CHAPITRE DIX-SEPT

Le capitaine de frégate Manning s'arrêta à la porte de la salle de briefing et prit une profonde inspiration.

Manning aimait bien le capitaine Yu. Dans un service où beaucoup trop d'officiers supérieurs provenaient de familles législaturistes, Yu était l'oiseau rare : un autodidacte. Ça n'avait pas dû aller sans mal, mais d'une façon ou d'une autre le capitaine s'était frayé un chemin presque jusqu'en haut de la hiérarchie sans oublier ce qu'il avait lui-même traversé en route. Il traitait ses officiers avec une fermeté mêlée de respect, voire de chaleur, et il n'oubliait jamais ceux qui le servaient bien. Thomas Theisman commandait le Principauté parce qu'il avait déjà servi sous le capitaine Yu et que ce dernier l'avait voulu sur ce poste; Manning avait été désigné second du Tonnerre divin pour les mêmes raisons. Ce genre de traitement valait au capitaine un degré de loyauté personnelle et de dévotion remarquable, mais il restait humain. Il avait ses mauvais jours, et lorsqu'un commandant – quel qu'il soit – était de mauvaise humeur, ses subordonnés marchaient droit.

Or, si le capitaine avait jamais eu de bonnes raisons d'être de mauvaise humeur, c'était bien en ce moment, se dit Manning en appuyant sur le bouton d'admission.

« Oui ? » La voix qui lui parvint par l'intercom était aussi courtoise qu'à l'habitude mais contenait une nuance monocorde dangereuse pour qui la connaissait bien.

« Capitaine de frégate Manning, commandant. »

Le sas s'ouvrit. Manning en franchit le seuil et se mit au garde-à-vous, et un obscur instinct lui commanda de le faire à la mode havrienne.

« Vous vouliez me voir, commandant ?

— Oui. Asseyez-vous, George. »

Yu désigna une chaise et le capitaine se détendit légèrement en s'entendant appeler par son prénom.

« Quel est le statut du faisceau tracteur cinq ?

— D'après les machines, il y en a encore pour dix, douze heures, commandant. »

Le visage de Yu se tendit et Manning s'efforça de ne pas avoir l'air sur la défensive. « Les composants n'ont pas été conçus pour supporter une telle puissance en continu, commandant. Il faut tout démonter jusqu'au noyau de flux pour effectuer les remplacements.

— Bordel. » Yu se passa la main dans les cheveux en un geste tourmenté qu'il n'avait jamais laissé voir à un Masadien, puis il frappa soudain la table de sa main libre.

Manning parvint à ne pas ciller. Ça ne ressemblait pas au commandant de se plaindre bruyamment, mais ces Masadiens auraient éprouvé la patience d'un saint. Le cliché était moins amusant qu'en apparence car, pour que le commandant se permette d'user de ce langage, qu'il s'était interdit depuis son arrivée dans le système, il fallait qu'on l'ait poussé dans ses derniers retranchements.

Yu frappa de nouveau du poing sur la table puis il s'enfonça dans son siège avec un grognement.

« Ce sont des imbéciles, George. Des putain d'imbéciles ! Nous pourrions anéantir toute la flotte de Grayson en une heure, en un quart d'heure ! Et ils ne veulent pas nous laisser faire !

— Oui, commandant », répondit calmement Manning. Yu se leva pour faire les cent pas dans la salle de briefing. On aurait dit un lion en cage.

— Si quelqu'un m'avait dit, à la maison, qu'il existait des gens pareils dans la galaxie, je l'aurais traité de menteur, grommela-t-il. Nous tenons Grayson par les couilles et tout ce que les Masadiens voient, c'est à quel point eux-mêmes ont souffert ! Bon Dieu, oui, les gens souffrent pendant les guerres ! Et parce que le Madrigal a flanqué une déculottée à leur flotte de merde, ils chient dans leur froc comme s'ils étaient face à la Flotte manticorienne tout entière ! »

Cette fois-ci, Manning garda un silence plein de tact. Tout ce qu'il aurait pu dire à ce stade n'aurait fait qu'empirer les choses.

