La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les copies o u reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause,  est illicite       (alinéa         1er de l'Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.

© 1985, « Éditions Fleuve Noir », Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. et les pays Scandinaves.

ISBN 2265 -02 878-9


CHAPITRE PREMIER


Angelina courait maintenant sur l'étroite passerelle de fer qui surplombait les turbines, à mi-hauteur de l'énorme barrage.

Elle regardait droit devant, à travers ses larmes, vers l'autre rive, le souffle rauque, ses pieds nus écorchés par la rouille des plaques de mêlai disjointes. Sa hanche meurtrie par le coup île crosse du soldat lui diffusait jusqu'à l'aine une douleur brûlante. Ses pas étaient mécaniques ; chacune de ses jambes griffées par les ronces se portait devant l'autre, poussant son petit corps maigre toujours plus en avant sur l'arc tendu de la passerelle.

Derrière elle, les caillebotis aux arêtes tranchantes vibraient et résonnaient comme si les traces humides de ses pieds avaient été d'un poids suffisant pour ébranler l'ensemble de cette architecture arachnéenne.

Une brusque saute de vent, au milieu du vide, fit trébucher Angelina.

Elle glissa sur la rouille friable et tomba en-avant, heurtant sèchement du genou l'un des barreaux de la rampe. Un cri plaintif s'échappa de ses lèvres gercées lorsqu'elle vit l'écorchure d'un rouge brillant au travers de sa robe de toile informe et déchirée. Une brutale envie de vomir gonfla une boule amère au fond de sa gorge. Elle ouvrit la bouche, laissant l'air froid de l'aube pénétrer entre ses dents.

Mais elle se retint, fascinée une fois de plus par le spectacle hypnotique du lent tourbillon qui naissait, vingt mètres plus bas, à l'endroit précis où les pales effilées des turbines brassaient l'eau saumâtre du lac artificiel.

Un moment, la fillette fixa les bords du tourbillon, laissant son regard se rapprocher inexorablement du centre, là où l'eau se creusait et semblait disparaître en sifflant. Même à cette distance, le bruit était encore puissant...

Quand elle venait jouer sur la passerelle avec ses camarades, malgré les conseils de ses parents, c'était toujours elle qui réussissait à fixer la spirale j aune le plus longtemps. Elle en était très fière, comme d'avoir été la première à découvrir, plus loin sur la passerelle, la fissure qui griffait le béton du barrage. C'était certes une simple fêlure de l'enduit de surface, mais Angelina y revenait souvent, écartant ses longs cheveux dorés et posant son oreille tout contre la paroi, attentive à déceler une quelconque révélation du mystère de cette gigantesque structure de pierre grise. ..

Aujourd'hui, pourtant, l'heure n'était pas aux j eux.

Très tôt dans la matinée, le wadi — c'était le nom que les habitants donnaient au faubourg misérable où ils s'abritaient —, le wadi avait été encerclé par les soldats, descendus de la forteresse dans leurs half-tracks gris.

Des cris gutturaux résonnaient encore aux oreilles d'Angelina ; ceux des miliciens, d'abord, ponctués de coups de sifflets sinistres, puis les lamentations des habitants devant l'étendue de la rafle, enfin les hurlements de sa sœur lorsque les soldats l'avaient allongée par terre, les vêtements rabattus sur la tête...

Ensuite, Angelina avait fermé les yeux et s'était blottie pour ne plus rien entendre sous un las de vieilles hardes que sa mère ne repriserait jamais.

Des hommes avaient dû entrer dans la cahute, brisant les pauvres meubles et la vaisselle, distribuant sur les paillasses des coups de

botte ou de crosse, dont l'un avait atteint Angelina. Elle avait mordu les hardes pouilleuses pour ne pas hurler à son tour.

Puis, toujours dissimulée, pendant que les bruits s'éloignaient, elle avait enfilé sa robe, se livrant à des contorsions qu'elle espérait invisibles.

Il n'y avait plus personne dans les baraques voisines qui commençaient d'ailleurs à brûler, répandant partout une épaisse fumée âcre.

Angelina avait saisi sa poupée, poussé le cageot qui faisait office de volet dans la petite pièce du fond, et s'était hissée à califourchon sur l'embrasure, accrochant au passage sa robe aux ferrures grossières de la fenêtre! Sans regarder par terre, elle avait sauté dans la boue molle et tiède.

Ensuite, elle avait couru à perdre haleine, fuyant devant les miliciens qui tiraient parfois en l'air, rampant dans les fossés qui drainaient le misérable faubourg, se frayant un difficile et douloureux chemin vers le barrage, espérant l'atteindre sans être repérée...

Elle avait vaguement entendu auparavant les grandes personnes discuter d'un maquis, ou de quelque chose d'approchant, qui se serait trouvé de l'autre côté de la passerelle, vers les collines désertiques. Elle ne savait pas trop ce que c'était, mais il y aurait sûrement là-bas des gens pour l'accueillir. Des gens qui ne seraient pas des soldats...

Depuis quelques secondes déjà, la rambarde vibrait sous le front d'Angelina. Elle s'arracha à la contemplation du tourbillon et leva la tête.

A dix mètres à peine, venant dans sa direction, sa grande sœur courait, nue, les bras tordus en avant, la bouche ouverte sur un avertissement silencieux, les jambes ensanglantées, le visage brouillé de larmes.

Derrière elle, secouant durement la passerelle, un milicien se rapprochait, hors d'haleine, raclant le canon de sa mitraillette sur le béton.

Instinctivement, Angelina sauta sur ses pieds et se remit à courir vers l'autre rive. Elle sentit les vibrations s'amplifier, la projetant soudain contre la paroi, puis de nouveau sur la rambarde où elle se meurtrit la poitrine.

Le vent lui apportait encore les cris de sa sœur et les jurons de l'homme en gris lorsqu'elle atteignit enfin l'autre rive. Elle se retourna.

Sa sœur était appuyée contre la rambarde, se protégeant le corps à gestes maladroits contre les coups que l'homme lui assenait en s'acharnant avec une joie sauvage sur la peau éclatée de son visage et de son ventre.

Elle glissait en arrière lentement et le milicien s'apprêtait à l'enjamber lorsque la rambarde de fer rouillé céda brusquement, jetant la jeune fille dans le vide.

L'eau trouble mordit son corps.

Malgré ses blessures, elle se débattit pour remonter à la surface. Battant follement des bras et des j ambes, elle parvint à sortir la tête hors de l'eau et poussa un hurlement d'horreur lorsqu'elle se vit dans le tourbillon.

Cherchant de toute part une prise, elle ne rencontrait que le liquide et hurlait maintenant sans discontinuer, malgré l' eau qui emplissait sa bouche.

Elle suffoqua ; tout se mit à tourner autour d'elle et la paroi jaune se referma sur ses yeux.

Un premier choc mou la retourna et elle distingua dans un brouillard de sang ses j ambes coupées qui partaient sous la turbine.

Lorsque la seconde pale l'éventra, elle était déjà morte.

Angelina fixait le tourbillon, écrasée par le chagrin, sa poupée cassée à ses pieds.

Au milieu du barrage, la passerelle descellée s'incurvait de plus en plus, entraînée par le poids de l'homme qui gesticulait, les mains glissant sur le fer mouillé.

La passerelle se cassa net. Le tronçon de métal et le milicien touchèrent l'eau en même temps. Les poutrelles furent projetées violemment hors du tourbillon, mais l'homme ne reparut pas.

Seule sur l'autre rive, Angelina se mit à pleurer, gémissant doucement pour que sa sœur revienne. . .

Plus tard, après un dernier regard sur le wadi désert et couvert de fumée noire, elle jeta une pierre ronde dans le courant et se mit en marche vers les collines silencieuses.

L'homme qui la rejoignit à grandes enjambées une centaine de mètres plus loin lui tendit sa poupée. Il ne portait pas d'uniforme et il souriait...

Lorella fut séparée pour toujours de Joao lorsque la file où ils se tenaient tous deux vint buter contre les barbelés. Là, un étroit passage était ménagé, de telle sorte que les prisonniers devaient passer un par un, sous le regard terne des miliciens et des termites-soldats à tête blanche dont l'aspect adipeux soulevait le cœur.

Le couloir hâtivement délimité par les barbelés était parfois si étroit que Lorella s'écorcha le corps en plusieurs endroits, malgré la couverture dont elle s'enveloppait. Saisie par les soldats en même temps que Joao qu'elle venait d'épouser la veille, elle n'avait eu que le temps de se couvrir avec le dessus de lit, avant d'être jetée sans ménagements sur le plancher froid d'un half-track. Joao, lui, n'avait rien pour se vêtir et la pluie formait des rigoles sur tout son corps. La plupart des prisonniers étaient dans le même cas, et les corps frissonnants formaient une sorte de long membre obscène qui serpentait dans la cour grise de la forteresse.

La file avançait par à-coups et les miliciens distribuaient des coups de crosse au hasard pour diminuer les bousculades.

Soudain, Lorella se trouva devant un homme de haute taille, en uniforme impeccable malgré la pluie, encadré par deux termites géants. Avec un haut-le-cœur, Lorella se força à les regarder.

Ils étaient d'une stature à peu près identique à celle de l'homme, mais leurs antennes annelées étaient dressées bien au-dessus de lui, tournant lentement dans le vide, décrivant des arabesques menaçantes. L'un des monstres se pencha doucement en avant, saisissant les franges de la couverture entre ses mandibules cornées. Lorella eut un mouvement de recul, mais, derrière elle, la cohorte des prisonniers formait un mur infranchissable.

L'insecte tira brutalement sur la couverture, révélant à l'homme le corps magnifique, quoique un peu amaigri, de la jeune femme.

Le soldat eut un regard appuyé sur les hanches de Lorella, écartant de sa main gantée ses bras qu'elle tenait pliés sur son ventre.

Les antennes des insectes semblèrent danser un ballet incompréhensible pendant quelques secondes, puis l'homme hocha la tête et désigna du doigt un petit groupe de femmes qui se tenaient à l'écart, à quelques mètres derrière lui.

Un milicien surgit dans le dos de Lorella et la poussa sans ménagements dans le groupe. Il y avait là six ou sept jeunes femmes, les unes pleurant doucement, les autres gardant un air résigné et fier. Lorella en connaissait quelques-unes, mais elle comprit que les autres devaient venir d'autres wadis. Elle n'avait aucune idée de ce qui allait advenir d'elles.

Une minute plus tard, Joao passait à son tour devant le groupe formé par les insectes et l'officier. Il aperçut Lorella et tenta de se diriger vers elle. D'un ordre bref, l'homme le remit à sa place. Après quelques instants, il sembla se désintéresser totalement de la question et les miliciens poussèrent à son tour Joao vers un autre coin de la cour. Il se retrouva environné d'hommes jeunes, bien bâtis malgré les privations endurées depuis de longs mois dans les faubourgs miséreux.

Certains hommes, de toute évidence malades, ou infirmes, furent séparés de la foule et conduits à l'extérieur de la forteresse.

On entendit des ordres brefs, puis le tir d'armes automatiques se déchaîna. La foule des prisonniers se mit à gronder, mais là aussi, quelques rafales tirées au-dessus des têtes imposèrent le silence.

A la fin de la journée, Lorella fut conduite avec ses compagnes dans les sous-sols de la

forteresse, où elle eut la surprise de

retrouver

des camarades raflées les jours précédents. Toutes semblaient se porter à merveille. Certaines mêmes affichaient un air serein qu'elles n'avaient jamais eu dans le wadi. On leur distribua des vêtements et un repas chaud fut ensuite servi par des femmes en uniforme.

Joao eut moins de chance. Il tenta de s'enfuir le soir même du sinistre baraquement où il était enfermé avec deux cent cinquante autres prisonniers. Poursuivi par les termites soldats, aveuglé par les projecteurs, il vint de lui-même s'écarteler sur les réseaux de barbelés qui s'agita faiblement sous la morsure du courant à haute tension. Dans la nuit, son cadavre fut dépecé par les agiles nécrophores à carapace rouge et bleue, et les morceaux furent descendus dans des galeries très profondément enfouies sous les bâtiments.

Lorella ne le sut jamais.

Comme toutes les femmes qui se trouvaient dans le dortoir, Abigail ignorait ce qui devait lui arriver.

Elle avait été enfermée avec ses compagnes, sans la possibilité de communiquer avec l'extérieur. Cette attente morne entre les murs blanchis à la chaux de ces immenses caves souterraines commençait à provoquer des comportements curieux.

Toutes les prisonnières avaient remarqué qu'elles avaient un point commun. Celles qui ressemblaient à des garçons manqués, celles qui affectaient de retrouver une féminité exacerbée par le confort restreint, les brunes, les blondes, les rousses, celles aux seins pointus, celles aux hanches voluptueuses, toutes étaient belles.

L'idée la plus répandue parmi ces femmes était qu'elles formaient une sorte de harem, destiné à assouvir les plaisirs des soldats. Au bout de quelques jours, l'idée ne les faisait même plus sourire.

D'autant qu'aucun homme n'avait pénétré dans les cellules depuis bientôt deux semaines.

Pour certaines prisonnières, d'un tempérament peut-être plus faible, les conditions de détention paraissaient presque agréables, comparées à la vie dans les wadis. Au moins, on ne souffrait pas du froid, ni de la faim. Et ces conditions méritaient bien quelques concessions sur un autre plan.

Aussi, lorsqu' un homme en blouse blanche entra dans le dortoir, encadré par des insectes gris, les jeunes femmes n'eurent pas un mouvement de recul. L'homme, d'une quarantaine d'années, au teint jaune, affublé de lunettes métalliques, lut d'une voix grave une liste de noms. Abigail était la première.

Les femmes appelées se regroupèrent en silence, certaines réjouies, d'autres maussades, mais toutes satisfaites de quitter l'ambiance du dortoir qui commençait à leur peser.

Pendant une matinée, elles passèrent des tests d'intelligence, études de schémas, analyses de simples taches d'encre jetées sur le papier comme par maladresse, questions de logique, etc. Elles attendirent en silence une demi-heure puis Abigail fut encore appelée, cependant que les autres étaient reconduites dans le dortoir où elles ne purent rien apprendre à leurs compagnes.

Pour la plupart des prisonnières, il était évident qu'Abigail avait bien de la chance.

Cette dernière en était moins convaincue.

Durant l'après-midi, elle subit un examen médical très approfondi, mené par plusieurs médecins, et surveillé une fois encore par les soldats -termites.

Abigail éprouvait une certaine gêne à se déshabiller ainsi devant une demi-douzaine d'hommes, mais c'était le regard des insectes qui la mortifiait le plus.

Lorsque les médecins se rendirent compte qu'elle était vierge, elle sentit un courant d'appréciation passer chez les insectes, comme s'ils avaient compris la portée des mots humains. Aussi, allongée sur une table d'examen, ne put elle s'empêcher de serrer les cuisses et de se couvrir les seins avec les mains.

Le plus âgé des hommes passa ses mains froides sur son corps et continua son auscultation en silence. Mais Abigail éprouvait maintenant une sorte d'angoisse sourde qui lui faisait battre le cœur.

Enfin, on la raccompagna dans une cellule isolée où elle passa la nuit, sans pouvoir dormir à cause du bruit sourd de la ventilation.

Le lendemain matin, tout alla très vite.

Une escorte de miliciens vint la chercher tôt, la tirant du lit sans ménagements. Elle se retrouva nue dans une pièce de forme carrée dont un des murs était constitué d'une plaque de verre épais, derrière laquelle elle pouvait distinguer des silhouettes en blouses blanches.

Une infirmière vint lui faire une piqûre mais Abigail ne put rien savoir de ce qu'on attendait d'elle. Un calme étrange l'envahit bientôt, comme un demi-sommeil et l'infirmière l'aida à s'allonger sur une sorte de paillasse disposée à même le sol carrelé. Puis la femme quitta la pièce.

De longues minutes passèrent, pendant lesquelles Abigail sentit que le produit injecté courait à travers tout son corps. A un moment, elle voulut se dresser sur les coudes, mais elle se rendit compte avec horreur qu'elle ne pouvait plus commander ses membres. Elle essaya de se débattre contre l'engourdissement, puis contre la paralysie, mais elle parvint juste à jeter quelques cris inarticulés. Son corps se couvrit de sueur. Bientôt, elle ne put même plus bouger la tête et son regard s'immobilisa vers le plafond dallé de plaques inégales.

Elle entendit un léger grincement et la rampe de néon qui éclairait violemment la pièce s'obscurcit. Quelque chose passait devant. Ce fut un frôlement, effrayant car Abigail ne pouvait pas en discerner l'origine.

Malgré sa terreur, elle reconnut parfaitement ce qui vint se placer dans son champ de vision et Abigail se mit à hurler, pendant que son corps nu se contractait de façon spasmodique.

Le soleil pâle tentait vainement de percer les lourds nuages noirs amoncelés sur l'horizon et qui dissimulaient les collines environnantes.

Jacques Rampai soupira en s'éloignant de la fenêtre. Le mauvais temps qui sévissait sur tout l'hémisphère Nord semblait avoir concentré au-dessus de la ville les plus étouffantes odeurs de tempête. Il était près de midi, mais les cumulus déchirés qui se rapprochaient en altitude à vive allure allaient bientôt obscurcir toute la ville.

L'air était moite jusque dans l'appartement, donnant à tous les gestes un poids incroyable.

De la chambre qu'il venait de quitter, Jacques ne gardait que le souvenir d'une nuit pesante, sans sommeil, à côté de Viviane fiévreuse.

Il retourna près du lit.

Sa femme dormait encore, insouciante à l'orage naissant.

Pendant quelques secondes, Jacques s'attarda à contempler sa femme, étroitement moulée par les draps chiffonnés. A l'endroit où l'épaisse chevelure blonde disparaissait sous le tissu, l'épaule dessinait un arc parfait, fragile, vers lequel il tendit la main. Mais il suspendit son geste, parut se raviser, et, après un regard sur les longues j ambes à demi découvertes, il se dirigea vers la salle de bains pour remplir la baignoire avant que les coupures habituelles ne surviennent.

Quand il sortit de la pièce, à peine rafraîchi,

Viviane était déjà dans la cuisine, en train de réchauffer du café, l'air maussade. Elle supportait de plus en plus mal les privations imposées par le gouvernement.

Il est vrai que ces restrictions étaient de plus en plus fréquentes, comme si le monde entier vivait en état de siège, ce qui n'était pas le cas. D'habitude, Jacques parvenait à surmonter la mauvaise humeur grandissante de sa femme en évoquant devant elle leur position de privilégiés. Et ils étaient effectivement des privilégiés, puisqu'ils bénéficiaient de tickets de rationnement plus nombreux que la majorité des gens, et notamment ceux des faubourgs. Leurs affectations aux services de biologie de l'armée en était la cause.

Mais ce jour-là, Jacques comprit que Viviane ne l'écouterait pas. Il l'embrassa tout de même affectueusement, ce qui ramena sur ses lèvres un semblant de sourire. Elle était belle.

Un peu plus tard, en s'habillant, il prévint sa femme qu'il sortait pour essayer d'avoir des nouvelles de Rey.

— Aujourd'hui ? demanda-t-elle, anxieuse de rester seule à la maison.

nous est impossible... Et puis, cela fait quinze jours qu'il ne s'est pas manifesté !

fonctionne pas le dimanche !

Viviane s'absorba dans la préparation des restes de la veille.

— Ne sois pas trop long, dit-elle comme Jacques ouvrait la porte de l'appartement. Il la rassura d'un clin d'œil et referma doucement derrière lui.
















CHAPITRE II


L'immeuble se trouvait au milieu du quartier des fonctionnaires, c'est-à-dire dans le quartier résidentiel, mais une odeur d'ordures montait doucement des étages. Jacques pressa le pas, refermant soigneusement sur ses larges épaules son imperméable, en prévision de l'ondée qui l'atteindrait une fois dehors.

Comme d'habitude, il n'y avait personne dans les rues.

Les transports en commun étaient arrêtés le dimanche et les jours fériés, les dépôts de carburant étant sous contrôle militaire.

Jacques hâta le pas sur le boulevard, ignorant les arbres dressés que plus personne ne replantait.

Depuis deux ans que les insectes mutants s'étaient emparés du pouvoir, avec l'aide des militaires, tout allait de mal en pis. Toutes les apparences de la vie d'autrefois avaient disparu en cette longue nuit d'horreur où les insectes s'étaient répandus sur le monde. Les mutants s'étaient ensuite imposés aux populations effrayées en faisant admettre l'idée que c'était l'homme lui-même qui, par ses expériences d'apprenti sorcier, avait créé son propre malheur. Les mutants proposaient en échange de ce pouvoir l'avènement d'une société plus égale, plus réaliste, s'appuyant sur le fait que les sociétés d'insectes qui serviraient de modèle étaient parfaitement abouties, et depuis des millions d'années, bien avant que l'homme n'apparaisse.

Et cette idée avait été acceptée par une majorité de gens, effrayés par la puissance des monstres mutants.

Les mutations n'étaient pas uniquement physiques. Elles affectaient aussi, chez certains insectes, les fonctions psychologiques.

Habitués à se battre contre l'homme et contre son inconsciente bêtise depuis des millénaires, les insectes disposaient d'un cerveau extraordinairement développé et rodé contre toute nouvelle tentative humaine pour l'asservir. En somme, ceux que les militaires voulaient transformer en armes vivantes s'étaient retournés contre leurs agresseurs, mettant du même coup la main sur toute la population.

Et le pouvoir exercé par les insectes semblait invincible, dans la mesure où les monstres ne disposaient pas d'un seul super-cerveau parfaitement localisable et donc aisément destructible, mais bien de la totalité des cerveaux des millions d'insectes intelligents, répartis sur toute la surface du globe. La mort d'un insecte n'affectait en rien le fonctionnement de la race, reliée et interconnectée en permanence grâce à la télépathie, discipline innée, pratiquée depuis leur apparition sur la planète.

Communiquant entre eux plus vite que leurs opposants, et donc plus efficacement, les mutants avaient réussi à convaincre par cette pensée transmise en un milliardième de seconde certains dirigeants qui s'étaient rangés à leurs vues.

La grande astuce des insectes avait été de convaincre en premier les militaires, ceux-là mêmes qui les avaient créés.

Ensuite, tout avait été inexorable.

Le monde vivait dans la peur des insectes et partout les militaires avaient imposé leur dictature, au-dessus de tous les partis, de toutes les idéologies.

Toutefois, à des signes sournois, Jacques sentait qu'il se passait quelque chose de nouveau depuis plusieurs semaines. Les rafles, dont on évitait de parler à voix haute entre collègues, les déportations, les expériences top-secret se multipliaient, sans que personne dans son entourage immédiat ne sache quel était l'objectif visé.

Au loin, au bout de l'avenue déserte, un convoi de half-tracks gris passait, faisant trembler la chaussée défoncée par endroits. Quelques rares voitures officielles circulaient, précédées de jeeps, et Jacques pouvait sentir le regard des occupants sur son brassard kaki de chercheur réquisitionné.

Il évita les derniers tas de détritus qui encombraient le trottoir, faillit glisser sur une plaque de mousse verdâtre qui naissait spontanément d'une fissure, et tourna dans l'allée qui menait chez Rey.

Rey était un brave garçon un peu plus jeune que Jacques, amoureux fou d'une collègue de Viviane, Martina. Une belle plante brune au regard bleu clair.

Rey travaillait dans le même service que Jacques, à l'élaboration de procédés génétiques nouveaux, bien que ce ne soit leur spécialité ni à l'un ni à l'autre. Entomologistes de formation, ils essayaient d'étudier quelles races d'insectes étaient les plus appropriées à des mutations. Ils ignoraient tous deux dans quel but.

Le pavillon de Rey était une vieille bâtisse lézardée dont on se demandait comment elle pouvait encore tenir debout. Çà et là sur la façade, de larges fentes laissaient apparaître les briques vieillies et fibreuses qui constituaient les parois du rez-de-chaussée. A l'étage, les pierres étaient si abîmées qu'elles semblaient s'effriter à chaque coup de vent. Rey aimait cette maison parce qu'elle vivait. C'était d'après lui la seule chose vivante de la ville, tout le reste portant l'empreinte des soldats.

Un jour, Viviane lui avait fait remarquer que la porte allait bientôt tomber. Rey avait dit que ce jour-là, il serait arrêté comme opposant, puisqu'il aurait facilité la communication entre l'intérieur et l'extérieur. Personne n'avait ri.

Jacques frappa à la porte, surpris qu'elle soit encore debout.

Au bout d'un instant, Rey vint ouvrir le battant. Ayant reconnu Jacques, il retira la chaîne de sécurité et fit signe d'entrer.

Jacques s'exécuta.

Dans le hall triste couvert de papier peint bon marché, il prit Rey par le bras et lui demanda :

— Qu'est-ce qui se passe? Cela fait quinze

jours qu'on ne te voit plus au service. Il y en a

qui commencent à poser des questions...

Rey avait l'air enjoué. Il sentait un peu l'alcool.

—Alors ? insista Jacques.

—Alors ? Rentre un peu ici.

Rey donnait parfois un aspect théâtral à la plus simple de ses actions, ce qui le faisait passer pour un original et avait le don d'énerver Jacques, surtout lorsqu'il s'agissait de choses sérieuses. Il entra dans la grande pièce du rez-de-chaussée.

Les rideaux de velours élimé étaient tirés, et une seule ampoule sans abat-jour pendait du

plafond gris, dispensant une lumière plus que faible.

Les meubles étaient eux aussi bon marché : une table, quatre chaises genre chaises d'école, un antique buffet fatigué. Et un lit de camp, dressé contre un des murs, entre les deux fenêtres, et plongé ainsi dans une demi-ombre.

Assis sur le lit, un homme fixait Jacques de son œil unique. Il portait un pansement à sa main gauche. Une magnifique couronne de cheveux blancs lui donnait l'aspect d'un sage antique. Jacques se figea sur le seuil.

—Entrez, mon cher Jacques, entrez ! N'ayez pas peur des revenants ! —Professeur Rambert! Si je m'attendais... —Eh oui, pourtant, je suis là.

L'homme se leva avec peine et posa son verre vide sur la table, à côté de celui de Rey, puis il s'approcha de Jacques. —Vous n'avez pas été arrêté? Le bruit courait que vous aviez été pris dans une rafle . .. Le vieil homme s'éclaircit la voix avant de répondre :

—Hum. Il faudrait que Rey change son whisky, celui-ci est vraiment dur pour ma gorge... Eh bien, non, vous voyez, je suis là, en chair et en os, un peu abîmé par ces saloperies de bestioles qui nous aiment tant, mais là quand même.

Il souligna ces derniers mots d'un geste de la main pour montrer sa blessure.

Puis il reprit en poussant une chaise vers Jacques, tandis que Rey s'enfonçait dans l'appartement :

—Surpris, hein ? —J'avoue que...

—Il ne faut jamais croire les bruits qui courent ! Jamais ! J'ai été effectivement arrêté, mais par chance, il m'a été donné de pouvoir m'échapper à temps. Leur camion s'est retourné avant d'atteindre la caserne... Il faisait nuit... J'ai réussi à me glisser derrière une carcasse de voiture abandonnée... Je me suis caché pendant quelques heures, puis j e suis venu chez Rey, mon domicile étant sous la garde de deux ou trois termites-soldats, vous savez, ces trucs si mignons qu'on voit partout depuis quelque temps... Et me voilà ! —Mais, professeur, pourquoi avez-vous été arrêté ?

