'avertirait s'il y avait des problèmes. Mais avec des capteurs gravitiques en panne, l'Intrépide ne pouvait plus recevoir les transmissions supraluminiques des drones de reconnaissance qui montaient la garde en vue du retour du Tonnerre divin. Son navire était aussi borgne qu'elle, et sans les capteurs du Troubadour pour faire le boulot...

Elle vérifia de nouveau le chrono et prit une décision. Cauchemars ou pas, elle ne pouvait pas faire son travail si la fatigue lui embrumait le cerveau. Elle croisa les mains derrière son dos et se dirigea vers l'ascenseur.

Andreas Venizelos était de quart mais il quitta le fauteuil de commandement pour l'accompagner jusqu'à l'ascenseur. Elle sentit sa présence derrière elle et regarda par-dessus son épaule.

« Vous allez bien, pacha ? demanda-t-il tout bas. Vous avez l'air crevée. » Il ne quittait pas son visage des yeux : il s'inquiétait pour elle.

« Pour quelqu'un qui vient de perdre la moitié de sa toute première escadre, je vais bien », répondit-elle sur le même ton. La partie droite de sa bouche esquissa un sourire.

« Je suppose que c'est une façon de voir les choses, mais on a aussi fait du dégât en chemin. Et s'il le faut, je pense qu'on peut en faire encore plus. »

Honor laissa échapper un petit rire fatigué et le poussa gentiment à l'épaule.

« Bien sûr, Andy. » Il sourit et elle le poussa de nouveau, avant de prendre une profonde inspiration. « Je vais rattraper un peu de sommeil. Appelez-moi s'il se passe quelque chose.

— Bien, commandant. »

Elle entra dans l'ascenseur et la porte se ferma derrière elle.

Alice Truman regardait elle aussi son visuel tandis que l'Intrépide et le Troubadour se dirigeaient vers Grayson. Elle se mordit la lèvre en pensant à ce qu'ils allaient sans doute devoir affronter dans les prochains jours. Elle détestait avoir à les quitter mais le capitaine Theisman avait fait du trop bon boulot sur l'Apollon, c'était comme ça.

Elle appuya sur un bouton de com.

Salle des machines, capitaine Hackmore, annonça une voix épuisée.

— Charlie, ici le commandant. Vous êtes prêts, en bas, pour la translation ?

— Oui, pacha. Les systèmes de propulsion sont bien la seule partie de ce rafiot dont je puisse répondre.

— Bien. » Truman ne quittait pas des yeux les points qui s'éloignaient, représentant les vaisseaux d'Honor. « Je suis contente de vous l'entendre dire, Charlie, parce que je veux que vous mettiez hors circuit les mécanismes de sécurité du générateur hyper. »

Il y eut un instant de silence puis Hackmore s'éclaircit la gorge.

Vous êtes sûre, commandant ?

— Absolument sûre.

— Pacha, d'accord, j'ai dit que la propulsion était en bon état, mais on a subi beaucoup de frappes. Je ne peux pas garantir avoir détecté toutes les avaries.

— Je sais bien, Charlie.

— Mais si vous faites monter la propulsion aussi haut et qu'elle lâche, ou si on accroche une harmonique...

— Je sais, Charlie, répondit Truman sur un ton encore plus ferme. Et je sais aussi que nous transportons tous les blessés de l'escadre. Mais si vous déverrouillez les systèmes de sécurité, nous pouvons gagner vingt-cinq ou trente heures, peut-être même plus, sur notre trajet.

— Vous avez trouvé ça toute seule, n'est-ce pas ?

— J'étais une honnête astrogatrice dans le temps, et je sais encore jongler avec les chiffres quand le besoin s'en fait sentir. Alors ouvrez votre boîte à outils et mettez-vous au travail.

— Bien, commandant. Si c'est ce que vous voulez. » Hackmore hésita un instant puis demanda, serein : « Le capitaine Harrington est au courant, madame ?

— Je crois que j'ai un peu oublié de lui en parler.

— Je vois. » Truman devinait le sourire fatigué derrière les paroles de l'ingénieur. « Ça vous est, comme qui dirait, "sorti de l'esprit", je suppose.

— Voilà, c'est ça. Vous pouvez le faire ?

— Évidemment que je peux le faire ! Ne suis-je pas le plus brillant ingénieur de toute la Flotte ? » Hackmore se remit à rire, plus naturellement cette fois.

« Bien. Je savais que vous aimeriez cette idée. Faites-moi savoir quand vous êtes prêt.

— Oui, madame. Et je voulais juste ajouter, commandant : vous pensiez que je serais d'accord et ça me fait chaud au cœur. Ça veut sans doute dire que vous me tenez pour presque aussi fou que vous l'êtes.