Personne, le capitaine Yu compris, ne s'attendait à ce que les systèmes antimissiles manticoriens soient aussi efficaces. Les Havriens savaient bien que les capacités de combat électroniques de la Flotte royale manticorienne étaient supérieures aux leurs et ils avaient supposé que leurs autres systèmes disposeraient eux aussi d'une certaine marge de supériorité, mais la vitesse et la précision des défenses actives du Madrigal les avaient tous choqués. Elles avaient transformé ce qui aurait dû être un succès complet en un résultat très mitigé, et si les défenses du contretorpilleur n'avaient pas été étirées par ses efforts pour protéger les autres bâtiments, il en serait sans doute sorti complètement indemne.

Les choses auraient été différentes dans un affrontement prolongé : les ordinateurs auraient pu analyser les réactions du Madrigal et changer les schémas de tir ainsi que les réglages des assistants de pénétration jusqu'à trouver la faille. Mais ils n'avaient eu droit qu'à un tir chacun et le contre-torpilleur avait détruit beaucoup trop de leurs missiles.

Cela avait piqué au vif les immigrés » de l'équipage du Tonnerre divin — après tout, c'était leur matériel qui s'était mal comporté — mais sur les Masadiens l'effet avait été désastreux. Le Glaive Simonds était blême lorsque le Madrigal et les deux vaisseaux graysoniens rescapés avaient quitté la portée de leurs missiles. Manning se demandait encore comment le commandant avait réussi à conserver son calme tandis que le Glaive fulminait et l'invectivait, et, malgré son calme apparent, le second ne l'avait jamais vu aussi près de commettre un meurtre que lorsque Simonds avait refusé d'ordonner à Franks de contourner le Madrigal et de poursuivre les Graysoniens rescapés.

Simonds dansait presque de rage en rejetant la suggestion de Yu. Le Madrigal avait saboté l'embuscade à un point qui le rendait furieux et qui l'effrayait à la fois, et il savait bien que quelques-uns au moins des navires de Franks, même s'ils se dispersaient, se trouveraient exposés à son feu si l'escadron se déployait pour le contourner.

Oui, bien sûr, c'était vrai, mais la réaction du Glaive devant cette menace avait prouvé une fois pour toutes qu'il n'était pas tacticien. Si ses vaisseaux s'étaient dispersés, il aurait peut-être dû dire adieu à un ou deux croiseurs sous le feu du Madrigal mais les autres se seraient trouvés au-delà de la portée effective du contre-torpilleur. Celui-ci n'aurait tout simplement pas pu frapper autant de cibles. Mais Simonds avait insisté pour soutenir la décision qu'avait prise Franks d'attaquer tous ensemble pour se soutenir mutuellement... et il avait payé le prix d'une tactique hésitante. Les bâtiments masadiens avaient dû décélérer en arrivant sur le Madrigal afin de placer leurs propres armes à portée effective du contre-torpilleur et de les y laisser !

On aurait dit une foule armée de gourdins se jetant sur un homme muni d'un pulseur. Les missiles du Madrigal avaient réduit en miettes les croiseurs Samson et Noé ainsi que le contretorpilleur Trône pendant la phase d'approche, puis les Masadiens étaient entrés à portée d'armes à énergie et la situation avait encore empiré. Le croiseur David avait survécu mais il ne valait guère mieux qu'une épave; quant aux contre-torpilleurs Chérubin et Séraphin, ils avaient été endommagés avant que le Madrigal soit à portée de leurs propres armes à énergie.

Bien sûr, les gourdins avaient eu leur heure de gloire par la suite. Si rudimentaires fussent-elles, les armes à énergie masadiennes étaient trop nombreuses pour le navire manticorien et elles l'avaient réduit en pièces. Mais même mortellement blessé, le Madrigal avait su planter ses crocs dans les contre-torpilleurs Ange et Archange. Il les avait pilonnés jusqu'à manquer de munitions et avait emmené l'Archange dans sa déroute. De l'escadron qui s'était approché de lui, seuls le croiseur Salomon et le contretorpilleur Domination demeuraient aptes au combat... et bien sûr, comme Franks avait décidé de ralentir pour gagner ce combat suicidaire, les Graysoniens s'étaient échappés.

Cela n'aurait pas dû avoir d'importance. Ce que le Madrigal avait accompli aurait dû rendre Simonds plus confiant encore. Si un simple contre-torpilleur pouvait causer un pareil carnage, de quoi croyait-il le Tonnerre divin capable ?