Rambert prit une longue inspiration en hochant la tête.

—Alors là! vous me décevez, Jacques... Non, je plaisante. On me soupçonne d'être le correspondant du maquis dans la ville ! Moi ! Avec ma vieille carcasse branlante ! L'idée l'amusait beaucoup, même si, pour Jacques, elle ne semblait pas aussi stupide. Après tout, Rambert était l'ancien directeur d'un des laboratoires militaires. Il devait en

savoir assez sur les méthodes de production des mutants pour représenter un danger. En tout cas, il aurait parfaitement pu entrer en contact avec les maquisards pour leur fournir des renseignements sur les moyens de lutter contre les insectes.

Rambert allait continuer lorsque Rey revint dans la pièce, avec Martina.

La jeune femme embrassa Jacques, gardant sa main droite sur son bras pendant quelques secondes. Elle portait un tailleur gris perle finement rayé de bleu, dont Jacques pensa qu'il avait été choisi pour s'harmoniser avec la couleur de ses yeux. Quand elle souriait, ses lèvres révélaient une dentition parfaite, et elle souriait souvent. Parfois, Jacques se demandait ce qu'elle faisait avec Rey, mais en fait, il les aimait bien tous les deux.

Ce fut Rey qui parla le premier :

— Tu savais qu'il y avait des maquisards dans les collines, Jacques ?

Ce dernier hocha la tête lentement. Il le savait, en effet, bien que l'information soit tenue secrète par les militaires. Pourtant, elle avait transpiré à plusieurs reprises. On parlait de groupes d'hommes assez peu organisés, vivant presque à l'état sauvage, des hommes qui avaient très vite refusé de collaborer avec les militaires. . . Jacques et Rey, ainsi que leurs compagnes, faisaient partie de ceux qui pensaient pouvoir un jour changer les choses de l'intérieur. Aussi étaient-ils restés dans la ville.

—Je crois qu'ils existent, en effet, mais je ne suis pas sûr que leur action ne soit pas vouée à l'échec. Il paraît qu'ils n'ont pas d'armes, pas de matériel, rien même pour se soigner et trop peu pour se nourrir. ..

Rambert souriait maintenant. Il se tourna vers Jacques.

—Ça aussi, ce sont des rumeurs. Et l'intérêt des maquisards n'est pas de les contrarier. Plus ils donneront aux militaires l'impression qu'ils sont inefficaces, et plus ils pourront se développer en paix.

Il fit une pause et reprit :

—Non, en fait, ils ont atteint maintenant un stade d'organisation suffisant pour inquiéter vraiment les soldats réguliers, si tant est que ce mot ait un sens. Et c'est pourquoi je vais les rejoindre.

—C'est le hasard, mais à une heure près, tu arrivais trop tard pour souhaiter bonne chance au professeur Rambert, dit Martina. —Vous partez aujourd'hui ?

—Sur l'heure... Il ne faut plus tarder à les rejoindre. Dans quelques semaines, les conditions de vie ici seront trop dangereuses. Je ne sais pas ce qui se prépare, mais je préfère ne pas être là lorsque ces cochonneries de termites vont décider de bouger. Si le cœur vous en dit... —Non, merci, pas maintenant, répondit

Jacques. Je pense qu'il reste encore des choses à apprendre par ici. Pour vous, évidemment, c'est différent, vous êtes un hors-la-loi... —Comme vous voudrez... En tout cas, j'ai donné à Rey l'adresse du vrai contact, si vous changez d'avis...

Jacques leva la tête et chercha le regard de Rambert.

—Alors, c'est vrai, vous êtes en relation avec les maquisards... Rey éclata de rire.

— La dissimulation est tout un art ! Depuis le premier jour! Et j'ajouterai que le professeur Rambert nous a convaincus. Martina et moi, nous allons partir aussi.

—Un peu plus tard et je trouvais la maison déserte.

—Non, nous partirons un peu plus tard. Si les militaires venaient ici pour se renseigner, comme ça, je suis simplement malade. Le sachant, ils ne s'inquiéteront pas si je ne reviens pas au bureau.. . Et quand ils s'en apercevront. . .

—... Ce sera trop tard, conclut Martina. Jacques eut l'impression que ces deux-là jouaient un jeu dangereux. Il était plus âgé et aurait bien voulu leur dire quelque chose, mais il avait peur de paraître attaché à son mode de vie actuel, ce qui n'était pas le cas.

Martina et les trois hommes discutèrent ainsi de choses et d'autres pendant quelques instants, puis Rambert prit congé en remerciant Rey pour son hospitalité. Il partit alors que l'orage éclatait sur la maison et se perdit bientôt dans la direction du wadi.

Rey regarda dehors, le front collé à la vitre, pendant que Martina et Jacques repliaient le lit de camp et le dissimulaient au fond d'un placard.

Ils revinrent dans la pièce en parlant de Viviane, et c'est à ce moment-là que les soldats enfoncèrent la porte d'entrée.

Un parachutiste boula dans le vestibule et se releva en tenant toute la pièce sous la menace de sa mitraillette.

—Personne ne bouge ! hurla-t-il.

Rey resta figé, le dos à la fenêtre, pendant que d'autres miliciens et un gradé pénétraient à leur tour dans le pavillon.

Martina s'arrêta dans la pénombre, devant Jacques. Ils comprirent aussitôt qu'ils avaient une petite chance de ne pas avoir été repérés. Tout doucement, attentifs à ne pas heurter de meubles ou d'objets dans le noir, ils reculèrent pas à pas vers le fond de la maison.

Le gradé vint se placer devant Rey et le gifla avec violence.

—Vous êtes seul ?

—... Oui, répondit Rey, espérant que Jacques et Martina n'allaient pas entrer à cet

instant.

—Fouillez tout, et emportez tous les papiers que vous trouvez, aboya le gradé en se retournant vers ses hommes.

Ceux-ci se répandirent bientôt dans toutes les pièces et montèrent à l'étage.

Rey fut sorti de la maison sans ménagements.

Martina et Jacques avaient gagné la porte du jardin et ils l'avaient refermée sans bruit. Ils marchèrent à grands pas vers le cagibi où Rey conservait quelques outils. C' était une cahute en planches à moitié pourries, avec des montants vermoulus qui avaient autrefois encadré des clapiers. L'air sentait l'humus et la moisissure. Ils poussèrent la porte et se tapirent dans l'ombre. Un instant, Jacques fut une fois de plus surpris par la ressemblance de Martina avec sa propre sœur Juliette, tuée par les insectes deux ans plus tôt. Puis il reporta son attention sur la maison.

Il se redressa lentement, faisant signe à Martina de rester immobile, et il épia le j ardin à travers deux planches disjointes. La pluie pénétrait dans l'abri par les interstices du toit et commençait à tacher d'humidité le tailleur de la jeune femme, accroupie dans la sciure.

Elle allait bouger ses jambes pour lutter contre l'ankylose lorsque Jacques lui intima de ne pas le faire. Un milicien apparaissait à la porte du pavillon.

L'homme fixa le fond du jardin, faillit sortir mais recula devant les trombes d'eau qui dévalaient du ciel. Il fixa les nuages d'un air dégoûté puis rentra à l'intérieur de la maison.

Il n'était pas resté dehors suffisamment longtemps pour voir les empreintes de pas des fugitifs dans la boue de l'allée.

Quelques minutes plus tard, Jacques et Martina entendirent le démarrage des véhicules. Ils restèrent immobiles pendant que l'orage décroissait.

Enfin, Martina leva la tête. Elle pleurait doucement et les larmes se mêlaient à la pluie sur son doux visage de madone. Mal à l'aise, Jacques l'aida à se relever. Son tailleur était trempée et de larges auréoles d'eau mouillaient son corsage. La jeune femme s'accrocha à l'épaule de Jacques en vacillant.

Il lui caressa gentiment le visage puis se crispa brusquement.

Martina s'écarta, interrogative.

—Viviane... S'ils ont arrêté Rey, il n'y a pas de raison pour que nous soyons plus protégés que lui! Il faut que j'y retourne... Il faut partir.. .

Martina séchait ses larmes. Elle avait le regard dur. Quand elle prit la parole, Jacques fut surpris du changement. Il n'y avait plus trace de la femme éplorée à qui les miliciens venaient d'arracher son amant.

—Tu y retournes et vous revenez ici. —Ici ? demanda Jacques, incrédule. —Qui ! Ils ne reviendront pas. Je n'étais pas

censée habiter avec Rey, ne l'oublie pas! Autant rester ici, puisqu'ils sont déjà venus. Jacques hocha la tête et ils sortirent de l'appentis.

Au moment de regagner la rue, Jacques demanda à Martina si elle connaissait l'adresse du « contact ».

Elle la lui donna et l'embrassa sur les deux joues, comme si rien ne s'était passé. Il se retourna une fois encore dans l'allée et lui adressa un signe amical. Elle le regarda partir et rentra dans le pavillon désert.


































CHAPITRE III


Jacques disposait encore d'environ trois heures avant le couvre-feu. C'était largement assez pour retourner chez lui et revenir avec Viviane.

La pluie tombait avec régularité, remplissant les trous du trottoir où surnageaient parfois des déchets d'ordures en décomposition. Cette ville retournait à l'abandon, comme fatiguée de vivre. Çà et là, quelques maisons éventrées par les obus de la guerre civile restaient ouvertes sur les abîmes des caves désertes. Quelques mois auparavant, il n'était pas rare de voir des enfants des faubourgs qui venaient encore piller d'informes résidus dans ces habitations. Le butin était maigre, les miliciens faisaient bonne garde. Mais depuis l'encerclement des wadis et l'établissement des barrages et du couvre-feu, plus personne ne venait et certains quartiers alignaient des successions de façades borgnes où le seul bruit audible était celui de persiennes métalliques rouillées qui battaient contre les murs.

Jacques se retourna croyant avoir entendu un bruit de pas derrière lui. Immobile, il prêta l'oreille, scrutant le labyrinthe formé par les troncs des arbres.

Il n'y avait rien. En repartant, Jacques comprit que les bâtiments vides qu'il longeait lui retournaient le son de ses propres pas, comme une énorme caisse de résonance.

Peu à peu, les ténèbres du soir tombaient sur la ville, noyant tous les détails du lugubre paysage sous une chape opaque.

L'air lui-même était vicié, charriant au hasard des sautes de vent mouillé de tenaces odeurs de métal humide. La proximité des cimetières de voitures semblait oxyder l'air ambiant.

Jacques atteignit le boulevard lorsqu'il fut rejoint par une longue colonne de véhicules militaires. Il sentit le sol trembler sous le staccato infernal des chenilles.

Il était rare que les convois viennent dans ce quartier où étaient hébergés les fonctionnaires de haut grade.

Plutôt que de se mettre à courir devant les camions, Jacques préféra s'abriter derrière une palissade de chantier, un de ces chantiers qui jamais ne seraient terminés.

Les phares balayèrent l'endroit où il se trouvait l'instant d'avant, formant un curieux ballet d'ombres noires et de zones blanches qui montaient à l'assaut des arbres en dansant parmi les gouttes épaisses de l'averse.

Le convoi passa et tourna bientôt dans une rue adjacente.

Jacques se remit en marche vers son domicile. Il réalisa tout d'un coup que son brassard lui donnait le droit de circuler librement dans la ville. Et pourtant, à l'approche des camions remplis de soldats, il avait instinctivement senti que la maigre protection que lui fournissait ce morceau de tissu imprimé n'était plus suffisante. Il sentit que quelque chose d'anormal était en cours. Comme si sa présence et celle de ses collègues n'était plus souhaitée dans la ville, comme si le statu quo établi par les militaires venait d'être brutalement remis en cause.

Le visage souriant de Viviane traversa son esprit.

En courant, Jacques arriva devant l'immeuble qu'il avait quitté quelques heures plus tôt.

Il grimpa l'escalier à toute vitesse, résistant à l'envie d'appeler Viviane. Sur son passage, il nota sans ralentir qu'une porte du palier inférieur se fermait sans bruit. Sans perdre de temps à redescendre pour tenter de deviner laquelle, Jacques se jeta littéralement sur son palier et tourna dans le couloir.

En une seconde, il sentit son sang se figer. Une sueur désagréable perla sur sa nuque, puis imprégna tout son corps au rythme fou de ses battements de cœur. La porte de l'appartement était grande ouverte, béante sur le vestibule plongé dans l'ombre.

Il faillit encore appeler sa femme mais se retint par prudence.

Aucun bruit ne venait de l'appartement. D'ailleurs, l'immeuble entier était silencieux. Comme s'il attendait quelque chose.

Il était impossible de traverser le palier sans faire craquer les marches. Aussi Jacques prit-il son élan et franchit la zone menaçante du couloir d'un seul bond. La minuterie qu'il avait actionnée en pénétrant dans l'immeuble s'éteignit à cet instant et Jacques heurta le chambranle de la porte avec violence.

D'un revers du bras, il ferma derrière lui et chercha l'interrupteur de l'entrée à tâtons.

Il le trouva, l'actionna à plusieurs reprises, mais la pièce resta plongée dans le noir. Il écrasa les débris de l'ampoule en pénétrant plus loin. Puis il heurta une chaise, renversée au milieu du tapis, comme si une lutte violente s'était déroulée là.

Quelques instants plus tard, il découvrait l'appartement saccagé. Viviane n'était plus là.

Elle avait dû être surprise dans la salle de bains, à en juger par les traînées d'eau qui maculaient le plancher. Dans la chambre, le lit était défait, sens dessus dessous, mais il fut impossible à Jacques de deviner si c'était là le désordre du matin, ou bien si sa femme avait été... Il baissa la tête, furieux contre lui-même, furieux d'avoir laissé Viviane aussi longtemps toute seule.

Se dirigeant vers le buffet, il voulut se servir un verre d'alcool, mais constata que tout avait été emporté. Alors il comprit combien son monde allait brutalement changer. Si le retour de Viviane avait été prévu, les miliciens ne se seraient pas donné la peine de tout briser. Non, cette fois-ci, les insectes et les soldats venaient de déclencher quelque chose de bien plus important que tout ce qu'ils avaient fait auparavant.

Jacques alla s'asseoir un instant sur le bord du lit pour réfléchir, laissant errer son regard sur la garde-robe de Viviane, piétinée, déchirée et sortie de l'armoire, amoncelée en tas sur le sol.

Il la regarda plus attentivement. Sa femme avait peu de vêtements, et Jacques les connaissait bien. Il manquait une jupe écossaise et une veste de velours. Par acquit de conscience, Jacques fouilla dans le linge sale mais il ne découvrit pas trace de ces vêtements. Donc, les soldats avaient autorisé Viviane à s'habiller une fois tirée hors de la salle de bains. Ce n'était bien sûr pas le cas des personnes raflées, lesquelles étaient en principe emmenées au-dehors dans la tenue où on les trouvait. Sur ce point, il était évident que Viviane avait eu droit à quelques égards, encore que les miliciens n'avaient pas dû regarder ailleurs pendant qu'elle s'habillait...

Jacques parvint tout de même à dénicher un fond d'alcool dans une bouteille échappée à la rage destructrice des soldats et il but au goulot, sentant avec plaisir le liquide amer descendre dans sa gorge.

Il arpenta l'appartement en retournant les données du problème.

Un instant, il fut presque amusé par une idée bizarre qui lui traversa l'esprit. Il avait lu l'histoire ancienne de cet homme, un Japonais qui avait survécu à l'explosion nucléaire dévastant Hiroshima, et qui était parti rassurer sa famille. Laquelle famille se trouvait à Nagasaki, où trois jours plus tard, l'homme survivait encore à la deuxième explosion atomique. Une chance inouïe, impensable.

Jacques se trouvait dans la situation de cet homme. Partant chez Rey, il avait évité l'arrestation chez lui. Et, caché dans l'appentis avec Martina, il avait encore échappé à une seconde arrestation...

Curieusement, et presque de façon égoïste, Jacques pensa que la chance était avec lui. Il fallait en profiter. D'abord, il était important de prévenir Martina, puis il chercherait des alliés, ou un moyen de pénétrer dans la forteresse.

L'alcool lui avait fait du bien.

Attentif à ne pas faire de bruit en redescendant l'escalier, Jacques repartit en direction du pavillon où Martina l'attendait. Derrière lui, cette fois, aucune porte ne se referma. Il n'en

voulait pas aux gens d'adopter de tels comportements. La terreur imposée par les termites et leurs alliés était telle que peu de personnes pouvaient encore avoir des attitudes anodines et normales. La méfiance était partout compagne de l'angoisse. Presque toutes les familles avaient depuis deux ans perdu au moins un de leurs membres. Les rafles dans certains wadis avaient lieu à intervalles réguliers et les exécutions ponctuaient les rafles.

En scrutant le sol pour ne pas glisser sur des flaques ou des détritus, Jacques réalisa combien le comportement de certains êtres humains ressemblait de plus en plus à celui de bêtes. Il avait suffi pour cela que l'homme abdiquât toute intention de vivre de façon responsable sur la planète.

Soudain, les sirènes du couvre-feu retentirent, couvrant la ville sous un ululement sinistre qui se répercutait jusque dans les collines voisines. C'était parfaitement anormal, mais Jacques n'en fût pas surpris. Dans ce monde de terreur, que le couvre-feu soit avancé d'une heure ou retardé de cinq minutes n'avait aucune signification.

La seule différence pour Jacques fut que ces sirènes l’obligèrent à se dissimuler à chaque fois qu'une patrouille ou qu'un véhicule blindé passait à proximité.

Il progressa ainsi de porte cochère en carcasse de voiture abandonnée jusque chez Martina. Mais il mit plus d'une heure pour couvrir les deux kilomètres. Il avait l'impression d'être un minuscule moucheron perdu au milieu d'une immense toile gluante, parcourue par des armées entières d'araignées mortelles. Chaque recoin d'ombre pouvait dissimuler un piège.

Cette comparaison avec l'insecte au bord de la capture le fit éclater d'un rire nerveux lorsque Jacques constata que le pavillon où Martina devait l'attendre était en flammes, cerné par des attroupements de soldats et de termites géants dont les redoutables mandibules brillaient de façon glaciale sur le noir rougeoyant des ruines.

Comme Jacques arrivait, le toit branlant s'effondra avec un craquement horrible, provoquant un souffle puissant qui poussa les flammes loin au-dessus des fenêtres béantes.

L'homme d'Hiroshima avait eu de la chance, mais Jacques semblait décidément échapper à toutes les captures... Il était au fond de lui-même certain que Martina n'avait pas péri dans l'incendie du pavillon. Plus probablement, les soldats avaient dû revenir, peut-être pour refouiller la maison, et ils avaient mis le feu avant de partir. D'ailleurs, aucun ne semblait désireux d'éteindre cet incendie.

Fasciné par les flammes qui lui rappelaient un autre incendie, celui de sa propre villa, deux ans plus tôt, lorsque tout avait commencé, Jacques faillit se faire arrêter par un groupe d'insectes qui arrivaient sur les lieux, dissimulés par le silence relatif de leurs pattes sur l'asphalte mouillé.

La vapeur dégagée par la combustion des poutres humides piquait les yeux de Jacques et il s'enfuit, se dissimulant derrière des palissades, dans des immeubles abandonnés, rampant sous les haies ou les arbres abattus.

Toutes les portes se fermaient les unes après les autres. En l'espace d'un après-midi, tour à tour, Rey, Viviane, et enfin Martina avaient disparu, happés par la machine policière toute-puissante. Le pavillon de Rey, que Martina estimait à peu près sûr, n'était plus qu'un tas de ruines, quant au propre appartement de Jacques, il était probable que maintenant les militaires le surveillaient.

Et Rambert était en route vers un hypothétique maquis, mais Jacques ne savait pas quelle direction prendre...

Le « contact » !

Il fallait joindre le « contact » dont Rambert avait parlé. Par hasard, avant de quitter Martina, Jacques avait eu la présence d'esprit de lui demander l'adresse. Peut-être n'était-il pas trop tard.. . Auprès du « contact », Jacques espérait pouvoir apprendre quelque chose de nouveau, ou connaître un moyen de pénétrer dans la forteresse.





























CHAPITRE IV


Le « contact » se nommait Sending. Il se terrait à l'autre extrémité de la ville, à proximité immédiate du barrage. Ce ne serait pas facile de le joindre, et Jacques le savait. A cette heure, les miliciens devaient le rechercher activement ; les patrouilles allaient sillonner la cité noire durant toute la nuit.

Il s'éloigna du pavillon en flammes, contournant les véhicules militaires, et se jeta dans l'ombre d'une ruelle saumâtre et nauséabonde.

Aucun réverbère ne fonctionnait. Après plusieurs faux pas, Jacques décida de longer les murs pour ne pas risquer la chute dans les nombreux trous d'obus, béants au milieu de la chaussée saccagée. Sous sa main, la pierre était rugueuse, friable. Des rigoles d'eau froide suintaient à intervalles réguliers.

Des monticules de déchets barraient la route sur toute sa largeur. Jacques dut les escalader. Dans tous les quartiers désertés, il en était de même. C'étaient des accumulations informes d'objets détériorés, des vieux meubles qu'une saison ou plus sous la pluie grasse avait rendus peu identifiables. Le rebut de la civilisation s'amoncelait lentement, atteignant parfois la hauteur du premier étage. Les trottoirs fleurissaient ainsi de reliefs effondrés.

Malgré la difficulté, Jacques progressait, attentif au moindre bruit. Dès qu'une patrouille apparaissait, même au loin, il s'immobilisait dans l'ombre.

L'odeur âcre et forte des marais se faisait de plus en plus tenace, imprégnant ses vêtements.

Jacques se tordait sans cesse les chevilles en avançant, ombre haletante au milieu des ombres, parmi les ruines. A un moment, il fut brutalement tiré en arrière par une jambe. Il perdit un temps précieux à défaire les tiges noueuses d'un lierre sauvage dans lequel il avait mis le pied. Sous les feuilles, l'humus semblait grouiller de bêtes informes, de pattes et de mandibules gluantes qui claquaient dans le vide.

Il reprit son souffle.

Des half-tracks passaient sur l'avenue, loin derrière lui, pourchassant les ombres.

Devant lui, la masse énorme du barrage cachait le ciel dépourvu d'étoiles. Des nuages lourds parfois transpercés par les projecteurs venaient s'amonceler encore au-dessus du lac artificiel.

Plus bas, sur sa droite, Jacques pouvait entendre le bruissement des turbines, tournant inlassablement dans la nuit.

La ville entière semblait maintenant avoir, elle aussi, suspendu son souffle.

Jacques se remit à avancer. A proximité du wadi, il devait y avoir de nombreuses patrouilles, composées pour moitié d'hommes et pour moitié d'insectes. Jacques avait aperçu un jour ces derniers : d'énormes bélostomes qui arpentaient le rivage, communiquant entre eux de façon silencieuse, étudiant chaque trace, chaque soupçon de trace relevé sur le sable humide. Ces êtres devaient mesurer environ deux mètres à deux mètres cinquante, sans les antennes. Elles avaient pour mission essentielle de surveiller les abords du barrage, afin d'empêcher tout acte de sabotage.

Leur morsure était mortelle.

Enfin, Jacques dépassa le poste de garde d'où s'élevaient quelques rires gras et sonores, puis il bifurqua sur sa gauche et descendit vers la berge.

Devant lui, l'eau palpitait sourdement, venant s'écraser mollement sur le ciment des contreforts.

Il n'y avait pas un bruit.

Pour atteindre la maison de Sending, il fallait suivre la rive sur cinq cents mètres, et remonter un muret effondré qui entourait le wadi. Ensuite, Jacques pourrait apercevoir la maison, isolée sur un vieux terrain vague, destiné depuis des années à recevoir des immeubles modernes qui n'avaient jamais vu le jour.

Jacques allait quitter la rive pour rejoindre le muret lorsqu'il entendit des frottements juste derrière lui.

Instantanément, son sang se figea et il suspendit son geste. Avec précaution, il tourna la tête vers les ténèbres et tenta de distinguer quelque chose.

Il n'y avait rien. La nuit était présente, là, presque tangible dans sa noirceur, mais Jacques ne pouvait rien voir. Le bruit lui-même avait cessé.

Un insecte pouvait sûrement déceler sa présence, mais l'inverse n'était pas possible. Malgré lui, il frissonna, mais il n'aurait pas pu dire si c'était de froid ou de peur...

Un moment passa.

Tout d'un coup, une vague de panique le submergea. Oubliant toute prudence, il fit volte-face et se mit à courir vers le muret.

Arrivé au sommet, il s'arrêta brusquement. Le bruit avait repris. Un frôlement ignoble, probablement celui des pattes d'un insecte contre les parois chitineuses de sa carapace.

Jacques ne pouvait pas rester au milieu du muret pendant trop longtemps. Déjà quelques pierres plates, descellées,, commençaient à se détacher où à osciller sous son poids.

Il sauta dans le vide, de l'autre côté.

Ses pieds heurtèrent une masse dure avec violence, et il tomba sur le sol spongieux couvert de mousse. Instinctivement, il tendit ses bras au-dessus de lui. Les mandibules du bélostome le heurtèrent. Il roula sur lui-même, sachant que s'il était assez rapide pour contourner la bête, il avait une petite chance de s'enfuir dans le noir.

Son pied rencontra une branche de lierre. Au moment où il tombait, les mandibules se refermèrent en claquant juste au-dessus de sa tête. Pris d'une rage folle, couvert de sueur, Jacques se retourna et frappa dans le noir, là où devait se trouver la tête de l'animal.

Il y eut un choc mou et un liquide glauque se répandit sur l'avant-bras de Jacques.

Sans insister, il sauta en arrière.

La bête devait déchiqueter le lierre car Jacques entendit nettement le claquement répété des mâchoires.

Il courut jusqu'au terrain vague. Aucun autre animal ne le poursuivait.

Il repéra tout de suite les deux fenêtres gothiques que Martina lui avait décrites. Il n'y avait pas de lumière derrière, mais les volets devaient être étanches.

Jacques se dissimula dans l'ombre d'une palissade et attendit, surveillant la maison silencieuse. Au loin l'aube commençait déjà à éclaircir les nuages.

Lorsqu'il fut certain de ne plus être suivi, il franchit les quelques mètres qui le séparaient de l'entrée. La marquise était brisée. Quelques éclats de verre crissèrent sous ses pieds. Il posa la main contre la porte... et celle-ci s'ouvrit lentement. Il pénétra dans la pièce et laissa ses yeux s'habituer à l'obscurité.

Au fond, une autre pièce donnait sur l'arrière du pavillon. Quelque part, une fenêtre devait être ouverte car un mince filet d'air filtrait vers Jacques. La légère lueur bleue du jour naissant commençait d'éclairer les meubles.

D'un coup, Jacques sut qu'il arrivait trop tard, une fois encore.

Il gagna prudemment la pièce du fond, jetant au passage un coup d'œil à droite et à gauche du couloir.

Dans le salon, tout était sens dessus dessous, meubles renversés, canapé éventré. Il y avait aussi plusieurs taches brillantes et sombres qui dessinaient des arabesques malsaines sur un coin de mur. Du sang. La cuisine était presque intacte malgré les quelques pièces de vaisselle brisée qui jonchaient le carrelage.

Jacques eut froid dans le dos, brutalement.