— Flatteur ! Allez jouer avec vos clés anglaises. »

Truman coupa la communication et se laissa retomber contre le dossier de son siège. Elle frottait ses mains sur les bras du fauteuil en se demandant comment Honor aurait réagi si elle lui en avait parlé. D'après le règlement, elle ne pouvait avoir qu'une seule réaction car Truman s'apprêtait à enfreindre toutes les consignes de sécurité. Mais Honor avait assez de pain sur la planche pour le moment. Si l'Apollon ne pouvait pas être présent pour affronter le gros Havrien, le moins qu'il puisse faire c'était de ramener les renforts aussi vite que possible. Pas la peine de fournir un sujet d'inquiétude supplémentaire à Honor.

Le capitaine ferma les yeux en essayant d'oublier la douleur et l'épuisement qu'elle avait lus dans l'œil valide de son supérieur. La douleur y était depuis qu'elle avait appris la mort de l'amiral Courvosier, mais elle semblait plus profonde désormais, alourdie par le tribut que son escadre avait payé au combat, et celui qui restait à payer. Le privilège de commander était à ce prix : l'angoisse et l'épuisement. Les civils – et nombre d'officiers subalternes – ne voyaient que la courtoisie et la déférence, le pouvoir divin accordé au commandant d'un vaisseau de Sa Majesté. Ils ne connaissaient pas l'envers du décor : toujours faire face parce que votre équipage a besoin de vous, tout en sachant malheureusement qu'une erreur de jugement ou une négligence peut tuer bien d'autres gens que vous-même. Et la douleur de condamner vos propres hommes à mort parce qu'il n'y a pas d'autre choix, parce que risquer leur vie fait partie de leur devoir, et que le vôtre consiste à les emmener dans l'antre de la mort... ou à les envoyer devant.

Le capitaine Truman ne connaissait pas de vocation plus noble que de commander un vaisseau de Sa Majesté, pourtant elle haïssait parfois les masses anonymes qu'elle avait juré de protéger à cause de ce que cela coûtait à des gens comme ceux de son équipage. Des gens comme Honor Harrington. Ce n'était pas le patriotisme, la noblesse ni le dévouement qui maintenaient ces hommes et ces femmes debout quand ils avaient envie de mourir. C'étaient peut-être les raisons qui les avaient poussés à revêtir l'uniforme et qui les faisaient rester dans l'armée pendant les années de paix, ces périodes intermédiaires où ils savaient ce qui pouvait se produire. Ce qui les maintenait debout quand il n'y avait plus aucune raison d'espérer, c'étaient les liens tissés entre eux, la loyauté, la certitude que d'autres comptaient sur eux comme eux-mêmes comptaient sur ces autres. Et parfois, bien trop rarement, tout se résumait à une seule personne qu'on ne pouvait tout simplement pas décevoir. Quelqu'un dont on savait qu'il ne vous laisserait jamais tomber, qu'il ne vous ferait jamais faux bond. Alice Truman savait depuis toujours que ce genre de personnes existaient, mais elle n'en avait jamais rencontré. Maintenant c'était fait et elle avait l'impression de trahir Honor en n'ayant pas d'autre choix que de l'abandonner dans le besoin.

Elle rouvrit les yeux. Si les Lords de l'Amirauté choisissaient de respecter le règlement, elle passerait devant un conseil de discipline, peut-être même une cour martiale, pour avoir inconsidérément mis en danger son bâtiment. Et même si ce n'était pas le cas, il y aurait sans doute des commandants pour juger que le risque ne se justifiait pas, car si elle perdait l'Apollon, personne à Manticore n'apprendrait qu'Honor avait besoin d'aide.

Mais quelques heures feraient peut-être la différence à Yeltsin, et elle ne pourrait plus jamais se regarder dans un miroir si elle ne tentait pas le coup.

Son intercom émit un bip sonore et elle appuya sur un bouton. Passerelle, ici le commandant.

— Les mécanismes de sécurité sont déverrouillés, pacha, annonça la voix de Hackmore. Ce rafiot déglingué est paré à partir.

— Merci, Charlie », répondit fermement le capitaine Alice Truman. Elle vérifia son visuel tactique. « Paré pour translation dans huit minutes. »

Pour L'Honneur de la Reine
titlepage.xhtml
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_000.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_001.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_002.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_003.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_004.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_005.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_006.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_007.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_008.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_009.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_010.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_011.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_012.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_013.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_014.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_015.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_016.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_017.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_018.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_019.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_020.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_021.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_022.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_023.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_024.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_025.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_026.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_027.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_028.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_029.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_030.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_031.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_032.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_033.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_034.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_035.htm
Honor Harrington T02 Pour l'honneur de la reine_split_036.htm