« Vous savez ce que cet imbuvable connard m'a dit? » Yu se retourna pour faire face à son second, le doigt pointé comme un revolver, le regard incendiaire. « Il m'a dit – il m'a dit à moi, bon sang ! – que si je ne lui avais pas menti quant aux capacités de mon vaisseau, il serait peut-être plus enclin à m'écouter maintenant ! » Un grognement hargneux fit vibrer la gorge du capitaine. « Putain, mais que croit-il qu'il va se passer quand ses foutus "amiraux" auront la tête si haut dans le cul qu'ils devront respirer par le nombril ?

Manning resta silencieux et se concentra pour prendre l'air compréhensif. Yu fit mine de cracher sur le sol, puis ses épaules s'affaissèrent et il se laissa retomber sur son siège.

« Bon Dieu, je regrette qu'on n'ait pas fourgué cette mission à quelqu'un d'autre ! » soupira-t-il, mais la fureur avait quitté sa voix. Manning comprenait : le capitaine avait besoin d'exprimer toute sa rage, et pour cela il lui fallait hurler sur l'un des siens.

« Bon, conclut-il. S'ils tiennent absolument à être stupides, je suppose que nous ne pouvons rien faire d'autre qu'essayer de minimiser les conséquences de leurs actes. Parfois j'ai envie de tuer Jim Valentine, mais si ce n'était pas si parfaitement inutile, j'en viendrais presque à admirer l'intelligence de sa manœuvre. Je ne pense pas que quiconque ait jamais envisagé de remorquer des BAL à travers l'hyperespace.

— Certes, commandant. D'un autre côté, les Masadiens n'auraient pas pu le faire avec leurs propres faisceaux tracteurs ou leurs générateurs hyper. Je suppose qu'une fois qu'on en a la capacité technique, on sait aussi construire des vaisseaux assez évolués pour ne pas en avoir besoin.

— Mouais. » Yu prit une profonde inspiration et ferma les yeux un instant. Il avait beau trouver l'idée stupide, il savait également que si les Masadiens avaient accepté de poursuivre, il ne le devait qu'à la suggestion de son ingénieur chef.

Ils avaient purement et simplement refusé d'attaquer Grayson avec ce qui restait de leur flotte de combat dans le système de Yeltsin. D'après ce que Yu avait compris, ils avaient peur que Manticore ait confié une super-arme aux Graysoniens. C'était leur idée la plus stupide jusque-là, mais peut-être n'était-il pas si aisé de leur en vouloir. Ils n'avaient encore jamais vu de vaisseau de guerre moderne en action et ce que le Madrigal avait infligé à leur antique flotte les avait terrifiés. Ils devaient savoir, intellectuellement, que le Tonnerre divin et le Principauté étaient bien plus puissants que le Madrigal, mais ils n'avaient jamais vu « leurs » deux navires modernes en action. Leurs capacités n'avaient pas la même réalité à leurs yeux... et de toute façon la crédibilité de Yu s'était trouvée diminuée du fait que le Madrigal avait réussi à réchapper de l'embuscade.

Pendant une journée entière, Simonds avait soutenu, inflexible, qu'il fallait suspendre toutes les opérations et chercher un règlement à l'amiable. Yu ne croyait pas que les Masadiens aient la moindre chance d'y parvenir après leurs attaques furtives et la destruction du Madrigal, mais le Glaive s'était obstiné en répétant qu'il ne disposait pas à Yeltsin du tonnage nécessaire pour continuer.

C'est alors que le capitaine de frégate Valentine avait émis sa suggestion, et Yu avait hésité à étrangler son ingénieur ou à l'embrasser. Ils avaient déjà perdu trois jours et la panne du faisceau tracteur cinq allait encore allonger l'opération, mais cela avait au moins eu le mérite de pousser Simonds à accepter, même à reculons, de poursuivre.

Valentine avait souligné que le Tonnerre divin et le Principauté disposaient tous deux de générateurs hyper beaucoup plus puissants qu'aucun vaisseau masadien, assez puissants, même, pour étendre leur champ de translation à plus de six kilomètres de leur propre coque s'il les poussait dans le rouge. Donc, s'ils opéraient une translation à partir d'une vitesse nulle, ils pouvaient emmener avec eux tout ce qui se trouvait dans un rayon de six kilomètres à ce moment-là. Et donc, si les BAL masadiens se regroupaient assez près d'eux, les bâtiments havriens pouvaient emmener les vaisseaux plus légers dans l'hyperespace.