Au fond du pavillon, dans la pièce qui devait servir de bureau, parmi les livres et les dossiers éparpillés, Jacques découvrit le premier cadavre. C'était celui d'un homme jeune, probablement le fils de Sending, les yeux révulsés et traversés par l'horreur, les bras portés à son cou en un dernier geste inutile pour épancher le sang qui s'était échappé de sa carotide. Il avait été égorgé et Jacques reconnut les marques caractéristiques des mâchoires d'un termite soldat. D'ailleurs, malgré le courant d' air la pièce sentait l'insecte, et quelques marques luisantes sur les plinthes et le plancher prouvaient le passage des bêtes.

Sachant d'avance ce qu'il allait trouver dans les autres pièces, il monta à l'étage.

A mi-chemin, il s'arrêta, prêtant l'oreille au-dehors. Aucun bruit ne venait du terrain vague.

Devant Jacques, sur le palier, une jeune femme brune le regardait monter, fixant en silence ses immenses yeux noirs sur la porte d'entrée. Elle s'agrippait encore à un barreau de la rampe.

Jacques contourna le corps. La femme était étendue sur le ventre, les vêtements rabattus et déchirés, un sous-vêtement souillé de sang entravant ses chevilles.

Ses reins bleuis portaient la marque de nombreux coups. Malgré le linge, une de ses jambes formait avec l'autre un angle horrible. Les soldats, après l'avoir violée, avaient dû torturer la jeune femme, probablement pour le plaisir de l'entendre hurler.

D'un geste machinal, et parce qu'il ne pouvait plus rien pour elle, Jacques se baissa et rabattit la jupe de coton sur le cadavre obscène.

En se relevant, il aperçut, appuyé contre le mur qui entourait la cage d'escalier, le « contact », Sending.

Il tenait encore l'écouteur d'un émetteur clandestin, arraché de son support. Le poste était renversé sur le sol, un peu plus loin, brisé.

Sending avait été éventré par les insectes et ses intestins se répandaient lentement sur le plancher pourri de sang. La tête de l'homme, auréolée de cheveux blancs striés de plaies ouvertes, s'inclinait sur son épaule et il semblait sourire, découvrant les dents qu'on lui avait volontairement cassées. La mort devait être récente car les mouches n'avaient pas encore été attirées par le cadavre.

Il n'y avait pas d'autre corps dans la maison et aucune indication susceptible de renseigner Jacques. Les soldats avaient dû emporter ce qui était important.

Quelque part, un volet claqua et Jacques redescendit. Arrivé au bas de l'escalier, il essaya sans succès de vomir, mais ne réussit qu'à avoir un goût âcre dans la bouche.

Malgré le regard de la jeune femme morte qui le fixait, il s'assit sur la dernière marche et se prit la tête dans les mains pour réfléchir.

Il devait à tout prix s'éloigner de cette maison dévastée. Pour une raison ou pour une autre, comme chez Martina, les soldats pouvaient revenir à tout moment. S'éloigner... mais pour aller où ? Le jour allait se lever. Il fallait trouver un abri sûr pour la journée. La nuit suivante, il tenterait, soit de pénétrer dans la forteresse pour essayer de délivrer Viviane, soit de traverser le lac pour rejoindre les collines. Avec un peu de chance, il gagnerait le maquis...

Jacques se releva, tira la porte et franchit le seuil.

Dans le jour naissant, il repéra les traces des véhicules qui étaient venus puis repartis, une fois l'œuvre de mort accomplie. Tout autour, il identifia les empreintes de bottes et les traînées profondes laissées par les bélostomes.

Ces grands insectes, autrement appelés punaises d'eau, étaient parmi les plus ignobles des mutants. Ils n'étaient pas doués pour la marche sur la terre ferme. Leurs pattes antérieures se terminaient par des crochets aigus. Ces griffes de vingt centimètres ne leur permettaient pas de se déplacer avec vivacité. Leurs abdomens chitineux se terminaient en pointe, et raclaient profondément le sol dès qu'ils s'avançaient en claudiquant. Par contre, dans l'eau, les bélostomes étaient de redoutables nageurs, ce qui expliquait leur présence aux alentours du lac de barrage.

Jacques franchit le terre-plein en courant dans la boue épaisse, puis il s'adossa à la palissade qui cernait le terrain vague.

Dans l'ombre des arbres morts, il distingua bientôt une demi-douzaine de termites blancs qui venaient à sa rencontre, peu soucieux d'être repérés, conscients de leur force.

Contre eux, Jacques n'avait aucune chance. Il n'était plus temps de se barricader dans la maison. Il jeta un coup d'œil circulaire, pendant que les monstres s'écartaient les uns des autres parmi les souches, pour former un demi-cercle parfait.

De l'autre côté du terrain vague, des half-tracks stationnaient. D'autres termites et des miliciens se déployaient.

Le wadi était trop éloigné pour que Jacques puisse le rejoindre. Et il y avait trop d'espace à découvert.

La seule solution était de repartir par où il était venu. Il se remit à courir sur la pente, vers le muret en ruine qui clôturait le sous-bois desséché.

Derrière lui, il entendit les termites changer de direction et atteindre la palissade pour avancer plus vite.

Il parvint au mur. A sa droite, le bélostome qui avait failli le surprendre une demi-heure plus tôt gisait, immobile, au milieu du lierre. Jacques vit qu'il lui avait arraché un œil pendant le combat, et l'animal, fou de douleur, devait attendre la mort...

Jacques escalada le muret et gagna la grève.

Le jour perça enfin à travers les nuages.

D'un côté, le lac de barrage s'effilait doucement, mais Jacques savait que les rives se relevaient brutalement à moins d'un kilomètre, les parois verticales devenant de véritables falaises qui ne laissaient aucun passage praticable. . . Derrière lui, les termites passaient le muret. L'un d'eux descendait déjà vers la rive, entrechoquant ses antennes.

Jacques se dirigea vers le barrage. Il n'était plus question de gagner la ville. La seule solution était d'atteindre le barrage et de s'échapper en le franchissant d'une façon ou d'une autre.

Son souffle se faisait lourd et rauque. Ses pas laissaient de profondes traces dans le sable gris et mou. Par-dessus son épaule, il vit que les termites barraient la rive.

Le bruit des turbines, résonnant au bas de la paroi de béton, devenait lancinant.

Soudain, à quelques dizaines de mètres à peine du barrage, les bélostomes du poste de garde jaillirent du bois, se balançant lentement et fixant le fugitif de leurs gros yeux noirs et ridés.

Jacques ne put s'empêcher, malgré leur aspect hideux, d'admirer l'organisation de ces mutants de trois cents kilos, qui ne laissaient aucune chance à l'homme.

Les insectes savaient qu'ils n'attraperaient pas le fuyard sur la terre ferme. Ils l'encerclaient donc, se contentant de le diriger vers un point où leur morphologie particulière permettrait un combat victorieux, totalement inégal.

Jacques reculait vers l'eau. Le lac faisait environ deux cents mètres de large. Une fois sur l'autre rive, sans même courir, il pourrait échapper aux insectes. A cause des anfractuosités des rochers, les miliciens ne pourraient pas se servir de leurs armes.

Il sentit l'eau entourer ses chevilles en une caresse froide. Il ne fallait plus hésiter. En temps normal, Jacques aurait peut-être réussi à distancer les insectes, mais ses vêtements l'alourdissaient et il avait passé la nuit à courir à travers la ville.

Il n'avait pas atteint le milieu du lac qu'il entendit les bélostomes plonger les uns après les autres.

Il redoubla d'efforts et faillit suffoquer en avalant l'eau sombre du lac. Derrière lui, les sillages épais des bélostomes se rapprochaient en convergeant. Ses vêtements gorgés d'eau le tiraient vers le fond.

Bientôt, Jacques fut entouré.

Les carapaces puissantes des punaises d'eau brillaient au soleil.

Jacques comprit que les insectes ne voulaient pas le tuer. Ils se contentaient de le ramener vers la rive en le poussant de leurs pattes acérées dès qu'il tentait de rompre le cercle. Ses membres s'alourdissaient de fatigue, à la limite de la crampe. Il cessa de lutter et gagna le rivage.

Il tituba sur la grève, au bord de l'évanouissement. Les miliciens l'attendaient.

Jacques s'effondra à genoux, luttant pour reprendre son souffle. Un coup de crosse l'atteignit à la nuque et il perdit conscience.
















CHAPITRE V


La douleur s'estompait sourdement, puis revenait, froide et brutale, à chaque fois que Jacques tentait de remuer la tête. Il fallait attendre. Ouvrir les yeux provoquait derrière ses orbites un bourdonnement lancinant, insupportable, comme si des milliers d'insectes lui avaient dévoré le cerveau.

Plusieurs heures passèrent ainsi. Jacques respirait avec lenteur, sentant peu à peu l'élancement s'atténuer.

Plusieurs heures pendant lesquelles il fut totalement réduit à l'impuissance. Il était même incapable de penser à Viviane, et à ce qu'elle était devenue.. .

Enfin, il réussit à se redresser à demi, puis à ouvrir les yeux.

La lumière froide qui tombait de la lampe nue vrilla ses nerfs. Il comprit qu'il avait été drogué. Il était impossible qu'un simple choc, même violent, sur la nuque ait pu le plonger dans une telle léthargie. Mais pourquoi?

Pourquoi lui avait-on administré un tel traitement, pourquoi avait-on voulu l'empêcher de se réveiller avant plusieurs heures? Pourquoi avait-il été enlevé ?

Il se sentit submergé par la quantité de ces questions sans réponse... Il aurait voulu pouvoir faire le point, mais c'était impossible. Il attendit encore, attentif aux bruits qui l'entouraient. Sa respiration devint plus régulière, en même temps qu'un léger fourmillement envahissait ses membres immobilisés par la drogue.

Il se trouvait étendu à même le sol, au milieu d'une petite pièce carrée. Les murs de béton étaient rugueux, nus, hormis une étroite porte lourdement cadenassée. Elle comportait un judas. C'était un cachot, probablement une des nombreuses cellules de l'immense forteresse. Malgré l'effort que cela lui demandait, Jacques parvint presque à sourire de cette ironie du sort. Après avoir tant cherché à pénétrer dans l'antre des militaires, il avait fini par y arriver, mais pas de la façon souhaitée !

Les secondes passaient, monotones, identiques. L'attente se prolongeait, seulement rythmée par un grondement métallique d'origine inconnue, qui faisait vibrer la porte à intervalles réguliers. Jacques pensa un instant être enfermé dans une sorte de capsule spatiale en route vers l'inconnu, mais l'idée était absurde. Son esprit fonctionnait au ralenti. Depuis longtemps, les militaires avaient abandonné tout programme spatial.

De toute façon, Jacques ne voyait pas bien ce qu'il aurait pu faire dans une fusée en route vers nulle part.

Le grondement revenait sans cesse, comme le bruit assourdi d'un train passant et repassant à grande allure sur des rails fatigués...

Jacques parvint ensuite à se lever et à gagner la porte. Il s'agrippa au dos du verrou et tenta de tirer ou de pousser le judas. La petite ouverture coulissante résista à tous ses efforts. Il revint au milieu de la cellule. Appeler n'aurait pas servi à grand-chose. Il prit son mal en patience.

Il n'avait rien mangé depuis... Depuis quand, au juste ? Il n'avait aucun moyen de le savoir... Sa montre et sa ceinture lui avaient été ôtées pendant son évanouissement. Il était dans une situation analogue à celle d'un fœtus, disponible et attentif, souhaitant une délivrance, mais dans l'ignorance totale de ce que serait cette délivrance. Il finit par s'allonger tant bien que mal sur le sol dur, et sombra de nouveau dans le sommeil, malgré les crampes qui vrillaient son estomac.

La délivrance vint sous la forme d'un termite qui pénétra dans la cellule. L'animal resta au milieu de la pièce, dardant ses antennes vers Jacques, qui feignit de continuer à dormir. Après avoir procédé à un examen attentif, l'insecte recula, fit demi-tour et quitta la cellule. Jacques ouvrit les yeux et aperçut, avant que la

porte ne se referme, un fragment de couloir aussi brillamment éclairé que le cachot. L'insecte n'était pas venu seul. Deux miliciens, au moins, l'accompagnaient. Puis le verrou claqua

et le silence revint.

Les heures se succédèrent, simplement rythmées par le grondement métallique du train. Jacques était maintenant persuadé que c'était un train, ou quelque chose d'approchant. Il parvenait même à distinguer le cliquetis violent des roues lorsqu'elles passaient d'un rail à l'autre. Jamais, au cours des deux années passées dans les laboratoires de la forteresse, il n'avait entendu parler d'un réseau de train souterrain. Car, pour une raison inconnue, il sentait que le cachot se trouvait profondément enfoui dans les sous-sols.

L'air sentait l'humidité des grottes. Lorsqu'un autre termite, un ouvrier, cette fois-ci, pénétra dans la cellule et lança sur le sol une mixture puante qui éclaboussa le béton, Jacques s'était rendormi.

Il trouva la nourriture à son réveil. Sans attendre, et sans chercher à savoir ce que c'était, il se mit à dévorer cet infâme brouet. Ce n'est qu'après l'avoir terminé qu'il ressentit un début de nausée.

Bien que refroidie, la nourriture dispensa dans son corps une agréable sensation de chaleur. Les crampes qui taraudaient son ventre se calmèrent rapidement.

Mais Jacques se sentit extrêmement faible. Il chercha sur le sol une position à peu près confortable et se rendormit.

Un claquement sec lui apprit qu'on ouvrait la porte. Il ne savait pas combien de temps avait passé depuis qu'on lui avait donné à manger.

Plissant les yeux et tâchant de garder une respiration régulière, il observa la termite qui entrait. Une fois encore, la bête lança par terre une portion de nourriture, puis repartit en claudiquant vers la porte. Cette fois, il semblait que l'insecte soit venu seul. Le couloir était silencieux.

Jacques attendit un peu et prêta l'oreille. Il entendit les pattes de l'insecte s'éloigner sur le béton. Le bruit était irrégulier. Oui ! Le termite n'avait que cinq pattes ! Il était handicapé, sans doute à la suite d'un accident. Jacques pensa qu'il pourrait sans doute exploiter cette faiblesse.

Il fallait d'abord récupérer suffisamment de forces avant de passer à l'action...

Les heures parurent très longues au prisonnier. . .

Il eut même l'impression que l'insecte ne reviendrait jamais. L'impression horrible qu'il était enfermé ici pour l'éternité.

Jacques s'adossa au mur, face à la porte, lorsqu'il entendit enfin la claudiquation du termite.

La serrure grinça et la porte s'ouvrit.

Derrière ses paupières presque closes, Jacques vit s'approcher la bête. Comme les autres fois, elle lança dans sa direction une part de nourriture et fit demi-tour.

Maintenant !

Jacques bondit sur le dos du termite blessé et attrapa dans ses mains les antennes annelées. C'était la deuxième fois qu'il se battait contre les mutants. L'énorme abdomen de l'insecte se tordit en tout sens pour tenter de se débarrasser de l'homme. Mais Jacques restait solidement accroché sur le dos blanc et mou, tirant de toutes ses forces sur les antennes. Il n'éprouvait aucun dégoût au contact de la bête. Depuis deux ans que les mutants se montraient au grand jour, les hommes s'étaient habitués à leur aspect profondément hideux. Se battre contre un termite revenait à tenter d'immobiliser un veau. La taille était à peu près identique, et la force aussi.

L'insecte glissa sur le sol et tenta d'écraser Jacques sous son propre poids. Il allait y parvenir lorsqu'une des antennes fut arrachée. Jacques tomba en arrière, surpris lui-même par la secousse.

Quand il se releva, le termite tournait dans la cellule, incapable de trouver la porte . Il faillit heurter Jacques avec sa tête plate et incurvée. Sa gueule produisait un infect bruit de succion.

Lorsqu'il repassa à proximité, Jacques saisit l'autre antenne et la tordit. L'insecte fut foudroyé par la douleur et s'arrêta. Pris d'une rage folle, Jacques lui brisa les pattes à coups de pied, puis il s'adossa au mur pour reprendre son souffle. Devant lui, au-delà du corps palpitant, la porte était ouverte.

Il se risqua dehors sans un regard pour l'animal agonisant.

L'insecte avait certainement eu le temps d'envoyer un message de détresse par télépathie, mais cela, Jacques n'y pouvait rien. Il aurait fallu tuer la bête de façon instantanée, et c'était impossible.

Par chance, le couloir était désert.

Il s'étendait de part et d'autre de la porte du cachot, éclairé de point en point par des rampes de néon. Le couloir voûté sentait l'air vicié. Il s'incurvait doucement, desservant des pièces qui étaient sans doute aussi des cellules.

Jacques prit à sa gauche, au hasard. Il n'avait aucun moyen de s'orienter. Tout ce qu'il avait remarqué lors des visites de l'insecte, c'est que ce dernier repartait vers la gauche, sans doute pour regagner les cuisines ou quelque chose d'approchant.

Le grondement métallique se fit plus fort.

Le couloir descendait tout doucement.

Soudain, derrière lui, Jacques entendit une course précipitée. Il reconnut sans difficulté le pas rapide des miliciens. Des ordres furent criés. Son évasion était découverte. Evitant de faire trop de bruit, profitant de la courbe du couloir qui le cachait encore à ses poursuivants, il se mit lui aussi à courir.

Les portes défilaient à ses côtés et le couloir dont la voûte s'affaissait de plus en plus semblait ne jamais se terminer.

Derrière lui, les miliciens poussaient les portes des cellules vides les unes après les autres, perdant un temps précieux.

Mais Jacques comprit qu'il s'enfonçait lui-même dans un piège. Le couloir cessa brusquement. Il n'y avait plus devant lui qu'une sorte de tunnel grossièrement taillé dans la roche, qui luisait faiblement. Une insupportable odeur d'insectes en sortait.

C'était une galerie creusée par les termites, et Jacques n'osa pas y pénétrer. L'idée de ramper dans le sous-sol, sans pouvoir faire demi-tour, et de se trouver nez à nez avec un termite-soldat lui procura une étrange sensation de vertige. Les miliciens se rapprochaient.

Rapidement, Jacques revint en arrière de quelques pas. Le grondement du train éclata soudain, plus fort que précédemment. Il semblait venir de derrière la paroi du couloir.

Jacques tenta de pousser une porte, mais la cellule devait être occupée car la serrure résista. Les miliciens apparurent. Il se jeta contre une autre porte qui s'ouvrit sous la poussée. Le grondement fut d'un coup énorme, emplissant la cavité plongée dans les ténèbres. En tâtonnant sous lui, Jacques reconnut la forme caractéristique des rails. Ceux-ci vibraient. Le bruit était infernal. Un train approchait. Jacques traversa la voie étroite et gagna l'autre mur du tunnel. Il suivit la descente, cherchant une niche comme il en existe, de place en place, là où les hommes d'entretien entreposent leurs outils.

A une dizaine de mètres derrière lui, un garde pénétra à son tour dans le tunnel. A la lumière des néons, Jacques le vit scruter la voie dans la direction qu'il venait de prendre. L'homme parut hésiter, essayant d'apercevoir le train, puis, malgré les avertissements de ses acolytes, il s'enfonça résolument dans le noir.

Le milicien atteignit la niche où Jacques se tenait lorsque les cris des autres soldats furent couverts par le bruit des premiers wagonnets.

La clarté des néons disparut subitement et l'homme n'eut que le temps de se jeter dans la niche.

Il heurta Jacques et recula.

Jacques entendit malgré le hurlement des wagons le choc de la chair éclatant sous l'acier lancé à pleine vitesse. Le vent déplacé le heurta, avec la force d'un coup de poing. Les wagonnets passèrent à toute allure, dans un souffle infernal.

Enfin, le dernier disparut, emporté dans la pente sombre.

Jacques vacilla et dut s'agripper au coin du mur.

Les miliciens pénétrèrent dans le tunnel et appelèrent leur camarade à plusieurs reprises.

L'écho de leurs voix se répercuta longtemps contre les parois, évoquant une sinistre oraison funèbre. Puis les soldats quittèrent le tunnel, estimant que les deux hommes venaient d'y trouver la mort.

Quelques instants plus tard, un second train passa, au moment où Jacques s'apprêtait à quitter l'abri.

Dès que le dernier wagonnet eut disparu, il s'élança derrière, trébuchant parfois sur les traverses. Il suivait de la main une tuyauterie qui courait le long du tunnel.

La pente diminuait sensiblement. Une lueur apparut droit devant Jacques. Elle augmenta d'intensité, permettant à Jacques de courir plus vite. Un troisième train s'annonçait déjà, derrière lui, au fond du tunnel. Guidé par les rails aveugles, les wagonnets fonçaient vers le fugitif.

La lueur devint lumière. Le hurlement des wagons s'enfla.

Jacques sentit les rails et les traverses vibrer de plus en plus fort sous ses pas. Il se jeta en avant. Il n'y avait devant lui aucune niche pour s'abriter, la proximité de la salle les rendant inutiles.

Le train le talonnait.

Un brouillard glacé envahit les yeux de Jacques. Se pouvait-il qu'il connaisse à son tour la mort effroyable du milicien, au corps éclaté par le choc avec les tampons d'acier ?

Il déboucha enfin dans la salle, immense, et sauta de côté sur le béton blanc, à l'instant où les wagonnets le dépassaient.

Il demeura prostré sur le sol, pendant que le souffle du train le fouettait. Dans la salle immense et violemment illuminée, l'écho prenait des proportions gigantesques. Jacques aurait juré que le train était encore à quelques pas de lui, alors qu'en ouvrant les yeux, il le vit, à l'arrêt, quelques centaines de mètres plus loin.

C'est à ce moment qu'il sentit le froid extrême qui régnait dans la salle, et qu'il distingua, auréolés de lumière blanche, les milliers de corps qui s'y trouvaient.
























CHAPITRE VI


Il se remit debout, stupéfié par cette découverte.

La salle affectait la forme d'une ellipse. La voûte du plafond, en dalles de béton soutenues par une armature savante de poutrelles, était entièrement blanche. Çà et là, sur les parois inclinées, la roche affleurait entre les dalles, mais les rugosités de la pierre étaient absorbées par l'éclairage violent qui nimbait cette immense cavité.

La voie ferrée traversait cette bulle blanche, perdue dans les entrailles de la terre, et se perdait à l'autre extrémité.

De part et d'autres des rails, Jacques distinguait des amoncellements de corps, figés par le froid presque insoutenable.

Aussi loin qu'il pouvait porter son regard, rien ne semblait bouger. Les wagonnets étaient maintenant immobilisés entre deux rangées de cadavres, dans l'attente d'on ne savait quelle manœuvre. Jacques s'avança.

Il y avait là des milliers de morts, peut-être même des dizaines de milliers, le décompte était impossible. Empilés les uns sur les autres comme les pièces d'un énorme et macabre jeu de construction, les corps attendaient dans le silence de la nécropole glaciale.

Jacques frissonna et se frotta les mains de façon machinale.

A n'en pas douter, les corps entassés là, des hommes, des femmes, des enfants, étaient ceux des victimes du régime militaire.

Jacques comprenait enfin où passaient les milliers de prisonniers pris dans les rafles depuis deux ans. Mais il ne parvenait pas à imaginer le but des insectes. Pourquoi fallait-il conserver ces cadavres? Dans quel but inavouable les militaires se contentaient-ils d'entreposer ici leurs victimes ?

En s'approchant d'un des monticules, Jacques distingua aussi, perdus dans la masse des corps humains, des formes qui étaient celles d'insectes. Surmontant sa répugnance, il enjamba des torses, des bras, figés dans des positions obscènes ou reposant dans une sorte de sommeil calme, et il parvint jusqu'à un cadavre de termite. La tête ne présentait pas de blessure apparente. Elle était là, simplement morte, peut-être victime d'une expérimentation nouvelle, peut-être morte de vieillesse... Elle n'était plus qu'un cadavre perdu parmi les autres, et probablement destinée au même but...

Dans cette salle creusée sous la forteresse, et probablement à une très grande profondeur, la mort s'amusait à réunir les hommes et les insectes, les victimes et les bourreaux, sans distinction. Comme si l'essentiel de leur raison d'être échappait à tous, oppresseurs et opprimés, en même temps.

Le froid était redoutable. Jacques commençait à ne plus sentir les extrémités de ses membres. Il décida de progresser vers l'autre extrémité de la salle, en longeant autant que possible la voie ferrée. Puis, il réalisa qu'il serait aisément repérable, petite silhouette mouvante le long des rails et, malgré son dégoût, il commença à escalader les monticules de corps, en direction des wagonnets.

Bien lui en prit car il dut s'arrêter soudain dans sa macabre progression. Des frottements aisément identifiables se faisaient entendre, juste de l'autre côté d'une mince barrière humaine, droit devant lui.

Jacques avait reconnu des nécrophages, ces mutants dérivés des coléoptères inoffensifs habitués à se nourrir de cadavres et d'animaux en décomposition.

Les corps entassés glissèrent brutalement sur Jacques. L'espace d'une seconde, il eut l'impression d'être un mort parmi les morts, un simple quartier de viande entreposé dans un gigantesque abattoir. II s'agrippa péniblement à des bras, des jambes et des torses glacés, et parvint à ressortir du tas informe. Des visages immobiles à jamais le fixaient de leurs yeux morts, le renvoyant à ses questions sans réponses. Le rictus d'un vieillard semblait narguer Jacques. Il détourna la tête.

Le silphe bleu et ocre montait doucement vers lui, assurant ses pattes aux tronçons triangulaires sur les marches d'un escalier improvisé. Sa tête était de la grosseur d'un poing, presque minuscule au milieu du thorax j aune de soixante centimètres de large.

Les yeux de l'insecte se fixèrent un instant sur Jacques, et aussitôt les courtes antennes noirâtres terminées par des plumetis de poils entrèrent en mouvement. Il était repéré !

Le silphe, au demeurant piètre combattant, venait de donner l'alarme. Peut-être qu'il n'avait fait qu'avertir ses congénères, en tout cas, ceux-ci, plus gros, se dirigeaient maintenant vers Jacques qui se mit à donner des coups de pieds dans les corps pour s'extraire au plus vite de cette souricière.

Par chance, les nécrophages titubaient au moins autant que lui sur les corps glacés. Il déboula rapidement sur le sol de béton. Les silphes glissèrent derrière lui.

Et Jacques comprit d'un coup à quoi servaient les trains de wagonnets qui se trouvaient devant lui. C'étaient des véhicules de transport, analogues à ceux utilisés autrefois dans les mines pour le transport du charbon ou des minerais. Ceux-là étaient remplis de cadavres, que les nécrophages déposaient les uns après les autres avant que le train ne s'élance à nouveau vers l'autre extrémité de la salle.

La voie était en terrain plat, ce qui suffisait à freiner le train, et les nécrophages enclenchaient dès l'arrivée du convoi une sorte de frein d'arrêt très primitif et constitué d'une simple barre métallique sur laquelle les roues avant du premier wagonnet venaient buter. Une fois les cadavres empilés, il suffisait de retirer cette barre, et le convoi mortuaire repartait sur une pente de plus en plus accentuée, pour disparaître dans un nouveau tunnel.

Les nécrophages étaient là pour charger les wagons et acheminer ainsi les corps vers d'autres salles de la forteresse.

Conscient que le silphes ne le laisseraient pas longtemps tranquille, Jacques eut l'idée de gagner le wagon de tête et de se poster dedans, à la place d'un cadavre. C'était une décision insensée, mais l'idée même de rester plus longtemps dans cette gigantesque chambre froide était tout aussi insensée.

Jacques enjamba la paroi métallique glacée et tira sur un corps qui l'empêchait de se dissimuler. C'était celui d'une femme entre deux âges, dont les cheveux, pour une raison inconnue, avaient pris une curieuse coloration jaune, comme si le cadavre avait porté une perruque. La femme avait du être belle, mais elle n'était plus rien qu'un morceau de chair froide et rigide, ses bras ouverts en demi-cercle n'étreignant plus que des cadavres de rencontre.

Jacques la poussa au-dessus du wagonnet et l'envoya le plus loin possible sur le béton. Un silphe énorme s'approchait. Une impression nauséeuse envahit Jacques lorsqu'il vit les mâchoires de l'animal mordre le corps et le porter comme un fétu en direction du train.

Contre une bête de ce poids et de cette force, et même si elle n'était pas animée d'intentions belliqueuses, Jacques préférait la fuite. Il passa le bras par-dessus la cloison métallique, arrachant sa veste aux aspérités des rivets et tâtonna à la recherche de la barre du frein.

Le cadavre de la femme, béant d'une nouvelle plaie provoquée par les mandibules du silphe, lui tomba dessus à l'instant où la barre sautait, libérant les wagonnets.

Ceux-ci prirent très vite de la vitesse, s'inclinant dans une large courbe avant de quitter la salle. Profitant de la clarté qui régnait encore et atteignait le fond de la nacelle, Jacques entreprit de repousser le cadavre qui l'écrasait. Ses gestes étaient malhabiles car il était lui-même couché sur d'autres corps dont le froid commençait à traverser ses vêtements.

Soudain, ce fut le noir absolu. Jacques ne sentit plus la femme au-dessus de lui. Il était dans le tunnel et l'abaissement brutal de la paroi avait dû faire voler le corps à plusieurs mètres. Aveuglé par les ténèbres soudaines, Jacques leva doucement une main au-dessus de lui. Très vite, il ressentit une impression de brûlure intense et retira la main. Avec sa bouche, il sentit que la pulpe de ses doigts avait été arrachée par le frottement contre le tunnel.

L'excavation devait avoir juste la taille des wagonnets. Dans ce boyau noir, Jacques fonçait, blotti sur les corps, évitant d'être projeté trop haut par les trépidations des roues.

De temps à autre, le sifflement du vent était couvert par les chocs métalliques d'un wagon faisant une légère embardée sous la voûte. Quelques gerbes d'étincelles jaillissaient alors, certaines retombant jusqu'au fond du chariot.

Jacques n'avait aucune idée ni de la direction prise ni de la profondeur à laquelle il descendait. En tout cas, la température commençait à augmenter de façon sensible. Le sang affluait de nouveau à ses mains et à ses pieds, causant même une intense douleur à ses doigts blessés.

Le train continuait de tracer sa route aveugle dans le boyau, transportant toujours plus loin sa morbide cargaison.

Ce qui surprenait Jacques, c'était l'incroyable réseau creusé dans le roc par les militaires et les insectes, en si peu de temps. Mais, au-delà de cette surprise, il continuait à s'interroger sur les activités présentes des oppresseurs. La raison d'être de toutes ces découvertes qu'il faisait lui échappait toujours.

Il lui sembla que le train décrivait une large spirale descendante, car Jacques se sentait constamment poussé vers une des parois du wagonnet par la force centrifuge. Ce lent mouvement circulaire, associé au sifflement de l'air au-dessus de sa tête, provoquait en lui un état proche de l'hypnose. Il revivait certains moments de son passé, mais avec la conviction profonde de n'en être que le spectateur impuissant.

Ainsi vit-il, comme dans un cauchemar immobile, la mort de sa sœur, l'incendie de sa propre maison, avec en superposition les images du pavillon de Rey dévoré par les flammes, quelques heures auparavant. Puis ce furent des scènes du laboratoire.

Il avait toujours essayé de ralentir, de façon insensible, les travaux qu'il était chargé de mener, mais les militaires lui avaient adjoint des savants acquis à leur cause et ces derniers temps, il lui était devenu plus difficile de ne pas faire aboutir certaines expériences.

Jacques savait ainsi que les insectes et les soldats donnaient une orientation eugénique à leurs travaux. Ils travaillaient sur l'amélioration de la race humaine, en accord complet avec les mutants. Ils avaient repris à leur compte le vieux rêve racial des dirigeants du Troisième Reich. Cela n'avait d'ailleurs rien de très surprenant, un grand nombre de scientifiques de cette époque n'avaient jamais été poursuivis après la fin de la guerre. Leurs travaux restaient en l'état lorsque les insectes avaient pris le pouvoir.

Mais, si Jacques concevait la théorie, il n'en demeurait pas moins que les découvertes successives qu'il venait de faire ne semblaient pas devoir former un tout cohérent.

Certes, il y avait des analogies entre les brouillards glacés des camps de concentration de Prusse Orientale, et les expériences menées dans les profondeurs de la forteresse. Le point commun était la présence des militaires. Quels que soient les uniformes, les hommes qui les portaient étaient des malades en puissance, des êtres humains qui reniaient eux-mêmes l'être humain et ses possibilités de développement pacifique.

Ses pensées furent interrompues par une modification sensible du trajet des wagonnets.

La spirale s'achevait maintenant en un tronçon de ligne droite, et la pente perdait de sa rapidité. Comme précédemment, avant d'aboutir dans l'immense chambre froide, Jacques réalisa que le train allait bientôt s'immobiliser, sans doute pour que d'autres insectes déchargent les corps.

Il se retourna et leva lentement la tête, au ras de la cloison. Le sifflement de l'air s'atténuait. Le tunnel devait s'élargir et la voûte s'éloigner.

Une nouvelle fois, une lumière blanche commença d'éclairer la voie. Bientôt, Jacques put lever la tête au-dessus des corps.

Le train roulait doucement dans une salle illuminée où ne semblaient se trouver que des termites-ouvriers, affairés à des tâches incompréhensibles.

De toute façon, le convoi allait encore trop vite pour que Jacques puisse distinguer les détails.

Enfin, ce fut l'arrêt complet, à proximité d'un groupe de termites.

Jacques se dégagea des cadavres qui le coinçaient et enjamba la paroi.

A ce moment-là, le wagonnet sembla se retourner et il fut précipité au sol avec le reste de la cargaison macabre.

Des insectes s'approchaient. Mais Jacques vit aussi des hommes et des femmes qui travaillaient dans la salle.

Et parmi les femmes, Jacques reconnut Viviane.










CHAPITRE VII


Un pâle sourire illumina le visage fatigué de la jeune femme.

Avant que les termites ne se soient emparés des corps déversés sur le sol, Viviane, aidée par d'autres prisonniers, avait déjà emporté Jacques, comme un quelconque cadavre.

—Ne dis rien, nous avons une cache un peu plus loin. ..

Jacques ferma les yeux pour répondre. Il sentit qu'on le déposait avec douceur sur une paillasse. Il eut un étourdissement.

Quand il rouvrit les yeux, Viviane était penchée au-dessus de lui. Elle l'embrassa et le serra dans ses bras. Son délicat parfum envahit Jacques.

—J'ai eu du mal ! ironisa-t-il.

—Tu me raconteras tout à l'heure... Pour l'instant, repose-toi, il faut que j e retourne travailler. Il y a parfois des miliciens qui font des rondes...

Au geste de Jacques pour se relever, elle posa la main sur son épaule et le rassura : — Non, reste là ! Les soldats ne te chercheront pas ici. Tu peux rester en attendant... —. .. En attendant quoi ?

—Tu verras, je te raconterai tout à l'heure... —O.K., mais où sommes-nous? Viviane se relevait déjà. —Tout à l'heure...

Elle disparut derrière une armoire métallique qui servait de vestiaire et Jacques entendit son pas décroître sur les dalles nues. Il se sentait très faible et resta immobile. Au bout de quelques instants, perdu dans le silence de la salle, avec pour seule vision celle d'une rampe de néon qui se balançait avec lenteur au-dessus de lui, il finit par sombrer dans le sommeil.

Dans sa torpeur, il rêva que les miliciens le découvraient, et se mit à geindre. Une masse froide lui écrasait le front et les tempes. Il remua pour essayer de s'en débarrasser. Il sentit que ses bras étaient maintenus par une sorte de griffe et continua à se débattre. —Jacques?

« Jacques, réveille-toi ! »

Il ouvrit enfin les yeux, trempé de sueur.

La salle était plongée dans l'obscurité. Seules

quelques veilleuses dispensaient une lumière

bleuâtre qui colorait faiblement le visage de

Viviane.

—Tu rêvais, Jacques. Ne fais pas de bruit, il

y a des miliciens, ne bouge pas !

Ils attendirent tous deux en silence, prêtant l'oreille aux pas cadencés des soldats. Parfois, les pas semblaient se rapprocher, parfois, ils s 'éloignaient , se perdant dans la salle, effectuant de multiples détours. Une voix donnait parfois des ordres par l'intermédiaire d'un talkie-walkie, mais les parasites étaient trop nombreux et trop puissants pour que Jacques puisse saisir un seul mot.

Un des soldats dut se rapprocher de la cache car Jacques sentit la main de Viviane se crisper doucement sur son poignet.

La respiration de la jeune femme se fit plus courte et Jacques fut pris d'un désir irraisonné pour elle. Lorsque les pas du milicien s'éloignèrent enfin, il l'attira contre lui. Elle vint se blottir sans résistance.

—Oh, Jacques, si tu savais...

Puis elle se mit à pleurer et Jacques la berça dans ses bras, comme un petit enfant.

Le silence retomba sur la salle. Les autres prisonniers se mirent à chuchoter, voix inconnues qui sortaient de l'ombre.

La cache était simplement constituée d'un assemblage hétéroclite de vieilles armoires métalliques entassées les unes sur les autres de façon à former un abri dans lequel deux personnes pouvaient juste se tenir. Parfois, lors que des miliciens s'en approchaient durant la journée, les prisonniers affectaient d'ajouter sur l'assemblage de meubles des déchets prélevés sur des cadavres, comme si l'ensemble n'avait été qu'un vaste tas de détritus. Les soldats n'insistaient pas. Bien entendu, dès que les uniformes avaient disparu, quelqu'un venait ôter les déchets et les portait à l'incinérateur.

En riant et en pleurant à la fois, Viviane se donna à Jacques comme elle ne l'avait jamais fait. Tour à tour timide et impudique, elle se tordait dans ses bras, rythmant son propre désir avec ses hanches. Les mains de la jeune femme griffèrent violemment la poitrine de Jacques. Ce dernier comprit que sa femme voulait effacer par l'amour les choses terribles qu'elle avait dû voir depuis le début de son incarcération.

Il se libéra à son tour des visions de cauchemar qui le hantaient depuis des heures, oubliant dans le ventre de sa femme la présence des milliers de cadavres, à quelques mètres à peine d'eux, de l'autre côté des parois métalliques.

Enfin, il explosa en elle et elle poussa un long cri rauque, le corps contracté de spasmes. La douceur de ses cuisses contre la peau de Jacques parut encore s'accroître...

Il la couvrit de sa blouse et lui caressa les cheveux.

Quand le souffle de Viviane se fut apaisé, Jacques lui prit le visage entre ses mains et l'embrassa.

— Dis-moi enfin ce qui se passe ici...

Viviane soupira, puis son regard, reflétant les lueurs des veilleuses, devint tout à coup mélancolique.

—C'est horrible, tu sais...

Nue, blottie contre lui, les yeux mouillés de larmes, elle lui raconta son arrestation, les regards des miliciens pendant qu'elle s'habillait, leur brutalité, puis le transfert dans la forteresse, et son arrivée dans cette salle souterraine où elle était chargée de tondre les cadavres. Par recoupements, Jacques et Viviane parvinrent à déduire qu'ils étaient prisonniers depuis plus d'une semaine.

—Mais qu'est-ce qu'ils font des corps, ensuite ?

—Je ne sais pas, avoua Viviane. Une fois « préparés », nous les déposons devant des galeries qui partent de la salle, tout autour ou presque. —Et ensuite ?

—Je te dis, j e ne sais pas. Les termites les emportent dans ces galeries en les poussant devant eux. Ils doivent les déposer quelque part, mais personne ne sait où. —Et les autres prisonniers ?

—Oh, il y en a qui sont là depuis très longtemps. D'autres qui sont arrivés après moi, mais aucun n'en sait plus sur l'utilité de tout ça...

—Et personne n'a essayé de savoir ?

Viviane attendit quelques instants avant de répondre.

Jacques la caressait machinalement, laissant courir ses mains sur son dos, jusqu'à la naissance des reins. Parfois, la jeune femme vibrait sous ce contact comme une corde de guitare trop tendue. Elle était à bout de force, mais ce n'était pas un épuisement physique. Enfin, elle reprit la parole :

—Si, il y a un homme qui a voulu savoir, il y a deux jours... —Et alors...

—Oh, Jacques, c'est horrible... Il est entré dans une des galeries en rampant, mais tout de suite après, un termite est entré à son tour en poussant un cadavre. Au bout de quelques instants, nous avons entendu un cri, un hurlement horrible, comme si l'homme avait rencontré quelque chose d'effroyable. Nous étions devant la galerie. Certains voulaient y pénétrer à leur tour, mais il y avait le termite qui devait gêner le passage. —Et ensuite, que s'est-il passé ?

—Les cris ont continué, puis tout s'est arrêté, comme si...

Viviane se tut encore. Visiblement, le rappel de cet instant d'horreur était au-dessus de ses forces.

Elle se serra un peu plus contre Jacques. Il eut de nouveau envie d'elle, mais elle se remit à parier d'un ton monocorde, comme plongée dans une stupeur démente :

—On a tous eu l'impression qu'il se noyait, enfin... qu'il disparaissait dans quelque chose... Et puis le termite est ressorti à reculons, sans le cadavre.

Elle reprit au bout d'un long moment :

—Et l'homme qui criait dans la galerie n'est

jamais ressorti...

Ils restèrent silencieux pendant un long moment. Contre l'épaule de Jacques, Viviane pleurait doucement. . . —Jacques !

Il fut surpris de la soudaine dureté de la jeune femme, de cette soudaine modification, comme si ce corps mince et nu était habité par une entité étrangère et surpuissante.

—Jacques ! Il faut sortir d'ici ! Il faut s'échapper. Cela ne pourra durer éternellement. Il faut avertir Rey, Martina, tous les gens que nous connaissons, il faut qu'ils sachent... —Rey a été arrêté pendant que j e me trouvais chez lui, Viviane... Elle le regarda, incrédule. —Et Martina ?

Il lui raconta à son tour tout ce qui s'était passé, en ville et depuis son arrestation. Curieusement, Viviane ne sembla pas être plus abattue qu'auparavant. . .

—Je ne sais pas pourquoi, mais je m'en doutais. J'avais l'impression que nous pourrions nous retrouver, mais j e pensais aussi que nous étions seuls à pouvoir lutter. Je ne sais pas pourquoi. . .

Jacques resta silencieux.

—A quoi penses-tu ? demanda Viviane.

—Quelles sont les issues de cette salle ?

—Il y a le tunnel du train, une porte qui est

gardée à l'extérieur par des miliciens... et c'est

tout !

—Le train, il arrive par le tunnel que j'ai emprunté, mais il doit bien repartir par une autre sortie, non ?

—Là, je sais. Les wagons, une fois déchargés, sont poussés par les prisonniers et dirigés vers une sorte d'ascenseur à crémaillère. Je suppose qu'ils remontent vers la surface... —Mais c'est complètement absurde ! Si l'ascenseur peut monter les wagonnets, il devrait pouvoir les descendre. . .

—Oui, c'est ce que j e pensais aussi. Mais un vieux d'ici, enfin, je veux dire, un homme qui est là depuis longtemps m'avait dit que les tunnels existaient depuis pas mal de temps... Ce sont d'anciens couloirs d'une sorte de termitière géante. Il a suffi de poser les rails... C'était plus facile que d'élargir un tunnel vertical. —Je vois. Et cet ascenseur, il est gardé ? — Ce n'est pas la peine. —Pourquoi?

—Un jour, j'ai voulu voir où il montait... Il n'y a aucune chance. . . Les wagonnets passent

au-dessus de l'incinérateur. Les flammes doivent lécher les wagons. Nous serions rôtis vivants avant même de savoir où nous allons. —En somme, il ne reste que les galeries... —Les galeries ! Jacques, tu n'y penses pas ! Il ne répondit pas. Viviane le fixa un instant, se souvenant que par son courage, l'homme qu'elle avait épousé lui avait déjà sauvé la vie une fois, lorsqu'ils avaient dû quitter la ferme envahie par les premiers mutants. Elle comprit que Jacques pensait réellement s'échapper par les galeries.

—Tu dis bien que les termites rentrent eux-mêmes dans les galeries en poussant un corps devant eux ? —Oui...

—Et quand ils ressortent, le corps est toujours dans la galerie ?

Viviane hocha la tête. Une seconde, l'éclat bleuté des veilleuses sembla faiblir. La jeune femme se serra plus étroitement contre Jacques. Il sentit les mamelons de ses seins qui s'écrasaient sur son torse. L'instant d'après, il la pénétra de nouveau.

Les lampes se rallumèrent brutalement et une sirène retentit, cependant que la salle retentissait de l'arrivée d'un nouveau convoi.

—Il faudrait essayer maintenant, sinon, il va y avoir des miliciens partout, dit Jacques. Ils doivent toujours me chercher, surtout si les nécrophages ont donné l'alerte...

Viviane se leva à demi, offrant sa poitrine en sueur à la lumière crue des rampes aveuglantes.

Quelques instants plus tard, Jacques se dirigeait vers les galeries, évitant de passer trop près des termites.

Viviane mit rapidement les autres prisonniers au courant. Certains hochèrent la tête d'un air dubitatif, d'autres tentèrent de dissuader Jacques, mais il s'affairait déjà devant une entrée.

Il expliqua en quelques mots ce qu'il comptait faire, puis s'empara d'un cadavre qu'il choisit avec soin. Il en soupesa plusieurs avant d'arrêter son choix sur celui d'un vieillard, racorni et de petite taille.

Il le poussa dans la galerie, se retourna pour embrasser Viviane et s'engouffra à son tour dans les ténèbres.

Une fois dans la galerie, il laissa ses yeux s'habituer un instant à la différence d'éclairage. Il y avait juste la place de ramper en poussant devant lui le corps. Les parois hâtivement creusées luisaient faiblement. Une odeur d'insectes épouvantable régnait dans la pénombre. Derrière Jacques, et comme il l'avait demandé, des prisonniers poussèrent contre l'ouverture de la galerie une armoire métallique. Ainsi, les termites ne pénétreraient pas derrière lui pour lui couper la route...

Devant, il n'entendait aucun bruit.

Surmontant son dégoût, Jacques commença à ramper, poussant maladroitement le cadavre le long du tunnel.

Au fur et à mesure qu'il s'avançait dans le noir, l'odeur d'insectes se faisait plus oppressante. Il dut s'arrêter pour tenter de reprendre son souffle, mais, à cause de la déclivité, le corps du vieillard pesait sur ses épaules. Il fallait repartir.

A un moment donné, un léger chuintement se fit entendre devant. Jacques sentit tout à coup le poids énorme des millions de mètres cubes de terre froide qui se trouvaient au-dessus de lui. Il éprouva le désir de fuir, de repartir vers la lumière presque rassurante de la salle. Le chuintement désagréable se fit plus net.

Il semblait sourdre du tunnel, à quelques mètres à peine devant Jacques. Les parois étaient enduites de déjections diverses et luisaient maintenant avec assez de force pour qu'il puisse distinguer le corps tout entier qu'il poussait devant lui.

Le tunnel s'élargissait.

— Au moins, je pourrais faire demi-tour, pensa Jacques, puis il se rendit compte qu'il venait de parler à haute voix, sans doute pour rompre l'impression d'étouffement et d'angoisse qui le prenait maintenant à la gorge.

Un relent épouvantable de chair pourrie le frappa de plein fouet, le faisant suffoquer.

La surprise passée, il scruta plus attentivement le tunnel.

Une sorte de paroi mobile et visqueuse en occupait le fond. On aurait dit une énorme vessie de caoutchouc, de couleur blanchâtre, comme agitée de rides malsaines. Une gelée animée, tremblante et froide. Instinctivement, Jacques agrippa les chevilles du cadavre, entre lui et... la chose.

Un ovale irrégulier se dessina au milieu de cette cloison et l'odeur de pourriture envahit de nouveau la galerie. Jacques faillit s'évanouir sous l'assaut d'une telle puanteur. Il ferma les yeux.

Il sentit que le cadavre était tiré vers l' avant.

Il regarda de nouveau. La cloison infecte n'était plus qu'à cinquante centimètres de son visage. Le cadavre du vieillard était déjà presque englouti par cette gueule puante et baveuse. Il vit les muscles suceurs de la larve qui se rapprochaient encore.

Jacques ne put s'empêcher de crier devant une telle monstruosité. Il était face à une bête énorme, un mutant à l'état de larve qui mesurait probablement plus de six ou sept mètres de long, un animal complètement inventé, venu d'un autre âge, et qui se nourrissait de cadavres...

Il sentit que son corps était parcouru d'un tremblement nerveux et refusait de lui obéir. La bouche venait d'intégrer le cadavre et les replis gélatineux s'abattirent sur les mains de Jacques.

Le contact de cette horreur gluante sur ses doigts lui fit l'effet d'un choc électrique. En une seconde, il se vit aspiré à l'intérieur de la larve, étouffé par les contradictions incroyables de l'animal, la chair brûlée par les sécrétions acides.. . Il hurla et dégagea ses mains de la face blême qui allait l'engloutir.

Un instant, Jacques crut qu'il n'arriverait pas à s'arracher de cette succion terrible. Il sentait ses mains malaxées par les protubérances dures de l'animal. Il parvint à en dégager une, libérant en même temps une gifle d'odeur infecte. Sans réaliser pleinement ce qu'il faisait, Jacques frappa la masse spongieuse de toutes ses forces, mais son geste manqua d'efficacité, car il était allongé sur le ventre, dans cette galerie de cauchemar.

L'homme qui l'avait précédé dans ce piège avait dû être poussé par le cadavre que transportait le termite, derrière lui. Il avait dû voir la gueule de la larve se refermer sur lui sans pouvoir rien faire.

Griffant la roche de sa main libre, Jacques parvint à détacher un éclat de pierre de petite taille mais dont un bord était suffisamment acéré pour constituer une arme.

Il ne sentait plus la douleur sur son bras prisonnier. Il se mit à frapper le monstre sans arrêt.

La peau épaisse de la larve recouverte d'une sorte de duvet irritant se déchira à plusieurs endroits, laissant échapper un sang de couleur sombre, comme encombré de mucosités repoussantes.

Enfin, Jacques parvint à dégager son autre bras. Les sucs digestifs de l'animal avaient dû commencer leur action car Jacques sentit une brûlure sourde qui gagnait son épaule. Il recula, se heurtant, avec violence aux parois resserrées de la galerie.

Bientôt, il fut hors de portée, à un endroit où les parois de terre humide étaient trop étroites pour que la larve puisse s'y engager. Sans perdre de temps, Jacques continua à ramper en arrière, vers la salle.

Il fut surpris de voir que la lumière pénétrait à flots dans le tunnel. Les prisonniers, pour une raison inconnue, avaient retiré l'armoire de devant l'orifice de la galerie.

Jacques sentit une sueur froide naître sur tout

son corps. Si un termite pénétrait dans l'orifice !

Avec l'énergie du désespoir, il se contorsionna pour aller plus vite.

Ses pieds battirent soudain dans le vide.

Il entendit Viviane crier :

— Jacques!

Puis des mains s'emparèrent de ses jambes meurtries et il fut tiré avec violence hors de la galerie.

Il heurta le sol de la salle et dut fermer les

yeux sous l'éclat des néons. Viviane se jeta sur lui comme une folle. Une voix dure s'éleva : — Alors, monsieur Rampal, content de votre visite ?




















CHAPITRE VIII


Cette voix, Jacques l'aurait reconnue entre mille. A n'en pas douter, c'était celle du colonel Streit, l'ancien directeur du laboratoire dans lequel les mutants avaient fait leur première apparition.

Jacques avait eu le déplaisir de travailler pour lui. Par la suite, il avait cru que Streit était mort dans la bataille contre les insectes. C'était un bruit qui courait à l'époque. En fait, c'était Streit lui-même qui était à l'origine de cette rumeur, ce qui lui avait permis d'éviter les soubresauts de la colère populaire. Il avait continué son chemin dans l'ombre. . .

Jacques releva la tête.

— Alors, c'est vous, Streit, qui commandez cette forteresse...

L'homme s'inclina en avant de façon ironique. Il était de petite taille, le front encore plus dégarni qu'avant, et le regard plus dur, les yeux enfoncés dans de multiples replis de graisse malsaine.

—Général Streit, mon cher monsieur Rampal. Et, pour répondre à votre question, j e ne m'occupe ici que de la sécurité, de votre sécurité.

Il avait pris un ton moqueur pour prononcer ces derniers mots.

—Et permettez-moi de vous dire que vous avez eu beaucoup de chance de sortir vivant de cette galerie... Oui, beaucoup de chance... —Qu'est-ce que c'est ? demanda Jacques en désignant le tunnel d'un geste du bras. —Un projet !

—Un projet ? Quel sorte de projet ? Quelle abomination avez-vous encore fabriquée ? Qu'est-ce que c'est que ce monstre, cette chose puante, cette larve grotesque ?

Le général Streit leva la main pour couper court.

—Allons, allons, calmez-vous, Rampal, ne perdez pas votre sang-froid... Vous aurez toutes les explications en temps utile...

Jacques se releva, immédiatement entouré par deux miliciens qui pointaient leurs armes sur son ventre. Viviane cria : —Jacques !

Streit se tourna vers elle et la toisa méchamment, malgré sa petite taille et son embonpoint. —Vous aussi, chère petite madame, calmez vous.

Il se fit onctueux.

—Il arrive que mes hommes soient nerveux, vous comprenez, un tremblement du doigt et vous vous retrouvez criblés de balles... Ce serait idiot. Avouez que ce n'est pas ce que vous souhaitez, n'est-ce pas ?

Jacques prit son bras blessé. La peau semblait décolorée, le tissu des vêtements étant rongé par endroits. L'acide continuait lentement son chemin.

Viviane pâlit en voyant l'étendue de la blessure. Une autre prisonnière vint la soutenir.

Streit aboya un ordre bref et la femme fut repoussée avec violence par un milicien qui la mit en joue.

—Nous allons vous soigner, mon cher Rampal. Vous comprenez, j 'attends énormément d'importance à ce que mes collaborateurs soient en bonne forme physique, ajouta Streit avec un ignoble sourire qui découvrait ses dents gâtées. —Moi, votre collaborateur? dit Jacques. Laissez-moi rire !

—Il me semble que vous n'avez pas le choix !

Jacques se rapprocha de Streit et se planta devant lui. Il martelait ses mots sous l'effet de la colère :

—Ecoutez-moi bien, petit général d'opérette. Cela fait deux ans que je travaille pour votre régime. Eh bien, laissez-moi vous dire que cela fait deux ans que je retarde par tous les moyens les mises au point que vos semblables

nie demandent d'accomplir. Cela fait deux ans que, jour après jour, je sabote votre travail, parce que je ne suis pas d'accord avec vous. Alors, petit général, autant que vous sachiez tout de suite que vous n'obtiendrez jamais de moi autre chose. Jamais j e ne vous aiderai de façon efficace, vous entendez bien, jamais, jamais, jamais !