Normalement, ce n'aurait été qu'une intéressante hypothèse de salon, mais Valentine avait poussé l'idée plus loin. L'équipage d'aucun BAL ne pourrait survivre à l'accélération que les vaisseaux supportaient en hyperespace pour la simple raison que leur compensateur d'inertie s'arrêterait à l'instant même où ils essaieraient. Mais si l'on déplaçait tout l'équipage et qu'on enlevait ou amarrait tout le matériel susceptible de bouger, avait suggéré Valentine, il n'y avait aucune raison pour que les navires eux-mêmes ne supportent pas l'accélération au bout d'un faisceau tracteur.

Yu l'avait cru fou mais l'ingénieur avait fait les calculs sur son terminal et démontré la possibilité théorique de la manœuvre. Simonds avait sauté dessus et, à la grande surprise de Yu, l'expérience avait fonctionné.

Jusque-là, ils n'avaient perdu que deux des tout petits vaisseaux. Les BAL étaient juste assez gros pour qu'il faille concentrer trois faisceaux tracteurs sur chacun et l'un des faisceaux avait décroché pendant l'accélération. Le BAL s'était tout simplement coupé en deux; le second n'avait survécu au voyage que pour permettre à son équipage de découvrir à l'arrivée un trou irrégulier de trois mètres de diamètre sur la moitié de la longueur du vaisseau, là où un réservoir à pression de douze tonnes s'était détaché et avait dérivé vers l'arrière comme un disgracieux boulet de canon.

Évidemment, les bâtiments de remorquage s'étaient trouvés intolérablement bondés en prenant en charge les équipages qui ne pouvaient survivre à bord de leurs propres navires. Et comme l'avait dit Manning, les faisceaux tracteurs avaient été énormément sollicités. Mais ça avait marché, et le Tonnerre divin et le Principauté s'étaient retrouvés à jouer les remorqueurs entre Endicott et l'Étoile de Yeltsin.

Il s'agissait d'un petit saut, à peine douze heures dans chaque sens pour un bâtiment de guerre moderne, même en remorquant des BAL, mais seuls deux vaisseaux en étaient capables, et ils ne pouvaient remorquer plus de trois BAL à la fois : deux pour le Tonnerre divin et un pour le Principauté. Ils ne possédaient tout simplement pas assez de faisceaux tracteurs pour en déplacer davantage. En trois jours, ils avaient transféré dix-huit des vingt BAL masadiens vers Yeltsin – enfin, seize en comptant les deux qu'ils avaient perdus. Ce dernier voyage du Tonnerre déplacerait les deux derniers et, même si Yu ne voyait pas quel avantage tactique leur puissance de feu pouvait conférer, l'opération semblait avoir redonné confiance aux Masadiens et n'avait donc peut-être pas été menée en pure perte.

— Il faut que je parle à l'ambassadeur », fit-il soudain, sur quoi Manning haussa les sourcils, étonné par cette conclusion illogique. « Que je lui demande de me retirer de sous l'autorité de Simonds, expliqua Yu. Je sais que nous devons maintenir la fiction officielle selon laquelle cette opération est exclusivement masadienne, mais si je pouvais leur forcer la main une bonne fois, nous réglerions cette affaire en quelques heures.

— Oui, commandant. » Manning se sentait étrangement ému par la franchise de son commandant. Ce n'était pas quelque chose dont on avait l'habitude dans la flotte havrienne.

« Peut-être la réparation du faisceau tracteur cinq me donnera-t-elle assez de temps à terre, fit Yu d'un ton songeur. Il faut que l'entretien ait lieu en tête à tête, je n'ai pas confiance en nos liens com. »

En fait le commandant n'avait pas confiance en son officier des communications, Manning le savait, puisque c'était désormais l'un des postes occupés par un Masadien.

« Je comprends, commandant.

— Parfait. » Yu se frotta le visage puis se redressa. « Désolé de vous avoir crié dessus, George. Je vous avais sous la main.

— C'est à ça que servent les seconds, commandant », répondit Manning avec un sourire, se gardant d'ajouter que peu d'autres commandants se seraient excusés pour s'être servis de lui dans l'un de ses rôles désignés.