Streit se recula. Il fixa Jacques et Viviane tour à tour, se frottant le bas du visage de sa main boudinée. Ses yeux s'allumèrent soudain d'une lueur mauvaise.

— Rampal, ce qui vous a sauvé jusqu'ici, c'est votre intelligence. Je suis surpris de découvrir qu'elle est, somme toute, très quelconque... Oui, Rampal, vous me décevez. Vous croyez pouvoir me résister... mais je ne suis pas certain que votre femme soit du même avis que vous !

Deux autres miliciens s'emparèrent de Viviane et lui tordirent les bras dans le dos.

Jacques vit en une seconde le beau visage de Viviane, qu'il avait si longuement caressé pendant la nuit, se couvrir de larmes. Les miliciens la forcèrent à se coucher sur le sol, les lèvres contre le béton.

—Arrêtez, espèces d'ordures ! cria Jacques. Il voulut se débattre, mais les mitraillettes se relevèrent immédiatement.

Sur un geste du général, les soudards lâchèrent Viviane qui vint se jeter contre son mari.

Malgré la douleur qui lui brûlait le bras, il la serra contre lui.

—Mais qu'est-ce que vous voulez, à la fin ? —Je vous l'ai dit, Rampal ! Que vous collaboriez avec nous sur notre grand projet ! C'est tout ! Et vous aurez la vie sauve ! répéta Streit. Viviane releva la tête et se tourna vers les soldats. Sa respiration était sifflante. —Jamais, cria-t-elle, jamais !

Streit leva la main et claqua des doigts en direction de la prisonnière que les miliciens tenaient en joue. Puis il décrivit un curieux mouvement du bras, pour désigner l'autre extrémité de la salle.

Deux hommes soulevèrent la femme par les aisselles et la menèrent, malgré ses efforts pour se libérer, vers le mur.

Jacques crut un instant qu'ils allaient faire sortir la prisonnière. Elle dut le croire aussi. Mais l'horreur se peignit bientôt sur son visage lorsqu'elle vit un autre milicien ouvrir la porte blindée de l'incinérateur.

Elle hurla et son cri se répercuta longtemps sous les voûtes.

La jeune femme tenta de griffer les soldats lorsqu'elle sentit la chaleur des flammes. Au milieu de l'ouverture béante, le foyer était presque blanc.

D'autres prisonniers voulurent s'interposer mais les miliciens tirèrent de courtes rafales au-dessus de leurs têtes et ils restèrent immobiles, effarés.

Là-bas, les soldats essayaient de faire lâcher prise à la femme. Elle se tenait en équilibre sur le bord de la cuve. Ses cheveux commençaient déjà à brûler. Le nylon de sa blouse fondait sur ses cuisses. Déjà éperdue de douleur, elle vacilla et se retint encore une fois au battant.

Gênés par l'épouvantable chaleur, les soldats se reculèrent et l'un d'eux manœuvra la porte. Quand elle sentit ses doigts pincés, puis écrasés par le lourd châssis de métal, la femme hurla encore, tenta de retirer sa main et glissa contre la porte, évanouie.

Les soldats verrouillèrent le volant.

Le métal résonna d'un coup frappé de l'intérieur. Un seul coup.

Jacques vacillait sur ses jambes. Viviane se raccrochait désespérément à son cou, murmurant des mots sans suite.

Ensuite, les miliciens dispersèrent les autres prisonniers.

Streit partit à grands pas. A mi-chemin de l'entrée, il se retourna et interpella Jacques avec un mauvais sourire :

—Vous venez, maintenant ?

Jacques avança comme un automate. Un milicien voulut empêcher Viviane de le suivre. La voix de Streit s'éleva encore, comme dans un rêve, un mauvais rêve :

—Oh, vous pouvez venir avec votre femme !

Après tout, il ne vous reste plus beaucoup de temps à passer ensemble !

Viviane interrogea son mari du regard. Il se perdit dans l'eau profonde de ses yeux, mais se contenta de hausser les épaules. Lui non plus ne comprenait pas le sens de cette dernière remarque.

— De toute façon, nous n'avons pas le choix, dit-il à mi-voix.

Les miliciens les poussèrent dehors.

Le groupe suivit un couloir sombre dont le sol n'était pas aplani. Un couloir tracé par les termites, et que les soldats avaient sans doute agrandi.

A ce moment-là, Jacques comprit qu'ils se trouvaient dans le dédale d'une termitière géante, un extraordinaire réseau de tranchées, de galeries, de salles que les insectes mutants avaient mis en place sous la forteresse, et même probablement sous une partie de la ville.

Cette impression fut confirmée lorsqu'il vit qu'en certains endroits les murs suintaient. Ainsi, les galeries, pourtant profondément enterrées, à des dizaines de mètres sous la surface du sol, couraient jusqu'au barrage. L'eau qui suintait n'était autre que celle du lac. Il devait y avoir, par places, des infiltrations. L'idée qu'au-dessus de lui, seulement séparée par quelques mètres cubes de roche détrempée, instable et glissante, la masse énorme du lac pesait sur les vides artificiels des galeries le mit mal à l'aise.

Tout en marchant, parfois poussé en avant par les soldats, Jacques mit Viviane au courant de ce qu'il avait découvert dans l'étroite galerie. La description de la larve effraya Viviane au plus haut point.

Plusieurs fois, ils croisèrent des termites soldats. Ceux-ci semblaient affairés, descendant et remontant des tunnels presque verticaux, coupant brutalement la route au groupe de miliciens, communiquant entre eux par leurs antennes, semblant se perdre en colloques cauchemardesques. Toute cette activité devait être celle, habituelle, d'une termitière.

Progressivement, les prisonniers gagnèrent des couloirs et des salles où la présence humaine était plus marquée. L'éclairage était sensiblement plus élaboré, les parois plus nettes, et les couloirs s'encombraient de matériels divers, générateurs, fours, tableaux électroniques aux voyants clignotant sans cesse.

Jacques estima qu'ils remontaient vers la surface. Les insectes mutants devaient se réserver les entrailles de la forteresse, laissant les couches supérieures de la termitière à l'usage des hommes. Parfois, un courant d'air frais renouvelait l'atmosphère des salles et des galeries, provenant de hautes grilles d'aération.

Viviane attira l'attention de Jacques sur l'une d'entre ces grilles, au passage. Il voulut s'approcher, mais un soldat le poussa du bout de sa mitraillette. Il reprit sa marche en trébuchant.

— On voyait les étoiles, dit Viviane. Il fait nuit dehors.

Streit se retourna à cet instant.

—N'espérez pas vous enfuir par là! Nous allons dans un autre quartier, situé sous le lac. Alors, un conseil, n'essayez pas de soulever une dalle de trop ! Vous vous retrouveriez dans une flaque de vase épaisse, avec cinquante mètres d'eau au-dessus.

Ils redescendirent en effet de plusieurs étages. Jacques tenta bien de se souvenir du trajet parcouru, mais c'était peine perdue : les galeries se ressemblaient toutes.

Enfin, les soldats s'immobilisèrent devant une série de portes étroites. Streit invita du geste Jacques et Viviane à entrer.

Aussitôt à l'intérieur, les gardes claquèrent la porte et les prisonniers entendirent distinctement le grincement des verrous extérieurs.

Devant eux, hâtivement meublée d'une armoire et de deux lits de camp, une petite cellule les attendait.

Jacques examina aussitôt les murs, mais aucune grille d'aération n'en rompait la monotonie. Il se retourna vers Viviane, assise sur un des lits, repoussant avec dégoût une couverture grise portant les matricules de l'armée. —Eh bien, nous avons résolu la crise du logement, dit Jacques en venant à côté de la jeune femme.

Elle l'embrassa et se mit en devoir de retirer avec précaution les lambeaux de la veste qui adhéraient encore à la plaie de Jacques. Ce dernier ne sentait plus la douleur. C'était comme si tout le membre avait été anesthésié. La peau, rongée, gonflait de façon inquiétante.

—Evidemment, il n'y a rien ici pour nettoyer ça, soupira Viviane.

Les verrous furent tirés en arrière, la porte s'ouvrit et un milicien, assez jeune, entra. Il pointa aussitôt son arme vers les prisonniers, leur intimant l'ordre de ne pas bouger.

Puis une infirmière de l'armée pénétra à son tour dans la pièce, portant une petite trousse médicale. La femme était entre deux âges, l'air revêche, les cheveux blonds et sales.

Elle nettoya tout de même la plaie de Jacques avec compétence, lui entourant le bras d'un épais pansement.

—Je viendrai vous le changer plus tard. Ce n'est pas Une brûlure grave, mais comment avez-vous pu vous faire ça? demanda-t-elle ensuite.

Jacques allait répondre, lorsque le jeune milicien, s'approchant d'eux, tira l'infirmière en arrière et la fit sortir.

Jacques et Viviane se regardèrent en silence. —Tu as un drôle d'air, tu sais, avec ton bras énorme, dit Viviane, se forçant à rire.

—C'est pour mieux te séduire, mon enfant...

Ils éprouvaient maintenant le besoin de se libérer de la tension extraordinaire qui les habitait.

Les deux lampes de la cellule, qui pendaient au plafond, à proximité immédiate de traînées humides, s'éteignirent.

Jacques étouffa un juron et tâtonna en direction de Viviane. Elle se blottit contre lui. Ils étaient tous deux dans le noir le plus absolu. Ils firent l'amour rapidement, comme deux collégiens inexpérimentés, soucieux de ne pas être surpris.

Lorsque Jacques se libéra en elle, Viviane poussa un petit cri, mais ce n'était pas vraiment du plaisir.

Et le hurlement inhumain qui lui répondit les glaça tous deux.

Viviane serra convulsivement les jambes autour des reins de Jacques. La toile rêche du lit de camp se mit à geindre.

Ils restèrent immobiles, dans l'attente de quelque chose qui ne venait pas. —Qu'est-ce que c'était? se hasarda Viviane. —Je ne sais pas. Mais je n'ai pas l'impression que c'était un cri humain, ou alors, tellement déformé... Le silence revint.

Au bout d'une heure, ne tenant plus en place, Jacques se leva et arpenta la pièce dans le noir.

Viviane était allongée, mais elle ne pouvait dormir. Les derniers mots de Streit résonnaient encore dans sa tête.

« Après tout, il ne vous reste plus beaucoup de temps à passer ensemble. »

« Plus beaucoup de temps à passer ensemble. »

« Plus beaucoup de temps. »

Elle se mit à pleurer doucement, vaincue par

toute cette violence inutile...

Jacques l'entoura de son bras valide, essuyant ses pleurs du bout des doigts.

Viviane embrassa sa poitrine à petits coups de langue, léchant la peau, descendant doucement vers l'aine.

Jacques sentit les lèvres humides de la jeune femme se refermer sur son sexe. Il lui prit la tête dans ses mains. . .


CHAPITRE IX


Ils restèrent dans la cellule durant plusieurs j ours. De temps à autre, des miliciens venaient chercher Jacques ou Viviane, à tour de rôle, et les escortaient jusqu'à une salle de douche assez vétusté. Puis ils raccompagnaient leur prisonnier dans le silence le plus complet.

Jacques estima que cela faisait plus d'une semaine qu'ils étaient enfermés. Et ils ne voyaient toujours pas ce que Streit attendait d'eux.

Peu à peu, Viviane et lui ressentirent une impression de claustrophobie de plus en plus accentuée. La cellule se transformait lentement en un cauchemar de pierre. Ils se sentaient prisonniers d'un cocon étanche, mais ignoraient encore dans quel but...

Viviane se réveillait parfois en sursaut, trempée de sueur, l'air hagard. Elle tendait ses bras nus dans le vide, comme pour repousser quelque chose. Jacques mettait plusieurs minutes à la calmer. Leurs nerfs étaient à bout.

Les bruits extérieurs filtraient rarement à travers la porte close, accentuant encore plus cette épouvantable sensation d'isolement. Jamais ils ne réentendirent le cri glacé de la première nuit.

A intervalles réguliers, les lampes s'éteignaient ou s'allumaient, rythmant leur vie de l'extérieur.

Ils passèrent des heures à se remémorer tous les événements de ces derniers mois, mais sans pouvoir avancer de façon certaine.

Il était évident que les militaires, en collaboration avec les insectes — d'ailleurs, il n'aurait pu en être autrement —, élaboraient quelque chose de nouveau.

Un programme de mutation, mais lequel ? —Cela ne fait pas de doute qu'ils nous préparent de nouveaux mutants, dit Jacques, mais je ne saisis pas la raison. Ceux qu'ils ont déjà réalisés sont presque parfaits, et leurs imperfections doivent disparaître d'elles-mêmes, par le jeu des adaptations successives. Alors ?

—Je suis comme toi, mon amour, je n'en sais pas plus... , répondit Viviane d'une voix lasse, les jambes repliées sous elle, en frottant doucement les cernes de ses yeux. —Parce que, de deux choses l'une, ou bien on en reste à un statu quo, et l'on tente de vivre avec ces mutants, bien que cela nous oblige à passer du côté des militaires, ou bien il y a une

autre génération de mutants qui va voir le jour, et dans ce cas, je vois mal l'homme continuer à vivre sur cette planète. Cette nouvelle génération aura des pouvoirs infiniment supérieurs à ceux des hommes. Ils ne pourront pas se maintenir, même si les insectes ne les détruisent pas de façon évidente.

—En somme, tu veux dire que si de nouveaux super-mutants apparaissent, les hommes seront désormais incapables de revenir en arrière et par conséquent incapables de lutter contre eux.

—C'est ça. Et puis, il y a aussi le fait que nous sommes aujourd'hui dans une situation d'équilibre précaire.

—Pourquoi? demanda Viviane, l'air soudain aux aguets.

—C'est simple ! C'est une des lois de l'évolution ! Réfléchis... Toute espèce vit sur la planète, depuis les origines, dans un état d'équilibre. C'est-à-dire que si elle a tendance à devenir prépondérante, localement ou généralement, d'une façon ou d'une autre, les lois de la nature ont toujours été telles qu'elles exercent sur cette espèce comme une limitation à son développement. Il en a été ainsi des sauriens de l'ère primaire, des reptiles...

—... Et de l'homme, ajouta Viviane, lorsqu'il a tenté de s'imposer au monde en écrasant l'espèce des insectes.

—Voilà ! C'est exactement ça ! Depuis ce

coup d'arrêt, les insectes et nous vivons une situation transitoire. Soit les mutants partagent le monde avec les hommes, et de cette façon, ils ne risquent pas de provoquer une réaction des lois naturelles de l'évolution, soit ils tendent à devenir l'espèce dominante, et là. . .

—Eh bien, si j e te suis, il y aura deux solutions. Les mutants éliminent totalement l'espèce concurrente, l'espèce humaine, au début avec l'aide des militaires, puis en se retournant contre ces mêmes militaires, ou alors, pour une raison ou une autre, les lois naturelles s'exercent contre les mutants, et en provoquent la disparition, mais au prix probable de la disparition de l'espèce humaine. . . Ils restèrent silencieux un instant. Puis Jacques se leva, tourmenté, et reprit la parole :

—Et c'est bien pour ça que j e ne peux pas comprendre Streit. Bon, d'accord, c'est un bourreau, c'est un tortionnaire, c'est... tout ce qu'on veut! Mais à part ça, si l'on peut dire, il n'en reste pas moins que c'est un homme ! Un homme !

—Et par conséquent, quelle que soit la solution envisagée, ce n'est nulle part son intérêt de faciliter la création de nouveaux mutants ! dit Viviane. Jacques reprit encore :

—Et même si Streit est totalement inconscient, il doit être entouré de chercheurs qui se

doutent de ce qui se passera. Et puis, les militaires, ce n'est pas uniquement Streit ! Il y a toute une hiérarchie derrière lui, au-dessus de lui ! Ils doivent bien savoir où ils vont, ceux-là !

Les heures passaient ainsi. Ils retournaient de tous côtés le problème, et cela les menait toujours à la même évidence : les hommes travaillaient lentement, mais sûrement, à la perte de l'espèce humaine. Cela pouvait sembler quelque chose de suranné, de dépassé, mais là, enfermés entre ces quatre murs, dans l'impossibilité d'agir, de faire quoi que ce soit, Jacques et Viviane touchaient du doigt cette sinistre évidence.

—Tu sais, Viviane, pendant un moment, j'ai cru que les expériences des militaires ressemblaient à celles que menaient les pseudo-docteurs et chercheurs du Troisième Reich, tu sais, les horreurs faites sur les déportés... —Oui, je vois... Et maintenant?

—Eh bien, je crois qu'il y a une différence

fondamentale.

—Laquelle?

—Voilà. Les hommes du Reich essayaient de parvenir à l'élaboration eugénique. C'est-à dire à la création de surhommes doués de pouvoirs extraordinaires, porteurs des germes de progrès, etc. Enfin, tout le tremblement raciste en vigueur à l'époque.

—Attends, j e t'arrête, chéri. En fait, leur théorie était très proche d'une philosophie,

nourrie d'éléments pris dans les œuvres de dizaines d'auteurs des siècles précédents, parfois même des auteurs juifs. Et c'est au niveau des expériences qu'ils réalisaient absolument n'importe quoi ! Leur théorie, leur philosophie était intellectuellement défendable, c'est-à-dire qu'on pouvait l'analyser, la contredire ou la renforcer avec des éléments philosophiques. C'était, pour eux, un système cohérent. Par contre, ils nageaient dans l'incohérence totale au niveau pratique.

— Oui, c'est ça. Bien qu'humainement les théories racistes du Troisième Reich soient totalement indéfendables, elles s'appuyaient sur d'autres doctrines et sur d'autres théories fragmentaires qu'on pouvait accepter ou rejeter. Mais la différence que je vois, avec les expériences militaires d'aujourd'hui, c'est que, en vertu des progrès, parce que je crois qu'il faut malheureusement appeler ça des progrès, les chercheurs d'aujourd'hui ont les moyens techniques de réussir les expériences fumeuses du Reich. En génétique, ils peuvent faire des manipulations extraordinaires, des choses impensables il y a vingt ans, ou cinquante ans, comme les greffes de chromosomes au laser, l'élaboration de gènes artificiels, etc. Et c'est ça qui fait la différence. Aujourd'hui, plus personne ne peut contrôler les militaires, d'une part, et d'autre part, ce n'est pas sur l'homme qu'ils envisagent de réaliser leurs projets, c'est sur les insectes, avec l'accord de ces derniers ! C'est une situation qui nous échappe totalement !

— Ecoute, mon chéri, je ne voudrais pas te décourager, mais cette situation nous a toujours échappé. Vois-tu un exemple, un seul, dans toute notre Histoire, où les militaires ont été contrôlés par le reste de la population ? Jacques s'assit sur le lit de camp et se prit la tête à deux mains.

—Non, tu as raison, nous nous échauffons pour rien. Les militaires ont toujours gagné. Même quand ils perdaient des guerres, ils gagnaient quand même parce qu'ils continuaient à exister.. .

—Et puis, excuse-moi de remuer le couteau dans la plaie, mais tu sais bien que l'écrasante majorité des inventions scientifiques sont dues, et depuis des siècles, aux recherches militaires. N'importe quel objet de consommation courante est d'abord une arme avant d'être adapté au monde de la paix, au monde des civils. —C'est vrai, tu as raison.

Jacques se releva et vint entourer Viviane de ses bras. Sa blessure ne le faisait plus souffrir. Une autre infirmière était venue, muette, et s'occupait désormais de lui. Il n'avait jamais revu la première.

Jacques se pencha sur sa femme.

—Tu es mon bon génie, ma chance, mon...

—Arrête, tu vas me faire rougir ! dit Viviane en riant.

—Oh, tu sais que le rouge te va bien, surtout quand tu es couchée, ajouta Jacques en portant Viviane sur le lit.

Mais il arrêta son geste et la jeune femme s'immobilisa contre lui. Les verrous cliquetaient.

—Touchant tableau, dit Streit en entrant dans la cellule.

Il était accompagné de plusieurs miliciens et d'un homme assez grand, que ni Jacques ni Viviane ne connaissaient, et qui resta sur le seuil de la porte, examinant d'un air morne la cellule.

Il avait le teint rouge des Nordiques, le cheveu rare, les mains longues aux ongles carrés coupés court, et il croisait les bras. Visiblement, ce n'était pas le genre d'individu qui souriait souvent , et son visage semblait entière ment occupé par les arcades sourcilières proéminentes. Des yeux d'une couleur très pâle se plaçaient littéralement sur les gens et les choses comme des objectifs de caméra.

Viviane réprima un frisson intérieur lorsque l'homme la vit. Mais déjà, il regardait ailleurs, balayant tout sur son passage.

Streit se dirigea vers l'armoire métallique, se haussa sur la pointe des pieds, ce qui lui donnait un air parfaitement ridicule, allongea la main au-dessus du meuble et la ramena, poussiéreuse, refermée sur un petit objet de la taille d'un paquet de cigarettes. Il le montra à Jacques, le lui mettant presque sous le nez. Streit avait l'air réjoui d'avoir joué un bon tour à ses prisonniers. Une grimace qui se voulait sourire lui barrait le bas du menton. Pour un peu, on aurait pu oublier que cet homme avait fait jeter une femme vivante dans l'incinérateur, et qu'il avait plusieurs milliers de victimes à son actif. Le portrait type du criminel de guerre. —Voyez-vous, mon cher Rampal, ce n'est peut-être pas un modèle des plus perfectionnés, mais il a le mérite de fonctionner. Et grâce à cette petite chose, le professeur Namara, ici présent, a pu écouter très facilement votre exposé des théories raciales.

Streit s'arrêta pour reprendre haleine. Puis il invita Jacques et Viviane à le suivre.

Tout le monde se retrouva dans le couloir et Streit prit les devants, par un couloir que les prisonniers n'avaient jamais emprunté.

A côté de Jacques, le professeur Namara se mit à parler avec un soupçon d'accent américain :

—Monsieur Rampal, il est possible que nous soyons amenés à travailler ensemble. A ces mots, Jacques faillit dire une grossièreté, mais une pression de la main droite de Viviane sur son coude l'en dissuada. Il se contenta de hausser les épaules.

—Je veux bien croire que cette idée vous est, comment dire, désagréable, reprit Namara. Mais c'est sans doute parce que vous ignorez tout de notre projet actuel. Et cela, je le sais grâce au micro...

—Si cela vous amuse de penser que je peux travailler avec vous, vous êtes libre... —Non, en fait, cela ne m'amuse pas forcément, comme vous dites. Votre langue a parfois des. .. subtilités un peu particulières, mais passons. Il est nécessaire de revenir un peu en arrière avant de vous exposer les grandes lignes du projet.

Il se tut un instant.

Les gardes qui accompagnaient Streit laissèrent bientôt leur chef, Namara, Jacques et Viviane dans une pièce meublée en tout et pour tout d'une sorte de console munie d'un micro, et parsemée de boutons et de voyants. Au-dessus se trouvaient des graphiques magnétiques destinés aux insectes.

L'un des murs était occulté par une toile métallique qui ne laissait rien deviner de ce qu'il y avait derrière.

Pendant que Streit jouait distraitement avec le micro ramassé dans la cellule, Namara s'appuya à la console d'un air recueilli.

Jacques et Viviane se tenaient au milieu de la pièce, avec l'air de deux lycéens pris en faute.

Namara s'éclaircit la voix de façon discrète et commença :

—Avant toute chose, je voudrais vous dire que quand vous travaillerez avec moi, vous serez comme maintenant, libre de vos gestes, monsieur Rampal. J'ai moi-même demandé au général Sreit que les miliciens ne soient pas constamment sur vos pas.

Il gratta délicatement une poussière sur le dessus de la console et, fixant Jacques de ses yeux délavés, il reprit :

—Je pense que vous serez d'accord avec moi pour reconnaître que les arguments des premiers mutants, vous savez, ces petits insectes que l'on tenait dans sa main, et qui vous dictaient les ordres à exécuter au moyen de la télépathie.. .

Jacques hocha la tête. Mais ces mutants-là avaient rapidement été remplacés par d'autres, plus grands et plus résistants.

—... Que ces arguments étaient justes. Je vous les rappelle brièvement : l'homme est en train de jouer avec la nature, il ne contrôle plus ses expériences, nous autres, la classe des insectes, qui sommes plus anciens que lui sur la planète, et qui avons une structure plus élaborée, nous nous devons de prendre la relève pour éviter qu'une destruction totale de nos semblables ou de l'homme ne survienne, ce qui affecterait profondément et irréversiblement l'équilibre du globe. Et vous savez comme nous tous que ces mutants avaient raison, même si

parfois la prise de pouvoir s'est accompagnée d'excès.

—Et alors ? demanda Jacques que le rappel de tous ces faits commençait à énerver. De plus, lors de ces événements, il avait perdu quelqu'un de très proche, sa sœur, et il n'aimait pas que d'autres considèrent cela comme de simples événements historiques.

Viviane se rapprocha de lui, car elle sentit son trouble.

—Eh bien, maintenant que, par l'intermédiaire des soldats, les insectes mutants dirigent le monde, il leur est apparu un nouveau problème. La supériorité de l'homme sur toutes les autres espèces est très spéciale : il s'agit de sa faculté d'adaptation. Aucune autre qualité ne fait de lui un être supérieur... Or, c'est une qualité qui fait défaut, si je puis dire, aux mutants. Ceux-ci ne sont pas doués de cette faculté d'adaptation. Cela veut dire que dans l'avenir, mettons par exemple dans deux ou trois mille ans, l'homme tel qu'il est aujourd'hui aura évolué, se sera adapté à des situations nouvelles. Il sera différent. Alors que les insectes mutants d'aujourd'hui, eux, en seront restés pratiquement au même stade, mis à part quelques modifications d'ordre physique sur le détail desquelles je ne m'étendrai pas. Et alors, dans trois mille ans, les insectes estiment avec justesse que l'équilibre atteint aujourd'hui sera de nouveau modifié. Vous me suivez ?

Jacques hocha la tête.

Namara reprit, un ton plus bas :

— Alors les insectes qui nous dirigent ont élaboré un projet et nous en ont fait part. C'est sans conteste la plus grande révolution de l'Histoire de notre planète, la plus extraordinaire tentative faite pour modifier dans un sens favorable les lois de la nature. Vous n'ignorez pas que si les insectes, comme toutes les autres espèces, hormis l'espèce humaine, n'ont pas la faculté de s'adapter facilement à une situation donnée, sauf en cas de crise extrêmement grave, c'est en grande partie à cause de leur organisation sociale. Et n'importe quel théoricien du comportement social vous dira que cette organisation dépend des règles physiques qui régissent une espèce. C'est-à-dire que, pour prendre l'exemple des termites, si les gènes des termites font en sorte de produire éternellement des ouvriers, des soldats, et parfois une reine, la société des termites aura toujours un aspect de caste : l'aspect d'une société figée en trois classes : celle des ouvriers, celle des soldats et celle de la reine... Il n'y a aucune évolution possible. Donc, les insectes, désireux de pouvoir évoluer plus librement, à la recherche de cette faculté d'adaptation qu'a l'homme, ont envisagé de manipuler génétiquement les deux espèces.

Jacques crut vaciller.

Il demanda d'une voix blanche :

—Vous voulez dire que les insectes souhaitent une osmose entre les deux races ? —C'est exactement cela, monsieur Rampal !