« Oui, peut-être. » Yu parvint à sourire. « Et au moins, ce remorquage sera le dernier.

— Oui, commandant. Et le capitaine Theisman gardera un œil sur ce qui se passe à Yeltsin jusqu'à notre retour.

— Mieux vaut Tom que cette enflure de Franks », grommela Yu.

Le Glaive des Fidèles Matthieu Simonds frappa à la porte et la franchit pour pénétrer dans une pièce magnifiquement meublée. Son frère, le Grand Ancien Thomas Simonds des Fidèles de l'Église de l'Humanité sans chaînes, leva les yeux; son visage ratatiné n'avait rien d'encourageant. L'Ancien Huggins était assis à côté de Thomas, l'air encore moins engageant.

Le diacre Ronald Sands avait pris place face à Huggins. Sands, l'un des plus jeunes diacres de l'histoire masadienne, avait le visage moins orageux que ses aînés. Il le devait sans doute en partie à son extrême jeunesse, mais le Glaive Simonds soupçonnait surtout ce maître espion de Masada d'être plus malin que les autres Anciens, et de le savoir.

Il y eut un frottement de tissu et il tourna la tête pour apercevoir la plus jeune femme de son frère. Il ne se rappelait pas son nom et elle portait le vêtement traditionnel de la femme masadienne, une robe qui dissimulait les formes, mais son visage était sans voile et le Glaive ravala un sourire en comprenant soudain qu'une part de l'évidente colère d'Huggins était dirigée contre cette inconvenance choquante. Thomas avait toujours été très fier de sa virilité et il avait flatté son amour-propre en prenant une femme d'à peine dix-huit années T. Il en avait déjà six autres et Matthieu doutait qu'il ait encore l'endurance nécessaire pour les honorer, mais Thomas aimait à faire étalage de la beauté de sa dernière acquisition dès que ses associés se réunissaient chez lui.

Cette pratique rendait Huggins fou furieux – ce qui expliquait d'ailleurs que Thomas s'en délecte. Si la jeune fille avait appartenu à n'importe qui d'autre, l'orageux Ancien l'aurait condamnée à la flagellation publique après un couplet mordant sur le laxisme de l'homme qui permettait à sa femme de se conduire de façon aussi impie. Si l'homme en question avait été un quidam, il aurait peut-être même exigé qu'il soit lapidé. En l'occurrence, il devait faire semblant de ne rien avoir remarqué.

Le Glaive s'avança sur le tapis, ignorant la présence de la jeune femme, et vint s'asseoir sur une chaise placée au bout de la longue table. La ressemblance avec un tribunal, lui-même jouant le rôle de l'accusé, n'était certainement pas innocente.

« Vous voici donc. » La voix de Thomas était parcheminée par l'âge car il était l'aîné de la première femme de Tobias Simonds tandis que Matthieu était le deuxième fils de sa quatrième femme.

« Évidemment. » Matthieu était parfaitement conscient de la position dangereuse dans laquelle il se trouvait, mais, s'il leur montrait qu'il se sentait vulnérable, ses ennemis se jetteraient sur lui comme des rats dépeçant une antilope masadienne.

« Je suis heureux de constater qu'il reste au moins quelques ordres auxquels vous savez obéir », fit Huggins d'un ton cinglant. L’Ancien, rancunier, se considérait comme le principal concurrent du Glaive pour le siège de Grand Ancien et Matthieu se tourna vers lui, prêt à rendre coup pour coup, mais Thomas l'avait déjà réprimandé d'un geste de la main. Bon. Au moins son frère n'était pas encore prêt à le laisser tomber.

« La paix, mon frère, fit le Grand Ancien à l'adresse d'Huggins. Nous participons tous à l'œuvre de Dieu, ici. Évitons les récriminations. »

Son épouse se déplaçait en silence autour de la table, remplissant leurs verres, puis elle disparut lorsqu'un mouvement de la tête de son mari la renvoya vers les quartiers des femmes. Huggins sembla légèrement se détendre avec son départ et il se força à sourire.

« Je mérite vos reproches, Grand Ancien. Pardonnez-moi, Glaive Simonds. Cette situation suffirait à mettre à l'épreuve jusqu'à la foi de saint Austin.