CHAPITRE X


—Vous êtes fous ! hurla Viviane, complètement fous !

Namara s'éloigna de la console et fit quelques pas dans la pièce. Streit jouait négligemment avec son microphone. Jacques était immobile, stupéfait, anéanti.

Namara reprit la parole, sous le regard incrédule de la jeune femme :

—Non, nous ne sommes pas fous! Au contraire, jamais nous n'avons été aussi lucides ! Réfléchissez un peu, et tentez de faire taire en vous vos anciennes habitudes ! Essayez !

—Essayer quoi ? demanda Jacques. Avant que Namara ait pu répondre, il enchaîna :

—Cela n'a aucun sens, vous ne vous rendez pas compte de ce que vous allez faire ! Vous condamnez la race humaine, et vous... vous le savez bien !

Namara leva la main en signe d'apaisement.

—Allons, allons, monsieur Rampal, nous ne faisons rien de tel ! Nous tentons d'unir les deux races, les deux espèces les plus puissantes de la planète, pour éviter à l'avenir un affrontement mortel !

—Mais ces expériences que vous voulez tenter, elles vous ont été suggérées par les insectes, par ces saloperies de mutants, oui ou non?

—Bien entendu, mais où est le problème? Si ces expériences, comme vous dites, permettent la création d'une seule et même race, une race douée de tous les pouvoirs de l'insecte et de l'homme, où est le mal?

Viviane parut sortir d'une transe profonde pour dire quelque chose, mais Namara lui coupa la parole une fois encore :

—Et puis, il y a un petit détail qui n'est pas exact dans ce que vous venez de dire... —Lequel, grand Dieu ?

—Eh bien, ces expériences, nous les avons déjà commencées...

—Quoi ? Vous voulez dire que vous avez déjà réalisé cette osmose, ce mariage des deux espèces? C'est absurde, c'est...

—Allons, calmez-vous, je vous dis ! Oui, nous avons déjà réussi cette osmose, et vous allez bientôt en voir le résultat !

A ces mots, Streit sortit un instant de la pièce. Il donna des ordres dans le couloir et revint, l'air satisfait. II fit un signe d'assentiment en direction de Namara.

— Oui, vous allez voir une des plus fantastiques réalisations de la science, un mutant issu de deux espèces...

—... Et vous allez vous rendre compte comme nous avons fait des progrès ! ajouta Streit d'un ton méchant, vicieux.

Namara se dirigea vers la console et appuya sur un bouton. Aussitôt, le rideau métallique qui cachait le mur devant l'appareil commença à remonter et à disparaître dans le plafond. Une grande baie vitrée apparut.

Elle donnait sur une autre pièce, de dimensions analogues, entièrement nue, violemment éclairée par des rampes ressemblant à des projecteurs de cinéma. Au fond, juste en face de la baie vitrée, une porte coulissante de forme carrée d'environ deux mètres de hauteur attendait le moment d'être ouverte.

Des laborantins entrèrent, et disposèrent des caméras automatiques aux quatre coins de la pièce, dirigeant les optiques vers le centre de la salle.

Ils procédèrent à quelques essais de visée, ajustèrent quelques objectifs et l'un des hommes se tourna vers la baie vitrée. Il leva le pouce à l'attention de Namara, puis ils sortirent tous.

Namara se tourna de nouveau vers les prisonniers.

—Vous allez assister à une fécondation... —Une fécondation? Qu'est-ce que vous avez encore inventé ? Vous n'allez pas nous dire que vos mutants sont obtenus par une simple fécondation, c'est complètement antinaturel, c'est...

—. ..Bestial? Pas autant que vous semblez le penser, monsieur Rampal. Nos mutants, je veux dire nos premiers mutants, ont été réalisés à partir de greffes. Des greffes à la fois chirurgicales, et génétiques. Chirurgicales, en ce sens que nous avons réussi à modifier les apparences corporelles des sujets, pour adapter des organes humains sur des corps d'insectes, et vice versa. Et génétiques parce qu'une telle modification n'aurait de sens que si nous pouvions modifier aussi les comportements des sujets...

—Vous vous prenez pour le docteur Moreau !

—Qui, je vois de qui vous voulez parler, mais mon cher ami, cela, c'était de la science-fiction. Si vous vous souvenez des pseudo expériences de ce pseudo-savant, les modifications que Moreau obtenait étaient simplement des expériences externes, c'est-à-dire qu'il ne pouvait modifier que l'apparence. — Oui, et il espérait pouvoir, par ces modifications, modifier aussi les comportements des animaux. En fait, il en faisait des esclaves ! —C'est exact, mais depuis, nous avons fait beaucoup de progrès ! Vous n'ignorez pas que

dès le début des années 80, il était possible à l'homme de réaliser, sous certaines conditions, des mutations génétiques, ce que Moreau n'avait pas pu réaliser, même dans l'imagination débridée de son cerveau...

—Oh, je sais tout cela, répondit Jacques. Vous n'allez pas nous faire un cours sur les mutations !

—Ce n'est pas du tout notre but, rassurez vous. Mais il y a une chose que vous n'avez pas l'air de saisir : depuis vingt ans que les mutations génétiques sont au point, vous pensez bien que nous avons procédé à des perfectionnements !

—Et vous êtes parvenus à réaliser les greffes de gènes d'une espèce sur l'autre ? —C'est parfaitement exact. Nous avons réussi à créer un être, des êtres, qui allient les qualités des deux espèces. Viviane leva la tête.

—Et les larves, et les cadavres ? A quoi tout cela sert-il ? demanda-t-elle.

—Vous voyez que le problème commence à vous intéresser ! ironisa Streit. Namara reprit :

—Vous savez que les termites, dans leur état primitif, possédaient dans leurs organes digestifs des micro-organismes, des protozoaires qui étaient capables de digérer la cellulose que les termites avalaient. Ce qui permettait aux

insectes de se nourrir de bois ou de toute autre substance végétale. —Bien sûr, et alors ?

—Lorsque les termites, lors des premières mutations, sont devenus ces animaux de près de trois cents kilos, de plus de deux mètres de long, les protozoaires, pour des raisons encore inconnues, n'ont pas suivi. Ils ne se sont pas adaptés. Par conséquent, les termites se sont très rapidement trouvés en face d'un problème alimentaire grave. Et les insectes se sont rabattus sur des nourritures différentes. Jacques se souvenait en effet des scènes de cannibalisme auxquelles il avait assisté la première nuit.

Il demanda, connaissant d'avance la réponse :

—Donc, les termites, au lieu de s'entre-dévorer, se sont tournés vers l'homme ? —Exact. Mais n'allez pas croire que c'était une solution définitive, non ! Les insectes étaient parfaitement conscients que cette solution ne pouvait être que provisoire ! Je vous l'ai dit, ils ont compris très vite que la situation d'espèce dominante sur cette planète menait à des excès redoutables. Et avouez que l'homme leur fournissait un exemple radical ! —Alors, ils vous ont proposé de réaliser cette osmose, pour que les êtres qui en sortiraient puissent revenir à des habitudes alimentaires analogues à celles de l'homme, hasarda Viviane.

—Oui. Et pour cela, il fallait que les deux races se modifient en une seule, qu'elles donnent naissance à un être disposant de l'intelligence des insectes, de ses facultés de communications ultra-rapides, de sa résistance physique extrême, mais disposant aussi de toutes les facultés d'adaptation qui sont le propre de l'homme.

—Et les larves ? demanda Jacques.

—Ces larves sont le fruit de nos recherches.

Elles proviennent des embryons...

—Quels embryons ?

—Ceux que portent les femmes une fois fécondées par les êtres que nous avons créés ! Namara fixa en silence Jacques et Viviane. Personne ne parlait. Instinctivement, les regards se tournèrent vers la salle vide, de l'autre côté de la baie vitrée.

Streit se dirigea vers la console. —Allez-y ! aboya-t-il dans le micro. Des miliciens et un laborantin entrèrent aussitôt dans la pièce. Jacques et Viviane retinrent un cri de surprise. Les miliciens traînaient sur le sol Martina, évanouie. Elle était complètement nue, la tête ballante, le corps sans vie. Cette nudité contrastait horriblement avec les uniformes des soldats.

Viviane lança un regard glacé en direction de Namara.

C'est encore les femmes qui souffrent le plus de vos soi-disant expériences ! Vous voulez produire une race nouvelle, mais tout ce que vous réussissez à faire, c'est exporter vos fantasmes et vos obsessions sexuelles sur l'autre race ! Vous êtes vraiment au-dessous de tout ce qu'on peut imaginer !

Streit fit en pas en direction de la jeune femme.

Jacques l'attira contre lui, et s'interposa.

Comment veux-tu que ces gens-là te comprennent, ma chérie? Ils pratiquent la bestialité la plus primaire, comment veux-tu que l'égalité des sexes les préoccupe ? Ce sont des êtres abjects, des monstres probablement plus monstrueux que leurs créatures...

Namara lui coupa la parole :

—Taisez-vous ! Gardez pour vous ce genre de remarques ! Elles ne sont pas de mise ici ! Regardez plutôt ce qui va venir î

Jacques et Viviane, serrés l'un contre l'autre, reportèrent leur attention vers la salle.

Les miliciens avaient immobilisé Martina sur le sol, les jambes écartées, les bras étendus sur le béton rugueux. Elle était revenue à la conscience, mais le médecin qui était dans la salle vint lui faire une piqûre dans l'épaule, et la jeune femme eut un soubresaut.

A côté de Streit, Namara commentait d'une voix unie, comme si tout cela n'était qu'une expérience sans importance :

—Nous sommes obligés de faire ces piqûres, car les patientes ne sont pas toujours volontaires...

—A quoi servent ces piqûres? demanda Jacques.

—Simple précaution, pour ne pas risquer d'endommager nos mutants. Le produit injecté est une sorte de drogue paralysante. Cette femme sera parfaitement consciente de ce qui va lui arriver, mais seuls les gestes réflexes lui seront autorisés. Elle n'aura pas de volonté propre...

—. . . Et quand elle sortira de cette paralysie, il sera trop tard, si j e puis dire, ajouta Streit. Viviane eut envie de lui arracher les yeux, mais Jacques la serra encore plus étroitement, lui murmurant à l'oreille des mots apaisants.

Viviane s'écarta brusquement de lui. Elle était hors d'elle.

—Non, j e ne fermerai pas les yeux, non ! Je veux voir jusqu'où ces monstres peuvent aller ! Je veux savoir pourquoi j e les tuerai ensuite, j e veux. . .

Elle éclata en sanglots et revint se blottir contre Jacques.

Ni Namara, ni Streit n'avaient bougé. Ils regardaient dans la salle, comme absents.

Jacques et sa femme observèrent Martina, tandis que les miliciens quittaient la pièce. Le médecin prit le pouls de la prisonnière, ignorant son regard désespéré, puis reposa son bras sur le sol et quitta à son tour la salle d'expérience.

Martina parut vouloir se relever pendant un court instant. Elle luttait contre l'engourdissement qui l'envahissait. Une seconde, son regard vit des silhouettes derrière la vitre, puis elle retomba en arrière, épuisée, et ne bougea plus. —Martina ! cria Viviane.

Elle tenta de frapper la vitre mais Streit lui prit les deux mains et les serra un instant avec une extrême violence. Il se pencha et souffla tout contre la jeune femme :

—Cela ne sert à rien ! La pièce est totalement insonorisée ! Tout ce que vous allez faire, c'est effrayer le mutant. Il est possible qu'il se venge sur votre amie ! C'est ça que vous voulez ?

Puis il repoussa la jeune femme contre Jacques.

L'instant d'après, la porte coulissante commença à bouger...























CHAPITRE XI


Martina attendait, parfaitement immobile, incapable du moindre geste, sous l'œil mort des caméras.

Lorsque la porte coulissante commença à s'écarter du mur, elle entendit le chuintement pneumatique du mécanisme, mais tout se passait encore derrière elle.

Dans la salle d'observation, Streit et Namara fixaient la gueule noire, béante qui venait de s'ouvrir. Jacques et Viviane, serrés l'un contre l'autre, ne pouvaient rien faire pour venir en aide à leur amie. Ils essayaient de capter son regard, mais c'était peine perdue, le produit paralysant avait déjà voilé les grands yeux bleus de la patiente. Elle avait un corps magnifique, et la passivité horrible de ces instants le rendait encore plus désirable, malgré les ecchymoses qui le couvraient. Nul doute que Martina avait été torturée pendant plusieurs jours.

Jacques aurait voulu ne pas assister à l'épouvantable cérémonie qui se préparait, mais il ne pouvait rien faire d'autre que de rester là, sentant confusément qu'il fallait aider Viviane.

Enfin, l'ombre qui marquait nettement le fond de la salle sembla s'animer. Un mouvement furtif, noyé dans les ténèbres commença à naître.

Les rampes de la salle n'éclairaient que sur une très petite distance le couloir qui partait derrière la porte coulissante. Pendant un moment qui parut très long aux témoins de la scène, rien d'autre ne se produisit que ces vagues mouvances à peine ébauchées dans l'ombre.

Et soudain, comme un spectre de théâtre, le mutant pénétra dans la pièce.

A la vue de ce long corps blanchâtre, mi-homme, mi-insecte, Viviane se raidit brutalement contre Jacques et poussa un bref cri. Puis elle s'effondra sur le carrelage gris, son front heurtant les bottes du professeur Namara.

Ce dernier baissa rapidement la tête, mais Jacques se penchait déjà sur sa femme, et le chercheur, responsable de cette monstruosité, reporta son attention sur ce qui se passait dans l'autre salle, derrière la baie vitrée.

Jacques, après avoir appuyé Viviane contre l'angle du mur, et voyant qu'elle reprenait doucement connaissance, lui baissa la tête avec précaution, pour qu'elle ne puisse rien voir. Il était habitué à la contemplation de mutants tous plus horribles les uns que les autres, depuis les redoutables mantes géantes des premiers mois, d'un vert étrange, ponctué par leurs gros yeux rougeâtres et proéminents, jusqu'aux bélostomes maladroits qui gardaient les abords du lac de barrage. Mais la vision du monstre dépassait tout ce qu'il aurait pu imaginer.

Là, à moins de cinq mètres de lui, à peine séparé d'un contact qu'il devinait glacial par une mince cloison de verre, la bête s'avançait maintenant sur Martina. Elle ignorait complètement les caméras qui devaient pourtant émettre un léger bruit, et semblait ne s'intéresser qu'au corps dénudé de la jeune femme prisonnière de la paralysie.

La voix de Namara s'éleva, monotone, insidieuse, distillant un commentaire scientifique dénué de tout sentiment, au fur et à mesure que l'homme commentait ce que Jacques pouvait observer :

— Cette couleur blanchâtre de l'épiderme est due à la présence d'une couche pigmentée qui disparaît en général au bout de quelques semaines. La peau qui se révèle alors est d'une consistance cornée, extrêmement résistante, d'une couleur analogue au bronze. Comme vous pouvez le voir, le système pileux a été réduit au strict minimum : sourcils, narines, de façon à ce que les fonctions essentielles de ce système restent efficientes. Par contre, la chevelure n'est pas nécessaire.

Namara attendit pour continuer, car le

mutant lui-même s'était immobilisé, toujours hors de vue de Martina, se balançant légèrement d'une patte sur l'autre. Puis il reprit :

—Les protubérances que vous pouvez distinguer de part et d'autre de la plaque frontale sont dues à la présence des greffes cervicales modifiant les fonctions communicatrices. —Vous voulez dire que ce... que cette chose est capable dès maintenant de communiquer par télépathie ? —Exactement !

—Et elle peut communiquer avec qui? Parce que je suppose que l'homme ne peut pas recevoir ou décrypter les messages... —Ni l'homme, ni les autres insectes. En fait, cette faculté que nous avons empruntée aux insectes fonctionne pour le moment à sens unique, si je peux m'exprimer ainsi... —Alors,       comment pouvez-vous       savoir

qu'elle fonctionne ? demanda Jacques. —Parce que nous avons réalisé des expériences de communication avec les deux autres mutants, répondit Namara.

A cet instant Streit émit avec ses lèvres un petit bruit destiné à marquer sa désapprobation, mais Namara n'y prit pas garde. Jacques avait appris sans le vouloir le nombre d'insectes de cette nouvelle génération, mais il jugea prudent de ne pas relever cette information. Namara reprit :

—Le plus intéressant sur ce visage, ce sont les yeux. Vous constatez que nous avons réussi à adapter le système à facettes, ce qui augmente considérablement les possibilités de vision du mutant.

Les yeux de la « chose » étaient en effet tournés vers la baie vitrée, et Jacques éprouva un indescriptible malaise lors qu'ils se posèrent sur lui. Il eut l'impression effarante d'éclater en une multitude d'êtres similaires, reflétés à l'infini sur chaque facette octogonale, cependant qu'il lui était impossible de fixer un point particulier de ce regard inhumain. Désormais, si l'expérience de Namara venait à son terme, les yeux de la nouvelle race n'exprimeraient plus jamais les sentiments de joie, de peine, d'amour ou de colère mais, simplement et définitivement, la peur, la haine, et un immense abîme d'incompréhension. Il détourna les yeux avec difficulté.

—La bouche a aussi été quelque peu modifiée, continua Namara, bien qu'en ce domaine, notre projet n'ait pas encore beaucoup progressé. Il faut attendre de connaître avec précision les habitudes alimentaires de cette nouvelle race...

Une bouche qui ne pourrait jamais sourire, pensa Jacques.

—Et comment sont-ils nourris pour l'instant ? demanda-t-il. Namara parut gêné pendant quelques

secondes. Il se tourna vers Streit comme pour quérir dans le regard vide du soldat une approbation. Ce dernier haussa les épaules. Namara reprit :

— Eh bien, lorsque les embryons sortent du corps (Jacques frémit à ces mots. La scène devait être horrible, toutes ces larves grouillantes s'échappant des corps fragiles...) ils sont pris en charge par les termites de façon habituelle, jusqu'au grossissement des larves. Comme s'il s'agissait d'insectes normaux, finalement.

—Mais ces larves sont anthropophages, dit Jacques.

Namara hocha la tête. Pour lui, c'était là un aspect scientifique, un simple problème à résoudre, une équation dont il ne désespérait pas de trouver la solution.

—Exact. Mais nous pensons arriver bientôt à modifier ces attitudes. C'est une question de temps. Les premiers mutants ont trouvé dans l'espèce humaine une source de nourriture considérable, après l'épuisement rapide des cheptels. Grâce aux mutations accélérées, nous pensons faire disparaître ce phénomène dans les mois qui viennent. . .

—Et c'est pour cela que vous accumulez les corps dans ces gigantesques chambres froides? —Vous pensez vite, et vous pensez juste; monsieur Rampal, coupa Streit sans détourner les yeux de la vitre.

—Et ensuite ? insista Jacques.

La voix de Namara lui parvenait maintenant comme dans un rêve. Il sentit une fine sueur perler sur son front, sans doute une crise passagère due à l'anémie provoquée par la réclusion de ces derniers j ours.

Il eut l'impression que c'était le mutant qui lui répondait.

—Ensuite, lorsque le stade larvaire s'achève, le mutant apparaît, comme vous pouvez le voir ici... La nourriture lui est alors donnée par voie intraveineuse, ce qui explique les petites cicatrices que vous distinguez sur les bras.

Jacques pensa en effet que les deux appendices vermiformes qui pendaient de part et d'autre du thorax devaient être les bras. Vus de loin, ces mutants avaient à peu près un aspect humain. Mais en s'approchant, il devenait évident que les corps étaient constitués d'éléments disparates appartenant aux deux espèces. Les bras, par exemple, étaient constitués comme les pattes des bélostomes, puissants et souples à la fois, avec des articulations qui pouvaient jouer dans deux sens opposés. Et ces membres se terminaient par des mains incontestablement humaines. La trace des coutures à l'emplacement habituel des poignets était encore visible. Comme si ces caractères contre nature étaient transmis de génération en génération. D'ailleurs, toutes les cicatrices des greffes pratiquées sur les premiers individus étaient encore marquées dans la chair des mutants qui avaient pourtant suivi un processus de développement différent.

—Le reste du corps est encore très humain, comme vous vous en rendez compte. Jacques acquiesça en silence. Devant lui, le mutant restait strictement immobile, comme absorbé dans la contemplation du corps de Martina. La jeune femme ignorait encore ce qui se tramait. Jacques imagina sans peine ce qui devait se passer dans son cerveau. Elle était étendue nue, dans une pose d'une obscénité profonde, incapable de faire le moindre geste. Et devant elle, au-delà de la cloison de verre, trois hommes la contemplaient, elle ou autre chose qui se trouvait hors de sa portée. Le pire était qu'elle avait sans doute reconnu Jacques, son ami. Elle devait se poser des questions effarantes, ne comprenant sans doute pas ce qu'on attendait d'elle. Dans ses yeux bleus, le désespoir et l'impuissance s'affichaient. La honte aussi d'être exposée ainsi sous ces trois regards qui lui semblaient si inhumains, si vides de sentiments. Jacques n'osait plus la regarder. ..

—Le sexe de notre mutant a subi lui aussi des transformations. Il s'agit d'une partie du corps extrêmement difficile à modifier, à cause des terminaisons nerveuses qui y sont implantées à l'état naturel. Nous n'avons pu, jusqu'à

présent, que modifier son aspect externe, en obtenant cet appendice rétractile que vous voyez là.

Ensuite, Namara se tut.

Le mutant fit un pas en avant sur ses pattes terminées par des pieds humains. Non, pas vraiment humains. Jacques les détailla et conclut que le gros orteil était modifié, sans doute pour obtenir la même articulation que celle du pouce. C'était un pied préhensile, le gros orteil pouvant s'opposer aux autres doigts. Et les intervalles entre ces doigts étaient réunis par une sorte de membrane transparente, presque diaphane. Sans doute s'agissait-il d'une tentative pour rendre l'animal (?) amphibie.

En s'avançant d'environ un mètre, le mutant entra dans le champ de vision de Martina.

C'était l'instant que Jacques redoutait. ,

Tout d'abord, la jeune femme n'eut aucune réaction. Le mutant contourna le corps étendu sur le béton, dardant ses yeux sur la jeune femme, promenant ses globes ignobles qui reflétaient la lumière de façon cristalline sur les jambes écartées, les cuisses, le ventre, la poitrine et le visage de Martina.

Elle voulut remuer, bouger, se retourner, fuir loin du monstre, mais son corps refusa complètement d'obéir. Le mutant se baissa. Ses mains horribles touchèrent la peau glacée, d'abord timidement, comme si elles découvraient quelque chose d'inconnu, puis s'enhardirent et se posèrent franchement sur les seins de la jeune femme. Malgré elle, ses mamelons se dressèrent, et Namara en sourit de contentement.

En même temps, submergée par une peur ahurissante, Martina voulut fermer les yeux, mais elle ne put ordonner à ses paupières de s'abaisser. Son corps malmené par le mutant était mort, privé de réactions volontaires. Seules les fonctions réflexes se produisaient. Elle urina de frayeur, et ses sphincters se relâchèrent...

Jacques détourna la tête. Streit et Namara ne quittaient pas le monstre des yeux. Jacques recula de quelques pas et vint s'adosser au mur, à côté de Viviane. Cette dernière haletait doucement, les yeux grands ouverts. Elle avait le regard fixe, perdu dans la contemplation de cette scène immonde. Ses lèvres tremblaient, sans qu'aucun mot n'en sorte. Jacques comprit qu'elle surmontait avec difficulté un état de choc profond, mais lui non plus n'eut pas la force de fermer les yeux, de se détourner une fois de plus. Ils étaient fascinés, hypnotisés par la copulation monstrueuse qui se préparait.

Le mutant, un instant déconcerté par les réactions naturelles de Martina, fut sur le point de se relever. Puis le membre rétractible apparut, ignoble, d'une blancheur à faire vomir, comme un long ver d'une taille extraordinaire.

Souillé par les déjections de la jeune femme, le mutant s'arc-bouta sur elle et la pénétra avec violence.

Martina se sentit déchirée par la bête, une douleur fulgurante brûla son ventre et remonta dans sa poitrine comme le mutant se couchait sur elle. Le viol prenait des dimensions fantastiques. Sous les coups de boutoir, Martina recula sur le sol de plusieurs centimètres. Elle se sentit littéralement éventrée par le sexe du monstre. Puis les réflexes naturels reprirent le dessus et elle sentit ses reins épouser involontairement les mouvements insensés de l'animal.

Jacques laissa tomber sa tête sur sa poitrine, incapable d'en supporter plus. Viviane gémissait à ses côtés, comme si c'était elle qui était ainsi fouillée par la bête. Streit respirait plus fort, et il émettait un petit sifflement cadencé, essuyant à plusieurs reprises la sueur qui coulait sur son front. Namara, quant à lui, restait immobile, faisant tourner doucement les objectifs des caméras pour enregistrer l'expérience de façon satisfaisante.

L'éjaculation du monstre fut rapide. Martina sombra dans l'inconscience, brûlante et gluante de la semence du mutant. Un filet de bave affleura sur ses lèvres décolorées et coula sur son menton, puis le long de son cou. Les gouttes tombèrent sur le sol...

Ensuite, Jacques ne se souvint pas de grand-chose. Des silhouettes vêtues de blanc emmenèrent le mutant, la porte coulissa de nouveau sur le mur du fond... Martina à son tour fut emmenée par des hommes, ou peut-être des insectes, Jacques ne les distingua pas vraiment. Son regard était voilé par la fièvre.

Il se rappela s'être levé. Il voulait cracher son mépris à Streit et à Namara, mais il ne put qu'articuler avec difficulté une phrase informe : —Je... jamais... je ne... travaillerai... avec... ce projet est...

Mais il se souvint de la réponse tranchante du général Streit. —Oh si, monsieur Rampal, vous travaillerez avec nous ! Parce que sinon, c'est votre femme qui sera derrière la vitre ! Des gardes les portèrent dans leur cellule...




CHAPITRE XII


Les journées suivantes passèrent dans la monotonie. Jacques et sa femme se remettaient lentement de la scène horrible à laquelle ils avaient été forcés d'assister. Ils évitaient de parler de Martina. Cette fois, ils avaient fouillé la cellule de fond en comble, mais sans trouver aucun micro. Comme si leur conversation n'intéressait plus Streit.

Ils se méfiaient tout de même et ne parlaient que rarement, et à voix basse.

Les journées étaient mortellement longues.

Un jour, mais personne n'aurait su dire au bout de combien de temps, la porte s'ouvrit brutalement, tirant Jacques et Viviane d'un sommeil lourd et cauchemardeux.

Des miliciens poussèrent violemment Rey sur le sol et refermèrent la porte.

Jacques s'arracha au sommeil et aida le jeune homme à se relever. Il était blessé à la tête, mais ce n'était qu'une légère estafilade. Bientôt le sang cessa de couler.

Rey avait l'air épuisé. Son regard semblait avoir perdu de sa franchise, comme si des événements trop horribles pour lui le mettaient mal à l'aise, incapable de soutenir le regard de ses semblables.

Il raconta ses tribulations par phrases courtes, cherchant ses mots, se prenant souvent la tête dans les mains et restant ainsi, silencieux, pendant plusieurs minutes.

D'un coup d'œil, Jacques avait fait comprendre à Viviane qu'il valait mieux ne pas évoquer Martina. Rey n'était peut-être pas au courant. D'ailleurs, lui-même n'en parla pas. Il pensait sûrement que sa compagne était encore en liberté. Après tout, le poste qu'elle occupait avant l'arrestation de Rey n'était pas un poste important.

Rey révéla ainsi à Jacques et à Viviane qu'il avait d'abord été interrogé sur ses propres travaux, puis au cours de longues séances dont il ne voyait jamais la fin, sur ses relations avec les maquisards.

En fait, il avait l'impression que les militaires n'en savaient pas énormément sur les révoltés, sur ceux qui avaient déjà choisi de fuir le régime et de lutter dans les collines. Et lui-même n'était pas très renseigné.

Les soldats avaient bientôt cessé de l'interroger, comme si cela n'en valait plus la peine. Il avait alors été emmené dans une partie de la

forteresse qu'il ne connaissait pas, n'y étant jamais venu.

Petit à petit, l'idée de s'évader avait germé dans sa tête.

C'était au cours d'une tentative, maladroitement préparée, qu'il avait été repris. Depuis, il ne se souvenait pas de grand-chose. On l'avait torturé, mais il était dans un tel état d'épuisement que les miliciens avaient dû cesser rapidement.

Et il se retrouvait là, avec ses amis, sans savoir au juste ce qu'on attendait de lui.

Jacques aurait bien voulu poser d'autres questions à Rey, notamment sur sa tentative d'évasion, mais Rey était incapable d'y répondre, comme si une part entière de sa mémoire avait été enlevée au cours des interrogatoires.

Aussi, ni Jacques ni Viviane n'insistèrent...

Pourtant, ils en reparlèrent bientôt.

Une nuit, semblable à toutes les autres, des hurlements comme ceux que Jacques et Viviane avaient déjà entendus déchirèrent le silence.

Les trois prisonniers se regardèrent dans le pénombre, retenant leurs respirations, en attendant que cela cesse.

Le cri inhumain mourut, ponctué de hoquets.

—On dirait... , commença Viviane.

Jacques lui coupa la parole :

—Moi, cela me rappelle un très vieux film,

une histoire de mutation d'homme en serpent.

Ça devait s'intituler S comme Snake ; ou quel-

que chose comme ça... Et c'était à peu près ce cri que poussait un des mutants en se rendant compte qu'il devenait lentement un serpent... Rey explosa tout à coup. Il était hors de lui. — Mais bon Dieu ! Vous allez ressasser vos souvenirs pendant combien de temps ? Vous ne voyez pas qu'il faut foutre le camp d'ici ! Vous ne voyez pas que plus le temps passe et plus notre situation devient précaire ! Vous restez là à attendre ! Mais qu'est-ce que vous attendez, à la fin ? Dites-le !

—Calme-toi, mon vieux, dit Jacques en forçant Rey à se recoucher. Ce n'est pas en s'énervant comme ça qu'on réussira à sortir d'ici.

—Mais Rey a raison, dit Viviane, il faut tenter quelque chose...

Jacques se mit à marcher de long en large. Pendant un moment, il resta silencieux. Il paraissait réfléchir, attendant en réalité que Rey et Viviane se soient calmés.

—Bon, écoutez-moi bien. Depuis quelques jours, j'observe les allées et venues de ceux qui nous apportent à manger. Vous avez sûrement remarqué que parfois, ce sont des miliciens, et parfois des termites. Je suppose que cela dépend des tâches que nos ennemis ont à accomplir dans la forteresse.

—Il est hors de question de se battre contre les miliciens, dit Rey.

—C 'est exact, ils sont armés, et j e pense

qu'en cas de fuite, ils n'hésiteraient pas à se servir de leurs mitraillettes. Par contre, lorsque ce sont les termites qui forment l'escorte, il n'y a qu'un homme, et lui n'est pas armé.

—Oui, j'y ai déjà pensé, mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse contre les termites? Ils se placent de chaque côté de la porte ! Le premier d'entre nous qui sortira sera attrapé d'un côté ou de l'autre ! —Non ! reprit Jacques.

Il s'animait peu à peu en exposant son plan. Viviane vint près de lui et le poussa doucement vers le lit. Il s'assit sur la toile détendue et continua :

—Les escortes sont toujours constituées de deux termites-ouvriers et d'un seul termite soldat. C'est celui-là qui est dangereux, pas les deux ouvriers.

—O.K., enchaîna Rey. Je vois où tu veux en venir. Par un moyen quelconque, on sort et on neutralise le termite-soldat. Les deux autres ne sont pas dangereux, mais ils donneront l'alarme. Jamais nous ne pourrons les neutraliser assez vite !

—C'est probablement vrai, acquiesça Jacques. Mais il faut tout de même essayer ! —Et ensuite, on va où? intervint Viviane. —Là, c'est moins évident, répondit son mari. J'ai essayé de me souvenir du plan de la forteresse, mais il me manque plein de détails. Lorsque nous sommes venus de la salle des

larves, nous avons suivi un itinéraire très compliqué, et sur plusieurs centaines de mètres. Peut-être même un kilomètre. Mais ce dont je me souviens, c'est que, plus nous avancions, et plus les murs étaient humides, comme si, sous terre, nous nous rapprochions du barrage.

Rey confirma en déclarant qu'il avait remarqué la même chose lors de ses interrogatoires successifs .

Jacques fit une pause, prêtant l'oreille vers la porte. Mais aucun bruit ne filtrait. Le couloir derrière la porte devait être désert. Il continua, plus bas :

—Première conclusion : les souterrains de la forteresse sont creusés sous le lit de la rivière, en amont du lac de barrage. Les pièces où nous nous trouvions sont presque à l'aplomb du barrage. C'est le poids énorme de l'édifice qui explique les infiltrations. Deuxième conclusion : en continuant à marcher vers des zones de plus en plus humides, nous n'avons aucune chance.

—Pourquoi? demandèrent Viviane et Rey en même temps.

—Parce que nous risquons effectivement de trouver une sortie, mais elle débouchera forcément dans les champs artificiels qui ont été aménagés au pied du barrage. Et ça grouillera de gardes, comme d'habitude !

—D'accord, dit Rey en se levant. Donc, il faut s'éloigner des couloirs humides. Mais ça va

nous faire traverser toute la forteresse, et on ne sait même pas quelle en est la taille ?

—Attends! Ne t'emballe pas, Rey! Il y a une solution intermédiaire. Non, arrête, c'est sérieux, on ne va pas creuser vers le haut ! Mais on va utiliser les tunnels déjà creusés ! —Tu ne veux pas passer par le tunnel des trains? demanda Viviane avec une lueur d'inquiétude dans le regard. Jacques secoua la tête. Il souriait.

—Il y a deux sortes de tunnels dans cette forteresse. Ceux que l'homme a creusés, et les autres, ceux que les termites géants ont déblayés, avant même que le réseau ne devienne une forteresse souterraine. C'est ceux-là que nous allons utiliser! Les termites ont horreur de l'humidité, je ne vous apprends rien ! Donc il est peu probable que leurs tunnels se dirigent en ligne droite sous la rivière, ou vers le barrage. Dernière conclusion : les tunnels vont soit vers la ville, soit vers les collines. Et d'après l'orientation générale de ceux que nous connaissons, il nous faudra suivre les tunnels de droite, vers l'est.

Pendant une minute ou deux, personne ne dit plus rien. Chacun réfléchissait, pesant le pour et le contre. Evidemment, l'entreprise comportait une part de risque énorme. D'abord, il faudrait réussir à sortir de la cellule. Ensuite, avant que l'alarme ne soit donnée, les fuyards devraient trouver de quoi s'éclairer et il faudrait ensuite choisir un tunnel et le remonter, sans savoir s'il débouchait sur la liberté, ou sur une chambre abritant plusieurs centaines de termites.

Tous trois discutèrent ainsi des risques et des difficultés du plan de Jacques. Puis chacun se rendit à l'évidence : il fallait fuir. Toutefois, Jacques aurait aussi souhaité détruire les mutants que Namara avait créés. Mais il se heurta à un refus violent de Rey.

Rey expliqua qu'ils n'auraient jamais le temps de s'en occuper. Il fallut se rendre à cette raison.

—Dites-moi, demanda Viviane, les parois des tunnels exsudent une matière légèrement irisée, en temps normal. Ça ne sera pas suffisant pour y voir clair ?

—Tout dépendra des tunnels ! Si nous empruntons des voies que les insectes utilisent régulièrement, alors nous y verrons clair. Mais les rencontres seront nombreuses, et les galeries risquent d'être très étroites. Si nous choisissons les tunnels noirs, la difficulté changera : nous n'y verrons rien, mais nous n'aurons pas à redouter les combats. —On verra sur place, conclut Rey. La fin de la journée passa rapidement. Les trois prisonniers s'affairèrent pour préparer une arme susceptible d'être utilisée pour lutter contre le termite-soldat. Il fallait quelque chose de suffisamment long pour rester hors de

portée des mandibules, et de pointu pour pouvoir porter des coups mortels.

En évitant de faire du bruit, Jacques et Rey défoncèrent la porte de l'armoire métallique. Ils se cassèrent les ongles mais parvinrent tout de même à extraire la charnière de son logement.

En arrachant la toile d'un des lits de camp, ils mirent l'armature à nu. Ils en firent des sortes de massues primitives en insérant à une extrémité des morceaux de la charnière. Maniée avec force, ces massues pourraient peut-être briser le chitine qui enrobait le corps du termite, ou encore cisailler des muscles.

De toute façon, il faudrait faire vite.

Viviane déchira en lambeaux la toile grise du lit démantelé et l'enroula en bandes serrées autour des bras gauches de Jacques et de Rey. C'était une idée de ce dernier, assez étrange, mais qui leur permettrait sans doute, en cas de mauvaise rencontre dans les tunnels, de se défendre.

Et l'attente commença.

Du coin de l'œil, Jacques détailla ses compagnons. Viviane paraissait calme. Il savait que le moment venu, elle serait assez forte. Ensuite, ce serait en fonction du temps qu'ils mettraient à sortir du labyrinthe. Elle pouvait tenir jusqu'au bout, comme elle pouvait craquer au beau milieu d'un combat. Mais Jacques espérait

qu'ils n'auraient pas à se battre trop souvent.

Quant à Rey, il marchait de long en large, comme étranger à tous les préparatifs qu'ils venaient de faire. Jacques faillit lui parler de Martina, mais il n'en eut pas le courage.

Rey portait son éternelle veste de velours bleu, usée, défraîchie. Jacques allait lui lancer une plaisanterie à ce sujet, lorsqu'ils entendirent des pas dans le couloir.























CHAPITRE XIII


Tout se passa comme prévu.

La porte s'ouvrit sur un termite et un homme entra, portant un plateau métallique sur lequel étaient disposées trois gamelles bosselées. Il eut un mouvement de surprise en voyant l'état du lit de camp, mais Rey l'assomma immédiatement avec sa massue improvisée.

En même temps, Jacques se ruait dans le couloir... et se retrouvait seul, face à un termite-ouvrier. Il n'y avait pas d'escorte !

Sans hésiter, Jacques abattit à son tour sa massue sur le crâne aplati de l'animal. Celui-ci, étourdi par le choc, vacilla sur ses pattes sans esquisser un mouvement de fuite. D'un coup sauvage, Jacques faucha les deux antennes qui commençaient à s'agiter. Le métal des ferrures entailla profondément la corne et l'une des antennes fut arrachée. L'autre pendait le long du crâne, brisée, inutile.

Complètement désorienté, le termite ouvrit la gueule à deux reprises, comme s'il se noyait,

puis, sur un dernier coup de masse, s'effondra dans le couloir, inerte.

Viviane et Jacques tirèrent le corps dans la cellule, tandis que Rey achevait de ligoter étroitement l'homme inconscient.

Ils se regardèrent tous trois en souriant. Le plus dur restait à faire, mais il n'y avait pas eu de problèmes...

Ils sortirent de nouveau dans le couloir désert, refermant la porte de la cellule derrière eux.

Ils se consultèrent du regard, avant de suivre les traces d'humidité qui ornaient les murs d'arabesques sinistres. Les fugitifs franchirent le premier coude du couloir presque sans s'arrêter. Par chance, il n'y avait toujours personne en vue.

Les escarpins de Viviane faisaient un léger bruit sous le sol de béton, rythmant leur fuite. Pour ne pas attirer l'attention, elle se résigna à les retirer, mais leur course s'en trouva ralentie.

Jacques courait devant.

Il s'immobilisa brusquement, et Rey vint buter contre lui, lui faisant dépasser le coin du couloir.

Le soldat qui montait la garde devant une porte close leva la tête, l'air surpris.

Jacques se mit à courir vers lui, en criant :

— Tire-toi ! Les insectes arrivent !

Il fut à côté du soldat lorsque ce dernier

réalisa le danger. L'homme hésita une seconde sur la conduite à tenir. Une seconde de trop.

La massue heurta son visage avec un bruit sec, brisant le nez dans un flot de sang. L'homme laissa tomber sa mitraillette sur le sol et glissa contre le mur en geignant doucement.

Rey arriva, accompagné de Viviane. Ils ouvrirent la porte avec précaution. Une forte odeur d'essence les prit à la gorge.

A la lumière du couloir, Jacques pénétra de quelques mètres dans la salle. Elle n'était pas très grande et n'offrait aucune issue. Plusieurs dizaines de fûts métalliques auréolés de taches multicolores étaient entreposés là, dans la pénombre.

— Un dépôt de carburant ! souffla Jacques à ses amis, en débouchant l'un des fûts.

Rey s'approcha, l'air songeur. Puis il releva la tête, fit des yeux le tour de la salle creusée dans le roc, et ressortit avec précaution dans le couloir.

Le soldat recommençait à geindre doucement.

Les deux hommes l'empoignèrent avec rudesse et le dissimulèrent derrière une rangée de fûts.

Viviane ramassa la mitraillette, non sans montrer son dégoût pour ce genre d'ustensile. Jacques la lui prit des mains et embrassa rapidement la jeune femme sur le front.

Rey achevait d'immobiliser le soldat blessé avec sa propre ceinture.

—Tu vas devenir spécialiste du ligotage, lui dit Jacques.

—Ça me rappelle le bon temps où j'étais scout! répondit Rey en portant sa main à hauteur de l'épaule, deux doigts écartés en V. Viviane ne put s'empêcher de rire. Leur fuite prenait des allures guignolesques. Tous les obstacles s'effaçaient les uns après les autres.

Enhardis, ils reprirent la direction de la liberté.

La grande galerie était déserte, ce qui étonna tout de même Jacques. Lorsqu'ils avaient été amenés dans la cellule, ils avaient rencontré de nombreux soldats, et des rangées d'insectes qui s'affairaient en silence.

Il ne s'attendait pas à un tel désert. Une seconde, il eut l'impression qu'on tentait de leur faciliter leur évasion, et il faillit s'en ouvrir à ses amis.

Mais l'heure n'était pas aux discussions. S'arrêtant une minute dans un renfoncement de la galerie, pour reprendre haleine, ils étudièrent les traces d'humidité avec soin.

Elles s'estompaient de façon évidente. La galerie s'éloignait du barrage. Le choix était clair. Soit les fugitifs continuaient tout droit, dans l'espoir de parvenir aux salles où les mutants devaient être enfermés, et ils tentaient de les détruire, soit ils obliquaient dans le premier tunnel rencontré à leur droite et se frayaient un chemin dans l'obscurité pour gagner la sortie du labyrinthe.

Jacques voulait détruire les mutants. Il le dit à ses amis, mais, une fois encore, Rey s'y opposa de la façon la plus nette, arguant qu'ils seraient repérés. Ils devaient à tout prix sortir de la forteresse pour gagner le maquis. Leur sacrifice, car il était évident pour Rey que ce serait un sacrifice, serait inutile...

Jacques voulut discuter, mais le regard implorant de Viviane le décida. La jeune femme souhaitait elle aussi sortir de là le plus vite possible... Elle fit un pas de côté pour se rapprocher de Rey. Jacques n'insista pas. Il hocha la tête.

— Comment choisir le tunnel ? demanda-t-il.

Ils convinrent de s'en remettre au hasard, et de ne suivre que les galeries assez larges pour ne pas avoir à ramper. Rey ajouta qu'il faudrait suivre les tunnels qui remontaient, sinon, ils risquaient fort de déboucher dans le centre du labyrinthe, là où les insectes seraient en plus grand nombre.

Ils quittèrent l'excavation à l'instant où une patrouille composée d'hommes et de termites tournait le coin du couloir.

Sans hésiter, Jacques appuya sur la détente de son arme.

Le recul et les chocs répétés de la rafale la surprirent. Il n'avait jamais tiré avec cette sorte d'arme, et la précision du tir laissa à désirer.

La plupart des projectiles s'écrasèrent contre les parois de la galerie et ricochèrent en miaulant. Viviane poussa un petit cri.

En face, les hommes et les insectes reculèrent en se bousculant. L'un des soldats fut tout de même atteint à la jambe et tomba sur le sol en poussant un juron de douleur.

—Vite ! cria Jacques.

Les trois fuyards se mirent à courir, tandis que Jacques se retournait de temps en temps pour lâcher une courte rafale.

A la troisième, son arme s'enraya. Il pensa que le chargeur était vide.

A l'autre extrémité du couloir, les hommes s'étaient à leur tour abrités dans l'encoignure que les prisonniers venaient de quitter. Ils tiraient maintenant, mais le tir manquait de précision, et les balles sifflaient au-dessus des têtes, heurtant parfois des canalisations avec un bruit clair.

Un des soldats lança une grenade lacrymogène qui vint mourir sur le sol. C'était d'ailleurs totalement inutile, les fuyards étant hors de portée.

—Là ! cria Rey en désignant un tunnel qui

béait sur la droite.

—Trop étroit! répondit Jacques en continuant à courir.

—Tant pis ! On y va, cria à son tour Viviane.

Rey s'était déjà mis à ramper dans l'orifice qui s'ouvrait au ras du sol. La jeune femme le s u i vi t s a n s h é s i t e r.

Jacques se retourna comme la grenade explosait.

La détonation fut assourdissante. Il fut durement secoué par le souffle de l'explosion et sentit un choc dans la jambe.

— Je suis touché ! hurla-t-il, comme pour exorciser la blessure.

Fou de rage, il pressa encore une fois la détente de sa mitraillette, comme pour intimider les hommes qui avançaient vers lui, l'arme au poing.

A cet instant, et pour une raison inconnue, le mécanisme se débloqua et la rafale partit, arrachant presque la mitraillette des mains de Jacques,

Stupéfait, il vit les trois soldats pivoter sur eux-mêmes et s'effondrer sur les dalles de béton. L'un d'eux avait la gorge transpercée et le sang giclait en abondance de l'artère sectionnée.

Déjà, dans la galerie, d'autres soldats s'avançaient, dégoupillant des grenades.

Jacques sentit que Viviane le tirait en arrière.

Il se laissa guider et pénétra à son tour dans le tunnel. Au moment de disparaître, il vit un gradé qui arrivait en courant de l'autre côté de la galerie, face à la patrouille, en levant les mains.

Il criait de cesser le feu.

—Dépêche-toi, dit Viviane, déjà loin devant, dans le noir.

En se heurtant aux aspérités du tunnel, suffoqué par l'odeur d'insectes qui prenait à la gorge, Jacques se mit à ramper. Sa jambe droite commençait à le faire souffrir.

Devant lui, la voix de Rey lui parvint, curieusement déformée et amplifiée par l'écho : —Ça s'élargit tout de suite ! Venez ! On peut marcher !

Jacques accéléra son mouvement de reptation, chassant l'impression désagréable qui l'envahissait. Pendant un instant, il avait cru se retrouver dans le tunnel de la grande salle, à quelques mètres à peine de la larve géante. . . Des bras le tirèrent dans une galerie plus spacieuse. Il se laissa tomber à terre pour reprendre son souffle.

Rey prit la mitraillette et inspecta les environs .

Ce devait être un couloir fréquemment utilisé, car les parois brillaient doucement d'une lueur blanchâtre, vaguement malsaine. —En tout cas, on y voit clair, dit Rey en revenant.

Viviane s'était agenouillée près de son mari

et examinait sa j ambe.

Rey se pencha à son tour.

—Tu as de la chance, dit-il. La balle aheurté l'os sans le fracturer. C'est moche mais pas grave.

—Ça devait être une balle perdue, il y en avait quelques-unes là-bas, dit Jacques en souriant.

Viviane lui fit un bandage, principalement pour maintenir les chairs en place.

Elle arracha une bande de tissu de son corsage et l'appliqua tendrement sur la plaie. Jacques ne put s'empêcher de glisser un doigt dans la déchirure du vêtement. Viviane recula, surprise par le froid.

—Tu crois que c'est le moment ? demanda-telle en souriant.

Jacques allait répondre lorsqu'il vit les yeux de Rey, à quelques centimètres à peine. Il paraissait souffrir, d'une douleur horrible, profonde, comme si... Jacques pensa qu'il était peut-être au courant de ce qui était arrivé à Martina.

Rey sembla sortir de son horreur, et se releva.

Il pointa la mitraillette vers une des extrémités de la galerie.

—Je pense que ça monte doucement par là,

dit-il d'une voix rauque.

—O.K., on y va, répondit Jacques.

Le tunnel qu'ils venaient d'emprunter était silencieux. A cause des nombreux virages, on ne pouvait pas voir le couloir éclairé. Pourtant, en prêtant l'oreille, Jacques eut l'impression que les soldats ne songeaient pas à suivre les fugitifs.

C'était surprenant. D'abord la facilité avec laquelle ils avaient pu s'échapper de la cellule, ensuite le gradé qui venait faire cesser le feu, puis cette absence de poursuite... Il s'en ouvrit à ses compagnons.

Sans se retourner, Rey répondit :

— C'est sans doute à cause de la proximité du dépôt d'essence. Ils ne veulent pas tout faire sauter !

L'explication ne tenait pas, mais Jacques ne dit rien.

Namara et Streit souhaitaient trop la collaboration de Jacques pour qu'ils le laissent s'enfuir aussi facilement.

Et puis, il y avait autre chose, à part l'attitude de Rey.

Les trois fuyards se trouvaient pratiquement en plein milieu du labyrinthe souterrain. Or ce labyrinthe était en fait une immense termitière, peuplée d'insectes géants, de monstres de trois cents kilos. Il aurait dû y en avoir des centaines dans une galerie aussi grande.

Et ils n'en avaient pas encore rencontré un seul.

Comme si des consignes avaient été données. Comme si les insectes s'étaient mis d'accord pour ne pas s'opposer à la fuite des hommes et de la jeune femme.

C'était incompréhensible.

Jacques trébucha sur une pierre ronde et la douleur de sa jambe se réveilla d'un coup. Il cessa de penser à ces particularités curieuses de leur fuite, et observa plus soigneusement le sol, devant lui.

Bientôt, ils parvinrent devant un monticule haut de plusieurs mètres, qui semblait dissimuler une salle de dimensions importantes. Leurs yeux s'étaient habitués à la lueur blanche qui émanait des parois. L'odeur des insectes les imprégnait totalement, et devenait moins pénible.

Les pierres de l'éboulis luisaient aussi, jusqu'en haut, à soixante centimètres de la voûte, montrant que les insectes passaient tout de même, malgré l'obstacle.

— Ça n'a pas l'air bien solide, dit Viviane

avec une moue dubitative.

Sans répondre, Rey commença à grimper.

Les plus petites pierres roulèrent bientôt en

bas de l'éboulis, rebondissant et se fragmentant

en une fine poussière.

Lorsque Rey parvint en haut, il avança la tête dans la chatière, au ras de la voûte. —Tu vois quelque chose ? demanda Jacques qui était encore en bas.

—Oui, il y a une grande salle et une autre galerie à l'autre bout. Mais on dirait qu'il y a aussi des termites.

Il s'avança encore un peu dans l'étroit orifice. Sa voix parvint comme à travers un mur

épais. Elle résonna longuement sous les voûtes blanches.

—Oui ! cria-t-il. Il y a des dizaines de termites, mais ce sont des ouvriers, il n'y a pas trop de danger.

—Alors, il faut faire vite, lui cria Jacques en retour. Dans quelques minutes, ils auront averti les soldats. Allons-y ! ajouta-t-il en se tournant vers Viviane.

La jeune femme commença à escalader les parois de l'éboulis.

Ses pieds nus glissaient sur les roches friables, et elle faillit retomber plusieurs fois en arrière. Jacques grimpa aussitôt derrière elle et la retint par la taille.

Viviane s'épuisait à tenter de s'accrocher aux aspérités du roc. Ses vêtements partaient en lambeaux.

—Qu'est-ce que vous foutez? cria Rey, redescendu de l'autre côté.

Sans répondre, Jacques opéra un périlleux rétablissement et attrapa la manche de Viviane. Le tissu se tendit et craqua, se déchirant sur toute sa longueur. Viviane heurta les pierres avec violence, mais Jacques tint bon.

La jeune femme avait la poitrine éraflée en plusieurs endroits et la douleur fusa, brutale.

Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne pas s'évanouir.

Jacques s'arc-bouta dans la chatière et hissa la jeune femme contre lui.

Bientôt, il sentit son cœur battre contre sa propre poitrine, et embrassa maladroitement Viviane pour l'encourager.

Elle tenta de sourire, promenant ses mains sur ses seins meurtris. — Ça ira, dit-elle. Puis elle s'évanouit.

Jacques jura et entreprit de la tirer hors du passage de l'autre côté de l'éboulis. D'un coup d'œil, il vit Rey qui faisait face à deux termites qui s'approchaient, lentement, comme pour identifier ceux qui pénétraient dans leur antre nauséabond.

Enfin, Jacques parvint à traîner Viviane en bas des rochers. Il l'adossa contre une pierre humide et lui caressa doucement les joues. La jeune femme finit par ouvrir les yeux. Elle se mit à pleurer.

La mitraillette de Rey entra en action.











CHAPITRE XIV


Viviane porta ses mains à ses oreilles. Elle grimaça de douleur. Le miaulement des balles se répercuta longuement dans la salle, comme le roulement lointain d'un orage.

Rey venait de déchiqueter un termite qui s'était trop approché.

La bête, ou ce qu'il en restait, gisait sur le sol, dans une flaque sombre et nauséabonde. Les projectiles avaient haché la tête plate et le thorax annelé, créant de bizarres structures blanches et ocres.

—C'était un ouvrier, dit Jacques, étonné du geste de Rey.

—Ouvrier ou soldat, c'est la même merde,

maugréa ce dernier sans se retourner.

—Allons-nous-en d'ici, fit Viviane.

Jacques sentit qu'elle avait peur. Il hocha la

tête et lui passa un bras sous les épaules. La

jeune femme se releva.

Rey traversait la salle à grands pas. Les deux autres le suivirent.

En face s'eux, à une trentaine de mètres, trois termites-soldats sortirent ensemble du tunnel. Immédiatement, l'odeur caractéristique des insectes frappa les fugitifs de plein fouet. Une odeur âcre, suintante, qui semblait coller à la peau.

Viviane réprima un haut-le-cœur. Jacques dut la pousser en avant pour qu' elle continue à, marcher. La jeune femme était visiblement épuisée. Du sang coulait sur sa poitrine, collant çà et là le mince tissu de son corsage. A chaque pas, elle ressentait comme un millier de petites piqûres, là où la peau était entaillée.

Jacques comprit qu'elle n'irait pas loin. Dé plus, ses pieds nus étaient maculés de terre, et plusieurs petits cailloux traçaient leurs sillons dans la chair.