— En effet, Ancien Huggins, répondit le Glaive avec tout autant de fausse bonne grâce. Et je ne peux nier qu'en tant que commandant de notre armée il soit de ma responsabilité de redresser cette situation.

— Peut-être, intervint son frère, impatient, mais elle n'est pas plus votre faute que la nôtre... sauf, bien sûr, dans la mesure où vous avez soutenu les plans de cet infidèle. » La mâchoire du Grand Ancien se contracta et sa tête parut s'enfoncer dans ses épaules.

« Rendons justice au Glaive Simonds, plaça Sands du ton hésitant qu'il employait toujours devant ses supérieurs, les arguments de Yu étaient convaincants. Et selon mes sources, ils étaient aussi sincères, dans l'ensemble. Ses motifs lui étaient propres, mais il croyait véritablement avoir les capacités dont il se targuait. »

Huggins émit un grognement méprisant mais personne ne contesta les propos de Sands. La théocratie masadienne s'était donné beaucoup de mal pour refuser à son « allié » toute participation à ses propres activités secrètes et chacun dans cette pièce savait à quel point le réseau de Sands était étendu.

« Néanmoins, nous avons de gros problèmes pour l'avoir écouté. » Le Grand Ancien gratifia son frère d'un regard dur. Pensez-vous qu'il ait vraiment la capacité de détruire ce qui reste de la flotte des apostats ?

— Évidemment, répondit le Glaive. Il a surestimé l'efficacité initiale de Jéricho mais j'ai des hommes qui travaillent dans sa section tactique et ils m'assurent que ses estimations de base sont correctes. Si un simple contre-torpilleur a pu faire tant de mal à notre flotte, le Tonnerre et le Principauté réunis feraient de la chair a pâté des apostats. »

Matthieu se rendait bien compte qu'Huggins ne faisait absolument plus confiance à Yu – ni à quiconque se rangeait à l'avis du commandant havrien, d'ailleurs. Pourtant ce qu'il venait de dire s'imposait comme une évidence... et il avait omis de mentionner le jugement que ces mêmes hommes de la section tactique avaient porté sur sa décision personnelle de soutenir la tactique de Franks à Yeltsin. Il n'avait guère apprécié de se l'entendre dire, mais s'il les punissait pour cela ils se mettraient sans doute à lui rapporter ce qu'il avait envie d'entendre plutôt que ce qu'ils pensaient vraiment.

« Diacre Sands ? Vous êtes d'accord ?

— Je ne suis pas un militaire, Grand Ancien, mais oui. Nos sources avaient déjà souligné que les systèmes manticoriens étaient supérieurs à ceux de Havre, mais leur marge de supériorité est bien moindre que celle que le Tonnerre divin possède sur toute l'armée des apostats.

— Nous pouvons donc le laisser faire s'il le faut? reprit le (rand Ancien, pressant.

— Je ne vois pas d'autre solution si Maccabée échoue, répondit Sands sans ciller. Dans ce cas, seule une option militaire pourra nous sauver. Et sauf votre respect, le temps presse. Maccabée n'a pas su nous dire si l'escorte manticorienne revenait 'nais nous devons supposer qu'elle sera de retour sous quelques jours. D'une façon ou d'une autre, nous devrons contrôler les deux planètes d'ici là.

— Mais Maccabée est notre meilleure chance. » Huggins décocha un regard assassin au Glaive. « Vos opérations étaient censées l'aider, Glaive Simonds. Elles étaient censées lui fournir un prétexte et non se muer en une véritable tentative de conquête !

— Sauf votre respect, Ancien Huggins, commença Matthieu d'un ton remonté, cette...

— La paix, mes frères ! » Le Grand Ancien frappa d'une main osseuse sur la table et les fixa tous les deux jusqu'à ce qu'ils se rasseyent au fond de leur chaise, avant de tourner son regard de reptile vers Huggins. « Nous savons tous comment les événements étaient censés se dérouler, mon frère. Malheureusement, nous ne pouvions pas vraiment en informer les Havriens, pas plus que nous ne pouvions procéder sans leur soutien en cas d'échec de Maccabée. Dieu n'a pas encore décidé que nos efforts méritaient sa bénédiction mais Il ne nous a pas condamnés à l'échec. Nous avons deux tours dans notre sac, et aucun d'eux n'a encore échoué. »

Huggins lui lança un regard chargé de colère avant de hocher la tête d'un air contraint. Cette fois, il ne fit même pas semblant de s'excuser auprès du Glaive.

« Très bien. » Thomas se tourna de nouveau vers son frère. « Combien de temps encore pouvez-vous retarder une action militaire directe sans éveiller les soupçons de Havre ?

— Pas plus de trente ou quarante heures. L'avarie du faisceau tracteur du Tonnerre divin nous donne un peu de temps, mais une fois que tous nos BAL seront à Yeltsin, nous devrons soit agir soit avouer que nous n'avons pas l'intention de le faire.

— Et votre dernier contact avec Maccabée ?

— Le Chérubin a traîné assez loin derrière nous lors de notre quatrième frappe pour s'entretenir avec son messager. À ce moment-là, Maccabée estimait que le régime actuel bénéficiait encore d'un trop fort soutien populaire en dépit de nos attaques. Nous n'avons pas pu le contacter depuis, bien sûr, mais il a signifié qu'il se tenait prêt à agir si le moral de la population graysonienne montrait des signes de faiblesse, or Jéricho doit l'avoir miné.

— Diacre Sands, votre avis ?

— Je suis d'accord. Bien sûr nous n'avons aucun moyen de savoir à quel point leur moral est bas. Nos propres pertes et le fait que deux de leurs vaisseaux en aient réchappé peuvent avoir un effet de compensation. D'un autre côté, ils savent désormais que nous avons au moins quelques vaisseaux modernes, et comme les médias des apostats ne sont pas contrôlés par un synode de censeurs, on peut supposer, selon moi, qu'au moins quelques comptes rendus de la bataille – et une description des forces auxquelles ils doivent faire face – ont été diffusés par les réseaux d'information planétaires.

— Maccabée sait-il de quelle force nous disposons ? s'enquit Huggins.

— Non, répondit Sands. Jéricho et lui sont complètement indépendants pour des raisons de sécurité opérationnelle. Étant donné sa position sous le régime actuel, cependant, il doit savoir que ce que nous avons surclasse tous les navires de la flotte des apostats.

— C'est vrai, fit l'Ancien Simonds d'un air songeur avant de prendre une profonde inspiration. Parfait, mes frères, je pense que nous devons maintenant nous décider. Maccabée demeure notre meilleure chance de succès. S'il peut s'assurer le contrôle de Grayson par ses propres moyens, nous nous trouverons dans une position bien plus avantageuse pour éviter toute nouvelle ingérence manticorienne. Le Royaume exigera sans doute des réparations exorbitantes, mais je suis prêt à courber l'échine et à présenter des excuses publiques pour notre attaque "accidentelle" contre un vaisseau dont nous n'avions pas remarqué qu'il n'appartenait pas à la flotte des apostats. Le renversement du régime local qui aurait pu soutenir leurs intentions dans la région devrait les pousser à éviter de nouvelles pertes.

Et vu leur traditionnelle politique étrangère, il est peu probable qu'ils manifestent la volonté et le courage de nous conquérir pour obtenir les bases qu'ils convoitent. Plus important encore, si Maccabée parvient à ses fins, nous pourrons graduellement obtenir le contrôle de Grayson sans nouvelle action militaire ouverte, ce qui signifie que nous n'aurons plus besoin de Havre non plus. Je pense donc qu'il nous faut retarder le retour du Tonnerre divin à Yeltsin encore une journée au moins pour donner à Maccabée le temps d'agir.

» Néanmoins, nous devons aussi envisager la possibilité qu'il échoue — ou du moins qu'il ait besoin d'une démonstration supplémentaire du caractère désespéré de la position militaire des apostats pour réussir. »

Il s'arrêta pour regarder son frère.

« Au vu de tous ces éléments, Glaive Simonds, je vous demande de commencer les opérations militaires destinées à réduire la flotte ennemie, suivies, si nécessaire, de frappes nucléaires sur des villes mineures afin de créer les conditions du succès de Maccabée. Vous démarrerez ces opérations dans les douze heures suivant votre retour à Yeltsin avec nos derniers BAL. »

Il lança un regard circulaire autour de la table, ses vieux yeux chassieux fendus comme ceux d'un serpent.

« Quelqu'un s'oppose-t-il à ma décision ? »

Pour L'Honneur de la Reine
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