— Attends ! cria-t-il à Rey. Il faut la porter.

Rey ne répondit pas. Il s'arrêta à trois ou quatre mètres des termites, levant doucement sa mitraillette.

—Attends, bon Dieu ! Si tu tires, ils te

sauteront dessus ! cria encore Jacques.

Il leva la main comme pour empêcher Rey de commettre l'irréparable. Viviane s'effondra de nouveau sur le sol en poussant un gémissement de douleur.

Rey visa la tête du monstre qui se trouvait juste devant lui. Les antennes des trois termites bougeaient en cadence, comme si les animaux communiquaient entre eux, et s'interrogeaient sur la conduite à tenir.

Soudain, Jacques comprit ce qui se passait...

Le termite qui se trouvait au milieu commença à reculer, tandis que les deux autres s'écartaient lentement, maladroitement, de l'entrée du tunnel.

— Ils nous laissent passer ! dit Jacques pour lui-même.

La surprise le clouait sur place.

Il réalisa tout d'un coup que les insectes avaient reçu des ordres. Jamais en temps normal ils n'auraient hésité à attaquer les fugitifs. Deux hommes fatigués et une jeune femme inconsciente et blessée n'auraient pas pu résister longtemps à la charge des termites-soldats. Les mandibules acérées les auraient déchiquetés avant même que la mitraillette de Rey n'ait pu faire des ravages.

Tout s'enchaînait !

L'évasion avait été facilitée, le gradé était intervenu avec suffisamment d'à-propos pour arrêter le tir de ses hommes, les galeries du labyrinthe étaient libérées pour que les fuyards réussissent à s'échapper !

On avait voulu qu'ils s'échappent !

Jacques eut soudain la solution du problème. Elle lui traversa l'esprit avec évidence, mais il en refusa encore les conséquences pendant une seconde.

Rey se retourna un instant vers Jacques.

D'un coup d'œil, il comprit que Jacques savait la vérité.

Il haussa les épaules et tira une dernière rafale sur les insectes, après quoi le percuteur frappa dans le vide. Le chargeur était définitivement vide.

Les balles avaient ricoché sans dommage sur la carapace chitineuse du soldat, comme de simples pierres. La bête marqua un temps d'arrêt, comme si, encore une fois, elle consultait ses compagnons. Les deux autres termites s'éloignaient de part et d'autre du tunnel, dégageant le chemin.

—Ils ont des ordres, constata Jacques.

Il se pencha pour relever Viviane, à qui toute la scène avait échappé.

—Viens, on va en profiter, lui murmura-t-il

à l'oreille, mais la jeune femme ne l'entendait

plus.

Avec un effort douloureux qui réveilla la brûlure de sa jambe, Jacques souleva sa femme et se mit à marcher vers le tunnel. Il ne jeta pas un coup d'œil aux deux termites qui longeaient maintenant les parois de la grande salle. Il savait que les bêtes ne l'attaqueraient pas.

Rey pénétra devant lui dans le tunnel. Il semblait s'être voûté, comme sous le poids d'un mystère trop lourd à porter.

Le tunnel était très court. Les deux hommes débouchèrent bientôt dans une autre salle, encore plus grande que la précédente.

Jacques rejoignit Rey à la sortie du tunnel. D'un seul coup d'œil, il vit qu'ils s'étaient trompés de chemin.

La salle était le cœur du labyrinthe. La reine des termites gisait au milieu, énorme insecte larves que de plus de dix mètres, servi en permanence par un étrange ballet d'ouvriers aveugles, et défendu par un cordon de soldats, pinces en avant, antennes dressées, dardant leurs mandibules vers les intrus.

Les ailes atrophiées de la reine pendaient, inertes, sur le thorax. La tête noire se tourna lentement vers les hommes.

Les yeux proéminents de vingt centimètres roulaient sur eux-mêmes, au rythme des contractions épouvantables de l'énorme abdomen blanc. Le monstre devait peser plusieurs tonnes. Les replis adipeux de son corps se déplaçaient en tremblant, comme une gelée informe, laissant sur le sol de la caverne des traces humides larges et glissantes.

— Nous avons pris le mauvais chemin, se contenta de dire Rey.

Puis il s'accroupit sur le sol, laissant tomber la mitraillette inutile.

A ce moment-là, un frôlement insistant irrita l'oreille de Jacques. D'un geste machinal, il porta sa main sur sa tempe, laissant tout le poids du corps de Viviane sur son autre bras. Mais sa main ne rencontra que le vide. Il se retourna, quittant des yeux le monstre infect...

L' antenne longue d'un bon mètre du termite ailé qui se trouvait juste derrière lui vint le gifler à toute volée !

Sous le choc, il vacilla et faillit lâcher Viviane.

Il recula et heurta Rey qui n'avait rien vu. Les deux hommes tombèrent à terre. La tête de Viviane porta sur une pierre.

— C'est fini, dit encore Rey avant que les termites-soldats ne s'avancent sur eux.

La tête sans nom d'un soldat se pencha sur Viviane. Jacques hurla et se jeta en avant, s'emparant des mandibules qui arrachèrent un morceau de tissu du corsage avant d'abandonner leur proie. Jacques ne sentit pas le rebord coupant sur son bras, à cause des bandes de tissu que Viviane avait enroulé. Mais l'insecte pesait de tout son poids et Jacques dut reculer.

Il sentit la force gigantesque du termite qui le forçait à plier les genoux. La rage de vaincre éclata au plus profond de lui, comme une explosion sourde. Il refusa de mourir.

L'insecte dut sentir lui aussi cette rage car il tenta alors d'entraîner Jacques vers la reine pour que d'autres termites s'en occupent.

Jacques parvint à se rétablir tandis que Rey traînait Viviane à moitié nue vers le tunnel.

Mais l'acharnement des termites causa leur propre échec. Un deuxième soldat vint disputer la proie au premier. Il y eut un instant de flottement dans les rangs des insectes. Dans un effort surhumain, Jacques réussit à briser une des mandibules de son assaillant, et s'en servit comme d'un poignard. Il plongea l'arme improvisée à deux reprises dans la gueule béante du soldat, fouillant les muqueuses fragiles, libérant un flot de sang épais qui gicla sur lui. Il sentit que d'autres mandibules lui ceinturaient la taille. Jacques se laissa glisser sur le sol, échappant à l'étau meurtrier, puis il se mit à courir vers le tunnel, gagnant rapidement du terrain sur les insectes qui ne songe aient qu'à dé fendre leur reine.

Il atteignit la galerie et s'engouffra dedans à la poursuite de Rey.

Ce dernier était déjà en haut de l'éboulis, de l'autre côté de la première salle. Il traînait toujours Viviane inconsciente.

Jacques tomba plusieurs fois en escaladant le barrage de pierres. Il cria à Rey de s'arrêter, mais l'autre poussait maintenant le corps de la jeune femme de l'autre côté de la galerie.

Lorsque Jacques arriva enfin en haut des rochers, il commença à ramper dans la chatière, et reçut en pleine figure le pied de Rey. Il se crispa sous la douleur et lâcha prise. Il sentit qu'il tombait en arrière, une douleur fulgurante lui brûla le visage. Et la clarté du tunnel disparut l'instant d'après.

Pendant un long moment, il fut incapable de bouger, cisaillé au sol par la douleur. Timidement, il porta la main à son visage et la retira pleine de sang.

Heureusement, il n'avait pas le nez cassé. Ses lèvres meurtries étaient déchirées, mais il réussit tout de même à se relever.

Il n'entendait plus les pas de Rey, qui devait avoir pris une avance considérable.

Derrière Jacques, la salle était déserte. Un très léger bruissement lui parvenait tout de même de la salle centrale, où la reine devait s'activer à pondre les futurs monstres.

Comme dans un cauchemar, Jacques se dirigea vers l'éboulis. Sa vue se brouillait de temps en temps, et il dut s'arrêter. Sa main rencontra une pierre humide. Il la porta à son front, l'écrasant sur la peau comme pour en exprimer la fraîcheur.

Il se sentit un peu mieux. Les vertiges disparurent, ne laissant derrière eux qu'une légère impression de nausée.

Jacques escalada de nouveau les rochers, prenant soin de ne pas glisser. Il jeta une petite pierre par l'ouverture pour s'assurer que le passage était libre, puis se mit à ramper et dévala de l'autre côté.

La galerie était déserte, comme auparavant.

Il se mit à courir, de façon automatique, se forçant à poser ses jambes l'une devant l'autre de plus en plus vite. Rey ne pourrait aller très loin, à cause du corps de Viviane.

La galerie descendait doucement.

Jacques passa devant l'ouverture de l'étroit tunnel qui menait à la forteresse. Il voulut prendre une des massues qu'ils avaient laissée à l'aller, mais ne la trouva pas.

Il commençait à être inquiet de ne pas entendre le fuyard. Son évanouissement avait dû être beaucoup plus long qu'il ne le pensait.

Une cinquantaine de mètres après le tunnel, la galerie remontait doucement. Au bout de quelques pas, Jacques découvrit le corps entièrement nu de Viviane. Il se jeta à ses côtés.

La jeune femme vivait. Elle pleurait doucement et tremblait de froid.

Il l'aida à enfiler sa veste et la berça longuement dans ses bras. Leurs haleines formaient un léger brouillard. La sortie ne devait pas être loin. ..

Viviane parla d'une voix hachée, entrecoupée de sanglots.

—II... il a dû... devenir... fou... J'ai résisté... mais... je... ne pouvais rien... contre... lui... Oh, Jacques... j'ai cru que... tu étais mort... Tu aurais... vu... ses yeux... Il était... fou... Il m'a...

—Allons, je suis là, calme toi, se força à dire Jacques pour tenter de la rassurer. Mais il sentait une immense colère le gagner. Une force étrange qui naissait au fond de ses entrailles, comme lorsqu'il avait combattu le termite... Jacques sentit naître la haine...

Viviane se calmait lentement dans ses bras. La honte s'évanouissait, laissant place à la douleur.

Jacques entendit des pas derrière lui, mais la massue de Rey s'abattit avant qu'il ait pu se retourner. Elle heurta son épaule avec force.

Déséquilibré, Jacques tomba en avant. Il comprit que Rey l'avait attendu, probablement dissimulé dans une anfractuosité.

Jacques se releva. En face de lui, le visage barré d'un horrible rictus, la bave coulant sur son menton, Rey l'attendait.

Jacques s'avança, puis, au lieu de sauter à la gorge de son adversaire, il se mit à lui parler : —Rey, tu m'entends ?

L'autre ne répondit pas, mais une lueur passa dans ses yeux. Jacques savait que Rey l'entendait et le comprenait. Il continua, tout en s'avançant de façon imperceptible : —Rey, pourquoi as-tu attaqué ma femme ? Pourquoi ? Réponds-moi !

Rey se décida enfin à répondre, tout en balançant sa massue de droite à gauche :

—Martina ! Je sais ce qu'on lui a fait ! Et je sais que tu étais d'accord !

Jacques voulut dire à Rey qu'il se trompait, mais l'autre hurla :

—Non ! n'approche pas ! Tu es un salaud ! Une ordure ! Namara m'a tout dit ! Je sais que tu avais le choix entre Martina et Viviane pour... pour l'expérience!

— C'est faux ! hurla Viviane.

L'attention de Rey fut une secousse détournée de Jacques, qui en profita.

Il bondit devant lui, les mains prêtes à saisir la gorge de Rey.

Mais il le manqua et ne fit que le heurter. Rey leva encore une fois sa massue lorsque Viviane, s'étant relevée, lui lança sa veste en plein visage.

Jacques n'hésita pas. Il frappa la nuque de Rey de toutes ses forces. Son poing fermé écrasa les nerfs, et Jacques sentit nettement les vertèbres qui se déplaçaient. Rey eut un hoquet de surprise et de douleur, puis il s'effondra comme une masse sur le sol caillouteux.

Devant le tas désarticulé que formait son corps parmi les pierres suintantes, Jacques sentit son désir de vengeance disparaître.

Viviane aussi s'était rapprochée. La jeune femme regardait son agresseur sans un mot, partagée entre la douleur qu'elle sentait encore dans son ventre et l'horreur de cette agonie.

Car Rey était de toute évidence en train de mourir. Jacques leva un instant son poing devant ses yeux, comme stupéfait de la force avec laquelle il avait frappé. Et Rey se mit à remuer les lèvres.

Jacques et Viviane se penchèrent sur lui.

La jeune femme posa sa main sur le front du blessé.

La voix de Rey était déformée par l'afflux de sang dans sa gorge :

—Tu avais compris... On devait s'évader facilement...

—Mais pourquoi? demanda Jacques d'une voix atone.

Rey dut réprimer un tremblement convulsif avant de répondre. Sa voix était de moins en moins nette. La mort s'emparait de lui rapidement :

—Martina... Les embryons... Ils se développent dans le ventre... Ils... se nourrissent de... Ils dévorent... son corps... tu comprends... ils la dévorent vivante... —Mon Dieu ! souffla Viviane.

Elle porta les mains sur son ventre, ouvrit la bouche pour aspirer de l'air et s'effondra sur le corps de Rey.

Jacques ne put rien faire pour la retenir. D'un coup d'œil, il vit un ultime spasme tétaniser le corps de Rey. Ses membres se raidirent, et sa tête s'inclina contre les pierres. Sa bouche ensanglantée cracha d'épais caillots d'un sang rouge sombre et il demeura immobile.

Jacques fixa le visage défiguré de son ancien camarade.

En relevant Viviane, il se demanda par la suite comment il aurait réagi si Streit l'avait placé dans cette position...

Et il ne trouva pas de réponse. Viviane vint lui sourire faiblement, interposant son visage brouillé devant le cadavre. Ils restèrent ainsi tous les deux, dans le courant d'air glacé qui baignait la galerie.















CHAPITRE XV


Une voix nasillarde sortit de nulle part.

Jacques reconnut les intonations de Streit,

mais sans pouvoir distinguer les mots.

Ils regardèrent autour d'eux, mais la galerie

était déserte.

Un léger sifflement couvrit la voix de Streit. Jacques désigna le corps de Rey.

—C 'est un émetteur, c'est de là que ça vient !

Il se pencha, retourna le corps sans ménagement, et fouilla dans les poches de la veste de velours bleu.

Il montra à Viviane le petit poste émetteur récepteur que Rey portait sur lui.

—C 'est avec ça qu'il se baladait ! Ce qu'il disait tout à l'heure était faux ! Ce salaud travaillait pour Streit ! Depuis le début, il nous a espionnés !

La voix de Streit continuait d'appeler...

Jacques manipula les deux boutons poussoirs

qui se trouvaient sous l'appareil.

—Rey, répondez ! Avez-vous pris contact avec les maquisard ? Répondez !

Jacques consulta Viviane du regard. La jeune femme semblait détachée de tout cela. Elle contemplait le corps de son agresseur avec un mépris profond. Ses jambes nues étaient couvertes d'ecchymoses et elle tremblait de froid, mais elle ne s'en rendait pas compte. —Arrête d'y penser, Viviane, arrête ! La voix de Streit marqua un profond étonnement :

—C'est vous, Rampal? Revenez immédiatement !

—Vous vous croyez où, Streit? Oui, c'est moi ! Et j'ai le regret de vous dire que votre petite combine n'a pas marché !

—Votre ami Rey est mort, et ne comptez pas sur moi pour le remplacer ! —Allons, Rampal, soyez raisonnable ! Jacques éclata de rire.

—Raisonnable ! Raisonnable ! Avec vous ! Avec Namara ! Avec vos insectes pourris, pour qu'ils puissent continuer leurs expériences ! Streit, vous êtes malade !

Jacques entendit que le général donnait des ordres à mi-voix.

—Dites-moi, Streit, comment avez-vous fait pour convaincre Rey de travailler avec vous? —Ça vous intéresse tant que ça ? Jacques comprit que Streit parlerait et répondrait pour laisser à ses soldats le temps de localiser l'émetteur. Bientôt, la galerie serait pleine de miliciens. Il empoigna Viviane et se mit à marcher vers l'autre extrémité de la galerie.

—Disons que ça m'intéresse, oui...

—Eh bien, c'est très simple ! Oui, très

simple ! Et j e suis surpris qu'un homme aussi

habile que vous ne l'ait pas encore deviné !

—Dites toujours ! J'ai ma petite idée.

—Eh bien, il a suffi de projeter le film de

l'expérience à votre bon ami Rey. Quand il a vu

cette femme fécondée par notre mutant, il a

témoigné d'une certaine, comment dire, d'une

certaine compréhension à notre égard...

—... Vous voulez dire que vous l'avez forcé

à se mettre en contact avec les maquisards, oui.

Vous avez facilité notre évasion! Et une fois

chez les maquisards, Rey vous aurait prévenu

de leurs faits et gestes !

—Bravo, Rampal, c'est tout à fait ça !

—Et vous lui aviez promis de faire cesser

l'expérience sur Martina, s'il réussissait ! cria

Viviane à son tour.

Jacques coupa le son.

—Il a parlé uniquement pour nous localiser. Viens ! Il faut faire vite, maintenant. Il lança de toutes ses forces l'appareil dans la galerie et ils se mirent à courir.

Bientôt, la galerie tourna à droite, puis à gauche et de nouveau à droite. Des tunnels adjacents s'enfonçaient de part et d'autre dans les ténèbres nauséabondes.

L'air était de plus en plus froid.

Enfin, après avoir parcouru plusieurs centaines de mètres, ils aperçurent des arbres.

La galerie s'ouvrait certainement au flanc des falaises, du côté des collines, et les arbres étaient ceux de l'autre rive.

Entre les fuyards et la fin de la galerie, plusieurs tunnels s'ouvraient, replongeant à l'intérieur de la termitière.

Jacques réalisa soudain que Streit n'avait pas besoin d'envoyer des miliciens. Ce serait trop long. Maintenant que le plan du général était découvert, Streit n'avait plus qu'une seule solution : empêcher à tout prix Jacques et Viviane d'atteindre les zones du maquis.

C'est-à-dire qu'ils étaient condamnés à mort.

Et ce seraient les termites qui se chargeraient de la besogne.

En courant, ils atteignirent bientôt le rebord de la galerie. Le tunnel débouchait effectivement au milieu de la falaise.

Le sol s'inclinait d'abord doucement, délavé par les pluies, puis plongeait brutalement à pic vers le torrent, plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Ils furent éblouis par la clarté du jour se reflétant contre les parois de gneiss bleu.

En s'approchant au maximum du ravin, sous l'œil anxieux de sa femme, Jacques regarda vers le haut. Quelques arbres étendaient leurs branches feuillues au-dessus de la caverne. Il lui sembla entendre des pas. Le sommet de la falaise ne devait pas être très éloigné. Malheureusement, aucun arbre ne s'inclinait suffisamment pour qu'ils puissent espérer l'attraper. —Il faut passer par un des tunnels, hasarda Viviane en désignant du doigt les orifices noirs qu'ils avaient dépassés. Puis elle poussa un hurlement.

Jacques se retourna, manquant de peu de perdre l'équilibre.

Un mutant sortait du tunnel le plus proche. Puis un deuxième.

Malgré la température glaciale qui régnait dans la gorge, Jacques fut couvert d'une sueur froide. La sueur de la mort.

Il fixa désespérément la voûte, dans l'espoir vain d'y trouver une excavation suffisante pour se terrer, ou un passage menant au sommet de la falaise. Mais l'érosion de la caverne était parfaite. Il n'y avait aucune prise. Il entendit Viviane gémir.

Derrière eux, les termites barraient maintenant toute la galerie.

Ils se balançaient sur leurs pattes velues, se heurtant les uns aux autres, ne laissant aucun espace pour fuir. La plate-forme où Jacques et sa femme se tenaient se réduisaient à vue d'œil. Quatre mètres, trois mètres, deux mètres... —Il faut sauter ! cria Viviane, et elle avança vers le vide.

Jacques la retint par le pan de sa veste. Il désigna du doigt le fond de la gorge.

Dans l'eau verte du torrent, les dos puissants des bélostomes nageaient vers l'aplomb de la falaise. Certaines punaises géantes étaient déjà à demi dressées au-dessus des remous, leurs pinces claquant dans le vide, dans l'attente des proies...

En une fraction de seconde, Jacques et la jeune femme choisirent leur mort.

Us affronteraient les termites.

Les mutants s'avançaient toujours. Leurs futures victimes ne pouvaient pas s'échapper, elles étaient désormais acculées sur le plan incliné.

Déjà plusieurs termites ouvraient la gueule, sécrétant une infâme salive gluante. Le bruit des mandibules enfla.

Viviane sentit la terre s'effriter sous ses pieds nus. Elle hurla et battit l'air de ses bras.

— Attrapez ça ! cria une voix au-dessus d'elle.

L'échelle de corde qui se déroula du haut des arbres la heurta de plein fouet. Jacques saisit sa femme comme elle glissait vers l'abîme.

De l'autre main, il agrippa un des barreaux et sentit qu'on les hissait vers la voûte.

Un termite, voyant sa proie s'évanouir dans l'espace, avança brusquement et referma ses mandibules sur les jambes nues de Viviane.

Elle faillit lâcher prise. Jacques la serra plus étroitement, glissant sur les échelons.

L'insecte tirait de plus en plus fort, immobilisant l'échelle. Viviane crispait ses mains sur les épaules de son mari, mais les pinces du termite fouillaient la chair tendre en haut de ses cuisses. Elle cria de douleur.

Jacques lança son pied au hasard vers l'insecte. La bête, surprise, tenta de reculer, mais elle heurta un congénère et glissa sur la pente.

Ils la virent tomber en tournoyant vers le torrent. Elle heurta la paroi à plusieurs reprises et s'enfonça au milieu des bélostomes.

Incrédules, ils la virent tenter de se maintenir à la surface pendant quelques secondes, puis les punaises géantes se jetèrent dessus. L'eau devint trouble et les bélostomes affamés déchiquetèrent le cadavre flottant avec des claquements écœurants...

Les fuyards se balancèrent une seconde au-dessus des termites, hors de portée, puis l'échelle remonta rapidement.

La voûte de la galerie disparut, remplacée par le ciel clair...

L'herbe était froide, mais d'une douceur surprenante.

Viviane resta un long moment la figure perdue dans les touffes vertes et grasses, écoutant son cœur battre. Elle sentit ensuite des mains douces, féminines, déposer sur son corps meurtri une sorte de grande cape.

—Vous avez eu de la chance, on dirait ! Jacques releva la tête et reconnut le professeur Rambert. Il était là, devant lui, souriant, entouré de maquisards diversement vêtus.

Tous souriaient. L'un d'entre eux enroulait avec soin l'échelle de corde. Plus loin, des femmes, échappées du wadi, entouraient Viviane et soignaient déjà ses blessures.

—Il ne faudrait pas s'éterniser, dit un jeune homme en s'adressant à Rambert. Nous sommes en terrain découvert, à la merci des hélicoptères...

Rambert hocha la tête et tendit la main à Jacques pour qu'il se relève.

—Venez, Juan a raison. Ici, c'est l'extrême pointe du maquis. Les soldats patrouillent de façon régulière. C'est dangereux de rester... Jacques se mit debout.

Viviane, maintenant vêtue d'une sorte d'ample combinaison, vint le rejoindre. Elle pleurait encore, mais c'était l'épuisement, la chute brutale de tension après leur sauvetage.

Jacques l'embrassa longuement. Il la serra si fort que la jeune femme gémit. Elle avait les lèvres humides et parfumées.

Aucun maquisard ne lança de quolibets. Ils avaient eu, eux aussi, leurs parts de souffrance, depuis des mois, depuis des années.

Bientôt, tout le monde regagna le véhicule des combattants, un camion de travaux publics dont la carrosserie était rafistolée de partout.

La peinture jaune vif était barbouillée à la hâte de traînées de couleurs plus sombres, pour donner l'illusion d'un camouflage.

Jacques et Viviane montèrent dans la cabine, avec Rambert et Juan, qui prit le volant. Les autres maquisards s'entassèrent en riant dans la. benne.

Après que le véhicule eut démarré pour rejoindre une piste étroite qui serpentait à travers les collines, Jacques demanda : —Au fait, comment avez-vous pu savoir que nous étions dans la galerie ?

— Ce n'était pas difficile, répondit Juan sans quitter la piste des yeux. Sending nous avait avertis que des rafles importantes étaient en cours. Il a d'ailleurs été tué pendant cette communication. Nous savions qu' il y aurait sûrement des évadés.

—Et vous connaissiez l'existence de la galerie ?

—Au moins celle-là ! souligna Rambert. —C'était suffisant, non? ajouta Juan en clignant de l'œil. (Il reprit :) Et puis notre garde a entendu des cris de femme.

—Il est venu nous avertir et nous avons pris le camion à tout hasard, conclut Rambert. —Merci, dit Jacques.

Juan sourit d'un air gêné et feignit de s'absorber dans la conduite du lourd véhicule. Les virages étaient de plus en plus serrés. On gagnait les contreforts de la montagne. Le

paysage s'altérait peu à peu, retournant à l'état sauvage. Pourtant, Jacques se souvenait de ces collines, autrefois couvertes de cultures.

Mais c'était avant l'installation des laboratoires militaires. Une éternité auparavant.

Derrière lui, Jacques entendait les maquisards qui s'interpellaient bruyamment dans les benne, secoués par les cahots. Parfois, le rire clair d'une femme s'élevait. Puis un chant repris en chœur ponctua les virages.

Jacques réalisa soudain une évidence : cela faisait deux ans qu'il n'avait plus entendu chanter quelqu'un. Deux ans à vivre enfermé dans la ville, sous la domination des mutants. Deux ans qu'il faudrait rattraper à tout prix.

Viviane s'était endormie malgré le bruit. Elle avait la bouche entrouverte sur ses dents blanches. Elle aussi devrait oublier beaucoup de choses.

Le viol perpétré par Rey était dans la logique des choses, aussi abominable que soit cette constatation. Tant que l'Etat traiterait les individus par la violence, tant qu'il ignorerait toute morale, il fallait s'attendre à ce que les êtres humains se conduisent, eux aussi, de façon violente, abjecte, bestiale...

Puis Jacques pensa qu'il ne serait plus jamais tranquille. Il faudrait bientôt retourner dans la ville noire, au cœur de la caserne. Il faudrait tenter de sauver Martina, et toutes les autres femmes promises aux militaires. Détruire les

larves immondes, les mutants, anéantir au moins là les insectes et leurs sbires.

Il s'aperçut que Rambert le regardait attentivement. Il avait parlé tout haut.

—Vous nous raconterez tout ça plus tard ! En attendant, voici notre village ! Le camion déboucha entre deux collines escarpées. La piste s'élargit. Derrière un bouquet d'arbres rabougris, une mince colonne de fumée blanche montait à l'assaut du ciel.

Une petite fille serrant dans ses bras une poupée cassée courait sur la route, au-devant du camion jaune. Juan freina. Elle sauta légèrement sur le marchepied.

—C'est Angelina, dit Rambert en lui souriant à travers la vitre. Une petite qui a réussi à s'enfuir pendant les rafles, il y a six mois. Ses parents sont certainement morts à l'heure qu'il est. On l'a adoptée. Elle vous fera visiter le village. . .

Derrière la vitre, Angelina, après avoir détaillé les nouveaux arrivants, regardait la piste poussiéreuse.

Ses cheveux blonds flottaient dans Se vent autour de son sourire.

Libres et pâles dans le soleil.